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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE : UN ACTE MÈ HOSION

Yiannis Panidis

Éditions Ousia | « Revue de philosophie ancienne »

2015/1 Tome XXXIII | pages 3 à 38


ISSN 0771-5420
Article disponible en ligne à l'adresse :
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE :


UN ACTE MÈ HOSION

RÉSUMÉ
Dans le septième livre des Politiques, Aristote défend la thèse selon

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laquelle le recours à l’avortement devrait être interdit dès lors que
l’embryon a acquis sensation et vie vu que dépassé ce stade de la ges-
tation, l’avortement constitue un acte impie (mè hosion). Le présent
article se propose d’examiner cette position défavorable du Stagirite en
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matière de pratique abortive. Pour ce faire, sera reconstitué dans un


premier temps, pour l’essentiel à partir de ses œuvres biologiques, le
statut que le philosophe confère à la vie de l’embryon humain, afin de
dégager dans un second temps la condition l’autorisant à inclure
l’avortement parmi les actes impies. Compte tenu du fait qu’à l’âge
classique la pratique de l’avortement ne faisait pas partie des interdic-
tions écrites ou non écrites, la visée en arrière-plan de cet article
consiste à mettre en lumière que l’intégration de l’avortement parmi
les actes impies signale une tentative d’Aristote de redéfinition du sta-
tut social de l’avortement basée sur sa théorie biologique.

ABSTRACT
In the seventh Book of The Politics, Aristotle claims that the practice
of abortion must be forbidden when the embryo acquires sensation and
life because, in this case, it constitutes an impious act. My aim in the

* Je tiens à remercier vivement Barbara Cassin pour sa lecture attentive et


ses observations stimulantes sur la première version de ce texte. Mes remercie-
ments s’adressent également à Sylvain Delcomminette et au lecteur anonyme
de la Revue de Philosophie Ancienne pour leurs commentaires particulière-
ment constructifs. Concernant les textes principaux du corpus aristotélicien
mentionnés dans cet article, j’utilise les abréviations suivantes : Politiques
(Pol.), De la génération des animaux (GA), Des parties des animaux (PA), His-
toire des animaux (HA), De l’âme (DA), Éthique à Nicomaque (EN).

REVUE DE PHILOSOPHIE ANCIENNE, XXXIII (1), 2015


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present article is to examine this very negative stance of the Stagirite


against abortion. Based primarily on his biological works, I will firstly
attempt to reconstruct the status the philosopher attributed to the life of
the human embryo and, secondly, examine the reason that authorized
him to include abortion among other impious acts. Moreover, given
that during Classical period abortion is not included among the written
or unwritten interdictions, my ultimate purpose is to highlight that the
integration of abortion among impious act marks an attempt by Aris-
totle to redefine the social status of abortion based on his biological
theory.

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Dans la plupart des chapitres qui composent le septième livre des
Politiques, Aristote tente de traiter une série de questions relatives aux
conditions matérielles nécessaires à l’établissement de la meilleure
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constitution1. Aux chapitres 16-17 du livre en question, son attention


va se porter quasi exclusivement sur la question du mariage et de la
procréation, proposant une série de lois qui, si l’on fait appel à la for-
mule de Platon, pourraient être désignées sous le terme plus générique
de lois matrimoniales2. Dans le cadre plus précis des questions asso-
ciées aux naissances, Aristote inclut la question de l’avortement et
défend la thèse selon laquelle le recours à cette pratique devait avoir
lieu uniquement si une famille dépassait le nombre d’enfants fixé par
la loi, et ce, uniquement avant que l’embryon n’acquière sensation et
vie, vu que l’avortement une fois sensation et vie acquises était consi-
déré par le Stagirite comme un acte impie3. Nous avons donc affaire à

1 Cf. la préface de P. Pellegrin, dans E. Bermon, V. Laurand et J. Terrel


(dir.), Politique d’Aristote : famille, régimes, éducation, Pessac, Presses
Universitaires de Bordeaux, 2011, p. 13.
2 Cf. Platon, Lois IV 721a6-7 (γαμικοὶ νόμοι). Pour une analyse plus

étayée des lois matrimoniales du 7ème livre des Politiques d’Aristote, je me


permets de renvoyer à mon article « Biologie et nomothétique chez Aristote :
la formation théorique du législateur », Philosophia, 42, 2012, p. 163-94.
3 Pol. VII 7, 1335b22-26 : ὁρισθῆναι δὲ δεῖ τῆς τεκνοποιίας τὸ πλῆθος,

ἐὰν δέ τισι γίγνηται παρὰ ταῦτα συνδυασθέντων, πρὶν αἴσθησιν ἐγγενέ-


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un penseur qui se positionne en faveur de l’avortement et dans le


même temps s’y oppose catégoriquement après une période donnée de
la grossesse.
Concernant la position du philosophe en faveur de l’avortement, la
grande majorité des chercheurs l’attribuent à juste titre à la fonctionna-
lité démographique de ladite pratique. Déplions très brièvement l’ar-
gument4. Pour Aristote, le nomothète est celui qui a la charge de fixer
le nombre d’enfants que doit avoir chaque famille (Pol. II 7, 1266b8-
10), un chiffrage à partir duquel dépend en définitive la taille de la

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population que doit avoir chaque cité. La nécessité de déterminer un
seuil des naissances réside dans le fait que si le nombre d’enfants des
citoyens est supérieur au patrimoine de ces derniers, alors s’ensuit une
hausse de la pauvreté, laquelle à son tour est cause de sédition et de
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subversion de la loi (II 6, 1265b6-12 et II 7, 1266b11-13), ce qui


revient à dire que la taille de la population constitue un facteur qui
contribue au maintien de la bonne législation (εὐνομία) dans la cité
(VII 4, 1326a25-27 et VII 6, 1327a13-14). Ainsi, l’avortement est
envisagé par le philosophe comme une pratique pouvant être mise à
contribution des impératifs de maintien de la bonne législation, du fait
d’être d’après lui une pratique efficace en matière de régulation des
naissances, autrement dit une pratique de contrôle quantitatif5 de la

σθαι καὶ ζωὴν ἐμποιεῖσθαι δεῖ τὴν ἄμβλωσιν· τὸ γὰρ ὅσιον καὶ τὸ μὴ
διωρισμένον τῇ αἰσθήσει καὶ τῷ ζῆν ἔσται [Il faut, dès lors, qu’une limite
numérique à la procréation soit fixée, et si des couples conçoivent, transgres-
sant ainsi cette limite, il faut pratiquer l’avortement avant que <l’embryon>
n’acquière sensation et vie ; la sensation et la vie <de l’embryon> déterminent
le moment à partir duquel l’acte d’avorter est à considérer comme un acte
impie ou non (notre traduction)].
4 Pour de plus amples précisions concernant la fonctionnalité démogra-

phique de l’avortement chez Aristote, voir Y. Panidis, « Les conditions démo-


graphiques de la constitution la meilleure chez Aristote ou le contrôle quantita-
tif de la population », à paraître en 2015 dans Philosophia.
5 Cf. R. Kraut, Aristotle, Politics : Books VII and VIII, Oxford, Clarendon-

Press, 1997, p. 77 et 154-5 ; P.L.P. Simpson, A Philosophical Commentary on


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the Politics of Aristotle, Chapel Hill and London, The University of North
Caroline Press, 1998, p. 246-7 ; J. Chuska, Aristotle’s Best Regime : A Reading
of Aristotle’s Politics VII.1-10, Maryland, University Press of America, 2000,
p. 77-9 et p. 347, n. 25 ; R.G. Mulgan, Aristotle’s Political Theory. An Intro-
duction for Students of Political Theory, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 92 ;
Id., « Was Aristotle an “Aristotelian Social Democrat ?” », Ethics, 111/1,
2000, p. 94 ; G.E.R. Lloyd, Aristotle : The Growth and Structure of his
Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1968, p. 259 ; J. Lombard,

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Aristote et la médecine. Le fait et la cause, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 105 ;
Α. Preus, « Biomedical techniques for influencing human reproduction in the
fourth century B.C. », Arethusa, 8/2, Fall 1975, p. 237, 240 et 256 ; R.H. Feen,
« Keeping the balance : Ancient Greek philosophical concerns with population
and environment », Population and Environment, 17/6, 1996, p. 455-7 ;
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J.M. Oppenheimer, « When sense and life begin : background for a remark in
Aristotle’s Politics (1335b24) », Arethusa, 8/2, Fall 1975, p. 331 ; M.P. Gol-
ding et N.H. Golding, « Population policy in Plato and Aristotle : Some value
issues », Arethusa, 8/2, Fall 1975, p. 355-6 ; G.N. Viljoen, « Plato and Aristotle
on the exposure of infants at Athens », Acta Classica, 2, 1959, p. 69 ; L. Edel-
stein, « The Hippocratic Oath : text, translation and interpretation », dans
O. Temkin et C.L. Temkin (éd.), Ancient Medicine. Selected Papers of Ludwig
Edelstein, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1967, p. 18 ; Hippo-
crate, L’art de la médecine, Présentation, traduction, chronologie, bibliogra-
phie et notes par Jacques Jouanna et Caroline Magdelaine, Paris, GF Flamma-
rion, 1999, p. 247, n. 3 ; Μ.-Τ. Fontanille, Avortement et contraception dans
la médecine gréco-romaine, Paris, Laboratoires Searle, 1977, p. 44-5 ;
J.M. Riddle, Contraception and Abortion from the Ancient World to Renais-
sance, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 18 ; Ph. Caspar, Penser
l’embryon : d’Hippocrate à nos jours, Tournai, Editions Universitaires, 1991,
p. 23 ; R.C. Bernard, E. Deleury, F. Dion et P. Gaudette, « Le statut de l’em-
bryon humain dans l’Antiquité gréco-romaine », Laval théologique et philoso-
phique, 45/2, 1989, p. 186-7 ; L. Kourkouta, M. Lavdaniti et S. Zyga, « Views
of ancient people on abortion », Health Science Journal, 7/1, 2013, p. 117 ;
P. Carrick, Medical Ethics in the Ancient World, Dordrecht / Boston / Lancas-
ter, D. Reidel Publishing Company, 1985, p. 115, 117-8 et 124-5 ; N. Demand,
Birth, Death and Motherhood in Classical Greece, Baltimore and London,
The Johns Hopkins University Press, 1994, p. 203, n. 57 ; V. den Boer, Pri-
vate Morality in Greece and Rome : Some Historical Aspects, Leiden, Brill,
1979, p. 272.
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population, et, à ce titre, une pratique d’utilité publique6. Si l’avorte-


ment a bel et bien cette fonction dans la cité, alors pour quelle raison
en défend-il le recours à partir d’un certain stade de la gestation ? Le
présent article vise à analyser cette position défavorable du Stagirite en
matière de pratique abortive. Pour ce faire, nous nous efforcerons de
répondre aux questions suivantes : Quel critère fait valoir Aristote pour
prôner l’interdiction de l’avortement ? Quelle raison le conduit à
considérer l’avortement comme un acte impie ? Comment qualifier
cette interdiction ?

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1. Le statut de la vie de l’embryon humain chez Aristote
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Répondre à la première question nous oblige à examiner ce que le


philosophe entend par : πρὶν αἴσθησιν ἐγγενέσθαι καὶ ζωὴν
ἐμποιεῖσθαι δεῖ τὴν ἄμβλωσιν. S’agissant d’une formulation qui fait
directement référence à l’état de l’embryon après un certain temps de
la grossesse, le détour par l’analyse des différents stades gestationnels
se révèle nécessaire en vue de définir la sensation et la vie. Etant bien
entendu que la reproduction entre un mâle et une femelle appartenant à
une même espèce aboutit à la conception et la naissance d’une progé-
niture appartenant de fait à la même espèce7, ce travail de définition se
limitera au cas des embryons humains, vu qu’il ne fait aucun doute que
l’interdiction de l’avortement, comme celle-ci est posée dans les Poli-
tiques, concerne uniquement ce cas de figure.

6 Cf. P. Carrick, op. cit., p. 115 et 124.


7 Cf. GA II 8, 747b30-32. Seules exceptions, les abeilles (III 10, 760a4-8),
certains insectes, ainsi que les organismes non sanguins qui naissent non pas
de l’accouplement mais de la terre en putréfaction et des résidus (puces,
mouches, cantharides). Dans ces cas-là, ce qui naît n’appartient pas au même
genre (ὁμογενῆ) que ce qui lui a donné naissance (I 1, 715a20-25 et I 16,
721a2-9).
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8 Yiannis PANIDIS

La conception d’un empsychon kyèma

Selon Aristote, les conditions sine qua non pour qu’il y ait concep-
tion sont l’émission du sperme mâle durant la copulation et l’excrétion
des menstrues de la femme (GA II 4, 739a26-28). Dans un premier
temps, le sperme mâle sécrété se situe au niveau du col de l’utérus (II
4, 739a35-37). Si les conditions requises sont réunies, alors la semence
est retenue dans l’utérus, ce qui donne lieu à la conception (II 4,
739b9-14). Le processus en question s’accomplit dans les sept pre-

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miers jours8. L’union de la semence avec les menstrues produit dans un
premier temps un mélange (μίγμα), qu’Aristote désigne sous le terme
de κύημα (I 20, 728b34), lequel, sous l’effet de la chaleur, va progres-
sivement se solidifier (II 4, 739b20-33)9. Au fur et à mesure qu’il va se
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solidifier, des membranes (ὑμένες) et des chorions (χόρια) vont se


former autour de lui10. Il s’agit là de la première phase de la concep-
tion, dont le produit présente une forme liquide et non pas charnelle
(HA VII 7, 586a17-20), ce qui ne permet pas au philosophe de parler
d’embryon, mais de fœtus11.

8 Cf. HA VII 3, 583a24-26. Plus généralement sur la question de la concep-


tion chez Aristote, voir L. Dean-Jones, Women’s Bodies in Classical Greek
Science, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 184-93.
9 Notons qu’afin de pouvoir montrer comment s’opère la coagulation du

liquide issu de l’union de la semence avec les menstrues, Aristote procède à


une analogie avec la coagulation / caillage du lait. Concernant cette analogie,
voir G.E.R. Lloyd, Polarity and Analogy. Two Types of Argumentation in Early
Greek Thought, Cambridge, Cambridge University Press, 1966, p. 368-70 ;
P. Demont, « Remarques sur le sens de τρέφω », Revue des Études Grecques,
91 (fasc. 434-435), 1978, p. 358-74.
10 D’après Antiphon le Sophiste (fr. DK87 B36), le χόριον est ce dans quoi

l’embryon se développe et se nourrit (ἐν ὧι τὸ ἔμβρυον αὐξάνεταί τε καὶ


τρέφεται). Selon la terminologie plus technique de I.M. Lonie, The Hippocra-
tic treatises “On Generation” “On the Nature of Child” “Diseases IV”,
Berlin, de Gruyter, 1981, p. 176, le χόριον correspond à « the whole complex
of membranes ».
11 Une remarque concernant les termes de fœtus et embryon. Il est vrai que
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Il est pourtant question de quelque chose doté d’une âme. Cette


thèse émane en fait du rôle qu’Aristote attribue respectivement aux
menstrues et au sperme mâle dans le cadre du processus de la repro-
duction : les menstrues sont ce qui fournit le corps (σῶμα) et la
matière (ὕλη), alors que le sperme mâle est celui qui fournit la forme
(εἶδος) et le mouvement (κίνησις)12. En traduisant lesdites contribu-
tions mâle et femelle en termes de parties de l’âme, nous pourrions
avancer, comme cela ressort de l’exemple des œufs clairs des oiseaux
(τὰ ὑπηνέμια τῶν ὀρνίθων, GA II 5, 741a32-741b24)13, que quand le

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dans les œuvres biologiques d’Aristote, deux termes désignent le produit durant
la gestation, ceux de « κύημα » et « ἔμβρυον ». Bien qu’ils paraissent partielle-
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ment synonymes, pour autant subsiste une différence en quelque sorte technique,
à savoir que le terme « κύημα » désigne plutôt le produit constitué durant les
premiers stades de la conception tandis que celui de « ἔμβρυον » plutôt le fœtus
déjà mobile, cf. P.-M. Morel, « Aristote contre Démocrite, sur l’embryon », dans
L. Brisson, M.-H. Congourdeau et J.-L. Solère (éd.), L’embryon : Formation et
animation. Antiquité grecque et latine, traditions hébraïque, chrétienne et isla-
mique, Paris, Vrin, 2008, p. 44, n. 5. A contrario, dans la langue médicale
contemporaine, le terme d’embryon désigne le produit de la fécondation jusqu’à
la fin du 2e mois de la grossesse, tandis que le terme de fœtus le désigne à partir
du 3e mois. Pour éviter tout malentendu sémantique, précisions que nous ferons
tout le long de ce texte usage de la terminologie aristotélicienne, traduisant dès
lors le terme « κύημα » par fœtus et le terme « ἔμβρυον » par embryon.
12 Cf. GA I 20, 729a9-11 ; I 22, 730a24-730b2 ; IV 1, 765b10-15. À titre

illustratif, voir sur ce point, J.M. Cοoper, « Metaphysics in Aristotle’s embryo-


logy », repris dans J.M. Cooper, Knowledge, Nature, and the Good. Essays on
Ancient Philosophy, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 174-203 ;
A. Preus, « Science and philosophy in Aristotle’s Generation of Animals »,
Journal of the History of Biology, 3/1, 1970, p. 1-50 ; D.M. Henry, « Genera-
tion of animals », dans G. Anagnostopoulos (éd.), A Companion to Aristotle,
Blackwell, 2009, p. 368-79 ; P.-M. Morel, art. cit. p. 46-52 ; C. WITT, « Form,
reproduction, and inherited characteristics in Aristotle’s “Generation of Ani-
mals” », Phronesis, 30/1, 1985, p. 46-57.
13 Concernant le cas des œufs clairs, voir M. Roussel, « Physique et biolo-

gie dans la Génération des Animaux d’Aristote », Revues des Études Grecques,
93 (fasc. 440-441), 1980, p. 61-2.
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sperme mâle s’unit avec les menstrues, donnant lieu à un fœtus, sont
transmis à ce dernier à la fois la faculté nutritive de l’âme (θρεπτικόν)
à travers les menstrues et la faculté sensitive de l’âme (αἰσθητικόν) à
travers le sperme mâle14. En se penchant d’un peu plus près sur le rôle
actif (ποιοῦν) et créatif (δημιουργοῦν)15 qu’Aristote attribue au
sperme mâle, celui-là même qui transmet au fœtus le principe de l’âme
(τὴν τῆς ψυχῆς ἀρχήν, II 3, 737a29-30) et l’eidos, nous pouvons sou-
tenir sans grand risque que le sperme mâle, outre l’âme sensitive, est
ce qui transmet également cette partie de l’âme constitutive de l’eidos

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auquel il appartient, qui n’est autre que l’âme dianoétique16. En ce
sens, nous pourrions avancer que dès sa conception, le fœtus dispose
en puissance de toutes les parties de l’âme de l’eidos auquel il appar-
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14 Cf. GA II 5, 741b5-7. Cf. sur ce point A.L. Peck, Aristotle, Generation of

Animals, Cambridge / Massachusetts, Harvard University Press, Loeb, 1943,


p. xiii, lxvii et 586 ; R. Mayhew, The Female in Aristotle’s Biology. Reason or
Rationalization, Chicago and London, The University of Chicago Press, 2004,
p. 43-4 et 50 ; Α. Preus, « Science... », art. cit., p. 31-2 ; J.M. Oppenheimer,
art. cit., p. 331 ; M. Matthen, « The four causes in Aristotle’s embryology »,
Apeiron, 22/4, 1989, p. 176 ; D. Dobbs, « Family matters : Aristotle’s appre-
ciation of women and the plural structure of society », American Political
Science Review, 90/1, 1996, p. 79-80 ; G. Sissa, « Philosophies du genre. Pla-
ton, Aristote et la différence des sexes », dans P. Schmitt Pantel (dir.), Histoire
des femmes en Occident. Tome 1 : L’Antiquité, Plon, 1991, p. 88. Plus globale-
ment, concernant le mode de transmission de l’âme à l’embryon, voir M.-H.
Congourdeau, L’embryon et son âme dans les sources grecques (VIe siècle av.
J.-C. - Ve siècle apr. J.-C., Paris, Association des amis du Centre d’histoire et
civilisation de Byzance, 2007, p. 276-7 et 306-8 ; D. Balme, Aristotle’s De
Partibus Animalium and De Generatione Animalium I (with passages from
II.1-3), Oxford, Clarendon Press, 1972, p. 158-65 ; A. Preus, « Science... »,
art. cit., p. 16-40.
15 Cf. GA I 20, 729a29-33 ; II 4, 738b20-27 ; PA I 1, 641b26-30. Cf. sur ce

point P.-M. Morel, art. cit., p. 47-8.


16 Cf. V. Dasen, « Becoming human : from the embryo to the newborn

child », dans J.E. Grubbs, T. Parkin et R. Bell (éd.), The Oxford Handbook of
Childhood and Education in the Classical World, Oxford, Oxford University
Press, 2013, p. 19.
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 11

tiendra à sa naissance, autrement dit de l’âme humaine17. En dépit du


fait que nous ne sommes pas en mesure de parler d’embryon et de ce
fait de vie à proprement parler, le fait que le fœtus dispose en puis-
sance de toutes les parties de l’âme humaine nous autorise, nous
semble-t-il, à parler de fœtus doté d’une âme (ἔμψυχον κύημα, II 3,
736a32-33) ou encore de fœtus disposant en puissance d’une âme (II 3,
737a16-18). D’autant plus que, parallèlement aux parties de l’âme, il
dispose également en puissance du principe premier de tous les orga-
nismes vivants, à savoir le cœur (II 4, 739b33-740a4), ce qui nous per-

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mettrait d’ajouter qu’il s’agit d’un fœtus non seulement doté d’une
âme mais aussi du potentiel à même de participer un jour à la vie elle-
même.
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La vie nutritive du fœtus humain : une vie transitoire

À un certain moment donné, qu’Aristote ne situe pas avec préci-


sion mais que nous serions enclins à situer entre la deuxième et troi-
sième semaines de la grossesse, le fœtus acquiert une forme charnelle
et les premiers organes commencent à se former, à commencer par le
cœur (GA II 4, 740a17-18 ; II 5, 741b15-16 ; PA III 4, 665a33-34 et
666a34-35). À ce stade de la conception, le fœtus constitue pour Aris-
tote un animal en puissance, pourtant inachevé (ἀτελές) puisque ses
organes ne sont pas encore formés et qu’il doit donc recevoir sa nour-
riture d’autrui (GA II 4, 740a24-25)18. C’est la fonction du cordon

17 Cf. D.M. Balme, « Ἄνθρωπoς ἄνθρωπον γεννᾷ : Human is generated


by human », dans G.R. Dunstan (éd.), The Human Embryo : Aristotle and the
Arabic and European Traditions, Exeter, University of Exeter Press, 1990,
p. 30 ; M.-H. Congourdeau, op. cit., p. 139 et 308 ; G. Aubry, « La doctrine
aristotélicienne de l’embryon et sa réinterprétation par Porphyre », dans
L. Brisson, G. Aubry, M.-H. Congourdeau et F. Hudry (éd.), Porphyre. Sur la
manière dont l’embryon reçoit l’âme, Vrin, Paris, 2012, p. 56-7 ; M. Lu,
« Aristotle on abortion and infanticide », International Philosophical Quar-
terly, 53/1, Issue 209, 2013, p. 61.
18 Cf. sur ce point P.-M. Morel, art. cit., p. 44-5.
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12 Yiannis PANIDIS

ombilical, grâce auquel il reçoit la nourriture nécessaire à son dévelop-


pement et son accroissement (II 4, 740b8-10). Le développement pro-
gressif du fœtus conduit à son tour à la formation et l’actualisation du
cœur ou selon une formulation plus précise conduit le cœur, lequel
existe en puissance dès l’origine, à exister en acte (II 4, 740a1-4). Du
fait que chez les animaux sanguins, le cœur est le siège de l’âme nutri-
tive (De la Respiration, 474a25-474b3), son actualisation conduit
simultanément à l’actualisation de l’âme nutritive. En d’autres termes,
nous nous situons à un stade de la gestation où la faculté nutritive de

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l’âme, qui existe en puissance chez le fœtus dès sa conception, devient
à présent une faculté en acte19. Est-ce à dire qu’un fœtus humain dis-
pose en acte de l’âme nutritive ?
Selon Aristote, l’actualisation de l’âme nutritive marque l’accès à
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ce qu’il nomme τὸ ζῆν20. Ceci étant, la vie est une notion qui, pour le
Stagirite, s’entend de plusieurs manières : πλεοναχῶς δὲ τοῦ ζῆν
λεγομένου (DA ΙI 2, 413a21). Quelle signification du ζῆν devrions-
nous retenir à l’occasion de l’actualisation de l’âme nutritive ? Tou-
jours d’après le philosophe, l’âme nutritive est la seule âme dont dis-
posent les plantes21 et dont la présence leur permet d’appartenir à la
catégorie des organismes vivants (τὰ ζῶντα)22. À cet égard, elles par-

19Cf. GA II 3, 736b8-12. Voir aussi le commentaire de R. Kraut, op. cit.,


p. 155 ; D.M. Balme, Aristotle’s De Partibus..., op. cit., p. 158 ; Μ. van der
Lugt, « L’animation de l’embryon humain dans la pensée médiévale », dans
L. Brisson et al. (éd.), L’embryon..., op. cit., p. 242.
20 Cf. DA ΙΙ 4, 415a23-25. Nous tenons à remercier vivement Zacharias

Lasithiotakis pour ces remarques précieuses à l’occasion de l’élaboration de ce


paragraphe, ainsi que du suivant.
21 Cf. DA II 2, 413b7-8 ; cf. aussi, GA II 1, 735a15-17 ; II 4, 740b36-741a3

et 741a24-26.
22 Cf. GA III 7, 757b16-18. Cf. sur ce point, P. Pellegrin, « Le De Anima et

la vie animale. Trois remarques », dans G. Romeyer Dherbey (dir.) et C. Viano


(éd.), Corps et âme. Sur le De Anima d’Aristote, Paris, Vrin, 1996, p. 470-1 ;
N. Depraz, s.v. animal, dans B. Cassin (éd.), Vocabulaire Européen des Philo-
sophies, Paris, Éditions du Seuil / Dictionnaires Le Robert, 2004, p. 103-4.
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 13

ticipent au ζῆν23, sans pour autant être considérées comme des ani-
maux (ζῷα), car elles sont dépourvues de l’âme sensitive. Nous
serions alors enclin à penser que la vie dont il est ici question renvoie à
la vie végétale. En est-il de même dans le cas du fœtus humain ? L’ac-
quisition de l’âme nutritive chez le fœtus humain signifie-t-elle que
celui-ci vit la vie d’une plante ?
Certainement pas24. Quand bien même le fœtus humain et la plante
ont en commun l’âme nutritive, le statut de la vie d’un fœtus humain
ne se réduit pas au statut de la vie d’une plante. En effet, malgré le fait

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que le fœtus humain, tout comme le fœtus animal, semble vivre la vie
d’une plante25, pour autant et la nuance est de taille, le fœtus humain
parviendra durant son développement embryonnaire à accéder à un
niveau supérieur, contrairement aux organismes végétaux qui resteront
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à vie au même niveau inférieur, à savoir le niveau végétal. En ce sens,


il serait plus pertinent de formuler les choses ainsi : durant ledit stade
de la gestation, le fœtus humain vit une vie qui ressemble à celle d’une
plante, mais n’est pas identique pour autant du fait qu’ils diffèrent fon-
damentalement quant à leur but. Aussi, il serait utile de rappeler qu’à
ce stade, le fœtus humain, tout comme les autres fœtus animaux, se
trouve dans un état qui ressemble d’après Aristote à celui du sommeil,
sans pour autant être identique à ce dernier (GA V 1, 778b34-35). Par
ailleurs, il envisage le sommeil comme un état qui par nature se trouve
aux confins de la vie et de l’absence de vie : τοῦ ζῆν καὶ τοῦ μὴ ζῆν
μεθόριον (V 1, 778b29-30). Par analogie, nous pourrions avancer que
l’état du fœtus humain ayant acquis l’âme nutritive se trouve aux
confins de ceux d’une plante et d’un animal.
Comment dès lors qualifier la vie d’un fœtus humain à ce stade de

23 Cf. DA I 5, 410b22-24 et II 2, 413a25-28 ; PA II 10, 655b32-33 ; EN I 6,


1097b33-34.
24 La lecture d’Α. Preus (« Biomedical... », art. cit., p. 256) est tout autre,

considérant que « in the earlier weeks, the embryo ‘lives the life of a plant’ ».
25 Cf. GA V 1, 779a1-2 et II 3, 736b12-13. Cf. aussi, G. Aubry, « La doc-

trine... », art. cit., p. 50-1.


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14 Yiannis PANIDIS

la gestation ? Comme mentionné précédemment, dès le moment de la


conception, le fœtus dispose en puissance de l’ensemble des parties de
l’âme humaine. Ces parties s’actualisent au fur et à mesure, suivant
une logique progressive allant de la partie inférieure vers la partie
supérieure, et ce en vue d’accomplir le but initial de la conception et de
la reproduction, à savoir la naissance d’un être qui appartiendra à l’es-
pèce humaine. En restant sur le fil de cette notion de développement
embryonnaire progressif26, nous pouvons envisager la vie du fœtus à
ce stade comme une vie transitoire, à l’instar de l’état du fœtus lui-

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même, qui est transitoire lui aussi. Nous faisons usage du terme transi-
toire afin de mettre l’accent sur le fait qu’il ne s’agit pas d’une vie
accomplie comme celle d’une plante ni d’une vie au sens littéral du
terme, mais d’une vie qui est propre au stade transitoire de la gestation
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du fœtus et qui, au stade suivant, donnera lieu à une vie, tout aussi tran-
sitoire, préalable à la vie accomplie, soit la vie humaine. Compte tenu
du fait qu’à ce stade la seule partie de l’âme qui est actualisée est l’âme
nutritive, nous proposons, empruntant le terme employé par Aristote
dans l’Éthique à Nicomaque (I 6, 1097b33-1098a3), de qualifier la vie
du fœtus humain de vie nutritive (θρεπτικὴ ζωή), évitant ainsi tout
malentendu possible avec la vie végétale. Cette vie transitoire s’avère
nécessaire afin que le passage du fœtus à l’embryon soit assuré, c’est-
à-dire du passage d’un animal en puissance inachevé (δυνάμει ἀτελὲς
ζῷον) à un animal en puissance achevé (δυνάμει τέλειον ζῷον).

26 L’idée de progression est également soulignée par Η.B. Pouderon,

« L’influence d’Aristote dans la doctrine de la procréation des Premiers Pères


et ses implications théologiques », dans L. Brisson et al. (éd.), L’embryon...,
op. cit., p. 172-3, laquelle qualifie la théorie aristotélicienne en matière d’ani-
mation de l’embryon « comme une doctrine progressive ou médiate ». Cf.
aussi sur ce point, M. Lu, art. cit., p. 49-50 avec la note 7 et p. 60-1. De son
côté, Ph. Caspar, op. cit., p. 23, parle de « développement embryonnaire par
étapes », lequel a pour fin « le caractère particulier de chaque être ».
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 15

L’âme sensitive de l’embryon ou le début de la vie embryonnaire


humaine

Par quel biais un fœtus accède-t-il au statut de l’embryon, c’est-à-


dire à un animal en puissance achevé ? En prenant appui sur le De la
génération des animaux (III 7, 757b15-19), on déduit que cela tient au
passage au stade où, outre l’âme nutritive, il dispose également de
l’âme sensitive. Nous serions tenté d’ajouter que le fœtus devient un
animal en puissance achevé dès lors qu’il accède au stade où son âme

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sensitive, qui existe en puissance en lui dès l’origine, existe à présent
en acte, c’est-à-dire dès lors qu’il dispose de la sensation (αἴσθησις).
Bien qu’Aristote ne précise pas le moment exact où l’embryon
acquiert la sensation, si l’on tient compte du fait que parmi les orga-
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nismes vivants qui disposent de la faculté sensitive de l’âme, certains,


dont l’humain, disposent également de la faculté de locomotion (τὸ
κατὰ τόπον κινητικόν, DA ΙΙ 3, 415a1-8), nous pourrions déduire
que la faculté sensitive de l’âme est actualisée avant la faculté
motrice27. Ainsi, le moment précis que nous essayons d’identifier ne
serait pas à situer au-delà de l’instant où l’embryon commence à se
mouvoir28 et qui d’après le philosophe, dans la majorité des cas (ὡς

27 C’est cette relation entre la capacité de mouvement et de sensation de

l’embryon au cours de son développement qui fait l’objet de l’étude de


J.M. Oppenheimer, art. cit., p. 336-41.
28 GA I 11, 719a15 : τὰ μὲν γὰρ ἔμβρυα βάρος ἔχειν ἀναγκαῖον καὶ

κίνησιν [Les embryons possèdent en effet, nécessairement poids et mouve-


ment (trad. Lefebvre). Il est vrai que dans la philosophie aristotélicienne, le
terme « κίνησις » est une notion polysémique. Dans le cas qui nous concerne
ici, la lecture de l’extrait précité, associé à celui de l’Histoire des animaux
(X 6, 638b7-9), où Aristote affirme que les douleurs de parturition viennent du
mouvement des ligaments, mouvement qu’effectue l’embryon pour sortir
parce qu’il est vivant (ἡ γὰρ κίνησις τῶν συνδέσμων ὠδίς ἐστιν, ἣν διὰ τὸ
ζῆν <ποιεῖ> προΐεσθαι τὸ ἔμβρυον), nous amène à penser que le terme
κίνησις y revêt le sens d’un mouvement κατὰ τόπον. Cf. sur ce point Jean
Philopon, Commentaires sur le traité De la génération des animaux d’Aristote,
14,3.15.31-14,3.16.1 (éd. M. Hayduck).
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16 Yiannis PANIDIS

ἐπὶ τὸ πολὺ), est de quarante jours si la femme est enceinte d’un gar-
çon et de quatre-vingt-dix jours si elle est enceinte d’une fille (HA VII
3, 583b3-5)29. Dès lors, en matière d’attribution temporelle, la formu-
lation aristotélicienne πρὶν αἴσθησιν ἐγγενέσθαι καὶ ζωὴν ἐμποιεῖ-
σθαι δεῖ τὴν ἄμβλωσιν serait à entendre comme suit : l’avortement
doit avoir lieu durant les quarante premiers jours s’il s’agit d’un garçon
et quatre-vingt-dix premiers jours s’il s’agit d’une fille30.
Qu’est-ce à dire pour un embryon humain que d’acquérir la sensa-
tion ? Dans De la génération des animaux, Aristote pose de manière

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explicite la sensation comme la condition sine qua non permettant
d’attribuer le statut d’animal à un organisme vivant31. Nous avons
avancé précédemment qu’un organisme végétal disposant de l’âme
nutritive participe à la vie (ζῆν), sans pour autant être un animal. Force
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29 Notons que sur la question du mouvement chez l’embryon, Aristote

souscrit en fait à la tradition hippocratique selon laquelle les embryons mascu-


lins se forment plus rapidement et se meuvent plus tôt que les femelles. Voir à
ce sujet I.M. Lonie, op. cit., p. 190-4 ; R. Joly, « La biologie d’Aristote »,
Revue philosophique, 2, 1968, p. 228-9 ; M.-H. Congourdeau, « L’embryolo-
gie dans le corpus hippocratique », dans L. Brisson et al. (éd.), Porphyre..., op.
cit., p. 24-5 ; D. Gourevitch, Le mal d’être femme. La femme et la médecine
dans la Rome antique, Paris, Les Belles Lettres, 1984, p. 52-3.
30 Je rappelle que d’après les Aphorismes (5.42.1-2) de la collection hippo-

cratique, le diagnostic du sexe de l’embryon était possible. Voir sur ce point,


G.E.R. Lloyd, Science, Folklore and Ideology : Studies in the Life Sciences in
Ancient Greece, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, p. 83 avec les
notes 93 et 98 ; J. Jouanna, Hippocrate, Paris, Fayard, 1992, p. 249-50 ;
L. Bodiou, « De l’utilité du ventre des femmes. Lectures médicales du corps
féminin » dans F. Prost et J. Wilgaux (dir.), Penser et représenter le corps dans
l’Antiquité. Actes du colloque international de Rennes 1-4 septembre 2004,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006, p. 163.
31 GA V 1, 778b32-34 : εἰ δ᾽ ἐστὶν ἀναγκαῖον ἔχειν αἴσθησιν τὸ ζῷον,

καὶ τότε πρῶτόν ἐστι ζῷον ὅταν αἴσθησις γένηται πρῶτον [mais s’il est
nécessaire que l’animal possède la sensation, c’est-à-dire qu’il commence
d’être animal aussitôt que la sensation commence d’apparaître (trad. Lefeb-
vre)]; cf. aussi I 23, 731b4 ; II 2, 736a30-31 ; III 7, 757b15-16 ; PA II 8,
653b22-24 ; III 4, 666a34 ; IV 5, 678b2-4.
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 17

est donc de retenir que la sensation est ce qui marque pour un orga-
nisme le passage de l’état de ζῆν à celui de ζῷον (DA II 2, 413b1-2) et
donc le passage d’un statut à un autre. De surcroît, d’après ce que le
philosophe évoque dans le neuvième livre de l’Éthique à Nicomaque
(IX 9, 1170a16-17), la présence de la sensation dans un organisme
n’est pas seulement la condition permettant de définir un animal, mais
également celle permettant de définir la vie animale, tandis que la pré-
sence dans un organisme de la sensation et l’intellect sont les condi-
tions pour définir la vie humaine : τὸ δὲ ζῆν ὁρίζονται τοῖς ζῴοις

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δυνάμει αἰσθήσεως, ἀνθρώποις δ᾽ αἰσθήσεως καὶ νοήσεως32.
À partir de ce qui précède, d’aucuns seraient susceptibles de
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32 En suivant le commentateur Michel (Commentaire sur l’Éthique à Nico-


maque d’Aristote, 514.18-20, éd. G. Heylbut), A. Coray (Αριστοτέλους
Ηθικά Νικομάχεια, Paris, Firmin Didot, 1822, p. 183), R.A. Gauthier (L’É-
thique à Nicomaque, Tome II – Deuxième Partie, Paris, Peeters, 2002, p. 756)
et H. Rackham (The Nicomachean Ethics, Cambridge, Harvard University
Press, Loeb, 1934) et contrairement à la majorité des commentateurs, éditeurs
et traducteurs de l’Éthique à Nicomaque (Héliodore, Grant, Bywater, Joachim,
Burnet, Ross, Tricot, Ostwald, Irwin, Crisp, Broadie et Rowe, Bartlett et Col-
lins), nous lisons « αἰσθήσεως καὶ νοήσεως » et non pas « αἰσθήσεως ἢ
νοήσεως ». Nous sommes amené à privilégier la leçon en question vu que : a)
la sensation est celle qui détermine le γένος des animaux (cf. infra) ; b) l’être
humain appartient au genre des animaux ; c) la différence (διαφορά) de l’être
humain vis-à-vis des autres animaux est qu’il est le seul animal à être doué de
logos. Ce raisonnement nous conduit à la conclusion que ce qui détermine
l’être humain est « la sensation et le logos », dans le sens où la présence de la
sensation le détermine quant à son γένος (ζῷον) et la présence du logos quant
à son εἶδος (ἄνθρωπος). Souscrire à la leçon « sensation ou intellect » adoptée
par le plus grand nombre signifierait que la seule présence de la sensation aurait
suffit pour définir la vie humaine : τὸ δὲ ζῆν ὁρίζονται τοῖς ἀνθρώποις
δυνάμει αἰσθήσεως. Or, dans ce cas, nous aurions affaire à une définition de la
vie humaine où ne serait pas inclus l’élément même qui différencie l’être
humain – et par voie de conséquence sa vie – du reste des animaux, une défini-
tion réduisant donc la vie humaine à la vie animale. Ainsi, si l’on veut faire
entendre la différence substantielle entre la vie humaine et la vie animale, nous
devons retenir la conjonction de coordination « et » (αἰσθήσεως καὶ νοήσεως).
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18 Yiannis PANIDIS

déduire qu’Aristote se positionne contre l’avortement du fait qu’à ce


stade de la gestation l’embryon dispose en puissance de la sensation et
l’intellect et de ce fait a entamé sa vie humaine. Dans ce cas, le terme
ζωή de l’extrait des Politiques qui nous occupe (VII 16, 1335b22-25)
désignerait la vie humaine telle que celle-ci est définie dans l’Éthique
à Nicomaque, tandis que le critère de l’interdiction de l’avortement
serait la présence en puissance de la sensation et de l’intellect chez
l’embryon. En dépit de l’attrait d’une telle interprétation, deux objec-
tions majeures nous empêchent d’y souscrire. La première, et la plus

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importante au demeurant, tient à la suite dudit extrait de l’Éthique à
Nicomaque, où on lit que la capacité se conçoit par référence à l’acte,
et que l’élément principal réside dans l’acte : ἡ δὲ δύναμις εἰς τὴν
ἐνέργειαν ἀνάγεται, τὸ δὲ κύριον ἐν τῇ ἐνεργείᾳ33. Ainsi, si la vie
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humaine ne se définit pas uniquement par la présence en puissance de


la sensation et de l’intellect mais par leur actualisation, il en résulte que
la définition de la vie humaine ne peut être appliquée à l’embryon
humain, car cela impliquerait d’accepter que ce dernier ne dispose pas
uniquement en puissance de la capacité à penser et réfléchir mais que in
utero, il pense et réfléchit par moments, chose fondamentalement
incompatible avec la philosophie aristotélicienne. En somme, la défini-
tion de la vie humaine de l’Éthique à Nicomaque n’est applicable que
dans le cas d’un être humain au sens littéral du terme, c’est-à-dire à par-
tir de sa naissance. La deuxième objection découle de ce que nous avons
précédemment dégagé, à savoir que tant l’âme dianoétique que l’âme
sensitive existent en puissance dans l’embryon dès sa conception par le
biais du sperme. Ainsi, soutenir que l’avortement devrait être interdit en
raison de la présence en puissance de la sensation et de l’intellect impli-
querait qu’il soit interdit dès la première semaine de la gestation34.

EN IX 9, 1170a17-18. Nous nous appuyons sur la traduction de J. Tricot,


33

Aristote, Éthique à Nicomaque, Vrin, Paris, 1959, et nous soumettons son


commentaire : « La vie consiste donc dans l’acte et non dans la simple
δύναμις » (p. 466, n. 4).
34 D’ailleurs, si l’intention d’Aristote était d’attribuer l’interdiction de
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 19

Si l’embryon ne peut être considéré à ce stade comme un être


humain qui entame sa vie humaine, cela signifie-t-il pour autant qu’il
s’agit d’un animal qui vivrait la vie animale ? Là encore, soutenir une
telle thèse supposerait que l’embryon puisse actualiser la sensation
dont il dispose en puissance. Si par actualisation de la sensation nous
entendons actualisation des cinq sens, il est évident que cela est impos-
sible pour un embryon à ce stade de la gestation, à savoir, pour rappel,
avant le quarantième jour pour un garçon et le quatre-vingt-dixième
jour pour une fille. Prenons l’exemple de la vue (ὄψις). Précisons au

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préalable que pour Aristote, la sensation (αἴσθησις) ou le fait de sentir
quelque chose (τὸ αἰσθάνεσθαι) signifie pâtir (πάσχειν) de quelque
chose (DA II 4, 416b33 et II 11, 424a1), ce qui implique que l’actuali-
sation d’une sensation suppose deux éléments : l’organe sensoriel et
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l’objet de la sensation (II 5, 417b25). Dans le cas de la vue, cela sup-


pose respectivement les yeux et la couleur. Si tant est que in utero exis-
tent des couleurs que l’embryon serait capable de voir – dont il pour-
rait donc être affecté –, il lui manque l’organe afférent pour les voir,
puisque la formation des yeux, bien que précoce, ne s’accomplit
qu’après celle des autres organes (GA II 6, 743b33-35), à savoir lors du
dernier stade de la gestation. En ce sens, il serait parfaitement inexact
de soutenir que l’embryon dispose en acte de la sensation visuelle.
Il est pour autant une sensation dont l’embryon dispose à ce stade
en acte. Il s’agit de la sensation tactile. En effet, le De l’âme nous
enseigne que : a) le toucher est le premier sens à se développer (II 2,
413b4-5), à savoir après la formation du cœur du fait que dans la caté-
gorie des animaux sanguins le principe (ἡ ἀρχὴ) des sens réside dans
le cœur (GA II 6, 743b25-26 ; PA II 1, 647a24-31 ; De la jeunesse et de

l’avortement non pas au fait que l’embryon vit mais au fait qu’il dispose en
puissance de l’intellect, il aurait alors certainement pu formuler les choses
ainsi : πρὶν αἴσθησιν ἐγγενέσθαι καὶ νόησιν ἐμποιεῖσθαι δεῖ τὴν
ἄμβλωσιν. Or, à deux reprises, lignes 1335b24 et b26, il fait le choix d’utiliser
les termes « ζωὴν » et « ζῆν » et non pas ceux de « νόησιν » ou « νοεῖν », un
choix sémantique qui peut difficilement être considéré comme fortuit.
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la vieillesse, 469a5-7)35, b) l’organe du toucher, auquel Aristote n’attri-


bue pas un terme précis, se situe à l’intérieur du corps (DA II 11,
422b20-423b26) et c) les objets du toucher sont les contraires
(ἐναντιώσεις, ΙΙ 11, 422b25-27), ou selon une dénomination plus pré-
cise les différences (αἱ διαφοραὶ, ΙΙ 11, 423b27-29) déterminées par
les éléments (chaud, froid, humide, sec). Dès lors, pour qu’un embryon
humain dispose en acte de la sensation tactile, il devrait être capable de
sentir les différences issues des éléments. Selon nous, l’embryon est
capable de sentir ces différences du fait d’être capable de sentir les

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variations de la température interne de sa mère. En effet, d’après la
biologie aristotélicienne, la nourriture consommée par les animaux
sanguins conduit, à travers le processus de coction, à la production du
sang. Le chaud étant responsable de la coction (PA II 3, 650a2-8 ; IV 3,
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677b33 ; De la sensation et des sensibles, 4, 441b27-442a8), le sang,


en tant que produit de la coction, acquiert nécessairement une certaine
température (Météorologiques IV 11, 389b9), et du fait de circuler par
le cœur, il contribue à alimenter leur température interne. La tempéra-
ture interne d’un organisme sanguin est donc influencée par la tempé-
rature (ou la qualité) du sang qui circule en lui. Dans le cas de la
femme enceinte, cette influence du sang est double : il influence tant la
femme enceinte que l’embryon qu’elle porte, vu que son sang consti-
tue la nourriture principale de ce dernier36. Il existe de ce fait une cor-
rélation directe entre la température de la femme enceinte et celle de
l’embryon, puisque le sang qui circule chez l’un et l’autre, qui passe par
le cœur de l’un et l’autre, est le même sang. Ainsi, à travers le sang qui
passe par son cœur – lequel est le siège de la sensation du toucher –,

35 Cf. M.-P. Morel, « Cardiocentrisme et antiplatonisme chez Aristote et

Alexandre d’Aphrodise », dans Th. Bénatouïl, E. Maffi et Fr. Trabattoni (éd.),


Plato, Aristotle, or Both ?, Hildesheim, Georg Olms Verlag, 2011, p. 70-1 ;
M.F. Frampton, « Aristotle’s cardiocentric model of animal locomotion »,
Journal of the History of Biology, 24/2, 1991, p. 291-301 ; D. Lefebvre, « L’ar-
gument du sectionnement des vivants dans les Parva naturalia : le cas des
insectes », Revue de Philosophie Ancienne, 1, 2002, p. 23-4.
36 Sur ce point, voir Y. Panidis, art. cit., p. 175-9.
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l’embryon est capable de sentir la température interne de sa mère, c’est-


à-dire sentir – ou pâtir – des différences issues des éléments37. Telle est
la raison qui nous incite à soutenir que pour l’embryon, la sensation du
toucher est à ce stade de la gestation une sensation en acte.
Ce développement aurait pu nous amener en toute logique à la
conclusion selon laquelle l’embryon humain vit in fine la vie animale.
Selon nous, une telle interprétation recèle le risque de faire l’impasse
sur la différence substantielle à l’œuvre entre « embryon humain » et
« embryon animal ». Comment mettre en relief cette différence ? La

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réponse serait à chercher dans un extrait du De la génération des ani-
maux (II 1, 732a12-13), où Aristote soutient que le genre des animaux
est déterminé par la sensation : κατὰ δὲ τὴν αἴσθησιν τὸ τῶν ζῴων
ἐστὶ γένος. Si l’on applique cette thèse au cas des embryons, il serait
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plus pertinent d’avancer que la présence de la sensation est la condi-


tion sine qua non pour déterminer le moment où un embryon accède au
genre animal. Ainsi, à un premier niveau, nous dirions que tous les
embryons partagent à ce stade de la gestation un point commun, à

37 D’après la psychologie aristotélicienne (DA, ΙΙ 5, 417a20), l’organe sen-


soriel pâtit du senti (τὸ αἰσθητόν) et devient semblable à ce dernier. En
d’autres termes, si le senti est le chaud, alors l’organe sensoriel devient chaud
lui aussi. Cf. sur ce point, C. Viano, « La doxographie du De Anima (I, 2-5) ou
le contre-modèle de l’âme », dans G. Romeyer Dherbey (dir.) et C. Viano (éd.),
op. cit., p. 76 ; D. Modrak, « Sensation and desire », dans G. Anagnostopoulos
(éd.), op. cit., p. 313. Si l’on applique cette thèse au cas de l’embryon humain,
on pourrait affirmer que si le sang de la femme enceinte est chaud, alors quand
celui-ci arrivera par le biais du cordon ombilical à l’embryon et passera par le
cœur, il influencera de fait vers le chaud la température du cœur de l’embryon
et par là même, plus globalement, sa température interne. Le résultat sera ana-
logue dans le cas où le sang de la femme enceinte est froid. En effet, le sang
chaud ou froid de la femme enceinte constitue le senti de la sensation du tou-
cher chez l’embryon, lequel au contact de l’organe sensoriel corollaire (qui se
trouve sous la chair de l’embryon), actualise la sensation du toucher de ce der-
nier (qui a pour siège le cœur). Au cours de ce processus, l’organe sensoriel
pâtit du – ou devient semblable au – senti, à savoir la qualité du sang (chaud ou
froid), ce qui détermine la température interne de l’embryon.
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savoir qu’ils appartiennent tous au même genre, le genos animal. À un


second niveau par contre, nous pouvons identifier une différence fon-
damentale. En effet, quand l’embryon humain acquiert la sensation, il
est considéré comme un animal et pas encore un être humain (οὐ γὰρ
ἅμα γίγνεται ζῷον καὶ ἄνθρωπος) parce que son but sera accompli
en dernier (ὕστατον γὰρ γίγνεται τὸ τέλος), c’est-à-dire une fois né
(GA II 3, 736b2-5). En ce sens, il ressemble à tout autre embryon ani-
mal ayant acquis comme lui la sensation. Par contre et ce contraire-
ment à tout autre embryon animal, l’embryon humain accède au genre

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animal disposant en puissance de l’âme dianoétique, étant en fait por-
teur d’un but38 spécifique, celui d’appartenir à l’eidos humain une fois
né. De ce qui précède, nous aboutissons à la conclusion suivante :
quand un embryon humain acquiert la sensation, il est un animal en
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acte39 quant à son γένος mais un être humain en puissance quant à son
εἶδος40. Pour le dire autrement, il s’agit d’un embryon humain en acte
et par voie de conséquence d’un être humain en puissance41. C’est sur
ce point que se situe sa différence substantielle d’avec tout autre
embryon animal et qui ne nous autorise pas à identifier l’embryon
humain à l’embryon animal.

38 Pour rappel, Aristote (GA V 1, 778b5-7) postule que la genèse est subor-

donnée à la substance et se produit en vue de la substance, mais celle-ci n’est


pas soumise à la genèse : τῇ γὰρ οὐσίᾳ ἡ γένεσις ἀκολουθεῖ καὶ τῆς οὐσίας
ἕνεκά ἐστιν, ἀλλ᾽ οὐχ αὕτη τῇ γενέσει.
39 D’après G. Aubry, « Capacité et convenance : la notion d’epitêdeiotês

dans la théorie Porphyrienne de l’embryon », dans L. Brisson et al. (éd.), L’em-


bryon..., op. cit., p. 140, n. 3 : « (...) l’embryon (...) à un certain stade de son
développement, peut être dit animal non pas seulement en puissance, mais en
acte, dès lors qu’il acquiert l’âme sensitive ».
40 En s’appuyant sur la formulation proposée pour qualifier le statut de

l’embryon au stade précédent, nous pourrions avancer que l’état de celui-ci à


ce stade de la gestation se trouve aux confins de ceux d’un animal et d’un être
humain.
41 Selon la formulation de G. Aubry, « La doctrine...», art. cit., p. 57 : « (...)

pour Aristote, l’embryon est non seulement un animal mais aussi un être
humain en-puissance ».
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 23

Comment dès lors caractériser la vie d’un embryon humain à ce


stade ? Autrement dit, comment interpréter le terme ζωή de l’extrait
des Politiques (VII 16, 1335b23-25) que nous aurons mis à l’ouvrage
dans cet article ? Si l’on envisage l’embryon humain uniquement quant
à son γένος, c’est-à-dire en tant qu’animal en acte, nous serions alors
contraints de soutenir, à l’instar de Pellegrin et de Feen42, que la vie
vécue est bien la « vie animale ». Par contre, si l’on envisage l’em-
bryon humain quant à son εἶδος, c’est-à-dire en tant qu’être humain en
puissance, alors sa vie semble identique à celle d’un embryon animal,

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mais n’est pas identique pour autant, vu que son but est radicalement
différent. En étendant l’interprétation que nous avons proposée concer-
nant la notion de développement embryonnaire progressif, nous pour-
rions soutenir qu’à ce stade, l’embryon humain vit une vie analogue à
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l’état embryonnaire transitoire dans lequel il se trouve, auquel succé-


dera la vie humaine quand il sera né. Autrement dit, il vit une vie tran-
sitoire, laquelle se situe entre la vie animale et la vie humaine43. En

42 P. Pellegrin, Aristote, Les Politiques, Paris, GF Flammarion, 1993,

p. 508, n. 12 ; R.H. Feen, « Abortion and exposure in ancient Greece : Assessing


the status of the foetus and “Newborn” from classical sources », dans
W.B. Bondeson, H.T. Engelhardt, S.F. Spicher et D.H. Winship (éd.), Abortion
and the status of the foetus, Dordrecht / Boston / Lancaster, D. Reidel Publi-
shing Company, 1984, p. 294. Dans un cadre interprétatif analogue s’inscri-
vent les lectures des W.L. Newman, The Politics of Aristotle, Volume III, New
York, Arno Press, 1973, p. 475 ; L. Edelstein, op. cit., p. 18 ; S.K. Dickison,
« Abortion in Antiquity », Arethusa, 6/1, 1973, p. 163 ; L. Kourkouta et al., art.
cit., p. 117. De son côté, D.J. Galton, « Greek theories on eugenics », Journal
of Medical Ethics, 1998, 24, p. 265, considère que le terme ζωή employé dans
l’extrait qui nous occupe renvoie à la « vie sensitive ». M. Lu propose une tout
autre interprétation (art. cit., p. 50-1), considérant que le terme en question
renvoie à la « vie nutritive ou biologique ». J. Lombard (op. cit., p. 105) l’as-
socie quant à lui à la « vie végétative ». Enfin, P. Drum, « Hylomorphism and
abortion », Australian Journal of Professional and Applied Ethics, 2/1, 2000,
p. 71, postule que le terme en question renvoie à la « vie rationelle ».
43 La position de V. Dasen, art. cit., p. 19, est autre quand elle affirme :

« For the gradualists, as Aristotle, human life starts at a certain point during the
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24 Yiannis PANIDIS

s’appuyant sur le fait que pour Aristote la vie s’entend de plusieurs


manières et par souci de mettre en lumière la différence substantielle
entre embryon humain et embryon animal, nous proposons, en para-
phrasant le terme de ζωή présent dans l’extrait des Politiques, de qua-
lifier la vie de l’embryon humain à ce stade de « vie embryonnaire
humaine en acte » ou encore de « vie humaine en puissance ».
Si notre lecture interprétative est valable, nous pourrions ramasser
la thèse d’Aristote sur la question de l’avortement ainsi : l’avortement
doit être pratiqué avant que l’embryon humain n’acquière la sensation,

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c’est-à-dire avant qu’il ne commence à vivre la vie embryonnaire
humaine, avant donc d’être un embryon humain en acte et de ce fait un
être humain en puissance44. De ce point de vue, nous dirions que le cri-
tère interdisant l’avortement au-delà d’un certain stade de la gestation
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est la vie biologique de l’embryon humain ou encore le début de la vie


de cet embryon qui, une fois né, appartiendra à l’espèce humaine. Est-
il fondé pour autant, à l’instar de certains auteurs45, d’attribuer un
caractère moral à ce positionnement défavorable du philosophe en
matière d’avortement ?

course of pregnancy, when the fetal parts are formed and movements percep-
tible » (c’est nous qui soulignons).
44 Cf. R.H. Feen, « Abortion... », art. cit., p. 294.
45 Cf. R. Kraut, op. cit., p. 155-6 ; M.-H. Congourdeau, L’embryon..., op.

cit., p. 307-8 ; Α. Cameron, « The exposure of children and Greek ethics », The
Classical Review, 46/3, 1932, p. 109 ; L.R. Angeletti, « Le concept de vie dans
la Grèce ancienne et le serment d’Hippocrate », Revue Philosophique de Lou-
vain, 90, 1992, p. 168 ; J. Tricot, La Politique, Paris, Vrin, 1970, p. 542, n. 2 ;
E. Littré, Œuvres complètes d’Hippocrate, T. VIII, Paris, J.B. Baillière, 1853,
p. 526-7 ; P. Brulé, « Infanticide et abandon d’enfants : Pratiques grecques et
comparaisons anthropologiques », dans La Grèce d’à côté. Réel et imaginaire
en miroir en Grèce antique, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2007,
p. 39 ; J. Lombard, Éthique médicale et philosophie. L’apport de l’Antiquité,
Paris, L’Harmattan, 2009, p. 49-50 ; D. Lipourlis, Ιπποκράτης. Ιατρική
δεοντολογία, νοσολογία, Ζètros, Thessaloniki, 2001, p. 62-3, n. 17.
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 25

2. L’interdiction de l’avortement, une interdiction d’ordre moral

L’abord de cette question sous l’angle contemporain de la bioé-


thique pourrait conduire à la conclusion selon laquelle la position
d’Aristote revêt un caractère moral. En effet, le fait qu’il confère à la
sensation et la vie de l’embryon la limite au-delà de laquelle l’avorte-
ment devrait être interdit pourrait signifier qu’il adhère à la différence
entre avortement précoce et avortement tardif, le premier étant permis
(ou licite) et le deuxième interdit (ou illicite), avec pour critères la for-

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mation, la sensation, le mouvement et en définitive l’animation de
l’embryon, autrement dit la vie même de l’embryon. En ce sens, il
serait possible de soutenir que le Stagirite reconnaît ce que l’on nom-
merait aujourd’hui le droit à la vie de l’embryon46 et que l’interdiction
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qu’il prône constitue une interdiction morale telle que nous l’enten-
dons. Ceci étant posé, quelle lecture pourrions-nous proposer, si nous
tenons à nous écarter d’un tel anachronisme conceptuel ?
C’est dans la phrase suivante de l’extrait des Politiques (VII 16,
1335b25-26) examiné jusqu’à présent que nous avons pu dégager des
éléments de réponse, celle-là même où Aristote affirme de manière
catégorique que ce sont la sensation et la vie qui détermineront le
caractère impie ou pas de l’avortement : τὸ γὰρ ὅσιον καὶ τὸ μὴ
διωρισμένον τῇ αἰσθήσει καὶ τῷ ζῆν ἔσται47. Sur un mode tout

46 Cf. L.R. Angeletti, art. cit., p. 170, n. 34 ; J. Ducatillon, « Le serment


d’Hippocrate, problèmes et interprétations », Bulletin de l’Association
Guillaume Budé, 1, 2001, p. 49. La position de R. Crahay, « Les moralistes
anciens et l’avortement », L’Antiquité Classique, 10 (fasc. 1), 1941, p. 23, est
tout autre quand il affirme qu’« il ne faudrait point voir là (...) la preuve d’un
intérêt porté à l’enfant à naître, la sanction d’un droit à l’existence ». Crahay
sera rejoint par C. Bernard et al., art. cit., p. 186, qui préciseront qu’« il s’agit
plutôt d’un compromis où l’intérêt véritablement en cause est celui de l’Etat et
non celui du fœtus ».
47 Pol. VII 16, 1335b25-26. D’après H. Bonitz (Index Aristotelicus,

secunda editio, Graz, 1955, 532b31-2), il s’agit dans l’extrait en question des
Politiques de τὸ ὅσιον καὶ τὸ μὴ περὶ τὴν ἄμβλωσιν. On retrouve sous la
plume des traducteurs des Politiques d’Aristote plusieurs traductions des
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26 Yiannis PANIDIS

aussi catégorique, Aristote choisit dans la phrase en question d’utiliser


le signifiant ὅσιον, notion particulièrement chargée à cette époque,
que l’on ne retrouve qu’à de rares occasions dans le reste du corpus
aristotélicien48, ce qui bien entendu nous invite à penser que ce choix
n’est pas fortuit. Une dernière série de questions se pose alors : a)
quand est-ce qu’un acte est considéré comme impie ou non impie ? ; b)
pour quelle raison l’avortement d’un embryon humain vivant consti-
tue-t-il un acte impie ? ; c) dans quelle mesure peut-on repérer dans la
notion de piété une composante morale suffisamment consistante pour

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attribuer à l’interdiction de l’avortement un caractère moral ?

Définition de hosion / mè hosion


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Un détour par la littérature grecque, où le mot ὅσιον et ses dérivés


sont employés, nous enseigne que : a) le terme ὅσιον constitue une
notion qui fait référence aux comportements de l’individu à l’égard des
dieux, des membres de la famille et de la patrie49 et b) ce qui confère le

termes ὅσιον et μὴ ὅσιον, parmi lesquelles pious et impious ou non impie et


impie (Reeve, Pellegrin), permise et impie (Aubonnet), holy et not holy
(Newman, Lord, Simpson, Kraut), right et wrong (Barker, Sinclair), lawful et
unlawful (Jowett, Rackham) ou encore respectable et abominable (Tricot). À
ce stade, je me contenterai de traduire les termes ὅσιον et μὴ ὅσιον par « non
impie » et « impie ». Par la suite, je tenterai de proposer une autre traduction de
ces termes. Je tiens à remercier à cette occasion David Lefebvre pour ses pré-
cieuses observations à la lecture d’une première version de ce texte et tout par-
ticulièrement pour avoir attiré mon attention sur l’importance de ce passage.
48 EN I 4, 1096a14-17 et IX 4, 1166b5 ; Pol. I 2, 1253a35-36 et II 4

1262a25-29 ; Constitution d’Athènes, 30.2.7-8 et 43.6.5 ; De vertus et de Vices,


1250b23-24 ; Fragmenta Varia, 1.3.36.7, 1.4.44.11-12, 1.1.18.3, 8.44.384.9,
8.44.434.13 et 10.1.674.7.
49 Cf. Platon, Alcibiade ii 149e ; Id., Définitions 415a9 ; Anonyme, Com-

mentaire sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, 232.6-23 ; Eustratius, Com-


mentaire sur l’Éthique à Nicomaque d’Aristote, 341.28 ; Scholie à Euripide,
656.5-8 ; Commentaire sur Ploutos d’Aristophane, 682.9-12 ; Aelius Aristide,
Art de la Rhétorique, 1.12.2.5.33-38 ; Diodore de Sicile, Bibliothèque histo-
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 27

caractère impie ou pas d’un acte dépend de la question de savoir si


celui-ci est un acte « juste », autrement dit si l’individu se comporte en
pratiquant le juste (τὸ δίκαιον)50 ou le convenable envers eux (τὰ
πρέποντα, τὰ προσήκοντα)51. Que peut bien signifier agir pieuse-
ment (ou agir de manière juste) à l’égard des dieux, de la famille et de
la patrie ? La réponse semble résider dans le rapport entre comporte-

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rique, 7.4.4.1-3 ; Suida, Lexique, s.v. ὁσιότης et ἀνόσιον. Concernant le sens
du terme ὅσιον et ses dérivés (ὁσίη, ὅσιος, ὁσιότης), voir E. Benveniste, Le
vocabulaire des institutions indo-européennes. Volume 2 : pouvoir, droit, reli-
gion. Sommaires, tableau et index établis par Jean Lallot, Paris, Minuit, 1969,
p. 198-202 ; J. Rudhardt, Notions fondamentales de la pensée religieuse et
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actes constitutifs du culte dans la Grèce classique, Paris, Picard, 1992, p. 30-6 ;
Gh. Jay-Robert, Le sacré et la loi. Essai sur la notion d’hosion d’Homère à
Aristote, Paris, Kimé, 2009, en part. p. 65-74, 96-9 et 109-132 ; J. Blok,
« Hosiē and athenian law from Solon to Lykourgos », dans V. Azoulay et
P. Ismard (dir.), Clisthène et Lycurgue d’Athènes. Autour du politique dans la
cité classique, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011, p. 234-9 ; K.J. Dover,
Greek Popular Morality in the Time of Plato and Aristotle, Indianapolis /
Cambridge, Hackett Publishing Company, 1994, p. 246-54.
50 La corrélation juste / justice avec non impie / piété est notable dans la

majorité des sources pré-citées ou citées plus-bas. Cf. aussi sur ce point Platon,
Euthyphron 11e-13a ; Apologie de Socrate 32d ; Lois II 663d ; Commentaire
sur Ploutos d’Aristophane, 415.9 ; Jean Stobée, Anthologie, 2.7.25.34-35.
51 Cf. Platon, Gorgias 507a-b ; Elias, Commentaire de l’Isagoge de Por-

phyre, 18.12-14 ; Jamblique, Protreptique, 89.6-9. Il est à noter que dans la lit-
térature grecque, outre les termes ὅσιον et ὁσιότητα, deux autres termes sont
utilisés pour qualifier le comportement de l’individu à l’égard des dieux, ceux
de εὐσεβὲς et εὐσέβειαν. D’après S. Broadie, « Aristotelian Piety », Phrone-
sis, 48/1, 2003, p. 54, n. 1 : « eusebês applies to persons and acts performed,
while hosios also applies to actions considered as what is performed. The for-
mer is more positive ; the later need mean no more than ‘not religiously for-
bidden’ ». Plus généralement au sujet de la signification du terme εὐσέβεια,
voir L. Bruit Zaidman, Le commerce des dieux. Eusebeia essai sur la piété en
Grèce ancienne, Paris, La Découverte, 2001, en particulier la seconde partie de
son livre qui présente une étude historique du terme. Voir aussi B. Colot, s.v.
pietas, dans B. Cassin (éd.), op. cit., p. 942-5.
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28 Yiannis PANIDIS

ment pieux et lois non écrites. Plus précisément, nous savons qu’à
cette époque prévalait une série de règles / prescriptions, la majorité
d’entre elles relevant du champ du juste naturel ou du juste non écrit et
qui, contrairement aux lois écrites, ont comme le signale Aristote dans
l’Éthique à Nicomaque partout la même portée52 ; autrement dit, leurs
effets sont perceptibles indépendamment de la région géographique et
du régime politique en vigueur. Parmi les lois non écrites ou com-
munes les plus caractéristiques, la foi en les dieux, l’interdit de l’homi-
cide, du parricide et du matricide, le respect envers les parents, la

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défense de la patrie, l’enterrement des morts, etc.
Venons-en à présent à la fonction des lois non écrites au sein d’une
société. Selon une approche plus anthropologique, nous dirions que
ces lois dictent à ses membres une série de devoirs et d’interdictions,
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lesquelles imposent à leur tour une série de représentations collectives


qui participent au maintien de la cohésion d’une société et sa reproduc-
tion dans le temps. Autrement dit et pour rester fidèle à la sémantique
de l’époque, ces lois visent à imposer aux individus une certaine habi-
tude (ἔθος)53, c’est-à-dire une certaine façon de se comporter. D’au-
tant que si l’on se penche plus avant sur les notions de devoir et d’in-
terdit véhiculées par les lois non écrites, nous pourrions ajouter que ces
lois recèlent une fonction d’impératif moral au sein d’une société (par
exemple, « c’est bien de..., donc je dois faire ceci », « c’est mal de...,
donc je ne dois pas faire cela »)54. En d’autres termes, ce sont des lois

52 EN V 10, 1134b18-24. D’après la Rhétorique d’Aristote (I 10, 1368b7-

9), la loi non écrite équivaut à la loi commune (κοινός νόμος), c’est-à-dire la
loi qui fait autorité pour tous (παρὰ πᾶσιν ὁμολογεῖσθαι), comme par
exemple, d’après le commentateur Anonyme (Commentaire sur la Rhétorique
d’Aristote, 58.19-22), le respect des parents.
53 D’après plusieurs sources, les lois non écrites sont désignées sous les

termes ἔθος οu συνήθεια (Ps-Aristote, Rhétorique à Alexandre, 1.7.1-1.8.1 ;


Anonyme, Commentaire sur la Rhétorique d’Aristote, 74.17-75.7, 79.8-9 ;
Sextus Empiricus, Les Esquisses pyrrhoniennes, 1.146.1-6) ou lois οἱ κατὰ τὰ
ἔθη (Pol. III 16, 1287b7 ; Ps-Aristote, Divisions, 10col1.5-19).
54 Selon D.M. MacDowell (The Law in Classical Athens, Ithaca / New
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 29

qui imposent un ensemble de prescriptions non écrites à caractère


moral55, qui définissent ainsi ce qui est moralement permis ou interdit
et contribuent de ce fait à l’éducation morale des membres d’une
société56.
À partir de ce qui vient d’être dégagé, nous pourrions avancer que
le rapport entretenu entre le comportement pieux et les lois non écrites
obéit à une logique précise, à savoir : a) les lois non écrites prescrivent
une série de règles, normes, devoirs moraux non écrits, dont le contenu
est déterminé par le juste non écrit ; b) parmi les lois non écrites, on

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retrouve celles qui prescrivent des règles relatives au comportement de
l’individu à l’égard des dieux, la famille et la patrie ; c) à partir du
moment où l’individu respecte les prescriptions, les règles, les normes
et les devoirs moraux issus des lois non écrites (ou divines)57, son
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comportement à leur égard sera considéré comme juste et de ce fait


pieux58. Tel est le cas quand il vénère les dieux et leur adresse les hon-
neurs et sacrifices qu’il convient, quand il respecte, honore, prend soin

York, Cornell University Press, 1986, p. 46), les lois non écrites présentent la
forme suivante : « Everyone knows it’s wrong to... ».
55 Cf. J. de Romilly, La loi dans la pensée grecque, Paris, Les Belles

Lettres, 2002, p. 36.


56 Cf. B. Yack, The Problems of a Political Animal : Community, Justice,

and Conflict in Aristotelian Political Thought, Berkeley / Los Angeles /


London, University of California Press, 1993, p. 181.
57 Selon E. Benveniste, op. cit., p. 198, l’adjectif hosios signifie « ce qui est

prescrit, permis par la loi divine, mais dans les rapports humains (...) Les
devoirs dits hósia (...) sont des devoirs envers les hommes (...) prescrits (...)
par une loi divine (hósia) ». Cf. également, J. Blok, art. cit., p. 235 ; Gh. Jay-
Robert, op. cit., p. 55-8 ; K.J. Dover, op. cit., p. 248 ; B. Le Guen-Pollet, La vie
religieuse dans le monde Grec du Ve au IIIe siècle avant notre ère : choix de
documents épigraphiques traduits et commentés, Toulouse, Presses Universi-
taires du Mirail, 1991, p. 77, n. 87 et p. 86, commentaire 7 ; L. Bruit Zaidman
et P. Schmitt Pantel, La religion grecque dans les cités à l’époque classique,
Paris, Armand Colin, 2011, p. 8.
58 Cf. W. Burkert, La Religion grecque à l’époque archaïque et classique,

Paris, Picard, 2011, p. 359.


02 Revue 1-2015:k 14-09-15 10:00 30

30 Yiannis PANIDIS

de ses parents et leur obéit, quand il ne violente pas ou tue pas un des
membres de sa famille, etc.59 Ainsi, nous dirions que les règles non
écrites qui déterminent le comportement pieux s’inscrivent dans le
champ des lois non écrites ou mieux constituent une sous-catégorie des
lois non-écrites, celles relatives aux dieux, la famille et la patrie.

Le caractère mè hosion de l’avortement

Revenons-en à présent à la question de l’interdiction de l’avorte-

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ment et à la raison pour laquelle l’avortement d’un embryon humain
vivant constituerait pour Aristote un acte impie. Une première réponse
envisageable serait, si l’on suit l’hypothèse de Carrick60, qu’Aristote
s’oppose à l’avortement car dès lors que l’embryon a acquis sensation
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et vie, il a acquis la capacité de ressentir la douleur. Or, soutenir l’hy-


pothèse selon laquelle provoquer la douleur chez un organisme vivant
constituerait un acte moralement condamnable ou impie équivaudrait à
soutenir que le recours aux animaux pour des travaux agricoles et plus
encore le sacrifice d’animaux au nom des rites religieux ou des besoins
alimentaires, la défense de la cité en temps de guerre ou encore l’ac-
couchement décrit par Aristote comme un processus douloureux pour
la femme enceinte (GA IV 6, 775a27-775b13 ; HA VII 8, 587a2-4)
constitueraient des actes impies précisément parce qu’ils sont sources
de douleur, une douleur que tant les animaux que les soldats et les

59 i) τῆς πρὸς θεοὺς ὁσιότητος : Sextus Empiricus, Contre les mathéma-

ticiens, 9.123.9-9.125.1 ; Diogène Laërce, Vies des Philosophes, 10.10.5-7 ;


Jamblique, Vie de Pythagore, 30.175.3 ; ii) τῆς πρὸς γονεῖς ὁσιότητος :
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 7.4.4.1-3 ; Sextus Empiricus,
Les Esquisses pyrrhoniennes, 3.246.1-3 ; Dion Chrysostome, Discours,
41.4.7-8 ; iii) pour les actes de violence contre un membre de la famille, voir
Euripide, Médée, 1305 ; Platon, Lois IX 880e-881b ; Scholie à l’Oreste d’Eu-
ripide, 841.5. Pour exemple, Ps-Plutarque dans Vie d’Homère (2615-9) inclut
parmi les actes impies les abattages de parents et d’enfants (παίδων ἢ γονέων
σφαγὰς).
60 P. Carrick, op. cit., p. 231, n. 65.
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 31

femmes enceintes sont capables d’éprouver61. Cette interprétation ne


peut donc qu’être écartée.
Une deuxième réponse serait que le philosophe se positionne en
faveur de l’interdiction de l’avortement du fait d’adopter, selon la for-
mule des Newman et Aubonnet, « les sentiments religieux de son
temps et de sa race »62. Ainsi, à travers cette thèse, le philosophe vise-
rait à empêcher le risque de pollution63 et par là même de sanction des
dieux64 qu’un tel acte impie serait susceptible de déclencher pour une
famille et sans doute pour la cité dans son ensemble. L’interprétation

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d’Aubonnet et Newman aurait été convaincante si effectivement à
l’âge classique la pratique de l’avortement faisait partie intégrante des
interdictions écrites ou non écrites. Or, les évidences dont on dispose
ne semblent pas confirmer cette thèse. En effet, hormis d’une part
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quelques inscriptions du corpus épigraphique des lois sacrées grecques


relatives à « la condamnation morale de la femme s’étant livrée à
l’avortement », pour reprendre la formulation d’Angeletti65, parmi les-

61 Citons à ce sujet les propos de H. King, Hippocrates’ Woman : Reading

the Female Body in Ancient Greece, London & New York, Routledge, 1998,
p. 124 : « In ancient Greek culture further parallels were drawn between fighting
and, if necessary, dying for his city (...) and childbirth (...) Both war and child-
birth were viewed as forms of combat involving pain ». Plus généralement au
sujet de l’équivalence entre ponos (douleur) guerrier et celui de l’accouchée,
voir Ν. Loraux, « Le lit, la guerre », L’Homme, 21/1, 1981, p. 37-67.
62 J. Aubonnet, Aristote, Politique, Livres I et II, Paris, Les Belles Lettres,

2002, p. 138, n. 9 ; W.L. Νewman, The Politics of Aristotle, Vol. II, Oxford,
Clarendon Press, 1887, p. 241.
63 Cf. R. Garland, Daily Life of the Ancient Greeks, Westport / Connecticut /

London, Greenwood Press, 2009, p. 91-2 ; M. Lu, art. cit., p. 58.


64 Cf. S. Blundell, Women in Ancient Greece, Cambridge / Massachusetts,

Harvard University Press, 1995, p. 109.


65 Cf. L.R. Angeletti, art. cit., p. 174. Au sujet de l’avortement dans les lois

sacrées, voir B. Legras, « Avortement et infanticide dans l’Égypte hellénis-


tique. Transferts de droits et traditions grecques : Réponse à Laura Pepe »,
dans M. Gagarin et A. Lanni (éd.), Symposion 2013, Papers on Greek and Hel-
lenistic Legal History (Cambridge MA, August 26-29, 2013), Wien, Österrei-
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32 Yiannis PANIDIS

quelles l’inscription de Cyrène (IVe siècle av. J.-C.)66, de Délos (Ier


siècle av. J.-C.)67 et d’Arcadie (IIe siècle av. J.-C.)68, et d’autre part
l’information douteuse de Pseudo-Galien selon laquelle Solon et
Lycurgue auraient élaboré des lois contre l’avortement69, les sources
littéraires témoignent qu’à l’époque classique il n’est pas question
d’une loi écrite ou non écrite interdisant formellement l’avortement70.

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chische Akademie der Wissenschaften, 2014, p. 65-74, notamment 68-71 ;
R. Crahay, art. cit., p. 16-17.
66 Cf. F. Sokolowski, Lois sacrées des cités grecques. Supplément, Paris, E.

de Boccard, 1962, no 115 B. 1.24-27. Notons que la Lex cathartica de Cyrène,


un des textes religieux les plus anciens dont nous disposons, établit une dis-
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tinction entre le fœtus formé et le fœtus informe, jugeant la souillure consécu-


tive à l’avortement du premier plus grave que celle consécutive à l’avortement
du second.
67 Cf. F. Sokolowski, op. cit., no 54, 1.6.
68 Cf. G.-J. Te Riele, « Une nouvelle loi sacrée en Arcadie », Bulletin de

correspondance hellénique, 102/1, 1978, p. 325 et 329. En suivant E. Lupu,


Greek Sacred Law : A Collection of New Documents (NGSL), Religions in the
Graeco-Roman World 152, Leiden, Brill, 2005, p. 209-10 et B. Legras, art. cit.,
p. 66 et 68-9, la liste complète des lois sacrées relatives à l’avortement serait la
suivante : i) LSCG, Suppl. no 115 B, 1.24-27 (Cyrène, fin du IVe siècle av. n. è.)
; ii) LSCG, 154 A, 1.24 (Kos, IIIe siècle av. n. è.) ; iii) SEG, XIV 529, 1.7 (Kos,
IIe siècle av. n. è) ; iv) LSCG, 171,17 (Isthmos, IIe siècle av. n. è.) ; v) LSCG,
Suppl. no 54, 1.6 (Dèlos, fin du IIe siècle av. n. è.) ; vi) LSAM, no 20, 1.20-22
(Philadelphie, 1er siècle av. n. è.) ; vii) SEG XXVIII 421 = NGSL no 7, 1. 6-7
(Mégalopolis en Arcadie, 1er siècle av. n. è.) ; viii) LSS 119 (Ptolémaïs en
Haute-Égypte, 1er siècle av. n. è.) ; ix) IG II2 1362, 1.22 (1er siècle de n. è.) ; x)
LSCG 55, 1.7 (Attique, IIe siècle de n. è.) ; xi) LSCG, 139, 1.12 (Lindos de
Rhode, IIe siècle de n. è.) ; xii) LSAM 84, 1.5. (Smyrne en Asie Mineure, IIe
siècle de n. è.) ; xiii) LSCG, Suppl. no 91 1.11 (Lindos de Rhode, IIIe siècle de
n. è.).
69 Ps-Galien, Si ce qui est dans l’utérus est un vivant, 19.179.13-19.180.1.

Selon L. Edelstein, op. cit., p. 16, n. 30, cette information est une invention tar-
dive, « determined by the thought of the Christian era » et ne peut donc être rece-
vable pour étayer l’existence de lois interdisant l’avortement à cette époque.
70 Cf. L. Edelstein, op. cit., p. 15-6 ; M.T. Fontanille, op. cit., p. 33-8 et 193 ;
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 33

En d’autres termes, la loi, tant écrite que non écrite, à l’œuvre dans la
grande majorité des cités grecques reste silencieuse à l’égard de la pra-
tique de l’avortement, autorisant ainsi aux femmes le recours à cette
pratique sans la peur de la sanction de la loi71, puisque l’avortement en
tant que tel ne constituait pas un acte illégal72. Pour conclure et en met-
tant de côté les questions afférentes d’efficacité et de fréquence, ques-

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R. Crahay, art. cit., p. 11 ; S.K. Dickison, art. cit., p. 165 ; L.R. Angeletti, art.
cit., p. 171-8 ; J.M. Riddle, op. cit., p. 11 et 62-4 ; S.H. Miles, The Hippocratic
Oath and the Ethics of Medicine, Oxford, Oxford University Press, 2004,
p. 81-2 ; R.H. Feen, « The moral basis of Graeco-Roman medical practice »,
Journal of Religion and Health, 22/1, 1983, p. 44 ; J. Roy, « Polis and oikos in
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classical Athens », Greece & Rome, XLVI/1, 1999, p. 9 ; R. Flacelière, La vie


quotidienne en Grèce au siècle de Périclès, Paris, Hachette Littératures, 2008,
p. 100. Pour rappel, les premières lois interdisant l’avortement voient le jour
durant le règne des empereurs Lucius Septimius Severus et Antoninus Cara-
calla (193-217 av. J-C.), cf. W.J. Watts, « Ovid, the law and Roman society on
abortion », Acta Classica, XVI, 1973, p. 91-2 et 94, G. Clark, « Roman
women », Greece & Rome, 28/2, 1981, p. 197, avec la note 13 à la p. 211.
71 Cf. J.M. Riddle, op. cit., p. 23 ; K. Kapparis, « Women and family in

Athenian law », dans A. Lanni (éd.), Athenian law in its democratic context
(Center for Hellenic Studies On-line Discussion Series), republié dans
C.W. Blackwell (éd.), Dēmos : Classical Athenian Democracy (A. Mahoney et
R. Scaife (éd.), The Stoa : A Consortium for Electronic Publication in the
Humanities [www.stoa.org]), Édition du 22 mars, 2003, p. 12-3. Seule excep-
tion, le cas où l’avortement avait lieu soit à l’insu du mari soit sans son consen-
tement. Citons à titre d’exemple le Κατὰ Ἀντιγένους ἀμβλώσεως (ou περὶ
τῆς ἀμβλώσεως ou περὶ τοῦ ἀμβλωθριδίου) discours de Lysias (fr., 332.16-
333.11 [Thalheim]), dans lequel Antigène accuse sa femme de meurtre pour
avoir eu recours à l’avortement. Retenons qu’y compris dans ce cas, la loi
intervient non pas parce que l’avortement constitue un crime contre l’enfant
mais pour protéger les droits du père vis-à-vis de l’enfant en tant que ce dernier
est son héritier. Cf. sur ce point R.H. Feen, « Abortion... », art. cit., p. 291-2 ;
M.-T. Fontanille, op. cit., p. 34.
72 Cf. A.J.L. Hooff, « Abortion in the ancient world by Konstantinos

Kapparis (Review) », Mnemosyne, Fourth Series, 58/3, 2005, p. 467 ;


V. Dasen, art. cit., p. 26.
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34 Yiannis PANIDIS

tions qui ne sauraient être traitées dans le présent article, nous sommes
en mesure d’affirmer que la pratique de l’avortement, tout comme
celle de l’exposition / infanticide, constituait au sein des sociétés clas-
siques une pratique connue et socialement reconnue73, dont la décision
relevait de la sphère privée et qui contribuait tant au contrôle des nais-
sances qu’au planning familial74, ce qui revient à dire que dans le
champ du social l’avortement ne constituait pas un acte moralement
condamnable ou impie75.

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73 Cf. R.H. Feen, « Abortion... », art. cit., p. 283, 287 et 289-90 ;

J.M. Riddle, op. cit., p. 64 ; P. Carrick, op. cit., p. 101-3 ; L. Dean-Jones, op. cit.,
p. 203 ; H. King, op. cit., p. 139 ; A. Cameron, art. cit., p. 106 et 108 ;
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A. Bresson, « Démographie grecque antique et modèles statistiques », Revue


Informatique et Statistiques dans les Sciences Humaines, 21 (1-4), 1985, p. 13-
4 ; H.E. Sigerist, A History of Medicine. Volume II. Early Greek, Hindu, and
Persian Medicine, Oxford, Oxford University Press, 1961, p. 230 ; R. Joly,
Hippocrate. Médecine grecque, Paris, Gallimard, 1964, p. 206, n. 1.
74 Cf. J.M. Riddle, op. cit., p. 10 ; Id., « Oral contraceptives and early-term

abortifacients during classical Antiquity and the Middle Ages », Past & Pre-
sent, 132, 1991, p. 24 et 28 ; A. Preus, « Biomedical... », art. cit., p. 251 ;
P. Carrick, op. cit., p. 106-7 ; A. Bresson, art. cit., p. 13-4 ; G. Androutsos,
« Contraception et planning familial dans la Grèce antique », Andrologie,
2002, 12/1, p. 105-9 ; M. Bujalkova, « Birth control in Antiquity », Bratisl Lek
Listy, 108/3, 2007, p. 163 et 166 ; L.P. Wilkinson, « Classical approaches to
population planning », Population and Development Review, 4/3, 1978, p. 448 ;
H.G. Daugherty et K.C.W. Kammeyer, An Introduction to Population, New
York, The Guilford Press, 1995, p. 14-5.
75 Cf. L. Edelstein, op. cit., p. 13 ; D. Lipourlis, op. cit., p. 62 ; L. Dean-

Jones, « Abortion in the ancient world (Review) », American Journal of Philo-


logy, 124/4, 2003, p. 615 ; L. Kourkouta et al., art. cit., p. 118. Bien entendu, à
l’époque à laquelle nous faisons référence, quelques voix s’étaient érigées
contre cette pratique, les plus illustres étant le fragment du Pseudo-Phokylide,
dans lequel on lit qu’aucune femme ne peut tuer l’embryon qu’elle porte (μηδὲ
γυνὴ φθείροι βρέφος ἔνδοθι γαστρός, fr. 183 [Bergk]), et le Serment de la
Collection hippocratique, où le futur médecin s’engage à ne jamais donner de
pessaire abortif à une femme enceinte (ὁμοίως δὲ οὐδὲ γυναικὶ πεσσὸν
φθόριον δώσω, Serment, 15). Il s’agit toutefois de voix minoritaires, les
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 35

Si durant l’âge classique l’avortement ne fait pas partie des inter-


dits écrits ou non écrits, qu’est-ce qui autorise Aristote à inclure l’acte
abortif parmi les actes impies ? D’après nous, la réponse se trouve dans
un extrait du deuxième livre des Politiques (II 4, 1262a25-29)76, où le
Stagirite délimite le champ des actes impies, incluant dans la catégorie
de l’impiété une série d’actes, tels que les sévices (αἰκίαι), les
meurtres volontaires ou involontaires (φόνοι ἀκούσιοι / ἑκούσιοι),
les rixes (μάχαι) et les injures (λοιδορίαι), dès lors que ces actes
visent un membre de l’entourage familial de l’individu77. Si l’on met

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en tension à présent l’extrait en question avec celui relatif à l’avorte-
ment (VII 16, 1335b25-26) à partir d’une lecture biologique du statut
de la vie de l’embryon humain, lecture que nous avons dégagée dans la
première partie de cet article, un certain nombre de conclusions s’im-
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posent.

textes médicaux anciens signalant que pour la majorité des médecins de l’An-
tiquité, l’avortement et surtout l’avortement thérapeutique n’était pas une pra-
tique proscrite. Ce qui orientait leur positionnement en matière de pratique
abortive était le critère de dangerosité pour la santé de la femme enceinte.
C’est la raison pour laquelle ils étaient favorables à un avortement précoce
(durant les 30-40 premiers jours de la grossesse) du fait que les méthodes abor-
tives conseillées durant cette période sont les moins nocives pour la santé de la
femme enceinte. Voir sur ce point Y. Panidis, « Avortement : la φθορά
(phthora) provoquée de l’embryon dans les textes médicaux de l’Antiquité »,
Philosophia, 43, 2013, p. 221-40.
76 C’est à n’en pas douter la référence la plus importante du Stagirite à ce

sujet parmi les 14 occurrences du mot ὅσιον (ou de ses dérivés) dans l’en-
semble de son œuvre, cf. supra note 49.
77 Notons que d’après la terminologie de la Poétique (14, 1453b1-26), les

meurtres entre sujets présentant un lien de parenté du premier degré font partie
de la catégorie des choses terribles (δεινὰ / οἰκτρὰ), autrement dit de la caté-
gorie de ces éléments qui, dès lors qu’ils font partie de la composition du
mythe, provoquent la pitié (ἔλεον) et la crainte (φόβον) du spectateur. Plus
globalement au sujet de la piété filiale, voir X. Schutter, « Piété et impiété
filiale en Grèce », Kernos, 4, 1991, p. 219-43 ; A. Damet, La septième porte.
Les conflits familiaux dans l’Athènes classique, Paris, Publications de la Sor-
bonne, 2012, p. 213-4 et 401-4.
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36 Yiannis PANIDIS

En effet, nous avons établi que quand l’embryon humain com-


mence à vivre, nous avons affaire à un être humain en puissance. Bien
qu’il ne soit pas encore né mais partant du principe qu’il vit, nous pou-
vons considérer qu’il est en puissance un membre de l’entourage fami-
lial de la femme enceinte78. Ainsi, quand une femme a recours à l’avor-
tement, son acte serait pour Aristote l’équivalent d’un crime volontaire
commis par un membre de la famille envers un autre membre, un
crime par conséquent analogue à celui du parricide ou du matricide. Il
constituerait donc en ce sens un acte impie. Quelle est l’assise théo-

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rique de cette assertion ? C’est sur le terrain du biologique qu’Aristote
trouve l’étayage théorique nécessaire à sa thèse. En effet, il invoque un
impératif biologique, celui de la « vie biologique » de l’embryon, vie
qui institue l’embryon en tant que membre en puissance de la famille
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et en tant que tel, tout acte de violence à l’encontre de sa vie équivaut à


un acte impie. Nous serions enclin à ajouter que l’impiété de l’acte en
question est en fait redoublée du fait que les parents potentiels agissent
à l’endroit de leur enfant (pas encore né, mais néanmoins vivant) de
manière injuste, vu qu’à travers ce meurtre volontaire ils transgressent
les prescriptions morales des lois non écrites afférentes aux relations
parents / enfants. C’est bien cette transgression de leurs devoirs et obli-
gations morales qui rend leur acte impie79.
Dans ce cadre interprétatif, nous pourrions paraphraser l’extrait des
Politiques (VII 16, 1335b25-26) que nous avons mis au travail dans cet
article comme suit : la sensation et la vie déterminent le moment à par-
tir duquel commencent les devoirs et les obligations morales des
parents vis-à-vis de l’embryon, ou mieux, de l’enfant à naître. En
d’autres termes, sensation et vie déterminent le moment à partir duquel
l’acte d’avorter est à considérer comme un acte moralement permis ou
pas, c’est-à-dire un acte non impie ou impie. Cette lecture nous amène

Cf. P.L.P. Simpson, op. cit., p. 247, commentaire sur 1335b19.


78
79J. Aubonnet, Aristote, Politique, Livre VII, Paris, Les Belles Lettres,
1986, p. 300, n. 6 : « La question de l’impiété se pose (...) en termes de viola-
tion des devoirs envers l’être qui, jusqu’à sa venue au jour, est le plus intime-
ment uni à sa mère, en quelque sorte son parent le plus proche ».
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L’AVORTEMENT CHEZ ARISTOTE 37

in fine à soutenir la thèse selon laquelle l’interdiction de l’avortement


énoncée par le Stagirite constitue une interdiction d’ordre moral.
S’agissant d’une interdiction faisant partie des interdictions morales
dictées par les lois non écrites, parmi lesquelles on retrouve celles du
parricide ou du matricide, l’interdiction morale dont nous faisons cas
ici est à entendre dans son sens le plus archaïque et le moins rationnel.
D’autant que si l’on considère, comme nous avons tenté de le mettre en
lumière précédemment, que les lois non écrites ont pour visée d’impo-
ser une certaine habitude (ἔθος) aux individus, il serait plus précis

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d’avancer que l’interdiction en question n’est pas tant à entendre
comme une interdiction ἠθικὴ que comme une interdiction ἐθικὴ.
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Conclusion

L’examen de la position d’Aristote relative à l’avortement nous a


amené à proposer une lecture dont le point nodal s’articule autour de la
notion de vie plutôt que de celle de sensation. En effet, quand il affirme
que l’avortement d’un embryon humain ayant acquis sensation et vie
constitue un acte impie, l’impiété n’est pas tant liée au fait que ce der-
nier a acquis la sensation qu’au fait qu’il vive. Nous pourrions ainsi
condenser la thèse du Stagirite sur l’avortement comme suit :
a) Dès lors qu’une famille a déjà le nombre d’enfants fixé par la loi
et qu’une grossesse survient, la femme enceinte doit procéder à l’avor-
tement tant que l’embryon n’a pas acquis la sensation et la vie. La
question de la piété de l’acte abortif ne se pose pas au regard de l’em-
bryon, puisque ce dernier n’est pas considéré comme vivant mais de la
cité, vu que par le biais de l’avortement, les individus contribuent au
contrôle quantitatif de la population, contrôle nécessaire au maintien
de la bonne législation. Dans ce cas, le devoir moral du citoyen (et de
sa femme) consiste à agir pieusement à l’endroit de la cité (ou de la
patrie), ce qui rend l’avortement non seulement un acte moralement
permis, mais obligatoire eu égard aux impératifs démographiques de la
cité.
b) Dès lors que l’embryon humain a acquis la sensation, il est inter-
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38 Yiannis PANIDIS

dit à la femme enceinte d’avoir recours à l’avortement. La question de


la piété se déplace et se pose à partir de l’embryon du fait qu’à ce
moment précis ce dernier vit. En tant qu’embryon vivant, du fait de
faire partie intégrante, certes en puissance jusqu’à sa naissance, de la
famille de la femme enceinte, le devoir moral des parents potentiels à
son égard consiste à ne pas transgresser les devoirs moraux fondamen-
taux issus des lois non écrites relatives aux relations parents / enfants.
L’avortement constitue donc une transgression, puisqu’elle équivaut à
un homicide volontaire d’un membre de la famille. Toutefois, compte

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tenu du fait qu’à l’époque classique l’avortement non seulement ne fai-
sait pas partie des interdictions écrites ou non écrites, mais était une
pratique socialement reconnue au sein des sociétés antiques, soit deux
faits qui n’autorisent aucunement à penser que dans le champ social
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l’avortement constituait un acte moralement condamnable ou impie,


cela nous conduit à la thèse suivante : l’intégration de l’avortement
dans la catégorie des actes impies, c’est-à-dire des actes moralement
condamnables quand l’embryon humain vit, signale une tentative de la
part du Stagirite de redéfinition du statut social de l’avortement fondée
sur sa théorie biologique.

Yiannis PANIDIS
Centre Léon Robin
y.panidis@yahoo.gr

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