Vous êtes sur la page 1sur 10

Il n’y a que les femmes qui savent aimer

Pr Gérard Bejjani

« Décidément, il n’y a que les femmes pour savoir aimer ! »1 C’est une
marquise qui l’affirme, les larmes dans les yeux. Et elle doit avoir raison. Non pas
pour s’en vanter. Même pas pour l’avoir vécu, mais parce qu’elle a écouté le récit
d’un amour entier, jusqu’à la folie, jusqu’à la mort. Un récit raconté par un
homme du reste, et un homme de science, un médecin, donc digne de confiance.
Le procédé naturaliste, qui consiste à choisir un narrateur scientifique, placé du
cô té de l’objectivité, sert à donner plus de crédit à son histoire. Impensable.
Triste et impensable. Celle d’une rempailleuse qui a rafistolé des chaises toute sa
vie pour amasser quelques sous destinés à son bien-aimé. Qui, lui, bien entendu,
en a profité sans jamais l’aimer.
Il s’agit d’un texte de Maupassant qui s’est fait maître non seulement dans l’art
de la nouvelle, mais aussi dans la cruauté des sentiments. Le récit-cadre pose le
débat, « l’éternelle discussion pour savoir si on pouvait aimer vraiment une fois
ou plusieurs fois ». Le salon s’agite : les hommes soutiennent que la passion peut
frapper plusieurs fois le même être : « Qui a aimé aimera. Qui a bu boira ». Les
femmes, plus romantiques, considèrent que « l’amour, l’amour vrai, le grand
amour, ne pouvait tomber qu’une fois sur un mortel »2. Alors un médecin, donc
un narrateur fiable, se prononce par l’exemple, et amène ses auditeurs dans son
raisonnement par induction. Il raconte comment il a été appelé un jour au chevet
d’une rempailleuse qui lui confia toute son existence, une passion de cinquante-
cinq ans sans un jour de répit. Quand elle avait tout juste onze ans, elle aperçut le
petit Chouquet en train de pleurer parce qu’on lui avait volé deux liards, elle
versa entre ses mains sept sous pour le consoler et l’embrassa. Lui, ravi de son
écot, « se laissa faire ». Pour la petite, l’équation se fit immédiatement : un baiser
contre un peu d’argent, et toute sa vie elle reproduisit le schéma de la vénalité
amoureuse. Jusqu’à ce qu’elle en devienne malade, mortellement malade, et
qu’elle avoue à son médecin : « C’est le seul homme que j’aie vu sur la terre ; je ne
sais pas si les autres existaient seulement ».
Le public ayant entendu l’histoire, et nous aussi, lecteurs, restons bouche bée.
Ni admiration ni mépris mais adhésion à la théorie du médecin. Oui, seule une
femme pourrait aimer ainsi, sans compter, généreusement, stupidement,
absolument. Quel rapport particulier lie la femme à l’amour ? Quelle est donc
cette nature intrinsèque, cette gentilezza ou noblesse d’â me qui la prédispose à la
vocation amoureuse plus et mieux que le sexe opposé ?

Le féminin et non la femme


1
Dernière phrase de la nouvelle de Maupassant, intitulée La Rempailleuse et parue dans Le
Gaulois du 17 septembre 1882.
2
« … il était semblable à la foudre, cet amour, et un cœur écorché par lui demeurait ensuite
tellement vide, ravagé, incendié, qu’aucun autre sentiment puissant, même aucun rêve, n’y
pouvait germer de nouveau ».

1
Mais commençons par une nuance qui modifie notre hypothèse de départ.
Dans son Fragment d’un discours amoureux, Roland Barthes attribue à l’homme
le caractère de l’absence et à la femme le discours du manque, si bien, dit-il, que
« dans tout homme qui parle l’absence de l’autre, du féminin se déclare : cet
homme qui attend et qui en souffre est miraculeusement féminisé. Un homme
n’est pas féminisé parce qu’il est inverti, mais parce qu’il est amoureux ». Il
s’ensuit que notre propos aurait dû s’intituler : « Il n’y a que le féminin qui sait
aimer », le féminin n’étant plus seulement le privilège d’une partie de l’humanité,
mais de tout ce qui dans sa nature même participe de la disposition à aimer, de la
potentialité d’une fabula d’amour. Pour quelles raisons le féminin et l’amour
forment-ils donc une paire par essence ? Nous tenterons d’y répondre à partir de
sept concepts que nous avons retenus de nos lectures, associant à chaque
argument un personnage au moins de la littérature.

1. Le féminin est attente

Gardons notre première référence à Roland Barthes pour développer le


premier concept, celui de l’attente qui est le propre du féminin.
« Historiquement, la Femme est sédentaire, l’Homme est chasseur, voyageur ; la
Femme est fidèle (elle attend), l’homme est coureur (il navigue, il drague) ». Il
s’agit sans doute d’une vérité relative, et pourtant, toute la littérature, et après
elle, le cinéma, sont peuplés de femmes rivées dans la posture de l’attente. Elles
sont très nombreuses, celles qui ont la vertu des femmes de marins, même si
Barbara s’en exclut tout en chantant pourtant : « Dis, quand reviendras-tu ? » En
tête de liste se trouve Pénélope qui fait et défait le suaire de son beau-père pour
tromper ses prétendants, et symboliquement, pour combler sa frustration ou
encore pour remonter le cycle du temps et appeler, dans la patience et la
télépsychie, le retour d’Odysseus. Par sa fidélité surtout, sa confiance prospective
ou encore sa foi eschatologique dans son époux infidèle, comme le démontre
André Peyrefitte dans l’ouvrage qu’il lui consacre, Le Mythe de Pénélope.
Pénélope sert de modèle à toute la gent féminine qui espère en l’autre ou
désespère de le voir revenir. Le mythème de l’attente constitue une base de
scénario infaillible à travers toute la littérature héritée d’Homère, jusqu’au
XXIème siècle, en l’occurrence, le roman d’Andreï Makine dont le titre constitue
une périphrase explicite : « la femme qui attendait », de son prénom Véra
presque gelée dans son isba sibérienne et fredonnant tous les soirs un hymne
incantatoire pour faire réapparaître son disparu depuis plus de trente ans. Celui
qui part, qui est « par vocation, migrateur, fuyant », se range du cô té du masculin,
affirme Barthes et « moi qui aime, par vocation inverse, je suis sédentaire,
immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance ». De nature
sédentaire, le féminin est celui qui attend l’absent, celui qui reste, il sait donc
aimer.

2. Le féminin est ouverture

2
Tout en restant chez elle, dans sa chambre à l’étage, Pénélope ouvre grandes
ses portes pour qu’Ulysse ou l’incube en Ulysse puisse y pénétrer. Doucement. Il
lui arrive d’ailleurs de se rendre souvent sur le rivage pour s’adresser aux
horizons fabuleux d’où il pourra émerger. Ainsi la femme, même quand elle est
enfermée, garde des brèches, des voies de passage, des trouées. Il n’est donc pas
étonnant que le plus grand mythe du désir soit associé à des femmes
« ouvertes », « trouées » si l’on peut dire. Quarante-neuf femmes au lieu de
cinquante. Quarante-neuf Danaïdes qui, pour avoir égorgé leurs époux le soir des
noces - mais ceci est une autre histoire – sont condamnées à remplir
éternellement un tonneau dont le fond est vide. La métaphore ne trompe
personne : le trou du tonneau prolonge métonymiquement le vagin de la femme,
et s’il ne se « comble » pas, c’est parce qu’il est immense ou immensément
ouvert, comme le désir. Qui n’existe que parce qu’il est manque, trou, ouverture
béate, « béatitude ». Le deuxième concept, nous l’empruntons à Pierre Rey dans
son ouvrage consacré au Désir et dans lequel il confirme la relation
consubstantielle du féminin et de l’ouvert, du trou et du manque infini3, qui est
bien entendu amour infini. On pense spontanément à Juliette accoudée au rebord
de sa fenêtre ouverte aux potentialités de la nuit. Mais aussi à la première
rencontre entre Julien Sorel et Madame de Rênal qui se déroule au seuil de sa
demeure seigneuriale. C’est la femme qui ouvre la porte et qui voit le jeune
précepteur comme un enfant venu de loin se recueillir dans le sein maternel. Plus
tard, enhardi, il se décidera à la conquérir en installant une échelle au-dessous de
sa chambre, puis en y grimpant dans la clandestinité et la magnanimité non pas
d’un amoureux mais d’un ambitieux qui s’est promis d’obtenir la femme-trophée
coû te que coû te, sinon de se crever la cervelle. Si Julien réussit à passer « la main
dans l’ouverture en forme de cœur », c’est bien Mme de Rênal qui, elle, pleine de
désir, lui ouvre ses volets tous les soirs, métaphore de ses bras ou… des ses
jambes, du corps féminin qui se donne à l’amant comme il se donne à l’amour.
Porteuse d’une sexualité trouée, ouverte, la femme veille au milieu de la nuit et
s’abandonne à l’incube et à l’amour sans plus réfléchir.

3. Le féminin est mouvement

3
« Car, dans l’économie du désir, ce trou, par lequel l’eau, à l’infini s’échappe, ce trou s’appelle le
manque. Et c’est pour le combler qu’existe le désir. Le manque de quoi ? De ce qui manque
justement », Le Désir, 1999.

3
Emma, elle aussi, trouve difficilement le sommeil quand Charles s’endort. De
toute façon, la femme est sujette aux insomnies plus que les hommes. Elle s’agite,
elle se disperse, elle s’ennuie dans son lit, elle est atteinte d’une « frustration
domestique », elle a la « bougeotte ». Elle est elle-même mouvement, et en ceci,
elle correspond à la définition que donne Francesco Alberoni de l’amour
naissant, qui est « transitoire par définition. Il n’est pas un repos, mais un
mouvement, un mouvement vers ». Il s’agit de « rompre avec sa vie quotidienne,
(de) franchir le fleuve interdit de la transgression », de troquer « l’univers de la
déception » par « une vie plus pleine et plus excitante ». « Ce furent trois jours
pleins, exquis, une vraie lune de miel ». Emma connaît enfin la trinité intense du
bonheur quand elle rompt avec sa vie bourgeoise. Au lieu de demeurer tous les
soirs en face de la platitude de son époux qui mange sa soupe avec de grands
bruits, au lieu de ronfler à cô té de lui dans leur lit conjugal, Emma, elle, « se
réveille en d’autres rêves » dans lesquelles elle voyage, elle se laisse emporter,
ravir au galop de quatre chevaux par un mystérieux amant. Qui est-il ? D’où
vient-il ? Peu importe, il est Rodolphe et Léon tout à la fois, le prince charmant et
tout le monde. Car Emma est amoureuse de l’amour comme l’amour est
amoureux d’elle, pour reprendre les vers du célèbre amant soufi, Jala El Dîn
Rû mi. La fille Rouault se prénomme d’ailleurs Emma, comme si elle devait porter
à la source sa destinée et son programme narratif. L’amour au passé simple,
parce qu’une fois assouvi, il se ressource dans l’instant, dans l’immédiateté, il se
renouvelle de fraîche vie. Et d’audace, d’audace surtout. Gabriel Garcia Marquez
fait dire au docteur Juvenal que si « les hommes ne sont que les pauvres esclaves
des préjugés, en revanche, lorsqu’une femme décide de coucher avec un homme,
il n’est pas de barrière qu’elle ne franchisse, de forteresse qu’elle ne démolisse,
de considération morale sur laquelle elle ne soit pas prête à s’asseoir : Dieu lui-
même n’existe plus »4. Notons que c’est un homme-écrivain qui fait parler un
autre homme ! À propos des femmes et de leur détermination à entrer dans le
mouvement risqué et délicieux de l’amour.

4. Le féminin est enfantement

4
Fermina Daza, entendant son amant Florentino s’éloigner dans l’obscurité, se souvient de son
mari dans son « costume de lin irréprochable et sa rigueur professionnelle », le docteur Juvenal
Urbino qui aurait pressenti par ses mots ce que sa femme était capable de faire par amour alors
que lui demeure coincé dans les apparences et les préjugés. L’Amour aux temps du choléra /
traduit de l’espagnol par Annie Morvan, Paris, Grasset, 1987, p. 419-420.

4
Et comment la femme n’aurait-elle pas cette faculté parmi tant d’autres, elle
qui, vue par la mythologie grecque, s’appelle Pandore, « parce que tous les
habitants des demeures olympiennes lui avaient fait chacun un don », certes la
beauté, la grâ ce, le mensonge, la flatterie, mais aussi l’amour ? Même si de cette
« belle calamité », dit Hésiode, « sort la race des femmes femelles, la plus
pernicieuse race de femmes ». Le propos masculin est sévère, et pourtant, le
verbe « sortir » garde toute son éloquence quand on sait que « c’est d’elle », ou
plutô t de sa boîte, qui est son prolongement métonymique, son sexe si l’on veut,
c’est donc de la boîte de Pandore que sortiront les maux de l’humanité. Que
l’amour soit considéré comme une « belle calamité » ou comme un « malheur », la
question importe peu, c’est l’action de « faire sortir » qui nous intéresse,
autrement dit, de faire advenir, d’enfanter. Car il est tout à fait normal que
Pandore soit en elle-même une figure génésiaque puisqu’elle est femme et que
toute femme porte dans ses entrailles la vie ou le mal ou l’amour, elle est par
essence pouvoir de mise au monde, de création, d’un devenir. Dès la seconde où
elle ô te le couvercle, tout comme sa sœur curieuse à qui Barbe Bleue avait
interdit de tourner la clé de la porte maudite et qui, bien entendu, se précipite
pour faire l’infaisable, comme son autre sœur qui, malgré tous les décrets du
royaume, se fait piquer par une aiguille, ou comme Psyché encore qui, poussée
par la fièvre d’en savoir plus, brû le l’épaule de son pauvre Eros endormi, la
femme franchit les seuils, saute les obstacles, elle se définit par et dans la
transgression. Et qu’est-ce que l’amour sinon la transgression d’un ordre ancien
pour un ordre nouveau ? Sinon le don d’enfanter un nouvel état, la mutation de
se voir devenir ce qu’on n’a jamais été, comme le démontre longuement Jean
Rousset dans son ouvrage consacré à la scène de première vue : « la rencontre,
dit-il, est une naissance, la nouvelle naissance d’un sujet qui se découvre autre,
qui advient à sa véritable existence, un horizon inconnu se déploie en même
temps que se répudie l’être ancien ». « Je vous ai destiné ma vie aussitô t que je
vous ai vu », écrit la religieuse portugaise à son amant français dont d’ailleurs on
ne saura rien. L’une après l’autre, elle les rédige, ses cinq lettres fébriles, dans
une monodie désespérante, elle les tisse, elle les coud de toutes ses fibres, de
toutes ses veines pour un homme qui ne lui répondra jamais bien sû r. Tant pis. À
défaut de porter son enfant, cloîtrée dans son couvent, elle portera autre chose,
l’amour, l’écriture, elle est de toute façon vouée à l’enfantement, à la procréation
par sa nature de femme, dû t-elle être une parthénogenèse.

5. Le féminin est altruisme

5
Le féminin ne peut mû rir dans la solitude ou dans l’ego, il ne peut vivre qu’à
deux. Le mâ le, lui, s’il se dédouble, c’est pour avoir comme partenaire son sexe,
qui lui apporte gloire et honneur, qui lui suffit. Io et Lui pour reprendre le titre du
roman de Moravia dans lequel un homme discourt longuement avec son « lui »
doté de parole. Madame de Staël n’a aucun doute là -dessus et, s’appuyant sur
l’étude des mœurs du pays de Goethe, elle affirme que « dans une époque où le
mal universel est l’égoïsme, les hommes, auxquels tous les intérêts positifs se
rapportent, doivent avoir moins de générosité, moins de sensibilité que les
femmes ; elles ne tiennent à la vie que par les liens du cœur, et lorsqu’elles
s’égarent, c’est encore par un sentiment qu’elles sont entraînées ; leur
personnalité est toujours à deux, tandis que celle de l’homme n’a que lui-même
pour but »5. Voici pourquoi elles tiennent le rô le d’initiatrices dans toute la
littérature balzacienne, les Béatrix, vicomtesse de Beauséant, Madame de
Nucingen. Voici pourquoi Anna Karénine choisit le comte Vronski beaucoup plus
qu’il ne la choisit, elle agit, elle ose. Elle danse avec lui le quadrille qui devient la
métaphore de son envoû tement, elle quitte mari et fils pour s’installer avec son
officier, se montre avec lui publiquement au théâ tre. Cependant Anna constate
qu’après la fougue des débuts, son superbe officier n’est pas très différent de son
mari, elle se désole de sa tiédeur. É prise d’une vie à deux, intense, absolue, du
passionnément, elle se heurte à un dilettante qui se complaît dans l’espace du
relatif. On connaît la suite : Anna se jette sous un train, écrasée par la ferraille,
pour rejoindre le seul amant invisible qui puisse arrêter l’impétuosité de son
désir. Le néant ou Dieu. Puisque, de toute façon, quand je suis née femme, « nul
bonheur ne peut exister que par le reflet de la gloire et des prospérités d’un
autre » et pour un autre.

6. Le féminin est sacrifice

5
Mme de Staël consacre un chapitre à l’éloge de la femme dans son ouvrage De l’Allemagne,
1810 : « La nature et la société donnent aux femmes une grande habitude de souffrir, et l’on ne
saurait nier, ce me semble, que de nos jours elles valent, en général, mieux que les hommes » et
plus loin, à propos des hommes : « Lorsqu’ils sont condamnés de quelque manière à l’oisiveté, ou
à la servitude, ils tombent d’autant plus bas qu’ils devaient s’élever plus haut » alors que « la
destinée des femmes reste toujours la même, c’est leur â me seule qui la fait, les circonstances
politiques n’y influent en rien ».

6
L’affection que la femme accorde est presque toujours un sacrifice. N’était-ce
le féminisme, qui fonctionne comme un garde-fou ou une prévention
(heureusement ?), la femme aurait poursuivi sa destinée dans le dévouement, qui
peut aller jusqu’au bout, jusqu’à la démesure. S’effacer complètement devant
celui qui ne prend même pas conscience que j’existe. Et l’aimer, l’aimer
éperdument pendant des années, dans le silence, dans son ombre, dans mon
absence. Ê tre fidèle à l’unique, parce que la dévotion elle-même suffit à remplir
mon cœur de femme. On peut en vouloir à l’inconnue qui confesse ainsi sa
passion clandestine et oubliée à l’écrivain venu s’installer, un jour d’entre les
jours, dans le palpitant immeuble viennois. Max Ophü ls, dans l’adapation qu’il en
fait au cinéma, donne le nom de Lisa à l’héroïne de Zweig. Lisa s’est forgé toute
une histoire, un conte de fées tragique parce qu’elle a appartenu une seule nuit à
un homme volage et ordinaire qu’elle a pourtant auréolé de toutes les splendeurs
de la masculinité. Lisa s’est accrochée à lui dans le fantasme, dans la démesure,
dans le sacrifice propitiatoire d’elle-même et de son fils, qui s’éteint en même
temps qu’elle pour avoir autant aimé. Qui ? Quelqu’un qui ne la reconnaît même
pas, pour qui elle n’aura été qu’une sentinelle, qu’un fantô me parmi les fantô mes.
Clérambault donne un nom à cet amour maladif, qui se manifeste dans un
double délire à la fois interprétatif et persécutif : l’érotomanie déclinée en une
phase d’espoir puis en une phase de dépit. Cette conviction d’aimer dont Lisa ne
peut se défaire touche à l’hystérie décrite par Hippocrate comme une « maladie
de femmes », d’autant que le mot lui-même dérive du grec hyster ou utérus.
Même si les spécialistes s’évertuent à distinguer l’hystérie du féminin,
l’association demeure ancrée, presque allant de soi quand il s’agit d’amour. Soit
dans son pendant effrayant ou paranoïaque, soit dans sa dimension sacrificielle,
qui donne à l’â me un sentiment d’élévation. Entre le délire et le sacrifice, il n’y a
qu’un pas. Les deux tiennent de la foi, de l’absurde, du religieux. L’amour est
sacrificiel ou il n’est pas, l’amour est chevalier de la foi ou il n’est pas, l’amour est
femme ou il n’est pas.

7. Le féminin est mysticisme

7
Car au féminin tout se conjugue à l’intérieur, dans la matrice, les entrailles,
dans les profondeurs. Tout provient du dedans. Si Narcisse est celui qui se
contemple à la surface des eaux, Echo, elle, fait résonner sa voix du fond de
l’étang. Et Virginia Woolf ne pourra apaiser toutes les voix qui l’inspirent et
l’habitent qu’en allant se lâ cher dans le creux de la rivière. Depuis qu’elle a écrit
sa nouvelle sous le titre de La Fascination de l’étang, elle s’achemine
inexorablement vers le fond dont de toute façon elle ne peut se défaire
puisqu’elle le porte en elle. Comme toute femme. Pour Gilbert Durand,
l’archétype de la profondeur ou de la coupe relève du féminin, « l’axe de la
descente est un axe intime, fragile et douillet », « le creux est avant tout organe
féminin » et « on descend pour remonter le temps et retrouver les quiétudes
prénatales ». Durand classe les archétypes tels que le chaud, l’intime, le centre, la
substance, et surtout la femme, dans le troisième et dernier ensemble, qu’il
appelle les structures mystiques. Il y a une correspondance presque immédiate
entre le féminin, la profondeur et le mysticisme. De Jean de la Croix et de Thérèse
d’Avila, c’est ainsi la deuxième qui s’enivre le plus d’amour charnel, vivant,
profond pour l’É poux divin. A son image, la duchesse de Sierra-Léone ne se
contente pas d’aimer son amant d’un amour céleste et pur, quand son mari la
prend en flagrant délit de mysticisme, elle le supplie de lui permettre au moins
de dévorer le cœur sanglant d’Esteban. Il faut comprendre dans cet acte, au-delà
de l’horreur cannibale, une dimension sacrée, qui ressemblerait à l’adoration
mystique : contempler et communier avec le cœur de celui que j’aime plus que
moi-même, qui est mon Christ, le pain et le vin de ma chair. Je ne suis plus rien, il
est Tout, disent les femmes. Alors que Don Juan pense le contraire : Je suis tout,
elles ne sont rien.

Il y a une semaine, quand j’en parlais à une amie, notez bien, une amie - donc
une femme - me répliqua sur un ton de révolte que ce n’était pas vrai, qu’il y avait
plusieurs contre-exemples, que son mari l’aime éperdument, que son fils soupire

8
après sa copine depuis plus d’un an… que voilà , s’il n’en fallait citer qu’une, elle
citerait l’histoire la plus probante, racontée par un homme, par l’écrivain turc
Orhan Pamuk, prix Nobel de littérature ! inspirée de sa vie, de son amour fou
pour une seule femme, oui une histoire relatée sur plus de 800 pages dans son
roman Le Musée de l’Innocence ! Oui, à chaque fois qu’elle se rend à Istanbul, elle
le visite, ce musée, ravie de constater combien un homme est capable d’aimer,
puisqu’il a consacré à sa femme disparue des boîtes, des reliques, des ex-voto,
et… et… surtout, à droite en entrant, une immense vitrine dans laquelle il a
collectionné les 4123 mégots de cigarettes de sa dulcinée, avec au-dessus de
chacun, son humeur du moment. Quel amour ! Quelle passion ! me lance-t-elle. Et
pour ne pas la peiner, je renchéris en disant : oui, comme le grand poète de la
mythologie, Orphée, qui a pleuré son Eurydice retenue aux Enfers, toute sa vie,
ou Monsieur de Sainte-Colombe qui ne peut se défaire du fantô me de son épouse
« tous les matins du monde », ou Hugues Viane qui s’est installé à Bruges pour
voir toujours le visage de sa trépassée dans les canaux de la ville, ou François
Truffaut qui a tapissé sa chambre verte des portraits de sa morte, et tant et tant
d’autres hommes. Je n’ai pas voulu la peiner en lui disant que partout ce sont des
hommes qui auréolent et vénèrent et mythifient leurs femmes qui, elles, entre
temps, sont MORTES ! Et mortes de quoi ? Mortes d’amour, de sacrifice. Elles sont
allées jusqu’au bout et non pas eux.
- Et Le Musée de l’Innocence alors ? Un musée conçu pendant des années pour
abriter les reliques de Fü sun, la femme adorée, comme le Taj Mahal construit par
l’empereur moghol Shah Jahan en mémoire de son épouse Mumtaz Mahal… !
Certes. Le touriste demeure émerveillé devant la lumière blanche du palais et
par l’histoire d’amour qui l’a rendue possible et immortelle, comme le lecteur, lui
aussi fasciné par la passion infinie de Kemal puisque, pendant huit ans, il s’en
tiendra à tous les objets que Fü sun aura touchés de près ou de loin, afin de lutter
contre le manque viscéral qui l’empêche de respirer sans elle. Devenu fétichiste,
cleptomane, antiquaire, collectionneur, il vouera un culte solennel à tout ce qui a
appartenu à Fü sun, sa tasse de thé jamais lavée, sa salière, ses mégots bien sû r, et
même ses noyaux d’olives. Oui, il exposera tout dans son musée. Mais ô mon
Dieu, nous sommes sur une fausse piste : ce n’est pas Kemal qui languit, qui
désespère, qui donne ce qu’il a de plus précieux, non ce n’est pas lui, c’est Fü sun !
Fü sun dont on ne sait rien pendant les huit ans de son mariage avec un autre
homme par dépit d’avoir vu son Kemal chéri hésiter, faiblir, se tromper, la
tromper… Fü sun dont on ignore tout jusqu’à ce qu’elle lui confie dans un aveu
ultime et bouleversant : « De ce point de vue, je suis vierge. Et de toute ma vie, je
ne connaîtrai pas d’autre homme que toi ». Fü sun aurait pu se taire jusqu’au
bout, dans une fidélité absolue à elle-même, avec pour seule vérité celle de son
cœur. Non, l’amour n’est pas dans la vitrine, dans le musée, dans les plaintes,
dans le dire, mais dans la patience, dans le silence de toute une vie, c’est cela le
sacrifice, c’est cela l’innocence, c’est cela l’agneau mystique.

Si Dieu est masculin, l’Amour est femme.


Or il y a un paradoxe.

9
Si Dieu est masculin, et si Dieu est Amour, et que l’Amour est femme, alors
Dieu est femme. Je laisse aux théologiens le soin de résoudre le paradoxe.
Quant à moi, moi qui ai beaucoup de féminin, et même si à chaque fois mon
cœur se brise en mille morceaux, je sais qu’il me faut souffrir encore après avoir
souffert, et qu’« il faut aimer sans cesse après avoir aimé »6.

6
« Après avoir souffert, il faut souffrir encore ; il faut aimer sans cesse après avoir aimé  », Alfred
de Musset, La Nuit d’août.

10

Vous aimerez peut-être aussi