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Revue des Études Anciennes

Inscription chrétienne du cimetière primitif de Saint-Seurin à


Bordeaux
Paul Courteault

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Courteault Paul. Inscription chrétienne du cimetière primitif de Saint-Seurin à Bordeaux. In: Revue des Études
Anciennes. Tome 12, 1910, n°1. pp. 67-72 ;

doi : https://doi.org/10.3406/rea.1910.1612

https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1910_num_12_1_1612

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INSCRIPTION CHRÉTIENNE

DU CIMETIÈRE PRIMITIF DE SÀINT-SEURIN

A BORDEAUX

Les fouilles entreprises par la Faculté des Lettres de


Bordeaux sur l'emplacement de l'ancien cimetière de Saînt-Seurin
(aujourd'hui allées Damour) ont amené la découverte de la
nécropole primitive du ive siècle. Un premier sarcophage à
inscription a été dégagé le ro décembre dernier. Ce
sarcophage, très grossier, en pierre tendre de Bourg, portait,
encastrée dans son couvercle, une plaque de marbre blanc d'Italie,
de om88 de long sur om42 de large et d'une épaisseur inégale.
Cette plaque a cédé, comme le couvercle lui-même, sous le
poids des terres, mais elle est entière. Quatre trous y avaient
été percés pour recevoir des goujons. Ils n'ont pas été utilisés :
le marbre a été simplement scellé avec du mortier, et après
que la partie inférieure,, moins épaisse, eut été mise au niveau
de la partie supérieure au moyen d'un fragment de brique
engagé dessous.
La plaque porte le monogramme chrétien, orné de huit
étoiles dans le champ et accosté de deux colombes mystiques
portant au bec un rameau d'olivier. Le chrisme est gravé en
creux, les colombes sont légèrement en relief. L'ensemble est
d'un travail soigné1.

i. Le cliché ci-après est dû à un amateur distingué, M. Th. Amtmann, qui donne


sans compter à l'entreprise des fouilles de Saint-Seurin le précieux concours de sa
compétence archéologique et de son talent photographique. Rappelons que M. Espé-
randieu lui a dû les belles reproductions des monuments gallo-romains de Bordeaux
publiés au tome II du Recueil général des bas-reliefs de la Gaule romaine.
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Au-dessous, l'inscription est disposée sur cinq lignes réglées
d'un double filet.
(H)ic iacit Fla(v)i-
nus de numero Mattia-
corum seniorum qui
vixs(i)t annus quara-
ginta et quinqué et
dismisit grande(m)
crudelifta)te(m) ux-
sori et fili(i)s (s)uis.
Il y a lieu de noter,
à la dernière ligne,
deux erreurs, sans
doute imputables au
lapicide. La chute de
la syllabe accentuée
ta dans crudelilatem
doit être un oubli
qui s'explique par la
répétition des
syllabes ta et te. Le
graveur avait, de même,
oublié d'abord le
second i de filiis. Il
l'a écrit après le mot
(filisi); puis il a oublié Y s initial de suis ou l'a omis, parce qu'il
n'avait plus la place de loger le mot entier.
Au point de vue paléographique, l'écriture annonce, par
l'irrégularité des lettres, ΓΟ ovale de uxsori, les deux formes de
FU (Y et U), la forme des G, des G, des L, des R, les traverses
courtes des E et des T, les M peu d'aplomb sur leurs jambes,
une basse époque. Il faut pourtant relever les I, les 0, les Q,
les D, les N, les S, qui sont soignés et fermes. L'A non barré
de iacit, avec au sommet une espèce de corne tournée vers la
gauche, se trouve déjà dans une inscription bordelaise de la
fin du ni8 siècle1. L'F à double traverse médiane et allongée
i. Cf. G. Jullian, Inscript, romaines de Bordeaux, n° 43 (t.'l, p. i3g-i4i, t. II, p. 4a8).
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est remarquable, ainsi que les allongements de ΓΙ, qui
procèdent, d'ailleurs, d'une simple fantaisie graphique, et le Τ plus
petit de Mattiacorum à la fin de la ligne. Notons enfin l'I de
filis, qui, d'après Le Blant, n'apparaîtrait qu'en 5οι1.
Notre inscription offre deux monogrammes. Celui de grande
(IW) est voulu, car le lapicide, pour terminer sa ligne, a été
amené à espacer le D et 1Έ d'une façon exagérée. Il avait
d'abord écrit NA pour MA dans Mattiacorum. Par une sorte de
repentir, il a lié à ΓΝ très ferme le premier jambage de ΓΑ et
composé le monogramme W 2.
J'emprunte à une note qu'a bien voulu rédiger pour moi
mon collègue M. Bourciez la plupart des remarques
linguistiques suivantes :
le avec chute de Y H est usuel dans les inscriptions3, de même
que la flexion iacit, fréquente notamment dans celles de la Gaule4.
Flainus doit être lu Flavinus. Ce cognomen, diminutif de
Flavus (cf. Paulinus dérivé de Paulus, Severinus de Severus), est
connu par de nombreuses inscriptions trouvées en Italie, en
Espagne et en Portugal5. L'effacement du ν est de règle, en
latin vulgaire, devant u, o (flavus non flaus, dit Y Appendix
Probi, 62 6; cf. les formes paorem, paonem, etc.); mais il peut
aussi très bien se produire entre a et i (favilla non /ailla, dit
YAppendix Probi, jS)7.
L'orthographe xs dans vixs(it), uxsori est fréquente sur les
inscriptions antérieures à César8. Cette graphie reprend faveur
à la décadence, notamment en Gaule ; elle est assez ordinaire
chez Le Blant9.
1. Inscriptions chrétiennes de la Gaule, t. I, préface, p. xxiv et n° 67 (p. 147)·
a. Il faut donc écarter l'hypothèse (cf. le Journal des Débats du 19 décembre 1909)
de Nattiaeorum, forme vulgaire dérivée de Natium = Nassau.
3. Seelmann, Die Aussprache des Lateins, p. a65-a66.
4. Cf. Le Blant, n" 335, 353, 359, 600, 6a4, etc.
5. Mommsen, Inser. regn. Neapol. reg., n° 68ao; C. I. L., II, n" 366, 866, 1017, ngo,
a38i, a4o5, a46g, a6o4, 3774, a85a, 3868, 2889, ag3o, 4i44, 4i5i, 4i56, 5ogo, 53n, 5317
(Valerius Flavinus à son père Valerius Flavus, soldat de la VII' légion Gemina),
558a, 5766, etc.
6. Ëd. Keil, Grommai, lai., IV, 1 98, 5.
η. Ibid., IV, 198, 8.
8. Cf. C. I. L., t. I, ouïe recueil de Garruccius, Turin, 1877.
9. Pour vixsit, C. I. L., XII, 1307, XIII, 1862; pour uxsori, XII, 57a, 1018, 1307,
iasg, 3758, 3765, 3789, a843, ag3g. — Cf. J. Pirson, La Phonétique des inscriptions
latines de la Gaule, Liège, 1900., p. 69-70.
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Annus (accusatif pluriel -as pour -os) est fréquent à la
décadence, tout spécialement en Gaule1.
L'exemple d'effacement du d dans quaraginta est à ajouter à
ceux que Ihm a déjà réunis3.
Dismisit (pour dimisit ou demisit ) est une preuve de
l'empiétement du préfixe dis- sur di- ou de-. Le phénomène est tout à
fait conforme aux habitudes du latin populaire. Dès le ier siècle
après Jésus-Christ, le grammairien Caper faisait la
recommandation : Dismitte non dicas^.
L'apocope de Ym dans grande(m) crudeli(ta)te(m) est une
nouvelle trace de vulgarisme. La forme crudili(ta)te(m) ne
présente aucune difficulté 4.
Crudelitatem = dolorem est remarquable. On trouve dans
Cicerón et dans Sénèque crudelis pris au sens de miser0.
On le trouve dans les inscriptions pour désigner celui qu'on
pleure6. Mais on l'y trouve aussi pour désigner ceux qui
pleurent le mort : Crudeles parentes faceré cur(averunt)1 . C'est
le sens qu'a ici crudelitas.
Au point de vue de la rédaction, la brièveté de la formule
initiale, l'indication de la condition sociale du défunt,
l'absence de date du décès, la mention des survivants, la formule
pompeuse de Vajfectus parentum sont des caractères
d'antiquité8.
L'inscription est l'épitaphe d'un soldat du numerus des
Mattiaci seniores. On sait que le mot numeri désignait, sous
l'Empire, des corps d'armée composés de Barbares. C'étaient,
à l'origine, des milices locales ou provinciales, chargées de
protéger les frontières9. Dès Trajan, on les utilisa hors de
i. Schuchardt, Der Vokalismus des Falgârlaieins, II, 95-97 ; d'Arbois de Jubainville,
La déclinaison latine en Gaule à l'époque mérovingienne, p. 62.
a. Archiv de Wölfflin, Vil, 69. — Cf. J. Pirson, op. cit., p. 97-99.
3. Keil, VII, 97, 7.
4. Schuchardt, I, 327 et suiv.; Bourciez, Bull, epigraph., IV, 218; Jullian, Inser.
rom. de Bordeaux, II, 484.
5. Cic, Pro Flacc, 60; Sén., Epist., 123, 7.
6. C. J. L., VIII, 9970, 9981 , 21804, ai8o5 : Julia crudelis vixit annis plus minus X ;
suppl. 1-2, HÖ97 : Te non T(ar)tara crudelem tene(bu)nt (Cf. Anthol. lat., éd.
Bücheier, i5i5, 8).
7. C. /. L., III, 5a46 (inscription trouvée à Geleia, dans le Norique).
8. Le Blant, L'Épigraphie chrétienne en Gaule et dans l'Afrique romaine, p. 7-19.
9. Cf. A. ¿tappers, Les milices locales de l'Empire romain. Leur histoire et leur
organisation d'Auguste à Dioclétien {Musée Belge, 1903, t. VII, p. 198 et suiv.).
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leur pays d'origine, avec les auxiliaires réguliers. A partir du
11e siècle, le recrutement de l'armée régulière étant devenu
régional, il parut nécessaire de renforcer certains corps
d'armée provinciaux par des éléments de choix tirés
d'ailleurs1. Mommsen. pense qu'à partir de Dioclétien, le mot
numerus n'a plus, dans les textes, le sens précis de corps de
barbares irrégulier, mais qu'il s'applique aussi aux corps
réguliers3. Il paraît avoir conservé son sens propre dans notre
inscription. L'indication est très précise, et Flavinus paraît bien
être un cognomen germanique.
Les Mattiaques étaient des Germains cantonnés entre le
Main et la Lahn, dans le quadrilatère dont Francfort, Mayence,
Coblentz et Wetzlar sont les sommets. Leur ville, Mattiacon,
citée par Pline l'Ancien comme possédant des eaux thermales,
est identifiée avec Wiesbaden 3.
Les numeri des Mattiaques (seniores et juniores) sont connus
par la Notitia dignitaium et par les inscriptions. Ils figurent
dans la Notitia parmi les troupes auxiliaires palatines « sub
dispositione viri Ulustris magistri peditum prœsentalis » 4.
Les seniores sont connus par deux inscriptions trouvées à
Concordia, en Carniole5. Les juniores sont mentionnés, avec
le nom de Gallicani, comme ayant tenu garnison en Gaule6.
Notre marbre signale, pour la première fois, un soldat des
seniores enterré en Gaule, à Bordeaux.
A quelle époque? M. G. Jullian, qui a bien voulu
communiquer le texte de l'épitaphe de Flavinus à la séance du
17 décembre de l'Académie des Inscriptions, la place à la
fin du ive ou au début du ve siècle. Les particularités
paléographiques et la rédaction concordent avec les monnaies
trouvées dans le sarcophage pour faire accepter cette date7.
1 . R. Gagnât, v* numéros dans Daremberg et Saglio.
a. Mommsen, Das römisch* Militärwesen seit Diocletian (Hermes, 1889, t. XIV,
p. 196).
3. Voir les textes dans Holder, Alt-celtischer Sprachschatz, Leipzig, 190&, t. II,
col. 474-476.
4. Notitia, éd. Booking, t. I, p. 19; éd. Seeck, p. i3, n* 53, p. 123, n* 164.
5. C. I. L., V, 8737 : FI. Augustus de numera (sic) Mattiacorum seniorum ;
8739 : FI. Ampio semissalis de n. Mattiacorum sen...
6. NotUia, éd. Booking, t. II, p. a5, n" 5a ; éd. Seeck, p. 124, n* 309.
7. Ce sont six médailles de bronze, deux de Valens (Cohen, t. VIII, p. 110, n° 47),
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La découverte est importante pour l'histoire bordelaise. On
ne connaissait jusqu'ici que deux inscriptions chrétiennes du
cimetière de Saint- Seurin : celle d'Aucilia Pascasia, trouvée
en 17 ΐδ1, et celle que M. É. Durègne a publiée ici-même,
en 1908 2. De la première, on n'a qu'un dessin du
xviii· siècle, trop informe pour qu'on puisse se prononcer
sur la date. La seconde n'est malheureusement qu'un
fragment mutilé, à peu près inintelligible. L'épitaphe de Flavinus
est intacte : c'est le premier document épigraphique
authentique et complet nous faisant connaître un contemporain
d'Ausone, de Paulin de Noie, d'Amandus, l'évêque qui reçut
saint Seurin à Bordeaux. Elle jette un rayon de lumière sur
une des époques les plus obscures de notre histoire locale. A ce
titre, elle mérite de prendre place dans le beau Musée
d'antiques de la rue Mably, à côté des nombreuses inscriptions
païennes dont M. C. Jullian a publié le Corpus. C'est la
première inscription chrétienne bordelaise qui y fait son entrée.
Il faut souhaiter que d'autres l'y rejoignent bientôt.
Paul GOURTEAULT.

deux de Valentinien (Cohen, t. VIII, p. 88, n° 12, p. i43, n" 3o) et deux petits bronzes
trop flous pour être déterminés, mais qui paraissent être de l'époque de Valentinien.
Je dois ces identifications à la parfaite bonne grâce de M. E. Babelon; je lui en
exprime ma respectueuse gratitude.
1. Cf. C. Jullian, Insçr. rom. de Bordeaux, t. II, p. 21-22.
2. Revue des Études anciennes, t. X, p. 363-364.

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