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LAne d'Or dApulée

Jean-Émue Blanchi

Illustration pour Le Songe d'une Nuit d'Été, de Shakespeare, inspiré de l'Âne d'or

Points de Vue Initiatiques N° 140 69


L'Âne d'Or d'Apulée

Pourquoi évoquer le roman d'Apulée dans une revue dédiée à la Franc-ma-


çonnerie, à ses rites et à ses «Mystères»? La question trouve sa réponse
dans l'oeuvre elle-même.
«Lisez et vous recevrez (la Lumière); cherchez et vous trouverez (la Vérité) ».
La vérité est que cette oeuvre conte l'initiation de Lucius aux Mystères Osi-
riens, non seulement lorsque la description de l'initiation est manifeste (Li-
vre Xl) mais, ce qui est beaucoup plus subtil, dès les premières lignes du
livre alors que rien ne paraît évident dans le déroulement de cette aven-
ture. En sorte qu'en lisant ce roman, le lecteur peut, selon son niveau de
sensibilité, y découvrir une multitude de sens dont chacun s'adresse à une
part différente de l'être. Cette expérience intérieure vécue par un initié du
li siècle rappelle ce qu'un Maçon en recherche peut vivre aujourd'hui tant
les rites dans leur essentialité sont proches, et tant l'homme dans sa pro-
fondeur spirituelle demeure identique'à lui-même.

« Peut-être te demandes-tu avec curiosité, lecteur attentif; ce qui a été dit alors,
ce qui o été fait; je te le dirais, s'il m'était permis de le dire, tu le saurais, s'il
était permis de l'entendre. Mais ce serait un crime égal que commettraient et
tes oreilles et ma langue, celle-ci pour une indiscrétion sacrilège, celles-là pour
une curiosité téméraire ».
Apulée, L'Âne d'Or, Xl, 23

«Je veulx disputer par signes [symboles] seulement, sans parler, caries matiè-
res sont tant ardues que les parolles humaines ne seroyent suffisante à expli-
quer mon plaisir».
Rabelais, Gargantua, Livre III, 20

Ne nous y trompons pas, qui verrait dans ce roman une aventure


gaillarde, un conte érotique, une caricature irrespectueuse dans leur
frivolité libertine, qui penserait y découvrir la gaudriole, passerait à côté
de l'essentiel. Si d'aucuns imaginent que Les Métamorphoses d'Apulée
« émeuvent à la fois, [...] la dévotion et l'irrévérence, la frivolité et le mysticisme,
l'amour et le libertinage... », ils se trompent grandement.
Irrévérence, frivolité, libertinage, galanterie et même pornographie
sont mis au service d'un message unique, celui de l'initiation isiaque et de
la régénérescence spirituelle. Il dit comment les Mystères d'Isis et d'Osiris
pouvaient être vécus par un Latin qui, sous les traits du héros, Lucius,
était vraisemblablement Apulée lui-même, l'auteur du roman. Aussi doit-
on voir dans les mésaventures d'un âne l'aventure d'une âme déchue,
bousculée, malmenée par le destin, dispersée, inconsciente et finalement
ranimée, éclairée, éveillée par l'initiation aux Mystères Isiaques.
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Points de Vue Initiatiques N° 140
jean-Emile Bianchi

Apparition des Mystères Osiriens dans le monde gréco-romain

Après les conquêtes d'Alexandre, il se produit un immense brassage de


peuples, de religions et de cultures, c'est l'Orient qui fait irruption dans le
monde grec, mais aussi dans tout l'univers méditerranéen. L'Orient avait
déjà influencé la vieille Hellade, Hésiode et Platon s'étaient intéressés
aux mythes du Proche-Orient, mais jamais comme à cette époque. Le 1'
et le IL siècles voient triompher les traditions d'Asie Mineure, les cultes
d'Adonis, du mithriacisme, de la déesse syrienne, et surtout celui d'Isis
et Osiris sous la forme de « Mystères ». Autrement dit, sous l'approche
initiatique réservée à une élite, des croyances religieuses correspondent
aux cultes de ces divinités.
Ces organisations modifièrent leurs rites pour s'adapter aux mentalités
des profanes grecs et romains qu'elles cooptaient. Le succès de ces
initiations fut grand à une époque oii le polythéisme, devenu religion
d'État, ne pouvait plus satisfaire les individus en recherche de spiritualité.
Contrairement à cette religion, les Mystères en général et ceux d'Isis et
d'Osiris en particulier abordaient la « religion » de l'intérieur et d'un point
de vue plus universel.
Deux oeuvres littéraires principales nous informent sur le contenu
spirituel de cette initiation et sur ses rites: Isis et Osiris, de Plutarque, et
LÂne d'Or, d'Apulée, objet de cette brève étude.

isis, à droite, image de l'intelligence du Monde, Verbe, Logos ou Saint Esprit, et lu


Maat ailée, qui figure sa messagère, la Loi Sacrée, Dharma en sanskrit. Papyrus égyptien.

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Jean-Emie Blanchi

mis en oeuvre au-dedans des temples. Il tente toujours de concilier son


désir d'informer tout en respectant la discipline du secret.
Dès le début de son oeuvre, Apulée avertit le lecteur qu'il va lui conter
une série d'histoires variées où il s'émerveillera en voyant des êtres humains
changer de nature et de condition. N'est-ce pas là l'effet des lois de la vie
sur tout homme, qui doit s'adapter à une existence dont les contraintes
l'obligent à occulter sa nature essentielle pour se protéger du milieu
ambiant qui l'agresse? Forcé à cacher sa personnalité réelle, l'homme peut
être conduit parfois à l'ignorer toute son existence.

Une Image contemporaine du mythe de l'Ane d'Or: la connaissance de soi sommeille en


chaque homme. Il l'éveille par l'initiation. Auteur inconnu, Paris.

Puis, comme le dit l'auteur, «par un mouvement inverse » les hommes


peuvent se transformer en eux-mêmes; cette transformation résulte de
l'initiation aux Mystères où ils récupèrent leur nature première, leur
nature édénique. Ayant pris conscience qu'ils sont devenus des « Ânes »
ils cherchent à redevenir des « Hommes ». Et ainsi, comme par magie, ils
remontent le fleuve vers sa source.

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L'Âne d'Or d'Apulée

Apostrophant celui qui pourrait croire qu'il s'agit là de mensonges


absurdes et énormes, Apulée lui dit: « Et toi.., tu te bouches les oreilles, tu
endurcis ton coeur contre ce qui est peut-être la vérité. Tu devrais savoir, par
Hercule, que ce sont les opinions toutes faites et les prejugés qui veulent que
l'on considère comme des mensonges tout ce que l'on entend dire de nouveau,
tout ce que l'on voit pour lapremièrefois, et, en général, tout ce qui depasse la
portée de notre entendement» (I, 4)
Voici ie lecteur averti!

Comme Socrate, l'ami d'Aristomène, la plupart des hommes sont des


morts-vivants

Le roman d'Apulée débute par le voyage en Thessalie de son héros,


Lucius, qui est semble-t-il nul autre que lui-même; la Thessalie est la
contrée d'origine de sa famille maternelle.
Sur la route, il rencontre deux voyageurs dont un certain Aristomène
qui lui conte l'histoire d'une femme toute puissante, reine de cabaret, « une
possédée capable d'abaisser le ciel, de suspendre la terre, de tarir les sources
L'un de ses amants qui s'était compromis avec une autre fut changé en
castor parce que cet animal, lorsqu'il craint d'être capturé, se libère en se
tranchant les parties génitales!
Aristomène, poursuivant son récit, lui raconte qu'il rêva, comme s'il
l'avait vécu, que son compagnon Socrate, à l'occasion d'un rite sacrificiel,
avait été égorgé et avait eu ie coeur arraché par la « douce » Méroé. L'extra-
ordinaire dans cette histoire fut que Socrate fit exactement le même rêve
et qu'il conservait bien vivant le souvenir de son cauchemar.
Malgré la faiblesse de ses jambes, Socrate décida de reprendre la
route. Puis il voulut se mettre à l'ombre d'un platane et se restaurer pour
reprendre des forces. Subitement son visage s'altéra, et au moment où il
se penchait pour boire l'eau de la rivière, une blessure au cou s'ouvrit et
Socrate mourut. Aristomène, de peur d'être accusé du meurtre de son ami,
s'enfuit et choisit pour pays l'Éole.
Ayant écouté attentivement Aristomène, Lucius en conclut « qu'il n,'y a
rien d'impossible, mais que la volonté des destins règle tout ce qui advient aux
mortels; vois-tu, à moi, à toi, à tous les hommes arrivent bien des aventures
étonnantes, presque uniques, et pourtant, racontées à quelqu'un qui ne les
connaît pas, elles le laissent sceptique. (I 20).
Outre cette conclusion, n'y a-t-il pas un autre enseignement à tirer de
l'état de Socrate qui, de fait, n'était plus qu'un cadavre et qui n'en était
point conscient? Les contes, qui ont souvent un fondement initiatique,
évoquent quelquefois les exploits de nécromanciens qui « fabriquent » des

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jean-Émue Bianchi

morts-vivants, autrement dit des hommes qui étant passé de vie à trépas
n'ont pas « conscience» qu'ils sont morts et agissent comme s'ils étaient
toujours vivants. Les zombies, dans la tradition antillaise, ou Porphyre
dans De L'Abstinence, II, 47, rappellent une tradition selon laquelle les
âmes des cadavres qui n'ont pas été ensevelis demeurent auprès d'eux, et
ies sorciers s'en servent pour leurs rites magiques.
On peut voir dans ces morts-vivants les hommes qui demeurent
prisonniers des attaches matérielles de la vie et qui ont renoncé à leur
capacité de dépasser les intérêts mesquins et les passions mauvaises, ceux
qui se complaisent dans l'orgueil, la cupidité et le vice. Ces hommes sont
morts au Sacré, à la vie spirituelle; totalement tournés vers l'extérieur, ils
croient vivre mais c'est à peine s'ils existent, et encore ils n'en sont pas
vraiment conscients. Ils se grisent souvent dans une course où ils tentent
d'amasser toujours plus de richesses matérielles et corrélativement ils
s'appauvrissent touj ours plus spirituellement.

Le refus de l'attachement à la matérialité est le commencement de la sagesse.


Mosaïque romaine, illustration du roman d'Apulée l'Ane d'Or ou Ane Roux.

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jean-Émue Blanchi

de son état d'endormissement ou de mort spirituelle. La veuve du mort,


après examen du corps, lui fait régler son salaire.

L'Âne d'Or séduit par la sorcière Pamphile fr amie de tout ») manque de discernement.

L'initiation maçonnique rappelle au postulant son aveuglement, sym-


bolisé par le bandeau qui couvre ses yeux. Cet aveuglement est l'état
d'endormissement spirituel de Thélyphron, l'homme « dominé par ses
passions et plongé dans l'ignorance et la superstition

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L'Âne d'Or d'Apulée

De la même façon l'initiation aux Mystères de la Maçonnerie a pour


but la mort du vieil homme pour que renaisse l'homme nouveau, l'être
spirituel.

Comme Thélyphron, le faux Éveillé, les hommes dorment les yeux


ouverts

Lucius poursuit son voyage et se rend à Hypata dont Milon, qui


doit l'héberger, un homme riche, avare, usurier qui sort toujours habillé
comme un mendiant, est l'un des premiers citoyens. Il ne conserve chez
lui qu'une petite servante et sa femme qui partage son triste sort. Notre
héros traverse la ville et tout ce qui lui tombe sous les yeux lui paraît
avoir été métamorphosé par quelque formule de nécromant. En proie à
ce délire, il rencontre une femme du nom de Byrrhène, alliée par le sang à
sa mère et toutes deux issues de la famille de Plutarque. Byrrhène l'invite
chez elle, elle loge dans une maison splendide qui procure à Lucius un
plaisir extrême. Son hôtesse le met en garde contre la femme de Milon,
Pamphile, une sorcière particulièrement dangereuse: elle serait capable
de plonger toute la lumière de notre univers dans le fond du Tartare et
l'antique Chaos. Lucius rencontre Photis, la jeune servante de Milon; il
cède à son charme et il lui promet une nuit de passion.
Byrrhène invite Lucius avec l'un de ses vieux amis, Thélyphron, qui lui
raconte son histoire.
Tout jeune, il venait de Millet pour assister aux jeux olympiques. À
court d'argent, il se rend à Larissa pour y chercher un travail. Voici qu'il
aperçoit au milieu du Forum un grand vieillard qui offre une rémunération
à qui veut bien garder un mort, car, dans ce pays, les sorcières mordent
le visage des morts pour en prélever de quoi servir leurs oeuvres magiques.
Il faut veiller la nuit entière les yeux grands ouverts toujours fixés sur le
cadavre. Si le matin, on ne restitue pas le cadavre intact, on est obligé
de prélever sur son propre corps le lambeau de chair ou tout ce qui a été
prélevé sur le mort...
On peut comprendre que le cadavre n'est autre que 'Thélyphron lui-
même puisque Apulée nous dit que le nom du défunt était le même
que celui de notre conteur: Thélyphron. Le voici donc face à lui-même,
contraint de demeurer éveillé pour écarter « les bêtes mauvaises » qui
symbolisent les vices et les passions qui assaillent tout homme en état de
léthargie spirituelle. La fatigue aidant, le sommeil l'engloutit, autrement
dit les passions le gagnent par manque de ténacité et de courage. Au chant
du coq, il se réveille et, apeuré, se jette sur le corps, l'examine en hâte: le
corps lui paraît intact. Comme la plupart des hommes, il est inconscient

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L'Âne d'Or d'Apulée

L'homme est souvent victime de son manque de discernement.

Transporté de joie, Thélyphron dit être prêt à offrir à nouveau ses


services, sans se rendre compte que cela implique un nouveau décès dans
la famille du défunt. Ce présage abominable ne peut être supporté par les
gens de la maison qui l'agressent violemment. Lintérêt matériel et son
manque de discernement le perdent, c'est bien la preuve de son état de
déchéance spirituelle.
Thélyphron continue son récit. Tandis qu'il reprenait ses esprits, se
souvenant trop tard de son erreur, reconnaissant en lui-même qu'il eût
mérité encore pius de coups qu'il n'en avait reçu, survient un vieillard vêtu
de sombre qui appelle au secours pour punir sévèrement le crime de la
veuve qui a supprimé son fils en l'empoisonnant pour plaire à son amant
et profiter de l'héritage. Le vieillard demande à la divine Providence le
soin de décider de la vérité. Il en appelle à un mage égyptien de grande
renommée, et lui demande de ramener des enfers pendant quelques
instants l'âme du mort, de rendre vie à ce cadavre qui a franchi le seuil de
la tombe.
Le mage, tourné vers l'Orient, prononce mentalement des prières à
l'adresse du Soleil, symbole de la vie. Alors le jeune homme ressuscite
et déclare qu'il a été supprimé par les maléfices de sa nouvelle épouse; il
dit qu'il en donnera la preuve. Puis il ajoute que Thélyphron, qui gardait
son corps, avait été endormi par de vieilles sorcières; elles tentèrent de
l'éveiller, lui, le mort, en l'appelant par son nom. Mais son nom était le
même que celui de Thélyphron, qui s'est réveillé à la place du défunt et
a subi les mutilations destinées au cadavre. Les sorcières ont caché leur
oeuvre en façonnant des oreilles et un nez de cire semblables à ceux qu'elles
avaient coupés...
Terrifié par ce qu'il entend, ]Ihélyphron tâte sa figure, et fait tomber ses
fausses oreilles et son faux nez.
Nous pouvons comprendre ainsi le sens caché de ce chapitre: tout
homme peut avoir des éclairs de lucidité et se trouver face à la réalité
qu'il comprend comme étant le Bien, le mort ressuscité par le mage qui
n'est autre que Thélyphron éveillé à la vérité. Mais il a le choix de refuser:
c'est Thélyphron endormi; ce refus marque son infirmité ontologique,
son opposition inconscience aux grands principes spirituels provoque
un déséquilibre et marque l'être d'une manière ou d'une autre. Le réveil
du héros est provoqué par de vieilles sorcières qui figurent les « faux
prophètes » dont Matthieu (XXIV, 24) dit: « Il s'élèvera de faux cris et de
faux prophètes, ils feront de grands prodiges et des miracles, jusqu séduire, si
cela était possi ble, les élus eux-mêmes ».

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Points de Vue Initiatiques N° 140
Jean-Émue Bianchi

Les mutilations subies par Jhélyphron sont les stigmates infligés à


un esprit qui manquant de discernement, ne voit pas la vérité où elle
se trouve réellement, alors que la renaissance à une Vita Nova, la « vie
nouvelle conférée par l'initiation », lui était accessible.
C'est ce que traduit le Rite Écossais Ancien et Accepté lors de l'initiation
d'un candidat quand il lui est dit que: « les difficultés sont d'autant plus
grandes pour ceux qui ne possèdent pas la Lumière et qui, à cause de cela,
ignorent les lois profondes du Cosmos et agissent souvent à l'encontre de
ces lois.

Le combat perdu contre les vices et les ennemis intérieurs de l'homme

'Ihélyphron termine ainsi son récit et Lucius prend congé de ses amis
pour rentrer chez Milon. Au premier carrefour, un coup de vent éteint la
lumière grâce à laquelle il se guidait, si bien qu'il a grand-peine à se tirer
des ténèbres de cette nuit imprévue. C'est alors que trois brigands des plus
redoutables se précipitent de toutes leurs forces contre la porte de Milon.
Lucius saisi l'épée qu'il a sur lui et la plonge dans chacun d'eux. Ils rendent
l'âme à ses pieds. Photis, réveillée par le combat, ouvre la porte et accueille
son amant aussi fatigué par sa lutte contre les trois larrons que s'il avait
exterminé Géryon, le géant à trois corps qui fut tué par Hercule.
Lucius se met au lit et s'endort aussitôt.

A S -

Hercule combat Géryon, le géant aux trois corps qui figurent l'ego, au centre, et le mental
et la psyché, c'est-à-dire, selon Paul Diel, la raison imaginante et l'imagination raisonnante.

Points de Vue Initiatiques N° 140 79


L'Âne d'Or dApulée

Géryon habitait l'île d'Érithie, qui signifie « la Rouge ». Dans certaines


circonstances de la tradition isiaque, cette couleur a une connotation
maléfique. Dixième des douze travaux d'Hercule, Les Boeufs de Géryon, la
victoire sur Géryon, sur ses trois corps dont chacun peut figurer comme
dans certains rites initiatiques ies perversités de l'esprit humain, le
conduiront, après d'autres péripéties, au-delà du monde des mortels par-
delà les célèbres Colonnes d'Hercule.
Mais Lucius ne pousse pas son voyage aussi loin que le fils de Zeus, en
sorte que n'ayant pas la force combative nécessaire, il ne peut tirer profit
de la victoire qu'il semble avoir momentanément emporté sur les faiblesses
de son âme. Il s'endort aux côtés de Photis. Plus tard elle lui apprend que
ce ne sont pas des hommes qu'il a exterminés mais, sous l'effet de l'alcool,
trois outres en peau de chèvre...
Toutes les traditions initiatiques authentiques et notamment celle du
Rite Écossais Ancien et Accepté, en. Grande Loge de France, affirment
que « les obstacles s'aplanissent de plus en pius sous ies pas de l'homme
qui persévère dans les sentiers de la Vertu ». Cependant, comme Lucius,
« il n'est pas encore délivré des combats qu'il est obligé de soutenir pour
triompher de ses passions et de celles des autres hommes.

L'accès au monde de l'Esprit passe nécessairement par le perfectionne-


ment moral

Lucius, riant de sa mésaventure, demande à Photis de lui montrer la


sorcière Pamphile, sa maîtresse, au moment où elle se livre à quelques
pratiques de son art. Il assiste à la métamorphose de Pamphile en hibou
après qu'elle s'est passé un onguent sur le corps. Il demande à Photis, sa
Vénus du moment, de le lui fournir cet onguent afin de se transformer en
Amour ailé. L'homme toujours en quête de facilité pense accéder au monde
de l'Esprit et à ses pseudos pouvoirs sans consentir aux sacrifices nécessaires
qu'implique une régénération spirituelle qui exige ie perfectionnement
moral de l'individu...
Lucius s'enduit tout le corps de l'onguent. Mais il s'aperçoit qu'il n'est
point transformé en hibou, comme Pamphile, mais en âne! Photis, dans la
hâte, s'était trompée de boîte. C'est la conséquence « normale » qui guette
tout homme pius intéressé par la curiosité malsaine que par l'aspiration à
une amélioration sincère de son individualité. Cet homme est un âne sur
le plan spirituel, comme beaucoup il pense que tout est acquis et que la vie
est faite pour être conquise dans leur seul intérêt égoïste, dans une totale
ignorance des dégâts qu'ils provoquent.

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Points de Vue Initiatiques N° 140
L'Âne d'Or d'Apulée

Il semble que saint Augustin, dans La Cité de Dieu, admet qu'Apulée


avait pu vivre réellement sa métamorphose en âne, comme la plupart des
initiés vivent intérieurement les épreuves qu'ils subissent, même si elles
peuvent apparaître « exclusivement symboliques » à certains. La réalisation
spirituelle, dans toutes les traditions initiatiques, est à ce prix: l'initiation
est avant tout une chose qui se vit intérieurement. Un symbole ou un rite
ne peut être efficace que s'il est effectivement approprié par l'initié.

L'Âne d'Or en quête de roses invité a l'initiation isiaque

Déçu et fatigué par une vie dissolue et hasardeuse, notre âne part à
la recherche de la rose, mais la trouver est plus difficile qu'il n'y paraît.
Il faudra toucher le fond. On conçoit pour lui, un âne, le projet de
s'accoupler en public avec une femme criminelle et le risque d'y perdre
la vie. La souillure que lui communiquerait le contact de cette femme
impure et la crainte de mourir à l'occasion d'un acte aussi immonde lui
procurent la force nécessaire pour enfin s'évader de ce monde et se tourner
vers la Lumière.
Ayant fui, l'âne-Lucius s'endort au bord de la mer. Éveillé en sursaut,
et pris d'une frayeur soudaine en voyant une lune blanche étincelante qui
émerge des flots, il est alors pénétré de la certitude que le Destin lui laisse
enfin entrevoir une chance de salut. En pleurs, il invoque la divinité et lui
demande de le libérer de sa terrible figure de bête: « Rends-moi au Lucius
que je suis... (ou) qu'il me soit donné au moins de mourir, s'il ne m'est pas
donné de vivre» (XI, 2). La divinité d'En Haut, dont les formes multiples
correspondent à toutes les traditions initiatiques, touchée par le repentir et
les prières de Lucius, s'adresse à lui en ces termes: « les Égyptiens puissants
d'un antique savoir m'adorent selon les rites qui me sont propres et c'est de
mon vrai nom qu'ils m'appellent Isis Reine... Cesse maintenant de pleurer...
Voici que grâce à ma providence, se lève pour toi le jour du salut. » (XI, 5)
Isis l'invite à être initié à ses Mystères qu'il doit « attendre dans un esprit de
confiance, sans aucune préoccupation profane. » (XI, 5)
Isis lui recommande, lors de sa procession, de s'approcher du prêtre qui
portera une couronne de roses et de cueillir les fleurs en faisant semblant
de lui baiser la main, et aussitôt il se dépouillera de son cuir bestial.
Le prêtre ayant été averti par Isis, Lucius fait ce qui lui a été dit et se
détache de lui l'apparence horrible de la bête. Le « voilà donc, après avoir
affionté tant d'épreuves de toutes sortes, ballotté par les terribles orages de la
Fortune et les bourrasques les plus violentes, [...] voilà donc, Lucius, arrivé
enfin au port de Repos età l'autel de la Miséri corde. Nil'éclatde (sa) naissance,
ni la situation de fortune, ni même cette science qui brille en (lui) ne (lui) ont

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Points de Vue Initiatiques N' 40
Jean-Émue Bianchi

servi à rien, mais, entraîné par la


pente glissa nte d'une jeunesse en sa
fleur, (il s'est) laissé aller à des
voluptés serviles et (il a) rencontré
la récompense mauvaise de (sa)
curiosité impure. (Le) voilà main-
tenant sous la garde d'une Fortune
clairvoyante, [...] dont la lumière
resplendissante illumine jusqu 'aux
autres dieux... » (XI, 15).
Les initiés, parlant de
Lucius, disent de lui qu'il a été
métamorphosé par l'initiation
pour en refaire un Homme.
«Heureux, par Hercule, trois
fois bienheureux, lui qui [...] a
mérité par la pureté et l'honnêteté
de sa vie précédente un si éclatant
témoignage de la protection céleste,
au point qu'à peine accomplie, en
quelque sorte, sa seconde naissance, isis Reine s'adresse ô la conscience de Lucius, l'Âne d'Or
il soit promis aussitôt au service
des Mystères. » (Xl, 16)
C'est ainsi que Lucius, Fhomme-âne régénéré, a été initié aux Mystères.
La suite du roman relate de façon très détaillée la cérémonie d'initiation
elle-même, en occultant malgré tout ce qui ne pouvait être dévoilé aux
profanes. «Peut-être te demandes-tu avec curiosité, lecteur attentif ce qui
a été dit alors, ce qui a été fait; je te le dirais, s'il m'était permis de le dire,
tu le saurais, s'il était permis de l'entendre. Mais ce serait un crime égal que
commettraient et tes oreilles et ma langue, celle-ci pour une indiscrétion
sacrilège, celles-là pour une curiosité téméraire» (XI, 23)
Cette phrase est à rapprocher avec fruit de l'engagement des Maçons
de ne jamais révéler aucun des secrets de la Franc-Maçonnerie à qui n'a
pas qualité pour les connaître...

Le sens et la portée spirituelle des Mystères isiaques

Pour les initiés grecs ou romains de l'époque, les Mystères isiaques


consistaient, comme la plupart des rites initiatiques, à revivre la mort à un
certain état d'être pour renaître à un état supérieur de conscience dont le
modèle divin mythique donnait la voie à suivre.

Points de Vue Initiatiques N° 140 83


L'Âne d'Or d'Apulée

Ainsi le chemin de l'im-


mortalité était-il ouvert à
une partie de l'être. Apulée
nous dit: « l'acte même de
l'initiation figure une mort
volontaire et un salut obtenu
par grâce [...] comme une
seconde naissance et (l'initié)
se voyait placé devant la
carrière toute neuve d'une
vie qui lui était rendue
Par « salut » il faut entendre
régénérescence spirituelle.
(XI, 21)
Dans le chapitre III
de Isis et Osiris, Plutarque
précise que « Le véritable
isiaque est celui qui, ayant
reçu par la voie régulière la
connaissance des doctrines et
des rites concernant ces dieux
(Isis et Osiris), s'exerce par la
raison et laphilosop hie à saisir L'Âne d'Or, le profane « plongé dans les ténèbres psyche
et du mental. Auteur inconnu.
la vérité qu'ils renferment
Au temps de Plutarque, «philosophie » n'avait pas la même acception que
de nos jours; à l'époque, « l'initiateur », en grec mystagogon comme le
disait Plutarque était le raisonnement philosophique qui permettait de
découvrir le sens caché des rites et des symboles, car la philosophie se
confondait avec la « Sapience », la Sagesse.
Les initiés aux Mystères, du temps d'Apulée, vivaient intérieurement
leurs rites et c'était justement là la justification de la démarche. Tout initié
est un Osiris, il est, comme le dit Plutarque, « une image sensible du monde
intelligible ». L'homme est écartelé, « démembré » comme le dieu, victime
de sa nature « sethienne », mais il y a en chaque homme un « Hotus » fils
d'Isis et d'Osiris, un principe qui le tire vers le Haut, vers l'Esprit. C'est
ce vers quoi Lucius aspire à être conduit par l'entremise d'Isis, « la belle
essence de tous les dieux ».
Et comme toujours, l'initiation, ses épreuves et ses Mystères, s'adresse
à l'être intérieur du myste et constitue un « secret ». Le « secret » est ce qui
est vécu dans les profondeurs de l'être et qui ne peut pas être véritablement
traduit en mode discursif, inexprimable, la chose demeure par conséquent

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Points de Vue Initiatiques N° 140
Jean-Émue Bianchi

incommunicable. Ce peut être aussi une instruction rituelle dont la


pertinence ne peut se révéler qu'après l'avoir intériorisée.
Voici à ce sujet, une remarque d'Apulée, initié, à propos des Mystères
d'Isis: « Le prêtre... me donna certaines instructions secrètes, trop merveilleuses
pour que la voix humaine puisse les exprimer» (XI, 23). L'auteur évoque
l'ineffabilité, le Mystère lui-même. Ce mystère est le « Royaume des cieux»
des chrétiens qui est en dedans de chaque homme, comparé par Matthieu
(XIII 44) à « un trésor qui est caché dans un champ.
Orphée, fondateur des Mystères, était renommé chez les Grecs pour
ses connaissances dans les choses sacrées et il avait été initié aux sciences
traditionnelles des Égyptiens comme au rite d'Osiris (Diodore de Sicile I,
23). Les premiers à employer ie mot « Mystère » sont donc les initiés grecs.
La racine de « Mystère » est « mu »: silence; il constitue un secret essentiel
appartenant au livre scellé de la vie. L'action de fermer les yeux, la bouche,
se disait musis, le Mystère était: musterion.
Si l'on s'en remet à Sopho-cle (Fragment 493) ou à Platon (lhéélète,
156 a), les Mystères sont des choses secrètes, mystérieuses au sens commun
du terme; mais aussi une cérémonie sacrée initiatique si l'on se réfère à
Xénophon (Helléniques, I, 4, 14) ou à Hérodote, (II, 51).
Les Mystères qu'évoque Apulée dans son roman ne peuvent en rien
être comparés à une satisfaction intellectuelle de type philosophique, au
numincux religieux ou à un état de béatitude mystique.
L'état de conscience auquel conduisait ces Mystères était un nouvel état
de conscience supérieur de type initiatique, donc éminemment spirituel:
« merveilleuse vision », «symbole ineffable d'une vérité divine dissimulée et
que doit ensevelir le silence », « certaines instructions secrètes », etc.
Ces Mystères enferment la Connaissance, le secret de la vie dont le savoir
humain n'est qu'une partie infime. Ainsi le Livre de la Sagesse attribué à
Salomon, écrit en grec au I" siècle avant J-C. énonce partiellement ce que
pourrait contenir la Connaissance:
Je ne vous cacherai pas les secrets...
De tous ces biens je me suis réjoui, puisque c'est la Sagesse qui les amène...
C'est... (la divinité) qui m'a donné la science vraie de ce qui est,
Ce qui m'a fait connaître la structure du monde...
Le début, la fin et le milieu des temps,
L'alternance des solstices et la succession des saisons,
Le déroulement de l'année et les positions des astres...
Le pouvoir des esprits et les pensées des hommes...
Tout ce qui est caché, tout ce qui se voit, je l'ai appris;
Car c'est l'ouvrière de toutes choses qui m'a instruit, la Sagesse!

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L'Âne d'Or d'Apuée

Jean-Louis Bory, rédacteur de la préface de l'oeuvre d'Apuiée traduite


par Pierre Grimai, emploie un ton ironique et léger pour introduire
l'oeuvre de l'initié latin. Ce n'est là que la manifestation de l'ignorance du
profane qui voit avant toute chose dans ce roman des « histoires salées (qui
ont) joui auprès des légionnaires romains d'une faveur assez vive pour qu 'ils les
emportassent dans leur paquetage... » C'est ignorer également que la légion
romaine comptait nombre d'initiés, notamment aux Mystères de Mithra.
C'est beaucoup par les légions romaines que les initiations du Proche-
Orient furent diffusées en Europe, comparable au rôle important qu'ont
joué les loges militaires dans la transmission de l'initiation maçonnique.
Il est bien connu que les enseignements initiatiques de tout temps
sont revêtus d'un secret pour qu'ils soient transmis aux seuls dignes d'en
bénéficier et aux seuls capables à terme de les transmettre dans leur pureté.
Apulée, comme d'autres, Boccace et son Décaméron, Dante et sa Divine
Comédie, Rabelais et son Gargantua ont dû, chacun en leur temps, respecter
une certaine disczplina arcani en camouflant les épreuves initiatiques en
épisodes libertins et salaces. Concernant L2fne d'Or, il ne fait aucun doute
que l'oeuvre entière conte les épreuves initiatiques de l'auteur et la façon
dont il les a vécues.
Au Ive siècle, l'avènement effectif de la disciplina arcani est complet,
l'idée que les Mystères chrétiens doivent être bien gardés de ceux qui
ne sont pas initiés triomphe. Puis le christianisme institué mit fin aux
Mystères; il n'existait plus que les sacrements chrétiens, mais on parlait
déjà de tout autre chose...

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