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Farjallah Haïk et Albert Camus

Pr Gérard BEJANI
Texte lu lors d’une réunion autour de Farjallah Haïk, à Beit Chabeb

« Nous portons en nous trop de choses dont nous ne voulons pas ».


« Nous portons » : la formule est claire, elle renvoie à Sisyphe qui « porte », depuis les
Enfers, le rocher dont il ne veut pas, cette « pierre » qu’il regarde, comme dit Camus,
« dévaler en quelques instants vers ce monde inférieur dont il faudra la remonter vers les
sommets ». Mais ce n’est pas de Sisyphe qu’il s’agit ici. « Nous portons », « nous autres,
Orientaux », se dépêche de préciser Farjallah Haïk dès la première page de son Envers de
Caïn. C’est en fait Basile le « bâtard » qui écrit ces mots à Chadia au début du roman.
Basile le bâtard. Basile, l’avatar de Caïn ou de Sisyphe, le parallélisme s’impose entre les
deux suppliciés de la Bible et de la mythologie. Tout comme entre leurs auteurs.
Rien d’étonnant donc que mon propos retrace une succincte comparaison entre les
deux écrivains, nés sur la Méditerranée, l’un en Afrique du Nord, l’autre dans ce village où
nous sommes, et qu’il appelle son « nid d’hirondelles » d’où il puise cette « puissance »
que lui reconnaît son confrère. Car, pour Haïk, « l’homme est mystiquement attaché au
sol » et « quand il perd son contact avec le sol, il perd aussi sa force ». Rien d’étonnant, en
effet, dans ce rapprochement puisque Haïk dédie L’Envers de Caïn à Camus et que celui-ci,
alors directeur de la collection « Espoir », lui répond dans une lettre pleine d’admiration,
datée du 8 mai 1955. Je ne parlerai donc que de L’Envers de Caïn puisque c’est autour de
ce roman que se confirme l’estime mutuelle entre Farjallah Haïk et Albert Camus et, faute
de temps, je ne ferai qu’esquisser des pistes de comparaison entre les deux auteurs.
Premier élément de comparaison : le type de personnage sur la scène romanesque des
deux auteurs. Ce personnage, on l’appellera « l’étranger » pour reprendre le titre du
roman le plus lu d’Albert Camus. Étranger non seulement parce qu’il ne pleure pas à
l’enterrement de sa mère et qu’il reste en marge des convenances sociales, ou encore
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parce qu’il se parle seul dans un bar d’Amsterdam, le Mexico-City où il dénonce la
culpabilité universelle, mais parce qu’il est, au sens romantique du terme, un inadapté au
monde. Comme Caligula, qui a « besoin de la lune, de quelque chose de dément peut-être
mais qui ne soit pas de ce monde », comme Jean-Baptiste Clamence qui « clame » seul
dans le désert, Basile et Lazare, les deux héros de L’Envers de Caïn, sont eux aussi des
albatros exilés, des hommes du « caniveau », des « fruits pourris », illégitimes. Basile, qui
se définit comme « l’ivraie de l’Évangile », a la sensation d’avoir toujours « des épines
dans le derrière », ou encore le sentiment que « la terre tout entière » est « un lieu de
châtiment ». Lazare, son frère adoptif, alors qu’en joueur virtuose il rejoint la fanfare de
l’orphelinat, « trébuche sur une pierre et tombe à plat ventre » au moment de sa
première sortie. On comprend le sens symbolique de cette chute dont Camus fait
d’ailleurs le titre de son célèbre récit à une voix : Lazare tombe en jouant de la musique,
comme s’il lui était impossible d’être en harmonie avec le céleste, le pur. Il est une fausse
note dans l’harmonie du monde. Il tombe au moment où les yeux se braquent sur lui, où
le « troupeau » humain impitoyable le transforme en un monstre, à cause de sa
différence, l’enferme dans le regard des préjugés, lui donne le statut de l’être dangereux
pour l’intérêt public. C’est alors Basile qui va exprimer, pour lui, ou plutôt contre l’autisme
de son frère, contre le mutisme d’un Meursault, son défi à cette volonté cruelle des
hommes de les « tenir en marge comme des bêtes malfaisantes ».
On en arrive ainsi au deuxième élément de comparaison : la révolte dans l’action, la
transgression, ou encore le besoin métaphysique de saisir sa vie comme un destin. Les
personnages de Camus et de Haïk correspondent ainsi à la définition du héros tragique
selon Lucien Goldmann, celui qui ne se contente pas du plus ou moins, du monde relatif,
mais qui est soit dans le tout soit dans le rien. Pour Camus, le roman offre des
personnages qui nous ressemblent à cette différence près qu’ils « courent jusqu’au bout
de leur destin » et Haïk, définissant son œuvre, affirme : « Ma ligne de conduite générale
depuis que j’existe et depuis que j’écris est la tentation de l’Absolu ». Même s’il faut
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passer par la transgression la plus scandaleuse, s’il faut se faire criminel ou hors la loi :
Meursault tue, il est responsable d’un arabicide, d’un matricide même selon ses juges,
Clamence tue aussi à sa manière ou laisse mourir puisqu’il assiste, indifférent, à la chute
d’une ombre dans la Seine, une noyade ou un suicide que ses yeux lâches et veules font
semblant de ne pas avoir remarqués, Caligula assassine impunément, la peste répand la
terreur à Oran et fauche les vivants l’un après l’autre. Dans L’Envers de Caïn, Lazare
s’exerce lui aussi au crime en tuant d’abord l’oiseau, le prolongement symbolique de
Basile parce qu’il ne supporte pas de le voir enfermé dans sa cage. Pour Lazare, Basile ne
peut qu’incarner son rêve libérateur, la puissance de l’action, de l’aventure, de la révolte
pour prendre en charge son destin. Puis Lazare tue Nausicaa, la maîtresse de Basile,
l’homicide se déroule dans une « inconscience totale ». Basile ne trouve alors d’autre
issue que de tuer son frère, parce que, dit-il, « seule la mort pourra sceller (leur)
fraternité », la mort « comme la grande matrice de l’univers ». « Nous vivrons peut-être
mieux de l’autre côté », lui dit-il d’une voix calme en le serrant contre lui. Le fratricide
devient l’unique moyen de recomposer l’unité du Moi, de se rallier à son frère vertueux, à
sa part de lumière.
Voici le paradoxe de ce troisième élément de comparaison : dans le fratricide, dans la
chute, en prison comme aux Enfers, la transcendance est possible. Les deux œuvres de
Camus et de Haïk, subversives et tragiques, placées sous un ciel gris et sans colombe,
comme celui que décrit Clamence au-dessus de La Hollande, sont en même temps et
paradoxalement purificatrices, elles permettent une catharsis par le mal et par la chute.
Elles sont « correctrices » au sens où l’entend Camus pour qui « le monde romanesque
n’est que la correction de ce monde-ci ». Pour Haïk, « on s’accomplit par le crime tout
aussi bien que par la vertu » car « vivre son crime ou sa vertu, c’est également affronter
son destin ». C’est surtout « revenir au Tout par cette dilatation de nous-mêmes ». Tout le
parcours de Basile aura été une tentative de passer de la division à l’unité, de dépasser
donc la fracture première, la séparation d’avec la mère, d’avec la terre où nous sommes
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censés vivre, d’avec le frère comme allégorie de toute la fratrie humaine. L’homme est
certes une « épave », mais une épave « où brasillent encore bien des vertus humaines ».
Car « plus l’homme descend, plus il devient grand » chuchote Basile à son frérot. Le salut
est dans cette acceptation de notre part d’ombre, de la « bête qui nous rabaisse au-
dessous de nous-mêmes pour nous affirmer. » La vertu consiste dans le fait de tirer quatre
fois sur un corps inerte comme l’a fait Meursault, elle réside dans le fait de porter sa
pierre comme Sisyphe, d’assumer sa démence comme Caligula, de surmonter sa peur, de
tenter l’Absolu. Dans cette « soif de départ qui », dit Basile, « n’a jamais cessé de (le)
ronger », tout comme Lazare qui « poursuivait au fond de lui (on) ne sai(t) quel rêve
lointain. »

La vertu consiste, oui, à porter sa pierre. Sa pierre ou sa croix, car aussi bien Haïk que
Camus ont leurs nuits de Gethsémani et leurs matins de rédemption. Même si Albert
Camus est agnostique et Haïk anticlérical, même si Meursault regarde indifféremment le
prêtre venu lui « pardonner ses fautes » dans sa cellule et si Basile a horreur des leçons
de catéchisme à l’Orphelinat, même si donc les deux auteurs n’ont jamais eu de la
sympathie pour les hommes de religion ou les « sœurs à l’haleine fétide » qui veulent
nous faire « vivre en grappes », nous conduire comme un troupeau. Il n’en demeure pas
moins que Camus comme Haïk « portent » au monde, dans la pierre ou la croix, leur
demande d’amour insatiable, et avec elle, une leçon de foi, de bonheur et d’espoir : « Il
faut imaginer Sisyphe heureux », bien sûr, car, répond Haïk comme en écho, « l’homme
fataliste est plus ouvert à l’espoir qu’on ne le pense ». Et lui certainement plus ouvert à
Dieu qu’il ne le pense, surtout quand il écrit : « Le royaume de Dieu est à tous. Nous y
pénètrerons tous nus comme au jour de notre naissance. »

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