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Introduction au colloque de Nagoya sur la Chasse sauvage

Septembre 1998

Claude Lecouteux
Pour la première fois, une rencontre est organisée entre deux univers
géographiquement distants sur un sujet étrange et merveilleux : la Mesnie Hellequin, c’est-à-
dire sur une tradition venue du fond des temps et qui nous parle d’un retour cyclique d’une
troupe de morts. Délaissé en Europe depuis de longues années, ce thème légendaire et
mythique plonge ses racines dans une conception particulière de l’âme et de l’au-delà. Il a
commencé à être réexaminé dans un cadre pluridisciplinaire lors des journées d’étude
organisées à Paris par Philippe Walter et moi-même en 1995. Aujourd’hui, pour apporter
quelque clarté sur le sujet, ce colloque comporte trois sessions. La première est consacrée au
Moyen Age, la seconde au folklore et la troisième à l’époque moderne.
Grâce au soutien de la Japanese Society for the Promotion of Science, que nous
remercions tous vivement, nous allons confronter les chasses nocturnes et autres hordes
sauvages du Japon et de l’Europe prise au sens large. Première manifestation du projet
Eurasie, initié par Shinoda Chiwaki et Philippe Walter, notre rencontre s’inscrit dans le cadre
d’échanges humanistes et vise en même temps à répondre à une grande question : dans quelle
mesure l’interprétation de phénomènes liés à la vie posthume est-elle différente ici et là ? En
d’autres termes : existe-t-il des différences fondamentales entre l’attitude mentale d’hommes
que séparent des milliers de kilomètres ? La question est d’importance et, à ma connaissance,
n’a jamais vraiment été posée. En fait, on a toujours eu tendance à souligner les différences et
les oppositions et on a rarement tenté de percer les secrets qui se cachent sous ce que l’on
peut, somme toute, appeler des écotypes. En cela, notre colloque est novateur puisqu’il va
nous permettre, à l’aide d’exemples et de traditions précis, de comparer deux mondes que tout
sépare a priori. A priori, dis-je, car il suffit de lire certaines légendes japonaises et de se
plonger dans la mythologie nippone pour découvrir une stupéfiante parenté avec le patrimoine
européen, sans que l’on puisse postuler à coup sûr des liens génétiques à moins d’envisager
comme médiateurs les peuples de l’Asie centrale et altaïques. Cet aspect mérite d’être étudié
car on sait en Europe que des croyances chamaniques ont perduré jusqu’au Moyen Age,
trouvant même place dans la mythologie germano-scandinave, et qu’on leur doit la notion
d’âme plurielle. Or le Japon présente aussi maints vestiges de chamanisme et de conceptions
qui se recoupent très exactement avec celles que nous évoquons. Les enquêtes de terrain de
Yamada Yoko et Kato Yoshinobu l’ont prouvé. Les travaux de Taryo Obayashi sur l’arbre
cosmique montrent qu’il relève de la même nature qu’Yggdrasill, l’arbre du monde de la
mythologie germanique, et ce qu’il écrit du Mont Miwa et de la montagne en général recoupe
exactement les croyances que j’ai notées en me penchant sur les montagnes européennes au
Moyen Age. Les études de Matsumura Kazuo sur les principaux cycles mythologiques
japonais montrent qu’ils offrent aussi une étonnante parenté avec ceux de l’Occident. Quant
aux récits sur l’union d’êtres surnaturels avec des mortels, ce que l’on appelle le thème
mélusinien, ils sont bien attestés au Japon et en Europe comme Shinoda Chiwaki en a apporté
la preuve dans son bel ouvrage sur la métamorphose des fées.
Bref, la confrontation des traditions va aussi poser le problème des structures
anthropologiques de l’imaginaire, des invariants. Comment l’homme pense-t-il et organise-t-il
le monde dès qu’il est confronté aux questions fondamentales de la vie, de la mort et de la
subsistance ? De quels êtres peuple-t-il le monde visible et invisible ? Quelles relations
entretient-il avec eux
La Mesnie Hellequin est l’une des réponses à ces interrogations, mais c’est celle du
Moyen Age chrétien qui récupère d’anciens mythologèmes, les récrit, les transpose dans une
nouvelle sphère et propose son interprétation. Pour retrouver lesdits mythologèmes, il faut
procéder à une lecture stratigraphique et pluridisciplinaire des textes, comme nous l’avons fait
avec Philippe Walter, il faut tenter de débrouiller les fils de l’écheveau monstrueux qui s’est
formé au cours des siècles.
Si, à l’origine, nous avons une troupe de revenants, sa nature est occultée par des
éléments allogènes. La nature des membres des troupes nocturnes est instable : nous trouvons
aussi bien des morts que des fées diabolisées et des sorcières. Des personnages légendaires,
comme le fidèle Eckhart et Guro Rysserowa, ou mythiques, comme Odin, entrent tardivement
dans ce complexe. Mizuno Tomoaki va nous apporter le fruit de ses réflexions sur ce dieu
suprême ! Or comme Odin est aussi la fureur personnifiée, nous verrons, grâce à Nakane Chie
si l’on peut opérer un rapprochement avec la furie japonaise.
Nous constatons aussi une tendance à l’éclatement de la troupe originelle en légions
spécialisées. Au XIIIe siècle surgit une mesnie des artisans, au XVe siècle une cohorte
d’enfants morts sans baptême et une autre de malfaiteurs. Au XVIe siècle, les témoins
hésitent entre cohorte de morts et personnages masqués, Gwenhael Ponau devrait nous en dire
plus et il sera intéressant de comparer son exposé à celui de Matsumura Kazuo sur les Furies
grecques . Les traditions populaires recueillies en Suisse au XIXe siècle parlent de groupes de
prêtres, celles notées en Allemagne d’un cortège formé du double des vivants et
accompagnant au cimetière un futur mort, celui qui le voit passer dans le village la nuit. En
Espagne, les traditions galiciennes sur la Santa Compaña hésitent entre morts et vivants, et
nous relevons la même hésitation à propos de la Huestia et de la Societá do Oso, dont on
suggère qu’elles relèvent des fantasmes et de l’onirisme, les travaux de Vincente Risco le
prouvent à loisir et Mihara Yukihisa va faire le point.
La Mesnie Hellequin, Armée furieuse (Wütendes Heer) des Allemands, Chevauchée
terrifiante (Oskoreia) des Scandinaves, Peuple de la Nuit des Suisses, incorpore des éléments
venus d’autres légendes, les amalgames et entre donc dans un perpétuel mouvement de
transformation. En gros, nous pouvons distinguer une partie des sédiments qui se sont déposés
sur le mythologème originel :
 La Chasse sauvage proprement dite, où fusionnent le thème du Chasseur maudit et celui
du Chasseur surnaturel.
 Le Chasseur infernal, diable lancé à la poursuite d’une âme.
 Le Chasseur surnaturel qui traque la vierge sacrée en vue d’une hiérogamie, ce qui
s’inscrit dans des rites de troisième fonction (fertilité / fécondité).
 Les armées aériennes, qui relèvent des prodiges et interfèrent avec le thème des guerriers
qui poursuivent le combat après la mort.
 Les cohortes de femmes qui, la nuit, parcourent de grandes distances à la suite de Diane
et d’Hérodiade.
 Les défilés de femmes et d’hommes morts, tels qu’ils apparaissent dans le Lai du Trot.
Watanabe Koji va en traiter à partir du De amore d’André le Chapelain.
Grâce à Jean Decottignies nous découvrirons dans quelle mesure l’imaginaire
cynégétique s’est inspiré de la Chasse sauvage en même temps qu’il la nourrit, comment les
compositeurs ont repris le thème, et Bertrand Hell nous livrera ses réflexions sur le sang noir.
La terminologie utilisée par les chercheurs allemands et qui s’est généralisée, a
provoqué maintes erreurs. Disons-le : « Chasse » est impropre car on a pris le terme au sens
premier et regroupé sous cette dénomination générique tous les phénomènes impliquant une
proie et un chasseur. Prenons le Chasseur maudit : c’est un homme damné qui doit poursuivre
un gibier jusqu'à la fin des temps parce qu’il n’a pas respecté un précepte de la foi chrétienne.
Pour sa part, le Chasseur surnaturel relève d’un autre domaine, comme Philippe Walter a pu le
démontrer, et il n’est pas le conducteur d’une troupe de morts. Le Chasseur infernal est une
extrapolation chrétienne du Chasseur surnaturel, qui apparaît une fois que l’image du diable-
chasseur s’est mise en place et que se développent des légendes chrétiennes sur le thème du
combat des anges et des démons autour de l’âme qui vient de quitter le corps. Les cohortes de
femmes sont la vision cléricale d’un phénomène bien attesté, celui du dédoublement de
personnes endormies dont l’alter ego part au loin. Les armées aériennes sont un curieux
mélange d’intersignes : elles se sont pas forcément composées de morts et annoncent un
événement, souvent néfaste.
Il faut donc, pour faire progresser les recherches, prendre le soin de définir exactement
et simplement ce qu’on appelle Mesnie Hellequin - j’utilise ce nom pour plus de commodité
et dans le sens que voici : c’est une troupe de défunts qui, pour une raison ou pour une autre,
passent sur terre à certaines dates. Elle possède un meneur, mais on ignore le but de son
errance insensée. Tout cela a appelé des besoins d’explication. Les traditions populaires en
ont avancé une première, limpide et fort ancienne : ce morts sont des personnes dont la vie a
été tranchée avant d’être arrivée à son terme ; ce sont ceux que l’on appelle aori et immaturi,
les morts prématurés, c’est-à-dire les suicidés, les noyés, les assassinés, les soldats tombés au
combat. N’ayant pas accompli le cycle de vie que le destin leur avait alloué, il restent bloqués
entre ici-bas et au-delà jusqu’au terme prévu dès leur naissance. Seconde explication : tout
mort mécontent de son sort ne gagne pas l’au-delà, raison pour laquelle se développèrent des
rituels complexes d’inhumation, de dons funéraires et de commémorations. Troisième
explication : tout individu malfaisant, marginal et redouté de la communauté, soit en vertu de
ses actes et de son comportement, soit de son caractère, soit de ses connaissances
surnaturelles est prédisposé aux errances nocturnes. Nagashima Hiroaki nous dira si les
empereurs assassinés entrent dans l’une de ces catégories. Une dernière croyance populaire
ancienne est celle du regroupement des morts sous la conduite du plus ancien, ce qui est bien
attesté lors d’épidémies. Notons que l’Eglise chrétienne a récupéré cette croyance et parle
d’un pèlerinage des âmes à Jérusalem ou à Saint-Jacques de Compostelle. Mêlant
christianisme et croyances populaires, une tradition veut que les morts restent sur terre et
expient leurs péchés après le Jugement particulier en attendant le Jugement dernier.
Pour l’Eglise chrétienne, ces revenants sont des pécheurs et ils viennent du purgatoire
ou de l’enfer ; grâce à l’exposé de Takasu Jun nous aurons bientôt un point de comparaison .
Il est remarquable que le surgissement de la Mesnie Hellequin accompagne la mise en place
du purgatoire. A son tour cette idée en induit une autre qui favorise la naissance d’une
nouvelle tradition que nous retrouvons liée à notre thème. Le purgatoire est situé dans une
montagne qui, en Allemagne, s’appelle Hörselberg ou Horrisonus à cause des bruits
terrifiants qui s’en échappent. La Mesnie Hellequin va donc sortir de ce lieu, mais comme on
situe aussi là le Paradis de Vénus, qui relève d’une autre légende, le personnage du fidèle
Eckhart entre comme avertisseur dans la troupe de morts. Il la précède et crie : « Au large,
afin que nul malheur n’advienne ! » ce qui rappelle cum grano salis le géant de la Mesnie
Hellequin dans le témoignage d’Orderic Vidal, dont Philippe Walter va traiter . Nous savons
que celui qui rencontre la Mesnie Hellequin court le risque qu’elle l’emporte, et ici Henmi
Yoko va nous parler des enlèvements par les fées, ce qui nous permettra de voir dans quelle
mesure les deux thèmes se recoupent.
Vous n’ignorez pas que l’on a vu dans la Mesnie Hellequin et autre Hordes sauvages
la personnification de la tempête, Maruyama Akinori va nous faire découvrir s’il existe la
même interprétation au Japon et Shinoda Chiwaki nous procurera un aperçu des variations
japonaises du mythe.
Les traditions populaires françaises, italiennes et anglaises connaissent des troupes de
chiens liées à la tempête : dans les Alpes françaises passent Les Chiens du mauvais Temps ;
près de Spino, en Italie, c’est la Meute sauvage et en Cornouaille les Devil’s dandy dogs ;
souvent on explique que ces chiens sont en fait les âmes damnées de chasseurs morts en état
de péché mortel. La communication de Abe Yasuro sur le monstre appelé Tengu, le Chien
ailé, en fait un démon avec un bec de corbeau, nous permettra sans doute des comparaisons
fructueuses.
Ce qui frappe le plus, c’est la variabilité des témoignages, leur faculté d’adaptation à
différents lieux et à différentes époques, chacune apportant en quelque sorte sa propre
solution au problème posé, chacune accentuant tel ou tel point, par exemple les éléments
descriptifs des membres du cortège nocturne ou parfois diurne, bruyant ou silencieux, formé
de cavaliers et de piétons, parfois accompagné d’un chariot. Pour progresser dans la recherche
des mythologèmes il faut littéralement disséquer les textes, en interroger les motifs, dans la
chaîne narrative et hors d’elle, apprécier les lois combinatoires, établir une chronologie et une
périodisation, déterminer la cible de tels récits, prendre en compte les auteurs et leur culture,
découvrir le but recherché, repérer littérarisation et psychologisation, c’est-à-dire le passage
de la croyance à la narration littéraire. Bref, la tâche est ardue et notre colloque devrait faire
progresser notre appréciation des faits puisque les titres des communications qui vont être
présentées abordent le sujet dans une vaste perspective.
Comme tous les mythes, la Mesnie Hellequin n’a pas cessé d’inspirer les poètes et les
écrivains : au XVIIIe siècle, nous avons Der wilde Jäger, poème de G.A. Bürger (1747-
1794) ; au XIXe siècle, A.G. Oehlenschläger (1779-1850) axe son Valdemar Atterdag sur ce
sujet et B.S. Ingemann (1789-1862) fait de même dans Kong Valdemars Jagt; Henri Heine
(1797-1856) le reprend, dans Atta Troll ; J.M. Welhaven lui consacre le poème
Aasgaardsreien en 1844. Arlette Bouloumie a prévu de nous montrer cette pérennité du thème
dont des compositeurs comme César Frank ou Gustav Mahler ont procuré des adaptations
musicales.
Les communications prévues pour ce colloque recouvrent donc presque l’ensemble du
sujet, je dis presque car il manquera la dimension iconographique ; mais, à ma connaissance,
il n’existe pas actuellement de spécialistes sur cette récupération du mythe. Je citerai
Mélancholie, tableau de Lucas Cranach, en 1552, ; en 1872, Aasgaardsreien, peinture de
Peter Nicolas Arbo; en 1877, une autre par W. Trübner; vers 1900, The Storm-Ride, bas-relief
de G. Bayes; Wilde Jagd du peintre Franz von Stuck. Certains tableaux sont particulièrement
intéressants car il nous procurent une interprétation particulière. Nicolas Arbo, par exemple,
représente le dieu Thor brandissant son marteau au milieu de la cohorte infernale, et Maurice
Sand-Devant dessine le passage d’une cavalcade aérienne au-dessus d’un paysage désolé
éclairé par deux lunes...Il manquera aussi un jalon entre l’Ocident et l’Orient, les traditions
russes sur lesquelles travaille désormais l’équipe de recherche dirigée par Fancis Conte (Paris
IV), lacune qui sera comblée dans l’avenir.
Si, dans le cadre de ce colloque, on ne peut aborder tous les aspects de la Chasse
sauvage et de la Mesnie Hellequin, il n’est peut-être pas inutile de signaler des pistes de
recherche car notre thème s’est lié à d’autres et comporte des éléments d’une grande antiquité.
Les autres cohortes nocturnes, par exemple, menées par Diane et Herodiade, dame Abonde ou
Percht au Nez de Fer, des légions d’anges et des hordes de démons, des armées aériennes
enfin courent parallèlement au mythe de ces morts qui passent sur terre. Il y a interpénétration
des données, les unes enrichissant ou justifiant les autres. Il y a aussi une grande question :
pourquoi des animaux accompagnent-ils la Chasse infernale ? Le rôle du cheval,
psychopompe bien connu, semble clair, mais que dire des porcs ou des truies ? Le fait que ces
bêtes soient souvent monstrueuses ou mutilées est-il une simple allusion à leur caractère
surnaturel et à leur appartenance à l’outre-tombe ? Que dire des rapports entre la Chasse
infernale et les sociétés masquées ? La théorie d’Otto Höfler est certes séduisante, mais
Friedrich Ranke en a montré toutes les faiblesses. Les traditions espagnoles indiquent
toutefois qu’il faut tout reprendre. S’il s’agit bien du dernier avatar d’un mythe ancien lié aux
morts et à la troisième fonction dumézilienne, quelle divinité se dissimule derrière Hellequin ?
Nulle légende n’étant aussi bien ancrée dans le temps, quels sont les rapports entre la Mesnie
Hellequin et les rites et mythes calendaires ? Il y a enfin les étranges rapports entre la Mesnie
Hellequin, le Roman de Fauvel et des mascarades comme le Hobby Horse de Cormouailles et
le Hooden Horse du Kent. Beaucoup de questions, on le voit, mais grâce à des chercheurs
comme Mircea Eliade, George Dumézil, Régis Boyer et Aldor J. Greimas, nous disposons
aujourd’hui d’outils d’analyse pertinents et performants, aussi est-il possible de progresser
dans notre entreprise de décryptage des données anciennes, tâche ardue car d’immenses
décalages existent entre les divers témoignages.
Bref, le sujet que nous abordons dans ce colloque présente des difficultés gigantesques
car il présuppose la connaissance de toutes les traditions et de maintes langues et civilisations
différentes. Il nécessite un travail et une approche pluridisciplinaires, une reprise des textes
plutôt qu’un nouvel examen de ce que l’on a écrit sur eux, une mise en parallèle des
témoignages, un relevé des constantes et des variantes, le tout en tenant le plus grand compte
de la loi des écotypes et des religions.

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