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Claude Simon publie La Cassia en 89. Il a déjà 77 ans. Il a obtenu quatre ans auparavant le prix Nobel.

C'est dire qu'il est vraiment au faîte de sa carrière et de sa puissance d'écriture lorsque paraît ce
roman, sorte d'autobiographie écrite à La troisième personne, où Claude Simon raconte la naissance
d'un écrivain et sa naissance propre, aussi savamment orchestrée. Le roman mêle entrelace deux
lignes biographiques celle de ses parents, qu'il n'a que très peu connue, et la sienne même, dont il
donne un résumé saisissant dans le discours de Stockholm, qu'il prononce donc au moment où il
reçoit le prix Nobel. En décembre 85. Je suis maintenant un vieil homme et comme beaucoup
d'habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée. J'ai été
témoin d'une révolution. J'ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières.
J'appartenais un de ces régiments que les états majors sacrifient froidement à l'avance et dont huit
jours, il n'est pratiquement rien resté. J'étais fit prisonnier. J'ai connu la faim, le travail, puis physique
jusqu'à l'épuisement. Je me suis évadé. J'étais gravement malade plusieurs fois au bord de la mort,
violente ou naturelle. J'ai partagé mon pain avec des truands. J'ai enfin voyagé un peu partout dans
le monde et cependant, je n'ai jamais encore, à 72 ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n'est,
comme l'a dit je crois, Barth. Après Shakespeare, que si le monde signifie quelque chose, c'est qu'il
ne signifie rien. Sauf qu'il est. Pourtant, tout se passe dans le roman, comme si Simon cherchait à
donner non pas une signification il n'y en a pas, mais au moins une forme et un sens, une orientation.
Car il s'agit en effet de montrer l'éclosion de l'auteur à son art, à l'écriture, à la vie et de faire
émerger du grand magma de mots et d'émotions qui est son oeuvre. Toute une mémoire sensorielle
qui fait la patte de l'existence. Des fragments de souvenirs, ou plutôt d'images, de figures flous, de
bribes d'espace temps. Car le roman est une histoire de filiation. Claude Fima Claude Simon est
l'enfant de ses parents, bien sûr, mais l'enfant d'une guerre, l'enfant d'une étreinte dans un bordel
miteux. L'enfant de la nature. Le vignoble familial, par exemple, qui l'observe avec une attention
miraculeuse. Et l'enfant de l'écriture. Par l'écriture, il se redonne une naissance. Se redonnent un
passé aussi, il le reconstruit, le fait émerger des ruines du XXe siècle et il donne un passé à ses
parents. Son père, un officier aux yeux aux yeux couleur de faïence mort contre un arbre dans les
premiers jours de la Grande Guerre, dont il reconstitue l'existence depuis ses jeunes années, dans la
dureté minérale et froide du Jura jusqu'à ces décennies d'avant guerre. Jeune officier envoyé dans les
colonies. Et puis sa mère aussi, une ample bourgeoise, un corps avant tout, un corps paresseux et
calme qui hante les villes d'eau de la Belle Époque. Un corps d'une douceur presque bovine, nous dit
Claude Simon, tout entier dans l'attente patiente. Dalmau de l'amour à venir. Puis la mer, toujours, et
ses sanglots de veuve. A la lecture d'un télégramme qui lui vient du front noir, silhouettes traversant
les plaines du Nord à la recherche d'une tombe. C'est sur cette image, effectivement, que s'ouvre le
roman. Cette veuve digne, flanquée des deux Belles-Soeurs, figure sacrificielle et qui tient par la main
le petit garçon de 6 ans. Qui est Claude Simon, qui nous relate là son premier souvenir d'enfance et le
plus douloureux, nous dit il. Ce sont sur ces pages de mort qu'ouvre le roman. Effectivement, les
silhouettes noires. Mais la terre, surtout les terres du Nord, les terres stériles froides que les années
de guerre ont rendu exangue, ont creusé des tranchées et terre plus jamais labouré. En revanche,
c'est sur une image de renaissance que l'on referme ce roman. Un souvenir à moi, cette fois très
récent, que je ne résiste pas au désir de mentionner celui d'une rencontre de hasard avec un jeune
homme très doux. Ce genre de jeune homme de passage qui nous fait anticiper avec mélancolie la fin
de l'été qui me parle de l'acacia. Ce livre que nous avons en partage avec une émotion sensible. Ce
que l'on sent, ce qu'il perçoit, me dit dans ce roman, c'est la montée de sève qui apparaît et qui
traverse tout le livre. Et l'image, il me semble, ne pourrait être effectivement ni plus belle ni plus
juste. Tout dans la cassia, la phrase ample parfois sur plusieurs pages qui charrient les souvenirs, qui
charrient des bribes d'histoires. L'écriture attentive, sensible à la palpitations, aux vibrations de la
nature.

Toutes ces réminiscences coulées dans le prénom, dans le présent de l'écriture, vient effectivement
évoquer cette montée de sève jusqu'à la description de l'acacia finale comme une renaissance.
C'était le printemps. Maintenant, la fenêtre de la chambre était ouverte sur la nuit tiède. L'une des
branches du grand acacia qui poussait dans le jardin touchait presque le mur. Il pouvait voir les
proches rameaux éclairés par la lampe avec leurs feuilles semblables à des plumes. Palpitant,
faiblement sur le fond des ténèbres, les folioles ovales teintées d'un vert cru par la lumière
électrique, remuant par moments comme des aigrettes, comme animez soudain d'un mouvement
propre, comme si l'arbre tout entier se réveillait s'ébrouer, se secouer. Après quoi tout s'apaiser. Et
elles reprenaient leur immobilité. Plutôt que de raconter ce roman, je crois que le mieux est de le
faire entendre moi même, je ne peux résister au plaisir de lire ces phrases. Revenons donc à la
jeunesse de Claude Simon. Le 17 mai 1940, l'escadron auquel il appartient entre, épuisé, dans une
ville dont ils apprennent un peu plus tard qu'elle est déjà occupée par les Allemands. Un cri vient de
l'arrière de l'escadron, traverse cet escadron pour prévenir la tête qui s'est déjà engagé un cri. Privé
de sens comme un simple, comme une simple vibration de l'air, ou ces incompréhensibles
piaillements d'oiseaux marins répétés avec une persévérance des annonciateurs d'apocalypse et de
désastre. Faites passer en tête. Les Allemands sont dans le village.

Claude Simon en tête d'escadrons, échappe miraculeusement aux tirs des Allemands et fuit seul cette
fuite que j'aimerais partager avec vous, car à elle seule, elle condense les horreurs de l'histoire. La
terreur physique et l'épuisement. Et le réveil soudain de la terre. Le réveil aux sensations, aux images
et aux sons. Le narrateur fuit.

Cours aveuglément.

Le corps au service exclusif de ce qu'on exigeait de lui, c'est à dire se tenir à cheval, se terre à terre,
se coucher sous les bombes, remonter à cheval, galoper ou démonter, courir au point qui lui semble
avoir couru depuis des jours, n'avoir pour ainsi dire pas arrêter de galoper et de courir même en
dormant, parfois forcée à bout de souffle, les poumons en feu, à demi asphyxié, de se résigner à
simplement marcher, pouvant entendre les balles le chercher, attendant le choc qui lui labouré le
dos, continuant pourtant à marcher ou à cheval simplement trotter la jument exténué, elle aussi
asphyxié, butant, trébuchant. Jusqu'à ce qu'ils sentent de nouveau en lui la possibilité de se remettre
à courir ou, à coups d'éperons, de forcer la jument à galoper. Habitué maintenant à entendre le
brillant et rauque chuintement de l'air allant et venant à travers sa gorge ou celle de la jument vidée
de toute espèce d'émotion, c'est à dire pas plus que la peur n'éprouve ni révolte, ni indignation, ni
désespoir. Parfaitement calme, s'en remettant pour réfléchir et décider à cette froide partie de lui
même, capable de ruses et d'attentions non pas utilement occupées du pourquoi, mais du comment
continuer à vivre. Mais éprouvée, accablé par une chute que le narrateur Claude Simon fait par la
suite, il cesse alors de courir. C'est ce passage absolument merveilleux. Je pense que j'aimerais
partager avec vous.
Ce n'est qu'au bout d'un moment qu'il entend le coucou. C'est à dire que l'effroyable tapage de sa
respiration s'apaise en. A présent, ils marchent d'un pas soutenu, mais sans hâte. De sorte que
progressivement, son cœur et ses poumons retrouvent leur fonctionnement normal à l'abri.
Maintenant, la conscience du monde extérieur lui revient peu à peu autrement qu'à travers
l'élémentaire alternative du couvert et du découvert. Il peut alors percevoir les menus bourrue qui
composent le silence de la haute futaie immobile. Le léger chuintement de l'air dans les cimes des
arbres, le frémissement d'un feuillage sont pas feutrés sur le sol spongieux. L'élastique tapis d'humus
accumulé et lui parvenant à intervalles réguliers le cri redoublé de l'oiseau, répercutaient entre les
troncs verticaux, comme si, après avoir retenti, il continuait à exister par son absence même, comme
pour souligner le silence, le rendre plus sensible encore. Lancée avec une régularité d'horloge non
pour le troubler, mais pour le ponctuer, délivrer une accumulation de temps et permettre à une
autre quantité de venir s'entasser, s'épaissir jusqu'au moment où elle sera libérée à son tour par le
cri. Au point qu'il cesse de marcher, se tient là, immobile, sous sa puissante carapace de drap et de
cuir, alourdi par l'eau. Mais il ne laissant pas de fait avec quelqu'un un bloc compact de saleté et de
fatigue d'une matière, pour ainsi dire indifférenciés, terreuse, comme si son cerveau, lui même
embrumé par le manque de sommeil, était empli d'une sorte de boue. Son visage, séparé du monde
extérieur de la l'air par une pellicule brûlante comme un masque, collait à la peau, prêtant l'oreille,
attendant que le cri du coucou lui parvienne de nouveau, puis, ecoutant refluer sous silence,
maintenant peuplé d'une vaste rumeur, non pas celle de la guerre. Un moment très loin, comme
arrivant dans notre monde, anachronique, pour ainsi dire à la fois dérisoire, scandaleuse et sauvage,
retentit une série d'explosions. Pas un bruit à proprement parler. Ou alors quelque chose qui saurait
au bruit. Ce que la couleur étaux, c'est que le gris est à la couleur, pas quelque chose d'humain, c'est
à dire susceptible d'être contrôlé par l'homme cosmique, plutôt l'air plusieurs fois ébranlé
brutalement. Compresser, décompresser dans quelques gigantesques furieuses convulsions. Puis
plus rien. Non pas le bruissement des rameaux mollement balancé ou le faible chuintement de la
brise dans la voûte des feuillages, mais plus secrète. Plus vaste, l'entourant de tout côtés, continu,
indifférente l'invisible et triomphales poussée de la sève, perceptible et lent, déplacement dans la
lumière des bourgeons, des corolles, des fleurs, des feuilles de pliure compliquées s'ouvrant sur des
froissant s'épanouissant, palpitant, fragiles, invincibles et Vertendre, merci

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