Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Le Suicide
de l’espèce
Comment les activités humaines
produisent de plus en plus de maladies
Pour Hélène et Alexis
INTRODUCTION
LA SANTÉ MONDIALE
AU XXIe SIÈCLE
1
Qui meurt de quoi ?
Mais la cause de la mort n’est pas tout. Ce qui intéresse les humains, c’est
aussi ce que contient leur vie, c’est-à-dire comment ils fonctionnent et comment
ils se sentent. Le groupe a donc entrepris d’estimer d’autres indicateurs comme
les causes de handicap, les années de vie malade ou l’espérance de vie en bonne
santé.
La pollution
L’impact total de la pollution est énorme. Elle est la première cause
environnementale de maladie et de mort, responsable d’environ 9 millions de
décès par an, soit 16 % du total. Plus des neuf dixièmes de ces morts se
trouveraient dans les pays non riches, ceux qu’on appelle les pays à revenus
faibles ou intermédiaires. Vu autrement, la pollution fait perdre 254 millions
d’années de vie chaque année. En comptant aussi les 14 millions d’années de vie
avec un handicap, elle cumule 268 millions de DALY.
Quelles sont les maladies associées à la pollution ? Celles du répertoire
général, il n’y a pas beaucoup de spécificité. La pollution rejoint ainsi le courant
mainstream des grandes tendances épidémiologiques, renforçant les deux plus
gros tueurs à l’échelle mondiale que sont les pathologies cardiovasculaires et les
cancers. Elle augmente le risque d’infarctus du myocarde, d’accident vasculaire
cérébral et de certaines tumeurs. Elle provoque aussi de l’asthme et des
bronchopneumopathies obstructives chroniques, dont l’autre grande cause est le
tabac — mais les deux s’associent souvent. Elle est également à l’origine de
troubles du développement de l’enfant. Toutes ces maladies existeraient sans la
pollution mais elles seraient moins fréquentes et peut-être moins sévères. Elles
ont d’autres facteurs de risque plus médiatisés, ce qui permet d’éclipser le rôle
de la pollution et d’exagérer celui des comportements personnels. Négliger la
pollution la maintient clandestine : elle est rarement mentionnée parmi les
suspects habituels. On préfère incriminer le tabac, l’alcool, une mauvaise
alimentation, c’est-à-dire des causes qu’on attribue aux individus alors que la
pollution relève des sociétés.
1. En sachant que même le déterminant 1, c’est-à-dire la biologie, amène aussi à travailler sur les risques
car nous n’avons justement pas tous la même biologie et donc pas les mêmes risques de départ. Il existe par
exemple une épidémiologie génétique, qui cherche à estimer comment la génétique prédit la survenue de
maladies. Par ailleurs, les études menées sur des jumeaux ont souvent estimé que la biologie déterminait
environ 25 % de notre espérance de vie.
2. Frank M. Snowden, Epidemics and Society: From the Black Death to the Present, Yale University Press,
2019.
2
3. L’index de masse corporelle (IMC) se calcule selon la formule suivante : IMC = poids ÷ taille .
4. Le taux de sucre dans le sang est un indicateur de diabète ou de risque de diabète.
5. Epi = au-dessus, donc épigénétique = au-dessus de la génétique.
6. James M. Shultz et al., « Double environmental injustice – climate change, hurricane Dorian, and the
Bahamas », NEJM, 2020. Et aussi Kenneth W. Kizer, « Extreme wildfires – a growing population health
and planetary problem », Journal of the American Medical Association (JAMA), 2020.
7. GBD 2019 Risk Factors Collaborators, « Global Burden of 87 risk factors in 204 countries and
territories, 1990-2019: a systematic analysis for the Global Burden of Disease study 2019 », The Lancet,
2020.
8. Et la pollution chimique qui augmente aussi, mais celle-ci n’est pas encore complètement évaluée par le
GBD.
9. NCD Risk Factor Collaboration (NCD-RisC), « Worldwide trends in hypertension and progress in
treatment and control from 1990 to 2019: a pooled analysis of 1 201 population-representative studies with
104 million participants », The Lancet, 2021.
10. On pourrait pourtant faire baisser cette proportion en limitant la quantité de sel dans l’alimentation,
mais les industriels s’y opposent car le sel rehausse le goût de leurs préparations qui en manquent souvent.
11. Un peu moins de la moitié des hypertendus sont traités et un peu moins d’un quart sont contrôlés, c’est-
à-dire que leur traitement fait baisser la pression artérielle. Tous les pays ne luttent pas avec la même
efficacité contre l’hypertension et il existe une relation partielle avec le développement. L’hypertension se
dépiste et se traite facilement. Les médicaments ne sont pas chers. La majorité sont maintenant des
génériques qui ne coûtent que quelques centimes par jour. Ils offrent aux systèmes de santé un retour sur
investissement monumental tant ils évitent les complications. Aucun nouveau médicament ne peut espérer
nous donner un retour sur investissement aussi important que les antihypertenseurs. L’hypertension
artérielle est une des meilleures illustrations d’un trait central du marché pharmaceutique, à savoir que ce
sont les médicaments d’hier qui sauvent le plus de vies.
12. Shiriki Kumanyika, William H. Dietz, « Solving population-wide obesity – progress and future
prospects », NEJM, 2020.
13. Jusqu’à récemment, la quasi-totalité des cas de diabète diagnostiqués avant l’âge adulte étaient des
diabètes de type 1, nécessitant d’emblée un traitement par insuline. Le diabète de type 2 se voyait surtout
chez des personnes d’un certain âge souvent en surpoids ou obèses.
14. GBD 2019 Cancer Risk Factors Collaborators, « The global burden of cancer attributable to risk
factors, 2010-2019: a systematic analysis for the Global Burden of Disease study 2019 », The Lancet, 2022.
3
La santé humaine s’améliore-t-elle ?
À cette question, la réponse est ambiguë car les données sont contrastées. On
pourrait dire oui et non. La mortalité baisse mais pas partout. Jusqu’à la
pandémie de Covid-19, elle diminuait dans une majorité de pays pauvres, mais
stagnait ou augmentait dans une minorité de pays riches déjà mentionnés. La
lutte contre le handicap induit par la maladie ne progresse pas puisque son taux
ne change pas significativement. Certaines maladies ont une croissance
supérieure à ce que serait leur croissance naturelle si elle était seulement
conduite par la démographie.
1. La transition néolithique, souvent appelée aussi révolution néolithique, correspond au passage des
chasseurs-cueilleurs à l’installation en villages pour cultiver la terre et domestiquer les animaux. On pense
que la transition néolithique a signifié une perte d’espérance de vie pour les humains de l’époque, sans
doute parce que la proximité humaine et avec les animaux a augmenté le risque microbien et dégradé la
santé et la longévité. L’espérance de vie des chasseurs-cueilleurs pourrait avoir été approximativement de
40 ans, et serait passée à 25-30 ans au moment de la transition néolithique.
2. James W. Vaupel et al., « Demographic perspectives on the rise of longevity », Proceedings of the
National Academy of Sciences (PNAS), 2021.
3. Nhung T.H. Trinh et al., « Recent historic increase of infant mortality in France: A time-series analysis,
2001 to 2019 », The Lancet Regional Health – Europe, 2022.
4. COVID-19 Excess mortality collaborators, « Estimating excess mortality due to the COVID-19
pandemic: a systematic analysis of COVID-19-related mortality, 2020-2021 », The Lancet, 2022.
5. Joseph L. Dieleman et al., « Global health spending and development assistance for health », JAMA,
2019.
6. William J. Baumol, The Cost Disease: Why Computers Get Cheaper and Healthcare Doesn’t, Yale
University Press, 2012.
7. Victor R. Fuchs, « The gross domestic product and health care spending », NEJM, 2013 ; et « Major
trends in the U.S. health economy since 1950 », NEJM, 2012.
8. Le Juste et le Vrai, Fayard, 1985.
II
L’OFFRE DE RISQUES
Comprendre l’offre de risques n’est pas difficile. Sa logique n’est pas
complexe. Si l’on exclut les risques naturels, on observe que ce sont rarement les
individus qui produisent des risques et encore plus rarement les États. L’offre de
risques vient surtout des entreprises. Elle s’appuie principalement sur deux
schémas. Dans le premier schéma, le risque est leur business et la maladie est le
produit de leurs produits. C’est le cas par exemple des entreprises qui vendent
des aliments ultra-transformés, du tabac ou de l’alcool. Toutes ces entreprises
sont directement pathogènes. Dans le second schéma, le risque est un produit
collatéral de la rentabilité. La maladie est alors la complication de leurs
retombées, qui sont souvent des émissions polluantes qui elles-mêmes existent
parce qu’il est moins cher de produire salement que proprement. Ces entreprises
sont indirectement pathogènes. Elles ne vendent pas leurs produits toxiques mais
elles les émettent dans leur fonctionnement normal pour assurer leur rentabilité.
Dans les deux cas, le risque est un produit ou un sous-produit intrinsèque à
l’activité de l’entreprise, ce qui explique qu’il soit si difficile de réduire les
risques dans un monde où la croissance économique joue un rôle supérieur à la
religion. Toutes les entreprises veulent performer, ou au minimum elles se
défendent pour survivre. Sans les risques, beaucoup d’entreprises n’auraient pas
de marché ou pas de revenus suffisants pour continuer à fonctionner selon les
règles actuelles. La différence est que les entreprises directement pathogènes
exercent leur effet toxique de façon centrale et que les autres disséminent leurs
risques de manière latérale à leur activité. Bien sûr, il y a beaucoup d’entreprises
ou d’industries qui cumulent les deux schémas. La plupart des entreprises
directement pathogènes sont aussi polluantes, et elles causent des maladies selon
des mécanismes diversifiés, évidents ou moins visibles.
Les entreprises directement pathogènes sont donc sans surprise les
producteurs ou les vendeurs de tabac, d’alcool et de mauvais aliments, c’est-à-
dire surtout les aliments ultra-transformés. Comme ces entreprises
commercialisent directement et légalement leurs produits toxiques, elles forment
une économie bien définie dont les contours sont clairs, alors que l’économie
indirectement pathogène est dispersée. Beaucoup de ces entreprises directement
pathogènes appartiennent à des industries qui existent depuis des siècles et dont
le caractère toxique est notoire. Il y en a une qui est plus problématique car elle
est sous-estimée et que sa croissance est incontrôlée : c’est l’industrie
alimentaire et en particulier les entreprises qui transforment et sucrent les
aliments.
4
L’offre directe de risques :
l’industrie alimentaire
L’industrialisation de l’alimentation
Après la Seconde Guerre mondiale, la production alimentaire s’est
industrialisée pour pouvoir se mondialiser et répondre à une démographie et une
demande en croissance. Grâce au capital et à la technologie, les entreprises
alimentaires se sont mécanisées pour augmenter leurs capacités. À partir des
années 1970, les industriels ont ouvert un énorme travail de manipulation
systématique des aliments. Ce travail a un nom : la transformation. Le
phénomène existait déjà — la pasteurisation est une transformation —, mais les
industriels ont altéré les aliments de façon de plus en plus intense pour les
éloigner de leur état naturel. Cette transformation a fait faire des progrès
énormes. Elle a permis une production massive susceptible de nourrir plus de
personnes, et une préservation longue, tout en continuant à réduire le risque
microbien 4. Le début de la transformation coïncide approximativement avec le
moment où les aliments industriels deviennent moins chers que les aliments
frais. Mais en transformant les aliments, les industriels ont transformé les
organismes vivants qui les consommaient, c’est-à-dire les humains et les
animaux. La transformation alimentaire a affecté nos opérations intérieures
d’énergie et de matière, ce qui veut dire notre métabolisme. Les industriels ont
réussi à retirer aux aliments leurs qualités naturelles, pour les remplacer par des
défauts nouveaux dont les effets sont profonds. Ils ont participé à enclencher,
sans avoir l’air d’y toucher, une pandémie jamais vue de maladies chroniques
dont la plupart sont métaboliques. C’est le résultat principal du système
alimentaire mondial, un résultat secondaire étant la pollution et les émissions
carbonées. Cette dissémination de la transformation dont les effets
épidémiologiques sont incroyablement négatifs, a été facilitée par de lourdes
erreurs de la science nutritionnelle.
La tragédie du low-fat
Pendant des décennies, le gras a été dénoncé comme le méchant principal du
jeu alimentaire. Les preuves de culpabilité semblaient évidentes. Les graisses
apportent plus de deux fois plus de calories que les sucres et les protéines. Le
cholestérol sanguin est un facteur de risque cardiovasculaire, même s’il n’est que
marginalement influencé par l’alimentation. Pour ces raisons et pour d’autres, les
scientifiques et les médecins ont priorisé la diminution des graisses alimentaires
et le message est passé. La perception populaire s’est alignée sur cette vision,
notamment parce que les personnes obèses sont surchargées en gras, ce qui a
accrédité la croyance fausse selon laquelle les graisses alimentaires seraient
directement converties en graisses corporelles. L’idée est devenue obsédante. Il
fallait éviter les graisses par tous les moyens.
En parallèle, les effets négatifs des sucres ont été au contraire minimisés. Les
scientifiques et les médecins ont longtemps cru que les sucres étaient plutôt bons
pour la santé, et nécessaires au métabolisme. Leur toxicité a été détectée bien
après qu’elle s’est concrétisée. On pense maintenant que beaucoup de graisses
sont neutres ou bonnes, certaines sont même essentielles, et on sait que les
sucres alimentaires sont souvent mauvais ou très mauvais. Pour compenser la
sortie des graisses, les industriels ont fait entrer du sucre et pas n’importe lequel,
dans des aliments qui n’en contenaient pas. Le fructose a été le sucre
typiquement ajouté lors de la transformation. C’est un isomère du glucose, c’est-
à-dire une molécule ayant la même formule chimique brute mais une structure
différente. Or, en biologie, la structure fait la fonction. Les deux molécules,
fructose et glucose, sont collées l’une à l’autre dans le sucre de table qu’on
appelle le sucrose. Elles peuvent exister séparément, même si le fructose isolé
est spontanément rare, les fruits et le miel étant ses principaux véhicules
naturels.
Nous percevons le fructose comme étant au moins deux fois plus sucré que
le glucose, ce qui le rend plus attirant. Pourtant, le fructose n’est pas nécessaire.
Ce n’est pas une molécule vitale. Aucune réaction biochimique connue n’a
besoin de fructose pour se faire. À la différence du glucose, il ne suscite pas de
sécrétion d’insuline mais il est capté presque entièrement par le foie, où il
participe à la création de gras à l’intérieur de l’organe 6. Il provoque aussi une
résistance à l’insuline, un mécanisme critique des maladies chroniques
métaboliques et en particulier du diabète. Accessoirement, le fructose est
métabolisé par le foie de la même façon que l’alcool, ce qui ajoute un effet
symbolique à son action pathologique.
Le fructose affecte aussi directement le cerveau. Il est unique dans sa
capacité à activer le circuit addictif. Le fructose altère le métabolisme cérébral en
ciblant non pas les neurones, mais les astrocytes qui sont les cellules qui régulent
le flux sanguin et la communication entre les neurones. Au total, le fructose se
révèle être un coupable lourd même s’il n’est pas le seul et qu’il ne l’est pas
n’importe comment. Le fructose des fruits est bon pour le métabolisme, pas
seulement parce qu’il est naturel mais à cause de son association aux fibres. Le
fructose ajouté par la transformation est très mauvais.
À l’échelle occidentale puis planétaire, les régimes trop gras ont été
échangés contre des régimes trop sucrés. La consommation mondiale de sucre a
été multipliée par trois en cinquante ans, alors que la population a seulement
doublé 7. Un exemple typiquement malheureux de cette politique industrielle se
trouve dans les produits lactés. Le lait ne contient pas beaucoup de gras et ses
graisses naturelles sont probablement protectrices. Les industriels ont écrémé le
lait, c’est-à-dire qu’ils l’ont dépouillé de son gras. En passant, ils se sont servis
de ce gras pour faire des fromages transformés. Cette duplication a été rentable
pour eux — deux produits avec un seul —, mais elle a généré deux aliments
transformés néfastes à partir d’un seul aliment frais. Les fromages trop
transformés sont mauvais et le lait dégraissé a été traité en y ajoutant du sucre
qu’il ne contenait pas, ce qui l’a rendu pathogène. Il y avait à la base un produit
naturel qui était bon mais qui a été mal jugé. Il y a maintenant deux produits
déplorables.
La toxicité des sucres a été dramatiquement sous-estimée et la bonne
intention a produit une mauvaise idée. Les industriels ont augmenté les graisses
corporelles en annulant les graisses alimentaires naturelles, ce qui ressemble à un
paradoxe, même si l’explication est connue : c’est le remplacement des graisses
par les sucres. Comme les industries fossiles ou les industries chimiques, les
grandes entreprises alimentaires ont appliqué le principe de la substitution
regrettable, qui consiste à remplacer un problème par un autre parfois pire, un
principe pas toujours conscient. Quand un défaut issu de la transformation était
trop évident, les industriels ont maladroitement tenté de le compenser avec
encore plus d’artifice, les édulcorants étant un autre exemple. Ces interventions
de soi-disant compensation ne leur ont pas permis de récapituler le génie naturel
des aliments frais. La relation entre la transformation et la nutrition ne
dysfonctionne que dans un sens qui est celui de la détérioration. La
transformation des aliments n’apporte jamais d’avantage nutritionnel. Les
produits ajoutés ou dérivés de la transformation ne sont même pas des
nutriments.
La logique de production des maladies par l’industrie alimentaire est donc
une logique économique dont les ambitions sont mixtes : assurer une
alimentation de masse et sans microbes, mais aussi rendre attirant ce qui n’est
pas bon et bon marché ce qui est pathogène. C’est une logique dominée par le
profit mais comme pour les autres industries pathogènes, les entreprises n’ont
pas d’intention directe de production de maladies. Elles vont chercher la
croissance et la performance en négligeant les effets épidémiologiques.
L’absence de régulation adéquate fait le reste, en permettant que la croissance et
la performance se fassent au détriment de l’environnement et de la santé
humaine.
Une autre erreur est celle qui a imaginé que la séquence des événements était
toujours la même, à savoir que l’on prendrait du poids puis que l’on tomberait
malade. Il arrive que la maladie métabolique précède la prise de poids. Ici,
l’obésité est un symptôme d’une maladie métabolique chronique générale.
Obésités
La science nutritionnelle du XXIe siècle raconte donc une histoire nettement
moins monotone de l’obésité, une histoire où elle ne joue pas toujours le même
rôle. Dans le nouveau schéma, la localisation du gras est déterminante et le foie
semble être la pire implantation. Son atteinte prédit précisément le diabète et
d’autres complications. Quelques kilos de graisses seulement, ou même quelques
centaines de grammes mal placés ont des effets plus sévères que 20 ou 30 kg en
position inoffensive.
Lustig estime maintenant qu’il existe en fait trois types d’obésité en fonction
de trois types de localisation 18. Le premier cas est celui où les graisses sont
réparties sous la peau. C’est dans l’espace sous-cutané que l’on trouve de loin les
plus gros fragments de gras, souvent sur les jambes, les bras et le visage. Dans ce
type d’obésité, la quantité est inversement proportionnelle à la gravité. Ces
graisses-là sont les moins pathogènes. Elles sont soit neutres, soit faiblement
dangereuses et dans tous les cas, il en faut beaucoup — au moins 10 kg — pour
éventuellement observer un problème métabolique. Ce premier type d’obésité se
recoupe largement avec les 20 % d’obèses sans anomalie métabolique décrits
plus haut.
Dans le deuxième type d’obésité, la graisse infiltre les organes. Elle est à
l’intérieur de nous et non plus dans l’enveloppe corporelle. Elle pénètre
particulièrement le mésentère et l’épiploon, deux composants de notre abdomen,
et se loge aussi autour des reins et du cœur. Ces localisations ont beaucoup
d’effets métaboliques. Un excès de deux kilos seulement peut déclencher une
résistance à l’insuline, mécanisme déterminant pour l’émergence d’un diabète.
Dans ces deux premiers types d’obésité et malgré leurs différences pathogènes,
la graisse augmente dans des situations anatomiques qui en contenaient déjà
normalement mais en quantités minimes.
La troisième forme d’obésité est encore plus grave. Contrairement aux deux
autres, elle place des graisses dans des zones qui n’en ont pas naturellement, à
savoir le foie et les muscles. Ces localisations sont les plus dommageables pour
le métabolisme. Elles provoquent une résistance à l’insuline dès 250 grammes.
Elles augmentent le risque de diabète, de complications cardiovasculaires, de
cirrhose et de cancer du foie. Ce sont typiquement les TOFI qui forment cet
effectif.
L’intelligence exceptionnelle de Paracelse lui avait permis de deviner qu’en
général, c’est la dose qui fait le poison 19. Depuis cette découverte géniale, la
science toxicologique a presque systématiquement validé ce principe, les
perturbateurs endocriniens étant une exception 20. Les trouvailles récentes
prouvent qu’en matière de graisses corporelles, c’est plutôt la localisation qui
fait le poison. En donnant un pouvoir pathogène à des graisses placées dans des
organes invisibles, les aliments transformés ont inventé l’astuce imparable pour
développer des complications en secret.
Ces révisions scientifiques de l’obésité témoignent de notre méconnaissance
de ce qu’est le gras, à savoir un continent hétérogène et incomplètement exploré.
Comme le dit Aaron Cypess, médecin et chercheur au National Institutes of
Health 21, le gras est un organe mais « n’est pas une seule entité ; il est une
collection de dépôts de tissus adipeux différents mais liés sur le plan anatomique
et fonctionnel 22 ». Notre compréhension lacunaire est à la fois valable pour notre
gras corporel et pour les graisses alimentaires. Toutes ne se valent pas et toutes
ne sont pas mauvaises. Beaucoup sont neutres ou bonnes et certaines seulement
— principalement les trans-fat — sont toxiques et doivent être évitées.
La pandémie métabolique
La mondialisation de la transformation a mondialisé ses complications. La
fréquence de l’obésité augmente linéairement et sans s’arrêter depuis les
années 1970, période à laquelle les industriels ont commencé à transformer
massivement les aliments. Plus largement, le risque métabolique augmente dans
le monde, comme évoqué au premier chapitre de ce livre. En une génération, la
proportion de l’obésité a doublé, passant de 4 % à 8 % entre 1975 et 2000, et elle
est en train de doubler encore dans la génération suivante. Chez les enfants, la
croissance de l’obésité est deux fois plus rapide que chez les adultes, ce qui veut
dire qu’elle a été multipliée par huit en deux générations. Environ 15 % des
humains sont obèses et 40 % sont en surpoids. Les femmes sont un peu plus
touchées que les hommes, pour des raisons à la fois biologiques et sociales. Tous
les pays ont un problème de dérapage de l’énergie corporelle puisqu’il n’y en a
aucun dans lequel l’obésité soit en baisse. Sa fréquence stagne éventuellement
ou surtout elle augmente. La hausse du poids ne touche pas que les humains. Les
animaux enflent aussi. On a observé une augmentation de la masse moyenne des
chats, des chiens, des primates ou des rongeurs, indépendamment de leurs
conditions de vie 23.
Les autres indicateurs du risque métabolique sont eux aussi en hausse : le
taux de sucre dans le sang, c’est-à-dire en pratique le diabète, et l’insuffisance
rénale. Ces épidémies sont parentes. Jusqu’à récemment, la mortalité
cardiovasculaire continuait de diminuer grâce aux efforts des systèmes de soins
— les gens développaient plus de maladies mais en mouraient moins.
Aujourd’hui, cette baisse de mortalité cardiovasculaire n’est plus valable dans
beaucoup de pays. Les systèmes de soins semblent désormais trop débordés pour
contrer les effets des maladies métaboliques.
Certains pays s’en sortent moins bien que d’autres, selon leur passé et leurs
alimentations. Si l’on prend une photo, la carte mondiale de l’obésité est
approximativement celle de la prospérité. La fréquence de l’obésité est nettement
plus élevée en Europe, en Amérique du Nord et en Océanie. C’est encore plus
vrai aux États-Unis, au Canada, en Australie, en Turquie, des pays où plus d’un
tiers de la population est obèse 24. La fréquence est bien plus faible en Asie du
Sud et en Afrique subsaharienne. La part de population obèse peut varier de 1
à 10 entre les pays, c’est par exemple le cas entre l’Inde et les États-Unis. Il y a
des exceptions à ces tendances lourdes. Les petites îles du Pacifique sont pauvres
mais leurs populations comptent parfois 40 % à 50 % d’obèses. Inversement, le
Japon et la Corée du Sud sont des pays riches où les taux d’obésité sont
inférieurs à 5 %. La carte du surpoids est proche de celle de l’obésité.
Un examen dynamique, qui ne regarde pas la fréquence mais la croissance,
révèle une carte différente, qui témoigne des caractères alimentaires des pays et
moins de leur histoire économique. Les cas les plus inquiétants se trouvent au
Mexique, au Nicaragua, au Ghana, en Indonésie, en Chine, en Inde et au
Vietnam. Ces pays déplorent une progression de l’obésité de 3 % à 5 % par an.
Par comparaison, l’obésité augmente de 0,5 % par an en France.
La croissance internationale des maladies métaboliques a créé un
phénomène que les épidémiologistes ont appelé « le double fardeau de la
malnutrition », qu’ils définissent comme la manifestation simultanée de
dénutrition et d’obésité 25. Ce double fardeau a augmenté dans les pays les plus
pauvres, principalement à cause de l’obésité qu’ils ont découverte alors qu’ils ne
la connaissaient pas. Ce sont ces mêmes pays très pauvres qui ont le plus de mal
à lutter contre la dénutrition. L’Indonésie est le plus grand pays ayant un double
fardeau sévère, même si d’autres nations d’Asie du Sud-Est ou d’Afrique
subsaharienne sont affectées.
1. À l’exception des premières sociétés de chasseurs-cueilleurs qui consommaient plus d’aliments animaux
et végétaux, avec plus de sucres provenant de fruits mûrs, de miel et probablement de féculents qu’elles
faisaient cuire. Voir par exemple Karen Hardy et al., « The importance of dietary carbohydrate in human
evolution », The Quarterly Review of Biology, 2015, ou encore Frank W. Marlowe et al., « Honey, Hadza,
hunter-gatherers, and human evolution », Journal of Human Evolution, 2014.
2. Roderick Floud et al., The Changing Body. Health, Nutrition, and Human Development in the Western
World since 1700, Cambridge University Press, 2011. Traduction de l’auteur.
3. L’industrie des produits sucrés existait tout de même depuis les années 1840, avec les glaces, les
chocolats et les bonbons, et l’industrie des sodas a émergé dans les années 1880. Voir Gary Taubes, « What
if sugar is worse than just empty calories? », British Medical Journal (BMJ), 2018.
4. Bernard Srour, Mathilde Touvier, « Ultra-processed foods and human health: what do we already know
and what will further research tell us? », eClinicalMedicine, 2021.
5. Robert H. Lustig, Metabolical. The Truth about Processed Food and How it Poisons People and the
Planet, Yellow Kite, 2021.
6. David S. Ludwig, « Examining the health effects of fructose », JAMA, 2013.
7. Robert H. Lustig et al., « Public Health: The toxic truth about sugar », Nature, 2012.
8. En 2016, 271 kilos d’aliments ultra-transformés étaient vendus par habitant en Amérique du Nord, à
comparer aux « seulement » 52 kilos par personne en Afrique. Voir Stefanie Vandevijvere et al., « Global
trends in ultraprocessed food and drink product sales and their association with adult body mass index
trajectories », Obesity Reviews, 2019.
9. Giovanna Calixto Andrade et al., « Consumption of ultra-processed food and its association with
sociodemographic characteristics and diet quality in a representative sample of French adults », Nutrients,
2021.
10. Druggable et foodable.
11. Robert H. Lustig, Metabolical, op. cit.
12. Laure Schnabel et al., « Association between ultra-processed food consumption and functional
gastrointestinal disorders: Results from the French NutriNet-Santé cohort », American Journal of
Gastroenterology, 2018.
13. Roland M. Andrianasolo et al., « Association between processed meat intake and asthma symptoms in
the French NutriNet-Santé cohort », European Journal of Nutrition, 2020.
14. Moufidath Adjibade et al., « Prospective association between ultra-processed food consumption and
incident depressive symptoms in the French NutriNet-Santé cohort », BMC Medicine, 2019.
15. Thibault Fiolet et al., « Consumption of ultra-processed foods and cancer risk: results from NutriNet-
Santé prospective cohort », BMJ, 2018.
16. D’ailleurs, la croissance du diabète au cours des dernières décennies est similaire chez les obèses et les
non-obèses.
17. Matthias Blüher, « Metabolically Healthy Obesity », Endocrine Reviews, 2020.
18. Robert H. Lustig et al., « Obesity I: Overview and molecular and biochemical mechanisms »,
Biochemical Pharmacology, 2022.
19. La citation exacte serait : « Tout est poison et rien n’est sans poison ; la dose seule fait que quelque
chose n’est pas un poison. »
20. Stéphane Foucart, « La seconde mort de l’alchimiste Paracelse », Le Monde, 11 avril 2013.
21. L’équivalent américain de l’INSERM (Institut national de la santé et de la recherche médicale).
22. Aaron M. Cypess, « Reassessing human adipose tissue », NEJM, 2022.
23. Yann C. Klimentidis et al., « Canaries in the coal mine: a cross-species analysis of the plurality of
obesity epidemics », Proceedings of the Royal Society B: Biological Sciences, 2011.
24. C’est presque 40 % aux États-Unis.
25. Barry M. Popkin et al., « Dynamics of the double burden of malnutrition and the changing nutrition
reality », The Lancet, 2020.
26. Les personnes tabagiques ont un indice de masse corporelle en moyenne inférieur aux non-fumeurs, à
la fois parce qu’elles mangent moins et parce que leur métabolisme est activé par la cigarette.
27. Steven H. Woolf, Heidi Schoomaker, « Life expectancy and mortality rates in the United States, 1959-
2017 », JAMA, 2019.
28. Samuel H. Preston et al., « The role of obesity in exceptionally slow US mortality improvement »,
PNAS, 2018.
29. Juliana C.N. Chan et al., « The Lancet Commission on diabetes: using data to transform diabetes care
and patient lives », The Lancet, 2021.
30. Margaret Chan, « Obesity and diabetes: the slow-motion disaster », Milbank Quarterly, 2017.
31. American Diabetes Association, « Economic costs of diabetes in the U.S. in 2012 », Diabetes Care,
2013. Et Eric A. Finkelstein et al., « Annual medical spending attributable to obesity: payer-and service-
specific estimates », Health Affairs, 2009.
32. Grégoire de Lagasnerie et al., « The economic burden of diabetes to French national health insurance: a
new cost-of-illness method based on a combined medicalized and incremental approach », The European
Journal of Health Economics, 2018.
5
L’offre indirecte de risques :
la pollution
La pollution chimique
Elle appartient à la pollution moderne tout en étant un fléau au soi et parmi
les sous-fléaux qu’elle contient, il y a les perturbateurs endocriniens. Leur
définition est controversée mais on admet souvent que les perturbateurs
endocriniens sont des produits chimiques qui interfèrent avec notre système
hormonal interne 8. Ils peuvent mimer nos hormones ou les bloquer, ou encore
altérer leur action. Le concept n’est pas nouveau. La dénonciation des
perturbateurs endocriniens a deux parents, une pionnière et un pionnier. La
pionnière s’appelait Rachel Carson (1907-1964). Dans son livre culte, Printemps
silencieux, Carson qui était biologiste, décrivait les effets du DDT sur le
développement sexuel et la reproduction des espèces. Carson a montré que le
DDT était un polluant persistant. Il s’accumulait dans l’environnement et
menaçait beaucoup d’espèces d’oiseaux en interférant avec leur cycle de
reproduction. Le livre de Carson a été l’un des plus influents de l’histoire. Il a
été très mal accueilli par les industriels mis en cause, qui ont tout fait pour le
dénigrer, y compris en attaquant Carson de façon personnelle voire intime.
Malgré ces réactions prévisibles, il a amené la pollution chimique à la
conscience du public. Il a déclenché un mouvement environnemental mondial,
insuffisant mais qui a eu le mérite de se créer.
Moins de dix ans plus tard, Arthur Herbst, un gynécologue de Boston,
publiait avec ses collègues un article relatant un cluster de patientes ayant un
cancer du vagin. Habituellement, le cancer du vagin est très rare et ne se voit
qu’après 50 ans. C’est l’accumulation anormale de huit cas en quatre ans chez
des femmes jeunes qui a conduit Herbst et son équipe à enquêter. Toutes les
patientes malades ont été extensivement interrogées. Leurs interviews ont été
comparées à celles de femmes n’ayant pas de cancer vaginal, on parle d’étude
cas-témoin 9. Les femmes ont été investiguées sur leurs habitudes, leurs produits
de beauté, leurs animaux de compagnie, les cigarettes fumées, leur sexualité, la
pilule… et la grossesse de leurs mamans. Herbst a relevé que les mères des
patientes atteintes avaient fait de nombreuses fausses couches avant de pouvoir
mener une grossesse à terme et d’accoucher de leur fille. Quand elles étaient
enceintes, elles avaient souvent signalé à leur gynécologue des saignements en
début de grossesse. Ces conditions délicates laissaient penser que ces grossesses
étaient à risque. À l’époque, on croyait qu’une aide hormonale par œstrogènes
augmentait les chances que la grossesse arrive à terme. On pensait aussi que les
œstrogènes étaient inoffensifs. Beaucoup de gynécologues prescrivaient donc un
œstrogène de synthèse, le diéthylstilbestrol, ce qui est arrivé à 7 mamans sur 8.
Herbst et ses collègues ont conclu, mais avec prudence, que le produit hormonal
était en cause : « Bien que le risque de développement de ces tumeurs apparaisse
très faible, les résultats de cette étude suggèrent qu’il est imprudent
d’administrer le stilbestrol aux femmes en début de grossesse. »
À l’époque de Rachel Carson et d’Arthur Herbst, deux hypothèses fausses
étaient largement répandues chez les scientifiques. Premièrement, on pensait que
les produits chimiques non naturels ne pouvaient pas facilement perturber les
systèmes hormonaux. Il semblait improbable qu’ils provoquent des dérapages et
des maladies. On croyait à une étanchéité entre les produits non naturels et le
monde vivant naturel. Deuxièmement, on supposait que leur toxicité réelle
dépendait de la dose à laquelle on s’exposait.
Ces deux hypothèses étaient invalides et on l’a su après. D’une part, les
produits chimiques qui perturbent le fonctionnement hormonal sont bien des
poisons. Ils participent ou causent directement des maladies. Ce sont des
produits pathogènes. D’autre part, ce sont des poisons atypiques. Leur effet
pathogène ne dépend pas directement de la dose ou en tout cas pas selon une
relation conventionnelle, c’est-à-dire une relation monotone (faible à faible dose,
forte à forte dose).
Depuis la découverte d’Arthur Herbst, la production chimique a été
multipliée par 300. Il existe des centaines de milliers de produits chimiques dont
des milliers sont des perturbateurs endocriniens. La Food and Drug
Administration en a recensé au moins 1800 10. Ils sont partout et inévitables. On
peut en trouver dans les produits de soins, les savons et les cosmétiques, des
produits de nettoyage et les détergents, dans les pesticides, dans notre
alimentation et dans l’eau de pluie ou du robinet, les plastiques et les
emballages, les vêtements, les objets électroniques. Il y en a même dans les
équipements médicaux et les jouets. Il n’est déjà plus possible de vivre sans être
exposé à ces composés incorporés aux produits quotidiens, dont beaucoup sont
d’ailleurs d’origine fossile, c’est-à-dire qu’ils proviennent du pétrole, du charbon
ou du gaz 11. La rencontre avec les perturbateurs endocriniens est une histoire qui
se joue tous les jours. Ils nous pénètrent par où ils peuvent, la bouche, les
poumons ou la peau. Leurs noms sont souvent compliqués et peu d’entre eux
sont connus du grand public.
Depuis le début des années 1990 et les premières recherches systématiques,
les perturbateurs endocriniens ont été associés à plusieurs cancers hormono-
sensibles comme le cancer du sein ou de la prostate. Ils ont été associés à
l’obésité et au diabète de type 2, voire aux maladies cardiovasculaires. Ils
dérèglent aussi la thyroïde. Ils contribuent à troubler le développement de
l’appareil reproductif chez les petites filles et avancent l’âge de la puberté. Ils
augmentent le risque d’endométriose et de maladies ovariennes, ou interfèrent
avec la durée des grossesses et le poids des bébés. Chez les garçons, ils
provoquent des anomalies des testicules ou de la verge, et diminuent la qualité
du sperme, c’est-à-dire notamment la quantité de spermatozoïdes qu’il contient.
De façon générale, les perturbateurs endocriniens déploient plusieurs
mécanismes pour nous empêcher de faire des enfants. L’épidémie mondiale
d’infertilité — encore une — leur doit beaucoup 12. Leur portée va au-delà des
individus puisque leurs effets se disséminent à la descendance sur une ou
plusieurs générations. Il est courant que les petites filles tirent certaines
anomalies de leur grand-mère, si celle-ci a été exposée à ces perturbateurs, ce
qui ajoute à l’effet épidémiologique un effet symbolique de transmission.
Un dernier organe pas totalement mineur est affecté : notre cerveau est très
sensible aux hormones et les perturbateurs endocriniens en profitent. Ils sont
responsables de l’augmentation de troubles du comportement chez les enfants,
l’autisme et les déficits de l’attention avec hyperactivité étant les plus fréquents.
Les perturbateurs endocriniens altèrent l’intelligence et les émotions. Ce risque
augmente quand les enfants sont exposés très tôt, voire dès le ventre de leur
maman. Ces périodes de prédéveloppement et de développement sont des
fenêtres de vulnérabilité. Même quand ils ne parviennent pas à former une
maladie définie, les perturbateurs endocriniens abaissent les performances
cognitives. Ils diminuent le quotient intellectuel sans forcément aller jusqu’au
retard mental. La pollution chimique a donc inventé un nouveau modèle où un
composé toxique peut non seulement produire des maladies mais aussi affecter
la normalité pour la tirer vers une sous-normalité. Cette chute de norme rend la
quantification des problèmes encore plus difficile pour les chercheurs.
La recherche sur les perturbateurs endocriniens est particulièrement
compliquée pour au moins deux raisons. D’abord, il n’y a pratiquement pas de
science clinique de ces produits. On ne peut pas faire d’études cliniques pour des
raisons éthiques. Par exemple, on ne peut pas recruter deux groupes d’individus,
administrer un produit chimique suspect à un seul groupe et comparer ensuite
l’apparition de maladies dans les deux. Quand les études cliniques sont
impossibles, les chercheurs travaillent sur ce qui existe avant ou après la
clinique. La phase préclinique est la toxicologie et la phase post-clinique est
l’épidémiologie. La toxicologie opère à l’échelle microscopique, et
l’épidémiologie à l’échelle de la population.
La toxicologie se pratique sur des cellules ou des animaux. Comme c’est une
science expérimentale, les relations qu’elle montre entre les produits et leurs
effets ont de bonnes chances d’être des relations causales. En revanche,
l’extrapolation aux humains est toujours affectée d’incertitude. L’épidémiologie
est une science observationnelle, ce qui l’expose à de nombreux biais et facteurs
de confusion. Une association statistique entre une exposition et une maladie ne
traduit pas nécessairement un rapport de causalité. La relation peut être due au
hasard ou à un troisième élément qui relie l’exposition et la maladie, c’est le
facteur de confusion qui est une forme de biais un peu à part. Mais si la relation
est vraiment causale, alors les résultats de l’épidémiologie sont directement
applicables. La force de la toxicologie est une faiblesse en épidémiologie et
réciproquement. En pratique, les deux disciplines sont complémentaires. Elles
ont fait beaucoup pour prouver les dommages des produits chimiques.
La deuxième raison qui complique la recherche sur les perturbateurs
endocriniens est liée aux perturbateurs eux-mêmes. Comme on l’a dit, ce sont
des poisons atypiques. Leur comportement intracorporel est inhabituel. Ils ne
respectent pas les règles générales de la toxicité, qui veulent notamment que
l’effet augmente avec la dose. Les perturbateurs endocriniens entretiennent une
relation non monotone avec les maladies auxquelles ils participent. Des faibles
doses peuvent être plus dommageables que des doses élevées, ce qui est peut-
être lié à leurs effets contradictoires à l’échelle moléculaire. En fait, les
chercheurs observent souvent des courbes en cloche, avec un effet qui augmente
puis qui diminue avec la dose. Même les expositions minimes ont des effets
sévères, comme des risques de cancer. Un autre trait atypique des perturbateurs
endocriniens est que leurs conséquences peuvent être extraordinairement
différées. Elles se manifestent parfois des décennies après l’exposition au
produit coupable. C’est encore plus vrai pour les moments vulnérables déjà
mentionnés, comme le développement fœtal ou infantile. Au cours de ces
périodes, les perturbateurs endocriniens programment les problèmes éloignés, en
profitant de la mémoire des organismes. Enfin, la réalité environnementale est
que nous ne sommes jamais exposés à un seul produit mais à des centaines. Les
effets de ces mélanges ne sont jamais testés et restent délicats pour ne pas dire
impossibles à étudier.
Dans tous les cas, le rôle d’un perturbateur endocrinien dans une maladie est
difficile à prouver. Ces inconvénients ont clairement retardé la reconnaissance et
la compréhension des liens entre les produits chimiques et les problèmes de
santé mondiale.
Les effets antiéconomiques de la pollution
chimique
Comme toujours avec l’économie pathogène, il n’y a pas que les effets
épidémiologiques qui écrivent des tragédies. Il y a aussi les effets économiques.
Les entreprises ou les secteurs pathogènes jouent contre le reste de l’économie.
Les pertes causées par les perturbateurs endocriniens ont pu être estimées 13. En
Europe, elles atteindraient la somme hallucinante de 163 milliards de dollars par
an, soit 1,28 % du PIB européen à la date du calcul. Aux États-Unis, ce serait
340 milliards de dollars par an, environ 2,33 % du PIB du pays. Les différences
entre les deux pourcentages tiennent aux différences épidémiologiques, qui elles-
mêmes tiennent aux différences d’exposition. C’est notamment la perte
d’intelligence qui coûte particulièrement cher aux Américains. Ces estimations
sont des sous-estimations car elles n’incluent qu’une petite partie des
perturbateurs endocriniens, ceux pour lesquels les effets sont les mieux
démontrés. De plus, ces études ne tiennent pas compte des dommages plus
difficiles à quantifier, les coûts soi-disant intangibles : la douleur et le malheur.
On pense que les pertes économiques sont encore plus élevées en proportion
dans les pays aux revenus faibles et intermédiaires. Ces données illustrent un fait
récurrent déjà mentionné de l’économie pathogène, à savoir que selon toute
vraisemblance et même si c’est difficile à démontrer, les industries impliquées
détruisent plus de valeur qu’elles n’en créent pour la société.
Si les perturbateurs endocriniens sont en liberté (mal) surveillée, c’est parce
que la régulation des produits chimiques est lâche. Les failles réglementaires
sont connues. Il est habituel que la régulation soit en retard par rapport à la
science, mais le cas des perturbateurs endocriniens lui a permis d’atteindre des
records de décalage. Les preuves des dommages sont maintenant accablantes,
mais la régulation évolue trop lentement et légèrement. D’abord il y a la
définition des perturbateurs endocriniens. Plus elle est stricte et plus la régulation
est permissive. Inversement, une définition large témoignerait du sérieux de la
régulation, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Tout produit susceptible
d’interférer avec une action hormonale devrait être considéré comme un
perturbateur endocrinien. Actuellement, il faut justifier qu’il existe un risque de
maladie et que cette maladie est bien liée à l’interférence hormonale, ce qui
encore une fois est trop difficile à prouver complètement.
Mais c’est surtout l’approche qu’il faudrait inverser : ce devrait être aux
industriels de démontrer la sécurité de leurs produits et non aux scientifiques
d’aller chercher les risques. Bien que la régulation soit plus dure en Europe
qu’aux États-Unis, la plupart des produits peuvent être commercialisés avec des
données minimales. Les tests toxicologiques ne sont pas toujours fiables et leur
valeur est limitée. À part pour les pesticides, les industriels n’ont pas à
démontrer que leurs produits sont inoffensifs. Pour espérer un retrait du marché,
il faut attendre que quelqu’un prouve un risque de maladie, des années voire des
décennies plus tard, c’est-à-dire quand il est déjà très tard. Et encore, ce retrait
n’arrive pas systématiquement car il faut des preuves élevées, qui sont très
difficiles à rassembler pour les raisons évoquées. Même s’ils sont retirés du
marché, beaucoup de produits chimiques persistent longtemps dans
l’environnement et à l’intérieur des organismes humains. C’est notamment le cas
des PFAS 14, sans doute un des pires scandales potentiels du XXIe siècle, qui ont
une dégradation très lente ; il faut des dizaines d’années pour espérer les voir
disparaître.
Un autre défaut de régulation concerne les mélanges. Aujourd’hui, les
produits sont étudiés séparément par les régulateurs, une démarche qui ne
correspond pas à la réalité. Les humains vivent dans un massif chimique mais il
n’y a aucune approche crédible pour réguler cette exposition aux mélanges. Il
n’y a que pour les perturbateurs endocriniens que la régulation est aussi laxiste.
Aucun médicament ne serait jamais approuvé si les laboratoires
pharmaceutiques transmettaient des données aussi pauvres. Si les médicaments
sont sûrs, c’est parce qu’ils sont méticuleusement testés et s’ils sont
méticuleusement testés, c’est parce que la régulation est dure avec eux. Ce
n’était pas le cas au début du XXe siècle, mais plusieurs scandales ont fait évoluer
les règles et les industriels se sont adaptés. Il faut croire que les perturbateurs
endocriniens n’ont pas encore connu de scandale suffisant pour avoir cet effet
d’exigence réglementaire. Pourtant, plus le temps passe et plus les preuves se
blindent : des produits suspects deviennent coupables et d’autres produits
deviennent suspects alors qu’ils ne l’étaient pas.
Un éditorial récent du Lancet Oncology disait que « nous semblons piégés
dans un cercle vicieux dans lequel certains perturbateurs endocriniens sont
évalués et retirés du marché, seulement pour que de nouveaux entrent dans la
chaîne d’approvisionnement 15 ». On sait que les produits retirés sont dangereux,
mais ceux qui les remplacent sont souvent très peu testés. Par exemple,
beaucoup d’objets ne contiennent plus de bisphénol A et ils l’affichent, mais ce
produit a été relayé par d’autres composés toxiques, comme son cousin chimique
le bisphénol S. Les chercheurs parlent de substitution regrettable, un concept
pratiqué par les industriels pour nous faire passer sans le dire d’une toxicité à
l’autre.
La régulation est le seul moyen de s’en prendre au problème à l’échelle de la
population. Les conseils aux individus ne marchent pas et ils sont injustes car les
perturbateurs endocriniens sont inévitables. Il n’y aura jamais de diminution de
notre exposition si les règles n’évoluent pas et si les produits chimiques ne sont
pas testés de façon adéquate avant leur mise sur le marché.
LA DEMANDE DE RISQUES
La demande de risques est moins évidente à comprendre que l’offre. Il est
normal que les industriels cherchent à vendre leurs produits et qu’ils fassent tout
pour les vendre le moins cher possible et en écouler un maximum. Les lois les
plus basiques du marché prédisent ce schéma. On s’attend moins à ce que les
clients de ces industriels achètent des risques ou s’y exposent, au point de
permettre ou de participer à la croissance de l’économie pathogène, une
anomalie qui est le départ de ce livre. La logique de la demande de risques est
plus complexe et plus diversifiée que la logique de l’offre. D’ailleurs, il ne s’agit
pas toujours exactement d’une demande active, parfois seulement un
consentement à une exposition, notamment pour pas mal de risques
environnementaux.
La demande s’appuie sur trois cas nettement différents même s’ils ne sont
pas complètement étanches. Ces trois cas sont définis par le degré de conscience
de l’exposition au risque. Le premier cas est celui où le risque n’est pas connu et
l’exposition est inconsciente (au sens non freudien). Il peut être évacué
rapidement car il mérite moins d’analyse. Quand les gens ne savent pas qu’ils
s’exposent à un risque, il est normal qu’ils le fassent. Il n’y a rien de plus à
comprendre. La seule remarque éventuelle est qu’à l’intérieur même de ce cas,
on trouve trois possibilités. Dans la première, le risque est inconnu de tous.
Personne ne le connaît parce que la science ne l’a pas identifié ou validé, ce qui
malheureusement est banal. La possibilité suivante est celle où des études de
nature scientifique ont montré le risque mais les industriels qui le produisent font
ce qu’ils peuvent pour le dissimuler afin de protéger leur marché. Cette
possibilité est en fait une généralité. La partie IV en parlera mais tous les
industriels de l’économie pathogène sont passés par cette phase de séquestration
de la connaissance. L’historien américain Robert Proctor a montré comment les
lobbys de la cigarette avaient retardé d’une dizaine d’années l’émergence de
données épidémiologiques sur les effets du tabac 1. La dernière possibilité
implique que le risque est public mais il reste toujours des individus pour ne pas
le connaître, ce qui ramène à des questions d’éducation ou plus largement de
capital social.
En dehors de ce cas où les gens ne sont pas au courant des risques existants,
l’économie pathogène est financée par deux autres situations types dans
lesquelles l’exposition est volontaire. Soit le risque est connu au moins
partiellement mais les individus commettent des erreurs d’estimation pour des
raisons qui seront traitées. Ils savent qu’un risque existe mais s’exposent en
pensant être presque sûrs d’échapper aux complications. Soit le degré de
conscience est total. Les individus s’exposent en sachant pleinement les
problèmes probables. C’est le cas le plus clair de demande.
1. Robert N. Proctor, Golden Holocaust, la conspiration des industriels du tabac, Les Équateurs, 2014.
6
La demande par erreur
1. Stephen Frankel et al., « Lay epidemiology and the rationality of response to health education », The
British Journal of General Practice, 1991.
2. David Hume (1711-1776), philosophe des Lumières.
3. Daniel Bernoulli, Essai d’une nouvelle analyse de la mortalité causée par la petite vérole et des
avantages de l’inoculation pour le prévenir, Histoire et Mémoires de l’Académie des Sciences, 1760.
4. D’Alembert, Opuscules mathématiques, 1761.
5. Le nucléaire civil a aussi été largement vulnérable à cet effet psychologique. Même si son risque est très
faible, il fait très peur à cause de l’ampleur des dommages potentiels et son acceptation sociale est souvent
controversée.
6. Maurice Allais, Fondements d’une théorie positive des choix comportant un risque et critiques des
postulats et axiomes de l’École américaine, Dumas, 1955.
7. Andrew J. Wakefield et al., « Ileal-lymphoid-nodular hyperplasia, non-specific colitis, and pervasive
developmental disorder in children », The Lancet, 1998.
8. Sudhakar V. Nuti, Katrina Armstrong, « Lay epidemiology and vaccine acceptance », JAMA, 2021.
9. Amélie Yavchitz et al., « Misrepresentation of randomized controlled trials in press releases and news
coverage: a cohort study », PLoS Medicine, 2012.
10. Raymond Boudon, op. cit.
11. Tels que Thomas Kuhn les a valorisés dans La Structure des révolutions scientifiques (1962),
Flammarion, 2018.
12. Karl Popper, La Logique de la découverte scientifique (1935), Payot, 2007.
13. Yale University Press, 2019 (traduction de l’auteur).
14. Raymond Boudon, Le Rouet de Montaigne, Hermann, 2013.
15. Lucien Lévy-Bruhl, La Mentalité primitive (1922), Flammarion, 2010.
16. Slovic a appelé ce modèle « paradigme psychométrique ».
17. Paul Slovic, « Perception of risk », Science, 1987.
18. António Damásio, Spinoza avait raison, Odile Jacob, 2003.
19. António Damásio, Sentir et savoir, Odile Jacob, 2021.
7
La demande par inattention
Le rôle de l’évolution
« Rien en biologie n’a de sens, excepté à la lumière de l’évolution. » C’est
par cette formule géniale et exagérée que Theodosius Dobzhansky a résumé une
clé de compréhension de sa discipline, la biologie. Comme beaucoup de traits de
l’espèce, notre duplicité mentale est un résultat de l’évolution. Dans cette
perspective, le Système 1 est son produit cognitif principal, celui qui a eu le plus
de temps pour se former et se raffiner. En étant intuitif et rapide, le Système 1
peut à la fois évaluer les risques et prendre des décisions instantanées, deux
qualités primordiales pour s’en sortir dans un environnement naturellement
prédateur. Comme l’écrit António Damásio, les humains avaient besoin de
« réactions simples qui favorisent la survie », une compétence typique du
Système 1. Un autre trait a été composé par l’évolution, c’est encore la logique
causale. Les humains recherchent des causes pour trouver du sens. Conclure à
des liens de cause à effet entre les événements a sûrement permis aux humains
préhistoriques de faire des prédictions pour éviter les risques. Il est
vraisemblable que ceux dont le Système 1 était défaillant étaient moins aptes et
qu’ils ont été progressivement éliminés.
Comment expliquer que l’évolution ait créé une duplicité mentale laissant
une part minoritaire au plus intelligent des deux systèmes ? La réponse de
Damásio est simple. Selon lui, c’est juste que l’évolution a eu moins de temps
pour former un système adapté à notre socialité. Alors que le Système 1 a eu des
millions d’années pour grandir, le Système 2 n’aurait eu que 10 000 ans. Le
déséquilibre entre un Système 1 majoritaire et un Système 2 secondaire serait la
traduction directe de cette asymétrie chronologique. Nous avons passé beaucoup
plus de temps à éviter des risques évidents dans des environnements simples
qu’à devoir analyser des situations physiques et sociales complexes. Notre
duplicité mentale inéquitable témoigne de cette disproportion.
Un troisième trait de notre mentalité porte la signature de l’évolution, c’est
l’aversion aux pertes. Dans un monde où les risques évidents étaient partout,
l’aptitude à les éviter était une condition pour survivre. Damásio pense même
que c’est sous l’effet des sentiments négatifs que la conscience est apparue au
cours de l’évolution. Au total, si la duplicité mentale avec un Système 1
dominant a été conservée par l’évolution, c’est qu’elle a bien fonctionné.
Pourquoi ce qui a bien marché ne fonctionne plus au XXIe siècle ? Une
réponse répandue met en cause une région de notre cerveau qui s’appelle le
striatum. Selon cette hypothèse, le striatum exercerait une influence sur nos
attitudes et notamment nos impulsions. Il pousserait de façon presque
automatique certains comportements dangereux pourvu qu’ils apportent du
plaisir à court terme. Cette vue est discutable, car le striatum participe à contrôler
notre cortex, mais il n’est pas la seule structure à le faire.
D’autres faits viennent contredire cette hypothèse du striatum et des humains
preneurs de risques. D’abord, l’évolution a produit une espèce humaine
diversifiée. Elle a travaillé de manière probabiliste et pas de façon clonale.
Agustín Fuentes souligne « la grande variabilité biologique » qui nous
caractérise, une preuve qu’il n’y a pas qu’un seul format humain disponible, qui
serait systématiquement programmé pour la recherche inconditionnelle de plaisir
en dépit du risque. Cette variabilité n’est pas partie pour s’éteindre. Depuis que
les humains ont commencé à étendre leur longévité, ils ont au contraire lutté
contre la sélection naturelle. Les moins aptes ont pu survivre. En atténuant la
pression de sélection, la société mondiale a augmenté son hétérogénéité, en
particulier à l’âge adulte. Dans tous les cas, la lecture évolutionniste de la
biologie humaine ne peut proposer que des tendances mais pas des lois, ce qui
vaut aussi pour notre fonctionnement mental qui n’est pas homogène.
Ensuite, l’évolution a aussi formé un Système 2. Même si elle a eu moins de
temps pour lui et même s’il n’est pas dominant, son potentiel est important. Il est
là pour contrarier certains comportements poussés par le Système 1, et pour
réorienter les individus vers une désexposition aux risques. Le fait que le
Système 2 nous permette d’apprendre et nous rende plastiques est une donnée
négligée par l’hypothèse du striatum.
Troisièmement, notre comportement dépend de notre environnement
physique et social. La théorie de l’évolution précise que les mutations aléatoires
influencent l’aptitude de l’espèce à survivre dans un environnement donné. C’est
là que tout se complique. Car l’environnement a énormément changé depuis
l’émergence du Système 1 et même depuis la formation du Système 2. Les
risques ne sont plus les mêmes. Le Système 1 était efficace pour éviter les
risques naturels et en particulier la prédation par les animaux, une éventualité
devenue pratiquement inexistante. Il est moins efficace voire impuissant contre
des éléments non évidents et lentement toxiques, qui sont des caractères des
risques du XXIe siècle. Ce n’est pas que nous sommes intrinsèquement
programmés pour prendre des risques. C’est que nous sommes vulnérables à
l’environnement tel qu’il a évolué. Il n’y a pas de « fatalité naturelle » à ce que
nous nous exposions toujours plus 6.
Ces éléments s’opposent aux théories simplistes qui prétendent que nous
serions des preneurs de risques. Agustín Fuentes estime que c’est « une
idéologie fragile 7 ». Pour lui, l’évolution aide à analyser certaines pièces du
puzzle contemporain mais ce n’est qu’une partie de l’explication.
1. Daniel Kahneman, Système 1/Système 2. Les deux vitesses de la pensée, Flammarion, 2012.
2. Amos Tversky, Daniel Kahneman, « Judgment under uncertainty: heuristics and biases », Science, 1974.
3. Daniel Kahneman, Amos Tversky, « Prospect theory: an analysis of decision under risk »,
Econometrica, 1979.
4. Les deux psychologues ont publié plusieurs de leurs travaux dans les revues de science économique, et
Kahneman a continué à le faire après la mort de Tversky, notamment en appliquant ses hypothèses ou ses
trouvailles à l’étude du comportement des agents économiques. Il est l’un des très rares non-économistes à
avoir reçu le Nobel d’économie.
5. António Damásio, Sentir et savoir, op. cit.
6. Stéphane Foucart, « Climat : laissez le cerveau en dehors de ça », Le Monde, 26-27 juin 2022.
er
7. Entretien avec l’auteur, le 1 février 2022.
8. Scalable : échelonnable ou extensible, autrement dit qu’on peut soumettre à un passage à l’échelle.
9. Theresa M. Marteau et al., « Beyond choice architecture: advancing the science of changing behaviour at
scale », BMC Public Health, 2021.
8
La demande par dépendance
• Toutes ont une origine génétique mais qui n’explique pas tout.
• Elles ont aussi une part environnementale.
• Les choix des individus importent mais c’est aussi le cas dans les autres
maladies chroniques.
• La récidive est possible.
• Il existe des médicaments efficaces.
• Le traitement pose des problèmes d’adhérence, ce qui est là encore un trait
banal.
Sous cet angle qui est un angle scientifique, il est clair que les addictions
sont des maladies comme les autres. C’est un fait au sens médical même si ce
n’est pas tout à fait vrai socialement.
Le désespoir américain
Les États-Unis ont livré le cas le plus accentué de cette situation au
e
XXI siècle. Ils ont conduit une expérience naturelle non intentionnelle dans
laquelle l’offre et la demande ont pu se toucher comme jamais. Anne Case et
Angus Deaton ont été parmi les premiers à s’y intéresser. Tous les deux
économistes à Princeton et par ailleurs en couple, ils ont étudié en profondeur
l’évolution récente de la mortalité américaine et ses ressorts. Dans un premier
papier de recherche paru en 2015, Case et Deaton ont observé une hausse de
mortalité chez les hommes et les femmes blancs non hispaniques d’âge moyen 5.
La période d’étude va de 1999 à 2013 et l’augmentation des taux de décès aurait
commencé vers 2000. Cette inversion de tendance de mortalité — depuis la
Seconde Guerre mondiale, elle n’avait fait que baisser — est une exclusivité
américaine. Aucun pays comparable n’a déploré de changement similaire. Les
autres groupes ethniques américains, c’est-à-dire les Noirs et les Hispaniques,
n’étaient pas affectés par ce retournement épidémiologique. Ils continuaient de
voir leurs taux de mortalité diminuer, tout comme les Blancs plus âgés.
Un petit nombre de causes expliquaient un grand nombre de morts. La prise
de drogues et de médicaments opioïdes, les suicides et les maladies du foie
d’origine alcoolique étaient largement impliqués dans le supplément de
mortalité. Case et Deaton les ont appelées les morts du désespoir, une expression
qui est restée. Aucune de ces morts n’est une mort naturelle. Les humains en
sont les auteurs et les acteurs exclusifs. Un autre phénomène déjà mentionné
participait à la hausse des décès, à savoir la mortalité cardiovasculaire. Ce
premier travail ne cherchait pas encore à approcher les causes des attitudes
pathogènes, il n’identifiait que les causes de mort. Les deux chercheurs
détectaient déjà quand même un déclin parallèle de la santé mentale des
Américains, une hausse des problèmes de douleurs chroniques, quelle qu’en soit
l’origine, et une détérioration de la vie normale.
Case et Deaton ont publié la suite de leurs recherches deux ans plus tard.
Avec un recul supplémentaire, ils ont confirmé une hausse de mortalité qui
commençait à affecter la longévité américaine 6. L’espérance de vie aux États-
Unis a atteint un plateau en 2014, avant de baisser au cours des trois années
suivantes (2015-2017), une descente là encore inédite depuis la Seconde Guerre
mondiale. Les trois causes déjà repérées, à savoir les opioïdes, les suicides et
l’alcool, continuaient de participer à une bonne part de la hausse des décès. Cette
augmentation touchait toujours les Blancs non diplômés, c’est-à-dire ceux qui
n’étaient pas allés au-delà du lycée. Dans cet article, les deux chercheurs ont
voulu aller plus loin que les causes immédiates de mort prématurée. Ils ont
essayé de comprendre les causes des causes, c’est-à-dire les raisons qui
poussaient certains Américains à s’exposer aux opioïdes ou à l’alcool, voire à se
suicider directement. Case et Deaton se sont intéressés à la logique de la
demande.
Une hypothèse intuitive est qu’il pourrait s’agir d’une logique économique.
Villermé avait étudié les liens entre les revenus et la mortalité à Paris au
e
XIX siècle. Il avait montré une association statistique forte, toutes choses égales
par ailleurs, laissant son nom à la loi qui formule que les revenus prédisent la
santé. Cette relation entre revenus et santé a ensuite été validée presque partout
et tout le temps. Aujourd’hui encore, que ce soit en France ou en Norvège 7 par
exemple, la durée de vie à laquelle les gens peuvent s’attendre dépend de leurs
revenus. Mais Case et Deaton, qui sont pourtant économistes, ont estimé que
dans le cas des Américains, les revenus n’expliquaient pas tout. Les revenus des
Noirs et des Hispaniques avaient suivi des tendances proches de celles des
Blancs, et pourtant leur mortalité continuait à baisser. Par ailleurs, l’espérance de
vie avait été mauvaise dans plusieurs États dont la croissance économique était
bonne, par exemple le Nevada, la Floride ou la Nouvelle-Angleterre. La logique
économique était en théorie plausible et en pratique possible mais insuffisante.
Case et Deaton ont évoqué la possibilité d’une logique sociale à l’origine du
désespoir. Cette hypothèse est plus complexe que la logique économique, et
aussi plus difficile à prouver car les sociétés sont hétérogènes et comportent
beaucoup de caractères. Les deux chercheurs pensent que des tendances lentes et
donc moins flagrantes, seraient déterminantes : le déclin du mariage, le
désintérêt pour la religion, l’isolement, le détachement du marché du travail.
Pour Case et Deaton, ces évolutions « laissent les gens avec moins de
structure ». Elles réduisent le bien-être malgré des revenus constants. Le cas de
l’emploi paraît décisif, notamment parce que le marché du travail américain a été
attaqué par la destruction créatrice, elle-même liée à deux causes principales : la
compétition mondiale et l’innovation technologique. Les Américains ayant un
faible niveau d’études ont particulièrement reculé dans l’échelle sociale, car
leurs emplois ont été pris par des machines ou des travailleurs exerçant dans des
pays où ils sont moins payés. Même si la destruction créatrice a fonctionné
— des jobs disparaissent puis d’autres sont créés —, elle reste une destruction à
court terme 8. Les emplois recréés ne le sont pas tout de suite ou pas au même
endroit, ou pas pour les mêmes personnes. Les gens peuvent retrouver un travail
après la destruction mais pas immédiatement, et pas facilement quand ils n’ont
pas eu de formation universitaire. Cette transition est rarement évidente car les
gens ne sont pas liquides, un fait qui a été négligé par les économistes. Comme
le dit Philippe Aghion, « l’innovation déclasse les individus dont les diplômes
sont anciens », avec des effets psychologiques qu’on peut deviner. Pour les
Américains comme pour nous tous, le travail n’est pas seulement un moyen de
gagner sa vie. C’est aussi la source de deux éléments dont nous avons besoin : la
socialité et le sens 9. Or l’observation montre que les géographies où le travail a
été attaqué sont celles où les morts du désespoir sont les plus nombreux. La
correspondance suggère un lien causal entre la destruction créatrice et le
désespoir, sans le prouver complètement car ce sont des études géographiques.
On ne peut pas être sûr à ce stade que ce sont les mêmes personnes qui perdent
leur emploi et qui adoptent des comportements pathogènes. Pour avancer, il faut
des données individuelles et non pas agrégées.
Case et Deaton ont justement apporté des preuves de ce type sur le rôle de
l’atteinte au marché de l’emploi. En l’absence de données directes sur la
destruction des jobs, ils ont trouvé un marqueur signifiant, à savoir l’éducation
puisqu’elle prédit la fragilité professionnelle. Ils ont repris leurs données sur la
période 1990-2018 et ont estimé la mortalité et la longévité chaque année
entre 25 et 75 ans en fonction du niveau d’études 10. L’écart épidémiologique
entre les diplômés et les non-diplômés s’élargit sur l’ensemble de l’intervalle
chronologique 11. À partir de 2010, les tracés ne divergent pas seulement, ils
prennent des sens opposés. L’espérance de vie continue d’augmenter pour les
diplômés alors qu’elle régresse pour les autres. Ce fait est observé quelle que soit
la couleur de peau. Les différences de longévité entre les Blancs et les Noirs se
réduisent au cours de la période, bien qu’elles persistent. Il n’empêche que les
dynamiques s’inversent. L’éducation a un impact plus intense sur la durée de vie
moyenne américaine alors que la couleur de peau exerce de moins en moins
d’effet. Les inégalités sociales l’emportent sur ce que les Américains appellent
les inégalités raciales. Dans l’opération de division de la société, l’éducation est
maintenant plus efficace, en sachant qu’un tiers des gens sont non diplômés aux
États-Unis.
Ces données décrivent une première histoire cohérente et crédible. Les
individus n’étant pas allés jusqu’au diplôme avaient plus de sécurité au
e
XX siècle. La compétition avec les machines ou les autres pays les a rendus
sensibles à la destruction du travail et au chômage. Le désespoir s’est développé,
avec plusieurs comportements pathogènes comme conséquences logiques, et un
impact épidémiologique automatique. L’offre de produits toxiques a aussi joué
son rôle car elle a été largement accessible 12. Cet effet de l’économie nationale
sur la santé est exagéré aux États-Unis parce que les gens n’y sont pas protégés.
Il n’existe pas au Danemark par exemple, où l’État social est plus fort 13.
Parmi les autres éléments qui participent à la logique sociale de la demande,
il y a l’évolution des foyers américains. La fragilisation de ce que Durkheim
appelait la société familiale serait plus nette aux États-Unis. En Europe, où l’État
social est plus développé, le remariage ou la remise en couple des mamans sont
souvent motivés par les sentiments, ce qui produit des sociétés familiales
recomposées mais assez stables. Les Américaines se remarient ou se remettent
en couple pour des raisons économiques, ce qui génère plus d’instabilité et de
stress. Le déclin de la religion chez les Blancs est une autre cause plausible de
dégradation de la socialité. Au contraire, les Églises noires sont un secours
efficace pour leurs communautés.
La fin du futur
Ces tendances dessinent une altération de la socialité avec une conséquence
psychologique qui explique la logique de la demande : c’est la perte de
perspective pour les individus et même pour leurs enfants. À cause du déclin du
travail, de la famille, de la religion, bref de la société, les individus perdent de
vue les options auxquelles ils peuvent s’attendre, ce qui influence profondément
leurs choix de comportements. Case et Deaton estiment qu’un « désavantage
cumulatif d’une génération à l’autre » explique l’hypothèse du désespoir. Les
psychologues nous apprennent que nous passons notre vie à raisonner en
fonction du « sens du temps restant 14 ». La différence mentale entre les jeunes et
les non-jeunes ne dépend pas que de l’âge biologique ou de l’expérience
accumulée. Elle dépend aussi du temps restant tel qu’il est perçu, et de façon
presque binaire. Quand ce temps est vu comme ouvert, les gens ont tendance à
prioriser ce qui prépare la suite, typiquement l’éducation et la santé. Ils
n’investissent pas dans la maladie. Au contraire, s’ils pensent que le temps
restant est limité, les processus cognitifs comme la mémoire et l’attention
changent. Les gens font moins de plans étendus et privilégient les expériences
immédiatement émotionnelles. Même si les Américains blancs d’âge moyen ont
plus de temps à vivre que les seniors, les données suggèrent qu’ils ne le
perçoivent pas. Les désespérés de la socialité voient le temps se fermer. Ils
réagissent comme la psychologie le prédit quand le temps restant est limité, en
allant chercher des émotions quel que soit le risque. Le phénomène s’intensifie
de lui-même puisque leurs comportements pathogènes diminuent réellement le
temps restant, rendant encore plus logique la chasse aux plaisirs toxiques.
La fermeture du temps est d’autant plus mal vécue qu’elle est inattendue.
Comme la plupart des Occidentaux, les Américains ont été éduqués avec une
histoire de progrès. On leur a dit que leurs parents avaient grandi dans des
conditions plus dures que les leurs, et on leur a promis que leurs enfants auraient
de meilleures conditions encore. Les Américains nés en 1940 avaient des
revenus supérieurs à leurs parents dans 90 % des cas. Cette forme de mobilité
sociale a ensuite baissé puisque ce taux passait à 60 % seulement pour les
personnes nées avant 1960 15. Le mythe d’une progression sociale systématique
ne s’est pas vérifié aux États-Unis. Le rêve américain n’est pas qu’une histoire
superficielle, il est une croyance nécessaire pour que les gens s’accrochent à la
vie quand ils font l’expérience de difficultés.
La France aussi a produit du désespoir à sa façon, avec des résultats proches
sur l’état d’esprit et la santé. Marc Bloch avait divisé la géographie de notre pays
en fonction des paysages qui eux-mêmes dépendaient de l’agriculture au Moyen
Âge 16. Dans l’Ouest et le Sud-Ouest, on trouvait des bocages, alors que les
champs ouverts 17 dominaient le Nord-Est et un peu l’arrière-pays de la Côte
d’Azur. Ces différences géographiques ont généré des différences de socialité.
Dans les régions à champs ouverts, les populations étaient concentrées dans les
villes, alors que dans les bocages, elles étaient dispersées. La géographie du
bocage a retardé le développement de l’agriculture puis celui de l’industrie. Le
Nord-Est a pris de l’avance, mais cet avantage s’est inversé parce que l’industrie
est entrée en crise au cours de la deuxième moitié du XXe siècle. Au contraire, à
l’ouest et au sud-ouest, où il y avait moins d’existant et donc moins d’inertie, le
développement économique a été meilleur au cours de la même période. Les
agriculteurs ont eu des enfants ouvriers, et les enfants d’ouvriers sont devenus
employés ou cadres. Les familles de l’Ouest et du Sud-Ouest ont facilement
perçu la trajectoire ascendante qui les portait. Les familles du Nord-Est ont vu
l’inverse.
En examinant la carte de France au XXIe siècle, on observe nettement que le
Nord-Est est plus malade que l’Ouest et le Sud-Ouest. Beaucoup de pathologies
chroniques y sont plus fréquentes. Il est délicat de mesurer le désespoir d’une
population, mais le comportement démocratique peut donner des indices. En
supposant que le vote extrême soit un témoin, une hypothèse discutable mais
plausible, alors l’élection présidentielle de 2017 semble valider un effet du
désespoir sur les attitudes pathogènes. D’une part, les départements français
ayant la santé moyenne la moins bonne étaient significativement plus
susceptibles d’avoir voté pour l’extrême droite au premier tour de l’élection, y
compris après avoir neutralisé l’effet de facteurs de confusion comme les
données sociales et économiques 18. D’autre part, ces départements sont plus
affectés par des pathologies causées par des comportements pathogènes, comme
certains cancers liés au tabac, des maladies alcooliques ou encore du diabète. En
résumant, ces données suggèrent que le déclin économique régional français crée
du désespoir, dont le vote extrême est un marqueur, un désespoir qui augmente
la probabilité de comportements pathogènes et de leurs complications.
Ces données sur les causes plausibles du désespoir font ressortir deux traits
humains déterminants pour la logique de la demande : la vision dynamique de
l’existence et l’altruisme. Contrairement à des préjugés courants, les gens ne
pensent pas qu’à court terme et pas qu’à eux-mêmes. La pandémie de Covid-19
l’a prouvé. Premièrement, le bonheur mondial moyen a été relativement stable
pendant les deux premières années de dissémination du Sars-CoV-2 (2020 et
2021). L’évaluation moyenne de leur vie par les gens a démontré une résilience
nette 19. Personne ne sait alors quand la pandémie va se terminer mais chacun a
une idée du fait qu’elle ne sera pas éternelle, en tout cas pas avec la même
intensité. Deuxièmement, les chercheurs ont mesuré ce qu’ils ont appelé « une
montée mondiale de la bienveillance » en 2021. Au cours de la pandémie, il y a
eu plus de donneurs et donc de receveurs. Alors que chacun était exposé au
virus, il y a eu une augmentation de la proportion de gens qui ont donné de
l’argent, du temps sous la forme d’activités bénévoles, ou encore qui ont aidé les
étrangers. Les humains voient loin et se préoccupent des autres.
Ces deux traits de la mentalité humaine sont affectés par les évolutions
sociales contraires, celles qui ferment le temps et rapprochent les individus du
désespoir. Le cas américain n’est qu’un exemple, même si c’est le plus avancé et
sans doute le plus complet. Il n’est pas extrapolable à 100 % mais il montre un
modèle du pire, où le déficit social crée un malheur social dont les effets
épidémiologiques sont lourds. Il fonctionne comme une fiction, qui nous montre
ce qui est réel dans un monde possible de taille moyenne, différent des autres et
du nôtre. À ce stade, un résumé en trois points forme une histoire crédible de
croissance de la demande américaine. Premièrement, il se passe quelque chose
aux États-Unis. Il y a bien une augmentation de la demande de risques mortels
puisque la mortalité nationale augmente sous l’effet de décès volontaires ou
causés par les humains eux-mêmes. Deuxièmement, la logique des
comportements problématiques n’est pas seulement économique.
Troisièmement, des indices suggèrent une logique sociale, parce que la société
américaine se dégrade et laisse beaucoup d’individus sur le côté.
L’argent et le bonheur
Un autre chercheur, encore un économiste, a montré que la logique
économique du bonheur était limitée. Il l’a montré factuellement en s’appuyant
sur la théorie des perspectives. Richard Easterlin (né en 1926) a étudié en
profondeur les déterminants du bonheur, et laissé un paradoxe à son nom. Son
point de départ est la théorie de Tversky et Kahneman : les gens jugent d’une
circonstance donnée en ayant à l’esprit un point de référence qui est leur repère.
Comment est-ce que la théorie des perspectives affecte la relation entre l’argent
gagné et l’évaluation de la vie ? Easterlin a répondu de façon nette en analysant
systématiquement les liens statistiques entre les revenus et le bonheur. Ses
premières recherches datent des années 1970 et concernent les États-Unis. Elles
ont ensuite été répliquées par lui ou par d’autres dans une quantité de pays, à
tous les stades de développement, et les résultats ont été les mêmes. Comme le
dit Easterlin lui-même, « le paradoxe tient bon 23 ». Le message de ses travaux
est facile à résumer : la relation entre l’argent et le bonheur dépend de l’échelle
de temps. À un instant donné ou même à court terme, il existe une relation
positive entre les revenus et le bonheur : plus de revenus veut dire plus de
bonheur. Mais à long terme, la relation n’existe plus — c’est le paradoxe. Les
tendances entre revenus et bonheur ne sont pas liées. Easterlin dit que « la
relation est nulle ». Quand on regarde leurs évolutions sur la durée,
habituellement dix ans et plus, les deux composants semblent se comporter
indépendamment l’un de l’autre. Les courbes tracées par les deux éléments
adoptent des trajectoires qui ne montrent aucune liaison évidente, comme si elles
ne se regardaient pas (figure 10).
Easterlin a parlé d’un paradoxe parce que dire que l’argent ne fait pas le
bonheur dans la vie va contre l’intuition et même contre l’observation. Les
raisons du paradoxe sont simples et ramènent à la théorie des perspectives : les
gens quantifient leur bonheur par comparaison sociale. Les autres sont leur point
de référence le plus fréquent. En cas de croissance économique, les revenus de
tous les individus augmentent souvent ensemble. Ce qui fait que ce que gagnent
« les autres » c’est-à-dire le point de référence, monte aussi et donc l’ordre ne
change pas beaucoup. La comparaison sociale continue de fonctionner. Les gens
se jugent par rapport aux autres, ce qui leur fait percevoir qu’ils n’auraient pas
évolué alors que leur situation a progressé dans l’absolu. Easterlin dit que « pour
chacun, l’effet positif de la croissance de son propre revenu sur le bonheur est
atténué par la croissance du revenu de référence. En conséquence, le bonheur en
moyenne reste inchangé ».
Le cas des récessions économiques forme une exception, mais qui là encore
s’explique facilement sans que le paradoxe soit contredit ni que la théorie des
perspectives soit discréditée. Pendant les crises, les revenus diminuent et le
bonheur aussi pour la plupart des membres d’une société. Comme tout le monde
est affecté, on pourrait s’attendre à ce que la comparaison sociale prédise un
bonheur moyen constant puisque les autres baissent aussi, mais ce n’est pas le
cas. La raison est qu’en cas de récession, le point de référence change. Il n’est
plus déterminé par comparaison sociale mais par comparaison personnelle avec
ses revenus antérieurs. Chacun devient son propre témoin et comme les revenus
baissent, le bonheur décline. Les dettes éventuellement accumulées quand les
revenus étaient plus élevés créent des difficultés matérielles, et le fait que les
autres aient les mêmes problèmes ne console pas.
Plusieurs exemples valident le paradoxe. Les différences de croissance
économique n’expliquent pas les trajectoires de bonheur nationales. Tous les
pays ne développent pas le même bonheur pour un standing de richesse donné.
Les Français par exemple, sont en moyenne moins heureux que les Allemands
ou les Danois ayant les mêmes revenus, toutes choses égales par ailleurs. En
Chine, où la richesse moyenne par personne a été multipliée par quatre
entre 1990 et 2005, le bonheur a diminué et les suicides ont augmenté 24. En
Inde, l’évaluation que font les populations de leur vie a baissé de 10 % en dix
ans. Easterlin conclut de ces exemples et du reste que ce sont les politiques
sociales qui peuvent avant tout rendre les gens plus heureux, pas la croissance
économique en elle-même. La qualité d’une société a un effet sur le bonheur de
ses membres et les conduit à investir dans leur santé plutôt que dans la maladie.
Kahneman et Deaton ont apporté ensemble une preuve supplémentaire de
l’effet lacunaire de l’argent sur le bonheur 25. Ils l’ont fait en incluant une nuance
psychologique qui est une spécialité de Kahneman, à savoir la possibilité d’une
duplicité mentale. Quand il s’agit de conclure sur leur bonheur, les gens
reforment deux systèmes de pensée ou plutôt deux moi, le moi du moment et le
moi du recul. Le moi du moment est le moi qui fait l’expérience du jour. Il vit
sur les émotions immédiates. Il est sensible au plaisir. Le moi du recul s’oppose
point par point. Il est celui qui dit ce que les gens pensent de leur vie quand on
leur demande d’en faire l’évaluation. Le moi du recul ne s’appuie pas sur les
émotions mais sur la mémoire. Il exprime le bonheur ou l’absence de bonheur.
Le moi du moment répond à la question « comment allez-vous ? » alors que le
moi du recul réagit plutôt à « aimez-vous la vie que vous avez vécue ? ».
Kahneman précise explicitement que ces deux moi ne correspondent pas au
Système 1 ni au Système 2.
Kahneman et Deaton ont analysé plus de 450 000 réponses venues d’une
enquête qui interroge tous les jours 1 000 Américains 26. Les résultats sont clairs :
les deux moi n’ont pas le même prix. L’argent achète facilement l’un mais pas
l’autre. Le moi du recul est influencé par les revenus et aussi par l’éducation. Le
moi du moment dépend d’autres éléments, surtout l’état de santé, l’isolement
social ou encore le fait de fumer. Le moi du moment est aussi sensible aux
revenus mais jusqu’à un certain point seulement. Au-delà de 75 000 dollars par
an, il n’augmente plus. Pour expliquer leurs trouvailles, Kahneman et Deaton
évoquent un trait social déjà mentionné implicitement par Easterlin, qui est
l’adaptation. Quand ils expriment leur moi du moment, les gens se sont habitués
à ce qu’ils gagnent.
Ces résultats sont eux aussi alignés avec les hypothèses que Case et Deaton
ont ensuite formulées. Les choses se passent comme si les deux moi se parlaient
et il est probable qu’ils se parlent vraiment. En cas de désespoir, le moi du recul
est malheureux. Il juge négativement l’existence écoulée et n’anticipe pas
d’amélioration. Il peut alors laisser le moi du moment se lâcher, c’est-à-dire aller
chercher du plaisir en fumant mais aussi tout le reste. La logique de la demande
des désespérés passe sans doute par les deux moi.
Ces données issues de différentes sciences ont passé en revue beaucoup de
notions ayant à voir avec la socialité : les perspectives personnelles ou pour les
autres, les relations d’appartenance, le sens, la comparaison sociale. Les
recherches récentes suggèrent que ces notions se détériorent. Elles forment une
hypothèse sérieuse où la demande vient bien des individus et pas seulement pour
des raisons personnelles détachées de leur environnement humain. Cette
demande semble lourdement influencée par des causes sociales. La baisse de
socialité amène les individus à rechercher du plaisir à défaut de croire au
bonheur, à investir dans la pathologie et non dans l’extension de la vie. La
logique de la demande de risques serait sociale parce que la dégradation
relationnelle entre les gens et le groupe les rapproche du désespoir, qu’ils gèrent
en achetant des émotions pour pas cher — aliments sucrés, alcool, drogues —,
quitte à tomber malades.
LA DÉFAILLANCE POLITIQUE
10
Comment les leaders politiques ont échoué
Jusqu’au XVIIIe siècle, les leaders politiques n’ont pratiquement exercé que
deux rôles : le prélèvement et la punition. Le prélèvement concernait l’argent et
les récoltes, voire les hommes pour épaissir une armée en cas de guerre. La
punition s’appliquait à ce que l’État, c’est-à-dire le roi, voulait. C’est avec les
philosophes des Lumières que les États ont entrepris de protéger leur population
contre la maladie et la mort. D’une logique négative — prélever et punir —, ils
sont passés à une logique positive qui consistait à investir dans la santé. Michel
Foucault a plus tard théorisé cette évolution. Il lui a donné le nom de biopouvoir
ou biopolitique, pour signifier l’intervention de l’État dans la vie des gens 1.
Cette intervention passait largement par la loi, que ce soit pour le traitement
public des villes ou le traitement personnel des gens, notamment à travers la
régulation de la médecine. La loi avait plusieurs avantages qu’elle a toujours,
dont celui d’être obligatoire et de permettre un effet d’échelle puisque tout le
monde en dépend. Le biopouvoir peut compter sur deux autres déterminants,
marginaux à l’époque et qui seront décrits plus bas, qui sont l’économie et
l’intelligence.
Le Mouvement sanitaire
Pour les historiens et pour Foucault, il est clair que la logique du biopouvoir
était intéressée. Les États avaient compris que la santé serait une clé de la
croissance démographique, elle-même nécessaire à la croissance économique,
même si le terme n’existait pas encore. Diderot avait signalé dans
l’Encyclopédie l’importance de la mortalité infantile pour le déclin ou
l’expansion d’une population. Il avait évidemment raison, et les premières
formes de biopouvoir ont pu améliorer un peu la santé humaine, avant que les
rois ne se fassent sortir par les révolutions.
Quand la démocratie s’est développée, le processus de protection de la santé
par interventions légales s’est poursuivi de façon efficace. Depuis la fin du
e
XVIII siècle, la hausse de l’espérance de vie forme un tracé presque linéaire qui
Le biopouvoir négatif
Comment les leaders politiques ont-ils permis la croissance des industries
pathogènes ? Avant tout en cédant du pouvoir. La théorie présume qu’en
démocratie, le pouvoir s’exerce de façon visible, selon les lois et la culture du
pays. Les États et les leaders locaux ont continué de jouer ce rôle de pouvoir
visible, mais ils ont laissé se développer d’autres formes de pouvoir non prévues
par la théorie démocratique 12. Ces autres formes de pouvoir sont des pouvoirs
dissimulés ou invisibles 13. Le pouvoir dissimulé est celui qui cherche à
influencer les décisions des leaders dans un sens qui l’arrange, même si c’est
contre l’intérêt de la société. C’est un pouvoir factuel mais fin, qu’on appelle
souvent du lobbying. Le pouvoir invisible est un pouvoir cognitif, parfois appelé
« fausse conscience 14 ». C’est un pouvoir qui passe par le discours. Il altère les
mentalités pour rendre les anomalies normales ou pour donner envie de produits
qui causent des problèmes.
En pratiquant des pouvoirs dissimulés et invisibles, les industriels ont fait ce
que la science du cinéma appelle l’underplay, le fait de jouer sans en avoir l’air,
souvent d’ailleurs pour faire en sorte qu’une situation semble moins
préoccupante qu’elle ne l’est réellement. Il paraît que les plus grands acteurs
sont des champions de l’underplay et il faut reconnaître que les industries
pathogènes ont très bien joué. Les leaders politiques ne sont pas toujours nuls, ce
sont les industriels qui sont trop bons.
Le biopouvoir positif est celui qui est exercé par les leaders politiques pour
protéger ou améliorer la santé. Il entre dans la classe des pouvoirs visibles. Le
biopouvoir négatif, inventé par les industries pathogènes pour éterniser leur
croissance, appartient aux pouvoirs dissimulés ou invisibles. Le biopouvoir
positif et le biopouvoir négatif sont pris dans une relation géométrique. Ils
travaillent dans un espace constant car la quantité de pouvoir disponible dans
une société est limitée. Si le biopouvoir positif est fort, le biopouvoir négatif est
faible et inversement. L’émergence d’un biopouvoir négatif se fait
obligatoirement au détriment du biopouvoir positif. La santé d’une société
dépend du résultat des rapports de force entre le biopouvoir positif et le
biopouvoir négatif.
Les données épidémiologiques du XXIe siècle sont souvent régressives parce
que le biopouvoir négatif des industriels a affecté le pouvoir visible des États ou
des leaders locaux pour en atténuer la portée. En démocratie, ce n’est presque
jamais de la corruption, c’est juste de la capture 15. Beaucoup de limites
politiques sont expliquées par la capture, cet état ambigu et intermédiaire entre la
perfection et la corruption, état par lequel les leaders se font influencer dans le
sens de l’intérêt industriel et non de la société. Si l’équation de la santé mondiale
montre des efforts publics qui ne sont pas proportionnés à la taille des problèmes
épidémiologiques, c’est à cause de la capture. Les différences entre les politiques
de santé et la quantité de maladies industrielles témoignent surtout des
différences de capture.
L’industrie du tabac, après avoir été la pionnière et la meilleure pour cultiver
un biopouvoir négatif, est en train de perdre sa capacité de capture. La lutte
contre le tabac n’est pas résolue, mais on sait quelles sont les actions publiques
qui marchent et ces actions sont appliquées. C’est grâce à elles que les gens
fument moins. Les pays s’imitent les uns les autres pour refouler l’industrie du
tabac, avec des résultats analogues. Pour d’autres industries pathogènes,
l’évolution est différente. En copiant les méthodes des producteurs de cigarettes,
les industries fossiles puis la chimie, l’alimentation et les réseaux sociaux
numériques ont réussi à limiter les réactions publiques contre elles. Le
biopouvoir positif aurait dû atténuer ou inverser la croissance de ces industries et
des maladies chroniques qui ne profitent qu’à elles. Ces entreprises ont réussi
pour l’instant à échapper aux actions efficaces : elles ne sont pas bien régulées,
pas assez taxées et même les données sur leurs effets épidémiologiques ne sont
pas suffisamment répandues.
Dans leur conflit fondamental, les deux biopouvoirs ne luttent pas avec les
mêmes moyens — le biopouvoir négatif en a plus —, mais ils travaillent sur les
mêmes territoires, à savoir la loi, l’économie et la cognition, qui sont les trois
déterminants d’un biopouvoir. Pour avantager ou réprimer la production de
maladies, les acteurs du biopouvoir passent par ces trois déterminants : autoriser
ou réguler voire interdire, taxer ou détaxer, et disséminer des connaissances
vraies ou fausses à propos des risques épidémiologiques.
Un pouvoir asymétrique
Les industries pathogènes ont d’autant moins de mérites qu’il existe
plusieurs asymétries qui avantagent leur biopouvoir négatif, asymétries qui
s’accentuent avec le temps. D’abord, elles s’appuient sur l’expertise accumulée
par l’industrie du tabac, une des premières à avoir inventé un biopouvoir négatif
efficace. Les producteurs de cigarettes ont développé un arsenal de méthodes qui
marchent pour désarmer le biopouvoir positif. Depuis leur « succès », les autres
industries pathogènes ont appliqué les mêmes approches avec la même réussite
commerciale. Leurs techniques poursuivent trois intentions principales, selon le
degré de conscience des problèmes : rendre invisible ce qui est mauvais,
produire du faux sur ce qui est déjà visible (« le doute est notre produit 19 »),
provoquer des non-décisions ou des décisions inactives quand les situations sont
enfin reconnues comme problématiques 20. Derrière ces objectifs, il y a une seule
logique qui n’est pas de supprimer les problèmes — pas de rendre les cigarettes
inoffensives — mais plutôt d’en faire des non-scandales. Chaque industrie a
suivi ces étapes. D’abord, tenir le problème hors de la vue, puis le mitiger une
fois qu’il est détecté, et enfin inhiber toute répression efficace afin de perpétuer
leur croissance malsaine au lieu de s’orienter vers une sécurisation ou une
reconversion.
La deuxième asymétrie concerne les efforts. Il est plus facile d’exercer un
biopouvoir négatif que positif, car le biopouvoir négatif cherche la conservation
alors que produire de la santé nécessite des évolutions. Or il est plus pratique de
ne rien faire que de faire. En étudiant un cas particulier, John Gaventa a examiné
le déséquilibre dans les rapports de pouvoir. Quand l’absence de contestation
devient une habitude, les industries pathogènes n’ont pas à réagir
particulièrement pour défendre leur biopouvoir négatif. Le déséquilibre
s’accentue de lui-même car il existe souvent une inertie sociale, et plus le temps
passe, plus les situations se fixent. L’inégalité crée un sentiment d’impuissance,
raison pour laquelle la « quiescence » est préférée à la « rébellion 21 ». Au total,
l’inertie amassée augmente le poids du biopouvoir négatif.
Alors qu’il n’y a pas grand-chose à faire pour laisser tranquille un marché
pathogène, il faut au contraire beaucoup de conditions pour le troubler. Au
moins trois semblent indispensables. D’abord, il faut convaincre de « l’intensité
dramatique du problème 22 ». Ensuite, il faut expliquer en quoi il est nouveau, ce
qui passe souvent par une démonstration statistique. Enfin, la résolution du
problème doit être en adéquation avec les valeurs dominantes de la société. Si
une seule de ces trois conditions est manquante, le processus de résolution a
toutes les chances d’échouer.
Enfin, la troisième asymétrie concerne la visibilité déjà mentionnée. Le
biopouvoir positif est visible, ce qui l’expose à de nombreuses critiques dont la
plupart sont erronées. Inversement, le biopouvoir négatif doit rester inaperçu
pour être plus efficace. Or il se normalise au fur et à mesure de son exercice, ce
qui explique qu’il devient paradoxalement de moins en moins visible. En
accentuant sa discrétion, il diminue la probabilité de scandaliser.
SAUVER L’ESPÈCE
La science psychologique nous dit que pour communiquer efficacement sur
les risques, il y a des règles à suivre 1. Premièrement, il faut donner un contexte,
sinon les faits paraissent abstraits et leur signification nous échappe. Donner un
contexte passe souvent par la comparaison. Les risques industriels du XXIe siècle
peuvent être mis en parallèle d’autres risques historiques pour faire prendre
conscience de leur taille. Démontrer que les dommages sont en croissance est
une autre façon de prouver qu’il y a un problème. Les données super locales sont
aussi un élément de contexte qui parle aux gens. Les statistiques mondiales n’ont
pas toujours le pouvoir d’évocation nécessaire pour que les individus
comprennent qu’un risque les concerne.
Deuxièmement, il faut limiter la charge cognitive du message. Depuis
longtemps, les informations sont trop nombreuses et trop complexes à
interpréter. Nous ne pouvons pas tout calculer, ce qui n’est pas grave car nous
avons besoin de comprendre les ordres de grandeur, pas le deuxième chiffre
après la virgule. Dire que près de la moitié des cancers sont évitables, que les
maladies cardiovasculaires augmentent à cause de l’obésité qui elle-même
augmente partout, ou que les atteintes environnementales coûtent plus qu’elles
ne rapportent, est un message simple. Les études montrent que présenter les
données de cette façon aide les gens à répondre concrètement aux situations.
Troisièmement, il faut raconter des histoires qui vont au-delà des
statistiques, et qui permettent de faire le lien entre les données quantifiées et les
complications qui touchent les gens. Elles aident à saisir la relation de cause à
effet entre les dérapages de la société mondiale et les dommages intimes que
nous pourrions connaître. Elles le font d’autant mieux si on les reconnecte aux
données statistiques pour montrer qu’elles ne sont pas que des anecdotes.
Quatrièmement, il faut proposer des solutions aux problèmes.
1. Réguler
Le premier déterminant du biopouvoir est la loi et son dérivé, à savoir la
régulation. Le niveau de régulation le plus brut est l’autorisation. Le principe est
simple et devrait être appliqué partout. L’autorisation d’un produit industriel
dépend de l’équilibre entre les bénéfices et les risques sur la base de données
probantes. Les produits sont approuvés si leurs bénéfices l’emportent sur leurs
risques. Ceux qui sont seulement risqués ne sont pas autorisés, pas plus que ceux
dont le bénéfice est inférieur aux risques. Il est fondamental de retirer du marché
les produits trop toxiques, un phénomène que le monde a connu avec les
médicaments dans les années 1960-1970, et dont il s’est remis. Pour un risque
comme la pollution, l’autorisation est le bon niveau de régulation. Les États ne
devraient pas permettre que des composés trop toxiques soient commercialisés.
Ils ne devraient pas laisser passer pour les produits chimiques — auxquels tout le
monde est exposé — ce qu’ils ne supporteraient jamais pour les médicaments.
Une régulation sérieuse veut dire des études extensives et profondes. Les
industriels gagneraient finalement un peu moins d’argent. La société payerait
leurs produits plus cher mais elle serait en meilleure santé, et elle éviterait de
payer des soins pour les maladies provoquées.
Le deuxième niveau de régulation concerne l’accès aux risques. La loi de fer
de la santé publique le formule : restreindre l’accès réduit la consommation et
réduire la consommation réduit les dommages. Theresa Marteau dit qu’il faut
changer « l’architecture des choix dans laquelle un comportement advient 4 ».
Limiter l’accès est une approche ciblant les décisions qui se font en dehors de la
conscience 5. Influencer les automatismes permet de tenir compte de la loi du
moindre effort mental. Les options pour réduire l’accès n’ont pas besoin d’être
compliquées : diminuer la densité de l’offre, lutter contre la facilité à trouver un
produit toxique ou à adopter un comportement pathogène. Ces changements ont
l’air inoffensifs ou trop simples, mais la théorie et les données nous disent qu’ils
sont efficaces. Jouer sur le design des produits est un autre moyen d’orienter les
comportements en modifiant l’environnement. Par exemple, pour détourner les
gens des aliments toxiques, Theresa Marteau propose de traiter les espaces
d’achat physiques ou numériques. Il est possible de positionner les aliments
ultra-transformés au loin, pour les rendre invisibles ou non évidents. Diminuer le
nombre d’épiceries qui ne vendent presque pas d’aliments frais rend moins
accessibles les produits anti-santé. Pour encourager l’activité physique, on sait
que l’extension des espaces naturels a un effet. Elle va jusqu’à doubler les
distances parcourues.
Ces exemples appartiennent à ce que les chercheurs en sciences sociales
appellent le nudge, une approche qui vise à modifier les comportements en
changeant l’environnement et sans faire appel à la conscience. Même si le nudge
pose des questions éthiques et que son efficacité est variable, il est une pièce de
la régulation de l’offre. L’impact individuel du nudge est souvent minime, mais
la taille finale du résultat est compensée par l’effet d’échelle. L’exposition étant
massive, les progrès comportementaux puis épidémiologiques attendus sont
significatifs.
Enfin, il faut réguler l’information commerciale. Les industriels ne doivent
pas pouvoir mentir. Ils devraient être obligés de publier ce qui est addictif et
mauvais.
Pour l’alimentation, il y a un mix à trouver entre les trois niveaux de
régulation : autorisation, accès et information. Certains aliments ultra-
transformés trop toxiques ou trop addictifs pourraient être retirés du marché ou
ne jamais y entrer. Il est faisable aussi de fixer des normes de fructose à ne pas
dépasser. Certains lieux pourraient ne pas être autorisés à vendre des produits
trop transformés : les transports en commun, les enceintes sportives, les
hôpitaux, les périmètres autour des écoles. On peut enfin obliger les industriels à
afficher de façon évidente la quantité de fructose ajoutée, ainsi que le degré de la
transformation elle-même, une donnée déjà proposée par des scores de référence
dont l’adoption est en hausse 6.
La régulation demande de l’argent car il faut équiper le régulateur en
personnel et en technologie. En pharmacie, les régulateurs sont financés en
grande partie par des taxes que payent les laboratoires sans trop s’en plaindre 7.
Ils savent qu’une meilleure régulation est préférable sur un marché aussi
sensible. Elle est rentable pour la société mais aussi pour les entreprises.
2. Taxer
L’économie est le deuxième déterminant du biopouvoir. Après la régulation
ou en plus, il y a la taxation. Le principe est clair et connu. Pour qu’une taxation
soit efficace, il faut qu’elle fasse mal. Une augmentation progressive des taxes
ne provoque pas de baisse notable de la consommation. Elle appauvrit les gens
sans les protéger contre la maladie. Elle est une hypocrisie inventée par certains
leaders politiques pour lever plus d’argent sans traiter le problème. Plusieurs
équipes de chercheurs ont développé des modèles pour le marché alimentaire,
qui suggèrent qu’une augmentation brutale d’au moins 20 % est un début
d’action raisonnable 8. Aujourd’hui, les aliments qui rendent malade ne sont pas
assez chers. D’ailleurs, les trois pays qui consacrent le moins d’argent à
l’alimentation sont le Royaume-Uni, l’Australie et les États-Unis, qui sont aussi
les pays qui connaissent le plus de maladies métaboliques et d’obésité. Pour que
la taxe soit largement acceptée, l’argent levé doit être rendu. Il peut servir à
financer n’importe quel programme de soutien aux malades, ou surtout être
redonné pour acheter des aliments frais. Le sens d’une taxe se trouve dans son
effet social. Si les aliments frais étaient à la fois abordables et deux à trois fois
moins chers que les aliments transformés — aujourd’hui, c’est l’inverse —,
l’effet de marché serait efficace.
3. Accompagner
Traiter l’offre ne laissera pas les industries pathogènes intactes. Une
régulation sérieuse et une taxation à la hauteur impliquent une transition.
Certaines industries pourront augmenter le niveau de sécurité de leurs produits.
D’autres devront se reconvertir et d’autres encore seront éliminées. Quel que soit
le destin prévu, il est possible et nécessaire de les accompagner. Pour l’industrie
chimique, une sécurisation des produits est faisable. La pharmacie est un modèle
qui n’empêche pas des accidents graves, mais qui concernent un nombre limité
de médicaments, pas tout le paysage pharmaceutique 9. Les gens ne le savent pas,
mais les laboratoires pharmaceutiques ont des relations constantes avec les
agences du médicament. Ils leur posent des questions et parlent de leurs
problèmes, en échange de quoi les agences les conseillent. Surtout, elles fixent
les objectifs des essais cliniques, en spécifiant ce qui sera accepté ou non. Elles
peuvent le faire car elles sont équipées grâce aux taxes prélevées aux industriels.
Le conseil réglementaire aux laboratoires est une source d’efficacité et de temps
gagné. Bien sûr, il y a toujours un risque de capture, mais les règles sont strictes
et le bilan d’ensemble de cette relation entre régulateur et régulé est positif. Si la
régulation chimique évolue pour exiger des preuves décentes de sécurité, les
régulateurs pourront conseiller les industriels afin que les nouveautés soient
vraiment sûres.
Pour l’industrie de la transformation alimentaire, la transition devrait
ressembler à une reconversion. Le monde aura toujours besoin de manger. Les
entreprises qui transforment l’alimentation doivent maintenant se transformer
elles-mêmes. Elles devront apprendre à vendre des aliments minimalement
manipulés. Cette dé-transformation de l’alimentation est techniquement à leur
portée. Les industriels peuvent s’adapter, c’est juste qu’on ne les a jamais
obligés à le faire. Leur transition impliquera aussi des changements d’habitudes
de la part des clients : des aliments moins longtemps conservables et qui
demanderont plus de temps de préparation. Les prix pourraient augmenter mais
d’une part, certaines quantités devraient diminuer et d’autre part, les économies
réalisées, sur les médicaments antidiabétiques par exemple, peuvent financer
l’achat de cette nouvelle offre alimentaire.
Dans cette transition des industries pathogènes, il est même possible
d’imaginer un retournement des talents, une hypothèse que John Ioannidis a
développée dans ses réflexions sur le tabac 10. Les salariés des industries
pathogènes ne sont pas des voyous. Ils ont été entraînés dans un système qui a
orienté leurs compétences vers la production et la dissémination de risques. On
pourrait valoriser ces compétences pour au contraire encourager les gens à éviter
ces risques, ou pour les aider à améliorer leur santé. Les industries pathogènes
ont recruté ou fait travailler des experts en droit, en management, en marketing,
en lobbying et en statistiques. Toutes ces expertises pourraient être renversées.
On demanderait par exemple aux salariés de l’industrie alimentaire ayant
répandu des messages trompeurs de partager leur expertise du marketing au
service des aliments frais. On leur proposerait de devenir des ex, des anciens
travailleurs d’industries pathogènes qui aideraient maintenant à réparer les
problèmes.
Pour les industries fossiles, il n’y a pas d’autre option que l’élimination. Les
États ont la responsabilité de programmer la fin du jeu pour le pétrole, le
charbon et le gaz, y compris sur le plan économique. L’important ici est de
protéger les personnes et de laisser mourir les jobs toxiques. C’est une
destruction créatrice comme l’a théorisée l’économiste Joseph Schumpeter, mais
qui ne serait pas spontanée. Elle serait plutôt un choix clair de répression des
activités pathogènes jusqu’à leur suppression. Plusieurs auteurs ont déjà proposé
ce qu’ils ont appelé une « régulation basée sur la performance 11 ». Les industries
à éliminer sont obligées de faire décliner leur production selon un schéma défini.
Elles sont rémunérées si elles suivent le plan de sortie ou surtaxées dans le cas
contraire. Trouver un emploi aux anciens salariés des industries fossiles ne
devrait pas être si difficile. Il y a énormément de problèmes pour lesquels on
manque de travailleurs dans les énergies propres, la santé, l’environnement et
l’éducation.
CHAPITRE 1
Livres
AGHION Philippe, ANTONIN Céline, BUNEL Simon, Le Pouvoir de la destruction
créatrice, Odile Jacob, 2021.
FLOUD Roderick (dir.), STECKEL Richard H., Health and Welfare during
Industrialization, University of Chicago Press, 1997.
MADDISON Angus, The World Economy: a Millennial Perspective, Éditions
OCDE, 2001.
MADDISON Angus, The World Economy: Historical Statistics, Éditions OCDE,
2003.
ZEITOUN Jean-David, La Grande Extension, histoire de la santé humaine,
Denoël, 2021.
Articles
GBD 2017 Causes of Death Collaborators, « Global, regional, and national age-
sex-specific mortality for 282 causes of death in 195 countries and
territories, 1980-2017: a systematic analysis for the Global Burden of
Disease study 2017 », The Lancet, 2018.
GBD 2017 Disease and Injury Incidence and Prevalence Collaborators, « Global,
regional, and national incidence, prevalence, and years lived with disability
for 354 diseases and injuries for 195 countries and territories, 1990-2017: a
systematic analysis for the Global Burden of Disease study 2017 », The
Lancet, 2018.
HIAM Lucinda et al., « Things fall apart: the British health crisis 2010-2020 »,
British Medical Bulletin, 2020.
CHAPITRE 2
Livres
SNOWDEN Frank M., Epidemics and Society: From the Black Death to the
Present, Yale University Press, 2019.
Articles
GBD 2019 Cancer Risk Factors Collaborators, « The global burden of cancer
attributable to risk factors, 2010-2019: a systematic analysis for the Global
Burden of Disease study 2019 », The Lancet, 2022.
GBD 2019 Risk Factors Collaborators, « Global Burden of 87 risk factors in 204
countries and territories, 1999-2019: a systematic analysis for the Global
Burden of Disease study 2019 », The Lancet, 2020.
KIZER Kenneth W., « Extreme wildfires – a growing population health and
planetary problem », Journal of the American Medical Association, 2020.
NCD Risk Factor Collaboration (NCD-RisC), « Worldwide trends in
hypertension and progress in treatment and control from 1990 to 2019: a
pooled analysis of 1 201 population-representative studies with 104 million
participants », The Lancet, 2021.
SHULTZ James M. et al., « Double environmental injustice – climate change,
hurricane Dorian, and the Bahamas », New England Journal of Medicine,
2020.
CHAPITRE 3
Livres
BAUMOL William J., The Cost Disease: Why Computers Get Cheaper and
Healthcare Doesn’t, Yale University Press, 2012.
Articles
COVID-19 Excess Mortality Collaborators, « Estimating excess mortality due to
the COVID-19 pandemic: a systematic analysis of COVID-19-related
mortality, 2020-2021 », The Lancet, 2022.
DIELEMAN Joseph L. et al., « Global health spending and development assistance
for health », JAMA, 2019.
FUCHS Victor R., « Major trends in the U.S. health economy since 1950 »,
NEJM, 2012.
FUCHS Victor R., « The gross domestic product and health care spending »,
NEJM, 2013.
TRINH Nhung T.H. et al., « Recent historic increase of infant mortality in France:
A time-series analysis, 2001 to 2019 », The Lancet regional health. Europe,
2022.
VAUPEL James W. et al., « Demographic perspectives on the rise of longevity »,
Proceedings of the National Academy of Sciences, 2021.
II. L’OFFRE DE RISQUES
CHAPITRE 4
Livres
FLOUD Roderick et al., The Changing Body, Cambridge University Press, 2011.
LUSTIG Robert, Metabolical. The truth about processed food and how it poisons
people and the planet, Yellow Kite, 2021.
Articles
ADJIBADE Moufidath et al., « Prospective association between ultra-processed
food consumption and incident depressive symptoms in the French
NutriNet-Santé cohort », BMC Medicine, 2019.
American Diabetes Association, « Economic costs of diabetes in the U.S.
in 2012 », Diabetes Care, 2013.
ANDRIANASOLO Roland M. et al., « Association between processed meat intake
and asthma symptoms in the French NutriNet-Santé cohort », European
Journal of Nutrition, 2020.
BLÜHER Matthias, « Metabolically Healthy Obesity », Endocrine Reviews, 2020.
CALIXTO ANDRADE Giovanna et al., « Consumption of ultraprocessed food and
its association with sociodemographic characteristics and diet quality in a
representative sample of French adults », Nutrients, 2021.
CHAN Juliana C. N. et al., « The Lancet Commission on diabetes: using data to
transform diabetes care and patient lives », The Lancet, 2021.
CHAN Margaret, « Obesity and diabetes: the slow-motion disaster », Milbank
Quarterly, 2017.
CYPESS Aaron M., « Reassessing Human Adipose Tissue », NEJM, 2022.
FINKELSTEIN Eric A. et al., « Annual medical spending attributable to obesity:
payer-and service-specific estimates », Health Affairs, 2009.
FIOLET Thibault et al., « Consumption of ultra-processed foods and cancer risk:
results from NutriNet-Santé prospective cohort », BMJ, 2018.
FOUCART Stéphane, « La seconde mort de l’alchimiste Paracelse », Le Monde,
11 avril 2013.
« GBD 2019 Risk Factors Collaborators », The Lancet, 2020.
HARDY Karen et al., « The importance of dietary carbohydrate in human
evolution », The Quarterly Review of Biology, 2015
KLIMENTIDIS Yann C. et al., « Canaries in the coal mine: a cross-species analysis
of the plurality of obesity epidemics », Proceedings of the Royal Society B:
Biological Sciences, 2011.
LAGASNERIE (de) Grégoire et al., « The economic burden of diabetes to French
national health insurance: a new cost-of-illness method based on a combined
medicalized and incremental approach », The European Journal of Health
Economics, 2018.
LUDWIG David S., « Examining the health effects of fructose », JAMA, 2013.
LUSTIG Robert H. et al., « Obesity I: Overview and molecular and biochemical
mechanisms », Biochemical Pharmacology, 2022.
LUSTIG Robert H., Metabolical. The Truth about Processed Food and How it
Poisons People and the Planet, Yellow Kite, 2021.
LUSTIG Robert H. et al., « Public Health: The toxic truth about sugar », Nature,
2012.
MARLOWE Frank W. et al., « Honey, Hadza, hunter-gatherers, and human
evolution », Journal of Human Evolution, 2014.
POPKIN Barry M. et al., « Dynamics of the double burden of malnutrition and the
changing nutrition reality », The Lancet, 2020.
PRESTON Samuel H. et al., PNAS, 2018.
SCHNABEL Laure et al., « Association between ultra-processed food consumption
and functional gastrointestinal disorders: Results from the French NutriNet-
Santé cohort », American Journal of Gastroenterology, 2018.
SROUR Bernard, TOUVIER Mathilde, « Ultra-processed foods and human health:
what do we already know and what will further research tell us? »,
eClinicalMedicine, 2021.
TAUBES Gary, « What if sugar is worse than just empty calories? », British
Medical Journal (BMJ), 2018.
VANDEVIJVERE Stefanie et al., « Global trends in ultraprocessed food and drink
product sales and their association with adult body mass index trajectories »,
Obesity Reviews, 2019.
WOOLF Steven H., SCHOOMAKER Heidi, « Life expectancy and mortality rates in
the United States, 1959-2017 », JAMA, 2019.
CHAPITRE 5
Livres
JARRIGE François, ROUX (Le) Thomas, La Contamination du monde, Le Seuil,
2017.
Articles
DEMENEIX Barbara A., « How fossil-fuel derived pesticides and plastics harm
health, biodiversity, and the climate », The Lancet Diabetes Endocrinol,
2020.
« Endocrine disruptors, the lessons (not) learned », The Lancet Oncology, 2021.
FOUCART Stéphane, « Le déclin de la fertilité masculine est mondial et
s’accélère », Le Monde, 15 novembre 2022.
FRESSOZ Jean-Baptiste, « La “transition énergétique”, de l’utopie atomique au
déni climatique : États-Unis, 1945-1980 », Revue d’histoire moderne et
contemporaine, Belin, 2022.
FULLER Richard et al., « Pollution and health: a progress update », The Lancet,
2022.
HERBST Arthur L. et al., « Adenocarcinoma of the vagina. Association of
maternal stilbestrol therapy with tumor appearance in young women »,
NEJM, 1971.
KAHN Linda G. et al., « Endocrine-disrupting chemicals: implications for human
health », The Lancet Diabetes Endocrinol, 2020.
KASSOTIS Christopher D. et al., « Endocrine-disrupting chemicals: economic,
regulatory, and policy implications », The Lancet Diabetes Endocrinol,
2020.
LANDRIGAN Philip J. et al., « The Lancet Commission on pollution and health »,
The Lancet, 2018.
OLIVETTI Elsa A., CULLEN Jonathan M., « Toward a sustainable material
system », Science, 2018.
WEN Xue et al., « Exposure to per- and polyfluoroalkyl substances and mortality
in U.S. adults: a population-based cohort study », Environmental Health
Perspectives, 2022.
III. LA DEMANDE DE RISQUES
CHAPITRE 6
Livres
ALEMBERT (d’), Opuscules mathématiques, 1761.
ALLAIS Maurice, Fondements d’une théorie positive des choix comportant un
risque et critiques des postulats et axiomes de l’École américaine, Dumas,
1955.
BERNOULLI Daniel, Essai d’une nouvelle analyse de la mortalité causée par la
petite vérole et des avantages de l’inoculation pour le prévenir, Histoire et
Mémoires de l’Académie des Sciences, 1760.
BOUDON Raymond, Le Juste et le Vrai, Fayard, 1995.
BOUDON Raymond, Le Rouet de Montaigne, Hermann, 2013.
DAMÁSIO António, Sentir et savoir, Odile Jacob, 2021.
DAMÁSIO António, Spinoza avait raison, Odile Jacob, 2003.
FUENTES, Agustín, Why We Believe: Evolution and the Human Way of Being,
Yale University Press, 2019.
KUHN Thomas S., The Structure of Scientific Revolutions, University of Chicago
Press, 1962.
LÉVY-BRUHL Lucien, La Mentalité primitive, 1922.
POPPER Karl, La Logique de la découverte scientifique (1935), Payot, 2007.
PROCTOR Robert N. , Golden Holocaust, la conspiration des industriels du tabac,
Les Équateurs, 2014.
Articles
ARMSTRONG Katrina, NUTI Sudhakar V., « Lay epidemiology and vaccine
acceptance », JAMA, 2021.
FRANKEL Stephen et al., « Lay epidemiology and the rationality of response to
health education », The British Journal of General Practice, 1991.
SLOVIC Paul, « Perception of risk », Science, 1987.
WAKEFIELD Andrew J. et al., « Ileal-lymphoid-nodular hyperplasia, non-specific
colitis, and pervasive developmental disorder in children », The Lancet,
1998.
YAVCHITZ Amélie et al., « Misrepresentation of randomized controlled trials in
press releases and news coverage: a cohort study », PLoS Medicine, 2012.
CHAPITRE 7
Livres
DAMÁSIO Antonio, Sentir et savoir, Odile Jacob, 2021.
KAHNEMAN Daniel, Système 1/Système 2. Les deux vitesses de la pensée,
Flammarion, 2012.
Articles
FOUCART Stéphane, « Climat : laissez le cerveau en dehors de ça », Le Monde,
26-27 juin 2022.
KAHNEMAN Daniel, TVERSKY Amos, « Judgment under uncertainty: heuristics
and biases », Science, 1974.
KAHNEMAN Daniel, TVERSKY Amos, « Prospect theory: an analysis of decision
under risk », Econometrica, 1979.
MARTEAU Theresa M. et al., « Beyond choice architecture: advancing the science
of changing behaviour at scale », BMC Public Health, 2021.
CHAPITRE 8
Articles
FAUCI Anthony S., MORENS David M., « Emerging pandemic diseases: how we
got to COVID-19 », Cell, 2020.
GBD 2016 Alcohol and Drug Use Collaborators, « The global burden of disease
attributable to alcohol and drug use in 195 countries and territories, 1990-
2016: a systematic analysis for the Global Burden of Disease study 2016 »,
The Lancet psychiatry, 2018.
HEILIG Markus et al., « Addiction as a brain disease revised: why it still matters,
and the need for consilience », Neuropsychopharmacology, 2021.
LESHNER Alan I., « Addiction is a brain disease, and it matters », Science, 1997.
LEWIS Marc, « Brain change in addiction as learning, not disease », NEJM, 2018.
LIE Anne K. et al., « The harms of constructing addiction as a chronic, relapsing
brain disease », American Journal of Public Health, 2022.
LUSTIG Robert H., « Ultra-processed food: addictive, toxic and ready for
regulation », Nutrients, 2020.
MCLELLAN A. Thomas et al., « Drug dependence, a chronic medical illness:
implications for treatment, insurance, and outcomes evaluation », JAMA,
2000.
CHAPITRE 9
La demande du désespoir
Livres
AGHION Philippe et al., Le Pouvoir de la destruction créatrice, Odile Jacob,
2021.
BLOCH Marc, Les Caractères originaux de l’histoire rurale française (1931),
Armand Colin, 1999.
DURKHEIM Émile, Le Suicide (1897), PUF, 2013.
KAHNEMAN Daniel, Système 1/Système 2. Les deux vitesses de la pensée,
Flammarion, 2012.
Articles
CARSTENSEN Laura L., « The influence of a sense of time on human
development », Science, 2006.
CASE Anne, DEATON Angus, « Life expectancy in adulthood is falling for those
without a BA degree, but as educational gaps have widened, racial gaps have
narrowed », PNAS, 2021.
CASE Anne, DEATON Angus, « Mortality and morbidity in the 21st century »,
Brookings Papers on Economic Activity, 2017.
CASE Anne, DEATON Angus, « Rising morbidity and mortality in midlife among
white non-Hispanic Americans in the 21st century », PNAS, 2015.
CHETTY Raj et al., « The fading American dream: trends in absolute income
mobility since 1940 », Science, 2017.
DEATON Angus, KAHNEMAN Daniel, « High income improves evaluation of life
but not emotional well-being », PNAS, 2010.
EASTERLIN Richard A., O’CONNOR Kelsey J., « The Easterlin Paradox », IZA
Discussion Paper, no 13923, Institute of Labor Economics (IZA), 2020.
FAZEL Seena, RUNESON Bo, « Suicide », NEJM, 2020.
GBD 2019 Mental Disorders Collaborators, « Global, regional, and national
burden of 12 mental disorders in 204 countries and territories, 1990-2019: a
systematic analysis for the Global Burden of Disease study 2019 », The
Lancet Psychiatry, 2022.
GRAHAM Carol et al., « Well-being in metrics and policy », Science, 2018.
HECKETSWEILER Chloé, « Comment les opiacés ont drogué les États-Unis », Le
Monde, 31 janvier 2020.
KNIPE Duleeka et al., « Suicide and self-harm », The Lancet, 2022.
MINET KINGE Jonas et al., « Association of household income with life
expectancy and cause-specific mortality in Norway, 2005-2015 », JAMA,
2019.
PERONA Mathieu, SENIK Claudia (dir.), Le Bien-Être en France, rapport 2020.
REHM Jürgen, SHIELD Kevin D., « Global Burden of Disease and the impact of
mental and addictive disorders », Current Psychiatry Reports, 2019.
ROBERTSON Michael, « Books reconsidered: Emile Durkheim, Le Suicide »,
Australasian Psychiatry, 2006.
SELBY Peter, ZAWERTAILO Laurie, « Tobacco addiction », NEJM, 2022.
World Happiness Report, 2022.
ZEITOUN Jean-David et al., « Health as an independent predictor of the 2017
French presidential voting behaviour: a cross-sectional analysis », BMC
Public Health, 2019.
IV. LA DÉFAILLANCE POLITIQUE
CHAPITRE 10
Livres
BERGERON Henri, CASTEL Patrick, Sociologie politique de la santé, PUF, 2018.
CARPENTER Daniel, MOSS David A., Preventing Regulatory Capture: Special
Interest Influence and How to Limit It, Cambridge University Press, 2013.
CARPENTER Daniel, Reputation and Power, Princeton University Press, 2010.
DAHL Robert, Qui gouverne ? (1961), Armand Colin, 1971.
FOUCAULT Michel, Naissance de la biopolitique, EHESS-Gallimard-Le Seuil,
2004.
GAVENTA John, Power and Powerlessness: Quiescence and Rebellion in an
Appalachian Valley, University of Illinois Press, 1980.
HASSENTEUFEL Patrick, Sociologie politique : l’action publique, Armand Colin,
2008.
HENRY Emmanuel, La Fabrique des non-problèmes, Presses de Sciences Po,
2021.
LAFFONT Jean-Jacques, TIROLE Jean, Théorie des incitations et réglementation,
Economica, 2012.
ZEITOUN Jean-David, La Grande Extension. Histoire de la santé humaine,
Denoël, 2021.
Articles
DARROW Jonathan J. et al., « FDA approval and regulation of pharmaceuticals,
1983-2018 », JAMA, 2020.
GREENBERG Michael et al., « Endangering the health of all: destroying a half
century of health leadership along with America’s environment », American
Journal of Public Health, 2020.
GREENE Jeremy A., PODOLSKY Scott H., « Reform, regulation, and
pharmaceuticals – the Kefauver-Harris Amendments at 50 », NEJM, 2012.
KICKBUSCH Ilona et al., « The commercial determinants of health », The Lancet,
2016.
LANDRIGAN Philip J. et al., « The Lancet Commission on pollution and health »,
The Lancet, 2018.
LANDRIGAN Philip J., RAJAGOPALAN Sanjay, « Pollution and the Heart », NEJM,
2021.
MCKEE Martin, STUCKLER David, « Revisiting the corporate and commercial
determinants of health », American Journal of Public Health, 2018.
MUNOS Bernard, « Lessons from 60 years of pharmaceutical innovation »,
Nature Reviews Drug Discovery, 2009.
RIEHM Kira E. et al., « Associations between time spent using social medica and
internalizing and externalizing problems among US youth », JAMA
Psychiatry, 2019.
SAMET Jonathan M., « The Clean Air Act and health – a clearer view from
2011 », NEJM, 2011.
SCHERER Frederic M., « Pharmaceutical Innovation », Harvard University, 2007.
CHAPITRE 11
Livres
CONSTANT Benjamin, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes,
1819.
LAURENT Éloi, Sortir de la croissance, mode d’emploi, Les liens qui libèrent,
2019.
MADDISON Angus, The World Economy: a Millennial Perspective, Éditions
OCDE, 2001.
MADDISON Angus, The World Economy: Historical Statistics, Éditions OCDE,
2003.
MEADOWS Dennis L., MEADOWS Donella H., RANDERS Jørgen, The Limits to
Growth, Potomac Associates, 1972.
Articles
FOUCART Stéphane et al., « Pesticides : de l’eau potable non conforme pour 20 %
des Français », Le Monde, 21 septembre 2022.
KUZNETS Simon, « Rethinking the system of national accounting », The New
Republic, 1962.
Nature, vol. 236, p. 47-49, 1972.
V. SAUVER L’ESPÈCE
Livres
CHAPOUTOT Johann, Le Grand Récit. Introduction à l’histoire de notre temps,
PUF, 2021.
CHAPOUTOT Johann, Les 100 mots de l’histoire, coll. « Que sais-je ? », PUF,
2021.
HAURAY Boris, L’Europe du médicament. Politique – expertise – intérêts privés,
Presses de Sciences Po, 2006.
PETERS Ellen, Innumeracy in the Wild, Oxford University Press, 2020.
Articles
BERWICK Donald M., « The Moral Determinants of Health », JAMA, 2020.
BOLLYKY Thomas J. et al., « The relationship between democratic experience,
adult health, and cause-specific mortality in 170 countries between 1980 and
2016: an observational analysis », The Lancet, 2019.
BRIGGS Adam D. M. et al., « Health impact assessment of the UK soft drinks
industry levy: a comparative risk assessment modelling study », The Lancet
Public Health, 2016.
Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques, L’État
de santé de la population en France, septembre 2022.
GBD 2019 Cancer Risk Factors Collaborators, « The global burden of cancer
attributable to risk factors, 2010-19: a systematic analysis for the Global
Burden of Disease study 2019 », The Lancet, 2022.
IOANNIDIS John P. A. et al., « Endgame: engaging the tobacco industry in its own
elimination », European Journal of Clinical Investigation, 2013.
MARTEAU Theresa et al., « Changing behavior: an essential component of
tackling health inequalities », BMJ, 2021.
MARTEAU Theresa et al., « Changing human behavior to prevent disease: the
importance of targeting automatic processes », Science, 2012.
MENDENHALL Emily et al., « Syndemics and clinical science », Nature Medicine,
2022.
ROOM Robin et al., « Alcohol and public health », The Lancet, 2005.
SUGARMAN Stephen D., « Performance-based regulation: enterprise
responsibility for reducing death, injury, and disease caused by consumer
products », Journal of Health Politics, Policy and Law, 2009.
ZEITOUN Jean-David et al., « Inconsistencies among European Union
pharmaceutical regulator safety communications: a cross-country
comparison », PLoS One, 2014.
REMERCIEMENTS
Couverture
Titre
Dédicace
Introduction
e
I. La santé mondiale au XXI siècle
L’exposition mondiale aux risques a-t-elle évolué au cours des dernières décennies ?
La pollution
L’industrialisation de l’alimentation
La tragédie du low-fat
Obésités
La pandémie métabolique
La pollution chimique
Le rôle de l’évolution
9. La demande du désespoir
Le désespoir américain
La fin du futur
L’argent et le bonheur
Émile Durkheim et la logique sociale des suicides
e
Le suicide au XXI siècle
Le Mouvement sanitaire
Le biopouvoir négatif
Un pouvoir asymétrique
V. Sauver l'espèce
Conclusion
Bibliographie
Remerciements
Copyright
Présentation
Achevé de numériser
Cette édition électronique du livre
Le suicide de l’espèce de Jean-David Zeitoun
a été réalisée le 20 janvier 2023
par les Éditions Denoël.
Elle repose sur l’édition papier du même ouvrage
(ISBN : 9782207165508 - Numéro d’édition : 440658)
Code Sodis : U44729 - ISBN : 9782207165539.
Numéro d’édition : 440661