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THÉORIE E T P R AT I Q U E D E L A M U S I Q U E A N C I E N N E – JOURNÉES D’ÉTUDES

Gérard Geay

Introduction à la solmisation

1. L’échelle musicale

Durant le Moyen Âge, plusieurs systèmes numériques ou alphabétiques ont été utilisés pour
désigner les degrés de l’échelle musicale. Mais ce n’est pas mon propos de les exposer ici.
Guido d’Arezzo (vers 975 – vers 1040) emploie dans son Micrologus la notation à sept lettres :
A – B – C – D – E – F – G 1, auxquelles est ajouté, dans le grave, le Γ afin de le différencier du G et du
g 2. Cette notation présente l’avantage non négligeable de désigner les degrés espacés d’une octave par
la même lettre, ce qui n’était pas le cas dans les autres systèmes. C’est cette notation que l’auteur
anonyme du Dialogus de musica 3 adopte également :

Figure 1 : les 21 lettres d’après le Micrologus et le Dialogus de musica

Г A B C D E F G a ♭ ♮ c d e f g aa ♭♭ ♮♮ cc dd
graves aiguës suraiguës

L’échelle musicale est divisée en trois registres :


• les graves, de Г à G (sol 1 à sol 2), généralement notées en majuscules,
• les aiguës, de a à g (la 2 à sol 3), généralement notées en minuscules,
• les sur-aiguës, de aa à dd (la 3 à ré 4), auxquelles ee (mi 4) sera ensuite ajoutée,
généralement notées en doubles minuscules.
Pour bien différencier ces trois registres, nous conserverons cette convention même si elle n’est
pas toujours respectée dans les sources.
Cette échelle peut aussi se diviser en tétracordes diatoniques. Comme le tétracorde du genre
diatonique doit nécessairement comporter un demi-ton diatonique, et comme il n’y a que trois positions
possibles d’un tel demi-ton dans un tétracorde, il n’en existe donc que trois espèces :
• dans la première espèce, le demi-ton (en caractères gras dans les figures 2a et 2b) se trouve
entre III et IV,
• dans la deuxième, il se trouve entre II et III,
• dans la troisième, il se trouve entre I et II :

1 La 1, si 1, do 2, ré 2, mi 2, fa 2 et sol 2. Les notes modernes seront notées en italiques. Le do 1 correspond à la


quatrième corde du violoncelle. Ces lettres sont toujours en usage dans certains pays.
2 Guido d’Arezzo, Micrologus, F-Pn latin 10509 (XIIe siècle), f° 75 (vue 155) : Fiunt itaque simul omnes viginti una hoc
modo « 11. Ainsi, il y a en tout vingt et une notes ». Micrologus, traduction et commentaires de Marie-Noël Colette,
Jean-Christophe Jolivet. Paris, éditions ipmc, 1993, p. 23. Voir aussi F-Pn latin 7211 ( XIe-XIIe siècles) vue 161. Près de
70 manuscrits conservent tout ou partie du Micrologus.
3 F-Pn latin 7211, f° 107v (vue 222). Pour l’attribution de ce traité voir Michel Huglo : « Odo » dans The New Grove, vol.
13, p. 504. Selon Michel Huglo, ce serait Guido d’Arezzo qui aurait ajouté, dans le suraigu, les cinq lettres doubles
supplémentaires jusqu’au dd. Voir Marie-Noël Colette, Jean-Christophe Jolivet : Micrologus, op. cit., note p. 23.

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Figure 2a : les trois espèces de tétracordes diatoniques sur Г (sol 1), A (la 1) et B (si 1)

demi-ton
Troisième espèce I II III IV
Deuxième espèce I II III IV
Première espèce I II III IV
Г A B C D E

Disposer du grave à l’aigu ces trois espèces de tétracordes diatoniques sur l’ensemble de
l’échelle musicale revient à démontrer la nécessité du♭mol et du♮quarre. En effet, si l’on souhaite
poursuivre le processus au-delà de la sixième lettre E (voir la figure 3 ci-contre), on constate
immédiatement la nécessité d’abaisser le B, dixième lettre de l’échelle musicale, afin de reproduire,
dans le septième tétracorde, sur F, la structure intervallique du premier tétracorde, sur Г, et du
quatrième, sur C, c’est-à-dire placer le demi-ton diatonique entre III et IV. En revanche, pour reproduire
cette même structure intervallique dans le huitième tétracorde sur G, le B ne doit surtout pas être
abaissé. Pour distinguer les positions hautes et basses de la lettre B, elles furent notées
respectivement♮quadratum ou durum 4 et♭rotundum ou mollum 5 :

Figure 2b : les tétracordes diatoniques de C (do 2) à G (sol 2)

demi-ton
demi-ton
demi-ton
Première espèce I II III IV
Première espèce I II III IV
Troisième espèce I II III IV
Deuxième espèce I II III IV
Première espèce I II III IV
C D E F G a ♭ ♮ c

4 … et quia quatuor sonos comprehendit in sui duricia, ideo a doctoribus ordinatum est ipsum quadre debere figurari
(The Lucidarium of Marchetto of Padua. A Critical Edition. Translation, and Commentary. Jan W. Herlinger. Chicago
and London, The University of Chicago Press, 1985. Tractatus octavus. Capitulum tercium. De natura et
proprietate♮quadri,♭rotundi, et nature, p. 302.) : … et parce que le triton comprend quatre sons dans sa dureté, alors
il fut ordonné par les docteurs qu’il soit représenté carré. (C’est moi qui traduis.) Notez que dans certains manuscrits
le♮était écrit h qui est la lettre qui désigne encore aujourd ’hui, dans les pays de langue allemande, le si naturel, (H-
moll Messe signifie Messe en si mineur.), la lettre b désignant le si bémol.
5 Quant au♭rond (rotundum) qui, parce qu’il est moins régulier, est dit « adjoint » ou « mol », il est en concordance
avec F ; et il a été ajouté parce que F ne pouvait pas être en concordance avec♮, - quatrième lettre à partir de F et qui
en est séparée par un triton. Marie-Noël Colette, Jean-Christophe Jolivet : Micrologus, op. cit., p. 40, § 10 et 11. F-Pn
latin 7211, f° 77v (p. 167).

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Ces transpositions à la quarte et à la quinte sont désignées à l’époque par les termes concordia,
affinitas 6 ou encore similitudo.
Il n’y a donc que trois types de demi-ton dans l’échelle musicale diatonique, du grave à l’aigu :
entre B (pour♮) et C – dit par♮quarre –, E et F – dit par nature (puisqu’il ne comprend ni♮quarre
ni♭mol) –, a et♭– dit par♭mol – et ainsi de suite. Vous remarquerez qu’il manque l’ultime tétracorde
des sur-aiguës entre ♮♮(si 3) et ee (mi 4). Cette dernière lettre ne sera ajoutée que plus tard :

Figure 3 : les tétracordes diatoniques dans l’échelle musicale


♮ aa cc dd


♮ g aa cc


♭ aa cc dd


♭ g aa cc


♭ f g aa

nat. e f g aa
nat. d e f g
nat. c d e f
♮ ♮ c d e
♮ a ♮ c d
♮ G a ♮ c
♭ a ♭ c d
♭ G a ♭ c
♭ F G a ♭
nat. E F G a
nat. D E F G
nat. C D E F
♮ B C D E
♮ A B C D
♭ ♮
Г A B C D E F G a ♭ ♮ c d e f g aa cc dd
♭ ♮
I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX

6 Voir Dolores Pesce : The Affinities and Medieval Transposition. Bloomington and Indianapolis, Indiana University
Press, 1987.

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2. La solmisation guidonienne

Il est probable qu’on n’a jamais chanté ces lettres. Mais ce n’est qu’au XIe siècle que Guido
d’Arezzo inventa une méthode de solfège, appelée solmisatio 7, en tirant six syllabes ou voix (voces)
d’une hymne à Saint Jean Baptiste 8 :

Ut queant laxis / Resonare fibris Afin que, à gorges déployées, puissent chanter
Mira gestorum / Famuli tuorum Les merveilles de tes exploits, tes serviteurs,
Solve polluti / Labii reatum. Ôte le péché de leurs lèvres souillées,
Sancte Iohannes. Saint Jean.

Cette hymne est composée de telle manière que la première syllabe de chaque hémistiche tombe
un degré plus haut dans la mélodie 9 :

Figure 4 : les six hémistiches de l’hymne à Saint Jean Baptiste dans l’échelle musicale

E La(bii reatum)
ton
D Sol(ve polluti)
C Fa(muli tuorum)
demi-ton
B Mi(ra gestorum)
A Re(sonare fibris) 10
ton
Γ Ut (queant laxis)

Un manuscrit du Micrologus, originaire du sud de la France, donne cette hymne en notation


intervallique. Les six premières lettres, Γ – A – B – C – D – E, sont disposées à gauche comme autant
de clefs musicales (voir l’illustration 1 ci-contre).
Comme l’idée géniale de Guido d’Arezzo consiste à toujours chanter mi – fa sur un demi-ton,
afin de permettre au chanteur de placer correctement le demi-ton dans un chant inconnu, il est facile de
comprendre la raison pour laquelle il s’est contenté des six voix de l’hexacorde pour solmiser les tons
ecclésiastiques bien que ceux-ci comportent sept degrés. En effet, employer sept voix, au lieu de six,

7 Après une recherche plein-texte dans le Thesavrvs Musicarvm Latinarvm <http://www.chmtl.indiana.edu/tml/>


(consulté le 13 janvier 2018), non seulement je n’ai pas trouvé ce terme dans les traités attribués à Guido d’Arezzo mais
il semble bien être également inconnu des traités des XIe, XIIe et XIIIe siècles. Aucun des auteurs modernes que je connais
employant ce terme n’en donne l’origine, pas même Riemann dans son Musik Lexikon, Mainz, B. Schott’s Söhne, 1967.
8 Cette méthode n’est pas décrite dans le Micrologus mais dans l’Epistola Guidonis Michaeli monacho de ignoto cantu
directa (vers 1028). M. Gerbert, Scriptores ecclesiastici de Musica, St-Blaise, 1784, t. II, p. 43-50 (voir la
bibliographie). Le texte de l’hymne est attribué à Paul Diacre (Paul Warnefried), un poète de la fin du VIIIe siècle. C’est
une strophe sapphique (strophe créée par la poétesse grecque Sappho, introduite à Rome par Catulle et pratiquée par
Horace dans ses Odes), strophe qui comprend trois vers de onze syllabes et une clausule de cinq. Remarquez les rimes
internes (vers léonins). Beaucoup d’auteurs modernes considèrent, par erreur, chaque hémistiche comme un vers
complet.
9 Dans l’état actuel des connaissances, cette mélodie n’apparaît pas dans le répertoire avant Guido d’Arezzo. Il pourrait
s’agir de l’adaptation d’un chant scolaire contemporain employé pour chanter les Odes d’Horace.
10 Puisque « re » se prononce en latin « ré », nous n’emploierons pas l’accent aigu français dans la solmisation.

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Illustration 1 : Micrologus. F-Pn latin 7211 (XIe - XIIe s.), f° 99v (vue 206)
Hymne Ut queant laxis

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aurait nécessité de désigner d’une manière différente le deuxième demi-ton apparaissant


obligatoirement au-delà de l’hexacorde, que ce soit entre le sixième et le septième degré, a et ♭(la et si
bémol), ou bien entre le septième et le huitième degré,♮et c (si et do), ce qui aurait ôté tout intérêt
pédagogique à sa trouvaille :

Figure 5 : les trois demi-tons

tétracorde des finales


Tétracorde des disjointes re mi fa sol re mi fa sol
Tétracorde des conjointes re mi fa sol/re mi fa sol
Hexacorde par nature ut re mi fa sol la ? ? ?
Lettres C D E F G a ♭ ♮ c d

Le tétracorde des conjointes (synemmenon en grec) est dénommé ainsi parce que sa
première note, chantée re sur G, est commune avec la dernière du tétracorde des finales, chantée
sol sur G 11. Il engendre un♭mol, qui se chante fa, d’où le nom grec du bémol trite synemmenon.
Alors que le tétracorde des disjointes (diezeugmenon en grec) n’a aucune note commune avec le
tétracorde des finales. Il engendre un♮quarre 12, qui se chante mi. Il ne nous reste plus qu’à placer
les trois hexacordes dans l’échelle musicale. Pour cela, recherchons les demi-tons diatoniques :
1. Le premier demi-ton diatonique se trouve entre III et IV ; il faut donc chanter mi – fa sur B
(pour♮) et C et placer ut une tierce majeure plus bas sur Г, premier degré du premier hexacorde
par♮quarre, appelé ainsi parce que son demi-ton se trouve entre B et C ;
2. Le demi-ton diatonique suivant se trouve entre VI et VII ; il faut donc chanter mi – fa sur E et F
et placer ut une tierce majeure plus bas sur C, premier degré du deuxième hexacorde par nature,
appelé ainsi parce que son demi-ton se trouve entre E et F (C’est-à-dire sans♮ni♭) ;
3. Le troisième demi-ton se trouve entre IX et X, où il faut chanter mi – fa sur a et ♭et placer un
nouvel hexacorde à la quarte juste au-dessous du♭, C’est-à-dire sur F, chanté également ut,
premier degré du troisième hexacorde par♭mol, appelé ainsi parce que son demi-ton se trouve
entre a et♭.
Il suffit donc d’ajouter deux degrés supplémentaires aux trois tétracordes sur I, IV et VII de
l’échelle musicale pour voir apparaître, du grave à l’aigu, les trois premiers hexacordes. En répétant la
même opération une octave au-dessus, sur VIII, XI et XIV, vous obtenez les trois hexacordes suivants.
Ainsi, le premier degré des hexacordes par♮quarre tombe sur Γ, G et g ; celui des hexacordes par
nature sur C et c ; celui des hexacordes par♭mol sur F et f :

11 Il s’agit des quatre finales D – E – F – G des tons ecclésiastiques expliqués dans le chapitre 3. La raison pour laquelle
une lettre est chantée avec différentes voix est expliquée au chapitre 2, § 2.0 qui traite de la mutatio ou muance.
12 Pour un exposé complet de la théorie des tétracordes au IXe siècle, voir Yves Chartier : L’œuvre musicale d’Hucbald de
Saint-Amand. Les compositions et le traité de musique. Montréal, Bellarmin, 1995, p. 168 et suivantes.

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Figure 6 : les six hexacordes de Г à f

Sixième hexacorde par♭mol


ut re mi fa sol la
Cinquième hexacorde par nature
ut re mi fa sol la
Quatrième hexacorde par♮quarre
ut re mi fa sol la
Troisième hexacorde par♭mol
ut re mi fa sol la
Deuxième hexacorde par nature
ut re mi fa sol la
Premier hexacorde par♮quarre
ut re mi fa sol la
♭ ♮
Г A B C D E F G a ♭ ♮ c d e f g aa cc dd
♭ ♮
I II III IV V VI VII VIII IX X XI XII XIII XIV XV XVI XVII XVIII XIX

Dans le Dialogus de musica, vous constaterez que le septième hexacorde par♮quarre sur g
13
(sol 3) est incomplet puisque l’échelle musicale s’arrête à dd la sol :

Illustration 2 : Dialogus de musica. F-Pn latin 7211 (XIe – XIIe siècles), f° 115 (image 237)

L’ajout d’une sixième lettre double, ee, permet de compléter ce septième et dernier hexacorde
par♮quarre :

13 Comme Г correspond à notre sol sur la première ligne de la clef de fa 4 et ee à notre mi au-dessus de la cinquième ligne
de la clef d’ut 1, cette échelle musicale comprend la quasi totalité des sons pratiqués au Moyen Âge.

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Figure 7 : le septième et dernier hexacorde

ut re mi fa sol la
g aa ♭♭ ♮♮ cc dd ee

Autre caractéristique intéressante de l’hexacorde : il englobe la totalité des trois espèces de


tétracordes :

Figure 8 : les trois espèces de tétracordes dans l’hexacorde

Troisième espèce mi fa sol la


Deuxième espèce re mi fa sol
Première espèce ut re mi fa
Hexacorde ut re mi fa sol la
Lettres Г A B C D E

Une fois placés les sept hexacordes dans l’échelle musicale vous obtenez le tableau ci-contre.
Désormais, chaque degré de l’échelle musicale sera non seulement désigné par sa lettre mais
aussi par sa ou ses syllabes ou voix (voces) 14. Par exemple, G sol re ut signifie que, sur cette lettre, on
peut chanter soit sol, cinquième degré du deuxième hexacorde par nature :

Figure 9 : sol, cinquième degré de l’hexacorde par nature

ut re mi fa sol la
C D E F G a
I II III IV V VI

Soit re, deuxième degré du troisième hexacorde par♭mol :

Figure 10 : re, deuxième degré de l’hexacorde par♭mol

ut re mi fa sol la
F G a ♭ ♮ c d
I II III IV V VI

14 Et ceci sera pratiqué, avec quelques aménagements, jusqu’au XVIIIe siècle. Il est bien regrettable que Philippe Sieca,
traducteur de La musique du Moyen Âge d’Albert Seay (Le Méjan, Actes sud, 1988), ait cru que les lettres étaient de
l’américain. Traduire C fa ut par Do fa ut (p. 57) n’a aucun sens et rend ce passage du livre du musicologue américain
incompréhensible. Il vaut mieux donc lire l'original Music in the Medieval World, s. l., Prentice Hall, Inc., 1975.

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Illustration 3 : [Traité sur la musique] F-Pn latin 11266 (XIIIe s.), f° 4v (vue 14)

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Soit ut, premier degré du quatrième hexacorde par♮quarre :

Figure 11 : ut, premier degré de l’hexacorde par♮quarre

ut re mi fa sol la
G a ♭ ♮ c d e
I II III IV V VI

Remarquez que, jusqu’au début du XVIIe siècle, l’ordre des syllabes correspond toujours à
l’ordre d’apparition, du grave à l’aigu, de l’hexacorde auquel elles appartiennent (à lire de bas en haut
dans le tableau suivant) :

Figure 12 : les trois syllabes ou voix sur G sol re ut

4e ut re mi fa sol la
e
3 ut re mi fa sol la
e
2 ut re mi fa sol la etc.
1er ut re mi fa sol la
Lettres Γ A B C D E F G a ♭ ♮ c d e

Je récapitule : sur G sol re ut, sol est le cinquième degré du deuxième hexacorde par nature ; re
est le second degré du troisième hexacorde par♭mol et ut est le premier degré du quatrième hexacorde
par♮quarre.

3. La main guidonienne

L’idée d’inscrire ce tableau dans la main gauche n’est pas de Guido d’Arezzo. En effet, d’après
Joseph Smits van Waesberghe, la première mention de la main guidonienne se trouve dans De viris
illustribus (Des hommes illustres) rédigé par l’historiographe Sigebert de Gembloux dans les années
1105-1110, soit un peu plus de cinquante ans après la mort de Guido 15. Aucun exemple de manus
guidonica ou main guidonienne datant d’avant le XIIe siècle ne nous est parvenu. Ce sont donc
probablement ses continuateurs qui en ont eu l’idée. Mais ce n’était pas en soi une nouveauté, car la
main était un outil pédagogique très employé au Moyen Âge aussi bien en grammaire qu’en
mathématique, en rhétorique ou comme calendrier liturgique. Dans le domaine musical, elle servait, par
exemple, dans l’enseignement des tétracordes ou bien pour mémoriser soit les quatre finales soit les
huit tons ecclésiastiques 16. À une époque où ni le papier ni l’imprimerie n’existaient et où le parchemin
était très coûteux, chacun disposait ainsi de son « manuel » de musique personnel.

15 Voir Joseph Smits van Waesberghe : Musikerziehung. Leipzig, VEB Deutscher Verlag für Musik, Musikgeschichte in
Bildern (Éd. Heinrich Besseler et Werner Bachmann). Band III: Musik des Mittelalters und der Renaissance / Lieferung.
3, s. d., p. 120-143.

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Illustration 4 : Bamberger Motettenhandschrift – Staatsbibliothek Bamberg Msc.Lit.115, f° 66

16 Voir Tilden A. Russel : A Poetic Key to a Pre-Guidonian Palm and the Echemata, dans JAMS, vol. XXXIV, 1981. Carol
Berger : The Hand and the Art of Memory, dans Musica disciplina, vol. XXXV, 1981, p. 87-120 et Joseph Smits van
Waesberghe : op. cit., p. 122.

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Dans la main de l’illustration 4, ont été introduites les clefs de F fa ut et de c sol fa ut ainsi que
des flèches indiquant le parcours que le chanteur doit suivre du grave à l’aigu. Ce parcours s’effectue
en escargot. Il faut partir du bout du pouce, là où se trouve le Γ ut, et descendre jusqu’à B mi. (Les
lettres se placent à la jointure des phalanges.) De là, il faut sauter à la base de l’index, sur C fa ut, et se
déplacer vers la droite jusqu’à la base de l’auriculaire, sur F fa ut. De là, il faut monter le long de
l’auriculaire, toujours à la jointure des phalanges, jusqu’au bout du doigt, sur ♭fa♮mi. Tournez alors
vers la gauche sur le bout des doigts jusqu’à l’index, sur e la mi. Descendez de deux jointures de
phalanges le long de l’index, jusqu’à g sol re ut, puis tournez à droite pour aa la mi re, sur le majeur, et
♭♭fa♮♮mi, sur l’annulaire. Remontez alors d’une jointure de phalange le long de l’annulaire, sur cc
fa ut, avant de tourner une dernière fois à gauche pour placer dd la sol sur le majeur. La dernière lettre,
ee la, ajoutée plus tard comme nous l’avons vu, se trouve en dehors de la main au-dessus du majeur.

4. La deductio

Tant que l’ambitus d’une mélodie s’inscrit dans un hexacorde donné, il suffit, grâce à la clef de
F fa ut ou de c sol fa ut placée au début de la portée, de repérer l’emplacement du demi-ton chanté mi –
fa par♮(entre B et C), par nature (entre E et F) ou par♭(entre a et♭), et la place des autres syllabes ou
voix sur les lettres se déduira d’elle-même. Cette opération s’appelle deductio. Dès cette première
étape, il faut absolument éviter une approche purement intellectuelle. Pour ce faire, on peut tout
d’abord chanter l’hexacorde nécessaire en utilisant la main guidonienne pour s’assurer d’y placer les
voix sur leur lettre correspondante. Pour commencer, prenons le début d’un Cantate Domino en
deuxième ton (protus plagalis ou mode de ré plagal) :

Exemple 1 17 : Cantate Domino, Graduale Triplex, p. 222

Voici comment procéder :


 la clef de c sol fa ut (do 3) se trouve sur la troisième ligne,
 puisqu’il n’y a pas de♭, le♮, qui se chante toujours mi, se trouve juste au-dessous dans le
deuxième interligne,
 par conséquent les lettres♮mi – c sol fa ut se chantent mi – fa,
 cette mélodie s’inscrit donc dans le quatrième hexacorde par♮quarre sur G sol re ut (sol 2) :

17 Tous ces exemples ont été retravaillés par Terence Waterhouse.

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Figure 13 : le quatrième hexacorde par♮quarre

e la mi la
d la sol re sol
c sol fa ut fa
♮mi mi
a la mi re re
G sol re ut ut

 la première note étant placée sur la seconde ligne, une tierce mineure au-dessous de la ligne du
c sol fa ut, qui se chante fa, sa lettre est a la mi re, qui se chante re,
 la phrase entière se solmise donc :

e la mi
d la sol re sol sol
c sol fa ut fa fa fa fa fa fa
♮mi mi mi mi mi mi mi mi mi
a la mi re re re re re re re re re
G sol re ut ut
Can-ta-te Do- -mi- -no, al- -le- -lu- -ia:

Prenons un deuxième exemple en cinquième ton (tritus autentus ou mode de fa authente) :

Exemple 2 : Iubilate Deo omnis terra, Graduale triplex, p. 259

Voici comment procéder :


 la clef de c sol fa ut (do 3) se trouve sur la troisième ligne,
 le♭, qui se chante toujours fa, se trouve juste au-dessous dans le deuxième interligne,
 par conséquent, le mi se trouve sur la deuxième ligne et les lettres a la mi re – ♭fa – c sol fa ut
se chantent mi – fa – sol,
 cette mélodie s’inscrit donc dans le troisième hexacorde par♭mol sur F fa ut (fa 2) :

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Figure 14 : le troisième hexacorde par♭mol

d la sol re la
c sol fa ut sol
♭fa fa
a la mi re mi
G sol re ut re
F fa ut ut

 la première note étant placée sur la première ligne, une quinte au-dessous de la ligne du c sol fa
ut, qui se chante sol, sa lettre est F fa ut, qui se chante ut;
 la phrase entière se solmise donc :

d la sol re
c sol fa ut sol
♭fa fa
a la mi re mi mi mi
G sol re ut re re re re re re
F fa ut ut ut ut ut ut ut
Iu- -bi- -la- -te De- -o

Après un exemple par♮quarre puis par♭mol, en voici un par nature :

Exemple 3 : Prope est Dominus, Graduale triplex, p. 35

Voici comment procéder :


 la clef de c sol fa ut (do 3) se trouve sur la quatrième ligne,
 puisqu’il n’y a pas de♭, le♮mi se trouve juste au-dessous dans le troisième interligne mais en
dehors du mélisme considéré,

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 par conséquent, il faut chercher plus bas dans la portée le demi-ton, sur les lettres E la mi - F fa
ut qui se chantent mi – fa,
 cette mélodie s’inscrit donc dans le deuxième hexacorde par nature (sur C fa ut) :

Figure 15 : deuxième hexacorde par nature

a la mi re la
G sol re ut sol
F fa ut fa
E la mi mi
D sol re re
C fa ut ut

 la première note étant placée sur la deuxième ligne, une quinte au-dessous de la ligne du c sol fa
ut, elle se chante fa sur F fa ut et le E la mi se trouve dans le premier interligne,
 la phrase entière se solmise donc :

G sol re ut sol sol


F fa ut fa fa fa fa fa fa fa fa fa fa fa fa fa
E la mi mi mi
D sol re re re re re re re re
C fa ut ut ut
Pro-pe est Do-mi-nus

5. La mutatio ou muance

Mais que se passe-t-il si l’ambitus de la mélodie dépasse l’étendue de l’hexacorde ? Il faut alors
passer d’un hexacorde à un autre par mutatio ou muance 18. Joseph Smits van Waesberghe fait
observer 19 que, bien qu’il soit à l’origine du concept, Guido d’Arezzo n’a jamais employé ce terme.
Lors de cette seconde étape, il faut également éviter une approche purement intellectuelle et
chanter en utilisant la main guidonienne pour apprendre à y placer la muance sur la bonne lettre. Pour
bien en comprendre la méthode, gardez en mémoire :
1. que la muance n’est possible que lorsque la lettre possède au moins deux syllabes ou voix;
18 Certains auteurs modernes traduisent mutatio par mutation. Je préfère employer le terme muance qui est historiquement
attesté au XVIe siècle. Voir, par exemple, Maximilian Guilliaud : Rvdiments de mvsique practiqve..., Paris, Nicolas du
Chemin, 1554. Genève, Minkoff Reprint, 1981, Premier traicté..., Des muances, Chap. 6 ; Iean Yssandon : Traité de la
Musique Pratique..., Paris, Adrian Le Roy, & Robert Ballard, 1582. Genève, Minkoff Reprint, 1972. Des muances, &
que c’est que muance, f° 7v. Blockland de Montfort : Instruction méthodique..., Lyon, Iean de Tovrnes, 1587. Genève,
Minkoff Reprint, 1972. Des Muances, Chap. III, p. 17.
19 « In jenem Passus spricht Guido als erster über die Mutationslehre, obwohl er nicht das Wort mutatio, sondern die
allgemeineren Ausdrücke concordia, affinitas, similitudo (similes, con similes) voces gebraucht. » Op. cit., p. 116.

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2. par conséquent, il n’y a pas de muance sur Γ ut, A re et ee la qui n’ont qu’une seule voix;
3. que la muance s’effectue toujours sur la même hauteur, c’est pourquoi il ne peut y avoir de
muance sur♭fa♮mi qui sont espacés d’un demi-ton chromatique;
4. que, lors de la muance, c’est toujours la deuxième voix qui est chantée à la place de la première.
Par exemple, dans tout ce qui suit, fa/ut indique qu’il faut chanter ut, premier degré de
l’hexacorde dans lequel vous entrez, au lieu de fa, quatrième degré de l’hexacorde que vous
quittez et ainsi de suite.
Du XIIIe au XVe siècle, cette technique, dont les principes demeurent les mêmes 20, fait l’objet de
présentations détaillées, parfois illustrées d’exemples musicaux qui sont présentés plus loin. Il y a
quatorze lieux de muances que vous devez absolument apprendre à situer dans la main guidonienne
(voir l’illustration 4, p. 11) afin d’effectuer les diverses muances sur les bonnes lettres :

Figure 1 : les quatorze lieux de muances

Lieux 1er 2e 3e 4e 5e 6e 7e 8e 9e 10e 11e 12e 13e 14e Lieux


♮quarre ut re fa sol ♮quarre
♭mol ut re mi sol la ♭mol
nature ut re mi fa sol la nature
♮quarre ut re fa sol la ♮quarre
♭mol ut re mi sol la ♭mol
nature ut re mi fa sol la nature
♮quarre fa sol la ♮quarre
Lettres C D E F G a c d e f g a c d Lettres

Les traités d’où sont tirés les exemples musicaux suivants embrassent une période de trois
siècles :
– I. Introductio musice 21 de Jean de Garlande (vers 1190 – après 1252);
– II. Lucidarium 22 de Marchettus de Padua (1317-1318)
– III. Le manuscrit de Berkeley 23 anonyme (Paris, 1375);
– IV. Declaratio musicae disciplinae 24 d’Ugolino d’Orvieto (vers 1380 – 1457);

20 Les simplifications adoptées au XVIe siècle, mieux connues aujourd'hui que la solmisation médiévale, n’ont pas lieu
d'être évoquées dans ce bref article.
21 Edmond de Coussemaker, op. cit., tome 1. Cap. 4, p. 157-175. Références dans le Thesavrvs Mvsicarvm Latinarvm :
http://www.chmtl.indiana.edu/tml/start.html. Un projet de l’Indiana University (site consulté le 12 septembre 2013)
(XIIIe s.) : GARINT TEXT.
22 Martin Gerbert, op. cit. Références dans le Thesavrvs Mvsicarvm Latinarvm (XIVe s.) : MARLU8 TEXT. The
Lucidarium of Marchetto of Padua. Op. cit., Tractatus octavus. Capitulum secundum. De mutatione, p. 280.
23 The Berkeley Manuscript. A new critical text and translation by Oliver B. Ellsworth. Lincoln and London, University of
Nebraska Press, 1984. Références dans le Thesavrvs Mvsicarvm Latinarvm (XIVe s.) : BERMAN TEXT.
24 Vgolini Vrbevetanis Declaratio Mvsicae Disciplinae. Edidit Albertvs Seay. Corpus Scriptorum de Mvsica 7, Rome,
American Institute of Musicology, 1959. Capitulum XVII. Quibus in locis mutationes fiant, p. 40. Références dans le
Thesavrvs Mvsicarvm Latinarvm : UGODEC1A TEXT.

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– V. Practica musice 25 de Franchinus Gaffurius (1451 – 1522).

Je me limiterai aux sept premiers lieux, les sept suivants usant des mêmes procédés à l’octave
au-dessus.

Premier lieu sur C fa ut

Exemple 1 26 : premier lieu sur C fa ut pour muer de♮quarre à nature et réciproquement


(Jean de Garlande, XIIIe siècle)

Deuxième lieu sur D sol re

Exemple 2 : deuxième lieu sur D sol re pour muer de♮quarre à nature et réciproquement
(Ugolino d’Orvieto, XVe siècle)

25 Practica Musice Franchini Gafori Lavdensis. Milan, 1496. Bologna, Forni Editore, 1972. Liber primus. Caput quartum.
De proprietatibus & Mutationibus vocalium syllabarum. Références dans le Thesavrvs Mvsicarvm Latinarvm (XVe s.) :
GAFPM1 TEXT. Practica Musicae. Translation and Transcription by Clement A. Miller. Musicological Studies and
Documents 20, s. l., American Institute of Musicology, 1968. Chapter 4. Proprietas and mutation of vocables, p. 33.
26 Tous ces exemples ont été saisis par Terence Waterhouse.

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Troisième lieu sur E la mi

Exemple 3 : troisième lieu sur E la mi ; première muance pour muer de♮quarre à nature et deuxième
pour muer de nature à♮quarre (Marchettus de Padua, XIVe siècle)

Quatrième lieu sur F fa ut

Exemple 4 : quatrième lieu sur F fa ut, première muance pour muer de nature à♭mol et
réciproquement (Franchinus Gaffurius, XVe siècle)

Cinquième lieu sur G sol re ut

Exemple 5a : cinquième lieu sur G sol re ut bas pour muer de nature à♭mol, de nature à♮quarre et
réciproquement (Berkeley, Paris, 1375)

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Exemple 5b : cinquième lieu sur G sol re ut bas pour muer de♮quarre à ♭mol (Berkeley, Paris, 1375)

Sixième lieu sur a la mi re

Exemple 6a : sixième lieu sur a la mi re ; première muance pour muer de nature à♭mol et deuxième
pour muer de♭mol à nature (Marchettus de Padua, XIVe siècle)

Exemple 6b : sixième lieu sur a la mi re ; troisième muance pour muer de nature à♮quarre et
quatrième pour muer de♮quarre à nature (Marchettus de Padua, XIVe siècle)

Exemple 6c : sixième lieu sur a la mi re ; cinquième muance pour muer de♭mol à♮quarre
et sixième pour muer de♮quarre à♭mol (Marchettus de Padua, XIVe siècle)

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THÉORIE E T P R AT I Q U E D E L A M U S I Q U E A N C I E N N E – JOURNÉES D’ÉTUDES

Septième lieu sur c sol fa ut

Exemple 7a : septième lieu sur c sol fa ut ; première muance pour muer de♭mol à♮quarre
(Gaffurius, XVe siècle)

Exemple 7b : septième lieu sur c sol fa ut ; première muance irrégulière et indirecte de♭mol à♮quarre
(Gaffurius, XVe siècle)

Exemple 7c : septième lieu sur c sol fa ut ; deuxième muance pour muer de♮quarre à♭mol
(Gaffurius, XVe siècle)

Exemple 7d : septième lieu sur c sol fa ut ; troisième muance pour muer de♭mol à nature

Exemple 7e : septième lieu sur c sol fa ut ; quatrième muance pour muer de nature à♭mol

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Exemple 7f : septième lieu sur c sol fa ut ; cinquième muance pour muer de♮quarre à nature

Exemple 7g : septième lieu sur c sol fa ut ; sixième muance pour muer de nature à♮quarre

6. Un exemple pratique : la Missa cuiusvis toni de Johannes Ockeghem 27

La solmisation n’est pas qu’un solfège ; elle peut être aussi un outil conceptuel pour le
compositeur. Peu d’œuvres illustrent aussi bien cette possibilité que la Missa cuiusvis toni de Johannes
Ockeghem, conçue pour être chantée dans les quatre tons grégoriens : protus ou dorien (mode de ré),
deuterus ou phrygien (mode de mi), tritus ou lydien (mode de fa) et tetrardus ou mixolydien (mode de
sol). Pour ce faire, il faut utiliser la musica ficta 28, c’est-à-dire des sons qui ne sont pas contenus dans
la main guidonienne qui, elle, contient la musica recta. On disait : canere extra manum (chanter en
dehors de la main). On peut définir aussi la musica ficta comme le fait de chanter fa à la place de mi ou
mi à la place de fa sur un lieu inusité – c’est-à-dire sur toute autre lettre que ♭fa♮mi – ou encore
comme le fait de transformer un ton en demi-ton et réciproquement.
Ces sons hors de la main peuvent cependant se solmiser selon une méthode exposée dans un
important traité anonyme copié à Paris au XIVe siècle et conservé aujourd’hui à Berkeley 29. Ils sont
dénommés dans plusieurs traités coniunctae (conjointes) puisque le fait d’abaisser ou de hausser un son
le rapproche de son voisin. Même si ce procédé exige une pratique assidue pour être maîtrisé, il est très
simple à décrire. Pour cela, prenons un extrait du Gloria de la Missa cuiusvis toni, le Qui tollis :
Tenor en protus (dorien) et deuterus (phrygien) en clef de F fa ut sur la troisième ligne (mes. 32 à 52)

27 Voir Gérard Geay : « Solmisation et composition au XVe siècle : l’exemple de la Missa cuiusvis toni de Johannes
Ockeghem » dans Le Jardin de Musique VI, 2 – 2010, p. 125-140, et Lucien Kandel, Ensemble Musica Nova, æon
AECD 0753 (2cd), 2007. À ma connaissance, cet enregistrement est le seul présentant les quatre versions.
28 Dite parfois musica falsa ou encore musica finta.
29 Voir Oliver B. Ellsworth op. cit. La présentation des dix conjointes se trouve p. 53 à p. 67 et celle de leur solmisation
p. 94 à 97 : sequuntur deducciones coniunctarum (suivent les déductions des conjointes).

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En protus, le tenor se chante en musica recta dans le 2e hexacorde par nature. Pour le chanter en
deuterus, il faut déplacer le demi-ton du premier tétracorde de ce ton 30en chantant fa à la place de mi.
Ce fa se trouve dans la transposition intellectuelle un ton plus bas (la transposicio intellectualis de
Berkeley) de ce 2e hexacorde, transposition notée en italiques :

Les hexacordes employés dans la partie grave du tenor

Lettres et voix Musica recta Musica ficta Notes modernes


a la mi re la la 2
G sol re ut sol la sol 2
F fa ut fa sol fa 2
E la mi mi fa mi/mi bémol 2
D sol re re mi ré 2
C fa ut ut re do 2
♭fa ut si bémol 1
Protus Deuterus

En tritus, ce n’est pas le tétracorde inférieur mais le supérieur qui fait la différence avec le
tetrardus. En effet, dans ce dernier, il y a un ton entre le septième degré et la finale alors qu’il y a un
demi-ton en tritus. C’est donc dans le contratenor que cette différence est perceptible 31 :

30 Chantés tous deux en musica recta par ♭, le tétracorde supérieur du protus et du deuterus sont identiques.
31 Certains musicologues estiment que la Missa cuiusvis toni – en dépit de son titre qui signifie bien « dans tous les
tons » – ne peut pas se chanter dans les quatre tons ecclésiastiques, arguant qu’il n’y aurait aucune différence entre le
tritus (mode de fa) et le tetrardus (mode de sol). Cet exemple prouve évidemment le contraire. Voir Jaap van Benthem
dans le disque Johannes Ockeghem. Missæ cuiusvis toni & prolationum. The sound and the fury, fra bernardo fb
1302202, 2013. Voir aussi Gérard Geay, op. cit., p. 131-132.

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Contratenor en tritus (lydien) et en tetrardus en clef de c sol fa ut sur la troisième ligne (mes. 32 à 52)

En tritus, le contratenor se chante en musica ficta dans le 5e hexacorde par nature et dans le 3e
par ♭. Afin d’obtenir le ton sous la finale caractéristique du tetrardus, il faut transposer
intellectuellement un ton en dessous ce 5e hexacorde, ce qui permet d’abaisser d’un demi-ton le
septième degré 32 :

Les hexacordes employés dans la partie aiguë du contratenor

Lettres et voix Musica recta Musica ficta Notes modernes


aa la mi re la la 3
g sol re ut sol la sol 3
f fa ut fa sol fa 3
e la mi mi fa mi/mi bémol 3
d la sol re re mi ré 3
c sol fa ut ut re do 3
♭fa ut si bémol 2
Tritus Tetrardus

Une fois le texte musical établi correctement pour chaque ton au moyen de la solmisation, il ne
reste plus au chanteur qu’à ajouter les altérations accidentelles nécessaires, par exemple aux cadences,
conformément aux règles du contrepoint. Seule la solmisation permet d’identifier clairement les notes
susceptibles d’être altérées alors que leur transposition en notes modernes les rendrait en grande partie
méconnaissables.

32 Vous aurez remarqué que parfois le mi du tritus se chante fa en application de règles de contrepoint dont il ne sera pas
traité dans ce bref article. Il s’agit d’altérations purement accidentelles – ou notes mobiles – qui n’affectent pas
l’essence du ton principal. Ce phénomène explique aussi en partie la confusion faite par certains entre tritus et
tetrardus.

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