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Chapitre 5

La Renaissance

LA PERIODE désignée traditionnellement sous le nom de Renaissance s'étend du mi-


lieu du xve siècle aux dernières années du XVIe siècle. Dès le début, artistes: penseurs,
écrivains et musiciens comprirent qu'une page venait d'être tournée, que les jours du
Moyen Age étaient désormais révolus, qu'une ère nouvelle s'annonçait. Une ère qui allait
puiser une grande partie de son inspiration dans l'Antiquité et les valeurs qu'elle prônait.
De là l'idée de «renaissance». Ces valeurs, surtout axées sur l'être humain, son individua-
lité et ses émotions, étaient en opposition avec l'aspiration médiévale au mystique et au
divin. Le concept d'«humanisme», lié à l'étude de la Grèce et de la Rome antiques, est au
cœur de la pensée de la Renaissance. L'époque vit la fondation d'«académies», où des
nobles lettrés se réunissaient pour discuter des classiques et de leur influence sur les arts
contemporains. La première de ces académies fut fondée à Florence, en 1470. Quatre-
vingts ans plus tard, il y en avait environ 200, qui étaient disséminées dans toute l'Italie.

Les arts visuels


La Renaissance fut un mouvement essentiellement italien, du moins dans ses origines.
Elle favorisa, dans la péninsule, l'éclosion de talents picturaux et sculpturaux inestima-
bles - Piero della Francesca, Bellini, Pérugin, Botticelli, Léonard de Vinci, Michel-
Ange, Giorgione, Raphaël, Titien, Tintoret. Mais la musique ne connut pas de phéno-
mène comparable: avant Palestrina, l'Italie ne compta que peu de musiciens dignes
d'attention, bien que les cours italiennes, centres de mécénat artistique, attirassent, du
nord de l'Europe (particulièrement du nord-est de la France et des Flandres, la Belgique
actuelle), une foule de compositeurs tous plus brillants les uns que les autres. Leur
musique révèle une approche différente de celle de la génération précédente, mais simi-
laire encore à celle de l'art renaissant. Les poses rigides et stylisées du Moyen Age,
marquées au coin du mysticisme et de l'abstraction, cédèrent peu à peu la place à des
attitudes plus naturelles, et les êtres humains furènt enfin représentés animés de simples
émotions humaines. L'homme et la femme pouvaient désormais susciter l'intérêt par eux-
mêmes - et pas seulement par leur relation avec le divin.
Bien entendu, une telle évolution ne s'est pas produite du jour au lendemain. En
peinture, elle s'amorce déjà dans l'œuvre de Giotto (vers 1266-1337), comme d'autre part
Harmonie et polyphonie 85

dans les écrits de Dante (1265-1321) et, au cours de la génération suivante, chez Pétrar-
que et chez Boccace. Mais, à cette époque, le changement n'était encore ni important ni
universel. En musique, bien que certains signes avant-coureurs se manifestent déjà dans
l'œuvre d'un Landini ou d'un Dunstable, c'est seulement chez les compositeurs de la fin
du XVe siècle que l'«humanisme» fait une entrée en force.

Harmonie et polyphonie
En peinture, cette évolution va de pair avec le développement de la perspective. Les
peintres de la Renaissance avaient le sens de la profondeur et ils maîtrisaient l'art de la
recréer (art auquel ceux du Moyen Age ne s'étaient que maladroitement essayés). Ils
étaient donc capables d'établir, entre l'être humain et son environnement, un rapport
réaliste. Parallèlement, on constate, à la même époque, un effort pour donner à la musi-
que une profondeur audible. Alors que le compositeur du Moyen Age n'avait vu aucun
inconvénient à dépendre d'un procédé aussi engonçant que l'isorythmie - qui fournit
Trois chalemies et une
une structure mécanique pratique mais n'a guère d'autre signification pour l'auditeur-,
trompette à coulisse celui de la Renaissance travaillait de façon différente, composant les parties vocales en
accompagnent des étroite relation les unes avec les autres et introduisant des lignes plus souples, de manière
danseurs de leur à créer une succession d'harmonies.
musique .' détail du
Cette méthode l'amena bientôt à donner à la voix de basse un statut légèrement
Cassone Adirnari,
Italie, vers 1450. différent (et, de ce fait, un style légèrement différent) des autres: ce fut le premier pas
Galleria dell'Accade- vers l'harmonie occidentale, qui transfère le sens de la perspective dans la musique. Il est
mia, Florence. d'ailleurs curieux de constater que, quelque 450 ans plus tard, les compositeurs ont
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abandonné l'harmonie traditionnelle au moment même où les artistes tournaient le dos à


la perspective. En outre, pour donner à leurs œuvres une certaine unité intérieure, les
compositeurs de la Renaissance avaient tendance à attribuer aux différentes voix la
même phrase musicale, de sorte que, en temps normal, chacune chantait le même groupe
de notes sur un groupe de mots déterminé. Les voix entrant successivement avec la
même phrase musicale, la polyphonie devenait de plus en plus riche et complexe: cette
technique «imitative» est le style classique de la Renaissance.

L'humanisme
Cette importance nouvelle accordée à l'être humain s'inscrivait dans un mouvement
général vers le profane, par opposition au sacré qui avait si longtemps dominé la société.
Le pouvoir suivit la même évolution, échappant à l'Eglise pour retomber aux mains de
rois et de princes qui étaient souvent des hommes éclairés à l'éducation raffinée. C'était
le cas notamment dans les cités-Etats du nord de l'Italie, où l'esprit du temps était incarné
par des dirigeants comme les Médicis à Florence ou les Este à Ferrare.
Comme ils étaient avides d'illustrer leur puissance, leur richesse et leur bon goût par
des divertissements somptueux, leurs cours virent l'épanouissement de formes profanes
comme le madrigal, et Florence privilégia tout particulièrement Yintermedio, qui mêlait
la danse, la musique et la poésie. À. Rome, où l'influence du pape était déterminante, la
musique religieuse conserva la première place; il en alla de même à Venise, pourtant
dotée d'un gouvernement laïque. Le mouvement profane s'étendit également au-delà des
Alpes, entre autres en Angleterre, où Henri VIII secoua le joug pontifical. Il fut un
mécène musical apprécié, comme plus tard Elisabeth 1ère et, en France, François 1er• La
Bourgogne, qui fait partie aujourd'hui de la France mais qui était alors une nation
indépendante, englobant une partie des actuels Pays-Bas, eut une des cours les plus
brillantes du XVe siècle, mais son histoire propre se termina en 1477, à la mort de
Charles le Téméraire.

Frontispice du recueil
d'Andrea Antico,
Frottole intabulate da
sonar organi (1517).
La Réforme 87

Douhle page du
Chansonnier Corde-
forme, Savoie, avant
1477. Bibliothèque
Nationale, Paris.
Parmi les pièces
profanes anonymes
françaises et italien-
nes, on a identifié des
œuvres de Dufay,
Busnois, Ockeghem et
Binchois.

La Réforme
C'est l'Allemagne, cependant, qui fut à l'origine du plus grand changement de cette
période: la Réforme. Ce mouvement, inspiré par le désir de purger l'Eglise catholique de
la corruption et des abus et de «rationaliser» la pratique religieuse en autorisant tout
homme et toute femme à adorer Dieu dans sa propre langue, devait provoquer, pendant
plusieurs décennies, des violences et des destructions sur une grande échelle. A la lu-
mière de l'histoire, il nous apparaît comme la conséquence inévitable de la Renaissance
et de ses modes de pensée. Son initiateur, Martin Luther (1468-1546), considérait la
musique comme indissolublement liée au culte. Bien qu'il admirât profondément les
œuvres en latin de compositeurs comme Josquin des Prés, il se rendit compte que les
gens du peuple se sentiraient plus directement concernés par la religion s'ils pouvaient
prendre une part active aux services au lieu d'écouter passivement les chants latins du
clergé ou la polyphonie latine du chœur.
En adaptant des chants bien connus, déjà familiers aux fidèles, ou en composant lui-
même de nouvelles mélodies, Luther établit un répertoire d'hymnes, ou «chorals» (ainsi
dénommés parce _. qu'ils devaient être chantés à J'unisson). Parmi ses propres,
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comme le chant de guerre de la Réforme. Dans l'Eglise réformée, le choral prit en grande
partie la place traditionnellement occupée par le plain-chant dans l'Eglise catholique, et il
donna lieu à quantité de compositions nouvelles.
La Réforme luthérienne trouva un large écho en Allemagne, surtout dans le nord et
dans l'est, et en Scandinavie. Quant à l'influence de Jean Calvin (1509-1564), un autre
réformateur, elle s'exerça surtout dans son propre pays, la France, ainsi qu'en Suisse, aux
Pays-Bas et en Ecosse. Moins intéressé par la musique que Luther, Calvin se prononça
pour le recours aux psaumes, interprétés dans des versions austères, sans accompagne-
ment. L'Angleterre aussi, sous Henri VIII, rompit avec la papauté, et l'Eglise anglicane
qui naquit de la Réforme prôna la participation des fidèles aux offices et l'utilisation de
la langue anglaise.

La Contre-Réforme
La Contre-Réforme, qui commença vers 1540, fut comme son nom l'indique la réaction
des catholiques à la Réforme. Elle se traduisit par un effort de l'Eglise pour se guérir de
l'incurie et des malversations qui la minaient et pour encourager, chez le peuple, une
piété fondée sur le renouveau des principes catholiques et sur leur application discipli-
née. La musique et la place qui lui revenait dans l'Eglise furent au nombre des sujets
abordés à Trente, dans le nord de l'Italie, entre 1545 et 1563. Le Concile de Trente ne
cacha pas son inquiétude face à l'utilisation des mélodies profanes dans les églises (par
exemple comme cantus firmus dans les adaptations musicales de la Messe) et à l'aban-
don progressif des traditions du plain-chant, et il désapprouva les excès de la polyphonie,
dont la complexité risquait d'obscurcir les paroles de la liturgie. Il condamna également
la virtuosité, ainsi que le recours à des instruments autres que l'orgue. Pour s'opposer
efficacement à Luther et à ses réformes, en effet, les pères conciliaires se devaient
d'emprunter la même voie que lui.
Le résultat ne fut pas seulement une plus grande simplicité: la musique de la Contre-
Réforme est marquée par la ferveur, l'émotion et le mysticisme. Ses plus grands compo-
siteurs furent Palestrina et Roland de Lassus, mais la musique polychorale et la musique
d'ensemble, très colorée, du compositeur vénitien Andrea Gabrieli et de son neveu Gio-
vanni Gabrieli est également imprégnée de l'esprit de la Contre-Réforme, comme l'est
aussi une grande partie de la musique espagnole. Par son attachement au catholicisme,
l'Espagne, dont l'empire englobait alors notamment la plus grande partie de la Belgique
actuelle, était en effet le fer de lance de la lutte contre la Réforme.

L'imprimerie
Il est difficile d'imaginer comment la Réforme aurait pu s'imposer sans l'invention de
l'imprimerie. L'imprimerie apparut en Occident vers le milieu du xve siècle. L'impres-
sion musicale, quant à elle, vit le jour aux environs de 1473 et, dans le dernier quart du
siècle, de nombreux livres de musique religieuse, destinés aux interprètes des chants
liturgiques, furent produits à partir de formes en bois, gravées et encrées avant d'être
imposées sur le papier.
En 1501, le Vénitien Ottaviano Petrucci fut le premier à utiliser des caractères mobi-
les pour imprimer de la musique polyphonique: l'Harmonice musicae odhecaton A était
un recueil de quatre-vingt-seize pièces qui comprenait surtout des chansons de composi-
teurs franco-flamands. A en juger par les nombreuses réimpressions que Petrucci lui-
même en fit et par ses publications ultérieures, l'ouvrage dut remporter un vif succès. Les
méthodes du Vénitien furent bientôt copiées dans les autres villes italiennes, ainsi qu'en
Allemagne, en France et en Angleterre. La musique qui n'avait jusqu'alors circulé que

• ..r
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sous une forme manuscrite - un procédé aussi laborieux que coûteux - devint ainsi
accessible à un vaste public. L'imprimerie, qui facilitait les échanges d'idées, allait
d'ailleurs jouer un rôle essentiel dans la diffusion de la culture renaissante dans son
ensemble.
Leur méthode d'impression, Petrucci et ses disciples ne l'appliquèrent pas seulement
à la polyphonie, tant sacrée que profane, mais aussi à la musique instrumentale. Ils im-
primèrent notamment des tablatures de luth, c'est-à-dire des pièces dont la notation
instrumentale est faite de lettres ou de chiffres. Dans les pays «réformés», la méthode
Petrucci servit aussi à la publication de livres d'hymnes et de recueils de psaumes.
Grâce à ces nouvelles possibilités de diffusion, qui venaient renforcer l'idéal de
l'«homme de la Renaissance», intéressé par tous les arts et toutes les sciences et égale-
ment doué pour tous, la musique acquit une popularité nouvelle dans les classes supé-
rieures. Les hommes du XVIe siècle apprirent à lire la musique, à chanter et à jouer de
divers instruments, et ils en vinrent à réclamer des œuvres susceptibles d'être interprétées
dans leurs propres maisons par quelques musiciens amateurs plus ou moins habiles.
Cette demande fut principalement satisfaite par les formes nouvelles de la musique
vocale profane: le madrigal (en Italie d'abord, puis en Angleterre et dans d'autres pays
du nord de l'Europe), la chanson en France et le lied polyphonique en Allemagne.
L'exécution de madrigaux et d'autres œuvres du même genre fut bientôt considérée
comme un agréable passe-temps familial. Avec une voix par partie, le madrigal n'était
pas destiné à un véritable public mais au divertissement des musiciens eux-mêmes et, le
cas échéant, à celui de leurs hôtes. Le temps des concerts publics était encore loin et,
pour bien comprendre la musique de la Renaissance, il faut se souvenir du rôle qui lui fut
à l'origine imparti dans la société.

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