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Marc BERNARD, Céleste LACOMBE

Transverse Genre S1- Histoire culturelle et sociale du genre

Le procès de la truie de Falaise: une résonance de


genre ou une résonance spéciste?

“Je préfère les femmes qui jettent des sorts plutôt que les hommes qui construisent des
EPR.” déclarait Sandrine Rousseau lors d’un entretien accordé au journal Charlie Hebdo sur
le thème de l’écoféminisme. La figure de la sorcière, auparavant associée à des pratiques
cruelles et démoniaques1, s’est transformée à partir des années 60 en un symbole
d'émancipation féminine (le collectif WITCH aux Etats Unis est créé en 1968). La sorcière
est celle qui refuse son rôle subalterne et qui détient le savoir, celle qui sont autres que mères
ou filles, libre ou non d’enfanter.
La force de cette symbolique tient en majeure partie à l’idée que l’on se fait de la
persécution dont les sorcières ont fait l’objet au Moyen Âge et plus particulièrement à
l’époque Moderne. Cette chasse menée par des institutions machistes (l’Eglise, l’Inquisition)
prônant des valeurs masculines forme un parallèle symbolique efficace pour caractériser la
domination de la culture paternaliste et phallocratique de nos jours. Un effet doublement
renforcé par l’importance de la mise en scène au cours des procès et des châtiments qui a vu
naître à partir du XIXe siècle une forte production artistique et culturelle en Occident (les
sorcières de Salem, etc.). Les mouvements s’appuient donc également sur une iconographie
et une force symbolique déjà bien installée dans les imaginaires des publics occidentaux.
Hors ce tissu symbolique, la réalité de cette perception est plus discutable. En effet, on ne
recense quasiment aucun de procès pour sorcellerie au Moyen-Âge2, les sorcières et sorciers
faisaient plus souvent l’objet d'une condamnation sociale mais très rarement institutionnelle3.
De la même façon que les jugements en sorcellerie de l'Époque moderne n’étaient pour la
plupart pas menés par des organes directement liés à l’Eglise mais plutôt par des magistrats
laïcs4. L’idée d’un persécution de la sorcière par l’Eglise et au Moyen-Âge tient aux travaux
de Jules Michelet et plus précisément à son ouvrage intitulé La sorcière (1862) qui mit à
profit cette idée, dans une démarche idéologique plus qu'historienne5, pour faire mauvaise
presse au Moyen-Âge et à l'Église.
D’autres procès, cette fois-ci du Moyen-Âge, bien que moins mis en avant par la recherche
historique et les médias semblent faire échos aux procès de sorcières. En effet, on observe en
Europe Occidentale au Moyen-Âge et à l’époque moderne un grand nombre de procès

1
Henri INSTITORIS, Jacques SPRENGER, Le Marteau des sorcières : Malleus Maleficarum, Jérôme Millon,
coll. « Atopia », Grenoble, 2009.
2
Franck MERCIER, La vauderie d'Arras : une chasse aux sorcières à l'automne du Moyen Âge, Presses
universitaires de Rennes, coll. « Histoire », Rennes, 2006.
3
Martine OSTORERO, “La répression de la sorcellerie aux marges du Royaume de France à la fin du
Moyen-Âge, Cahiers de recherche médiévales et humanistes, 2011.
4
Ibid.
5
Denis CROUZET, Le XVIe siècle est un héros: Michelet, inventeur de la Renaissance, Paris, Albin Michel,
2021.
d'animaux. Ceux-ci sont parfois rapprochés, notamment par les mouvements éco féministes
des procès de sorcières, car selon ces derniers l’on perçoit au cours des procès une dimension
patriarcale analogue. Cependant peut-on distinguer une réelle filiation entre les procès
d’animaux et les procès de sorcières? Peut-on même y entrevoir une perspective de véritable
lutte intersectionnelle?

Le procès de la truie de Falaise

On recense un très grand nombre de procès d’animaux en Europe Occidentale à partir du


XIIIe siècle6.
Parmi ceux-ci, l’un des mieux documentés et qui a le plus fait l’objet de recherches
historiques: le procès de la truie de Falaise. En 1386, à Falaise en Normandie, une truie âgée
de 3 ans est jugée pour le meurtre de Jean Le Maux, un nourisson âgé de trois mois. Suite à
l’inadvertance parentale, l'enfant se serait retrouvé dans l’enclos de la truie qui, honorant ses
instincts animaux, l’aurait mangé. Le procès fait l’objet de grands investissements de la part
des pouvoirs locaux et d’une mise en scène surprenante pour nos yeux contemporains. La
truie est jugée de la même façon que n’importe quel prévenu humain, ses chefs d’accusation
lui sont lus, elle dispose d’un deffendeur et loge dans une cellule du palais de justice de
Falaise durant toute la durée du procès.
Le plus surprenant tient plutôt au châtiment qui lui est réservé, hors les différents sévices
corporels calqué sur ceux de la victime (principe du talion) , la truie est habillée en femme et
on lui passe un masque d’apparence humaine7. On sait qu’elle fut vêtue ainsi: “Habillée d’une
veste, d’un haut de chausses, de chausses aux jambes de derrière, de gants blancs aux jambes
de devant[...]”. Autre détail significatif, entretenir un procès au Moyen-Âge coûte cher, il
s’agit de loger, de nourrir et de faire surveiller le prévenu dans les geôles durant l'entièreté du
procès, soit quasiment deux semaines dans le cas de la truie de Falaise8.
Le bailli Regnaud Rigaud, l’acteur principal de ce jugement, fait noter dans les minutes du
procès9 qu’il invite l’ensemble des porcs de la région (et donc leurs propriétaires) à venir
observer le supplice de la truie pour qu’il “leur fasse enseignement.”. Le châtiment est
particulièrement spectaculaire, la truie est mutilée de la même manière que l'enfant (talion)
puis pendue et enfin brûlée. Le propriétaire de la truie et père de l’enfant écope d’une amende
pour sa négligence, c’est bien l’animal qui est responsable du mefest.
Selon certaines sources, le bailli fait également commander une fresque qui sera affichée dans
l’église de la Trinité Falaise (celle-ci est aujourd’hui disparue, suite à une rénovation des
murs de l’église à la chaux effectuée au cours du XIXe siècle). L’affaire ne relève donc
certainement pas de l’anecdote, elle est très sérieuse pour ses contemporains et nécessite
d’être traitée en tant que telle par la recherche historique.
En effet, le procès de la truie de Falaise prend tout son intérêt lorsque l’on considère le souci
des institutions d’humaniser le sujet. La truie voit son jugement ordonné de la même façon
qu’un prévenu humain, et pour ce faire on observe un important dispositif symbolique qui est

6
Robert DELORT, Les animaux ont une histoire, Seuil, Paris, 1984.
7
Pierre-Gilles LANGEVIN, Recherches historiques sur Falaise. Supplément, Falaise, 1826.
8
Michel PASTOUREAU , Une histoire symbolique du Moyen-Âge occidental, Seuil, Paris, 2004.
9
Ibid.
mis en place tout au long du déroulé de l’affaire qui démontre un peu plus l’importance de
l’évènement.
. Ce procès, qui a surtout fait office de curiosité au cours du XIXe siècle, a été exhumé à
partir de la fin du XXe siècle par les rares travaux historiques sur l’histoire des animaux (qui
auparavant était surtout cantonnée à la Petite Histoire). En effet, ce procès est un laboratoire
très intéressant pour observer le rapport de l’homme à l'animal et au vivant au Moyen-Âge, et
plus largement de comprendre les mécanismes sociétaux et les dynamiques culturelles à
l’action dans la considération de l’altérité. Ainsi, il sert autant d'antichambre pour
comprendre le rapport de l’homme médiéval à l’animal, que par extension de l’homme
médiéval à lui-même mais également au regard de l'habillement du cochon, au genre.

L’homme et l’animal au Moyen âge: quel rapport à l’autre?

“La créature elle-même sera libérée de la servitude de la corruption pour entrer dans la
liberté de la gloire des enfants de Dieu.” écrit saint Paul dans son épître aux Romains. Cette
phrase forme l’objet d’une importante querelle théologique et philosophique à l'origine de
deux courants de perception de l’animal au Moyen-Âge. En effet, de cette phrase découle
une question très importante: quelle place doivent occuper les animaux dans la société? Et
plus exactement, qu’est ce qui les différencient des hommes?
Il convient tout d’abord d’effectuer un retour sur le rapport de l’homme médiéval à l'animal.
Ce dernier se cristallise par le biais de cette citation de Saint Paul. En effet, celle-ci introduit
pour les théologues et intellectuels du temps l’idée que l'animal serait, au même titre que
l’homme, une créature de Dieu et donc un chrétien10. Ainsi, de la même façon que le
chrétien, l’animal, doit observer des jours de jeûne lors du Carême, faire maigre les vendredis
et même accéder au Paradis. Ceci inclut également que comme tout chrétien, l’animal est
responsable moralement et pénalement. Un animal peut donc être jugé et condamné pour ne
pas avoir respecté les commandements sacrés.
Ce courant conceptuel n’est pas unique, on reconnaît un autre mouvement qui sépare
nettement l’homme de l’animal. Selon le prisme de celui-ci, dont le représentant majeur est
saint Bernard11, l’animal est plutôt caractérisé dans ce qu’il a de différent et d’inférieur. D’où
l’importance de la symbolique animale au Moyen-Âge, il est celui qui fait exemple et
accentuer la bestialité de certains de leurs comportements permet de justifier un peu plus
l’interdit qui peuvent peser sur ces derniers.
Cependant, le courant considérant l’existence d’une communauté chrétienne d’êtres
vivants est dominant dans certaines parties de l’Europe Occidentale notamment en France
(plus particulièrement à la Sorbonne12). C’est cette pensée qui est à l’origine des procès
d'animaux et de celui de la truie de Falaise. Dans ce cas doit-on analyser la symbolique
entourant le procès comme une simple expression du souci de montrer le lien de la truie aux
hommes dans le sens de la thèse de Saint Paul ou comme un désir de féminiser plus que
d’humaniser la truie?

10
Robert DELORT, Les animaux ont une histoire, Seuil, Paris 1984.
11
Bernard DE CLAIRVAUX, L’apologie à Guillaume de Saint Thierry, Librairie de Louis Vivès, Paris, 1866.
12
Michel PASTOUREAU , Une histoire symbolique du Moyen-Âge occidental, Seuil, Paris, 2004.
La truie de Falaise: une icône animale ou femelle?

La richesse de cet événement explique que certains courants écoféministe ce soient emparés
de l’affaire, ils marquent celle-ci comme l’un des prémices de la persécution des sorcières des
siècles suivants et plus généralement comme l’expression significative de la société et des
valeurs patriarcales de l’Europe Occidentale13. En effet, un rapprochement peut être exécuté
entre les deux procès du point de vue de la mise en scène du supplice. Tout d’abord l'usage du
feu, qui possède un caractère purificateur14 et qui est une méthode réservée aux hérétiques et
aux crimes de mœurs graves. En outre, il apparaît que la truie ait été habillée durant son
procès et avant son supplice en femme, ce que certains courants écoféministes interprètent
comme une action visant à féminiser la truie plus qu’a l’humaniser. Par ce geste l’institution
expliquerait une partie de la cruauté de l’animal par son caractère féminin.
Une pratique qui s’explique aussi quand on considère la dimension symbolique inégal du
cochon comparé à la truie. Le cochon est souvent rapproché de l’homme au Moyen-Âge.
L’un des exemples les plus parlants sont les cours d’anatomie, où l’on suppose que le cochon
dispose d’une organisation anatomique proche de l’homme. Ainsi pour contourner l’interdit
religieux qui prohibe de disséquer des corps humains, on effectue la majorité des études sur
des corps de cochons15. Cette pratique a des origines pratiques mais également culturelles,
due à l’aspect et à l’intelligence du cochon qui lui ont octroyé dans les sociétés européennes
occidentales une place de cousin16.
Là où la truie elle a hérité d’attributs moins valeureux, on met surtout en lumière sa
dimension vorace et infanticide, en effet il ne serait pas rares que, donnant naissances à de
nombreux porcelets, elle en étouffe quelques uns qu’elle dévore ensuite17. Ce qui a pus
rejoindre le mythe ancien de la femme infanticide.
D’après cette conclusion, le procès de la truie de Falaise pour le meurtre de Jean le Maux,
prend une coloration toute différente, si l’on considère que le prévenue était une truie et non
un cochon et qu’elle a été habillée en femme, le procès prend une tournure différente.
Peut-on voir dans le procès de la truie une dimension misogyne?
Malheureusement un manque d’historiographie sérieuse empêche de l’affirmer. En effet,
en dehors des quelques minutes du procès qui nous sont parvenues (sachant que la
représentation sur les murs de l’église de la Trinité ne sont plus visibles) nous disposons de
peu de sources nous permettant de déterminer exactement l’habillement de l’animal. Michel
Pastoureau lui même n’est pas catégorique quant aux vêtements, la truie a bien été habillée,
mais on ne sait si elle fut habillée en homme ou en femme? Existe-t-il une lecture féministe
de l’évènement?

13
Maria MIES, Vandana SHIVA, Ecoféminisme, L’Harmattan, Paris, 1999.
14
Frédéric ARMAND, Les bourreaux en France. Du Moyen Age à l'abolition de la peine de mort, Éditions
Perrin, Paris, 2012.
15
Marylin NICOUD,« Formes et enjeux d'une médicalisation médiévale : réflexions sur les cités italiennes
(xiiie-xve siècles) », Genèses, vol. 82, no. 1, 2011, pp. 7-30.
16
Michel PASTOUREAU, Le cochon, histoire d’un cousin mal aimé, Découvertes Gallimard, Paris, 2009
17
Ibid.
Dessin représentant le procès de la truie de Falaise issu du livre The book of days : a miscellany of popular
antiquities, Robert CHAMBERS, 1869. [Intéressant de noter la ressemblance entre la truie et l’éclésiaste
accusateur]

Et si la truie de Falaise avait été victime de mysoginie…

« Les contemporains sont façonnés par des événements qu’ils peuvent ignorer et dont la
mémoire même se sera perdue ; mais rien ne peut empêcher qu’ils seraient différents, et
penseraient peut-être d’autre façon, si ces événements n’avaient pas eu lieu »18. Cette phrase
de Françoise d’Eaubonne met en lumière un phénomène : celui de l’héritage culturel que
nous portons tous et toutes sans même en avoir conscience. L’Histoire a longtemps été écrite
par l’homme, de ce fait, n’existerait-il pas une lecture plus féministe de l’histoire, non pas
dans un sens de parti pris, mais qui mettrait en lumière des phénomènes de domination
masculine jusqu’alors peu connus. Que signifie tuer une “sorcière” ? Quelles en sont les
conséquences ? Que nous dit le procès de la truie de Falaise de notre rapport à l’animal
contemporain et d’où vient-il ?

La chasse aux sorcières en tant que chasse d’un temps révolu

18
Françoise D’EAUBONNE, Le Sexocide des sorcières, L’Esprit frappeur, Paris, 1999.
L’intérêt porté dans les mouvements féministes pour la période de la chasse aux sorcière ne
tient pas seulement dans le fait qu’il s’agisse d’un événement tragique de l’Histoire qui a
longtemps été ignoré, perpétuant de ce fait son caractère sexiste, mais aussi pour la révolution
culturelle que cet événement a permis. Ce ne sont pas simplement des femmes qui ont été
brûlées durant cette période, c’est aussi le paradigme d’une époque. Selon Anne L.Barstow,
les chasses aux sorcières ont mis fin à “la sous-culture féminine vivace et solidaire du
Moyen-Âge”19, la montée de l’individualisme qui a suivi, pour le cas de la femme, peut
s’expliquer selon elle largement par un sentiment de peur où sororité rimerait avec
sorcellerie. De plus, les femmes suspectées de sorcellerie étaient en majeure partie des
célibataires ou des veuves, et donc des femmes qui ne dépendent d’aucun homme pour leur
subsistance. On a donc une double dynamique, la diabolisation d’un modèle : la femme
indépendante, et la mise en place des conditions nécessaires à l’émergence d’un nouveau
modèle féminin à travers la désolidarisation des femmes qui ne peuvent plus, de par leur
isolement, se battre pour leurs droits.

Les femmes se voient interdire l’accès à l’apprentissage des métiers, elles sont
expulsées des corporations, elles ne peuvent donc plus subvenir économiquement seules à
leurs besoins20. Tandis que les femmes mariées perdent des droits au moment du mariage
avec la réintroduction du droit romain en Europe à partir du XIème siècle qui entérine leur
incapacité juridique. Ce phénomène est confirmé en France à travers le code civil en 1804
qui, au nom de la stabilité familiale, déclare la soumission de la femme à l’autorité du mari.
On reproche aux “sorcières” d’être des anti-mères, le sabbat était un moment où l’on se
nourrissait des cadavres d’enfants selon les dires de l’époque. En 1556, une loi oblige toute
femme enceinte en France à déclarer sa grossesse et à disposer d’un témoin lors de
l’accouchement. Selon Armelle le Bras-Chopard, l’époque de la chasse aux sorcières est
désormais révolue puisque la loi elle-même “permet de brider l’autonomie de toutes les
femmes” et donc l’existence de “sorcières” en tant que femme savante et indépendante.

C’est dans ce contexte que peut se développer à la fin du XVIIIème siècle, l’idéal de
la femme sentimentale, assujetie à un homme qui la protège de par sa nature fragile.21 Cette
domination masculine à la fois légale et dans les mœurs permet l’émergence d’un nouveau
paradigme rationnel et masculin que Francis Bacon, savant anglais du XVIème siècle
considéré comme le père de la science moderne qualifie de “naissance masculine du temps”.
La masculinité de la science inaugure de ce fait une ère nouvelle ayant une relation
épistémologique au monde plus propre, plus pure, plus objective et plus disciplinée.22 Le lien
entre la perte de droits des femmes et la naissance d’une ère masculine est fait par Guy
Bechtel en ces termes : “la machine à fabriquer l’homme nouveau était aussi une machine à

19
Anne L. BARSTOW, Witchcraze. A New History of the European Witch Hunts, HarperCollins, New York,
1994
20
Mona CHOLLET, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, La Découverte, Paris, 2018.
21
Maria MIES, Vandana SHIVA, Ecoféminisme, L’Harmattan, 1999.
22
Mona CHOLLET, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, op. cit.
tuer les femmes anciennes”23. Susan Bordo qualifie ce phénomène de “drame de la
parturition” car s’opère une “fuite loin du féminin, loin de la mémoire de l’union avec le
monde maternel, et un rejet de toutes les valeurs qui y sont associées”24. On quitte le monde
organique du Moyen-Âge associé au féminin pour un monde détaché et objectif associé au
masculin qui a pu se développer une fois que les connaissances, les conditions de vie et la
relation étroite avec la nature des “sorcières” aient été détruites. C’est en référence à cela
qu’Irene Diamond et Floria Orenstein parle de l’écoféminisme comme “un terme nouveau
pour une ancienne sagesse”25.

L’écoféminisme : un terme nouveau pour une ancienne sagesse

Ynestra King, co-organistarice de la première conférence écoféministe aux Etats-Unis


intitulée “Femmes et vie sur terre : conférence sur l’Ecoféminisme dans les années 80”
définit le mouvement en ces termes : “Nous constituons un mouvement identifié comme
féminin et nous croyons que nous avons un travail spécial à faire en ces temps périlleux.
Nous voyons comme des problèmes féministes, la dévastation de la terre et de ses êtres par
les guerriers d’entreprises et la menace d’annihilation nucléaire par les guerriers militaires.
C’est la même mentalité masculiniste qui voudrait nous dénier notre droit sur notre propre
corps et notre propre sexualité.” L’écoféminisme est un mouvement qui, en jouant sur les
valeurs rattachées à la femme, se les réapproprie pour proposer un nouveau paradigme plus
respectueux de l’environnement et plus pacifiste qui répondrait aux problèmes sociétaux
contemporains. Emilie Hache pose la question en ces termes : « Comment (re)construire un
lien avec une nature dont on a été exclue ou dont on s’est exclue parce qu’on y a été
identifiée de force et négativement ? »26 afin de détruire deux rapports de domination : celui
de l’homme sur la nature et celui de l’homme sur la femme.

L’écoféminisme a notamment pour référence cette période au Moyen-Âge où le


régime de valeurs à l’environnement était celui de la crainte, de la mesure, de la cohabitation
et de la connexion qui a été remplacé, avec les chasses aux sorcières, par celui de la
domination et de la conquête que nous avons aujourd’hui. En effet, le même Francis Bacon
estime au même moment que la nature doit être “réduite en esclavage”, “mise aux fers”, et
“modelée” par les arts mécaniques. Pour Carolyn Merchant, il préconise implicitement
d’appliquer à la nature les mêmes méthodes qu’aux suspectes de sorcellerie.27 Des
corrélations directes sont faites à l’époque entre l’exploitation de la nature et celui de la
femme où les poètes Edmund Spenser et John Milton, parlent aux XVIe et XVIIe siècles d’un
viol de la Terre. Des liens entre l’exploitation
minière et le fait de fouiller dans le corps de la

23
Guy BECHTEL, La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en Europe, des origines aux
grands bûchers, Plon, Paris, 1997.
24
Susan BORDO, The Flight to Objectivity, Essays on Cartesianism and Culture, State University of New York
Press, Albany, 1987.
25
Irene DIAMOND, Gloria ORENSTEIN, Reweaving the World: The Emergence of Ecofeminism, Sierra Club
Books, New York, 1990.
26
Emilie HACHE, Reclaim : Anthologie de textes écoféministes, Cambourakis, France, 2016.
27
Mona CHOLLET, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, op. cit.
femme étant faits28 il a fallu détruire ces schémas mentaux et diaboliser la femme sorcière et
la nature chaotique pour justifier l’exploitation sans frein de la nature.

Cette association entre la femme et la nature se retrouve une fois cette révolution
dogmatique faite avec l’exemple de l’oeuvre du sculpteur français Louis-Ernest Barrais, La
Nature se dévoilant à la Science. On y voit une femme dénudée au niveau de la poitrine,
retirant gracieusement son voile, sans résistance. La nature est toujours associée au corps de
la femme, ici sa poitrine, mais elle est désormais domptée au travers d’une femme docile, qui
en se dénudant accepte de se rendre vulnérable et de se montrer à nu de la même manière que
l’on rasait les sorcières afin d’inspecter le moindre signe du diable ou que l’on rase la forêt.
Cette peinture témoigne d’une nature et d’une femme qui ont été domptés par des siècles de
révolution culturelle.
La Nature se dévoilant à la Science,
Louis-Ernest Barrais, 1884

Le fait de supposer que le procès de la truie de Falaise et les autres procès d’animaux
semblables à celui-là puisse avoir des caractéristiques et logiques similaires que les procès de
“sorcières” nourrit le mouvement écoféministe d’un imaginaire fort de souffrance partagée
entre les femmes et les femelles.

Le femellisme, un mouvement féministe et anti-spéciste

Dans un entretien à France Inter pour parler de son dernier ouvrage en 2019,
l’historien Michel Pastoureau s’exprimait en ces termes : “je n’ai aucune animosité envers les
éleveurs de porcs, je ne milite dans aucune société protectrice des animaux ; je suis
simplement historien, spécialiste des rapports entre l’homme et l’animal. Or l’honnêteté
m’oblige à dire que ces porcheries industrielles sont des lieux abominables, constituant une
sorte d’enfer sur terre pour les animaux qui s’y trouvent.”29 Dans ces propos, Michel
Pastoureau invite à relativiser nos schémas mentaux actuels dans la lecture du procès de la
truie, il est anachronique que de s’amuser de cette époque où les Hommes pensaient que les
animaux avaient une âme. Il faudrait plutôt se nourrir de cela pour repenser ou mettre à
distance la manière dont aujourd’hui nous considérons les animaux. En effet, “les truies sont
enfermées par centaines dans des espaces qui leur interdisent de se déplacer. Leur vie durant,
elles ne voient jamais la lumière du soleil, ne fouillent jamais le sol, sont nourries d’aliments
chimiques, gavées d’antibiotiques, inséminées artificiellement. Elles doivent produire le
maximum de porcelets en une seule portée, avoir le maximum de portées dans les quelques
années de leur misérable vie, et lorsqu’elles ne sont plus fécondes, elles partent à
l’abattoir”30 nous dit l’historien.

28
Mona CHOLLET, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, op. cit.
29
France Inter, Le cochon, notre cousin mal-aimé" : la carte blanche de Michel Pastoureau sur la condition
animale, Culture, 2019.
30
Ibid.
Si l'écoféminisme est antispéciste comme affirmé dès la première convention sur le
sujet : “[l’écoféminisme] affirme la force et l’intégrité particulières de tout être vivant”31,
aucune mention particulière n’est faite aux femelles, ces animaux qui de par leur nature
génitrice voient leurs corps violentés, phénomène auquel les femmes pourraient se rattacher.
Evidemment, il ne s’agit pas de dire qu’il faut sauver les femelles plus que les mâles de
l’élevage intensif au nom d’une sororité du vivant mais plutôt que si l’on décide de repenser
notre rapport actuel à la nature et aux animaux, cela suppose de rentrer dans un schéma de
pensée qui considère une truie comme victime de viol ou une brebis comme victime de rapt
de son enfant.

L’association féministe Boucherie-Abolition se revendique comme femelliste et donc


comme militant pour le droit de toutes les femelles et de ce fait, pour la fin de l’élevage. “Le
passage du féminisme au femellisme implique de cesser de faire aux zootres ce que les
hommes font aux femmes dans une société patriarcale”32. Les néologismes et jeux de mots
sont nombreux sur le site de l’association. Ici les “zootres” fait référence aux animaux du mot
grec “zoo” qui veut dire “animal”. Selon l’association, être féministe signifie ne pas manger
de viande animale ou de produits découlant de l’animal pour refuser toutes formes de
domination masculine. Le ton du discours est virulent, la motivation étant d’utiliser le même
vocabulaire pour les femmes victimes que pour les femelles victimes. Différents articles sont
publiés via des contributions libres et certains portent précisément sur la condition des truies.
Ainsi sont faites les descriptions des mots suivants :
“TRUIE : femelle adulte porcine, en capacité d’enfanter
● COCHE : Nesclave d’enfantement qui arrive en fin de carrière de marathons
gestatifs, destinée à être exécutée. côche désigne au sens figuré une prostituée, femme
pauvre contrainte de vendre sa torture. Et les bordels sont “maisons d’abattage” …
● COCHETTE : Jeune truie violée pour le renouvellement du troupeau. Une fois sa
première mise bas, la cochette devient une truie. L’enfant femelle est affublée du
diminutif de son futur destin de martyre accoucheuse.
● COCHONNE : femelle sale portée sur le sexe

Les animaux libres, en dehors du système esclavagiste des chairs n’ont, quand à elleux,
qu’un seul nom , hors des dénominations nécessaires aux violeur, sexeur, naisseur,
engraisseur, tueur.”33 Ici, nesclave signifie née esclave et le titre “END HUSBANDRY, NOUS
SOMMES TRUIES” signifie “STOPPONS L’AGRICULTURE, NOUS SOMMES TRUIES” où
l’usage de l’anglais permet de faire une référence à la domination masculine où “husband”
signifie mari. Il s’agit ici de considérer comme sexiste la scission entre nature et culture qui a
eu lieu au moment des Lumières ainsi que la victoire de la rationalité masculine sur la
spiritualité féminine entérinant notamment l’abolition de tout droit animal et notamment celui
des femelles. Ce mouvement femelliste m’a semblée intéressant pour ce développement étant
donné qu’il permettrait de défendre à la fois la truie de Falaise et les truies d’aujourd’hui dont

31
Maria MIES, Vandana SHIVA, Ecoféminisme, op. cit.
32
Boucherie-Abolition. [en ligne] Boucherie-Abolition (page consultée le 15 décembre 2021)
33
Solveig HALLOIN (2021). END HUSBANDRY, NOUS SOMMES TRUIES. Boucherie-Abolition [en ligne]
<https://boucherie-abolition.com/2021/04/25/end-husbandry-je-suis-truie/>
le traitement actuel découle d’un changement de paradigme opéré en partie grâce aux chasses
aux sorcières.

Le procès de la truie de Falaise, si l’on ne peut affirmer son caractère sexiste, en dit
long sur notre rapport à l'animal de l'époque et par extension, à notre rapport contemporain.
C'est le pari qu'a fait l'écoféminisme que de se replonger dans le passé pour proposer un autre
récit, une autre manière de gérer et d'appréhender la crise environnementale. C'est un
mouvement qui se veut spirituel et créateur d'imaginaire tout en proposant des applications
concrètes. Si les femmes ont régulièrement gagné et perdu des droits au cours de l'histoire, les
animaux aussi, parfois pour les mêmes raisons ou motivations. La femme comme l'animal a
souffert de cette période de mutation culturelle qui a accompagné les chasses aux sorcières. Il
y a donc un potentiel de lutte intersectionnelle entre les deux dans lequel le procès de la truie
de Falaise pourrait jouer un rôle symbolique très fort.
BIBLIOGRAPHIE

OUVRAGES ET ARTICLES ACADÉMIQUES

- Frédéric ARMAND, Les bourreaux en France. Du Moyen Age à l'abolition de la


peine de mort, Éditions Perrin, Paris, 2012.

- Anne L. BARSTOW, Witchcraze. A New History of the European Witch Hunts,


HarperCollins, New York, 1994.

- Guy BECHTEL, La Sorcière et l’Occident. La destruction de la sorcellerie en


Europe, des origines aux grands bûchers, Plon, Paris, 1997.

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