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BASTIÉ
SAUVER
LA DIFFÉRENCE
DES SEXES
N°4 6
TRACTS.GALLIMARD.FR
D I R E C T E U R D E L A P U B L I C AT I O N : A N T O I N E G A L L I M A R D
DIRECTION ÉDITORIALE : ALBAN CERISIER
ALBAN.CERISIER@GALLIMARD.FR
C E T R A C T, C O M P O S É E N T U N G S T E N E T C A S L O N ,
A ÉTÉ ACHEVÉ D’IMPRIMER PAR NORMANDIE ROTO IMPRESSION S.A.S,
EN FÉVRIER 2023, À LONRAI EN FRANCE SUR UN PAPIER CERTIFIÉ PEFC
PROVENANT DE FORÊTS DURABLEMENT GÉRÉES.
2 . P O U R Q U OI L A DIF F É RE NCE DE S S E X E S
E S T- E L L E A U JOURD ’ HUI M E N A CÉ E ?
Il y a eu trois vagues féministes. La première était politique :
elle consistait à octroyer aux femmes les droits conquis pour
les hommes par la Révolution puis la République (droit de
vote, égalité d’accès aux charges, indépendance économique).
La deuxième a été celle d’un basculement anthropologique :
ce fut la révolution sexuelle des années 1960-1970. La troi-
sième est purement idéologique. Cette théorie révolution-
naire porte un nom, que ses thuriféraires n’aiment curieu-
sement pas que l’on nomme : théorie du genre.
L’indifférenciation des sexes, ultime avatar de la tabula
rasa, fait rage. Du mot « mademoiselle » supprimé des 13
14 formulaires administratifs aux jouets pour enfants en pas-
sant par les cours de danse à Sciences-po, où il ne faut
plus dire « homme-femme » mais « leader-follower », par-
tout l’asymétrie des sexes est impitoyablement déconstruite
comme un stigmate de la domination masculine.
On ne peut pas parler de la naissance de la théorie du
genre sans évoquer le cas de John Money. Les partisans
du genre n’aiment pas trop qu’on évoque ce cas doulou-
reux. C’est pourtant par lui que tout commence. En 1955, il
invente la notion de gender. Il travaille alors sur les enfants
hermaphrodites, auxquels il attribue arbitrairement un sexe,
d’abord « culturellement », puis chirurgicalement. Le pauvre
David en fit les frais : son pénis avait été mutilé par une
circoncision ratée. Le Dr Money ordonna alors à ses parents
qu’on l’éduque comme une fillette, rebaptisé Brenda. Mais à
la puberté, quand vient le temps de l’opération chirurgicale
censée donner à l’enfant le vagin conforme à sa nouvelle
identité, Brenda se rebiffe et prend le nom de Bruce, en
même temps qu’il (elle ?) tente de retrouver son identité
masculine. « Troublé » dans son genre, David-Brenda-Bruce
finira par se suicider en 2002.
Apparue dans le domaine psychiatrique, la notion de
genre a été récupérée par les féministes dans les sciences
sociales. La féministe britannique Ann Oakley fut la pre-
mière à théoriser en 1972 la distinction entre sexe biologique
et genre (culturel). Son livre Sex, Gender and Society débutait
cependant par cette phrase : « Chacun sait que les hommes et
les femmes sont différents. » Une évidence que la troisième
vague féministe s’empresserait de réduire en éclats. Ainsi,
Judith Butler, papesse américaine du genre travaillant sur
les minorités sexuelles aux États-Unis, décide de déplacer
le terrain de lutte sur le sexe lui-même, conçu comme une
construction culturelle. Ce qu’elle remet en question, c’est
la légitimité « prétendue naturelle de la b i-catégorisation
des sexes ». Le véritable objectif de Butler est de déplacer
le combat féministe de la lutte pour l’égalité réelle vers la
destruction des normes hétérosexuelles.
Dans une logique toute postmoderne, qui n’admet aucune
définition universelle de la vie bonne, Butler n’a plus pour
seul objectif que de rendre les vies plus « vivables », c’est-à-
dire sans normes, car les normes définies, dictées par le plus
grand nombre, empêchent certaines minorités de s’épanouir.
Il s’agit d’en finir avec la polarisation universelle du genre
humain en deux sexes, jugée artificielle, arbitraire et stigma-
tisante, au profit, d’une « transidentité » floue (« queer »), ou
au contraire d’étiquettes très précises et relatives non au sexe,
mais à l’« orientation sexuelle » (« gay », « lesbienne », « bi »,
etc.). Les deux pouvant, bien sûr, se combiner. « Do you have
a vagina ? », à cette question, Monique Wittig, lesbienne
radicale française inspiratrice de Butler, répondit simple-
ment : « non ». Cet idéalisme forcené (Butler a fait sa thèse
sur Hegel, maître indépassable de l’idéalisme allemand), qui
rompt avec le réalisme biologique, est – aussi – un relati-
visme. En effet, si tout est culture, tout est langage, il n’existe
aucune norme extérieure à la subjectivité de la personne. Le
sexe devient un « ressenti ». Le réel doit s’effacer devant sa 15
16 volonté. Ou plutôt : le réel est ce qu’en décidera sa volonté.
Avec le risque d’un raisonnement circulaire, comme dans
cette vidéo sur internet où un journaliste demande à un
transactiviste de lui définir ce qu’est une femme et qu’il
répond « c’est se sentir femme »…
Pic de la Mirandole écrivait déjà en 1487 le paradigme
des temps nouveaux : « Je ne t’ai donné ni place détermi-
née, ni visage propre, ni don particulier, ô Adam, afin que
ta place, ton visage et tes dons, tu les veuilles. » La théorie
du genre n’est que la radicalisation ultime du présupposé
moderne de l’indétermination. L’existence précède l’es-
sence. « Je me rêvais l’absolu fondement de moi-même
et ma propre apothéose », écrit Simone de Beauvoir dans
Mémoires d’une jeune fille rangée. « On ne naît pas femme,
on le devient », dit-elle dans Le Deuxième Sexe. Pourquoi le
devenir ?, ajoute Butler. Si le genre est construit, alors il est
possible de le défaire, et de refuser cette identité « assignée ».
Du dévoilement de la construction, on passe à l’impératif
de la déconstruction. Dès lors, le supermarché des identités
est ouvert, où Adam peut choisir son visage, ses dons, mais
aussi son sexe, son orientation sexuelle, dans des combinai-
sons aussi infinies que le menu d’un fast-food. Ni nature, ni
culture, tout est affaire de volonté. Androgyne, transsexuel,
bigenre, hermaphrodite, mâle ou femelle : sur Facebook, je
peux cliquer sur plus de cinquante-six identités sexuelles
pour me définir.
En ce sens, le Trans, devenu la figure tutélaire de la nou-
velle révolution du genre, comme l’ouvrier l’était à la révolu-
tion marxiste, n’est que l’aboutissement ultime de l’individu.
C’est tout le sens de la notion de « performativité du genre »
inventée par Judith Butler. Les identités sexuées ne sont que
des jeux de théâtre, des inventions du sujet. Il faut substituer
aux rôles culturels normés imposés par la société des jeux
individuels. Chacun doit inventer sa partition.
Cette postmodernité radicale ne se déploie pas sans para-
doxes : à mesure que la binarité de la différence des sexes est
déconstruite, les étiquettes identitaires les plus étroites res-
surgissent et se multiplient sous le syntagme « LGBTIQ+ ».
Le drapeau, qui était honni comme le symbole d’un enré-
gimentement de l’individu, prolifère : chaque tribu sexuelle
a désormais le sien. La revendication de liberté absolue se
transforme peu à peu en l’exercice d’une surveillance géné-
ralisée des opinions déviantes. On en a vu des exemples
récents avec la perturbation, voire l’annulation des confé-
rences de Mesdames Agacinski, Elliachef et Heinich, toutes
trois accusées d’être homophobes ou transphobes. Partout,
la culture de l’annulation (cancel culture) se déploie avec
férocité contre ceux qui critiquent la théorie du genre.
L’ultime ironie est que l’affranchissement du biopouvoir
de l’État, jadis prôné par exemple par Michel Foucault, se
transforme en une demande de reconnaissance de la part
de l’État. Ainsi Judith Butler a-t-elle obtenu un « certificat
en tant que personne du genre non binaire en Californie ».
Ce qui était autrefois revendiqué comme une forme de
marge devient la revendication d’une nouvelle norme.
Adieu Proust, Gide, Genet, la transgression existentielle et 17
18 littéraire laisse place désormais au militantisme subven-
tionné, encouragé par les grandes multinationales et les
autorités officielles.
C’est que la « fabrique du queer » possède elle aussi sa
dimension autoritaire. « Qui veut faire l’ange, fait la bête » : les
garçons ne se mettent pas spontanément à jouer aux poupées
ni les filles à devenir pompier. Il faut détruire. Il faut inculquer,
à grands coups de propagande, la déconstruction. L’originalité
de la théorie du genre est bien là : passer de l’historicité de la
différence des sexes à sa caducité. Passer du « c’est construit »
au « il faut déconstruire ». Passer de la mise en évidence de
rapports sociaux codifiés à leur atomisation planifiée.
E UGÉ NIE B A S T IÉ 29
À l’heure du soupçon, il y a deux attitudes possibles. Celle de
la désillusion et du renoncement, d’une part, nourrie par le
constat que le temps de la réflexion et celui de la décision n’ont plus
rien en commun ; celle d’un regain d’attention, d’autre part, dont
témoignent le retour des cahiers de doléances et la réactivation d’un
débat d’ampleur nationale. Notre liberté de penser, comme au vrai
toutes nos libertés, ne peut s’exercer en dehors de notre volonté de
comprendre.
Voilà pourquoi la collection « Tracts » fera entrer les femmes et
les hommes de lettres dans le débat, en accueillant des essais en
prise avec leur temps mais riches de la distance propre à leur sin-
gularité. Ces voix doivent se faire entendre en tous lieux, comme
ce fut le cas des grands « tracts de la NRF » qui parurent dans les
années 1930, signés par André Gide, Jules Romains, Thomas Mann
ou Jean Giono – lequel rappelait en son temps : « Nous vivons les
mots quand ils sont justes. »
Puissions-nous tous ensemble faire revivre cette belle exigence.
antoine gallimard
La différence des sexes existe. On peut la nier,
elle ressurgira, sous une forme brutale, abâtardie, caricaturale.
eugénie bastié
EUGÉNIE BASTIÉ EST JOURNALISTE AU FIGARO . ELLE EST L’AUTEURE DE PLUSIEURS ESSAIS.
FÉVRIER 2023
Sauver la différence
des sexes
Eugénie Bastié