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Cependant, autour de l’ami tout le monde se réunit. Est ami celui
dont les sous sonores et trébuchants renversent les montagnes à
coups de socs et de grues. Ou encore celui qui grossit les slogans et
les portraits, même devant la mer, même au-dessus des vallées. Car il
n’est pas question de contempler nos rivages ou de fleurir au milieu
des paysages, mais de s’emmurer, de nous cadenasser entre des
montagnes d’ordures et de béton. Celui qui construit des palais et des
municipalités quand l’eau tarit encore dans les sources et que les
égouts débordent sur les pavés. Peu importe finalement puisqu’il faut
être grand, à n’importe quel prix, grand fortuné, grand mafieux ou
grand criminel, mais grand par mon père, par mon argent, par mes
vêtements et mon ministère. Ce sont les privilégiés du Liban.
Je t’aime pour tous les autres, ceux qui respirent dans les coulisses,
les gens de l’ombre et de la vérité. Ils sont nombreux à travailler
ardû ment, dans le silence, dans la patience, à soulever leur pierre
comme le garçon de Corinthe et, comme Sisyphe, il faut les imaginer
heureux. Heureux de gravir la pente, de porter leur pays jusqu’au
bout, jusque dans leurs entrailles, tel Abou Nassif qui, dans sa petite
tête de la montagne, continue à imaginer sa terre semblable au
paradis, à raconter aux enfants l’histoire du noyer, des fables d’antan,
des légendes de gloire et de fidélité. Ou cet écolier qui récite
fièrement les vers de miel et de lait, qui rêve encore au cèdre et aux
rivières heureuses. Tel le laboureur qui creuse le sol pour y planter
sa tendre semence, le pêcheur qui navigue sur sa barque au clair de
lune. Tous ceux qui ne demandent pas autre chose à la vie que la
tranquillité du verger et le chant de la mer. C’est cela la poésie du
Liban.
Je t’aime pour eux, pour leur faire honneur, et pour tous ceux qui
opposent aux armes des gladiateurs leur seule pensée. Qu’elle me
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semble féconde dans un É tat sans force et sans loi, sans repère ni
modèle, sans héros ! Une nation à la dérive génère la corruption
certes, mais en même temps, elle enfante des idéaux, des
romantiques, des artistes. Plus que nulle part dans le monde arabe,
l’intellect agit, la création germe, les esprits sont solidaires et forment
un îlot de bravoure parmi les singes et les saltimbanques de la cour.
La culture te sauve à chaque fois, ô toi, mon pays à vau-l’eau, pauvre
d’entre les pauvres. Là où tout est encore à construire, le penseur se
sent concerné, il ne peut pas tirer son épingle du jeu, il assume sa
double vocation : le refus de mentir et la lutte contre l’oppression. La
majorité silencieuse, dit-on, et néanmoins si impliquée, si éloquente
dès lors qu’elle se met au service de la liberté et de la dignité. C’est
cela la mission du Liban.
Je t’aime pour ta vulnérabilité qui m’engage avec toi, auprès de toi,
dans une responsabilité éthique et citoyenne. Car de toute façon, je
suis condamné à ne connaître d’autre terre, d’autre consolation que
ta plaine et ta montagne, mon origine, ma folie, ma matrie. Et
pourquoi donc ? Depuis quelque temps, quand on m’interroge, quand
on me défie de donner une seule raison, seulement une pour laquelle
je m’accroche, je demeure sans voix. Si je le savais je ne l’aimerais
pas, mon sol abîmé. Quelquefois j’ai le sentiment d’avoir trouvé. C’est
ce miracle dès que l’avion survole la Méditerranée, dès qu’il atterrit
sur la piste déchirée par tant de blessures et d’indifférence, devant
une eau aujourd’hui grise et des collines nauséabondes. Oui, c’est ce
quelque chose qui se produit dès l’instant où je sors d’entre les cris et
le vacarme. Tout d’un coup, les rumeurs se dissipent, les odeurs
deviennent familières, la stupide virilité s’apaise et, sans réfléchir,
par instinct, naturellement, je lève le visage. Oui, là -haut, quelque
chose m’appelle, quelque chose d’immense et d’impondérable. Oui, ce
doit être elle, éternellement jeune et belle, égale à elle-même, malgré
nos ruptures, malgré ta haine, malgré tes guerres, toujours
immaculée, incomparable et unique, c’est cela la lumière du Liban.