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Histoire des relations sexuelles

QUE SAIS -JE ?

ANDRÉ MORALI-DANINOS
Ancien Interne des Hôpitaux d'Alger
Ancien Directeur adjoint
à l'Ecole pratique des Hautes Etudes

Quatrième édition mise à jour

3 4 mille
DU MÊME AUTEUR

Sociologie des relations sexuelles, coll. « Que sais-je ? », n° 1068,


Presses Universitaires de France, 2 éd., 1965.

ISBN 2 1 3 0 3 6 5 6 1 2

4 édition mise à jour : 3 t r i m e s t r e 1980


© Presses U n i v e r s i t a i r e s de F r a n c e , 1963
108, B d S a i n t - G e r m a i n , 75006 P a r i s
INTRODUCTION

L'histoire fut d'abord, à juste titre, chronolo-


gique et descriptive : juxtaposition et confrontation
de documents sur des faits exprimés en quantité
et en qualité. Qui dit document dit témoignage,
c'est-à-dire expression verbale, graphique, plastique,
sonore, filmée, des événements passés. Mais ces
sources trop souvent recueillies, conservées et trans-
mises en vertu de principes surannés, dans un
rationalisme étroit, furent interprétées en utilisant
arbitrairement, tantôt un hypothétique principe
d'analogie, pour expliquer des « influences », tan-
tôt un non moins imaginaire principe de réaction,
pour expliquer des divergences. Ce sont là deux
des nombreux pièges de l'histoire, car ils incitent
au recommencement. Valéry a exposé avec une
poétique clarté comment Bonaparte réussit, parce
qu'il rêvait de faire l'Europe, et comment Napoléon
échoua, quand il voulut ressusciter César.
Mais l'histoire des hommes n'est qu'en partie
« l'histoire des aigles », puisque aussi bien « nous en
avons tous un ». Cet aigle quel est-il ? Déjà, quand
on examine psychologiquement nombre de « gens
en place » du type de ceux qui « font » les événe-
ments — politiques et guerriers, artistes et commer-
çants, industriels et ministres du culte — inquiétés
par des malaises étranges et une inadaptation per-
manente à leur idéal, à leur métier, à la vie quoti-
dienne, on se rend facilement compte du rôle consi-
dérable joué par la sexualité dans le déterminisme
des faits qui conditionnent l'histoire. Bien plus
encore, si, pour des raisons humaines et scientifiques,
on décide de ne pas limiter le bénéfice de ces inves-
tigations psychologiques aux seuls puissants, on
découvre chez tous les consultants les mêmes moti-
vations profondes, les mêmes désirs muselés par
des craintes, et les mêmes tentatives pathétiques
pour s'accorder à soi-même et au monde sur le
plan de l'amour.
Qu'on n'objecte plus aujourd'hui que les psy-
chiatres et les psychologues ont une « clientèle
spéciale », et que leurs névrosés sont enfermés dans
le vase clos de l'impuissance historique, car le
médecin pourrait répondre qu'il a trouvé davan-
tage de malades aux sommets de la politique et du
pouvoir militaire, industriel, ou commercial, que
derrière l'établi, le comptoir du marchand, ou les
cornues du laboratoire.
Si, dans le petit monde d'Homère, Troie était
avant tout un drame sexuel, si César était épilep-
tique et homosexuel, Charles IX tuberculeux et
très névrotique, Henry VIII, dit-on, syphilitique,
Catherine II une nymphomane sadique, Louis XVI
partiellement impuissant, Hitler paranoïaque, alors,
dans la mesure où ces grands personnages ont fait
l'Histoire, alors l'Histoire est sexuelle.
Le fameux sens de l'histoire auquel on fait auj our-
d'hui un si fréquent appel, s'il existe, comporte
une signification et une seule : permettre aux hu-
mains de se livrer à l'amour, à l'abri de l'angoisse
immédiate et de la crainte du lendemain. L'histoire
marchera peut-être un jour dans le sens de cette
« libération de la crainte et du besoin » dont parle la
Charte de l'Atlantique. Mais sans s'attarder à souli-
gner ce que cette spécification a de négatif — puis-
qu'on ne dit pas par quoi on remplacera la crainte
et le besoin disparus — on peut bien supposer que
la crainte est celle de la souffrance et de la mort
brutale ou honteuse, et que le besoin, c'est l'en-
semble des nécessités vitales liées à la conservation
de l'être.
Il s'agirait donc de vivre, de permettre à l'être
humain de vivre, sans perquisitions, sans interroga-
toires, emprisonnements, camps d'extermination et
exécutions sommaires, et éventuellement avec un
minimum d'apport alimentaire, de confort vesti-
mentaire et domestique et de loisirs individuels
et sociaux. Par là, on implique qu'on a « fait le
tour » des besoins essentiels de l'homme. Un voile
cynique est jeté sur l'amour, sur l'irremplaçable
sexualité et leurs imprescriptibles conséquences. On
n'en parle pas en histoire et en politique, de peur
de se faire mal juger, d'avoir contre soi les « bien-
pensants », les moralistes et les historiens.
Or, l'observation la plus élémentaire montre que
l'amour et la sexualité résistent longtemps à la
peur et au besoin. Que ce soit dans les prisons,
devant la mort, sous les bombardements, dans les
combats clandestins ou à ciel ouvert, que les peuples
soient rassasiés ou sous-alimentés, le dialogue amou-
reux et l'acte sexuel sont respectés, tant qu'il reste
à deux êtres la force de se rapprocher l'un de l'autre.
La vie proteste contre la mort à sa manière, selon
son style propre, et ce style est sexuel.
L'histoire a pris un tournant quand Galilée a
démontré la rotation de la terre, quand Darwin a
démontré l'évolution des espèces, et quand Freud
a mis en lumière toutes les puissances du sexe. A
ces trois stades, il y a eu des traumatismes, des
résistances. Celles-ci durent encore, vis-à-vis de la
révolution sexuelle. Ce sont les souvenirs de ces
traumatismes, et ces résistances, qui ont contribué
à masquer à quel point l'amour et la sexualité ont
puissamment orienté l'histoire — la politique, la
guerre et l'argent n'étant le plus souvent que des
instruments au service d'Eros.
L'histoire de la sexualité, que nous présentons dans cet
ouvrage, ne vise aucunement à épuiser ce vaste sujet, mais
seulement à l'illustrer, dans une Première Partie, d'exemples
pris dans les phases successives de l'évolution temporelle de
la sexualité. Mais la leçon des faits historiques reste super-
ficielle si l'on ne les explicite pas par l'étude des courants
d'émotion et de pensée qui, de tout temps, les ont suscités ou
déclenchés.
La Seconde Partie : « La sexualité dans les mythes et les
religions », nous apparaît comme devant précisément montrer
dans quelle mesure les mythes ont dirigé l'histoire. Les mythes
évoquent ce qui a été, ce que d'autres ont fait ; ils repré-
sentent des précédents transmis sous les formes les plus
diverses, d'une génération à l'autre. Ce sont des échantillons
de conduite qui se prêtent parfaitement à l'imitation consciente
et inconsciente, individuelle et collective.
Au début de l'humanité, les mythes contenaient à la fois
la religion, le code de conduite, et des recettes pratiques, tous
ces éléments étant indissolublement mêlés les uns aux autres.
Mircea Eliade a démontré qu'un des mythes les plus importants,
celui du sacrifice d'un seul au profit de tous, se retrouve
mêlé aux notions nécessaires à la culture : « L'homme est
devenu ce qu'il est aujourd'hui — mortel, sexualisé et
condamné au travail — à la suite d'un meurtre primordial ;
in illo tempore, un Etre divin, assez souvent une femme ou
une jeune fille, parfois un enfant ou un homme, s'est laissé
immoler pour que des tubercules ou des arbres fruitiers
puissent pousser sur son corps. »
Dans une Troisième Partie : « La sexualité dans les cultures
et les symboles », nous étudions comment le besoin sexuel
et les modes de satisfaction de celui-ci s'expriment dans les
coutumes et dans les productions imaginatives de la tradition
orale ou écrite. Nous verrons même à quel point le sexuel est
vécu de façon dramatique par projection sur le corps lui-même.
Conformément à la devise de cette collection, le présent
ouvrage a donc des prétentions modestes : il veut informer sur
le rôle exact que l'amour et la sexualité ont joué dans l'histoire
et, nous le répétons ici, sur les emprunts inconscients que
l'histoire a faits aux mythes et aux symboles.
PREMIÈRE PARTIE

LA SEXUALITÉ
DANS L'HISTOIRE

CHAPITRE PREMIER

LA PRÉHISTOIRE ET L'ANTIQUITÉ

I. — La Préhistoire

On a beaucoup parlé de la « promiscuité sexuelle


primitive ». Il semble qu'une certaine forme de
promiscuité ait existé pendant la période de cueillette
anxieuse et inorganisée et avant l'apparition des
armes et outils de chasse et de pêche. Il paraîtrait
que l'homme préhistorique, ou du moins l'homme
paléolithique, ait eu, comme les animaux, une vie
sexuelle réglée, avec périodes d'accouplement, mo-
nogamie, importance du consentement de la femelle,
et dévouement absolu aux tout jeunes enfants.
On comprend ainsi que les premières représen-
tations artistiques humaines aient été exclusive-
ment consacrées à la femme, et non au couple ou
bien au groupe. Les images vieilles de vingt mille
ans, retrouvées dans les Landes et près de Menton,
montrent une « Vénus » stéatopyge. Celle de Willen-
dorf est une poupée rouge, avec sexe bien dessiné
et parure complète (collier, bracelet, coiffure).
On peut penser qu'en raison du froid, les hommes
primitifs étaient très couverts d'où, déjà, le prix
attaché à la nudité sexuelle, spectacle rare et
recherché. L'image la plus ancienne de l'accou-
plement est celle de la grotte de Laussel. Une
autre, plus récente, montre un homme en posture
de supplication-adoration, devant une femme de
stature plus élevée. Il est donc possible qu'un
culte de la femme se soit institué dès cette époque
— culte de nature plus érotique que religieuse, avec
peut-être une valeur thérapeutique destinée à cal-
mer l'anxiété et les doutes de l'homme sur la réali-
sation de son désir. Il est donc difficile d'attribuer,
comme le veulent Reinach et Frazer, une valeur
magique ou religieuse aux « symboles » sexuels de
cette époque (cuneus, triangle, etc.). Aucune figu-
ration primitive de la relation mère-enfant n'a été
retrouvée.
A l'époque magdalénienne, l'homme s'est perfec-
tionné techniquement (épieu et, plus tard, arc,
flèche). Il chasse, et la femme prépare le gibier,
cueille des racines et des feuilles. La silhouette fémi-
nine s'est modifiée (un dessin vieux de 17 000 ans
représente une femme à formes élancées, récoltant
du miel sur une échelle).
A la fin de la phase glaciaire (12 000 à 6 000 ans
av. J.-C.), la culture et l'élevage ont remplacé la
chasse, amenant la conscience du phénomène de
reproduction et de fécondité. Il est possible qu'à ce
moment la multiplication des humains ait favorisé
des unions sans règles tribales précises, et que cette
promiscuité relative ait imposé le matriarcat pour
permettre de reconnaître et de nommer la des-
cendance.
La position sociale des femmes serait alors devenue
plus importante que celle des hommes. Cette gyno-
cratie a disparu sous l'influence de l'amélioration
du niveau de vie, de l'apparition de la propriété
tribale et privée (cette dernière s'étendant à la
femme, comme compensation de sa fidélité à
l'homme).
Ainsi, il y aurait eu trois stades successifs :
monogamie « naturelle », analogue à celle des ani-
maux, polygamie, et polyandrie secondaire, dues à
la multiplication des « occasions » et à l'apparition
des codes sociaux, et enfin monogamie organisée
dans l'intérêt de la tribu.
Les deux ou trois mille ans séparant la fin de l'ère glaciaire
de la période historique sont très mal connus. Y a-t-il eu per-
fectionnement lent et progressif pour arriver, de la civilisation
de tribus, à la civilisation des grand Empires orientaux ?
Ou, au contraire, comme on l'a récemment soutenu, l'humanité
a-t-elle connu un développement en flèche qui se serait détruit
lui-même, au moins partiellement, pour ne laisser subsister
que des fragments, encore importants, mais qui n'auraient
été, sur le plan technique et social, qu'un pâle reflet du passé ?
La sociologie sexuelle de cette époque est marquée par l'appa-
rition du nom des individus et des pays. Les premiers noms
se rapportent à la femme, qui reste la médiatrice de la filiation.

Déjà, il existe une division sociale en trois classes


— l'une supérieure, comblée, et préoccupée de
conserver ses privilèges, les marques extérieures
de respect, la lignée et la descendance, les règles
complexes de succession. La femme, souvent choisie
parce qu'elle apporte « du bien », est hautement
considérée. Les aînés sont les plus importants car
on croit qu'avec le temps la « semence s'affaiblit ».
Les privilèges sociaux comportent une certaine liberté
sexuelle pour les deux sexes à condition de ne pas
se déclasser officiellement.
Dans la classe moyenne, l'homme est seul à pour-
voir aux besoins d'une famille parfois nombreuse.
La femme est reléguée aux travaux ménagers indis-
pensables mais monotones et répétitifs. Son statut
est bas, parce qu'elle « consomme » sans vraiment
produire.
La classe inférieure est caractérisée par l'égalité
des sexes devant une vie dure et pénible. La poly-
gamie est impossible, parce que trop onéreuse.
La seule promiscuité est le libertinage (souvent
professionnel) des jeunes filles et garçons.

II. — L'Égypte
C'est le prototype de ces civilisations anciennes
où les femmes sont encore très importantes dans la
vie sociale et religieuse ; l'inceste n'est pas encore
prohibé. Le couple fraternel est l'image de l'union
la plus absolue, sur le plan dynastique et sur le
plan religieux.
L'origine de l'inceste royal est diversement
commentée. Le pouvoir d'engendrement du cou-
ple divin Isis et Osiris s'étendait au-delà de la
mort ; l'humanité dérive ainsi d'un couple fraternel
initial, donc d'un inceste mythique primitif ; elle
doit se continuer par une méthode analogue. Enfin,
il existe aussi une explication financière : l'héritage
du couple allant aux consanguins de la femme, il
était plus facile de s'unir entre frère et sœur, pour
garder les biens à la famille.
Les épouses des Pharaons, qu'elles soient ou
non leurs sœurs, ont le plus souvent dominé leurs
maris, réduits à l'état de princes consorts. Le ma-
riage est, au début, réservé à la classe aristocra-
tique. Il donne droit à la sépulture, donc à l'au-
delà. Il ne fut conquis par la Plèbe que lors de la
grande révolution sociale (2 000 av. J.-C.).
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1980 — N° 26 981
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