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Solmisation et composition au XV e siècle : l'exemple de la Missa cuiusvis toni


de Johannes Ockeghem

Article · January 2010

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1 author:

Gerard Geay
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Solmization in Middle Age and Renaissance View project

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Solmisation et composition au XVe siècle :
l'exemple de la Missa cuiusvis toni de
Johannes Ockeghem
Gérard Geay

I. Les quatre tons ecclésiastiques et la solmisation de la musica recta

1. Les quatre tons ecclésiastiques

Les quatre tons ecclésiastiques se différencient, entre autres, par la place de leurs demi-tons
respectifs et leur finale (en gras dans le tableau suivant) :

Tétracorde inférieur Tétracorde supérieur


Tetrardus G a c d e f g
Tritus F G a ♭ c d e f
Deuterus E F G a c d e
Protus D E F G a ♭ c d
Degrés I II III IV V VI VII I
Finales

Si l'on souhaite éviter le triton entre F et , la quarte peut être justifiée. Les deux
graphies♭et , utilisées pour indiquer si ce degré mobile est abaissé ou pas, furent nommées
respectivement♭mollum (ou rotundum) et durum (ou quadratum). La pratique du degré mobile
dans les tons ecclésiastiques, comme dans la polyphonie, étant un vaste sujet, je n'en retiendrai ici,
pour la clarté de mon propos, que l'emploi sur le quatrième degré du tritus et le sixième degré du
protus. Ces quatre tons constituent ce qu'on a appelé la musica recta, c'est-à-dire la musique ne
faisant appel à aucune altération chromatique, le♭ n'étant pas considéré comme telle.

2. La solmisation de la musica recta

Selon le système inventé par Guy d'Arezzo, la musica recta est composée de trois
hexacordes ou deductiones nommés d'après la nature de leur demi-ton ; c'est-à-dire selon que celui-
ci se trouve :
1. entre quadratum et C, l'hexacorde est alors dit « par quarre »;
2. entre E et F, l'hexacorde est alors dit « par nature » (parce qu'il ne contient ni quarre
ni♭mol);
3. entre a et♭mollum, l'hexacorde est alors dit « par♭mol ».

1
Illustration n° 1 : main guidonienne, XIVe siècle, London, British Museum, Add. 18347, f. 27v

Le tableau suivant présente les trois premiers hexacordes dans l'ordre où ils apparaissent, du
grave à l'aigu, dans la main guidonienne (voir l’illustration n° 1) en partant du Γ ut. Veuillez noter
que le B du premier hexacorde correspond à mi. L’action de placer les six voces, ut, re, mi, fa, sol,
la sur les litterae se nomme deductio. Pour les différencier des notes modernes utilisées dans les
pays de langue latine, je les écris en italiques :

Notes modernes sol 1 la 1 si 1 do 2 ré 2 mi 2 fa 2 sol 2 la 2 si 2 do 3 ré 3

Per♭mollum ut re mi fa sol la

Per naturam ut re mi fa sol la

Per quadratum ut re mi fa sol la

Litterae Γ A B C D E F G a ♭ c d

II. Notation et conception de la Missa cuiusvis toni

1. La notation de la Missa cuiusvis toni

Pour permettre aux chanteurs de lire la Missa cuiusvis toni dans les quatre tons
ecclésiastiques, protus, deuterus, tritus et tetrardus, hérités du chant grégorien, les clefs
traditionnelles sont remplacées par un signum congruentiæ qui indique où doit se placer, dans la
portée, leur finale respective :

2
Illustration n° 2 : Kyrie, discantus et tenor, f. 96v (voir la bibliographie)

Prenez la partie de tenor : le signum congruentiæ indique que les finales doivent se trouver
sur la deuxième ligne. Le tableau suivant indique leur position dans l'échelle musicale :

g sol re ut clef Tetrardus


f fa ut
e la mi Deuterus
d la sol re
c sol fa ut clef
♭fa mi
a la mi re
G sol re ut
F fa ut clef Tritus
E la mi
D sol re Protus
C fa ut
B mi
A re
Γ ut

3
Comme le montre le tableau, pour avoir la finale du protus D sol re sur la deuxième ligne, le
chanteur doit supposer une clef de F fa ut sur la troisième ligne, mais le seul e la mi possible (et non
pas E la mi, finale du deuterus !) se trouve en clef de c sol fa ut sur la première ligne, une clef de
discantus impraticable dans une partie de tenor.
De même, pour avoir la finale du tritus F fa ut sur la deuxième ligne, le chanteur doit
supposer une clef de F fa ut sur la deuxième ligne (ou bien une clef de c sol fa ut sur la quatrième),
mais le seul g sol re ut possible (et non pas G sol re ut, finale du tetrardus !) se trouve en clef de g
sol re ut sur la deuxième ligne, encore plus impraticable dans une partie de tenor que la clef de c sol
fa ut sur la première ligne.
Par conséquent, les finales mi sur E la mi du deuterus et ut sur G sol re ut du tetrardus
devront nécessairement être déplacées de leur lettre d'origine respectivement sur le D du protus et le
F du tritus afin de pouvoir chanter les deux couples de tons, protus et deuterus, d'une part, et tritus
et tetrardus, d'autre part, dans la même clef et donc de pouvoir les lire dans la même notation.
Cette technique est longuement décrite dans le manuscrit de Berkeley 1. À l'expression
musica ficta, l'auteur anonyme préfère celle de cunjuncta parce que l’altération rend le degré qu'elle
affecte plus proche de son voisin supérieur (grâce au ou au ♯ qui se chantent mi) ou inférieur
(grâce au♭qui se chante fa).

2. La conception de la Missa cuiusvis toni

L’idée géniale de Johannes Ockeghem, lors de la conception de cette messe, fut d’utiliser le
degré mobile 2 – d’un usage courant aussi bien dans le plain-chant que dans la polyphonie – afin de
réduire la différence entre les différents tons ecclésiastiques de deux demi-tons à un seul. Ainsi, la
sixte du protus et celle du deuterus étant toutes deux mineures, il ne reste plus aux chanteurs qu'à
déplacer le demi-ton du tétracorde inférieur pour passer de l'un à l'autre et réciproquement :

Tétracorde inférieur Tétracorde supérieur


Deuterus mi fa sol re mi fa sol la
Protus re mi fa re mi fa sol la
Litterae D E F G a ♭ c d
I II III IV V VI VII I
ré 2 mi♭2 mi 2 fa 2 sol 2 la 2 si♭2 do 3 ré 3

De même, la quarte du tritus et celle du tetrardus étant toutes deux justes, il ne reste plus
aux chanteurs qu'à déplacer le demi-ton du tétracorde supérieur pour passer de l'un à l'autre et
réciproquement :

Tétracorde inférieur Tétracorde supérieur


Tetrardus ut re mi fa re mi fa sol
Tritus ut re mi fa sol re mi fa
Litterae F G a ♭ c d e f
I II III IV V VI VII I
fa 2 sol 2 la 2 si♭2 do 3 ré 3 mi♭ mi fa 3

1 Voir la bibliographie succincte à la fin de l'article.


2 Vous trouverez des exemples de degrés mobiles dans la tonalité classique dans le mode mineur mélodique ascendant
et mélodique descendant.

4
Par quel moyen un chanteur du XVe siècle pouvait-il ainsi déplacer le demi-ton dans un
tétracorde en chantant fa à la place de mi sur E la mi et e la mi comme c'est la cas dans la Missa
cuiusvis toni ?
Pour obtenir un bémol, il suffit de déplacer l’hexacorde per naturam sur C fa ut un ton plus
bas, c'est-à-dire non pas sur B mi mais sur B fa. Cette opération est appelée « transposition
intellectuelle » par l'auteur du traité de Berkeley. Le demi-ton de l'hexacorde ainsi obtenu, où B fa
se chante ut, est produit par une conjointe (ici un fa chanté respectivement sur E la mi et sur e la
mi). Il peut être appelé deductio per cunjunctam :

Notes modernes si♭1 do 2 ré 2 mi♭2 mi 2 fa 2 sol 2 la 2

Per naturam ut re mi fa sol la

Per cunjunctam ut re mi fa sol la

Litteræ B fa C fa ut D sol re E la mi F fa ut G sol re ut a la mi re

Ce procédé illustre parfaitement l’une des définitions de la musica ficta : c’est chanter fa à
la place de mi. En effet, la lettre E, chantée normalement mi per naturam, est ici chantée, un demi-
ton plus bas, fa per cunjunctam. Donc il y a nécessairement une quarte juste entre B ut et E fa.
En contradiction avec le titre de la missa cuiusvis toni, qui signifie bien « messe dans tous
les tons » (« … ad omnem tonum... écrit Glarean 3), beaucoup de commentateurs modernes croient
encore aujourd'hui que la messe ne peut se chanter que dans trois tons parce que Glarean explique :
« … ut Lector uideret Tenorem eius uel in ut, uel in re, uel in mi exordium habere posse. »,
c’est-à-dire que le tenor peut commencer sur ut, re ou mi. Mais c’est oublier un peu vite que,
comme nous venons de le voir, les tétracordes inférieurs du tritus et du tetrardus sont identiques et
commencent tous deux sur ut. Si les finales ne se chantent que sur troix voces, et ne tombent
d'ailleurs que sur deux litterae D et F, il y a bien quatre échelles différentes. Chacune commence
sur :
 D la sol re chanté re (protus) et se chante dans les hexacordes par nature et par♭mol;
 D la sol re chanté mi (deuterus) et se chante dans les hexacordes par conjointe et
par♭mol;
 F fa ut chanté ut (tritus) et se chante dans les hexacordes par♭mol et par nature ;
 F fa ut chanté ut (tetrardus) et se chante dans les hexacordes par♭mol et par conjointe.

Comparaison du début du Kyrie I en tritus et en tetrardus

En effet, si le cantus chante en hexacorde par♭mol sur f fa ut dans les deux tons, puisqu'il
n'atteint pas dans cet extrait e la mi, le septième degré où réside la différence entre le tritus et le
tetrardus, en revanche, le contratenor chante, en tritus, par nature et par bémol fa – la – sol – fa –
fa – re – mi – fa (avec la muance sur d la sol re chanté la en descendant et re en montant) et, en

3 Henricus Glareanus. ΔΩΔΕΚΑΧΟΡΔΟΝ (DODEKACHORDON). Liber tertius. Bâle, Henrichus Petri, 1547.
Hildesheim, New York, Fac-simile Georg Olms, 1969, Liber tertius, pp. 454-455.

5
tetrardus, par conjointe, sol – mi – re – ut – ut – mi – fa – sol, « transposition intellectuelle » un ton
plus bas de l'hexacorde par nature sur c sol fa ut. Ainsi, le demi-ton entre le septième et le premier
degré, caractéristique du tritus, se retrouve, comme il se doit, entre le sixième et le septième degré
en tetrardus et la quinte sur le septième degré entre e la mi et♭fa, diminuée en tritus par♭mol,
devient juste en tetrardus puisque e la mi est alors chanté fa. Mais peut-être que certains
n'entendent-ils pas la différence entre une quinte diminuée et une quinte juste ?

III. Quelques exemples d'application des conjointes (musica ficta)

L'application des conjointes obéit à deux principes apparus dans la théorie dès le XIIIe
siècle :
 la causa necessitatis qui fait obligation de justifier, dans le contrepoint (et pas dans la
figuration), les quartes 4, quintes et octaves selon la règle stipulant qu'il ne faut pas chanter mi
contra fa. Par exemple, dans le cas de la quinte (si – fa), il faut chanter soit fa contra fa (si♭– fa)
soit mi contra mi (si – fa ♯);
 la causa pulchritudinis (de pulcher = beau), que l'on peut traduire par cause de beauté, qui
concerne la possibilité d'altérer, pour des raisons esthétiques, une mélodie ou bien un intervalle.
Au plan mélodique, il s'agit de chanter un demi-ton à la place d'un ton (Jean de Murs 5) :

Quamdocumque [sic] in simplici cantu est la sol la, hoc Lorsque dans un chant simple il y a la sol la, ce sol doit
sol debet sustineri et cantari sicut fa mi fa. être haussé et chanté comme fa mi fa.
Quandocumque habetur in simplici cantu sol fa sol, hoc fa Lorsque nous avons dans un chant simple sol fa sol, ce fa
sustineri debet et cantari sicut fa mi fa. doit être haussé et chanté comme fa mi fa.
Quandocumque habetur in simplici cantu re ut re, hoc re Lorsque nous avons dans un chant simple re ut re, ce re
sustineri debet et cantari sicut fa mi fa. doit être haussé et chanté comme fa mi fa.

Ce texte est un peu ambigu sur la manière de solfier ces demi-tons accidentels dans la
mesure où le terme sicut (comme) ne permet pas de décider s'il faut chanter en remplaçant les
syllabes de la musica recta par fa mi fa ou bien chanter les syllabes re ut re, sol fa sol et la sol la par
demi-ton, comme on le fera plus tard.
Au plan intervallique, il s'agit d'altérer les tierces et les sixtes afin qu'elles soient plus
proches de l'intervalle parfait qui les suit immédiatement (Jean de Murs 6) :

Semiditonus, id est tertia minor species imperfecta, Le semi-diton, à savoir la tierce mineure, est un intervalle
requirit naturaliter post se unisonum. Potest etiam habet imparfait. Il requiert par nature après lui l’unisson. Il peut
aliam speciem perfectam seu imperfectam, sed tunc aussi être suivi d’un autre intervalle parfait ou imparfait,
oportet tantum sustineri quod fiat ditonus. mais, dans ce cas, il doit être altéré pour obtenir un diton.

Ditonus, id est tertia maior species imperfecta, naturaliter Le diton, c’est-à-dire la tierce majeure, est un intervalle
requirit post se dyapente idest quintam. Potest etiam imparfait. Il requiert par nature un diapente, c’est-à-dire
habere aliam speciem imperfectam ac etiam perfectam sed une quinte. Il peut aussi être suivi d’un autre intervalle
oportet tantum sustineri quod fiat semiditonus. parfait ou imparfait, mais, dans ce cas, il doit être altéré
pour obtenir un semi-diton.

Ce type d'enchaînement se produit particulièrement aux cadences mais pas uniquement. Ce


serait donc une erreur de considérer ces conjointes comme des précurseurs de la note sensible.
D'ailleurs, elles ne se placent pas uniquement sur le septième degré du ton comme cette dernière.

4 Au XVe siècle, les quartes ne sont plus systématiquement concernées par cette règle, sauf dans le faux bourdon.
5 Cité par Magaret Bent dans : Counterpoint, composition and musica ficta, « Musica Recta and Musica Ficta », New
York and London, Routledge, 2002, p. 77.
6 Voir la bibliographie succincte à la fin de l'article.

6
Pour illustrer l'application des conjointes, j'ai choisi l'Agnus Dei I et III, sur lequel s'achève
la Missa cuiusvis toni, en deuterus parce que ce ton est particulièrement expressif.
Le discantus se solmise :
1. en hexacorde par conjointe, « transposition intellectuelle » un ton plus bas de l'hexacorde
par nature sur c sol fa ut, dont le demi-ton se situe entre la finale d la sol re (chanté mi) et le
deuxième degré e la mi (chanté fa);
2. en hexacorde par♭mol sur f fa ut;
3. mesure 427, en hexacorde par conjointe, « transposition intellectuelle » un ton plus haut de
l'hexacorde par nature sur c sol fa ut, dont le demi-ton se situe entre f fa ut (chanté mi) et g sol re ut
(chanté fa) sans oublier la possibilité de chanter ce demi-ton re – ut – re sans muer;
4. mesure 438, en hexacorde par conjointe, « transposition intellectuelle » un ton plus bas de
l'hexacorde par♭mol sur f fa ut, dont le demi-ton se situe entre g sol re ut (chanté mi) 7 et aa la mi
re (chanté fa). Cette conjointe résulte de l'application de la causa necessitatis afin de justifier la
quarte avec la conjointe sur E la mi au tenor.
Le contratenor se solmise :
1. en hexacorde par conjointe, « transposition intellectuelle » un ton plus bas de l'hexacorde
par nature sur c sol fa ut, dont le demi-ton se situe entre la finale d la sol re (chanté mi) et le
deuxième degré e la mi (chanté fa);
2. en hexacorde par♭mol sur F fa ut;
3. mesures 434 – 435 et 438, en hexacorde par conjointe, « transposition intellectuelle » un
ton plus bas de l'hexacorde par♭mol sur F fa ut, dont le demi-ton se situe entre G sol re ut (chanté
mi) et a la mi re (chanté fa). Cette conjointe résulte de l'application de la causa necessitatis afin de
justifier la quarte avec la conjointe sur E la mi au tenor.
Le tenor se solmise :
1. en hexacorde par conjointe, « transposition intellectuelle » un ton plus bas de l'hexacorde
par nature sur C sol fa, dont le demi-ton se situe entre la finale D sol re (chanté mi) et le deuxième
degré E la mi (chanté fa);
2. en hexacorde par♭mol sur F fa ut. Remarquez, mesures 437 – 438 le triton mélodique fa –
ut – re – mi attesté dans les exercices de solmisation. Il n'est absolument pas nécessaire de justifier
un intervalle mélodique, ce qui serait d'ailleurs impossible ici puisque la quinte avec le bassus,
mesure 438, doit demeurer juste.
Le bassus se solmise :
1. dans l'hexacorde par♭mol sur le F ajouté sous le Γ ut de la main guidonienne dont le B est
un mi. Certains théoriciens considéraient donc ce♭ mol grave comme une conjointe (voir le § 5);
2. en hexacorde par conjointe, « transposition intellectuelle » un ton plus bas de l'hexacorde
par nature sur C fa ut, dont le demi-ton se situe entre la finale D sol re (chanté mi) et le deuxième
degré E la mi (chanté fa);
4. mesures 434 – 435 et 438, en hexacorde par conjointe, « transposition intellectuelle » un
ton plus bas de l'hexacorde par♭mol sur le F sous Γ ut, dont le demi-ton se situe entre Γ ut (chanté
mi) et A re (chanté fa). Cette conjointe est la première des dix conjointes répertoriées par l'auteur
anonyme du manuscrit de Berkeley (p. 52) :

… quarum prima potest accipi inter Γ et A graves et … dont tu peux trouver la première entre Γ et A graves et
signari signo♭in A gravi, ubi dicetur fa, et incipit eius la signaler avec le signe♭sur A grave, sur lequel on dit fa,
deduccio inferius sub littera F et finit in C gravi, … et cette déduction commence en bas sous la lettre F et finit
sur C grave …

7 Du XIIIe au XVe siècle inclus, les exercices de solmisation prouvent que la règle du fa super la, qui pourrait
s'appliquer ici, n'apparaît qu'au XVIe siècle. C'est pourquoi je passe de l'hexacorde par conjointe dont l'ut se trouve
sur♭fa à l'hexacorde par conjointe dont l'ut se trouve sur e la mi bémolisé afin de chanter ce fa sur aa la mi re.

7
Notes modernes mi♭1 fa 1 sol 1 la♭1 la 1 si♭1 si 1 do 2 ré 2 mi 2

Per durum ut re mi fa sol la

Per♭mollum ut re mi fa sol la

Per cunjunctam ut re mi fa sol la

Litteræ F Γ ut A re B mi C fa ut D sol re E la mi

Cette conjointe résulte de l'application de la causa necessitatis afin de justifier la quarte avec la
conjointe sur E la mi au tenor. Remarquez qu'elle génère une cadence sur Γ ut qui imite la cadence
finale du deuterus dans laquelle le demi-ton se trouve à la partie basse;
5. mesure 439, les chanteurs et moi avons décidé de ne pas prendre en compte la causa
necessitatis que nous appliquons mesure 438. Bien que les deux cas de figure semblent identiques,
la quinte diminuée sur A re nous a semblé être un moindre mal considérant que l'a la mi re syncopé
du tenor doit demeurer en quinte juste sur la finale D sol re du bassus.

Solmisation de l'Agnus Dei I et III en deuterus avec la musica ficta

8
Il semble bien que la quinte diminuée ait été expérimentée à la fin du XVe siècle 8. J'en veux
pour preuve que, dans son Liber de arte contrapuncti 9,Tinctoris critique, entre autres, une quinte
diminuée entre le tenor et le contratenor de la Missa Le serviteur de Faugues tout en reconnaissant
qu'il a trouvé des cas de mi contra fa chez de nombreux compositeurs y compris les plus
renommés.
Dans le manuscrit de Dijon Ms. 517, se trouvent deux chansons dont le tenor est en
deuterus transposé sur a la mi re avec un♭fa à l'armure : C'est bien maleur qui me queurt seure de
Busnoys (f. 24v) et L'omme enragié d'un anonyme (f. 54v). Dans la cadence finale, le♭fa du tenor,
sur la pénultième, génère une quinte diminuée avec le E la mi du contratenor bassus. Dans l'état
actuel de mes connaissances, je ne vois aucune raison d'altérer un♭fa qui est à l'armure – opération
qui transformerait le deuterus du tenor en protus – ni, par conséquent, de diéser le septième degré g
sol re ut. Comme d'autre part, il n'est pas question d'altérer le cinquième degré E la mi, il ne reste
plus qu'à chanter le mi contra fa sur la pénultième tel qu'il est écrit dans le manuscrit, ce qui
expliquerait la remarque quelque peu désabusée de Tinctoris. Toutefois, il faut souligner le fait que,
selon l'habitude du temps, le discantus n'a pas de♭fa à l'armure et que son ajout dans l'édition est
injustifié. En revanche, rien n'empêche de chanter accidentellement fa le mi que ce soit par causa
necessitatis ou par causa pulchritudinis comme dans l'avant dernière mesure si l'on souhaite, par
exemple, que le discantus s'inscrive dans le deuterus comme les deux autres voix :

Busnoys. C'est bien maleur qui me queurt seure.


Trois chansonniers français du XVe siècle, n° 21, p. 40
Édités par Eugénie Droz, Yvonne Rokseth et Geneviève Thibault. Fascicule I. Chansonnier de
Dijon n° 517. Paris, [E. Droz], 1927. Documents artistiques du XVe siècle, 4 10

Pour éviter ce problème, Ockeghem met un silence au bassus, ce qui lui permet d'avoir la
tierce et sixte traditionnelle sur la pénultième. En effet, cet accord de trois sons est possible dans les
quatre tons.

IV. Conclusion

Grâce à la solmisation, les chanteurs peuvent établir la place exacte des demi-tons dans
chacun des quatre tons ecclésiastiques en les lisant sur la même partie. Le protus et le tritus se
chantent en musica recta par nature et par♭mol. Si le deuterus et le tetrardus nécessitent l'emploi
de la musica ficta, ce n’est que pour transposer leur échelle, originellement en musica recta, sur les
mêmes litteræ que le protus et le tritus, sans aucune altération accidentelle. (Les cunjunctae sur E
la mi et e la mi ne sont donc pas à proprement parler accidentelles mais bien essentielles dans ces
deux tons dont l'un des deux tétracordes est « intellectuellement transposé ».) La « véritable »
musica ficta, qui concerne l'altération d'un de ces degrés essentiels, que ce soit pour des raisons
8 La règle régissant l'emploi de la quinte diminuée apparaît au XVIe siècle. Voir Pietro Aaron, Lucidario in musica.
Libro secondo, p. 7. Venise, Girolamo Scotto, 1545 ; Bologne, Forni editore, 1969.
9 Voir le bibliographie succincte à la fin de l'article.
10 Réédition, Genève, Slatkine, 1976.

9
mélodiques ou bien contrapunctiques, reste encore à ajouter avant de pouvoir interpréter cette
messe. Mais ce dernier travail n'est possible à effectuer qu'une fois le texte musical établi grâce à la
solmisation. Les chanteurs de l’Ensemble Musica Nova et moi-même pensons qu’il n’y a pas
d’autre solution, si l’on veut restituer cette œuvre en en comprenant le processus compositionnel,
que de la lire sur la source originale. Toute transcription en notation moderne occulte
irrémédiablement, aux yeux des chanteurs, la conception qu’en avait le compositeur et en rend très
difficile, voire impossible, le décryptage.

Gérard Geay
Le 12 février 2014

Bibliographie
succincte.

Éditions
- Johannes Ockeghem. Sämtliche Werke. Herausgegeben von Dragan Plamenac. Erster
Band Messen I – VIII. Hildesheim, Georg Olms, Wiesbaden, Breitkopf & Härtel, 1968.
N° 4, p. 44.
- MS Chigi C VIII 234. Renaissance Music in Facsimile. Volume 22. Vatican City,
Biblioteca Apostolica Vaticana,. Introduction by Herbert Kellman. New York &
London, Garland Publishing, Inc. 1987. N° 12 Missa Cuiuisvis toni, a 4, Jo. Ockeghem, ff.
96v-106.
 Johannes Ockeghem (ca. 1420 – 1497). Missa cuiusvis toni for four voices. Version in
the Phrygian Mode. Transcribed and edited by David Fallows. Collection Mapa Mundi.
Renaissance Performing Scores. Vanderbeek & Imrie Ltd, 1989.
 Ockeghem's Missa cuiusvis toni In Its Original Notation and Edited in All the Modes.
With an Introduction by George Houle. Publications of the Early Music Institute.
Bloomington and Indianapolis, Indiana University Press, 1992.
 Missa Cuiusvis toni upon re and mi ; Missa Prolacionum. Johannes Ockeghem. Edited
by Jaap van Benthem. Masses and mass sections 3. Masses based on freely invented and
unspecified material, fascicle 3. Utrecht, Koninklijke Vereniging voor Nederlandse
Muziekgeschiedenis, 1996.
 Missa Cuiusvis toni fa-ut ; Missa Prolacionum. Johannes Ockeghem. Edited by Jaap
van Benthem. Masses and mass sections 3. Masses based on freely invented and
unspecified material, fascicle 4. Utrecht, Koninklijke Vereniging voor Nederlandse
Muziekgeschiedenis,
1996.

Sources théoriques

Jean de Murs – Écrits sur la musique – <Ars contrapuncti>/<Art du contrepoint>.


Traduction et commentaire de Christian MEYER. CNRS EDITIONS, 2000, coll. Sciences de
la Musique, p. 226-227.
The Berkeley manuscrit. A new critical text and translation by Oliver B. Ellsworth. Coll.
Greek and Latin Music Theory. Lincoln and London, University of Nebraska Press, 1984, p.
52 à 67 avec des exemples musicaux p. 94 à 97. La source est conservée à l'University of
California Music Library sous la cote MS. 744 (olim Phillipps 4450)
Tinctoris, Johannes. Liber de arte contrapuncti. Liber secundus. Dans : Opera theoretica.
éd. Albert Seay, 3 vol. en 2. Corpus Scriptorum de Musica, vol. 22. [Rome], American
Institute of Musicology, 1975 – 1978, p. 143. Traduction anglaise : The art of counterpoint.

10
Musicological Studies and Documents. [s. l.], American Institute of Musicology, 1961, p.
130. Liber de arte contrapuncti. Liber secundus. Dans : Opera theoretica. éd. Albert
Seay, 3 vol. en 2. Corpus Scriptorum de Musica, vol. 22. [Rome], American Institute of
Musicology, 1975 – 1978, p. 143. Traduction anglaise : The art of counterpoint.
Musicological Studies and Documents. [s. l.], American Institute of Musicology, 1961, p.
130.
Glareanus, Henricus Loritus. ΔΩΔEKAXOPΔON (DODEKACHORDON, Basel,1547).
Hildesheim, New York, Fac-simile Georg Olms, 1969, Liber III, pp. 454-455.

Enregistrement
 "Missa Cuiusvis Toni", æon, ÆCD 0753 (2 CDs), Ensemble Musica Nova, direction
Lucien Kandel, premier enregistrement des quatre versions complètes (2007).

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