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Liban 

: messages pour un pays (Pr Gérard BEJJANI)

Tu me hais plus, je ne t’aime pas moins

Depuis quand me hais-tu autant ?


Depuis toujours, depuis le commencement ?
Non pas dans ta mer bleue, jadis si bleue, qui vient frémir
tendrement sous mes pieds.
Ni dans tes collines vertes encore, vertes malgré tout, tes oliviers
huilés au soleil comme les seins d’une femme au printemps.
Mais par tes hommes qui, du plus loin que je me souvienne, se
ressemblent dans leur orgueil, se ressemblent dans la vanité. Tes
hommes d’argent, aux poches gonflées de dorures et de sang.
Mais tous ceux qui te font et défont en un raz-de-marée, qui
t’emportent, ô ma terre millénaire, dans leurs gueules et dans le vent.
Si seulement ils avaient su, comme Zeus, te ravir, ma princesse de
Tyr, mon Europe languissante au-dessus des flots, vers un avenir plus
certain, plus assuré.

Dieu semble les avoir moulés dans le limon de la fausse vertu et de


l’arrogance. Une espèce de tourbe qui préfère les pompes et les
trompettes au sable des plages. Tout ce qui brille, tout ce qui ronfle,
les titres, l’habit, la parade, à la fleur du village qui périt seule
derrière les cimetières. Ils sont là , depuis des temps féodaux, figés,
immuables, sans colombe et sans espérance. Toujours là sur leurs
chaises adorées, même bancales, même futiles, balayées dans les airs
comme un sac de nylon. Ce qui compte, c’est le trô ne de père en fils,
de génération en génération. Ê tre émir, cheikh, hakim, mawléna,
sayyédna, rayéssna, fakkhamétna, néyébna, wazirna… ce sont les
anti-chevaliers du Liban.
Des seigneurs de rivalité et d’aigreur. Ce qui les réconcilie encore,
c’est l’obsession de l’ennemi. L’ennemi juré. Il faut le désigner, le
trouver, le traquer pour se donner bonne conscience ou alibi de
meurtre. Le monstre fait rage et unanimité  : celui des frontières, celui
des alliances, des mésalliances, celui des couleurs, des religions, des
différences, des singularités, tout ce qui peut justifier la fureur et la
violence. Il suffit de s’en persuader, de le revêtir de masques hideux
pour mieux l’identifier, lui lancer la première pierre. S’en
débarrasser. Projeter sur lui tout ce qui rugit sourdement et
hypocritement dans mes veines. Dénoncer l’autre, surtout quand je
ne le connais pas, surtout quand il ne me ressemble pas. Ce sont les
hommes du ressentiment.

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Cependant, autour de l’ami tout le monde se réunit. Est ami celui
dont les sous sonores et trébuchants renversent les montagnes à
coups de socs et de grues. Ou encore celui qui grossit les slogans et
les portraits, même devant la mer, même au-dessus des vallées. Car il
n’est pas question de contempler nos rivages ou de fleurir au milieu
des paysages, mais de s’emmurer, de nous cadenasser entre des
montagnes d’ordures et de béton. Celui qui construit des palais et des
municipalités quand l’eau tarit encore dans les sources et que les
égouts débordent sur les pavés. Peu importe finalement puisqu’il faut
être grand, à n’importe quel prix, grand fortuné, grand mafieux ou
grand criminel, mais grand par mon père, par mon argent, par mes
vêtements et mon ministère. Ce sont les privilégiés du Liban.

Je ne me fais plus d’illusion sur aucun d’entre eux. Ni les


gouverneurs ni les gouvernés qui les acclament. Même ma révolte
s’est fatiguée de les voir s’applaudir l’un l’autre, brandir des drapeaux
orange, jaunes, bleus ou verts, noirs comme leurs discours ou leurs
soudaines prières.

Et pourtant je me surprends tristement à t’aimer encore, mon doux


et inespéré Liban. Je m’en veux de t’aimer. De m’y être fixé. D’y
demeurer. D’y retourner à chaque fois. Si seulement je pouvais
prendre le large… sans regarder derrière, sans être Orphée trompant
Eurydice ou Loth son gynécée.

Je t’aime pour tous les autres, ceux qui respirent dans les coulisses,
les gens de l’ombre et de la vérité. Ils sont nombreux à travailler
ardû ment, dans le silence, dans la patience, à soulever leur pierre
comme le garçon de Corinthe et, comme Sisyphe, il faut les imaginer
heureux. Heureux de gravir la pente, de porter leur pays jusqu’au
bout, jusque dans leurs entrailles, tel Abou Nassif qui, dans sa petite
tête de la montagne, continue à imaginer sa terre semblable au
paradis, à raconter aux enfants l’histoire du noyer, des fables d’antan,
des légendes de gloire et de fidélité. Ou cet écolier qui récite
fièrement les vers de miel et de lait, qui rêve encore au cèdre et aux
rivières heureuses. Tel le laboureur qui creuse le sol pour y planter
sa tendre semence, le pêcheur qui navigue sur sa barque au clair de
lune. Tous ceux qui ne demandent pas autre chose à la vie que la
tranquillité du verger et le chant de la mer. C’est cela la poésie du
Liban.
Je t’aime pour eux, pour leur faire honneur, et pour tous ceux qui
opposent aux armes des gladiateurs leur seule pensée. Qu’elle me

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semble féconde dans un É tat sans force et sans loi, sans repère ni
modèle, sans héros ! Une nation à la dérive génère la corruption
certes, mais en même temps, elle enfante des idéaux, des
romantiques, des artistes. Plus que nulle part dans le monde arabe,
l’intellect agit, la création germe, les esprits sont solidaires et forment
un îlot de bravoure parmi les singes et les saltimbanques de la cour.
La culture te sauve à chaque fois, ô toi, mon pays à vau-l’eau, pauvre
d’entre les pauvres. Là où tout est encore à construire, le penseur se
sent concerné, il ne peut pas tirer son épingle du jeu, il assume sa
double vocation : le refus de mentir et la lutte contre l’oppression. La
majorité silencieuse, dit-on, et néanmoins si impliquée, si éloquente
dès lors qu’elle se met au service de la liberté et de la dignité. C’est
cela la mission du Liban.
Je t’aime pour ta vulnérabilité qui m’engage avec toi, auprès de toi,
dans une responsabilité éthique et citoyenne. Car de toute façon, je
suis condamné à ne connaître d’autre terre, d’autre consolation que
ta plaine et ta montagne, mon origine, ma folie, ma matrie. Et
pourquoi donc ? Depuis quelque temps, quand on m’interroge, quand
on me défie de donner une seule raison, seulement une pour laquelle
je m’accroche, je demeure sans voix. Si je le savais je ne l’aimerais
pas, mon sol abîmé. Quelquefois j’ai le sentiment d’avoir trouvé. C’est
ce miracle dès que l’avion survole la Méditerranée, dès qu’il atterrit
sur la piste déchirée par tant de blessures et d’indifférence, devant
une eau aujourd’hui grise et des collines nauséabondes. Oui, c’est ce
quelque chose qui se produit dès l’instant où je sors d’entre les cris et
le vacarme. Tout d’un coup, les rumeurs se dissipent, les odeurs
deviennent familières, la stupide virilité s’apaise et, sans réfléchir,
par instinct, naturellement, je lève le visage. Oui, là -haut, quelque
chose m’appelle, quelque chose d’immense et d’impondérable. Oui, ce
doit être elle, éternellement jeune et belle, égale à elle-même, malgré
nos ruptures, malgré ta haine, malgré tes guerres, toujours
immaculée, incomparable et unique, c’est cela la lumière du Liban.

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