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Miguel de Unamuno

Contes
Traduction de Raymond Lantier, revue par Albert Bensoussan

Soixante-deux contes, et autant de vies minuscules : histoires


singulières et universelles, petites misères et grands combats.
Unamuno fait revivre le monde qui l’entoure, celui des
commerçants, fonctionnaires, habitués des cafés ou des casinos,
servantes au grand cœur et chasseurs fanfarons. Il puise dans le
folklore basque, dans les scènes de la vie quotidienne, dans les
questions de société. Écrits de 1888 à 1925, proches des Fictions
de Borges ou des nouvelles de Dino Buzzati, ces contes
témoignent d’un réalisme de l’absurde, tantôt gouailleur, tantôt
pessimiste. L’auteur nous entraîne dans une introspection aux
frontières du fantasme, en mettant à nu nos rêveries morbides,
nos peurs héritées de l’enfance, qu’il tempère par d’heureuses
plongées dans la réalité terrienne du Pays basque.
Intellectuel humaniste, passionné de débats, érigeant le paradoxe
au rang d’œuvre d’art, l’auteur du Sentiment tragique de la vie fut
à la fois un penseur mélancolique et un écrivain engagé. Entrons
dans l’univers mental de celui qui lança aux franquistes de
Salamanque, en 1936, quelques mois avant sa mort : « Vous
vaincrez, mais vous ne convaincrez pas. »
« Je n’apporte ni idées, ni connaissances,
mais des morceaux d’ âme. »
UNAMUNO, SOLILOQUES ET CONVERSATIONS (1911)
COLLECTION
FOLIO CLASSIQUE
Miguel de Unamuno
Contes

Traduction de Raymond Lantier,


revue par Albert Bensoussan

Édition d’Albert Bensoussan

Gallimard
Sommaire
Titre
Préface d’Albert Bensoussan
Note sur l’édition
CONTES
L’amour
Des yeux pour voir
Un véritable amour
Le miroir de la mort
Comment don Vicente épousa sa cuisinière
Un coup de foudre
Au fil des ans
La paternité
Grand-père et petit-fils
Don Rafael, un cœur simple
À la croisée des chemins
Histoire de V. Goti
Parrain Antonio
Les fils spirituels
La renommée
Visite au vieux poète
Don Martín ou de la gloire
Au pied d’un chêne
La pédagogie
Le diamant de Villasola
Le maître d’école de Carrasqueda
La bourse
Raison et passion
Charité bien ordonnée…
Le bandeau
La tache sur l’ongle
Juan Manso
Folklore
Solitaña
Les malheurs de Susín
Le sang d’Aitor
Les chasseurs d’oiseaux
La fête de San Miguel De Basauri sur l’arenal
de Bilbao
Au café
Le secret de la personnalité
Les ciseaux
La peur
Quand un idiot rencontre un autre idiot…
Les bienfaits du sommeil
Le bourdon
La folie du docteur Montarco
L’homme qui s’enterra
Bonifacio
Soledad
De la haine à la pitié
Un suicide
Le bourreau de soi-même
La tragédie d’un acteur
L’ombre sans corps
La revanche
Les Français et nous
Le grand-duc pasteur
Comment l’aigle fut changé en canard
Le chant des eaux éternelles
Un mystère d’iniquité
Mécanopolis
Une affaire d’honneur
Antolín S. Paparrigópulos
Don Eloíno R. De Albuquerque
Un savant
Bernardino et Etelvina
Un cas de longévité
Révolution à la bibliothèque de Ciudámuerta
Le maire d’Orbajosa
Les pérégrinations de Turismundo
La bienheureuse aventure de don Quichotte
Le chant adamique
Allons-y de notre petite histoire
Une tragédie
DOSSIER
Chronologie
Notice
Bibliographie
Notes
Copyright
Présentation
Achevé de numériser
PRÉFACE
Unamuno : le nom sonne comme un manifeste ou
un slogan. Et l’on perçoit et l’on entend « unanimité »
autour de ce patronyme de quatre syllabes agglutinées
comme en affectionne la langue basque, de lointaine
origine caucasienne. Cet homme, qui se voulait – ou
plutôt se rêvait – immortel, est-il devenu écrivain
universel et voix autorisée de l’Espagne ? Pour
beaucoup, il fait l’unanimité. Unamunisme ou
unanimisme, on ne se privera pas, aux temps de gloire
du personnage, de jouer sur ce mot, au point de lancer
1
ce cri de ralliement : Unamunámonos !, qu’on
pourrait traduire par « Unissons-nous avec
Unamuno ». Et c’est en amitié qu’on l’aborde – en
tendresse même. Attentif à son timbre inimitable, au
2
ton si personnel qu’on trouve dans ses écrits .
Il est né à Bilbao, en Biscaye, mais c’est à
Salamanque, en Castille, qu’il bâtit sa légende. Écartelé
entre un pays natal qu’il sent frondeur et explosif – dans
3
la déflagration de la guerre carliste qui, en 1873, alors
qu’il avait dix ans, mit à mal sa confiance dans le
monde – et une province terrienne et rance (mais au
sens espagnol de rancia, desséchée), il régnera sur la
e
plus vieille université d’Espagne, fondée au XIII siècle.
C’est là qu’il sera glorieux ou vilipendé, tout comme son
enfance fut déchirée entre douleur d’être orphelin et
4
désir d’entreprendre . Contemplatif et renfermé, il fut
très tôt acquis à la misanthropie, au scepticisme, au
rejet, tout en puisant en son tréfonds une énergie qui
allait faire de lui un stupéfiant promoteur d’idées
nouvelles. Pouvait-il acquiescer à l’ordre révoltant des
choses ? « Non » fut toujours la réponse de cet homme
marginal qui restera, pour l’Espagne et pour l’Europe,
celui qui, contre vents et marées, sans jamais céder au
moindre dogmatisme, leva un front de refus, en entrant
plus qu’aucun autre dans la peau de Don Quichotte
pour clamer en permanence l’exigence de liberté. Et en
faisant de lui-même, de son ego singulier, la mesure de
toute chose.
Cet homme qui apparaît sur les photos, en sa
maturité, droit et robuste, les jambes bien plantées,
d’une stature moyenne – un mètre soixante-huit –, le
visage encadré d’une mince barbe lui accordant
noblesse et équilibre, rêva toujours de s’élever. Plaçant
l’esprit, le bel esprit, le bon esprit, au-dessus de toute
contingence, de tout lest matériel, c’est ainsi qu’il
s’établit en Castille où il choisit de vivre et de rayonner.
La Castille provinciale et reculée, au dénuement
biblique, lui apparaissait telle une main ouverte, une
paume dressée qui le haussait vers un ciel dont tous ont
toujours chanté la beauté – Velázquez en fit sa toile de
fond – et où il puisera sa soif d’infini :
Tu m’élèves, terre de Castille,
sur la rugueuse paume de ta main…
Ta ronde étendue est toute cime
5
et je me sens en toi dressé au ciel .
Unamuno fut poète avant d’être philosophe et
romancier. Cet homme qu’on disait coriace, amer,
distant, se voulait lyrique et aimait faire chanter les
mots. Professeur dans le civil et pédagogue en l’âme – ce
qu’il railla dans son roman Amour et pédagogie –, il se
voulait homme de parole et de discours.
Inlassablement, cet universitaire, qui fut recteur de
l’université de Salamanque, noircissait ses feuillets. Il le
fallait pour vivre, pas seulement parce qu’il avait charge
de famille et, au début du moins, difficulté à joindre les
deux bouts, mais aussi et surtout parce qu’écrire lui
était vital. Écrire pour s’évader, écrire pour s’enraciner,
lui qui très tôt, orphelin, s’est senti étranger au monde,
aux autres et aux choses. Écrire pour acquiescer
(rarement) ou s’opposer (presque toujours). Écrire pour
s’affirmer, pour laisser trace pérenne sur la poudre du
sablier. Écrire pour se sauver. Il fut assurément un
homme-plume, et son œuvre est immense. Qu’on en
juge par sa correspondance, estimée actuellement à
quarante mille lettres, et par le nombre de ses articles, de
l’ordre de quatre mille. Ses œuvres complètes enfin
éditées font dix volumes de quelque mille pages chacun.
Une écriture multiple et fiévreuse, toujours passionnée :
poésie, romans, théâtre, essais, chroniques, nouvelles…
Ou contes, cuentos, comme on aime à dire en Espagne,
où la fiction se mêle si étroitement à la réalité que toute
écriture se hausse vers le merveilleux et se fait légende.
On ne s’étonnera pas si Don Quichotte fut son livre de
chevet, son obsession, au point d’écrire, à sa façon, une
Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, où il
ramène la folie ou la déraison du Chevalier à la triste
figure, et son immense révolte, à son propre milieu et
son propre moi, en exaltant la primauté de l’esprit, du
« vertige passionnel, dominé par une passion
quelconque », ajoutant que « seuls les passionnés
mènent à bien des œuvres véritablement durables et
6
fécondes ». La geste du héros cervantin, il entend la
réincarner par sa propre action, qu’il mène par la plume
et par la parole. Revendiquant la nébulosité
intellectuelle – la folie ? – de l’Ingénieux Hidalgo, il la
rapporte à sa propre impossibilité à s’emparer du
monde et se saisir des choses – sinon par le verbe et les
mots. Ce plat pays de Castille où se déroulerait la vie
d’Unamuno avait le nez dans la poussière ; il privilégia
donc les nuages et la nuée, notamment en publiant son
roman Brouillard (Niebla), qui peut apparaître comme
la clé de son œuvre. Au pays de Calderón, la vie venait à
lui comme un songe :
Car toute vie est songe
7
Et les songes ne sont que songe .
C’est justement pour cela que, dans la dernière page
de sa Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, il
achève son « commentaire » – en fait, une fiction
parallèle à l’immense fresque cervantine – par cette
référence caldéronienne, s’adressant, in fine, à Dieu et à
Don Quichotte, son prophète :
Que Dulcinée du Toboso […] me conduise par la main à
l’immortalité du nom et de la renommée. Et si la vie est un songe,
8
laisse-moi sans fin la rêver .

Unamuno a écrit et publié une centaine de contes,


tous nés d’une observation et d’une réflexion. Il
succombera assez peu aux séductions de la description
et de la belle langue tournant à vide. Il préféra toujours
à la forme, néanmoins fort travaillée, un fond qui
traduisait le goût philosophique de celui qui, pour son
premier travail universitaire choisit cet incipit
9
révélateur : « Critique du problème ». Esprit critique,
appliquant en toute occasion le doute systématique, il
offrira, en chaque page, une vision problématique du
monde et donnera, sans doute le premier, une
expression littéraire à ce qu’on appellera ensuite
l’existentialisme. Se rappelant cet autre illustre Basque
que fut Ignace de Loyola, qui fonda la Compagnie de
Jésus, il fait sienne la phrase que le jésuite emprunta au
livre de Job (VII, 1) : « Vita militia est hominis super
terram », « La vie sur terre est pour l’homme un
combat. » Une idée qu’il exprime à travers un terme
qu’il affectionne : l’agonie, mais au sens étymologique
du mot – on n’oubliera pas qu’Unamuno occupait à
Salamanque la chaire de grec. Agonie (άγωνία) signifie
combat, et c’est ainsi qu’il faut comprendre le titre de
son célèbre essai L’Agonie du christianisme, qu’on ne
saurait interpréter comme fin ou décadence, mais
comme combat d’idées et disputation de croyances. Le
thème de la mort est étroitement lié à sa réflexion sur la
vie. La vie et la mort, l’avers et le revers de l’être, sont si
intimement liées qu’on ne s’étonnera pas de l’afflux de
fantômes et de revenants sous sa plume. Et de sa
plongée vers le fantastique ou l’énigmatique. En dernier
ressort, l’homme, cet être pétri de boue sur lequel Dieu a
soufflé en le dotant d’une âme – image biblique au
service de son envolée lyrique –, est l’unique objet de son
écriture. Et ces Contes, par leur variété, leur diversité
multicolore et leur nombre, embrassent la totalité de sa
vision du monde et des hommes. Toujours saisis en
leur fiévreuse « agonie », en ce mouvement perpétuel
qui, à l’instar de la pulsation pulmonaire (inspiration,
expiration) ou cardiaque (systole, diastole), n’est jamais
qu’un équilibre instable entre l’être et le néant.
« L’histoire entière de l’humanité, écrit Unamuno, n’est
rien d’autre qu’un combat d’adaptation long et triste
10
entre Humanité et Nature », et il jouera de ces deux
registres, opposant la cité et la campagne, l’homme
dressé ou triomphant et le grabataire ou l’homme
vaincu par la dure loi de la vie. C’est pourquoi ces
« historiettes » constituent la meilleure porte d’entrée
dans une œuvre multiforme qui fait de son auteur un
polygraphe, et de ses lecteurs et commentateurs des
11
unamunologues .
L’homme révolté

Miguel de Unamuno, né en 1864, a connu la guerre


en 1874 et, trois ans durant, le siège de Bilbao par les
armées carlistes affrontées à la monarchie légitime, puis
la dictature du général Primo de Rivera qui l’atteignit
dans sa chair, et enfin la guerre civile déclenchée par le
coup d’État militaire du général Franco le 18 juillet
1936, ce conflit fratricide sur lequel, le 31 décembre, il
préféra fermer les yeux et mourir. Obsédé par le mythe
de Caïn, il multipliera dans son œuvre des personnes
douces et bonnes, comme ce Juan Manso, ou cette âme
innocente du roman Abel Sánchez – le roman de l’envie
qui oppose les deux meilleurs amis du monde et aboutit
forcément au meurtre de l’apparent bon par le présumé
méchant. Le schéma caïnique est repris dans la pièce de
12
théâtre la plus célèbre de l’auteur, El otro , qui
rapporte le meurtre de Cosme sur son jumeau Damián –
Côme et Damien sont les saints jumeaux du
martyrologe chrétien –, pour finir par se suicider, tandis
que son épouse Damiana va accoucher de jumeaux
promis sans doute au même destin ; mais l’intérêt de la
pièce est surtout de montrer que l’un vaut l’autre et que
l’on ne sait pas au juste qui est Caïn et qui est Abel :
l’homme serait-il condamné, par quelque malédiction
génétique, à tuer son double ? À se tuer lui-même ?
Unamuno, pessimiste et meurtri par le spectacle
lamentable que lui offrait son pays, a alors ce cri du
13
cœur : « L’Espagne me fait mal », phrase qu’il
prononça lors du déclenchement de la première
dictature, en 1923, celle du général Primo de Rivera, qui
allait le faire déporter. S’identifiant totalement à ce
grand corps malade ibérique, écrivant toujours avec une
conviction extrême, une compulsion maladive, une
force de plume qu’on trouve peu chez ses
contemporains, Unamuno est assurément l’un des
e
écrivains majeurs du XX siècle espagnol. Il appartient
tout naturellement à ce que Martínez Ruiz, dit Azorín,
son congénère, a appelé la Génération de 98, année où
l’Espagne, à la suite d’un conflit désastreux l’opposant
aux États-Unis, perdit les derniers lambeaux – Cuba et
les Philippines – du plus vaste empire colonial de
l’histoire. Alors, après le désastre, il fallait bien rebondir,
rapiécer le manteau déchiré du pays et reconstruire l’être
espagnol. Et, pour cela, s’inscrire ou se dresser contre la
fallacieuse tradition impériale – qui, d’ailleurs,
renaîtrait avec le franquisme pour ne s’éteindre, avec la
disparition du Caudillo, qu’en 1975. « Un esprit de
protestation, de rébellion, inspire la jeunesse de
14
1898 », constate Azorín (notons qu’Unamuno, né en
1864, a, alors, trente-quatre ans et étonnons-nous du
parfait parallélisme de cette existence à la charnière des
e
deux siècles : trente-six ans avant le XX siècle et trente-
six ans après). De tous les noms composant cette
génération – Baroja, Maeztu, Valle-Inclán, Antonio
Machado ou Azorín – Unamuno est probablement le
seul à incarner aussi pleinement l’intellectuel inquiet
qui conteste, proteste et se révolte. Ce qu’il fera sa vie
durant. Par sa plume toujours mise au service de son
pays et des Espagnols, par son regard aigu en perpétuel
examen ou scrutation – la langue de Cervantès dispose,
pour cela, d’un terme aussi expressif qu’incisif :
escrutinio –, pourfendant la vulgarité et la médiocrité
des siens, par son engagement dans la chose publique –
il sera même député – et, inlassablement,
imperturbablement, par son combat pour la liberté – les
chaînes qu’on brise, tel Don Quichotte libérant les
galériens –, Unamuno apparaît bien comme le premier
et le parfait modèle de ce qu’on appellera, dans la
e
seconde moitié du XX siècle, un intellectuel engagé.

Un insoumis. Révolté peut-être avant tout contre la


vie et le destin qui lui font perdre son père alors qu’il n’a
que six ans et le contraignent à la férule étroitement
catholique d’une mère bigote. L’existence sera bien
difficile d’abord pour le jeune Miguel en mal d’études et
peinant sur les bancs de l’école – on aimerait le tenir,
initialement, pour un cancre, rétif au didactisme
désastreux des maîtres espagnols d’alors chez qui
l’enseignement est affaire de ressassement et de
mémorisation, sans éveil à la critique ou au dialogue –,
puis pour le jeune diplômé qui se heurtera aux rivalités
et aux jalousies de ses congénères, et vivra de bric et de
broc, avant d’obtenir, en 1891, une chaire de grec à
l’université de Salamanque. Une chaire qui lui sera
contestée et dont il sera destitué à l’avènement de la
dictature du général Primo de Rivera (1923-1931),
avant d’être exilé à Fuerteventura, une île pénitentiaire
des Canaries, d’où le sauveront une goélette et un
capitaine breton. La gloire, la vraie, viendra à son retour
de déportation, avec la proclamation de la Seconde
République, ce gouvernement libéral et social qui
correspond alors à son adhésion au parti socialiste
(PSOE) – dont il dénoncera et sanctionnera, ensuite, les
promesses trahies, en éternel insatisfait. Pour demeurer,
finalement, seul et militant, conscient et rageur,
authentique et amer. Mais qu’est-ce que la gloire pour
celui qui aura passé sa vie à démolir ce concept et toute
assise ou posture vaniteuse ? Tout en aspirant,
philosophe paradoxal, à l’immortalité.
Unamuno, qui se rattache donc à cette génération de
1898, est probablement le seul à manifester une telle
prise de conscience et une belle révolte – en partage,
certes, l’idéologie en plus, avec son compatriote basque
Pío Baroja, auteur d’un roman au titre significatif,
Aventuras, inventos y mixtificaciones de Silvestre
Paradox (1901), ainsi que, peut-être, avec le dramaturge
galicien et bohème, et donc rebelle, Ramón del Valle-
Inclán ; en accord aussi avec l’exaltation castillane et la
vision terrienne du poète Machado. Intellectuel
singulier et exceptionnel – ou du moins atypique. Et
tout d’abord par un apprentissage de la culture à nul
autre pareil : Miguel, enfant souffreteux et solitaire,
fuyant les jeux de son âge et la turbulence des rues,
passe enfance et jeunesse à lire sans relâche. Il assimile
tout des lettres espagnoles, de Cervantès à Calderón, de
Don Juan à Jean de la Croix. Puis il s’ouvre à la
philosophie européenne, de Schopenhauer (qu’il traduit
en espagnol) à Hegel, de Kierkegaard (dont il apprendra
la langue) à Bergson et à Marx, ainsi qu’aux grands
15
écrits de Sudermann , Carlyle (qu’il traduit aussi) ou
16
Leopardi , qui lui transmettent ce regard désabusé sur
toute chose et une mélancolie qu’on jugera maladive – à
tout le moins récurrente. Il sera un des tout premiers
intellectuels espagnols, l’un des très rares avec son ami
17
Ángel Ganivet , à avoir tenté de comprendre la réalité
espagnole à partir de ses lectures et des thèses politico-
philosophiques européennes. À cet égard, son essai
primordial L’Essence de l’Espagne (1902) dit tout de la
nécessaire hispanisation de la pensée moderne de
l’Europe. En l’accaparant, en la mettant en bouche, la
mâchant et la régurgitant hispaniquement, comme le fit
Du Bellay, mastiquant le latin pour nourrir la langue
française. S’il ne croit pas, avec Marx, à la fin de
l’Histoire, il voit dans la « lutte des classes » – dont il a
su souligner l’importance, en multipliant ses
collaborations à la revue de Bilbao La Lucha de
Clases – un moteur nécessaire et vital de l’Espagne en
transformation, tout en doutant qu’elle puisse donner
naissance à une société utopique sous les trois
impératifs liberté-égalité-fraternité, comme le croyaient
les révolutionnaires de 89, mais l’envisageant plutôt
comme un mouvement perpétuel et contrasté
alimentant la bonne marche de l’humanité. Pour lui
l’histoire est agonique, en lutte toujours renouvelée :
l’agonie est l’instrument de développement historique de
toute nation. Il invente de même le concept
d’« intrahistoire », celle du peuple silencieux et soumis,
18
ces « gens du commun » dont parle Pascal , le peuple
qui n’a pas voix au chapitre ou ne sait – ou ne peut – la
faire entendre. Toute l’œuvre d’Unamuno – et ses contes
à l’évidence – se nourrit de ces concepts d’agonie,
d’intrahistoire et de « vies minuscules » (au sens que
leur donnera Pierre Michon), car chacun de ces récits,
sous diverses modalités de style et de forme, va
permettre à la majorité silencieuse de donner de la voix,
et au philosophe éclairé ou sceptique de faire entendre la
sienne.
L’écrivain à contre-courant

Unamuno est perpétuellement à contre-courant.


Socialiste, il s’inscrit contre une révolution
prolétarienne conçue en laboratoire par des intellectuels
citadins n’ayant que peu de contact avec la réalité des
humbles, et prône pour cela un retour à la terre.
Moderniste, il revendique le respect des traditions, et ses
19
contes paysans l’illustrent à merveille.
Internationaliste, il défend le régionalisme et demeure
un Basque frondeur, ami des Catalans souverainistes,
tout en réaffirmant, face aux revendications
linguistiques des régions, la primauté de la langue
castillane. À l’homme Cervantès il préfère le personnage
de Don Quichotte, pour lui bien plus réel que son
créateur ; rejoignant Pirandello il exaltera la primauté
du personnage sur l’auteur : mieux, il lui conférera la
vie véritable. Ainsi, confiant – fictivement – la rédaction
du prologue de son roman Brouillard au protagoniste
Víctor Goti, il dotera ce dernier d’un statut si singulier
et d’une réalité si forte qu’il provoquera, à son insu (car
il ne le verra pas de son vivant), l’intronisation de ce
héros de papier dans la liste des auteurs de chair et d’os
inscrits au catalogue de la Bibliothèque nationale de
20
France, mystifiant avec succès ses conservateurs . En
toute hypothèse, Unamuno privilégie le
« quichottisme », la folie littéraire au nom du bon sens :
La folie, la véritable folie nous fait grandement défaut ;
gageons qu’elle nous guérisse de cette plaie du bon sens qui
21
étouffe en chacun de nous notre propre bon sens .

Et le délire qui fait confondre réalité et fiction, mais


aussi qui place la justice au-dessus du droit et prône la
défense des humiliés et offensés (bonne lecture de
Dostoïevski), fussent-ils hors-la-loi. Oui, Unamuno,
humilié et offensé par la vie, l’homme en retrait, parfois
l’intellectuel de cabinet, le rêveur impénitent,
l’intellectuel attaqué, l’écrivain controversé et
polémique, défendra en tout lieu la prééminence du rêve
– les Contes le montrent à l’envi – sur la réalité. Esprit
paradoxal à tout crin – le paradoxe étant pour lui la
forme achevée du syllogisme et le révélateur de toute
vérité –, celui qu’on accusait d’être jésuite et qui
répondait qu’il n’avait avec ce courant d’autre affinité
que d’être basque comme le fondateur de la Compagnie
de Jésus, Ignace de Loyola, fit de l’antagonisme, et de la
contradiction, l’instrument dialectique à la conquête ou
à l’accouchement de la vérité. Mettant ses pas dans ceux
de Montaigne – « Que sais-je ? » – il estimait que « La
vraie science enseigne, avant tout, à douter et à
22
ignorer ». C’est ce qui fait de cet esprit attachant et
surprenant un écrivain de la modernité, un intellectuel
des tranchées ou du retranchement, un rayonnant
marginal, un conteur inclassable ou, si l’on veut, un
artiste déconstruit – certains diraient post-moderne.
Maître du paradoxe, il est capable d’exprimer son
suprême désabusement par cette proposition des plus
déroutantes : « Il n’y a pas de plus grande consolation
que la désolation, comme il n’y a pas d’espérance plus
23
créatrice que celle des désespérés », une phrase qui
nous apparaît comme le meilleur sésame pour pénétrer
dans l’univers de ses contes.
On le voit, les trois axes de sa pensée sont l’intuition
que l’existence est corps – car c’est l’homme concret, fait
de chair et d’os, qui le préoccupe, et non ce que le
rationalisme en a fait ou en fera (qu’on songe à
l’homme de fer, ou l’homme de marbre de la société
communiste ; ou à « l’homme unidimensionnel »
dénoncé par Marcuse, censeur de l’aliénation et de la
mise au pas) ; de là la multiplication, dans ses contes,
des êtres quelconques, ordinaires, tous ceux qu’il peut
croiser dans son univers quotidien. En second lieu, le
sentiment que la vie est finitude – ce fameux
« sentiment tragique de la vie » qui donnera son titre à
son essai le plus percutant – et qu’il n’y a peut-être rien
après : « Il n’y a pas d’avenir, clame-t-il, il n’y a pas de
lendemain ! Qu’en est-il de nous aujourd’hui,
24
maintenant ? Voilà la seule question » ; et l’on notera
le poids du présent et de l’immanence dans tous ses
récits, une immédiateté qui les rend si proches, comme
si l’auteur nous les glissait dans le creux de l’oreille ou
ne dialoguait qu’avec nous, dans une sorte de
complicité qu’il cherchera toujours avec son lecteur. Et,
en dernier lieu, l’aspiration à une éternité qui se dérobe,
ce qui alimentera la pensée religieuse et la poésie (Le
Christ de Velázquez) de cet hétérodoxe à souhait et
néanmoins authentique chrétien. En toute hypothèse,
Unamuno s’inscrira dans l’irrationalité et le rêve – la
fiction de la vie. Dans une brillante approche,
l’hispaniste Carlos Serrano exaltera avec justesse chez
Unamuno « le fondement d’une morale de la tragédie,
dans laquelle l’agonie ontologique se substitue
25
progressivement à la dialectique de l’histoire ». Face
au destin de l’Espagne et aux tragédies de l’époque
moderne, ce ne sera jamais Michelet qu’on entendra,
derrière la voix d’Unamuno, mais, peut-être,
Chateaubriand. Et d’un timbre si singulier, d’un ton si
personnel, qu’on peut se dire, un siècle après, que c’est
Unamuno et lui seul qu’on entend ici et perçoit.
Unamuno, tel qu’en lui-même enfin l’éternité
le change

Toute l’ambition de cet homme – égolâtre certes –,


toute sa volonté tient dans ce programme qu’il se fixait
et exprimait par ce plaisant néologisme : unamunizarse
26
(s’unamuniser ). Autrement dit, être toujours plus soi-
même, plus Unamuno, dans l’exaltation ou
l’exacerbation d’un moi qu’à l’instar de Montaigne il
revendique comme unique objet d’étude et de
27
réflexion .
Les apparitions vont très tôt envahir son imaginaire :
le jeune Unamuno se sent entouré d’ombres et de
fantômes – dont il peuplera plus tard ses contes :
La nuit, souvent, seul dans sa chambre, il sentait derrière lui
28
comme un être invisible le cerner en silence .

Ainsi voyons-nous se composer le monde


d’Unamuno : d’une part cette réalité terrienne, ce Pays
basque qui lui tient à cœur et qu’il parcourt, toujours
en solitaire, rêveur et fou, ou peut-être citadin malgré
lui, à jamais exilé du vert paradis ; d’autre part, cette
ombre en lui qui projette ses fantasmes, ses images
oniriques, ses rêves ou les cauchemars d’un enfant qui
a eu si peur quand Bilbao était assiégée. Romantique en
diable, Unamuno s’est bercé de ces lectures qui
incitaient à la rêverie quelque peu maladive. Ne gratifie-
t-on pas cette affection du nom de mélancolie – cette
« bile noire » selon l’étymologie grecque, qui
empoisonne le sang et affecte l’esprit ? A-t-il si tôt perçu
la présence de la mort, rôdant dans les rues, comme
cette fois où l’on ramassa des cadavres sous ses yeux ?
Alors oui, la mort fut présente à son esprit dès son plus
jeune âge, et avec elle, après tant de lectures de
pessimistes allemands, dont Schopenhauer, et de
romantiques français, dont Chateaubriand,
l’appréhension du néant, qui est la fin des temps, de ce
temps qui à tout jamais le mettra à la torture. « À quoi
29
bon vivre, vivre des choses qui passeront si vite ? »
s’interroge-t-il.
*
On dira, donc, pour finir et introduire à la lecture de
ces Contes qui ne ressemblent en rien au genre des
« nouvelles » auxquelles nous accoutumaient un
Maupassant, un Tourgueniev, un Dickens, voire un
Huysmans dont le Basque pourrait, néanmoins,
partager le pessimisme et les idées noires, que l’écriture
d’Unamuno, toute tournée vers l’intérieur et la
conscience immédiate, dans une sorte de psychologisme
vertigineux, nous entraîne ici aux frontières du
fantasme et de la folie, vers les rêveries morbides, les
obsessions et les peurs héritées de l’enfance, qu’elle sait
tempérer par d’heureuses plongées dans la campagne
nostalgique et le spectacle d’une humanité de pantins
ou d’ectoplasmes que l’auteur – qui est toujours Dieu le
Père – contemple avec une aimable ironie.
ALBERT BENSOUSSAN

1. C’est l’injonction d’Antonio Espina, écrivain et homme


politique progressiste, dans la revue España, le 3 novembre 1923,
sollicitant Unamuno pour qu’il prenne la tête des intellectuels
opposés au coup d’État du général Primo de Rivera instaurant la
dictature de 1923 à 1930. Et il ajoutait : « Don Miguel est la seule
lumière dans les ténèbres. » – Toutes les traductions des textes non
disponibles en français sont ici d’Albert Bensoussan.
2. Jorge Luis Borges dit justement que « lorsqu’on aime
Unamuno, on aime la voix d’Unamuno, c’est-à-dire sa façon de
parler dans les livres : si l’on aime Unamuno on le trouve dans tous
ses écrits » (Adolfo Bioy Casares, Borges, Destino Argentina, 1989,
p. 792).
3. Mouvement légitimiste, conservateur et anti-libéral qui, à
partir des années 1830, prône le rétablissement de la branche aînée
des Bourbons sur le trône d’Espagne.
4. « Exister, c’est œuvrer », affirme Unamuno (Le Chevalier à la
triste figure, Casimiro, 2016, p. 19).
5. « Castilla », Poesías, Obras completas, IV, Biblioteca Castro,
1999, p. 27.
6. Unamuno, Vida de Don Quijote y Sancho, Cátedra, 2015,
p. 150.
7. Calderón, La vida es sueño, acte II, scène XIX, v. 2186-2187.
8. Unamuno, ibid., p. 527.
9. Crítica del problema sobre el origen y prehistoria de la raza
vasca, mémoire soutenu le 20 juin 1884 à l’université de Madrid
(département de philosophie et lettres).
10. Le Chevalier à la triste figure, op. cit., p. 28.
11. En espagnol Unamunólogo. Ce néologisme a été utilisé, en
Espagne, pour saluer l’imposante biographie d’Unamuno par Jean-
Claude et Colette Rabaté, Miguel de Unamuno, Madrid, Taurus,
2009.
12. La pièce fut donnée par Margarita Xirgu, la grande
interprète du théâtre de Lorca, le 14 décembre 1932 au théâtre
Español de Madrid. L’année suivante, au théâtre romain de Mérida,
Margarita Xirgu interprétait la Médée de Sénèque, traduite par
Unamuno.
13. Novembre 1923, lettre d’Unamuno à un collègue argentin :
« Me duele España », dans Unamuno, Epistolario Americano (1890-
1936), édition de Laureano Robles, Salamanque, Ediciones
Universidad de Salamanca, 1996, lettre 294. Cette expression a été
reprise à maintes reprises et, lors d’une conférence donnée à l’Ateneo
de Madrid le 28 novembre 1932, Unamuno exprime sa désillusion en
s’écriant : « J’ai dit que l’Espagne me faisait mal, et aujourd’hui elle
continue à me faire mal. »
14. Article publié dans le quotidien ABC et repris dans son
ouvrage Clásicos y modernos (1913).
15. Il publie son œuvre théâtrale La honra (Die Ehre) dans le
supplément littéraire de El Nervión du 2 juillet au
15 novembre 1893.
16. Il traduira son poème Ginestra sous le titre La retama dans El
Nervión de Bilbao, le 23 juillet 1893.
17. Auteur d’un vaste ouvrage de réflexion, Idearium español
(1896), Ángel Ganivet, qui meurt en 1898, fait du stoïcisme espagnol
– en revendiquant Sénèque, né à Cordoue – la grandeur véritable de
l’Espagne, en parfaite convergence avec Unamuno.
o
18. Pensées, fragment n 127 (section VIII. Divertissement),
o
Folio classique, éd. Michel Le Guern, p. 134 (n 22 dans le
o
classement Brunschvicg, n 118 dans Lafuma).
19. Voir, entre autres, « Des yeux pour le voir », « Un véritable
amour », « Solitaña », « Le sang d’Aitor » et surtout « Les chasseurs
d’oiseaux ».
20. On y trouve deux occurrences de Víctor Goti comme
préfacier de l’édition de Niebla en espagnol en 1947 et en 1995. Mais
pas dans les éditions de Brouillard où les traducteurs ont, certes,
évité de nommer ce personnage fictif et son prologue.
21. Vida de Don Quijote y Sancho, op. cit., p. 264.
22. Le Sentiment tragique de la vie, Paris, Gallimard, coll. « Folio
essais », 1997, p. 109.
23. L’Agonie du christianisme, Paris, Éd. RN, 2016, p. 35.
24. Vida de Don Quijote y Sancho, op. cit., p. 141.
25. Carlos Serrano, « Les passeurs de siècle », Histoire de la
littérature espagnole, t. II, Paris, Fayard, 1994, p. 392.
26. « Mon progrès consiste à m’unamuniser » écrit-il, en
novembre 1896, à son ami, le critique littéraire Francisco Fernández
Villegas.
27. « Je suis moi-même la matière de mon livre » (Montaigne,
Les Essais, 1580, « Au lecteur »). – Sur ces questions biographiques,
on se reportera au roman Paix dans la guerre où Unamuno nous livre
son autoportrait : « Pachico grandit tout délicat et chétif, et il se fit
remarquer au collège par sa timidité et sa vivacité d’esprit ; il était de
ceux qui ont la larme à l’œil dans les moments d’émotion. […] Il
entra dans une période de mysticisme infantile et de voracité
intellectuelle, avec de forts désirs d’être saint » (p. 75-76).
28. Paz en la guerra, Alianza editorial, 1988, p. 76.
29. Ibid., p. 79.
Note sur l’édition
Les contes réunis dans ces pages, pour la presque
totalité écrits au cours des douze dernières années du
e e
XIX siècle et le premier quart du XX , révèlent un des
aspects multiples, encore méconnus, de l’œuvre et de
la pensée de Miguel de Unamuno. Les sujets les plus
divers sont abordés ; des nouvelles de caractère
romantique ou fantastique voisinent avec des fables,
des satires politiques ou sociales, des éléments
empruntés au folklore bilbainien, des scènes de la vie
domestique ou de société.
Dans ce dernier groupe de récits – dont certains
frisent la caricature – revit un petit monde encore très
proche de nous et cependant déjà si lointain,
boutiquiers, employés, fonctionnaires, retraités,
servantes au grand cœur, chasseurs gaillards et
fanfarons, habitués du café de La Unión ou du casino,
pour lesquels parler est agir.
Près de ces hommes et de ces femmes, quelques-
uns pitoyables, si nettement et si véridiquement
campés, tantôt avec une émotion et une pitié
discrètes, tantôt avec une ironie féroce, apparaissent,
en marge des vieux livres, la Bible, Don Quichotte,
Chamisso, les grands héros de ces récits que l’auteur
ressuscite pour un temps, les lançant dans de
nouvelles aventures.
Grand humaniste, don Miguel ne pouvait être
indifférent aux tendances qui se manifestaient dans
les littératures étrangères, « Mécanopolis », « Les
pérégrinations de Turismundo », dans le genre
fantastique, relèvent de l’Erewhon de Samuel Butler.
Dans toutes ces nouvelles seul compte le
déroulement de l’action intérieure ou extérieure et, de
leurs protagonistes, nous ne connaîtrons que leur
caractère, jamais leur aspect physique. Quant au
cadre où se déroule l’action, il est schématisé. Le
paysage tient peu de place, presque invariablement
réduit à de simples indications souvent répétées : une
campagne émaillée de fleurs sauvages ; une allée de
peupliers au bord d’une rivière ; les tours d’une cité ou
d’un château dans la splendeur d’un soleil à son
déclin ; Bilbao et ses environs dans le crachin
atlantique. Ce n’est qu’exceptionnellement que
l’auteur s’écarte de cette schématisation volontaire,
quand, dans la nouvelle « Des yeux pour voir », il
apporte quelques touches plus accentuées au paysage,
la tonnelle, le banc de noyer. La maison de
« Solitaña », sa boutique seront l’objet d’une
description très éloignée, par la précision du détail, de
l’habituelle sécheresse du cadre, mais ces deux contes
furent écrits en 1886 et 1889, alors que don Miguel
était revenu à Bilbao, et le logis de Solitaña ne devait
pas être très différent de la propre demeure de
l’auteur dans cette ville (« Mi bochito »).
On ne peut conclure cependant à l’insensibilité de
don Miguel aux charmes des paysages ; bien au
contraire, il y recherche une source d’apaisement et
de réconfort aux misères de la vie citadine. Dès son
premier conte, « Des yeux pour voir », il aborde le
thème du conflit entre la campagne régénératrice et la
ville « déshumanisée ». Il le reprend plus tard dans
« Un véritable amour », et on le retrouvera sous-jacent
dans d’autres contes.
Si le décor est le plus souvent campé en quelques
traits, c’est qu’il est posé uniquement pour localiser
l’action ; ce qui compte, l’objet essentiel à atteindre est
l’homme, et cet homme c’est le plus souvent Miguel de
Unamuno. Le jeune désabusé de son premier conte,
qui se moque de lui-même, de sa mélancolie, lui
ressemble comme un frère. Les écrits du docteur
Montarco pourraient être de la plume de don Miguel
se livrant à son autocritique (« La folie du docteur
Montarco »). L’écrivain n’est-il pas lui aussi le
« héros », au même titre que le « héros » de l’histoire
qu’il raconte (« Allons-y de notre petite histoire »).
La présence constante du narrateur assure à ces
contes une réelle unité, unité qui reparaît à travers
l’œuvre unamunienne, et ces récits apportent des
éclaircissements sur les détours de la pensée de leur
auteur, la genèse de certains de ses ouvrages, son
refus de se laisser enfermer dans un genre littéraire
déterminé.
Souvent la nouvelle, toute en dialogues – c’est en
parlant que se manifestent les caractères – est un
drame réel. Par le dépouillement du récit, le sens
dramatique du dialogue, un conte, tel « Le bandeau »,
pourrait être directement porté à la scène.
Si quelques-uns des thèmes de ces nouvelles furent
abandonnés définitivement, nombre d’entre elles
peuvent être considérées comme des tentatives, des
essais qui, développés, se transformeront en pièces de
théâtre (« Soledad » ; « L’homme qui s’enterra ») ou
en romans. « Solitaña » est un exemple
caractéristique du passage du conte au roman qui
sera publié, huit ans plus tard, sous le titre Paix dans
la guerre.
Un des thèmes les plus souvent traités par don
Miguel est celui de la personnalité, celui de l’homme
qui passe sa vie à lutter pour apparaître tel qu’il n’est
pas en réalité, et n’y parvient jamais (« Le bourreau de
soi-même »). Sur ce problème qui ne cessera de le
hanter jusqu’à son dernier jour se greffe celui de la
renommée (« Visite au vieux poète »). Dans
« L’homme qui s’enterra » apparaît le thème du
dédoublement de la personnalité, si difficile à saisir
en soi-même et chez les autres. L’homme est
impuissant à entrer en communication avec son
semblable (« Les ciseaux »). Comment établir une
distinction entre la réalité et la fiction, puisque
l’homme est un être de fiction, une ombre, un
fantôme ?
Cependant, pour grande que soit la place tenue
dans ces récits par le problème de la personnalité, un
thème plus important domine, celui de l’immortalité,
tantôt refusée (« Don Martin », « Visite au vieux
poète »), tantôt recherchée (« Le maître d’école de
Carrasqueda »). Ce désir de la durée au-delà de la
mort explique les positions de l’auteur devant ses
personnages, celle d’un créateur, pareil à un dieu, en
face de ses créatures. « Les fils spirituels » marque le
contact entre ce thème et celui de la paternité. Cette
aspiration à l’éternité implique la hantise de la mort
que traduit la terreur du néant. Pour échapper à cet
anéantissement, don Miguel fait appel aux souvenirs
d’enfance (« Le bourdon »). En rapport avec ce thème,
« Le diamant de Villasola » envisage le conflit entre la
science, la raison et la foi. Dans « Antolín
Paparrigópulos », « Mécanopolis », « Turismundo »,
se précise une attitude hostile au scientisme. La
critique d’Unamuno s’applique aussi au réalisme
littéraire (« La folie du docteur Montarco »), comme à
certaines vertus, la mansuétude (« Juan Manso ») ou
la charité (« Charité bien ordonnée… »).
Si la plupart de ces contes sont, comme l’avoue don
Miguel, tirés du plus profond de son être, il a aussi
utilisé « ce qu’il a vu ou entendu et qui frappa son
imagination ». « La révolution à la bibliothèque de
Ciudámuerta » est le fruit d’une conversation avec un
libraire qui aurait désiré que tous les livres fussent
publiés dans un même format.
Bien qu’inséparables de l’œuvre unamunienne, les
contes laissent saisir certains aspects de la pensée de
l’auteur qu’on ne peut trouver que dans ces pages.

La traduction des contes est faite d’après l’édition


des Cuentos, publiés dans la Biblioteca Vasca, t. IX,
1, 2 (Madrid, Minotauro, 1961), par les soins
d’Eleanor Krane Paucker, de l’université de Temple
(Pennsylvanie), qui les présente dans une préface à
laquelle cet Avertissement doit beaucoup.
RAYMOND LANTIER
(1965)
*
Les soixante-deux contes regroupés ici ont été
initialement publiés dans des journaux et revues, et
dans le recueil El espejo de la muerte (Le Miroir de la
mort). Vingt-cinq autres contes sont parus, en
espagnol, dans Cuentos sin fecha (Contes sans date) et
Nuevos cuentos (Nouveaux Contes), ce qui couvre
toute la production d’Unamuno (quatre-vingt-sept
contes).
La révision de ces Contes, parus pour la première
fois en français voici un demi-siècle, s’est fondée sur
la toute dernière édition des Cuentos, par J. Óscar
Carrascosa Tinoco, en 2011, ce qui a amené à certains
remaniements ainsi que, d’une façon générale, à une
réactualisation de la version française. Les intertitres
qui rythment ce recueil (« L’amour », « La paternité »,
« La renommée », « La pédagogie », « Raison et
passion », « Folklore », « Le secret de la
personnalité ») appartiennent à la version de
Raymond Lantier, et nous les faisons nôtres.
Les mots en italique suivis d’un astérisque sont en
français dans le texte original.
ALBERT BENSOUSSAN
(2020)
CONTES
L’amour
1
DES YEUX POUR VOIR
C’était un dimanche d’été, un dimanche après une
semaine laborieuse, un été couronnant un rude hiver.
Sur fond de verdure la campagne s’habillait de
fleurettes rouges, et le jour invitait à s’étendre en bras
de chemise à l’ombre de quelque chêne en fermant les
yeux et baisant le ciel. Les gamins riaient et
chuchotaient sous les arbres où riaient et
chuchotaient aussi les oiseaux. La foule se rendait à la
grand-messe. Lorsqu’on se rencontrait, on se saluait
les uns les autres, comme se saluent les honnêtes
gens. On allait à l’église pour remercier Dieu qui,
durant la semaine écoulée, avait accordé courage et
joie pour le travail, et lui demander la même grâce
pour les jours à venir. Aucun événement au village,
n’étaient les regrets unanimes de la mort, au bout de
quatre-vingt-douze longues années, du bon Mateo.
« Pauvre ange, Dieu l’a rappelé à lui. C’était un
malheureux ! » Mais qui ne sait que les malheureux
sont les plus assurés d’accéder à la félicité éternelle ?
Si l’allégresse était générale, si parce que c’était
dimanche le cœur des jeunes filles battait plus fort et
plus gaiement, si les oiseaux chantaient, si le ciel était
si bleu, la campagne si verdoyante, pourquoi le pauvre
Juan était-il triste ? Et pourtant lui qui avait été un
joyeux luron, un blagueur ardent et infatigable. On ne
lui connaissait aucune disgrâce, le bon Dieu l’avait
comblé de ses dons. N’avait-il pas des parents dont il
pouvait s’enorgueillir, des frères dont il était fier, une
fortune suffisante pour satisfaire ses désirs. Mais
depuis son retour de la capitale, où il avait poursuivi
ses études supérieures, Juan était taciturne, fuyait
tout commerce avec les hommes, voire avec les
animaux, recherchant la solitude et évitant toute
2
fréquentation .
Au village, on se répétait de bouche à oreille ses
propos étranges, pour ne pas dire indécents, amers et
sombres, empreints des tristes couleurs des ruelles de
la capitale bien plus que de la verdoyante campagne
qui l’entourait. Au moins vingt fois dans la même
journée, jour après jour, on l’entendait répéter : « La
vie vaut-elle la peine d’être vécue ? » Il ne parlait que
de douleur et de peine, perpétuels sujets de ses tristes
réflexions et de ses conversations remplies
d’amertume. L’étonnement de ses concitoyens
devenait chaque jour plus profond. Ces candides
campagnards ne pouvaient comprendre ce jeune
homme étalant des sentiments aussi hostiles à leurs
propres croyances et niant tout au-delà de l’au-delà,
qui leur assénait d’interminables discours sur la
vanité des choses de ce monde.
Son père s’inquiéta au début pour finir par perdre
sa bonne humeur, et sa mère, qui la perdit dès le
départ, n’avait que ses yeux pour pleurer. Car Juan, à
leurs pressantes questions, ne savait que répondre :
« C’est une manie ! Je n’ai rien…, si je suis triste, c’est
que je suis né comme ça…, les uns voient la vie en
rose, les autres en noir. » Ses parents consultèrent le
médecin, un respectable petit vieillard qui en savait
bien plus qu’il ne le croyait. « Bah ! leur répondit-il, ce
n’est rien, laissez-le tranquille, le remède viendra avec
le temps. Ce garçon s’obstine à ne regarder qu’à ses
pieds…, et par hasard ici…, ici où le ciel est si bleu !
Et surtout…, où trouverait-on des yeux comme il y en
a tant par ici ? Bah, bah, bah ! Attendez qu’il retrouve
ses yeux… Allons ! Allons, il lui faut des yeux, des
yeux… ! Il ne veut pas voir avec les siens ! »
Il était bien noir l’œil que notre Juan jeta sur le
médecin, ce bonhomme toujours narquois, vulgaire et
sans pitié, qui jamais ne rencontrait l’étudiant blasé
sans lui décocher quelque flèche ironique. Vraiment
insupportable et agaçant, ce médicastre de village qui
se moquait ainsi de la profonde tristesse d’une âme
malheureuse et incomprise. « Tristesse théorique,
mon petit Juan, tristesse théorique !…, des yeux !…
des yeux !… il te manque des yeux pour regarder le
ciel ! » Et Juan de poursuivre son chemin, ruminant –
en les exagérant encore – les tourments d’un esprit
qui se rongeait lui-même, les sarcasmes d’un monde
imbécile qui ne sait qu’attiser la souffrance et
assombrir nos rares bonheurs. Ce médecin était le
monde, sans aucun doute, l’incarnation du monde.
Pendant de très longues heures, Juan s’enfermait,
lisant et relisant encore. Que lisait-il ? Jamais ses
parents ne le surent : des livres en langues étranges,
3
aux titres emberlificotés, avec beaucoup de sch et de
pf et autres syllabes aussi harmonieuses, plus
quelques volumes de poésies. Sur l’un d’eux, une
vignette montrait un homme en pleurs auprès d’un
saule, et d’autres choses d’aussi mauvais goût.
À la fin de l’après-midi, à l’heure où le soleil
descend derrière la montagne et les vieillards sortent
avec leurs petits-enfants pour jouer devant les portes,
Juan traînait, comme un mendiant ses haillons, sa
tristesse à travers le village. « Adieu, don Juan ! »
disaient les uns, « Adieu, don Juan ! » reprenaient les
autres, tous avec le sourire aux lèvres et la
compassion au cœur. « Adieu ! » répondait sèchement
l’infortuné.
À la sortie du village, au bord de la route, se
dressait une cabane, précédée d’une treille abritant un
4
banc de noyer . C’était là que Magdalena servait des
rafraîchissements aux promeneurs et aux passants.
Après la mort de son père, sa mère était restée
seule et, ce qui est encore plus triste, malade et
paralysée, laissant sa fille sans soutien. Jeune encore
lorsqu’elle perdit son père, un peu plus âgée quand
déclina la santé de sa mère, elle se trouva n’avoir plus
pour toit que le ciel, l’herbe des champs pour plancher
et couche. C’est alors que les amis de son père lui
tendirent leurs mains calleuses et lui procurèrent cette
cantine, dont les maigres ressources aidaient les deux
femmes à vivre.
Mais qu’elle était gaie, la petite ! Ne disait-on pas
qu’elle était née sous cette treille un jour de ciel bleu
et de campagnes verdoyantes ? On prétendait même
qu’un vent léger agitait alors les ramilles au même
rythme que l’enfant ses petites mains. On ajoutait
aussi que sa première plainte avait été un rire et que
Dieu avait déposé dans son âme toutes les couleurs les
plus belles et toutes les senteurs les plus suaves.
Juan venait s’asseoir sur ce banc et, s’il réussissait à
étancher sa soif, il ne parvenait jamais à dissiper la
sécheresse de son âme. Pour lui qui était triste c’était
un véritable mystère que cette jeune fille joyeuse dans
son existence laborieuse, souriant toujours au sort qui
lui faisait grise mine.
— Bonsoir, don Juan. Que prendrez-vous ?
— La même chose qu’hier.
— Voilà que les jours raccourcissent et s’allongent
les nuits.
— Rien de plus naturel.
— Si vous saviez combien je regrette la fuite du
printemps !
— Il faut bien qu’il s’en aille ! Tout ce soleil
m’accable, ses rayons me brûlent, et je ne puis plus
rien faire.
— Si vous voyiez comme les moustiques dansent
dans ce rayon de lumière à travers la fenêtre ! On voit
même la poussière !
— Je préfère le ciel nuageux.
— Moi, je n’aime les nuages qu’au moment où ils se
dissipent, pour laisser passer un coin de ce ciel si
bleu, si bleu…
— Simple illusion d’optique !…
— Illusion… comment ? Que dites-vous là ?
Comment cela se fait-il ? Moi aussi, je voudrais savoir,
don Juan.
— Comment ? Je n’ai rien dit, ma petite.
— Mais… qu’avez-vous, don Juan ?
— Écoute ! Appelle-moi Juan ou Juanito, comme tu
voudras, mais pas don Juan, le don est absurde.
Une voix se fit entendre :
« Allons, mon petit Juan, allons…, voyons si tu
sauras te servir de tes yeux… Voyons, mon
bonhomme ! regarde comme les raisins sont beaux…
bah, bah, bah ! Le monde est si détestable ! »
C’était l’implacable médecin qui passait.
— Cet homme me tue.
— Pourquoi, don Juan ? Il est si bon… et si gai.
Moi j’aime les vieillards qui sont joyeux…
— Moi, pas ! Il est gai parce qu’il ne réfléchit pas.
— Mais ne disiez-vous pas hier qu’il était préférable
de ne pas réfléchir ?
— C’est possible, oui.
Etc., etc., etc. Juan vidait son verre, payait, s’en
allait en se disant en lui-même : « Pauvre petite ! Elle
doit beaucoup souffrir, bien qu’elle le dissimule ! » Et
la pauvre Magdalena restait tête basse, se demandant :
« Quand il est aussi triste, que peut-il bien avoir ? »
Le lendemain, Juan était de nouveau sous la treille.
Il y revint, puis devint un client assidu du banc de
noyer.
Un jour qu’il feuilletait des papiers, sortis de ses
poches, les lisait et les corrigeait, au moment de les
rassembler, avant de régler sa consommation et de
s’en aller, une feuille glissa et tomba.
Après son départ, Magdalena la découvrit sur le sol
et ramassa le papier oublié. C’était une femme, elle le
lut :
« La vie est un monstre qui se dévore lui-même.
Elle en souffre et en jouit à la fois. On oublie ses
plaisirs, mais non l’amertume de ses peines. Demain,
avec le jour plus serein, le ciel plus clair, l’air plus
doux, la lampe éteinte, la ronde de tes pensées
perdues reprendra dans de nouvelles combinaisons.
Tu t’écrieras alors : “Voilà, voilà !” Et tendant les bras,
tournant ton front accablé, tu t’écrieras : “Trop tard,
c’est déjà passé !” La terre tourne, chaque année la
ramène à son point de départ, perpétuellement autour
du soleil, sans jamais l’atteindre, et si par hasard elle y
parvenait, nous serions tous réduits en poussière.
Pourquoi en est-il ainsi du monde ? Liberté ! Liberté !
Ah ! insensés ! Qui vous délivrera de nous-mêmes ?
Ombre de l’ombre et rien d’autre, la lumière qui la
projette n’est que froide lumière et feu follet. Voir
chaque jour le soleil se lever pour disparaître et
disparaître pour renaître… Il me faut compter en
minutes pareilles à des heures mes heures écoulées
comme des minutes ; le temps ne pardonne pas. Je
suis né, j’ai vu le monde et il ne m’a pas plu, est-ce
donc si étrange ? Triste est l’âme qui chemine
solitaire ! Et où trouver l’âme sœur ? Manger pour
vivre et vivre pour manger, horrible cercle vicieux :
qui pourrait végéter ! Tel un parasite qui s’agrippe à
un arbre pour s’en nourrir, ces idées s’emparent des
derniers recoins de mon cerveau pour me tourmenter.
Rien n’est plus beau que le sommeil, fermer les yeux
et se perdre. Il y a plus de bouches que de pain, plus
de désirs que de bonheurs. Tu souffriras et, quand tu
auras cessé de souffrir, tu souffriras encore. Ce n’est
pas la connaissance qui me manque, mais la
consolation. Je suis mon pire ennemi, je ne sais que
rendre amères toutes mes joies, mes peines plus
aiguës. Où sont les cieux de mon village et les oiseaux
qui nichaient dans ma maison ? Oh ! toi qui dispenses
le sommeil, laisse-le tomber sur moi et ne me l’ôte
jamais, accorde-moi de dormir sans me réveiller… »
Magdalena ne lut pas plus avant. Sa jolie tête
inclinée, c’est en vain qu’elle tentait de sécher ses
larmes avec un coin de son tablier. À peine avait-elle
pu saisir le sens de ces lignes qu’elle en ressentait
toute l’amertume. Sa gorge se nouait et une boule
ardente battait dans sa poitrine pour éclater en une
vague de frissons dans tout son corps.
Sa gaieté avait disparu et, à travers ses larmes mal
séchées, elle vit, comme elle ne l’avait jamais
remarqué, se décomposer la lumière.
Au coucher du soleil, Juan arriva, comme de
coutume, pour reprendre sa place sur le banc de
noyer. Magdalena n’était pas là comme les autres
soirs.
— Magdalena !
— Monsieur… !
La jeune fille apparut, mais plus triste, plus
taciturne. D’une main incertaine, elle posa sur la table
le rafraîchissement accoutumé.
— Que se passe-t-il ? Tu as quelque chose
aujourd’hui ?
— Tenez, monsieur.
Et elle tendit à Juan le maudit papier, cause de sa
peine.
Cette âme céleste s’était laissé envahir par la
douleur, par l’esprit ténébreux du jeune homme ; elle
pencha la tête et, étouffant sous les hoquets, ses
larmes coulèrent sur ses joues roses. Juan prit le
papier, le reconnut, le froissa, regarda la jeune fille, à
la fois sombre et honteux, puis laissa retomber sa tête
fatiguée entre ses mains désœuvrées. C’est alors que,
dans ce malheureux esprit perdu dans les ténèbres, se
déchaînèrent les bourrasques de la tempête : vacillant,
s’effondrant, se redressant pour retomber encore et à
nouveau se redresser, il vit passer tour à tour le
couple d’oiseaux nichant dans sa maison, les chauves-
souris de la ruelle, le soleil de midi et l’obscurité de la
nuit. Sous l’empire d’une profonde angoisse, il
éprouva alors la seule véritable douleur qu’il ait
jamais ressentie et ses larmes ruisselèrent jusque dans
son verre.
À travers ses pleurs, il vit passer, comme une
flèche, un alerte petit vieillard. Se séchant les yeux
avec sa manche, Juan se leva, fronçant les sourcils
pour retrouver son calme, paya et partit sans toucher
son verre, en disant : « À demain ! »
Restée seule, Magdalena, elle aussi, sécha ses
pleurs et, comme elle avait la gorge sèche, vida d’un
trait le verre dans lequel avaient coulé les premières
larmes d’un pessimiste. Elle venait de retrouver la
lumière et la joie. Elle espéra et s’apaisa.
À l’entrée du village, Juan rencontra le médecin,
l’implacable médecin qui, cette fois, lui parut plus
aimable, plus sympathique et cordial.
— Bravo ! mon petit Juan, bravo ! Qu’as-tu donc,
mon bonhomme, pour avoir les yeux aussi brillants ?
Tu les as donc retrouvés !… Regarde, regarde le ciel.
Demain, il sera très clair…, demain, c’est dimanche…,
tu iras à la messe… et puis au banc de noyer !
Puis, s’approchant de son oreille, il ajouta :
— Sèche donc tes larmes, triple buse ! Où donc as-
tu bien pu apprendre à nuire à ton prochain ? Bien
sûr, le monde n’est pas fameux, et tu veux le rendre
encore pire !… Tu es sauvé maintenant… Cela se
guérit avec des larmes… Demain, tu regarderas le ciel
avec d’autres yeux, mais ce soir tu vas jeter au feu
toutes ces sottises que tu as accumulées ! Allons, va,
petit sot… donne-moi la main… et au lit !
La main tremblante et faible du jeune homme
pressa la main forte et assurée du vieillard.
— Vous dites : au lit !
— Pour se réveiller demain.
Le lendemain, Juan était de bonne heure à son
banc de noyer et le quitta plus tard. Au bout d’un
mois, ses parents avaient retrouvé paix et joie, et le
pessimiste était redevenu le plus joyeux, le plus
espiègle et le plus gai luron du village. On le saluait
plus gentiment, on le rencontrait partout et il avait la
faiblesse de croire qu’on voyait mieux le ciel sous la
treille et que les yeux de Magdalena avaient
transformé ce monde abhorré en un paradis, en
éliminant le monstre qui dévorait sa vie. Ce n’étaient
pas les yeux de la fille, je le sais, mais son âme dans
laquelle Dieu avait déposé sa sainte allégresse, les plus
chatoyantes couleurs et les senteurs les plus douces.
Ce qui devait suivre arriva tout naturellement,
c’était fatal.
Juan apprit à espérer et ainsi à unir l’avenir au
présent, le bonheur ici-bas d’un perpétuel lendemain à
la douceur de se laisser vivre et aimer.
Et plus tard, lorsqu’il connut la vraie douleur, il ne
la cacha plus, en se donnant le plaisir d’être plaint il
connut la joie d’être consolé. La véritable abnégation
n’est pas de savoir garder ses peines, mais de savoir
les faire partager.
5
UN VÉRITABLE AMOUR
Par une fin d’après-midi de printemps, je vis, dans
la campagne, un aveugle conduit par une jeune fille
qui dispensait autour d’elle une impression de
quiétude. Son front avait la pureté d’un ciel sans
nuages, et de ses yeux coulait, comme d’une claire
fontaine, un regard tranquille répandant sur tout son
visage un profond apaisement. Sa démarche altière
était aussi une caresse et l’air vibrait au rythme de son
souffle calme et profond. On eût dit qu’elle ramenait à
elle toute cette atmosphère champêtre et que celle-ci,
à son contact, s’imprégnait d’une vivifiante fraîcheur.
Elle s’avançait à la lisière des champs de blé
verdoyants, parsemés de coquelicots flamboyants, qui
s’inclinaient au souffle d’une brise légère, sous un
soleil annonciateur des prémices de la moisson. Sous
la lumière déclinante du crépuscule, un vent léger
agitait, à la cadence de sa marche, les jeunes pousses
des vieux peupliers.
Soudain la jeune fille s’arrêta. Devant elle s’étendait
une paisible vallée sur laquelle elle laissa errer un
regard si radieux que, se reflétant dans ses yeux, le
pauvre paysage en était transfiguré au point de se
fondre en s’humanisant dans la virginale pureté de
celle qui le contemplait.
Tout imprégnée de cette vision sereine, elle se
pencha vers l’aveugle et, dans un élan de filiale
affection, lui donna un baiser silencieux, imprégné de
toute l’âme du paysage.
— Que c’est beau ! Que c’est beau ! s’écria alors le
père en faisant passer dans une larme le bonheur de
ses yeux morts. Il se tourna alors pour baiser ceux de
sa fille, pleins d’une inconsciente compassion.
Ils reprirent leur chemin, elle calme et sereine, lui
tout à son rêve lumineux.
— Dieu vous bénisse ! dit en les croisant un passant
importun, sentant passer sur lui l’aumône spirituelle
de ce regard.
— Ma vie, mon éternité, ma lumière, ma gloire,
mon poème ! psalmodiait l’aveugle à l’oreille de sa
fille, tandis que la pulsation de la main qui le
conduisait lui faisait recueillir la vie de la nature.
Elle était sa vie, le calice où il finissait de boire
avidement le jus de la création ; elle était son éternité,
l’éternité sur laquelle tournaient lentement les heures
jusqu’à se briser dans l’oubli en turbulentes vagues de
doux souvenirs ; elle était la lumière illuminant ses
ténèbres de la flamme de son amour ; elle était la
gloire où elle se projetait à l’infini ; elle était, enfin,
son poème, le poème vivant de ses entrailles, pétri de
sa chair et de son esprit, de son sang et de sa moelle,
de ses facultés et de ses sens.
Dans sa jeunesse, Julián, l’aveugle, avait été un
rimailleur subtil et, comme tel, desséché, un cérébral,
produit de la ville où peu de gens vont au pas, où l’on
n’entend jamais le silence. Il avait, dans ses poèmes,
distillé les thèmes les plus quintessenciés dans
l’alambic de l’esprit, alchimiste de l’amour frère de la
mort. Il avait été un amoureux impuissant à aimer
vraiment, le chantre des roses opulentes à cent
feuilles, sans parfum et sans fruits, aux pétales
éclatants, nées aux bords des fumiers.
Malade de la ville, après avoir traduit en des
strophes obscures l’écume de l’amour cérébralisé, il
dut chercher refuge à la campagne pour renouveler à
sa source la vie du corps. Mais là, il crut par moments
devenir idiot, le filtre qui tamisait ses exquises
sensations s’encrassait et sa chair se faisait terre. Il ne
pouvait supporter le contact du villageois méfiant,
égoïste et grossier. Il avait renoncé à tenir tête à
Tajuña, le meunier, le héros populaire, un ivrogne
invétéré ; à Martinillo, dont les farces grotesques
déchaînaient le rire, toujours prompt à jaillir chez les
paysans ; à Panchote, cette brute de forgeron, qui
travaillait comme un bœuf, en se moquant
éperdument du reste, un égoïste qui ignorait
totalement son prochain. Affligé par cet entourage, il
courait par monts et par vaux, récitant ses propres
vers pour conjurer les maléfices de cette nature au
sein de laquelle, faute de contacts humains, il
s’asphyxiait. Seule sa cousine Eustaquia, la fille de ses
hôtes, trouvait grâce à ses yeux.
Cependant la campagne gagnait peu à peu,
s’emparant lentement de son esprit et, à mesure que le
sang coulait plus vif dans ses veines, que le cœur
retrouvait son rythme, elle balayait la subtilité de son
cerveau. Avec le retour à la santé dont il jouissait,
Julián avait honte de son passé et, devant cette nature,
impassible, il n’avait qu’un sourire de dédain pour les
artifices et les mensonges où il se complaisait.
Le jour de la fête arriva. Avec sa cousine Eustaquia,
il se rendit au pèlerinage de la montagne. De tous les
environs, on accourait à cette fête renommée. Au bord
du sentier, les mendiants psalmodiaient plaintivement
leurs pathétiques supplications : « Voyez, âmes
chrétiennes, l’affreuse obscurité dans laquelle je suis
plongé ! » Ou bien : « Rien n’est plus précieux, mes
frères, que le don d’une bonne santé ! »… Plus loin,
près d’un arbre, un gamin malingre exhibait un ventre
énorme, luisant et brûlé de soleil. Julián détournait les
yeux de tant de misère pour les reposer sur les
humbles églantiers du roncier festonnant l’autre côté
du chemin.
Arrivés sur l’esplanade de l’ermitage, Eustaquia,
après avoir posé sur ses cheveux un mouchoir blanc,
entra dans la chapelle pour y prier quelques instants.
L’air apportait les fraîches senteurs d’une campagne
gonflée de promesses et, à travers les frondaisons, des
colonnes de fumée montaient dans le ciel.
Comme chaque année, dans le creux enfumé d’un
châtaignier centenaire – lui aussi reverdissait –, la
collation chauffait doucement. Près d’une charrette de
vin se tenait Tajuña, le meunier, infatigable saigneur
d’outres, verre après verre, dont les jambes pouvaient
flancher, mais non la tête, et Julián confondait dans
une même admiration le héros et la foule. En voyant
avec quel recueillement Panchote se restaurait, il
comprenait que l’homme qui travaille n’a jamais été
un égoïste. Tout ce petit monde était la nature même,
et la nature est aussi la société.
Il se mêla avec sa cousine aux cercles de villageois
dansant de tout leur cœur, dépensant en sauts, en
pirouettes et en cris leur vitalité débordante, heureux
simplement de libérer leurs mouvements et de se
sentir maîtres de leurs corps. Avec eux sautillaient les
notes claires et stridentes du fifre où passait la saveur
aigrelette du petit vin vieux de ces montagnes, notes
couvertes des rires sonores faisant vibrer de joie les
feuillages des châtaigniers qui buvaient la lumière.
C’était une danse simple, liturgique, une action de
grâce à la vie pure et nue, un holocauste d’énergie
vitale.
Le cœur battant, percevant les premiers accents du
chant de la vie qui l’entourait, Julián, prenant la main
d’Eustaquia, l’entraîna dans un des cercles et, mêlé
aux villageois, dansa avec elle. C’était toute la
campagne qui dansait avec lui. « Bravo, bravo, pour le
monsieur ! » lui criait-on. « Saute, mon petit Julián,
saute ! » l’encourageait Martinillo au milieu des rires.
Les pieds d’Eustaquia battaient rythmiquement le sol,
son corps épanoui fouettant l’air avec fougue. Sur ses
joues éclataient les roses de la santé ; ses lèvres étaient
une source d’allégresse, ses yeux brillaient d’une vie
avide de se répandre.
La danse terminée, Julián prit la taille de sa
cousine, dont les yeux disaient la joie de vivre. Le sang
coulait plus vif dans ses veines, refluant du cœur au
cerveau. Ils vinrent s’asseoir sur l’épaisse couverture
pour partager avec les autres la collation, boire dans
le même verre, respirer le même air, se chauffer au
même soleil.
Julián comprit alors l’étreinte de la montagne et la
caresse de la brise qui faisait taire dans son cœur
l’écho de ses étranges rimes citadines. La nature
l’enivrait. Il participait de tout son être à la vie qui
l’entourait. La campagne venait de lui révéler l’amour,
l’amour fécond, culmination des forces vives.
Au retour, dans la lumière mourante du crépuscule,
la plupart des pèlerins rentraient au village en se
tenant par la main ou par la taille. De temps en temps
s’échappaient d’une jeune poitrine de puissants cris,
planant comme l’alouette sur la vallée pour mourir
doucement dans la gorge d’où ils avaient jailli comme
d’un nid. Julián éprouva un vivifiant frisson en
percevant le soupir par lequel Eustaquia répondit au
baiser appuyé et prolongé qu’il lui donna au détour du
chemin, et c’est alors que, guéri, le citadin eut
l’intuition que l’érotisme n’est que l’impuissance
d’aimer.
Quand un an plus tard il revint à la ville, il était
accompagné d’Eustaquia et d’une petite fille, fruit de
l’amour et du cœur, œuvre de la chair et de l’esprit, de
l’être entier et un ; inspiration des champs où
croissent les simples roses des buissons et les humbles
fleurs de l’églantier à cinq pétales ; poème engendré
dans la détresse du cerveau, poème d’amour fait de
chair vive, sa vie, son éternité, sa lumière, sa gloire,
son poème.
Et longtemps après, ayant perdu sa compagne,
oublié ses rimes, devenu aveugle, il lui restait le
secours de ces yeux qui apportaient la paix partout où
se posait le calme regard de l’innocence.
6
LE MIROIR DE LA MORT
SIMPLE HISTOIRE

Pauvre fille ! Chaque jour une langueur traîtresse


s’emparait un peu plus de tout son être. Tout lui était
indifférent : elle n’avait même plus le goût de vivre,
sinon presque par devoir.
Se lever lui était une souffrance, elle qui autrefois
sautait du lit pour voir apparaître le soleil. Les
besognes ménagères lui étaient de plus en plus à
charge.
Le printemps n’était plus le même pour elle. Les
arbres, libérés du gel hivernal, dressaient leurs jeunes
pousses de verdure, des petits oiseaux y nichaient.
Tout semblait renaître, sauf elle.
« Cela passera, se disait-elle, cela passera »,
cherchant à s’en persuader à force de le redire. Le
médecin affirmait que ce n’était là qu’une crise de
l’adolescence. De l’air, de la lumière, rien d’autre… et
aussi bien manger, le mieux possible.
L’air ? Il ne lui manquait pas, pur, ensoleillé,
fleurant bon le thym, vivifiant. De la maison s’étendait
aux quatre vents un vaste horizon de terres grasses et
fertiles, une bénédiction du Dieu des champs. Et cette
lumière si pure ! Quant à s’alimenter… « mais,
maman, si je n’ai pas faim… »
— Allons, ma petite, mange, grâce à Dieu, nous ne
manquons de rien, mange, ne cessait de lui répéter sa
mère, suppliante.
— Mais je n’ai pas faim, je te l’ai dit…
— Cela ne fait rien, mange donc comme tout le
monde.
La pauvre mère, encore plus angoissée que sa fille,
dans la crainte de perdre la suprême consolation d’un
veuvage prématuré, prétendait la gaver comme une
dinde jusqu’à la nausée. Mais tout fut inutile, la
pauvre fille ne mangeait pas plus qu’un oiseau. De
désespoir la pauvre mère se mit à jeûner en l’honneur
de la Vierge pour lui demander de rendre à son enfant
l’appétit et le goût de vivre.
Mais pour la pauvre Matilde, il était encore quelque
chose de plus cruel que la langueur, la pâleur, la
flétrissure du corps. Son fiancé, José Antonio, était de
jour en jour moins empressé auprès d’elle. Il cherchait
un prétexte pour rompre. Elle avait toujours
confiance en lui, mais il cherchait un moyen de
s’esquiver et de la quitter. Il avait d’abord insisté avec
force pour avancer la date du mariage, comme s’il
avait craint de perdre quelque chose. À la réponse que
lui donnèrent les deux femmes : « Non et non, pas
avant que je me remette, je ne puis me marier dans
cet état », il avait froncé les sourcils. Il tenta ensuite
de la persuader que le mariage pourrait améliorer son
état de santé, peut-être même lui apporter la guérison.
Mais elle lui répondait tristement : « Non, José
Antonio, non ; ce n’est pas le mal d’amour, c’est bien
autre chose : c’est le mal de vie. » José Antonio
l’écoutait, morose et contrarié.
Le jeune homme continuait cependant à venir à ses
rendez-vous, comme par politesse, distrait et comme
absorbé dans ses pensées. Il ne faisait aucun projet
pour un avenir qui paraissait ne plus exister pour lui.
C’était comme si leurs amours étaient déjà du passé.
En le fixant, comme dans un miroir, Matilde lui
demandait :
— Dis-moi, José Antonio, dis-moi, qu’as-tu ? Tu
n’es plus le même…
— Qu’est-ce qui te passe par la tête, petite ? Qu’y a-
t-il donc ?….
— Écoute-moi bien : si tu en as assez de moi et que
tu penses déjà à une autre, laisse-moi. Laisse-moi,
José Antonio, laisse-moi. Je saurai rester seule, je ne
veux pas que tu te sacrifies pour moi.
— Me sacrifier ! Qui a pu te dire une chose
pareille ? Assez de sottises, Matilde.
— Non, tu me caches quelque chose. Tu ne
m’aimes plus…
— Comment ça je ne t’aime plus ?
— Non, non, tu ne m’aimes plus comme avant,
comme au premier jour…
— C’est qu’au premier jour…
— On doit toujours rester aux premiers jours, José
Antonio. L’amour en est toujours à son
commencement et il faut, sans cesse, recommencer à
aimer…
— Bien, Matilde, inutile de pleurer, cela ne te rend
pas belle…
— Comment cela pas belle ? Alors je suis laide !
— Laide, non ! C’est façon de parler…
— Écoute. Regarde-moi ! Je ne veux pas, non, je ne
veux pas que tu viennes par devoir…
— Alors, tu me chasses ?
— Te chasser, moi, José Antonio, moi… !
— On dirait que tu es pressée de me voir partir…
La pauvrette fondit en larmes puis, enfermée dans
sa chambre sombre et sans air, elle ne cessait de se
regarder dans son miroir. « Mais non, ce n’est rien,
répétait-elle, et pourtant mes robes sont de plus en
plus grandes, de plus en plus larges. Je danse dans
mon corsage, je puis y passer les deux mains. Il me
faudra faire un nouveau pli à ma jupe. Qu’est-ce que
cela veut dire, mon Dieu ? » Et de pleurer, et de prier.
Mais ses vingt-trois ans et sa mère furent
victorieux, Matilde se reprit une fois encore à rêver à
la vie, à une existence nouvelle, radieuse, pleine de
soleil, d’amour et de campagne, à un long avenir dans
une maison avec des tas de choses à faire, aux enfants
et, qui sait, aux petits-enfants. À eux-mêmes,
vieillissant dans une fin de vie ensoleillée !
José Antonio finit par ne pas venir aux rendez-vous.
Un jour même, devant les incessantes récriminations
de sa fiancée – il ne l’aimait plus comme aux premiers
jours et commençait même à ne plus l’aimer –, les
yeux fixés sur les graviers du sol, il lui lança : « Tu en
feras tant que… » Une fois de plus elle fondit en
larmes et lui, avec sa brutalité d’homme, de
poursuivre : « Si tu dois tous les jours me donner un
tel spectacle, j’aime mieux te quitter. » José Antonio
ne comprenait rien à l’amour larmoyant.
Un jour, Matilde apprit que son fiancé courtisait
une autre fille, une de ses plus intimes amies. Elle le
lui dit et José Antonio ne revint plus.
La pauvre fille se plaignit à sa mère :
— Je me sens bien mal, maman. Je meurs… !
— Ne dis donc pas de bêtises, ma fille. À ton âge,
j’étais encore bien plus mal que toi. Il ne me restait
plus que la peau sur les os. Et vois, je suis toujours
vivante. Ce n’est rien, mais ce qui est certain c’est que
tu t’obstines à ne pas manger…
Mais une fois seule dans sa chambre, des larmes
silencieuses coulaient sur le visage de la pauvre mère,
abîmée dans ses pensées : « Brute ! triple buse !
Pourquoi n’a-t-il pas attendu un peu ?…. Un tout petit
peu ? Il la tue… avant son heure. »
Et les jours passaient, toujours les mêmes, chacun
emportant un peu de la vie de Matilde.
Le jour de la fête de Nuestra Señora de la
7
Fresneda approchait. Tout le village se rendait alors
à l’ermitage pour y prier la Vierge et implorer son
secours. Au retour du pèlerinage, ce n’étaient que
danses, jeux, chants et cris, les jeunes gens tenant les
jeunes filles par le bras, par la main, les serrant
joyeusement. Ce n’étaient que baisers volés,
embrassades, étreintes. Les vieux souriaient, se
rappelant l’heureux temps de leur jeunesse.
— Vois, ma fille, la fête de Notre-Dame approche,
prépare ta plus belle robe, tu iras lui demander de te
redonner de l’appétit.
— Mais, maman, ne serait-il pas préférable de lui
demander de me rendre la santé ?
— Non, ma fille, l’appétit. Avec lui tu retrouveras la
santé. Il ne faut pas trop demander, même à la Vierge.
Il faut aller doucement, aujourd’hui une miette,
demain une autre. Pour le moment, c’est l’appétit qui
importe et, avec lui, tu retrouveras la santé, et
ensuite…
— Ensuite quoi, quoi, maman ?
— Ensuite, un fiancé plus correct et plus empressé
que ce sauvage de José Antonio.
— Ne dis pas de mal de lui, mère !
— Comment ? C’est toi qui me dis cela ! N’y pense
plus, mon agnelle ! Et pour qui ? Pour cette pimbêche
de Rita ?
— Ne dis pas de mal de Rita, elle n’est pas
pimbêche. Elle est bien plus jolie que moi. Si José
Antonio ne m’aime plus, pourquoi continuerait-il à
me fréquenter ? Par pitié, mère, par pitié ! Je suis
malade, je le sais, bien malade, et Rita, elle, respire la
santé, on a plaisir à la regarder, elle est si fraîche, si
rouge…
— Tais-toi, ma fille, tais-toi ! Rouge, oui, comme
une tomate. En voilà assez, assez.
La mère fondit en larmes.
Le jour de la fête arriva. Matilde avait mis ses plus
beaux atours et, la pauvre, un peu de rouge aux joues.
Les deux femmes montèrent à l’ermitage. Matilde
s’appuyait au bras de sa mère, ou alors s’asseyait. Elle
regardait les champs comme pour un dernier adieu,
mais elle l’ignorait encore.
Autour d’elle, ce n’était que jeunesse et joie. Matilde
entra dans l’ermitage et là, dans un coin, à genoux sur
les dalles, les bras appuyés sur un banc et retenant ses
larmes, à travers ses soupirs, elle priait. Ses lèvres
murmuraient une prière, mais son esprit était ailleurs.
Elle distinguait à peine le visage de la Vierge
resplendissant à la lumière des cierges.
Dans la splendeur lumineuse de la campagne, les
deux femmes sortirent de la pénombre de l’ermitage
et prirent le chemin du retour. Les jeunes se lançaient
comme de jeunes poulains en liberté, donnant libre
cours à des désirs contenus depuis de longs mois.
Garçons et filles se poursuivaient, s’excitant
mutuellement de leurs cris. Tout n’était que caresses,
frôlements et câlineries sous la clarté du soleil.
Matilde les regardait tristement, et sa mère, la
veuve, avec encore plus de tristesse.
« Je ne pourrais plus courir ainsi s’ils me
poursuivaient, songeait la pauvre fille. Il me serait
impossible de les exciter et de les provoquer… Ainsi
va la vie. »
Elles croisèrent José Antonio qui passait près
d’elles avec Rita. Tous les quatre baissèrent les yeux.
Rita pâlit. Une dernière rougeur empourpra les joues
de Matilde décolorées par la brise.
La malheureuse jeune fille sentait déferler autour
d’elle comme la lourde vague d’un respect terrible,
tragique, inhumain, d’une atroce cruauté. Que
pouvait-il bien cacher ? La compassion ? L’aversion ?
La crainte ? Oh oui ! peut-être la crainte ! Elle faisait
peur, elle, la pauvre fille de vingt-trois ans ! Et à la
pensée de cette peur instinctive des autres qu’elle
devinait inconsciemment dans les yeux de ceux qui au
passage la regardaient, son cœur se glaçait sous
l’empire d’une frayeur encore plus terrible.
Dès qu’elle franchit le seuil de la terrasse devant sa
maison, poussant la porte, elle se laissa tomber sur un
banc, fondit en larmes et s’écria, la mort aux lèvres :
— Hélas ! ma mère ! ma mère ! Que suis-je donc !
Un laideron ! Que suis-je, sainte Vierge, que suis-je !
Pas même par politesse, ou par pitié, comme pour les
autres, comme pour les laides ! Que suis-je, sainte
Vierge, que suis-je ! Les jeunes gens n’ont pas voulu
s’amuser avec moi comme avant. Pas même par pitié,
comme pour les laides ! Ah ! mère, que suis-je donc !
— Brutes, triples buses, pires que des sauvages !
grondait la veuve. Les brutes ! Négliger ainsi ma fille,
ne pas courir après elle. Qu’est-ce que cela leur
coûtait ? Et puis toutes ces pimbêches… Les
sauvages !
Elle s’indignait comme devant un sacrilège, et c’en
était un : les jeux des garçons et des filles étaient un
rite sacré de la fête.
— Comment suis-je donc, maman, pour que, même
par pitié, les garçons ne veuillent plus jouer avec
moi ?
Elle passa la nuit à pleurer et le matin qui suivit
refusa de se regarder dans son miroir. La Vierge de la
Fresneda, en mère miséricordieuse, pour répondre
aux prières de Matilde, trois mois après la fête, la
rappela auprès d’elle pour jouer avec les anges.
COMMENT DON VICENTE ÉPOUSA
8
SA CUISINIÈRE
Grâce à Dieu, un point final allait être enfin mis à
cette vide existence de célibataire. Une vie nouvelle
ou, mieux, une vraie vie s’ouvrait. Car le pauvre
Vicente était incapable de supporter plus longtemps
sa solitude. Depuis la mort de sa mère, il vivait seul,
avec sa servante. Celle-ci le soignait bien. Elle était
propre, discrète, attentionnée et, sans être vraiment
jolie, était dotée de petits yeux pétillants qui
illuminaient son visage, mais… il ne s’agissait pas de
cela. Vicente ne pouvait continuer à vivre ainsi.
Quant à sa fiancée, Rosaura, c’était un
enchantement. Grande, vigoureuse, blonde, elle
marchait comme une déesse, la tête haute. Elle avait
une bouche qui donnait envie de vivre rien que de la
contempler. Toute sa beauté resplendissait de santé.
Et cependant, Vicente n’était pas sans relever, dans
son comportement à son égard, certaines nuances qui,
tout en contribuant à exciter ses désirs, n’étaient pas
sans calmer sa flamme : Rosaura était très réservée.
Jamais il n’avait pu obtenir certaines de ces privautés,
d’ailleurs bien innocentes, que se permettent les
fiancés. Jamais il n’avait réussi à lui ravir un baiser.
« Après le mariage, mais seulement après, tout ce
que tu voudras », lui répétait-elle. Et Vicente de se
redire à part lui : « Tout ce que tu voudras ! Ne serait-
ce pas là une marque de dédain ? Non, c’est comme si
l’on disait : pour ce que cela me coûtera ! » Vicente
soupçonnait que, seules, les caresses difficiles à
obtenir sont appréciables.
Rosaura l’aimait-elle, l’aimait-elle vraiment ? Elle
était tellement secrète ! Elle restait si jalousement sur
son quant-à-soi. Elle n’avait, semble-t-il, d’autre
préoccupation que se faire valoir, et se faire respecter.
Et là elle semblait obéir encore plus aux conseils de sa
mère, future belle-mère de Vicente, une matrone
insupportable, par ses prétentions aristocratiques. En
présence de la bonne dame, il n’était pas permis
d’aborder les deux tiers des sujets pouvant faire l’objet
d’une conversation, et, par exemple, il était interdit
d’appeler les maladies par leur nom. Il n’y avait aucun
doute, c’était bien cette mère classique qui
recommandait à Rosaura : « Fais-toi respecter, ma
fille. » Pour sa part, elle ne devait avoir connu que le
respect de son mari, le père de Rosaura, mort d’ennui.
Rosaura l’aimait-elle ? Mais… elle était si belle !
Quel éclat dans son regard, sur ses lèvres si rouges, si
fraîches qu’à les voir on respirait plus fort et plus
profondément.
À l’approche du mariage, Ignacia, la servante, avait
demandé à Vicente :
— Monsieur, après votre mariage, pourrai-je rester
à la maison ?
— Il ne manquerait plus que cela, Ignacia.
— Mais si Madame voulait amener une autre
domestique ?
— Non, elle n’en a pas l’intention.
— Qui sait… ?
Et la pauvre petite de se demander comment elle
pourrait s’entendre avec une maîtresse aussi hautaine.
Tout était prêt pour le jour du mariage quand, voilà
que la veille, Vicente tombe de cheval et se casse la
jambe. Et le médecin de décréter qu’avant un mois il
ne pourrait quitter le lit.
Grande irritation chez sa fiancée. « Alors que tout
était prêt et les frais engagés ! » s’exclamait la mère.
— La chose est bien simple, dit le parrain de
Vicente, la fiancée se rendra chez son fiancé et ils se
marieront chez lui…
— Comment, s’écria la bonne dame, lui étant au
lit !
— Naturellement, je ne vois aucune difficulté à
célébrer un mariage alors qu’un des futurs conjoints
est alité. Ils peuvent très bien se donner la main et
échanger leurs promesses et puisque la jeune fille doit
ensuite rester…
— Ma fille n’ira pas se marier chez son fiancé, et
encore moins chez un homme au lit avec une jambe
cassée…
Entre-temps la demoiselle se demandait si son
fiancé ne resterait pas définitivement boiteux.
Le pauvre Vicente souffrit encore plus de la
conduite de la jeune fille que de sa jambe cassée.
Rosaura se rendait à son chevet comme par devoir. Il
espérait que le mariage se ferait aussitôt, ou qu’au
moins elle consentirait à lui servir d’infirmière.
— D’infirmière, s’écria madame mère, mais cet
homme est fou ! Que penserait-on de ma fille si elle
allait soigner un célibataire, même son fiancé officiel,
et dans de telles conditions, avec une jambe cassée ?
Quel manque de délicatesse !… Ah ça non, il est des
choses qu’on ne peut accepter.
Le pauvre Vicente n’eut plus alors de recours et de
consolation qu’en Ignacia. La servante redoublait de
sollicitude et de gentillesse. Elle le soignait avec une
9
tranquille charité, telle une prêtresse . Vicente
s’efforçait de ne pas se plaindre et, vraiment, lorsque
la fille refaisait ses bandages ou déplaçait la jambe
brisée, ce n’étaient pas des mains de femme, mais les
douces ailes d’un ange qui le frôlaient.
— Que c’est long, Ignacia !
— Soyez patient, Monsieur. Le médecin ne vous
promet-il pas que vous ne boiterez pas ?
Mademoiselle Rosaura l’espère bien, elle vous
attend…
— Elle m’attend… elle m’attend…
— Je l’ai rencontrée hier, et elle s’est informée de
vous avec beaucoup de sollicitude…
— Elle s’est informée… informée…
La guérison fut plus rapide que prévu. Très tôt
Vicente put se lever et, appuyé sur une canne solide,
faire quelques pas dans sa maison. Il prévint ces
dames qu’il était prêt à se rendre à l’église pour s’y
marier. Sa future belle-mère lui répondit que rien ne
pressait et qu’il était préférable d’attendre son complet
rétablissement.
Enfin on fixa une nouvelle date pour le mariage, les
médecins assurant que Vicente pourrait alors marcher
sans le secours de sa canne et qu’aucune trace ne
subsisterait de son accident. Cependant le pauvre
fiancé était triste. C’était un homme de parole, mais le
mariage lui apparaissait comme un sacrifice.
Trois jours avant la cérémonie, Ignacia l’aborda,
rouge et confuse comme il ne l’avait jamais vue :
— Monsieur, je regrette d’avoir à vous dire…
— Quoi ?
— Que je vous quitte – et elle se mit à pleurer.
— Comment ? Tu me quittes ?
— Oui, puisque Monsieur va se marier…
— Mais n’étions-nous pas convenus que tu resterais
à notre service ?
— Oui, entre vous et moi ; mais pas avec elle, pas
avec Mademoiselle…
— Comment ? Elle t’aurait dit quelque chose ?
— Non, elle ne m’a rien dit. Mais je comprends
bien que nous ne pourrions pas rester longtemps
ensemble…
— Et pourquoi ?
— Parce que j’ai soigné Monsieur, pendant sa
maladie, moi et pas elle.
— Mais qu’est-ce que tout cela peut faire ?
— Cela a son importance. Je sais ce que je dis. Elle,
une jeune fille, et une jeune fille qui doit vous épouser
et qui vous aime, ne pouvait… ne devait pas vous
soigner, tandis que moi…
— C’est vrai ! tu es la domestique.
— Mais oui.
Plongé dans ses pensées, Vicente courba le front
pour le relever presque aussitôt et, regardant sa
servante les yeux dans les yeux, il lui dit lentement :
— Tu as raison, Ignacia, je comprends tes raisons,
ou mieux encore tes sentiments ; je partage aussi tes
craintes. Ma fiancée, ma future épouse, et toi ne
pourriez vivre sous le même toit. Et puis, madame sa
mère, la femme aux si nobles sentiments, finirait par
te chasser. Tu as raison : celle qui se fait si bien
respecter ne pouvait, ne devait pas, venir à mon
chevet. C’était ton rôle à toi, la servante, et tu l’as tenu
avec un dévouement que je ne saurais trouver chez
elle… une fois devenue ma femme. Vous ne pouvez
vivre l’une près de l’autre et, comme je ne veux pas me
séparer de mon infirmière, je renonce à Rosaura et je
me marie… avec toi… Tu le veux bien ?
La pauvre petite fondit en larmes.
Et Vicente se maria avec son infirmière, avec celle
qui n’avait jamais cherché à se faire respecter. Elle n’y
avait même jamais songé, tant était profond le grand
et silencieux amour qu’elle portait à son maître, cet
amour tout simple qui avait fait des mains d’une
laveuse de vaisselle d’angéliques ailes pour soigner la
jambe brisée de Vicente.
10
La mère de Rosaura, l’ex-future belle-mère de
Vicente, se perdit en discours et dit à sa fille en
manière de consolation :
— Une bonne chose de faite, ma fille. J’ai toujours
soupçonné la vulgarité des sentiments et des goûts de
cet individu…
11
UN COUP DE FOUDRE
Qu’est-ce donc que l’Amour dont tant d’hommes
parlent toujours et qui demeure presque le seul thème
des chants du poète ? C’est bien là ce que se
demandait Anastasio. Il n’avait en effet jamais encore
éprouvé de sentiment semblable à celui que les
amants appellent Amour. Serait-ce une pure fiction,
ou un mensonge conventionnel par lequel les esprits
faibles tentent de masquer le vide de l’existence et son
inévitable ennui ? Pourquoi en était-il ainsi ? C’est
que, pour Anastasio, il n’était rien de plus vain, de
plus ennuyeux, de plus absurde, de plus vide de sens
que la vie.
Le pauvre homme traînait une existence
lamentable, sans ressort ni perspective, et il se serait
cent fois suicidé s’il n’avait abrité quelque obscur
espoir, à l’épreuve d’un perpétuel désenchantement,
de finir un jour par être touché par l’Amour. Aussi
était-il toujours à sa recherche, à voyager, espérant,
au moment où il y penserait le moins, le rencontrer à
la croisée des chemins.
Il ne courait pas après la fortune, disposant de
ressources modestes, mais plus que suffisantes. Il
n’était avide ni de gloire, ni d’honneurs, pas plus que
d’autorité ou de puissance. Aucun des mobiles qui
poussent les hommes à l’action ne lui semblait digne
d’attention. La science, l’art, la politique étaient
impuissants à apporter le moindre apaisement à ce
mortel dégoût de toutes choses. Il lisait l’Ecclésiaste,
tout en espérant cette ultime confrontation avec
l’Amour.
Il avait dévoré toutes les œuvres de tous les grands
poètes érotiques, celles des psychologues analysant les
rapports amoureux entre les sexes, tous les romans
d’amour et jusqu’à ces misérables ouvrages destinés à
ceux qui ne sont pas encore des hommes ou qui, d’une
certaine manière, ont cessé de l’être. Il s’abaissa même
jusqu’à aller voir dans la littérature pornographique.
Bien entendu, là moins qu’ailleurs encore, il ne trouva
aucune trace de l’Amour.
Ce n’était cependant pas qu’Anastasio ne fût un
homme complet, avec tout ce qu’il faut ; il était fait de
chair et d’os comme les autres, mais n’avait jamais
ressenti les atteintes de l’amour. Il ignorait que
l’amour n’est que cette excitation passagère des sens
qui abolit l’image qui le fait naître. Voir dans l’amour
le terrible dieu vengeur, le consolateur de l’existence,
le maître des âmes, lui semblait un sacrilège au même
titre que la déification des plaisirs de la table. Un
poème traitant de la digestion serait un blasphème.
Non, il n’était pas d’Amour en ce monde pour le
pauvre Anastasio. Il avait lu et relu la légende de
Tristan et Yseult, médité sur l’effroyable roman de
l’écrivain portugais Camilo Castello Branco : A mulher
12
fatal . « Pareille aventure pourrait-elle m’arriver,
m’entraînerait-elle après elle cette femme fatale alors
que je m’y attendrais le moins ? » Il y croyait et
voyageait à la poursuite de ce destin.
« Un jour viendra, se disait-il, où je perdrai
jusqu’au sombre espoir de le rencontrer et, quand la
vieillesse se fera sentir, sans que j’aie pu profiter de
ma jeunesse et de mon âge mûr, je me dirai : je n’ai
pas vécu et ne peux plus vivre ! Que ferai-je ? Est-ce là
le sort affreux qui m’attend ? Tous se seraient-ils
ligués pour mentir ? » Alors il sombra dans le
pessimisme.
Aucune femme ne lui avait jamais inspiré d’amour
et il croyait impossible d’avoir inspiré pareil
sentiment. Cette impuissance à aimer lui apparaissait
encore plus effrayante que de ne pouvoir être aimé, si
toutefois l’amour était bien ce que chantent les poètes.
Mais était-il aussi assuré, lui, Anastasio, de n’avoir
jamais provoqué quelque passion cachée dans le cœur
d’une femme ? Une belle statue n’est-elle pas
susceptible d’appeler l’amour ? Et lui était réellement
beau, comme une statue. De ses yeux sombres,
brillant d’un feu mystérieux, jaillissait un regard
empreint d’un profond dégoût angoissé ; sa bouche
s’entrouvrait comme à l’appel d’une soif tragique.
Tout dans son être présageait un terrible destin.
Désespéré, toujours en fuite, il voyageait, voyageait,
laissant errer un vague regard sur les merveilles de la
nature ou de l’art, et se demandant : « Pourquoi tout
cela ? »
Par un bel après-midi d’un paisible automne, où les
feuilles, déjà jaunies, tombaient emportées par une
brise légère qui les couchait sur l’herbe des champs, à
l’heure où le soleil déclinait dans une féerie de nuées,
qui se frangeaient et se déliaient en multiples
draperies, Anastasio, à la fenêtre du wagon, regardait
défiler les collines. Il descendit à la gare d’Aliseda, où
une halte était prévue pour permettre aux voyageurs
de se restaurer, et pénétra dans la salle du buffet,
encombrée de bagages.
Il prit place distraitement à une table, attendant le
dîner. Levant alors les yeux, les laissant errer
machinalement sur les dîneurs, son regard croisa
celui d’une femme portant un quartier de pomme à sa
bouche fraîche et humide. Leurs yeux se
rencontrèrent. Ils pâlirent et, en le remarquant,
pâlirent encore davantage. Leur poitrine se souleva.
Anastasio était comme écrasé sous le poids de son
corps, parcouru d’un frisson glacé.
Comme prise d’un vertige, elle appuya son visage
dans sa main droite. Alors, ne voyant plus qu’elle, le
reste de la salle disparaissant dans une sorte de
brouillard, tremblant, Anastasio se leva, s’approcha et,
d’une voix sans timbre, étouffée, hésitante, lui
chuchota presque à l’oreille :
— Qu’y a-t-il ? Vous vous sentez mal ?
— Oh ! ce n’est rien… rien… Merci !
— Voyons…, poursuivit Anastasio, et d’une main
mal assurée il lui prit le poignet pour lui tâter le
pouls.
Ce fut comme une vague de feu qui les embrasait.
Ils en prirent conscience et leurs joues
s’empourprèrent.
— Vous avez la fièvre…, balbutia Anastasio d’une
voix à peine perceptible.
— La fièvre… c’est la tienne ! répondit la femme
dans un cri semblant jaillir de l’autre monde, d’au-
delà de la mort.
Anastasio dut s’asseoir, écrasé sous le poids de son
cœur battant à tout rompre.
— Il n’est pas prudent de poursuivre votre voyage
dans cet état, remarqua-t-il machinalement.
— Oui, je resterai, répondit-elle.
— Nous resterons, ajouta-t-il.
— Oui, nous resterons ici… Et je te raconterai, je te
raconterai tout ! poursuivit-elle.
Ils rassemblèrent leurs bagages, prirent une voiture
et se firent conduire à Aliseda, distant de cinq
kilomètres de la gare. Dans la voiture, assis en face
l’un de l’autre, genoux contre genoux, les yeux dans
les yeux, la femme saisit les mains d’Anastasio et lui
conta son histoire : la même que la sienne. Elle aussi
voyageait en quête de l’Amour, elle aussi soupçonnait
qu’il n’était qu’une gigantesque duperie sans autre
objet que de masquer le dégoût de l’existence.
Ils se confessaient l’un à l’autre et leurs confidences
leur apportaient l’apaisement. Au trouble tragique du
début succéda, dans leur âme, un calme profond,
pareil à un sentiment de délivrance. Ils imaginaient se
connaître depuis toujours, depuis avant de naître, et
cependant ils perdaient tout souvenir de leur passé,
vivant dans un éternel présent, hors du temps.
— Oh ! que ne t’ai-je connue plus tôt, Eleuteria !
s’écriait-il.
— Et pourquoi, Anastasio ? répondait-elle. N’est-il
pas préférable de ne s’être jamais rencontrés ?
— Et le temps perdu ?
— Tu appelles temps perdu celui que nous avons
employé à nous chercher, à nous désirer, à soupirer
l’un après l’autre ?
— J’avais désespéré de te rencontrer…
— Non, car si tu avais désespéré, tu te serais ôté la
vie.
— C’est vrai.
— Et j’aurais fait de même.
— Mais aujourd’hui, Eleuteria, dorénavant…
— Ne parle pas de l’avenir, Anastasio, le présent ne
nous suffit-il pas ?
Ils se turent, mais sous cet apaisement se
dissimulait l’étrange rumeur d’une eau ruisselant dans
un abîme sans fond et, dans la tragique vérité qui les
cernait, la joie et le plaisir étaient absents.
— Ne pensons pas à l’avenir, reprit-elle, pas plus
qu’au passé. Oublions-les. Nous nous sommes
rencontrés, nous avons trouvé l’Amour, et cela suffit.
Maintenant, Anastasio, que me dis-tu des poètes ?
— Qu’ils mentent, Eleuteria, qu’ils mentent ; mais
fort différemment de ce que je croyais avant. Ils
mentent, oui ; l’amour n’est pas celui qu’ils chantent…
— Tu as raison, Anastasio, je sais maintenant que
l’Amour ne se chante pas.
Un nouveau silence s’établit, un long silence,
pendant lequel, les mains enlacées, ils se regardèrent
dans les yeux, comme pour y chercher, jusqu’au
tréfonds d’eux-mêmes, le secret de leur destinée. Puis
un tremblement les saisit.
— Tu trembles, Anastasio ?
— Et toi aussi, Eleuteria ?
— Oui, nous tremblons tous les deux.
— Et pourquoi ?
— De bonheur !
— C’est une chose terrible que le bonheur ! Je ne
sais si je pourrai y résister.
— Tant mieux ! cela prouve qu’il est plus fort que
nous.
Ils s’enfermèrent dans la chambre sordide de la
misérable auberge. Le lendemain et le jour suivant,
comme ils n’avaient pas donné signe de vie,
l’aubergiste inquiet, n’obtenant pas de réponse à ses
appels, força leur porte. Il les trouva unis sur le lit,
nus, froids et blancs comme la neige. Le médecin
constata qu’il ne s’agissait pas d’un suicide, comme
cela semblait. Ils devaient avoir succombé à un
accident cardiaque.
— Comment, tous les deux ? s’étonna l’aubergiste.
— Tous les deux ! répondit le médecin.
— Alors ce serait contagieux !… et de porter sa
main au côté gauche de sa poitrine, là où il supposait
que battait son cœur d’aubergiste. Il essaya de cacher
l’accident, pour ne pas discréditer sa maison, et
décida à tout hasard de faire désinfecter la chambre.
On ne put identifier les corps. On les porta au
cimetière dans leur nudité et leur étreinte, comme on
les avait trouvés. On les déposa dans la même fosse
que l’on combla. L’herbe a poussé et sur elle la pluie
est tombée. C’est ainsi que le ciel qui les entraîna dans
la mort fut le seul à pleurer sur leur tombe.
L’aubergiste d’Aliseda, songeant à cet incroyable
fait divers – la réalité dépasse l’imagination, pensait-
il –, arriva à cette profonde conclusion de caractère
médico-légal : « Ces lunes de miel ! On ne devrait pas
autoriser les cardiaques à se marier entre eux. »
13
AU FIL DES ANS
Eheu fugaces, Postume,
Postume, labuntur anni…
14
(Horace, Odes, II, 14 )

Un des lieux communs de la philosophie et de la


poésie lyrique, inlassablement repris, traite de la fuite
du temps, de la chute des ans dans l’éternité du passé.
À un certain âge, chaque homme découvre la
vieillesse, de même que nous constatons tous – oh !
prodige de l’observation ! – qu’en entrant dans une
certaine partie de l’année les jours commencent à
croître et qu’avec l’avènement de la saison opposée,
six mois après, ils se mettent à décroître. Cette
marche du temps, inexorable, les altérations, les
changements qu’elle impose à toute chose sont pour
tous les hommes sujets à méditation quotidienne,
mais le plus souvent ils ne s’intéressent qu’au dernier
jour de l’année qui s’achève et au premier de l’an
nouveau ou, mieux, à la matérialisation de sa course,
et le temps vient comme il part, sans qu’on s’en
aperçoive. Mais assez de lapalissades.
Sommes-nous les mêmes qu’il y a deux, huit ou
vingt ans ?
Et maintenant voyons notre conte.
Juan et Juana se marièrent après de longues
fiançailles, qui leur avaient permis de se connaître,
mieux encore : de se fondre l’un dans l’autre. Se
connaître n’est pas facile, et deux fiancés qui n’ont pas
réussi à se découvrir en huit jours ne seront pas plus
heureux au bout de huit ans. Le temps ne fera que
jeter un voile – le voile opaque de l’affection –
masquant leurs mutuelles imperfections, à moins qu’à
leurs yeux éblouis elles ne deviennent des vertus.
Juan et Juana s’épousèrent après de longues
fiançailles. Leur mariage n’en fut que la continuation.
La passion qui, pendant leur lune de miel, les avait
brûlés comme une cire ne laissa plus dans ses cendres
que ce qui demeure le plus précieux : la tendresse, cet
accord parfait de deux êtres qui s’aiment.
Les époux ne réussissent que tardivement à s’unir,
15
selon la parole du Christ (Marc, X, 8 ), dans une
même chair. Mais à ce stade d’une union conjugale
complète, un déséquilibre s’établit entre l’apaisement
du désir de l’homme et la passion toujours ardente de
la femme. Cependant, lorsque celle-ci souffre dans sa
chair, cette douleur sera ressentie par celui-là comme
une atteinte portée à son propre corps. Ainsi
s’accomplit l’union idéale de deux êtres unis en une
même chair, une même vie. Il n’est pas alors jusqu’à
l’amour – le pur amour – qui ne soit appelé à
disparaître. L’amour porté à l’épouse se transforme
pour lui-même en amour-propre, sans qu’il soit
nécessaire de faire appel au commandement qui nous
ordonne d’aimer notre prochain comme nous-mêmes,
ce qui suppose que, sans commandement, chacun de
nous s’aime pour et en lui-même.
Le long noviciat que furent leurs fiançailles leur
avait permis de connaître cette tendresse du parfait
accord, traversé cependant de passagères flambées de
passion.
Et les jours fuyaient.
Ils fuyaient, et Juan de se faire du souci et de
s’impatienter devant l’absence de tout indice d’un
heureux événement. Serait-il moins viril que les autres
hommes ? Pareille inquiétude n’était pas pour
surprendre : Juan était originaire d’une terre où un
sang oriental coule encore, où les hommes attachent
un sens trop charnel à la virilité. Sans oser se l’avouer,
déçus dans leurs espérances, ils éprouvaient
obscurément l’un pour l’autre un manque de
confiance.
Un jour enfin, seuls tous les deux, à l’écart des
oreilles indiscrètes, Juana glissa quelques mots à
l’oreille de Juan. Mais qui, en ces instants, se soucie
de garder un secret ? Et leur étreinte fut plus
pressante, plus chaleureuse qu’elle ne l’avait jamais
été. Un complet accord régnait dans le ménage et une
existence nouvelle s’annonçait.
Quelle surprise ! quel miracle ! Leur premier fils
était né. Juan ne pouvait croire que cet enfant, sorti
du sein de sa mère, puisse être un petit homme doué
de la vie et, souvent, en rentrant le soir à la maison, il
inclinait l’oreille sur la petite tête du bébé endormi
dans son berceau, pour l’écouter respirer. Un livre
ouvert, il s’attardait près de lui, regardant Juana lui
donner le sein.
Des années passèrent, ils eurent un autre enfant,
une fille. Mais, lecteur, quand il s’agit de nouveau-nés,
est-il indispensable de parler de filles ou de garçons ?
On l’appela Juanita, mais pour le père l’événement ne
présentait plus ce caractère miraculeux, alors que
pour Juana il avait été source de souffrances.
Des années passèrent, d’autres enfants naquirent :
Juan et Juana étaient chargés de famille. Juan ne se
souvenait que de la date de naissance de son premier
fils ; pour les autres, il avait oublié même le mois.
Juana, la mère, qui les comptait au rappel de ses
souffrances, se souvenait. On garde plus facilement la
mémoire de nos peines et de nos malheurs que de nos
joies et de nos réussites.
Au fil des ans, à la suite de ses nombreuses
maternités, Juana s’était transformée de fraîche et
svelte jeune fille en une femme mûre, peut-être un peu
trop alourdie. Sa silhouette s’était déformée. Elle avait
perdu l’éclat de la jeunesse et, si elle restait toujours
belle, elle n’était plus jolie. Sa beauté, plus chargée de
souvenirs que de promesses, touchait plus le cœur que
le regard.
Juana ne fut pas sans remarquer que le caractère
de Juan s’était lui aussi modifié, que moins fervente
était sa tendresse, de plus en plus rares ses flambées
de passion qui, aux premières années de leur union,
jaillissaient des cendres de leur tendresse. Ce n’était
plus qu’une profonde tendresse, peut-être même celle-
ci tendait-elle à devenir un témoignage de
reconnaissance. Les baisers de son mari lui
paraissaient bien plus s’adresser à la mère de ses
enfants qu’à sa femme, baisers de gratitude pour les
lui avoir donnés si beaux et si bons. Il n’est d’amour
véritable, profond, tel celui de Juana pour Juan, qui
puisse se satisfaire de reconnaissance et de
vénération. L’amour requiert d’être aimé pour lui-
même et non pour quelque autre motif, si noble soit-
il.
Juana avait des yeux et un miroir, mais aussi ses
enfants. Elle avait foi en son mari qu’elle estimait et,
plus encore, cette tendre affection qui lève tous les
obstacles.
Elle n’avait pas été sans remarquer que son Juan
était préoccupé, sombre et même nerveux. On aurait
dit qu’une nouvelle jeunesse lui fouettait le sang.
C’était, en ces premiers jours de l’automne de sa vie,
comme un été de la Saint-Martin faisant jaillir en lui
les fleurs que l’hiver allait flétrir.
Oui, Juan était sombre, il recherchait la solitude,
perdu dans ses pensées lorsque Juana lui adressait la
parole. Il était distrait, Juana l’observa, réfléchit plus
encore avec son amour qu’avec son esprit et finit par
découvrir ce que toute femme ne manque jamais de
trouver lorsqu’elle se fie plus à sa tendresse qu’à sa
raison : Juan était amoureux, elle en avait la certitude.
Juana redoubla d’affection et de tendresse. Elle
l’étreignait comme si elle avait cherché à le protéger
contre un ennemi invisible, une tentation, une
mauvaise pensée. Juan, qui n’était pas sans deviner les
motifs de ce regain de passion, se laissait aimer,
redoublant de tendresse, de gratitude et d’affection
jusqu’à ranimer la flamme mourante d’une passion
jamais totalement apaisée. Entre eux se glissait un
secret qu’ils partageaient.
Anxieuse de découvrir l’objet de ce nouvel amour,
Juana commença à épier discrètement son mari, mais
en vain. Quelle femme aurait-il donc pu aimer, sinon
elle, Juana !
Mais un jour, alors qu’il se croyait seul, elle le
surprit embrassant un portrait. Bouleversée, elle se
retira, bien décidée à découvrir l’original de cette
mystérieuse image. À dater de ce jour, elle se livra à
une enquête rusée, patiente et silencieuse, à la
recherche du mystérieux portrait, redoublant, malgré
l’angoisse qui l’étreignait, de tendresse et d’étreintes
protectrices.
Enfin ! enfin, un jour, cet homme si prudent, si
méfiant, si secret, laissa – peut-être à dessein – traîner
le portefeuille où il gardait le portrait. Tremblante,
avertie par les battements de son cœur, curieuse et
soupçonneuse, saisie de pitié, de crainte et de honte,
Juana s’empara du portefeuille. Le portrait était là.
Oui, c’était bien lui, elle le reconnaissait. Pendant que
Juan l’embrassait passionnément, elle n’avait pu en
distinguer que le revers, mais c’était bien ce même
côté qu’elle avait sous les yeux. Elle réfléchit un
moment, laissa le portefeuille pour se diriger vers la
porte, la ferma après avoir prêté l’oreille un court
instant. Elle reprit le portrait, le retourna et le
regarda.
Frappée d’étonnement, Juana pâlit pour rougir
aussitôt ; de grosses larmes coulaient de ses joues sur
le portrait qu’elle sécha sous ses baisers. Cette image
était la sienne, la sienne propre, seulement… Ah ! que
le temps passe vite ! C’était son portrait à l’âge de
vingt-trois ans, quelques mois avant leur mariage,
celui qu’elle avait donné à Juan lorsqu’ils étaient
fiancés.
Et avec cette image tout un passé de passion
ressuscitait : Juan n’avait pas un seul cheveu blanc, et
elle était belle et fraîche comme un bouton de rose.
Pouvait-elle être jalouse d’elle-même ? Elle, la
femme de quarante-cinq ans jalouse de la jeune fille
de vingt-trois ans ? Non, mais elle ne pouvait
s’empêcher d’éprouver de la pitié pour elle-même,
mêlée de tendresse et d’affection.
Elle prit le portrait et le cacha dans son sein.
Lorsque Juan s’aperçut de cette disparition, il eut
quelque soupçon et laissa percer quelque inquiétude.
Ce fut un soir d’hiver, les enfants couchés, tous les
deux au coin de la cheminée, lui lisant un livre, elle
s’occupant à quelque ouvrage. Brusquement, elle
s’adressa à son mari.
— Écoute, Juan, je voudrais te dire quelque chose.
— Parle, Juana. Je t’écoute.
Comme les amoureux, ils se plaisaient à se redire
leur nom l’un à l’autre.
— Toi, Juan, tu me caches quelque chose.
— Moi ? Non.
— Je te dis que si, Juan.
— Mais je te redis que non, Juana.
— Je t’ai surpris. Inutile de nier, Juan.
— S’il en est ainsi, je t’écoute.
Juana sortit le portrait et, le tendant à son mari :
— Allons, prends-le et embrasse-le, mais plus en
cachette, dit-elle, des larmes dans la voix.
Le visage de Juan s’empourpra. À peine revenu de
sa surprise, il saisit le portrait et le jeta dans le feu
puis, s’approchant de sa femme, la prit dans ses bras
et l’asseyant sur ses genoux qui tremblaient, lui donna
sur la bouche un long et profond baiser, un baiser où,
dans la plénitude de sa tendresse, refleurissaient les
ardeurs de leurs jeunes années. Au souvenir de leurs
16
neuf enfants, des vingt années de douce quiétude
que lui avait données la compagne de sa vie, Juan lui
répondit :
— Pas ce portrait qui est chose morte, et ce qui
n’est plus, au feu ! Pas lui, mais toi, toi, ma Juana, ma
vie, toi qui es auprès de moi vivante et qui m’as donné
la vie, toi !
Et Juana, toute tremblante sur les genoux de son
Juan, retrouvait ses vingt-trois ans, l’âge de son
portrait qui se consumait dans la cheminée, les
chauffant de sa flamme.
La paix d’une calme et profonde affection régnait
de nouveau à leur foyer.
La paternité
1
GRAND-PÈRE ET PETIT-FILS
La journée de travail terminée, tous les deux
rentraient au village, lorsque le père, rompant leur
habituel silence, s’adressa à son fils :
— Écoute, Pedro.
— Qu’y a-t-il, père ?
— Il y a déjà longtemps qu’une idée me trotte dans
la tête et je me demande si tu n’y as pas toi-même
pensé…
— Si vous ne me le dites pas…
— Ce que tu penses ?
— Non, plutôt ce que vous pensez.
— Eh bien ! je pense… écoute… Je pense que nous
ne sommes pas bien comme nous sommes…
— Comment cela ?
— Voyons… comme cela… seuls tous les deux… –
Et comme son fils ne répondait pas, il poursuivit : –
N’est-ce pas ton avis ?
— Puisque c’est vous qui le dites…
— Ne crois-tu pas qu’il nous manque quelque
chose ?
— Oui, père. Nous n’avons plus de mère.
— Donc tu le sais bien.
Ils restèrent un long moment silencieux, laissant
errer leurs regards sur la route couverte de poussière,
dont les lointains se confondaient dans un ciel
couleur de cendre, encore éclairé par les dernières
lueurs d’un soleil déjà disparu. Tout à coup, comme
cherchant à préciser sa pensée, le père laissa tomber
un nom : « Tomasa ». « Tomasa », reprit le fils, tel un
écho. Le silence retomba.
Pedro n’arrivait pas à comprendre pourquoi son
père avait fixé son choix sur Tomasa pour en faire sa
belle-fille, plutôt que sur les autres filles du village.
Elle était renfrognée et farouche, silencieuse et
renfermée comme si elle gardait un secret. Lorsqu’elle
dansait au bal, sur la place, c’était comme par devoir,
et plus d’une fois elle répondit d’un soufflet à des
galanteries trop osées qui dépassaient les bornes. Il
est vrai cependant que Tomasa possédait un je-ne-
sais-quoi pour lequel beaucoup d’hommes l’auraient
souhaitée pour épouse ; quelque chose
d’indéfinissable, des yeux noirs sous des sourcils
froncés, un corps hardi. C’était la gravité devenue
femme, une femme… malgré sa rudesse, fraîche et
avenante, une vraie femme !
Pedro se mit à retourner dans sa tête la suggestion
de son père, ne cessant de s’interroger : « Pourquoi la
veut-il pour belle-fille ! » Si bien qu’il finit par
demander à Tomasa l’autorisation de la courtiser, ce
qu’à sa grande surprise elle lui accorda. Ce furent
alors de longues entrevues, des entretiens languissants
et sans fin pendant lesquels elle mordillait quelque
brin d’herbe, des murmures, des roucoulements
propres à tous les autres fiancés du village. Les propos
de Tomasa, pleins d’un paisible bon sens, n’avaient
guère d’autre objet que leur future existence, ce qu’ils
feraient une fois mariés… « Ah, si j’étais un
homme ! » répétait-elle souvent. Il est vrai que Pedro
n’aurait jamais eu l’idée de se demander : « Si j’étais
une femme ! » La seule chose qui restait ancrée dans
son esprit était cette double rengaine : le « si j’étais un
homme ! » de la jeune fille, le « si j’étais jeune ! » de
son père.
Lorsque Pedro annonça à son père que Tomasa
serait sa belle-fille, le vieillard s’écria :
— Dieu soit loué !… je te l’avais bien dit… ce qui
nous manque à la maison… une femme… une vraie
femme, sérieuse, saine et travailleuse. Puis après un
silence : « Si je pouvais être jeune comme toi… ! »
— Oui, vous auriez préféré me la donner comme
belle-mère, plutôt que je vous la donne pour belle-fille,
n’est-ce pas ?
— Tu te trompes, mon fils… mais… qui sait ?…
Tomasa s’installa au foyer du vieillard que, dès le
premier jour, elle appela grand-père. Ainsi le pauvre
Pedro, un homme dans la force de l’âge, n’entendit
plus que le « si j’étais un homme ! » de sa femme et le
« si j’étais jeune comme toi ! » de son père.
— Elle ne pense qu’aux enfants, marmonnait le
grand-père.
C’était la vérité, Tomasa ne songeait qu’aux enfants
qu’elle aurait pu avoir, et cette femme, qui se voulait
un homme, n’aspirait qu’à être mère, nourrice et
faiseuse d’hommes. C’était une femme dure à la tâche,
infatigable, la parole économe.
Pedro était incapable de comprendre le
comportement de sa femme, mais le plus borné des
maris ne pouvait ignorer la sourde aversion qui se
manifestait entre la bru et le beau-père. Leur bonne
entente n’avait pas duré plus de quatre jours. Tomasa
ne cessait de reprocher au vieillard son inutilité de
jour en jour plus accentuée, et lui semblait indisposé
de la voir travailler aussi durement.
— Pour faire ce que vous faites et comme vous le
faites, grand-père, il y a plus à perdre qu’à gagner, lui
lançait-elle avec aigreur.
— Tu n’arrêtes pas un instant, ma fille, pas un
instant. Pense à ton état, en voulant tout faire par toi-
même tu compromets ta santé et, ce qui est pire, la vie
qui va naître, lui disait le vieux, non sans amertume.
Un après-midi, le père rencontra son fils près de
l’abreuvoir, où il menait le bétail au retour des
champs.
— Ah ! Pedro !… lui dit-il sans préambule.
— Qu’y a-t-il, père ?
— Il y a que le grand-père est bien vieux et que
ceux qui ne sont pas encore là le poussent… Mais tu
verras, tu verras, le monde tourne et Dieu veuille
qu’un jour ta femme ne dresse pas contre toi tes
propres enfants…
— Pourquoi me dites-vous cela, père ?
— Je me suis trompé… mon fils, je me suis
trompé… je me réjouissais de la voir sérieuse,
travailleuse… mais elle l’est vraiment trop. Tu le sais
aussi bien que moi. Elle a l’air de vouloir s’enfermer
dans son travail et elle pense vraiment trop à
l’enfant… trop… tu sais, comme je ne dors guère, je
passe la nuit à rouler des tas de choses dans ma tête…
— Mais, père, il n’y a pas de femme plus
travailleuse…
— Travailler… toujours travailler ! Pauvres de
nous, les vieux ! Te rappelles-tu quand elle dansait sur
la place, elle le faisait comme quelqu’un qui accomplit
une pénitence…
Enfin, naquit cet enfant tant désiré. Ce jour-là et
celui du baptême inspirèrent au pauvre aïeul de
sombres pressentiments. Il prit le bébé dans ses bras,
le regarda longuement, l’embrassa en pleurant.
« Puisses-tu ne jamais devenir vieux ! » souhaita-t-il
en lui-même.
En peu de jours la mère se rétablit et, tandis que
Pedro allait au travail, elle donnait le sein à son
enfant. Le vieux l’observait de son coin tout en
songeant : « Tu es en train de lui murmurer
doucement, bien doucement, presque sans parler : toi,
tu seras celui que j’aurais été si j’étais né homme… tu
iras à la ville… tu seras plus que nous tous… »
Et le vieux, achevant sa pensée, ajoutait à voix
haute : « Tu seras vraiment un homme ! »
Comprenant qu’il l’avait devinée, Tomasa le fixa de
ses yeux étranges et le regard qu’elle lui lança sous ses
sourcils froncés lui fit comprendre ce qu’elle ne
pouvait ou ne voulait lui dire.
Désormais rien n’était trop bon pour l’enfant : à lui
la crème de lait qu’on donnait auparavant au grand-
père, à lui la meilleure place au coin du feu : tout était
pour l’enfant.
— Laissez donc cela au petit, grand-père, vous en
avez profité bien avant lui…
— Il en profitera quand je serai mort…
— Quand vous serez mort, cela…
— Il vieillira lui aussi, s’il vit…
— Bien sûr qu’il vivra… vous aussi, vous avez été
petit…

Lorsque je fis la connaissance du grand-père, il


mendiait par monts et par vaux.
— Vous n’avez donc pas d’enfants, lui demandai-je.
— Si, monsieur, j’en ai, mais ils m’ont mis à la
porte, j’étais de trop…
— De trop ?
— Oui, monsieur… oui, j’ai un fils… lui aussi a un
fils… et il deviendra un vieux comme moi… La terre
ne cesse de tourner, monsieur… Moi aussi, je fus un
enfant… Je ne dois rien à personne… personne n’aura
à me reprocher le pain que je mange… je mourrai tout
seul dans un coin, tout seul comme un animal,
comme les créatures du bon Dieu, simplement… je
partirai quand il plaira à Dieu ! J’ai vu naître le fils de
mon fils… Dieu seul sait s’il aura la consolation de
l’avoir à son lit de mort !
Après avoir porté à ses lèvres la petite pièce que je
lui donnai en aumône et m’avoir salué d’un « Dieu
vous le rende, monsieur, et vous donne la santé pour
élever vos enfants », le vieillard, péniblement, se
perdit dans la poussière de la route, la tête auréolée de
la poudre d’or d’un soleil couchant.
Mais un jour qu’il n’en pouvait plus, laissant parler
son pauvre cœur, des larmes de chagrin et de dépit
dans les yeux, avec un regain d’amour, il heurta de sa
canne la porte de la maison qui l’avait vu naître.
— Qui est là ? demanda la voix sèche et dure de la
femme.
— Y a-t-il une petite place, ma fille, pour un pauvre
vieux qui va mourir ?
Dans le silence qui suivit, la main du grand-père
tremblait sur son bâton, mais il ne pleurait plus.
— Entrez, père, dit Pedro d’une voix sourde.
— Dieu te le rende, mon fils !
Le vieillard franchit le seuil, alla s’asseoir
lourdement près de la cheminée, sans un regard pour
les siens.
— Nous n’aurions pas dû vous accueillir,
commença Tomasa. Pourquoi êtes-vous parti, enfin ?
Et puis on raconte dans le village qu’on vous avait
chassé, qu’on vous maltraitait… Dites, vous a-t-on si
mal traité ?
— Ni bien, ni mal… j’étais comme un vieux chien
auquel, par pitié, on ne colle pas un coup de fusil… on
lui jette un rogaton et on l’envoie se chauffer au soleil
pour qu’il ne gêne pas… pour ce qui lui reste encore à
vivre ! Et chaque matin on se dit : « Il est encore
là !… » Ni mal, ni bien…
— Taisez-vous, père, taisez-vous…
— Me taire… dans ma propre maison…
— Votre maison ? répliqua la belle-fille. La maison
appartient à celui qui la fait vivre.
— Quelle chienne de vie ! s’exclama le vieillard en
frappant le sol de sa canne, et ses larmes se remirent à
couler.
— Ne faites pas de bruit, grand-père, le petit est
malade…
— Le petit, s’exclama le vieillard, le petit…
— Oui, le petit !
— Dieu veuille, mon fils, qu’il n’ait pas à te voir
comme tu me vois aujourd’hui !
— C’en est trop, grand-père !
— C’est bon. Je vais me coucher… mais où ?
— Là, répondit la belle-fille, en désignant une porte
de son bras tendu, inflexible, dont l’ombre,
annonciatrice du destin, se projetait à la lueur du
foyer sur la muraille.
— Dans la chambre où je suis né !… Mais avant, je
voudrais voir le petit… l’embrasser…
— L’embrasser ? s’écria la mère, sans pouvoir se
contenir.
— Oui, l’embrasser, reprit fortement le vieillard, les
yeux dans les yeux de sa belle-fille, qui soutint son
regard d’un air sombre, presque accusateur.
Le grand-père entra dans la chambre de l’enfant
malade. Il l’embrassa sur son front brûlant de fièvre et
se retira en murmurant entre ses dents : « Il y en a un
de trop ! »
Le lendemain matin, la mère épouvantée sortit
comme une folle de la chambre de l’enfant, en
hurlant : « C’est lui qui a tué notre enfant… oui lui,
lui, avec son baiser… il lui a jeté le mauvais œil… lui,
ton père !… le grand-père !… »
Quand ils pénétrèrent dans la chambre du vieillard,
celui-ci aussi était mort, dans le lit même où il était
né.
2
DON RAFAEL, UN CŒUR SIMPLE
Il sentait glisser les heures, vides et vaines, rouler
sur le souvenir d’un grand amour défunt. Très loin
derrière lui, dans le brouillard, deux yeux désormais
sans éclat. Et, comme la mer déferlant au-delà des
montagnes, un vague écho de paroles oubliées. Dans
le cœur, un murmure d’eaux souterraines.
Une existence vide, une solitude absolue, l’homme
restait seul avec lui-même.
Pour combler ce vide, il n’avait que la chasse et le
jeu de cartes. Mais il n’était pas triste pour autant, la
tristesse étant incompatible avec son extrême
simplicité. Lorsque, au cours d’une partie, un de ses
partenaires ne prenait qu’une seule carte pour faire la
levée, don Rafael ne manquait pas de faire remarquer
qu’il y a certaines choses qu’il est inutile d’aller
chercher puisqu’elles arrivent d’elles-mêmes. C’était
un providentialiste, c’est-à-dire qu’il croyait à la toute-
puissance du hasard. Peut-être pour croire à quelque
chose et ne pas avoir l’esprit vide.
— Et pourquoi ne vous mariez-vous pas ? lui
demanda un jour sa gouvernante, la bouche pincée.
— Et pourquoi me marier ?
— Sans doute pour ne pas rester sur le bord de la
route.
— Il y a des choses, madame Rogelia, après
lesquelles il est inutile de courir. Elles arrivent toutes
seules.
— Et quand on y pense le moins !
— C’est comme aux cartes ! Mais tenez, il y a une
raison qui m’y fait penser…
— Laquelle ?
— Celle de mourir tranquille ab intestat.
— En voilà une raison ! s’écria, inquiète, la
gouvernante.
— Pour moi, c’est la seule qui vaille quelque chose,
répondit l’homme, pressentant qu’une raison n’a
d’autre valeur que celle qu’on lui donne.
Et voilà qu’un beau matin de printemps, comme il
sortait au lever du jour sous prétexte d’aller chasser, il
aperçut un paquet déposé sur le seuil de sa porte. Il se
pencha pour mieux voir son contenu : il en sortait un
tout petit murmure, comme de choses oubliées. Le
ballot bougeait. Il le souleva, il était tiède. Il l’ouvrit :
c’était un nouveau-né. Il resta à le contempler et son
cœur perçut non plus le doux vagissement, mais la
fraîcheur de ses eaux souterraines. « En voilà une
chasse que m’offre le destin ! » songeait-il.
Il rentra, le paquet dans les bras, le fusil à la
bretelle, montant l’escalier sur la pointe des pieds
pour ne pas réveiller cette chose-là, et appela
doucement plusieurs fois.
— Voilà ce que je ramène, dit-il à sa gouvernante.
— Et ça, c’est quoi ?
— On dirait un enfant…
— Tout seul… ?
— On l’a laissé devant la porte.
— Qu’allons-nous en faire ?
— Comment, qu’en faire ? Mais l’élever,
naturellement !
— Qui ?
— Nous deux.
— Moi ? Moi, non !
— Nous chercherons une nourrice.
— Mais, Monsieur, avez-vous bien tout votre bon
sens ! Ce qu’il faut faire, c’est avertir la justice et pour
le reste, l’hospice !
— Pauvre petit ! Certainement pas !
— Enfin, c’est vous qui commandez.
Une mère du voisinage lui donna charitablement sa
première tétée et, bientôt, le médecin de don Rafael
lui trouva une excellente nourrice, une fille-mère qui
venait de donner le jour à un enfant mort-né.
— Comme nourrice, elle est parfaite, remarqua le
médecin. Quant au reste, c’est un faux pas, ça peut
arriver à tout le monde.
— Pas à moi, rétorqua don Rafael avec son
habituelle simplicité.
— Le mieux serait qu’elle prenne le petit chez elle,
observa la gouvernante.
— Non, répliqua don Rafael, cela serait des plus
dangereux. Je me méfie de la mère de la petite. Il
restera ici sous ma surveillance. Il faudra faire
attention, madame Rogelia, à éviter toute contrariété
à la nourrice, dont dépend la santé de l’enfant. Je ne
veux pas que, pour une grogne d’Emilia, le petit ange
ait la colique.
De type gitan, grande, Emilia, la nourrice, avait
vingt ans, un rire perpétuel dans ses yeux sombres qui
rehaussaient l’ébène d’une chevelure couvrant ses
tempes comme deux ailes de corbeau, les lèvres
entrouvertes, humides et rouges comme la cerise, la
démarche d’une poulette que courtise le coq.
— Et comment allez-vous le déclarer, Monsieur ?
demanda Mme Rogelia.
— Comme mon propre enfant.
— Mais vous êtes fou ?
— Et quoi encore ?
— Si demain, grâce à la médaille qu’il porte et à
d’autres indices, ses véritables parents se faisaient
connaître… ?
— Ici, il n’a pas d’autre père et mère que moi. Moi,
je ne cherche pas plus les enfants que je ne cherche à
gagner aux cartes, mais quand cela arrive… je suis
bien libre. À mon avis, il n’est pas de maternité plus
nette et plus libre que le hasard. Je ne suis pour rien
dans la naissance de l’enfant, cependant j’aurai le
mérite de l’aider à vivre. Il faut faire confiance à la
Providence, ne serait-ce que pour croire à quelque
chose, cela console. Et puis je pourrai mourir
tranquille ab intestat, puisqu’à présent me voilà
forcément avec un héritier.
Mme Rogelia se mordit les lèvres. Quand don
Rafael fit baptiser et déclara l’enfant comme son
propre fils, si l’on en sourit, personne n’y vit malice,
tant sa candeur était bien établie. Quant à la
gouvernante, bon gré mal gré, elle dut vivre en bonne
intelligence avec la nourrice.
Désormais don Rafael avait d’autres
préoccupations que la chasse et les cartes. Ses
journées étaient bien remplies. Une vie nouvelle,
claire et toute simple, animait la maison. Il lui arrivait
même de ne pas dormir de toute une nuit, passée au
chevet du bébé pour calmer ses pleurs.
— Il est beau comme le soleil, ce petit, madame
Rogelia. Et nous avons eu aussi, je crois, de la chance
avec la nourrice.
— Pourvu qu’elle ne se remette pas à courir…
— Cela, c’est mon affaire ! Ce serait une coquinerie,
une trahison : elle se doit toute au petit. Mais non,
non ! C’est ce pendard d’amoureux, cette espèce de
crétin qu’elle déteste désormais…
— Ne vous y fiez pas…, ne vous y fiez pas…
— … et à qui je vais payer un billet pour
l’Amérique. Quant à elle, c’est une pauvre petite…
— Jusqu’à la prochaine occasion…
— Mais puisque je vous dis que j’y mettrai bon
ordre !
— Certes, mais c’est elle qui fera comme il lui
plaira…
— Ah ! pour cela, oui ! Mais pour vous dire la
vérité, c’est que…
— Oui, je m’en doute.
— Mais, avant tout, il s’agit de mon fils !
Emilia était loin d’être sotte, et n’en était que plus
surprise de la candeur héroïque de ce vieux garçon,
3
toujours à demi perdu dans les nuages . Dès les
premiers jours elle s’était attachée à son nourrisson
comme s’il eût été son propre enfant. Le père putatif
et la nourrice naturelle passaient de longues heures
près du berceau à contempler le sourire de l’enfant
tétant son pouce.
— Ce que c’est que l’homme ! disait don Rafael…
Leurs regards se rencontraient fréquemment et,
quand don Rafael s’approchait pour embrasser
l’enfant dans les bras d’Emilia, ses lèvres, déjà
avancées pour le baiser, effleuraient la joue de la
jeune femme, dont les boucles d’ébène lui frôlaient le
front. Il arrivait aussi que don Rafael ne pût
s’empêcher de laisser errer son regard sur la
blancheur d’un sein, maintenu entre deux doigts
fuselés, gonflé de toute la vie qu’il dispense et sur
lequel, descendant d’un cou de colombe, les veines
dessinaient un fin réseau bleuâtre. Il ressentait alors
le désir d’embrasser l’enfant et le contact de son front
avec ce sein lui donnait le frisson.
— Ah ! que j’aurai de peine à te quitter si vite, mon
soleil ! s’écriait-elle en serrant le bébé contre sa
poitrine comme s’il pouvait la comprendre.
Don Rafael gardait alors le silence.
Mais lorsque, pour l’endormir, Emilia lui chantait
cette vieille et divine berceuse que les mères se
transmettent de cœur à cœur, chacune la recréant ou
l’inventant à nouveau, poème éternellement jeune,
unique comme le soleil, le chant réveillait chez don
Rafael le regret de sa petite enfance, ensevelie dans les
lointains du souvenir. Le berceau se balançait et avec
lui le père hasardeux dont le chant…
Il arrive le croque-mitaine
se mêlait au murmure des eaux souterraines d’un
cœur…
pour emporter les petits…
qui s’endormait aussi…
qui ne veulent pas dormir…
dans les douces brumes du passé…
ah, ah, ah, aaaah !
« Quelle bonne mère elle fait ! » pensait-il.
Un jour, revenant sur ce qui avait fait d’elle une
nourrice, il lui demanda :
— Mais, ma petite, comment cela a-t-il pu arriver ?
— Vous le voyez bien, don Rafael, et son visage
rougit légèrement, très légèrement.
— Oui. Tu as raison, je le vois bien !
Une grave maladie s’empara de l’enfant et, au cours
de ces jours d’angoisse, don Rafael proposa à Emilia
de venir passer la nuit dans sa propre chambre avec
l’enfant.
— Mais, Monsieur, comment voulez-vous que je
couche dans votre chambre ?…
— Comment ? Mais c’est bien simple, répondit-il
avec sa candeur habituelle, en y dormant !
Pour cet homme, aucun problème ne se posait, tout
était simple, rigoureusement simple.
Enfin, le médecin assura que l’enfant était hors de
danger.
— Sauvé ! s’écria don Rafael, le cœur débordant
d’allégresse et en serrant dans ses bras Emilia
pleurant de joie.
— Sais-tu quoi ? poursuivit-il sans desserrer son
étreinte, les yeux fixés sur le bébé souriant en ce début
de convalescence.
— Dites-moi, répondit-elle, le cœur battant.
— Puisque nous sommes tous les deux sans le
moindre engagement, car je ne crois pas que tu
penses encore à ce pendard, dont nous ne savons s’il
4
est arrivé ou non à Tucumán , que toi et moi, chacun
pour notre compte, sommes, moi, le père, toi, la mère
du même enfant, pourquoi ne pas nous marier, voilà
tout ?
— Mais, don Rafael !…
Le rouge lui monta au visage.
— Écoute, petite, nous pourrions ainsi avoir
d’autres enfants…
L’argument, pour spécieux qu’il fût, n’en persuada
pas moins Emilia. Et, comme ils vivaient l’un près de
l’autre, n’ayant pas à tenir compte de quelques jours
de plus ou de moins – qu’est-ce que cela faisait ? –,
cette même nuit ils donnèrent un petit frère au
bambin, puis peu après se marièrent selon les lois de
notre Sainte Mère l’Église et de l’État providence.
Et ils furent heureux – autant qu’il est possible en
ce monde –, ce qui est déjà beaucoup, et ils eurent dix
autres enfants, une bénédiction du ciel, grâce à
laquelle put mourir ab intestat, ayant désormais des
héritiers, ce cœur simple de don Rafael, chasseur et
joueur de cartes, devenu en rien de temps père de
famille.
Lui-même ne manquait pas de résumer ainsi sa
philosophie pratique :
5
— Il faut donner sa chance au hasard .
6
À LA CROISÉE DES CHEMINS
Entre deux rangées d’arbres, la route se perdait
dans le ciel. Près d’une grande mare, où jouait un
rayon de soleil, le petit village sommeillait et le grand
silence de la campagne était rendu encore plus
sensible par le chant joyeux d’une alouette bruissant
dans le calme de l’azur. Attiré par l’ombre des
peupliers, un passant s’arrête de temps en temps,
regarde et reprend sa marche. Il laisse la brise
rafraîchir sa tête blanchie par les chagrins et les
années, et il noie dans cette paix ambiante le souvenir
de ses malheurs.
Soudain son cœur se met à battre, il s’arrête,
tremblant comme devant le mystérieux achèvement
de son destin. À ses pieds, sous un peuplier au bord
du chemin, à même la terre, une fillette dort d’un
sommeil paisible.
À cette vue, les yeux du passant se remplissent de
larmes, il s’agenouille, s’assied sans quitter du regard
les yeux clos de la dormeuse et veille sur son sommeil,
repris par ses pensées.
Il revoyait une autre enfant, comme elle, qui avait
été sa seule raison de vivre, morte dans la tiédeur d’un
matin de printemps, le laissant seul à son foyer et,
déraciné, à l’errance des chemins.
Bientôt la petite dormeuse se réveilla, ses yeux
levés vers le ciel se posèrent sur le passant et, comme
si elle eût connu le vieillard, lui demanda : « Et mon
grand-père ? » Il répondit : « Et ma petite-fille ? » Les
yeux dans les yeux, la fillette lui conta qu’à la mort de
son grand-père, avec lequel elle vivait, seuls tous les
deux, elle avait abandonné leur maison, errant au
hasard des chemins, sans savoir ce qu’elle cherchait…
peut-être une solitude encore plus profonde.
— Nous partirons ensemble, toi à la recherche de
ton grand-père, moi de ma petite-fille, lui dit le
passant.
— Mais mon grand-père est mort !
— Ils reviendront à la vie et nous les retrouverons
sur la route.
— Alors, nous partons ?
— Oui. En route, droit devant nous vers le soleil
levant.
— Non, pas par-là, car nous arriverions à mon
village, où je ne veux pas retourner pour y être encore
toute seule. C’est là aussi que dort mon grand-père. Il
vaut mieux prendre le chemin du couchant
directement.
— Le chemin que j’ai déjà suivi ? s’exclama le
vieillard. Tu me dis de revenir sur mes pas, de refaire
ce que j’ai fait, de retourner à mes pensées, face au
couchant ? Non, cela, jamais ! Non et non, plutôt la
mort !
— Alors… par là… parmi les fleurs et les prés, là où
il n’y a plus de chemin !
Abandonnant la route, ils partirent à travers les
champs, émaillés de lis, d’œillets sauvages et de
coquelicots… à la grâce de Dieu.
Tout en mordillant une tige de trèfle, elle lui
racontait comment, pendant les longues veillées
d’hiver, son grand-père lui parlait de mondes
étranges, du Paradis, du Déluge, de Noé, du Christ…
— Et comment était-il, ton grand-père ?
— À peu près comme toi, peut-être un peu plus
grand… mais pas beaucoup, ne crois pas… et vieux…
Et il connaissait des chansons…
Ils se turent. Le silence qui suivit fut rompu par le
vieillard, lançant ce couplet à la brise qui passait sur
les fleurs :
Les chemins de la vie
conduisent d’hier à demain,
mais ceux du ciel, ma vie,
mènent plus au passé qu’au lendemain.
Telle l’alouette, la fillette lança vers le ciel cette
fraîche chanson printanière :
Petit oiseau, petit oiseau,
d’où viens-tu ?
Plus de nid n’aurais-tu,
petit oiseau ?
Et si tu es seul, petit oiseau,
pourquoi chantes-tu,
petit, petit oiseau ?
Que cherches-tu encor,
petit oiseau,
dans ton essor ?
— Elle était comme toi, un peu plus petite, dit-il à
travers ses larmes. Elle était comme toi… comme ces
fleurs…
— Alors, parle-moi d’elle, parle-moi d’elle !
Et le vieillard, égrenant ses souvenirs, entreprit le
récit de sa vie, devant la fillette songeuse, faisant elle
aussi un retour sur son passé.
« Une autre fois… », mais elle l’interrompit :
— Je me rappelle !
— Tu te souviens, petite ?
— Oui ! oui ! Il me semble que tout cela m’est
arrivé à moi-même, comme si j’avais vécu une autre
vie.
— Peut-être, remarqua le vieillard, songeur.
— Tiens, un village, regarde !
Au-delà d’une colline, des fumées montaient dans
le ciel. Arrivés sur la croupe, ils découvrirent un petit
village, blotti en cercle autour d’un pauvre clocher,
dont le campanile, avec ses deux ouvertures pour les
cloches, paraissait deux yeux regardant sur l’infini.
Sur une place, à l’entrée du village, un bouvier faisait
boire ses bœufs dans une mare où, comme dans une
déchirure du sol, se reflétait un soleil jailli des
entrailles de la terre. Dans cet étrange miroir, deux
bœufs – comme venus de l’au-delà – contemplaient
leur ombre passagère ou peut-être une vie nouvelle.
— Bouvier, dites-moi, où peut-on passer la nuit ?
demanda le vieillard.
— Il n’y a même pas un relais, répondit le jeune
homme. Une maison du village est libre. Ses
propriétaires ont émigré et elle ne sert plus que de
repaire aux hiboux. Pain, vin et feu n’ont jamais été
refusés ici au passant qui cherche sa vie.
— Dieu vous le rende, bouvier. À la prochaine…
Ils dormirent côte à côte, rêvant, le vieillard au
grand-père de la fillette, elle à la petite-fille qu’avait
perdue le pauvre passant. Au réveil, ils se regardèrent
dans les yeux et, comme dans les eaux paisibles qui
nous révèlent un ciel de l’autre monde, ils
découvrirent, au fond, leur propre rêve.
— Puisqu’il faut bien vivre, si nous restions dans
cette maison ?… Elle est si seule, la pauvre ! dit le
vieillard.
— Oui, oui… la pauvre maison ! Regarde, grand-
père, le village est si joli ! Hier, le clocher de l’église
nous regardait fixement, comme pour nous dire…
À cet instant les cloches se mirent à sonner. « Notre
Père qui êtes aux cieux… » La fillette poursuivit :
« Que votre volonté soit faite sur la terre comme au
ciel… » Leurs voix s’unirent dans une même prière. Ils
sortirent de leur maison et on leur demanda :
« Voyons, vous autres, que savez-vous faire ? »
Le vieillard tressait des paniers, réparait toutes
sortes d’objets. Ses mains étaient agiles et son esprit
ingénieux.
Assise près de la cheminée, la fillette entretenait le
feu et veillait sur la marmite en aidant le vieillard. Ils
parlaient de leurs disparus et c’était comme si leur
âme, elle aussi désemparée, errante sur les chemins
de l’autre monde, venait se mettre à l’abri du nouveau
foyer. Ils les voyaient et, dans le silence, à cette
évocation ils n’étaient plus seuls tous les deux, mais
quatre, autour de l’âtre, eux deux, l’autre grand-père
et l’autre petite-fille. Une double vie les animait : l’une
céleste, remplie de souvenirs, l’autre terrestre, lourde
7
d’espoirs .
L’après-midi, ils gravissaient la colline et, de là, le
village derrière eux se profilait au loin sur le ciel,
l’allée de peupliers, le chemin de la vie. Ils revenaient
en chantant.
Le temps passait, mais un jour – quelques années
plus tard – un autre chant se fit entendre près de la
maison.
— Dis-moi, María, qui chante ainsi ?
— Peut-être le rossignol dans l’allée de peupliers.
— Non. C’est un garçon qui chante.
Elle baissa les yeux.
— Ce chant, María, est un appel. Il t’invite à
prendre la route, et moi à mourir. Que Dieu vous
bénisse !
— Mon petit grand-père ! mon petit grand-père ! et
elle l’étreignait, le couvrait de baisers, le regardant
dans les yeux en quête d’elle-même.
— Non, non. Celle-là est morte, et moi aussi je vais
mourir.
— Je ne veux pas que tu meures, grand-père. Tu
vivras avec nous.
— Avec vous, dis-tu ? Ton grand-père ? Petite, ton
grand-père est mort, ce n’est pas moi.
— Non, non ! C’est toi mon grand-père ! Tu ne te
souviens donc pas, quand, toute seule à mon réveil, je
t’ai raconté ma fuite de la maison, tu me disais :
« Nous les retrouverons dans la vie, sur le chemin », et
ils sont revenus.
— Ils y sont revenus. Oui, ma fille, et cette chanson
du jeune homme nous invite à partir. Toi avec lui, ma
petite María, et moi avec elle !
— Non. Pas avec elle, avec moi !
— Oui, avec toi ! Mais… avec l’autre !…
— Ah ! grand-père, mon grand-père !
— Il t’attend sur le chemin ! Dieu vous bénisse,
puisque, grâce à toi, j’ai vécu.
Le pauvre vieillard, le passant qui avait accompli
ses jours, mourut dans la soirée. La jeune fille, de ses
doigts qui avaient cueilli les fleurs des champs, les lis,
les œillets, les coquelicots, lui ferma les yeux, gardiens
d’un rêve de l’autre monde. Elle les baisa, pleura, pria,
se recueillit, mais, entendant le chant de la route, elle
rejoignit celui qui l’appelait.
Et le vieillard, avec ses souvenirs, retourna à la
terre.
8
HISTOIRE DE V. GOTI
— Eh bien, quoi ? demanda Augusto à Víctor,
comment avez-vous reçu l’intrus ?
— Ah ça, jamais je ne l’aurais cru, jamais ! À la
veille de l’accouchement, nous étions très nerveux et,
pendant les douleurs, tu ne peux pas savoir tous les
reproches dont Elena m’accablait : « C’est ta faute, à
toi ! Va-t’en que je ne te voie plus ! Tu n’as pas honte
de rester ici ? Si je meurs, ce sera ta faute ! » Et
d’autres fois : « Jamais plus ! Jamais plus ! » Mais
l’enfant est né et tout a changé. Comme si nous étions
sortis d’un cauchemar, comme si nous venions de
nous marier. Quant à moi, je suis devenu aveugle,
totalement aveugle ; ce petit m’a aveuglé. Cela est si
vrai que, bien que tout le monde me dise que, depuis
sa grossesse et ses couches, Elena est complètement
défigurée, réduite à l’état de squelette, vieillie d’au
moins dix ans, je la trouve plus fraîche, plus
vigoureuse, plus jeune et mieux en chair que jamais.
— Cela me rappelle, Víctor, l’histoire d’un fabricant
de feux d’artifice, d’un fogueteiro, que j’ai entendu
raconter au Portugal.
— Raconte.
— Tu sais qu’au Portugal les feux d’artifice, la
pyrotechnie, sont de véritables œuvres d’art. Qui n’a
vu les feux d’artifice de ce pays ignore totalement tout
ce que l’on peut faire en ce genre, et quelle variété,
mon Dieu !
— Je vois.
— Eh bien donc, dans un village portugais, il y
avait un artificier, un fogueteiro, marié à une très belle
femme, qui était sa joie, sa consolation et son orgueil.
Il en était follement amoureux, mais plus encore
orgueilleux. Il se plaisait, pour ainsi dire, à exciter la
jalousie des autres hommes. Il se promenait avec elle
et semblait proclamer : « Regardez cette femme ! Elle
vous plaît ? Oui, eh bien, elle est à moi, à moi seul !
Tant pis pour vous ! » Il ne cessait de vanter ses
perfections et prétendait qu’elle était l’inspiratrice de
ses plus belles productions pyrotechniques, la muse
de ses feux d’artifice. Et voici qu’un jour, son
inspiratrice à ses côtés, il préparait une fusée lorsque
la poudre prit feu, provoquant une explosion. On les
releva évanouis et grièvement brûlés. La femme,
atteinte au visage et à la poitrine, fut affreusement
défigurée. Ayant eu la chance de sortir aveugle de
l’accident, le fogueteiro ignora la déchéance de son
épouse, ce qui lui permit de continuer à être fier de la
beauté de sa femme, devenue désormais guide
d’aveugle, et à en faire l’éloge avec la même
provocante arrogance. « Avez-vous jamais vu une
femme aussi belle ? » Et tous, au courant de sa triste
aventure, de le plaindre et de vanter aussi la beauté de
son épouse.
— Eh bien, n’était-elle pas pour lui toujours aussi
belle ?
— Peut-être plus encore qu’avant, de même que ta
femme pour toi, depuis qu’elle t’a donné l’intrus.
— Ne l’appelle pas ainsi !
— Tu le fais bien, toi.
— Oui, mais je n’aime pas l’entendre de la bouche
d’un autre.
— Je n’y ai pas pensé. Le même surnom que nous
donnons à quelqu’un résonne différemment quand
nous l’entendons prononcer par un autre.
— Exact ! Il paraît que personne ne connaît sa
propre voix…
— Pas plus que son propre visage. Je dois te faire
un aveu : ce que je redoute le plus est de me trouver
devant un miroir, tout seul, sans que personne puisse
me voir. Car alors je me mets à douter de ma propre
existence, en me regardant comme si j’étais un autre,
à imaginer que je suis une ombre, un être de fiction…
— Mais cesse donc de te contempler ainsi !…
— Je n’y peux rien. J’ai la manie de l’introspection.
— Alors tu finiras comme les fakirs qui, à ce qu’on
dit, contemplent leur nombril.
— Je crois que si nous ignorons notre voix, notre
propre visage, nous ne connaissons pas mieux ceux
qui sont si proches de nous et un peu de nous-
mêmes…
— Sa femme, par exemple.
— Certainement, et je soupçonne qu’on ne peut
connaître la femme qui partage notre vie et devient
partie intégrante de notre être. Sais-tu ce qu’écrivait à
9
ce sujet un de nos plus grands poètes, Campoamor ?
— Non, dis-moi…
— Voilà ce qu’il disait : lorsqu’un homme se marie,
s’il le fait vraiment par amour, au début il ne peut
approcher le corps de sa femme sans être
profondément troublé, enflammé de désirs, mais avec
le temps, l’accoutumance aidant, un jour vient où
caresser cette chair nue ne lui fait pas plus d’effet que
de toucher son propre corps. Mais si, un jour, on
devait amputer sa femme d’un membre, il souffrirait
comme s’il subissait lui-même l’opération.
— Comme c’est vrai ! Tu ne peux savoir combien
j’ai souffert pendant l’accouchement.
— Et elle, encore plus…
— Qui sait ? Maintenant qu’elle est une autre partie
de moi-même, de mon être, je suis incapable de me
rendre compte de ce qu’on me dit des conséquences
de son accouchement, pas plus d’ailleurs qu’on ne
s’aperçoit des atteintes que vous apporte la vieillesse,
qui vous défigure et vous enlaidit.
— Mais crois-tu vraiment qu’on ne se sent pas
vieillir et enlaidir ?
— Non, quoi qu’on dise, si le processus est lent et
continu. Maintenant, si cela survient brutalement à
un autre, bah !… Quant à se sentir vieillir, quoi ! c’est
ce que disent les pères en montrant leurs enfants :
« Ce sont eux qui nous poussent ! » Voir grandir son
enfant est ce qu’il y a de plus doux au monde, mais
aussi de plus terrible. Ne te marie pas, Augusto, ne te
marie pas, si tu veux conserver l’illusion d’une
éternelle jeunesse.
10
PARRAIN ANTONIO
Quel drame d’amour Antonio avait-il vécu dans sa
jeunesse ? Il n’y faisait jamais allusion, et cet homme,
âgé d’une cinquantaine d’années, grand faiseur de
mariages, ne cessait d’y inviter filles et garçons, tout
en répétant inlassablement que, pour sa part, Dieu ne
l’avait pas fait pour le mariage. « Je suis né trop
tard… », telle était sa justification. On l’avait même
entendu dire une ou deux fois pour mieux se faire
comprendre : « Si j’étais né dix ans plus tôt… — Mais
vous auriez alors soixante ans », lui fit-on observer, et
lui de répondre : « Eh ! oui… mais… je les aurais ! »
En revanche, en exposant ses théories il devenait
naturellement plus clair : « Le tragique, affirmait-il, la
tragédie véritable et douloureuse puise ses racines
dans le temps. La tragédie, c’est le temps lui-même. Le
tragique, c’est le temps !
« Mais par l’art, nous l’éternisons, nous abolissons
le temps et contemplons la tragédie en en jouissant.
Recréer cette douleur, celle-là même et non une autre,
cette douleur de ce moment et le revivre à volonté,
serait source du plus pur plaisir. Le temps qui passe et
ne revient jamais, voilà la tragédie. La tragédie
douloureuse c’est d’arriver avant ou après l’heure fixée
par le destin. »
— Les grandes tragédies de l’amour, exposait-il une
autre fois, surviennent quand, lieu et temps étant
réunis, s’interpose entre les amants quelque autre
pierre de scandale. Dieu a créé l’un pour l’autre
Roméo et Juliette, Diego et Isabel, Paolo et
11
Francesca , et il est dans l’ordre des choses que ces
couples qui se complètent meurent sans avoir pu se
connaître ni dans le temps ni dans l’espace, les
hommes ayant dressé entre eux leurs diaboliques
inventions.
— Mais, lui fit-on remarquer, si les conditions de
temps et de lieu étaient acquises, ces deux êtres faits
l’un pour l’autre réussiraient-ils à se connaître, à
s’aimer, à s’unir sans obstacle ?
— Ce serait alors plus terrible, répondit-il, d’être
moins tragique. Ils auront l’existence la plus obscure
et, au fond, la plus abjecte. Enlisés dans un plaisir
animal, une routine quotidienne, sans souci d’éternité
et, partant, dépourvue de toute pureté, ils donneront
naissance comme le font les animaux à une
descendance et connaîtront le plus affreux des
désenchantements. Détrompez-vous, le tragique, c’est
le temps !
De temps en temps, Antonio avait l’habitude de se
rendre seul à une petite église perdue dans les
faubourgs. Il y passait de longues heures devant
l’autel d’une Vierge de la Pitié, buvant des yeux les
larmes de ce visage pâle et luisant, éclairé d’en bas par
la flamme tremblotante d’une lampe à huile, dont les
sombres reflets lui donnaient une expression de la
plus mystérieuse angoisse ; tel le doux éclat d’un foyer
brûlant dans l’âtre éclaire les traits d’une femme
préparant le repas pour son homme.
Antonio fréquentait la jeunesse, qu’il exhortait au
travail et au mariage, se vantant même d’en avoir
préparé plus d’un à cet état. Il s’intéressait aux
couples d’amoureux qu’il connaissait et, quand il
apprenait l’heureuse conclusion de leurs espérances, il
ressentait une émotion profonde, même tragique, en
se disant : « Ah, enfin ! » Et pendant la nuit, dans sa
froide couche de célibataire, une fièvre légère l’agitait.
Comme il allait franchir le cap de la cinquantaine,
toute sa passion de vieux garçon se concentrait sur
Pidita, sa filleule, fille d’un de ses plus anciens amis et
de Piedad, sa mère, tous deux plus âgés que lui et déjà
disparus. Pidita, l’orpheline, le tutoyait, l’appelant
tantôt parrain, tantôt parrain Antonio, et ce
tutoiement était pour lui comme du miel versé dans
l’oreille de son âme.
Il fit alors la connaissance d’Enrique, un garçon
affectueux, éveillé, mais quelque peu étourdi, mais qui
sut gagner son cœur. « On pourrait faire quelque
chose de ce gamin », se disait-il. Enrique se laissait
guider. Devant les hésitations inquiètes du jeune
homme, Antonio se demandait : « Il se fixera quand il
aura découvert sa moitié d’orange », et il se proposait
de lui faire connaître Pidita. Mais pourquoi Enrique,
malgré les instances de son mentor, se refusait-il à
rencontrer la filleule d’Antonio ?
— Ne voyez-vous donc pas, don Antonio, que je
suis prêt à succomber ?…
— Tant mieux, mon ami, vous vous fixerez ainsi
une bonne fois. Qui va succomber ne se tourmente
pas ainsi.
Ils se rencontrèrent enfin et les conséquences
furent aussi brusques que profondes. Antonio en fut
même effrayé. « Voilà qui promet, se dit-il, ou nous
allons assister à une tragédie comme celle de Teruel,
ou nous trouver demain devant un de ces cas d’amour
furieux et bestial. » Il ne se plaignait plus, comme de
coutume, d’être venu au monde trop tard, mais d’être
né trop tôt. On l’entendit même remarquer : « Ah ! si
j’étais venu au monde dix ans plus tard… » Et comme
on lui faisait observer : « Mais alors vous n’auriez pas
plus de quarante ans », il répliqua : « Oui, mais je les
aurais, car je ne les ai jamais eus, ce sont eux qui
m’ont eu. »
— Ah, parrain, lui disait Pidita, que je t’aime pour
m’avoir amené Enrique ! Que je suis heureuse ! Je vais
mourir de bonheur !
— Non, ma fille, non, on ne doit pas mourir pour
quelque chose, moins encore de bonheur.
— Si, si, parrain, je te dois tout.
Elle l’embrassait, tandis qu’Antonio tremblait. Il
dormait mal, fébrile, d’un sommeil coupé de rêves
agités.
— Et Pidita ? demanda-t-il à Enrique.
— Ah, don Antonio, que Dieu vous pardonne de
m’avoir guidé vers cet ange ! Il sera ma perte, mon
mauvais ange.
— Alors, nous la tenons, cette tragédie ?
— Qui sait ?…
— Bon, bon, tu dis cela – il le tutoyait déjà – pour
te donner de l’importance.
— Me donner de l’importance, don Antonio ? Si
seulement je le pouvais ! Si seulement je pouvais
enlever avec moi jusqu’au ciel Pidita, là où elle devrait
être !
— Ah, ah, ah ! Sublime ! L’arracher à l’espace ! Il
ne manquerait plus que tu cherches à l’arracher au
temps, à l’éterniser !
— Si je le pouvais…
— Bah, bah ! Si je pouvais avoir seulement dix ans
de moins, je me mettrais sur les rangs.
— Pour…
— Pour te guérir de toutes ces billevesées…
— Il faudra qu’un jour, don Antonio, je vous fasse
un aveu.
— Quand tu voudras, mais pour ces affaires on a
toujours le temps.
— Toujours ?
— Tu as raison. La tragédie s’annonce ici aussi. On
peut toujours se confesser avant le moment ou après.
« Ce garçon éprouve une crise sérieuse et
profonde », pensa Antonio en le quittant.
— Qu’a donc Enrique, parrain ? demanda Pidita le
lendemain. Je ne l’ai pas vu de tout le jour. Que se
passe-t-il ?
— En effet, la dernière fois que je l’ai vu il était très
inquiet…
— Un grand malheur nous menace, parrain. Oui,
un très grand malheur, et elle fondit en larmes.
— Mais non, petite, pas si grand…
— Très grand, parrain, très grand… Oui, très
grand !
Et la catastrophe arriva. Quatre jours plus tard,
Enrique se tuait d’une balle, laissant une lettre pour
Antonio, dans laquelle il lui demandait pardon et le
pardonnait aussi.
Il lui pardonnait de l’avoir jeté dans les bras de
Pidita alors qu’il courtisait une autre jeune fille, avec
laquelle il était déjà gravement engagé. Et maintenant
c’était Pidita qui était compromise, gravement
compromise. Comment devait-il agir ? Comment
sortir de ce dilemme ? « Puisque je ne peux me couper
en deux, appartenant totalement à l’une comme à
l’autre, j’ai choisi de disparaître. » Et voilà la tragédie !
pensa Antonio. « Ah ! si j’étais né dix ans avant ou dix
ans après !… Maudit soit le temps ! » s’exclama-t-il
encore.
Lorsque Antonio se présenta devant Pidita, celle-ci
se jeta à son cou en sanglotant. Elle faisait pitié. Dans
le silence, il revit l’image dressée sur l’autel de la
Vierge de la Pitié et reprit courage.
— Ah, parrain, sauvez-moi… tuez-moi… je suis
compromise… il m’a compromise !
— Je le sais… je le sais…
— Compromise… compromise, comprenez-vous ?
— Oui, oui, je comprends…, je le sais…
Agité d’un tremblement fébrile, Antonio sentait le
sol se dérober sous lui. Il soutenait la pauvre Pidita
sur le point de défaillir.
— Que faire, parrain, que faire ? Je vais me tuer,
me tuer sur la tombe d’Enrique. Je n’en peux plus !
— Non, non. C’est ce que tu as lu dans les livres.
Sans toute cette littérature il n’y aurait pas de
12
suicides . Non, non !
— Mais que faire, parrain, que faire ? Si je ne me
tue pas, je mourrai de honte, de honte… Je suis
compromise, entendez-vous, comment pouvoir vivre
ainsi ?
— Mais… en te mariant avec moi ! répondit
Antonio d’une voix étrange.
Il était blanc comme un linge et glacé. « Comment
ai-je pu dire cela ? » se demandait-il. En entendant ces
mots, Pidita s’était écartée et le regardait de la tête
aux pieds, toute tremblante.
— Oui, c’est la seule solution possible, je n’en vois
pas d’autres, reprit Antonio, d’une voix semblant venir
d’un autre monde, d’un monde abstrait.
Un long baiser ardent, appuyé, et pas sur la main,
cette fois, le ramena sur terre.
— Je vois qu’il t’a appris à vivre avant de se donner
la mort, dit Antonio.
— Et moi je vois, lui répondit Pidita d’une voix
assurée, que c’est toi, parrain, toi et non lui, que
j’aimais. Je te le jure sur la mémoire de ma mère !
— Pitié ! Pidita, pitié !
Et parrain Antonio fondit en larmes comme un
enfant.
Le lendemain, il conduisait sa filleule, sa fiancée, à
la petite église perdue dans les faubourgs et là, devant
la face pâle et luisante de la Vierge de la Pitié, ils
mêlèrent leurs prières.
— Je te jure sur la Vierge, Pidita, lui dit-il, que je
ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour te rendre
heureuse, puisque je suis responsable de ton malheur.
Je regrette seulement de ne pas avoir dix ans de
moins !
— Comment, parrain, comment ? Tu disais
toujours que tu aurais voulu naître dix ans plus tôt…
— Dix ans plus tôt, soupira Antonio, les yeux fixés
sur l’image. Alors je ne sais pas ce que tu serais
devenue !
— Antonio !
Et dans l’église ils s’étreignirent sous le regard
éternellement douloureux que l’art avait imposé à la
tragique image de la Vierge de la Pitié.
— Antonio, je connais ta tragédie, lui dit-elle en
sortant du sanctuaire fermement appuyée sur son
bras.
— Qui te l’a apprise ?…
— L’amour, parrain.
— Non, filleule, c’est la maternité.
— Ne parlons plus de cela…
— Et pourquoi pas ? Il faut au contraire en parler.
Ton parrain est père à présent…
— Tu es un saint, parrain, un saint, on devrait un
jour t’élever un autel… comme à ma mère… à côté
d’elle…
Pidita sentit trembler le bras sur lequel elle
s’appuyait, puis elle entendit une voix étrange qui lui
disait :
— Ne suis-je pas près de toi pour te protéger ?
Et après un long silence :
— Tu es comme elle, Pidita, la même. Il me semble
la voir il y a trente ans, alors que je devais avoir son
âge…
— Alors, tu en aurais soixante aujourd’hui !
— Et aujourd’hui je voudrais avoir pour toi dix ans
de moins, dix ans de moins que je n’en ai !
— Et pourquoi, Antonio, pourquoi ? Je ne veux pas
que tu sois plus jeune.
— Ah ! Pidita, dans ce monde, on arrive toujours
ou avant ou après. Encore heureux si l’on n’en repart
pas avant ou après l’heure fixée…
— Tais-toi !
— Tu as raison.
Très peu de temps après ils se marièrent devant
l’autel de la Vierge de la Pitié. Six mois plus tard
naissait leur premier enfant, le fils du suicidé. Puis un
13
autre survint qui mourut en bas âge , peut-être pour
que ses parents n’aient pas à partager leur amour
entre les deux enfants. Et la tragédie fut l’assise d’un
amour profond et fort, et l’amour l’assise d’un foyer
uni. Le fils d’Enrique adorait son père, le parrain
Antonio, et celui-ci ne vécut plus que pour son fils et
sa mère.
— Chaque jour je suis plus convaincue que c’est toi
que j’ai toujours aimé, Antonio, lui redisait sa femme.
— C’est la tragédie du temps, ma petite, la tragédie
du temps.
— Tu ne sais que dire ça !
— Mais nous l’avons surmontée, Pidita, nous lui
avons assuré l’éternité. Notre Enrique – on avait
appelé ainsi l’enfant comme l’avait voulu et exigé
Antonio – n’est pas un fils comme les autres, c’est une
œuvre de l’esprit ! C’est mon fils !
— Qui en doute, parrain ?
— Personne ! Ni toi, ni moi ! Je te l’ai donné !
— Oui, tu me l’as donné.
Mari et femme rendaient souvent visite à la pâle et
luisante Vierge de la Pitié de la petite église des
faubourgs et y mêlaient, avec leurs âmes, leurs
prières.
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LES FILS SPIRITUELS
Avec quelle douceur, mêlée d’amertume, Federico
se rappelait ses débuts dans sa vie d’écrivain, alors
qu’il vivait avec sa mère, tous les deux seuls ! Pauvre
mère ! Avec quelle émotion, quelle foi elle avait suivi
la carrière littéraire de son fils ! Elle avait encore plus
confiance que lui en sa réussite. « Tu arriveras, mon
fils, tu arriveras ! » lui affirmait-elle, empruntant cette
expression au jargon littéraire, et elle l’entourait de
toutes sortes de prévenances et de tendresse.
Le travail de Federico était chose sacrée pour elle.
Les servantes étaient obligées de marcher en
pantoufles ou en espadrilles, et même sur la pointe
des pieds. L’une d’elles, ayant prétendu ne posséder
que des souliers, fut contrainte de marcher pieds nus
jusqu’à ce qu’elle eût acheté de silencieuses mules.
Elle leur défendait de chanter à tue-tête les couplets à
la mode. « Monsieur travaille ! » Telle était la
consigne du silence. Elle ne laissait personne d’autre
qu’elle pénétrer dans le bureau de Federico pour
ranger ses papiers, tâche consistant à les laisser
méticuleusement là où ils étaient et tel qu’ils étaient.
Avant de nettoyer la table de travail, il était
indispensable, comme le ferait un géomètre, de
relever l’emplacement exact de chaque livre, de
chaque feuillet, de chaque objet. Non, les servantes ne
pouvaient entrer dans cette pièce : elles ont la manie
de la symétrie et, en voulant tout ranger, ne mettent
que du désordre.
Quels heureux temps que ceux où Federico vivait
seul avec sa mère ! Puis il épousa Eulalia, malgré le
déplaisir de celle-là. « Mais, c’est un ange, maman ! lui
disait-il. — Oui, mon fils, toutes les fiancées sont des
anges, mais tu verras quand, à la maison, elle laissera
tomber ses ailes. Tu sais, on ne marche pas facilement
dans la maison avec des ailes, pas plus qu’on ne peut
les garder pour franchir la porte de la chambre et se
mettre au lit… Elles y sont bien encombrantes. On ne
sait où les mettre. Les anges sont comme les oiseaux,
ils volent ou restent debout sur leurs pattes, ils ne se
couchent pas. » C’est ce qui arriva, les ailes n’eurent
pas place au foyer.
Au début, Eulalia était une jeune femme discrète et
timide, comme en attente de quelque chose et
toujours aux aguets. Un intime espionnage
domestique. « Elle t’étudie, mon fils, remarqua la
mère, elle cherche ton point faible pour te dominer. »
Il n’était pas douteux qu’Eulalia l’étudiait, l’épiait
anxieusement, si bien qu’un jour Federico demanda :
« Mère, Eulalia semble attendre quelque chose.
— Certainement, mon fils, c’est clair, elle voudrait
avoir un enfant. » Federico resta songeur. Dans le feu
de son travail littéraire, et son ardent désir de gloire et
de renommée, il n’avait pas soupçonné que sa femme
vivait de cet espoir.
Sa mère continuait à prendre soin du rangement de
son bureau, où sa femme n’entrait que rarement,
paraissant même avoir cette pièce en aversion. Elle ne
voulait rien savoir des goûts et de la vocation littéraire
de son mari. Jamais on ne la vit lire un seul écrit de
Federico, et cependant elle lisait, surtout des romans,
pour combler le vide de l’attente. Ayant entendu sa
belle-mère encourager son fils : « Tu arriveras, mon
fils, tu arriveras ! », la jeune femme lui demanda :
« Arriver… mais où ? » Aux explications de sa belle-
mère, elle répondit avec une moue dédaigneuse :
« C’est ailleurs qu’il faut arriver… et puis, pour ce que
cela a d’importance… »
Les jours et les mois s’écoulaient, la jeune femme
était encore plus renfrognée et plus soupçonneuse.
L’ange avait perdu ses ailes, était redescendu sur la
terre que parfois même il piétinait. La crise éclata un
certain jour où sa belle-mère mettait en ordre des
papiers dans le bureau de Federico et essuyait la
poussière avec la même dévotion attentive que sur un
autel. Soudain Eulalia entra dans la pièce : « Laissez
cela, mère ! dit-elle brutalement. — Mais, ma fille…
— J’arrangerai tout cela », et s’emparant des papiers
placés sur le pupitre, elle les déchira en criant :
« Voilà, voilà… pour ce que cela vaut… » La
malheureuse mère fut sur le point de se jeter sur la
jeune femme pour lui arracher les précieux feuillets,
mais elle se contint et, la regardant tristement, les
larmes aux yeux : « Tu es jalouse, Eulalia. — De qui ?
De vous ? — De moi, non, ma fille, pas de moi… de la
littérature, de la vocation de ton mari. — Jalouse !
Jalouse…, non ! Qu’il écrive ce qui lui plaît… mais…
— Mais quoi ? ma fille, quoi ? — Rien. » Et elles se
séparèrent.
Le temps passait. Federico et Eulalia étaient mariés
depuis trois ans. La pauvre mère sentait la mort
planer sur la maison ; quelque chose de pire, même,
que la mort, car celle-ci implique qu’il y ait eu
naissance. Eulalia passait des heures vides enfermée
dans sa chambre ; Federico, dans son bureau, lisait et
écrivait en désespéré. Un jour, à table, par
inadvertance, la mère et le fils parlèrent de littérature
– sujet que, par un accord tacite, ils s’étaient interdit,
comme bien d’autres ; Eulalia éclata : « Et pourquoi
écris-tu, puisque nos revenus sont suffisants pour
nous trois ? » La mère et le fils se regardèrent,
angoissés. « C’est bien suffisant pour nous trois,
reprit-elle plus furieusement et d’une voix sifflante,
c’est bien assez ! » Et devant leur silence, elle
poursuivit : « Aujourd’hui pour nous trois… et bientôt
pour nous deux ! — Tu voudrais me tuer, ma fille ?
demanda la belle-mère — Non, mais à votre âge et
avec vos infirmités, vous n’en avez plus pour bien
longtemps, et nous resterons seuls tous les deux, tous
les deux seuls ! et pour cela pas besoin de
littérature ! »
À partir de ce jour-là, la santé de la pauvre mère
déclina et elle mourut au bout de quelques mois. « Tu
peux maintenant écrire une élégie sur la mort de ta
mère, dit Eulalia à son mari, puisque tu es incapable
de composer une ode triomphale pour l’anniversaire
de la naissance de ton premier enfant. » Federico
baissa la tête et fondit en larmes. Il venait d’entendre
de la bouche même de sa femme le secret qu’il avait
déjà deviné. « Tu crois, poursuivit-elle, que je n’ai
jamais rien lu de ce que tu écris… eh bien, j’ai
parcouru quelques passages et j’ai appris que toutes
ces poésies, ces contes, ces fantaisies, ces sottises
qu’emporte le vent, tu les appelles tes fils… spirituels !
Spirituels ! Spirituels ! Qu’est-ce donc que l’esprit ?
Crois-tu que je vais vivre d’esprit ? »
Et la guerre éclata, une guerre atroce. Federico fut
obligé de travailler et d’écrire hors de chez lui, Eulalia
faisant une chasse implacable à tous ses papiers. Elle
détruisait ses manuscrits, ses notes, même les lettres
qu’il recevait. « Toute cette paperasse t’abrutit ! » lui
dit-elle un jour, et elle ajouta : « Pourvu que… — Quoi
donc ? » demanda-t-il. Elle se contenta de lui
répondre : « Mais ces fils spirituels, hein ! spirituels…
Que Dieu nous donne un de ces fameux esprits ! »
La jeune femme, devenue une vraie diablesse,
poursuivait partout son mari. Une fois même, elle alla
jusqu’à le relancer à la rédaction du journal où il
écrivait et là, s’étant fait remettre les feuillets qu’il
rédigeait, les déchira en mille morceaux devant les
autres rédacteurs, en disant : « Voilà comment il faut
traiter les fils… spirituels ! » Federico en pleurait. Il
finit par s’enfermer chez lui, ne plus lire ni écrire,
faire pénitence, prisonnier de sa femme à laquelle
poussaient de nouveau des ailes, mais de diablesse,
dont il ne cessait d’entendre dans le silence le sinistre
bruissement.
Eulalia rentra un jour, avec une grande poupée, un
poupard, qu’elle venait d’acheter, caressait et
embrassait comme une folle. Elle la présenta à son
mari : « Allons, mon cher, embrasse-la, embrasse-
la ! » Federico était livide, tremblant, il lui semblait
sentir passer sur son front glacé le souffle des ailes
noires de la diablesse. « Embrasse-la, te dis-je,
embrasse-la ! » Le pauvre homme, atterré, posa ses
lèvres sèches et glacées sur ce visage de porcelaine.
« Là ! là ! mon ami, c’est ma fille… spirituelle ! Elle
m’a coûté dix douros… ce n’est pas cher, hein ! » Et
comme il gardait le silence, elle reprit : « Tu la trouves
trop chère ? — Non, dit le pauvre homme. — Alors,
reprit la jeune femme en secouant ses invisibles ailes
noires, tu peux maintenant te remettre à écrire et,
avec ce que tu gagneras avec ta plume, nous
achèterons d’autres enfants… spirituels ! » Ce même
après-midi, Federico se rendit au cimetière et là,
devant la tombe de sa mère, il songea au suicide. Mais
il entendit une voix silencieuse venue des profondeurs
de la terre qui lui murmurait : « Patience et courage,
mon fils, tu arriveras ! »
À son retour, sa femme l’entraîna dans le bureau et
lui montra la poupée couchée dans un petit lit installé
sur un des rayons de la bibliothèque. « Mais où sont
les livres qui étaient là ? » demanda Federico, ahuri,
comprenant que, dans ce sinistre drame, une pareille
question ne pouvait être qu’une sotte répartie
boulevardière. « Les livres ? Les livres ! Parle donc
plus bas, tu vas la réveiller… Je les ai jetés à la rue, je
les aurais bien brûlés, mais la fumée aurait gêné la
petite… ne la réveille pas… »
Quinze jours plus tard, la jeune femme rentrait
avec un autre poupon. « Vois, Federico, comme il est
arrivé rapidement, ce petit… pas même neuf mois,
quinze jours ont suffi. Et dire que pendant ce temps-là
tu n’as pas voulu écrire une seule ligne. Tu dois écrire,
oui, il le faut… Il leur faut des vêtements et nous
devons les élever… Encore heureux qu’il n’y ait pas les
frais de scolarité… bien que, qui sait ? Comment
ferons-nous alors ? Que deviendra-t-il ? Arrivera-t-il ?
Crois-tu qu’il arrivera ? Allons, embrasse-le ! » Le
pauvre esclave s’exécuta. D’autres livres prirent le
chemin de la rue pour faire place au petit berceau du
nouveau fils spirituel, c’est ainsi qu’Eulalia appelait
ses enfants. Désormais, chaque matin, à son lever, elle
obligeait son mari à embrasser les poupées. « Ce sont
mes fils… spirituels », lui disait-elle. Puis vint un soir
où elle coucha une des poupées entre elle et son mari.
La nuit fut atroce pour Federico, fiévreux et délirant.
Au réveil, sa femme remarqua : « Pendant toute la
nuit tu as appelé ta mère, du moins je suppose que
c’était elle, car tu criais mère ! mère ! Tu n’aurais pas
pu t’adresser à moi ?… Moi aussi, je suis mère, mère
spirituelle de mes poupées, comme tu es le père
spirituel de tes écrits. » Et elle éclata de rire, en
s’écriant : « Père spirituel ! Père spirituel ! »
Désormais, elle l’appela ainsi.
Un jour le drame éclata, ce fut un affreux spectacle.
Pénétrant dans le bureau, Federico s’empara des
poupées – il y en avait plusieurs – et les jeta par la
fenêtre, tandis qu’Eulalia, déchaînée, faisait suivre
aux livres le même chemin. Quand la pièce fut
entièrement vide et que les voisins alertés
accoururent, la jeune femme déclara avec un calme
effrayant : « Pas plus les uns que les autres ; pas plus
les tiens que les miens… Et maintenant faisons la paix
et allons ensemble prier sur la tombe de ta mère, car
nous sommes arrivés, Federico, nous sommes
arrivés ! » Federico s’enfuit. Ils se séparèrent, et
depuis il erre seul de par le monde, sans plus vouloir
lire, ni écrire, même un seul mot, ayant pris la
littérature en horreur. Quant à elle, elle se cloître en
un lieu où elle ne pourra jamais voir un enfant.
La renommée
1
VISITE AU VIEUX POÈTE
Sous le ciel éclatant, un lourd accablement pesait
sur le calme résigné de la petite ville, endormie dans
une sieste paresseuse. Je m’égarais dans les ruelles
désertes entourant la collégiale où l’on m’avait dit
qu’habitait le vieux poète, depuis si longtemps
silencieux. Je frappai à la porte de la seule maison de
l’une de ces venelles. Le bruit du marteau ébranla le
silence somnolent de la petite rue, flanquée, comme
une tranchée, d’un côté par le muret du jardin d’un
couvent, par des murs lézardés de l’autre.
On me fit entrer et, en traversant un jardinet
enfermé entre quatre murs, un de ces tristes jardins
emprisonnés au cœur de la cité, j’aperçus un vieillard
qui arrosait un pot de fleurs. Il s’approcha et je le
reconnus.
— Je monte tout à l’heure, me dit-il.
— Non. Je préfère vous faire ma visite ici, qu’est-ce
que ça peut faire ?
— Comme vous voudrez… Rose, descends des
chaises.
Une douce mélancolie se dégageait de ce petit coin
de nature enfermé entre les murets des maisons
voisines. Deux ou trois arbustes, refuges des oiseaux,
se dressaient jusqu’à leur hauteur, en quête de soleil.
Dans un coin, près d’un puits, un figuier
ombrageait un banc de pierre. La maison avait,
donnant sur le jardin, une galerie à balustrade de
bois. Le déversoir de la cuisine était utilisé pour
arroser un figuier. Tout cela respirait un abandon de
la nature associé à la ruine de la maison.
Dorée par les derniers rayons d’un soleil à son
déclin, altière, la tour de la Collégiale se dressait
victorieusement au-dessus du jardinet, imposant à ce
coin du ciel son profil anguleux. Des poules picoraient
sur le sol.
— Mon refuge et ma consolation, me dit-il.
— Mais je croyais que vous préfériez la vraie
campagne… Le plein air…
— Non, j’y vais de temps en temps, de plus en plus
rarement ; mais c’est pour revenir aussitôt m’enfermer
dans cette cage avec mes arbres, eux aussi
prisonniers, à la vue de cette tour, dans ce bosquet
enclos dans ses murs, où je crois voir un pauvre chien
malade, captif et nostalgique, faisant appel à mon
cœur, humblement couché à mes pieds. La tempête ne
souffle pas ici, le vent n’y agite même pas les feuilles.
Voyez ce figuier, mon figuier, comme il est
vigoureux ! À travers ses ramures je contemple la tour
d’or, cette autre colonne végétale aux exubérantes
frondaisons architecturales, œuvre d’art aussi. Si vous
entendiez comme résonne, entre ces vieux murs, le
lent tintement de ces cloches ! Quand leurs vibrations
s’amplifient, se dissipent dans cette paisible
atmosphère, mes pauvres arbustes semblent baigner
dans leur écho languissant… Cette maison me
rappelle celle de mon enfance, celle que l’inévitable
progrès a rasée. Elle avait le même jardinet. Et là,
mon esprit se complaît dans le rappel de mes
souvenirs d’enfance, retour à un doux passé après tant
d’années de rêveries.
— Mais vous n’avez jamais ressenti le désir de vous
évader, de retourner dans le monde ?… La gloire ne
vous a pas tenté ?
— Quelle gloire ? me demanda-t-il doucement.
— La gloire !…
— Ah oui, la gloire ! Pardonnez-moi, j’oubliais que
je parlais avec un jeune écrivain.
Il se leva pour enlever une chenille sur un des
arbustes, regarda un instant la haute tour dorée par le
soleil couchant et poursuivit :
— Ne croyez-vous pas qu’après s’être éteint, dissous
dans ce grand calme, l’écho de ces langues de bronze
ne puisse encore faire entendre, dans le silence, leur
doux rythme évanoui ? Oui, dans cet océan de silence,
dans son lit éternel, reposent les voix et les chants du
passé, attendant peut-être l’évocation suprême qui les
fera revivre pour entonner la glorieuse et éternelle
symphonie. Car elles chantent dans le silence…
Bien plus que je n’écoutais ses paroles, je
contemplais son beau visage de voyant.
— Oui, poursuivit-il, mon nom tombe dans l’oubli.
Presque personne ne le prononce, mais c’est
précisément au moment même où mon nom est
oublié que, peut-être, mon esprit, se confondant avec
celui de mon peuple, est le plus vivant et s’impose
avec le plus d’efficacité. Imaginez un penseur ou un
artiste, dont l’œuvre ne puise pas ses racines dans
l’âme de son peuple, lui est étrangère ou l’offense,
c’est alors que le nom de l’auteur doit être mis en
avant. Mais quand nos pensées, celles de tous ceux qui
nous entourent, quand ce que nous ressentons se
confond avec les sentiments de notre peuple, pour les
préciser, quand notre voix s’accorde avec celle du
chœur de tous les autres pour l’éternelle symphonie…
alors notre nom s’enfonce peu à peu dans l’oubli. Nos
idées sont alors celles de tous ; notre profil comme la
légende de notre monnaie s’efface ; mais elle a
toujours cours, car elle est de bon aloi. Quand le nom
d’un écrivain s’oublie, c’est le plus souvent au moment
où son influence s’exerce le plus fortement.
— Peut-être…, hasardai-je.
Mais lui, sans m’entendre, poursuivit :
— Mon nom ! Pourquoi sacrifier mon âme à mon
nom ? Le prolonger dans le fracas de la renommée ?
Non ! Ce que je veux c’est fixer mon âme dans le
silence de l’éternité, car, voyez-vous, jeune homme, on
sacrifie trop souvent l’âme au nom, la réalité à
l’ombre. Non, je ne veux pas que ma personnalité, ce
que les littérateurs appellent personnalité, étouffe ma
personne (et en disant cela il se frappait la poitrine).
Moi, moi, moi, ce moi concret qui respire, souffre,
jouit, vit, ce moi intransmissible… je ne veux pas le
sacrifier à l’idée que je me fais de moi-même, à ce moi
devenu un idéal abstrait, à ce moi artificiel qui nous
asservit…
— C’est ce que vous appelez le moi concret…
— C’est le seul véritable. L’autre n’est qu’une
ombre, la projection que le monde qui nous entoure
nous offre de nous-mêmes à travers ses milliers de
miroirs… nos semblables… Avez-vous jamais pensé,
jeune homme, au terrible combat qui se livre entre
notre être intime, celui qui s’arrache des profondeurs
de nous-mêmes, celui qui nous murmure le chant si
pur de la lointaine enfance, et cet autre personnage,
étrange et surajouté, projection simpliste qu’on se fait
de nous-mêmes, personnage qui nous est imposé et
finit par nous étouffer ?
— D’aucuns verraient là de l’égoïsme, me risquai-je
hâtivement à répliquer, avant que, me repentant, je
puisse retenir mes paroles.
— De l’égoïsme ? me répondit-il calmement. Oh
oui ! aujourd’hui on a inventé ce qu’on appelle
l’altruisme ! L’altruisme ! Voilà qui est immoral et
inhumain ; sacrifier à mon idée, ce n’est jamais que
sacrifier à une idée ; sacrifier à mon idée, à la mienne
propre, comprenez-le, à tous mes semblables, moi
compris, qui suis mon prochain le plus proche.
Il semblait se perdre dans quelque souvenir
lointain, hors des limites du temps, puis il poursuivit :
— Je ne veux pas dévorer mes semblables. Qu’ils
me dévorent, eux ! Qu’il est beau d’être une victime !
Se donner en pâture spirituelle…, être consommé…,
se dissoudre dans l’âme des autres ! Ainsi
ressusciterons-nous un jour quand tous seront unis et
Dieu au milieu de tous, selon saint Paul…
Seul le sommet de la tour restait encore en pleine
lumière. Le calme et le silence paraissaient plus épais,
interrompus seulement par le cri d’un martinet
traversant le petit bout de ciel au-dessus du jardinet
encagé.
— Regardez, regardez le chat comme il grimpe sur
ce petit arbre pour atteindre la fenêtre de la cuisine.
C’est là qu’il chasse les souris et ici, dans les arbres,
les oiseaux. Il m’amuse beaucoup. Quelle existence,
direz-vous ! Dans ce jardinet, avec ses arbustes, son
triste figuier, ses oiseaux, son chat, ses poules, ses
fleurs…, ruminant ses souvenirs et cultivant sa
tristesse ! Après le malheureux événement que vous
connaissez, je me suis retiré à la campagne pour y
reposer mon esprit malade dans une apaisante
quiétude. J’allais y chercher l’oubli des dégâts de la vie
citadine, du carrousel spirituel où se pressent nos
impressions quotidiennes. Là, à la campagne, j’ai
appris ce qu’est le sommeil, et celui qui ne sait pas
dormir est incapable de vivre. À la ville, les regards,
cette atmosphère de souffles anxieux, de désirs
impurs, de rancœurs, de sourires équivoques, ces
politesses, ces retards, ces arrêts… tout cela nous
électrise. C’est une suite sans fin de pinçons
insignifiants, de chatouillements imperceptibles, qui
nous galvanisent et finissent par avoir raison de nous.
Je suis venu me plonger dans le grand bain, en plein
air et en pleine lumière, dans le calme, dans l’eau
dormante des heures paisibles et pour y réfléchir
méthodiquement, tranquillement, de tout mon corps
et de tout mon esprit, et non pas seulement avec ma
tête, conscient de ce que vous appelez la personnalité.
Il fut interrompu par la voix sonore de la cloche de
la collégiale, égrenant l’angélus du soir. Regardant les
arbustes qui eux aussi semblaient attentifs, il se tut un
instant. Je respectai son silence, puis, calmement, il
reprit :
— De la campagne, je suis venu dans ce refuge. J’ai
renoncé à ce moi fictif et abstrait, où je me
complaisais dans la solitude de mon propre vide. Je
cherchais Dieu à travers lui, mais comme ce moi était
une idée abstraite, un moi glacé et confus, par
ricochet je ne rencontrai Dieu que dans sa projection
dans l’infini, à travers un brouillard également glacé
et diffus : un Dieu logique, muet, aveugle et sourd. Je
fis alors un retour sur moi-même, sur le malheureux
mortel qui souffre, espère, jouit et croit, sur celui que
réveille le soubresaut d’un cœur malade, et là, dans ce
pauvre jardinet, près de ces amis tristes et silencieux,
je m’abandonne à la plus profonde philosophie, celle
qui consiste à ressasser de vieux lieux communs. Je
médite les paroles de Mme Paula, une brave voisine,
source inépuisable d’idées reçues sur la fragilité du
bonheur et la nécessité de la résignation. Et d’autres
fois, à l’ombre de ce figuier, tout bruissant du concert
harmonieux des moineaux et des ortolans, je lis
l’Évangile. Et dans ce livre m’apparaît le Fils de
2
l’Homme , l’homme même, palpable, concret, vivant,
et à travers le Christ avec lequel je parle, je parviens
jusqu’à son Père, sans raisons logiques, par le chemin
du cœur…
— Quelle existence ! murmurai-je.
Et lui qui m’entendit :
— Oui, je sais que vous autres dissertez beaucoup
au sujet de la vie et dites qu’il faut l’aimer. Mais vous
l’aimez comme une maîtresse et non comme une
épouse. La vie ! Je m’y suis enterré. Je suis mort en
pleine vie, en elle-même. Il faut vivre ! Et
pourquoi ?… C’est cela, pourquoi ?… Pourquoi tout
cela ? Dites-moi pourquoi ?… Je ne veux pas immoler
mon âme sur l’infâme autel de ma renommée, à quoi
bon ?
Lorsque je le quittai, à la nuit tombée, il me
semblait que le bruit de mes pas retentissant dans
l’obscur silence de la ruelle déserte scandait, tel le vol
saccadé de la chauve-souris, le « pourquoi » du vieux
poète.
3
DON MARTÍN OU DE LA GLOIRE
Pauvre don Martín ! Jamais je n’oublierai notre
dernier entretien. Pauvre don Martín ! Vieil et
glorieux écrivain, déjà classique de son vivant ! Ce fut
là son testament : assister à sa propre
immortalisation. Il se regarde dans son fantôme, et il
tremble. L’immortalité de son nom le plonge dans le
découragement.
Pauvre don Martín ! Quelle triste histoire que la
sienne ! Le fait est qu’il n’est qu’un simple mortel, un
pauvre mortel pour le meilleur comme pour le pire.
Penser que son nom pourrait se perpétuer peut-être
pendant des siècles lui fait envisager, avec encore plus
d’amertume, une mort qui ne saurait être lointaine.
J’avais entendu parler des tristesses de don Martín,
de ses regrets des temps de sa célébrité, de son
hypocondrie. On m’avait même assuré qu’il présentait
les premières atteintes du délire de persécution. Mais
ce que je pus entrevoir est que, telle Calypso, don
Martín, dans son désespoir de ne plus promouvoir
cette renommée qui jadis couvrait notre pays, est
incapable de se consoler de son immortalité. Alors
que son nom repose au plus profond de la mémoire de
ses compatriotes, il voudrait être encore à fleur d’elle.
C’est que don Martín – qui en douterait ? – se
trouve déjà au rang de nos immortels, c’est un
classique de notre littérature. Et le regret que le
pauvre homme éprouve, sans en avoir clairement
conscience, c’est bien celui de ne plus être un simple
mortel. Nous ne sommes rien d’autre qu’un peu de
poussière.
Il fut un temps où la publication d’un livre de don
Martín était un événement national. Le public, en
quelques jours, en arrachait des mains des libraires de
nombreux exemplaires. On discutait ses opinions,
portées au pinacle ou mises plus bas que terre.
L’auteur se réjouissait et souffrait à la fois, hésitant
entre un espoir démesuré ou un désespoir sans fond ;
bercé par les applaudissements, il rêvait de gloire. Et
maintenant que la gloire lui est acquise, il ne la
perçoit plus. Aujourd’hui, ses livres s’écoulent
lentement, à un rythme calme et continu, et le pauvre
don Martín ne comprend plus et soupire après les
jours où ses livres déferlaient en tornades sur le
public. Il pouvait lire alors ce qu’on écrivait sur
l’auteur et ses ouvrages ; il entendait les
applaudissements et les louanges, tandis
qu’aujourd’hui il ne peut percevoir les battements de
cœur des jeunes bacheliers tenant en main les
ouvrages classiques de don Martín. Aujourd’hui,
victorieux, il soupire après la bataille. La gloire est
bien peu de chose, ce qui est beau c’est de lutter pour
la conquérir.
— On ne se souvient plus de moi, me disait-il, les
larmes aux yeux, on ne parle plus de mes œuvres…
— Pas plus qu’on ne parle des strophes de Jorge
4
Manrique , lui fis-je remarquer, pas plus qu’on ne
discute au café les drames de notre vieux théâtre… Et
vous, don Martín, vous êtes déjà un ancien.
— Un ancien… un ancien… Non, non, la jeunesse
ne m’aime pas…
— Souhaiteriez-vous donc qu’on parle
continuellement de vous, qu’on apprenne vos œuvres
par cœur et qu’on les récite partout ?…
— Oh non, non ! Ce n’est pas cela, mais…
— Voyez, il y a peu de temps, j’ai relu Le Fantôme
de la forêt…
Il me coupa brusquement la parole :
— Le Fantôme de la forêt ! Ne m’en parlez pas…,
m’interrompit-il vivement. Ne m’en parlez pas… c’est
insupportable. J’ai essayé à plusieurs reprises de le
relire, et j’ai trouvé ça impossible. Ce n’est pas moi qui
ai écrit cela, je n’ai pu le faire…
— Pourtant, le public…
— Oui, c’est de mon œuvre le livre que le public
préfère. C’est naturel c’est son œuvre, car ce n’est pas
5
moi qui l’ai fait, mais mon public .
— Et c’est précisément l’ouvrage qui va vous
immortaliser, ajoutai-je, non sans malice.
— M’immortaliser ? Un soir, je m’étais assis sur un
banc près de la statue de l’un de nos plus grands
hommes, un immortel, et j’ai compris alors qu’il
n’était plus qu’un bronze et un souvenir, et moi un
être de chair et d’esprit. Quelle âme abrite-t-il ? Quel
souvenir conserve-t-il, si on ne le regarde et si on ne le
reconnaît pas ? « Quel atroce martyre, pensais-je en
moi-même, si Dieu condamnait ma pauvre âme à
s’incarner ainsi dans une statue, à être emprisonnée
dans ce bronze, regardant passer à mes pieds ces gens
presque tous indifférents ! » Je me pris à songer que
pareille épreuve pourrait m’être infligée par le Juge
suprême en châtiment de ma folle soif de gloriole.
— Et le souvenir que vous avez laissé dans les
cœurs, bien plus que dans les cerveaux, des
générations futures ?
— Mon souvenir ? Qu’est-ce cela ?
— Votre renommée est une chose si naturelle, les
idées que nous vous devons font partie des concepts
généraux de notre peuple, aussi est-il inutile de le
rappeler expressément à chaque instant. Vous êtes
devenu une habitude.
— Une habitude… une habitude… Ce qui se fait
par habitude se fait inconsciemment… Mon esprit se
disperse, se fond dans celui de mon pays, vous avez
peut-être raison, mais il s’y perd. Je ne suis plus moi.
J’ai perdu ma personnalité.
— Mais n’est-ce pas ainsi se survivre ?
— Non, ce n’est pas moi qui survivrai, mais mon
œuvre. Mes livres me survivront…
— C’est une consolation que de se perpétuer dans
ses enfants…
— Se perpétuer ? Quel vide profond se dégage de la
désillusion de vivre ! Et, dites-moi, ne suis-je pas moi-
même un enfant, mon propre enfant ?
Il se tut et, devant la tristesse de ses paroles, je
devinai toute l’angoisse qui le tenaillait à la pensée
que son œuvre devait lui survivre, qu’elle s’était
emparée de toute son existence. Le pauvre homme
aurait eu quelque confiance en l’autre vie, celle
e
d’outre-tombe, pour autant qu’au XXX siècle les
manuels de littérature parlent encore de lui.
Brusquement il releva son visage assombri et reprit :
— Oh la foi ! la foi sacrée de ceux qui ont donné au
monde des œuvres anonymes ! Parmi elles,
6
L’Imitation de Jésus-Christ , dont son auteur n’a pas
vendu son âme pour son nom. C’est qu’il croyait à une
autre immortalité, travaillant pour l’éternité et non
pour l’Histoire. Mais aujourd’hui nous sommes
accablés parce que nous savons que nous devons
mourir… qu’il faut vraiment mourir. Quels hommes !
Des animaux par leur vie de privations, d’héroïsme,
d’abnégation, d’incroyables prouesses, ou d’indicibles
martyres, assoiffés et fous d’immortalité, mais avec la
foi ! Aujourd’hui, cette même hantise lance des
multitudes sur le chemin de la gloire ; comme la
gloire que nous recherchons n’est que l’ombre de
l’immortalité et, à vrai dire, une véritable tromperie,
tout notre héroïsme n’en est que l’ombre. Il n’y a pas
de place pour les héros, étouffés par leurs statues.
Être un héros pour finir en statue, dans une attitude
héroïque, cela n’en vaut pas la peine.
— Mais… et la satisfaction d’avoir réussi sa vie ?
D’avoir fait le bien pour le bien, le beau pour le beau,
le vrai pour le vrai, la vie pour la vie ?
— Quoi ! vous aussi vous me servez pareilles
sornettes ? Ces jeunes gens prétendent libérer les
corps de la gravitation. La beauté pour la beauté est,
pour moi, ce qu’il y a de plus laid ; le bien pour le
bien, la chose la plus immorale ; la vérité pour la
vérité, la plus illogique. La vue d’un altruiste me met
sur mes gardes ; je n’aime que les êtres naturels. Si
vous voyiez un rocher suspendu sans aucun soutien,
tel un aérolithe ou un météore, au-dessus de votre
tête, vous finiriez par vous mettre à l’abri le plus
rapidement possible. Fuyez pareillement tout homme
sans égoïsme car, s’il venait à tomber, il vous
écraserait. L’égoïsme culmine dans la volonté de se
survivre, d’être immortel pour de bon et non
fictivement. Ces jeunes gens… ces jeunes gens… et
parmi eux Esteban Pobedaño, auteur de ce fameux
drame qui a pour titre La Vie…
Il se tut. Il est peu de choses qui attristent autant
don Martín que de voir les jeunes escalader la
montagne escarpée de la gloire. De nouveaux
candidats au Panthéon, pense-t-il. Et à cette idée il
ressent la même tristesse que les justes à la pensée
que l’enfer n’existe peut-être pas… Pauvre don Martín,
l’immortel condamné à mourir ! Le classique de la
vie ! Pauvre don Martín, qui n’a pas compris que la
gloire se donne tout entière à chacun de nous, qu’elle
est d’autant plus grande qu’elle est répartie entre le
plus grand nombre ! Pauvre don Martín, qui ignore
que chaque divinité nouvelle, entrée au Panthéon,
réfléchit sur les autres sa propre gloire ! Pauvre don
7
Martín, fait de terre et de souffle , pas encore de
bronze et de gloire ! Pauvre don Martín ! Bienvenue
sera la mort qui lui ouvrira les portes de la vérité ou,
pour le moins, lui fermera celles du mensonge et de
l’illusion ! Mais jamais je n’oublierai l’effroyable
propos que, certain soir, je lui ai entendu tenir, dont
le souvenir me donne le frisson et me fit pénétrer
jusque dans les profondeurs de son fantastique esprit.
— Ce que vous ne pouvez savoir, me dit-il, c’est
l’effroyable impression que me donne la perception du
néant d’outre-tombe. Penser que j’ignore même le
secret – si tant est qu’il y en ait un –, que si je meurs et
qu’il n’y ait rien au-delà, que je n’ai même pas la
consolation de le savoir ; que de ce néant on ne peut
avoir conscience… mourir, mourir pour ne pas
connaître le secret de la mort… Alors pourquoi
mourir ? C’est terrible, jeune homme ! Non seulement
ne pas être, mais encore ne pas savoir qu’on n’existe
pas !…
« Quel pathos, me dis-je, cet homme est
complètement fou. » Et sur le moment je ne me rendis
pas compte de tout ce que ses paroles me révélaient
sur son état de conscience. Mais je frissonnai
instinctivement, comme si j’avais touché une
apparition impalpable, glacée, un fantôme, un esprit
immonde.
La personnalité de don Martín a toujours exercé
sur moi une lugubre fascination, surtout depuis ce
jour où il me dit, en posant sa main sur mon épaule et
avec un sourire amer :
— Jeune homme, essayez donc une nuit, une fois
couché, de vous figurer que vous n’existez pas. Vous
verrez alors, vous verrez, quel bouillonnement
s’empare de votre esprit et comment on se guérit de
cet état de grâce pestilentiel, propre à ceux qui ne sont
pas encore parvenus à ce dégoût d’avoir vécu, d’avoir
vécu, jeune homme, non de vivre.
Lorsque je me rappelle ces propos et d’autres
encore, je n’ai plus aucune indulgence pour don
Martín, et si j’étais le Juge suprême, je le
condamnerais à une prison éternelle dans sa propre
statue.
8
AU PIED D’UN CHÊNE
C’était un jour du brûlant été. Notre homme était
allé aux champs, mais avec un livre, et s’était étendu
9
au pied d’un arbre, un chêne, pour une sieste
alternant avec la lecture. Pour fabriquer le papier sur
lequel on fait un livre, il faut abattre un arbre et il ne
donne plus d’ombre. Que préférer, le livre et sa
lecture, ou l’arbre et la sieste sous son ombrage ?
Livre ou arbre ? Le plus et le moins ?
Notre homme, à demi distrait, se mit à lire – dans
le livre de papier, non dans celui de la nature, pas plus
que dans l’arbre –, quand un violoneux, je veux dire
un moustique, commença à l’importuner en
vrombissant près de son oreille. Il le chassa, mais le
petit violoneux continuait à distraire le lecteur jusqu’à
ce qu’il n’eût d’autre remède que de l’écraser d’un
revers de main. Cela fait, notre homme reprit son livre
mais, en tournant la page, il trouva, entre les deux
feuillets suivants, le cadavre, ou plus exactement la
momie, d’un autre moustique. Depuis quand était-il
là ? Depuis combien d’années ? Le livre était une
édition ancienne, plus que séculaire. Comment était-il
venu se réfugier là, entre les feuillets de ce vieux
bouquin, ce moustique dont la momie s’était
conservée ? Qu’était-il venu y faire ? Y pondre, ou y
chercher refuge après la ponte ? Serait-ce un
moustique érudit ? « Et qui sait, se dit notre homme,
si ce violoneux que je viens d’écraser n’est pas un
descendant à la vingtième ou à la centième
génération, l’arrière-petit-fils de l’arrière-petit-fils de
celui dont la momie gît dans ce livre ? Et qui sait si ce
petit violoneux que je viens d’abattre ne venait pas me
chanter à l’oreille la même sonatine, la même
cantilène, le même air de violon que cette autre
momie pour toujours silencieuse entre ces pages ? »
Et c’est alors que de nouveau retentit à son oreille le
vrombissement de l’instrument du petit violoneux
qu’il venait d’abattre. Il ferma le livre, en y laissant la
momie du vieux moustique. Pourquoi lire plus avant ?
Il était préférable d’écouter ce que lui diraient les
champs et leurs créatures.
Déjà notre homme n’osait plus attenter à leurs vies.
Une fourmi commençait à l’importuner. Il la prit, la
posa sur le sol afin qu’elle puisse poursuivre son
chemin. « Pauvre petite ! Quelle vie ! » se dit-il, puis il
se mit à penser à la fourmi et à la cigale : si celle-ci
chante, ou plutôt joue de la guitare, elle ne le fait pas
par paresse, elle en joue avec ses élytres, avec ses
ailes, tout en pompant avec sa trompe, collée à l’arbre,
la sève de l’olivier. « Quel admirable troubadour qui
joue de la guitare et aspire en un même temps !
Souffler et boire en même temps est impossible, mais
avec un peu d’habitude on peut à la fois téter et jouer
de la guitare. »
Puis, une aigrette, une de ces graines volantes de
chardon, vint heurter son visage. La pauvre fleur,
emprisonnée dans la plante, elle-même prisonnière du
sol par ses racines, ne peut que laisser tomber sa
graine, mais on a prévu pour elle des ailes qui,
l’emportant au gré du vent, la dispersent au loin. La
plante est sédentaire, la graine vagabonde. L’aigrette
l’emporte vers un autre sol. Ce nouvel incident
l’engagea à s’étendre par terre, et notre homme,
oubliant les deux violoneux, la fourmi et la cigale, se
mit à lire dans le livre de la nature – le bouquin
fermé – ce qu’il avait déjà lu dans les livres en papier.
Ce sont bien eux qui nous apprennent à lire dans le
grand livre de la nature. L’art n’est-il pas la nature,
comme dit Schiller ?
Le sommeil le gagnait quand il reçut sur la tête un
de ces filaments volants qu’en français on appelle
poétiquement fils de la Vierge, et en espagnol babas de
buey – « bave de bœuf ». Que ce nom est poétique,
bien qu’à l’entendre pour la première fois il ne le
paraisse pas. Ce ne sont que des fils de toile d’araignée
que l’insecte, par une sécrétion de ses entrailles, lance
à travers les airs à la recherche d’un nouvel
établissement. (Dans mon ouvrage L’Agonie du
10
christianisme j’ai traité métaphoriquement ce sujet .)
Et notre homme, déjà instruit par les livres, de
méditer, ou plutôt de laisser courir son imagination
sur l’araignée et le fil de la Vierge, sur la bave de
bœuf. L’araignée n’avait pas tissé sa toile dans l’espoir
que quelque pauvre mouche tombât dans ce piège,
mais, navigatrice aérienne, aéronaute errante, elle
avait lancé en exploration un fil issu de ses entrailles.
Et notre rêveur n’était pas loin de ressentir les
palpitations du corps de l’araignée. Ne pourrait-on les
déceler aussi dans le vrombissement du moustique,
voire dans les pages du livre ? Et de se rappeler ce
curieux dicton des paysannes au sujet de leur mari :
« Mon homme est si brave qu’on le conduirait avec
une bave de bœuf… » Tout en parlant ainsi de bave du
bœuf de labour, et non d’un autre bœuf, la femme,
sans le savoir, laisse entendre qu’un brave homme se
laisse conduire par les liens du cœur.
Il se souvint alors d’une sorte de rhume, dont il
avait souffert, il y avait peu de temps, un picotement
des fosses nasales, lui dit-on – des hommes de livres,
évidemment –, provoqué par le pollen des fleurs de
certains arbres. Le frémissement nuptial de ces fleurs
lui avait donné le rhume des foins. Et tous, le
moustique, la fourmi, la cigale, l’araignée et la fleur,
lui chantaient la même chanson. Là-haut, sur le
chêne, la candela, sa fleur discrète, commençait à
donner naissance au gland. Il se souvint alors
comment, empruntant au cœur du chêne son cylindre
11
rougeâtre, vidé de sa moelle ligneuse, les charros
taillent ces flûteaux où chante le cœur de l’arbre mort.
La conclusion de ses réflexions fut un profond
dégoût de cette autre existence – la politique – où il se
voyait prisonnier, comme la mouche dans la toile de
l’araignée, des fourmis et des cigales qui chantent et
tètent en même temps, des baves de bœuf et des
moustiques du monde politique. Il ramassa le livre,
toujours fermé et, ce faisant, quelque chose tomba
d’entre les feuillets, la momie du vieux moustique ?
non, mais un morceau du journal qui lui servait de
signet et sur lequel s’étalait un manifeste électoral.
Il le ramassa, creusa un trou dans la terre, au pied
du chêne, et l’y enfouit. « Bah ! se dit-il, si du cœur de
ce chêne on tire une flûte, on ne jouera pas sur elle
cette rengaine électorale. »
Et il partit, le regard fixé sur un temps et un monde
étrangement éloignés du présent.
La pédagogie
1
LE DIAMANT DE VILLASOLA
Le maître d’école de Villasola était doué d’une
grande perspicacité et d’un enthousiasme comme on
en rencontre peu dans cette catégorie d’enseignants.
Aussi, dès qu’il découvrait chez un de ses élèves une
intelligence solide et claire, éprouvait-il la joie du
lapidaire auquel on vient de confier un superbe
diamant brut.
Quel sujet pour ses expériences et pour prouver sa
virtuosité ! Quel merveilleux cobaye pour ses
expériences pédagogiques ! Matière parfaite,
pédagogiquement parlant, pour tenter de nouvelles
2
méthodes in anima vili ! Bien que n’ayant pu encore
la réduire en une formule, le maître d’école de
Villasola avait la profonde conviction que les enfants
ne sont que des instruments pour faire de la
pédagogie, comme les malades pour faire de la
pathologie. Si « la science pour la science » était sa
devise favorite, elle en cachait une autre, pour le
moins secrète : « La science pour ma satisfaction
personnelle et mon propre développement. »
Il s’emparait alors de l’enfant prodige pour le
dégrossir. Quel repos après cette mêlée inutile au sein
de tant de vulgarité, avec tous ces charbons qui ne
donneront jamais que du graphite ! « Quel contraste,
pensait-il, tous sont matière à travailler, mais, parmi
tous ces obscurs matériaux, en voilà un dont l’esprit
se cristallisera en un diamant. »
Le maître d’école se mit à l’œuvre : il avait dressé le
plan de l’harmonieuse figure polyédrique, des
multiples facettes, des angles. De quel éclat devait-il
illuminer le monde et quelle admiration pour
l’habileté du lapidaire qui l’aurait taillé !
L’élève était docile, tout en conservant sa qualité
intrinsèque : la dureté diamantine. Mais, quand il eut
pris conscience de son propre éclat, il se compara aux
lourdauds qui l’entouraient et se soumit entièrement
aux manipulations de son lapidaire.
Que de facettes ! Quelle eau ! Quels éclats ! Que de
science et comme tout s’ordonne bien en un superbe
polyèdre ! Il était le phénix du village. Quand il prit la
parole au casino, ce fut un jour de gloire pour
Villasola. Que tout cela était ajusté, enchaîné sur un
fil continu et tendu !
Il présentait une facette, tantôt une autre, faisant
miroiter mille chatoiements, maintes irisations
changeant au gré des reflets allumés dans son esprit
par la lumière froide et diffuse de la science. Quel
orateur !
o o
Quelle tête ! Tout y était catalogué, classé en 1 , 2 ,
o
3 , en A et B majuscules, a et b minuscules,
correspondant, dans un tableau synoptique, à des
points de repère différents, à des repères de repères.
Un jour vint où le prodige de Villasola prit son
envol vers la ville pour y faire carrière. Une foule
l’accompagna jusqu’à la gare. La population le suivait
avec tout son cœur, sans que, pour autant, il lui rendît
la pareille. Les mères le proposaient pour modèle à
leurs fils, le convoitant aussi pour leurs filles, qui
soupiraient après lui. Les envieux se tordaient de
jalousie. Mais, en toute vérité, le plus orgueilleux était
le maître d’école de Villasola, le lapidaire de cette
merveille qui, en échange, devait témoigner de sa
virtuosité. Pour rehausser à l’usage ses qualités, il
avait retardé, autant qu’il le pouvait, le temps où il lui
faudrait s’enchâsser dans une formation sociale. Il se
voulait solitaire.
Le diamant de Villasola se lança dans le torrent de
la société, au lit de sable, semé de galets roulés et de
poussières de diamants éclatés. On commença par
l’admirer, puis, bientôt, blessé par ses arêtes, on le
laissa tomber. On le promena de salon en salon, le
retournant en tous sens pour en contempler les
reflets, et cependant personne ne le recherchait, si ce
n’était pour le monter en épingle. Mais lui voulait
rester libre, sans entraves.
En attendant, le courant le drossait contre le sable
du lit du torrent, dans la poussière des diamants
brisés.
Il avait sollicité, bien plus que demandé, une jeune
femme riche de le pousser. Il n’en reçut qu’affronts et,
cette nuit-là, mordant son oreiller, isolé et inconnu, il
comprit qu’il n’était qu’un misérable caillou, sec et
glacé.
Sa puissante intelligence, qui avait tout embrassé,
faiblissait peu à peu ; les facettes du diamant
émoussées, son esprit se voilait, se troublait, ne
laissait plus filtrer qu’une vulgaire lumière. Il vit alors
ses anciens condisciples, ces modestes charbons qu’il
méprisait, s’associer et, cette solidarité aidant, tel un
courant électrique qui les parcourt en les unissant,
briller de leurs propres feux, eux les obscurs, et
donner une étincelle, aussi bien que lui, diamant
diaphane. Les malheureux se consument au travail,
tirant leur lumière de leur chair et de leur sang, certes
douloureusement, mais avec amour, unis dans une
sainte et fraternelle communion des efforts. Et lui,
seul, solitaire, impénétrable, ayant perdu ses feux, à
quoi était-il bon ? À rayer le verre, ayant conservé sa
qualité essentielle et intime : la dureté.
Il fallait le voir aux tables des cafés, ce diamant de
Villasola, quand après quelques petits verres de
cognac, il démolissait quelque réputation bien établie
ou prenait le contre-pied d’une opinion admise…
Quelle éloquence âpre, sèche, dure, grinçante ! Que
ses facettes étaient ternies ! C’est maintenant qu’il se
révèle, usé, poli par le frottement, et apparaît tel qu’il
est en réalité : un morceau de charbon cristallisé.
Lorsqu’il apprit la fin de son diamant, le maître
d’école de Villasola se posa cette difficile question :
« La pédagogie est-elle une science pure ou
appliquée ? » Mais le lapidaire de Villasola aura
toujours ignoré qu’il est plus efficace d’extraire la
lumière de la chaleur accumulée dans le charbon que
de vouloir faire jaillir une chaleur vivifiante de la
lumière artificielle et simplement réfléchie d’un
diamant.
LE MAÎTRE D’ÉCOLE
3
DE CARRASQUEDA
« Laissez parler votre cœur, mes enfants, il voit
clair même s’il ne voit pas bien loin. Tu es appelé pour
apaiser une querelle de village, pour éviter un bain de
sang, et voilà que, sur ton chemin, tu entends les
appels angoissés d’un enfant tombé dans un puits. Le
laisseras-tu se noyer ? Lui diras-tu : “Je ne peux
m’arrêter, mon pauvre petit, tout un village m’attend
pour le sauver” ? Non ! Obéis à ton cœur, arrête-toi,
mets pied à terre et sauve l’enfant ! Le village… qu’il
attende ! Peut-être que cet enfant sera le sauveur ou le
guide, non d’un village, mais de bien d’autres. »
Voilà ce que ne cessait d’enseigner don Casiano, le
maître d’école de Carrasqueda de Abajo, à quelques
grands garçons qui, pendant qu’il parlait, le
regardaient avec des yeux qui semblaient l’écouter.
Mais le comprenaient-ils ? C’était là un problème
qu’en sa qualité de brave instituteur don Casiano ne
s’était jamais posé quand il épanchait ainsi son cœur
devant ses élèves. « Ils n’en comprennent peut-être pas
toute la lettre, se disait-il, mais pour ce qui est de la
musique… » Pourtant, il y en avait un, parmi eux,
4
pour le comprendre : notre Quejana .
Quelle belle âme c’était, ce pauvre maître d’école de
Carrasqueda de Abajo ! Nous, qui le connûmes dans le
e
dernier tiers du XX siècle, aurions grand-peine à
reconnaître dans ce vieillard infirme, sombre et
résigné, le jeune homme ardent, plein d’ambition et
de projets qui, vers 1920, arriva dans ce pauvre village
où il finit ses jours, ce Carrasqueda de Abajo,
aujourd’hui célèbre pour avoir été le berceau de
Ramón Quejana, que beaucoup surnommèrent le
Réparateur.
Carrasqueda n’était qu’un pauvre petit village
quand don Casiano y arriva, et ses habitants, de
véritables sauvages. Que de soucis et de peines en
perspective ! Apprendre, tout d’abord, aux villageois à
se laver. La crasse, la saleté et l’ignorance régnaient
partout. Il fallait leur nettoyer et le corps et l’esprit ; et
il y avait là plus à enlever qu’à mettre, là comme
ailleurs.
Rien à faire avec les anciens du village qui avaient
réponse à tout. Cela n’a pas cours ici ! « Il y a plus de
sagesse chez le fou dans sa maison que chez le sage
hors de chez lui », était leur refrain favori. Couvrir les
fumiers, ne pas les amonceler en tas sur les terres, ne
pas… bah, bah, bah ! Prétendre vouloir apprendre à
labourer à des laboureurs de toujours… « Monsieur
l’Instituteur, apprenez le catéchisme aux enfants et
puis, si vous avez le temps, à lire et à écrire, et laissez
de côté ces sornettes. »
Chaque visite du conseil à l’école était un véritable
supplice pour le pauvre maître. Il aurait bien voulu
supprimer le discours d’usage, lors de la venue de
l’inspecteur, mais le curé lui fit observer :
— Mon cher ami Casiano, il ne s’agit plus de
pédagogie, ni de ce qu’on devra faire plus tard, les
vieux sont les vieux, bien qu’ils ne le veuillent pas, et il
faut que le fils du maire fasse son petit discours,
comme toujours en pareille circonstance, et ce qui
serait encore mieux, en vers… et surtout que personne
ne le comprenne…
Le maître d’école eut une idée. Il s’adressa au petit
Ramón, le fils du sieur Quejana, le maire, pour
persuader son père de l’inutilité de ce discours. « Le
gamin sera plus compréhensif que son géniteur,
n’ayant pas autant de temps à perdre », pensa-t-il. Et,
en effet, il s’attacha au jeune homme : quel gamin ! lui
donna des leçons et, au-delà de cet enfant, s’adressa
aux autres. Quand personne, pas même Ramonet, ne
le comprenait, il s’exclamait, de mauvaise humeur :
« C’est comme si je parlais aux murs ! » Puis aussitôt
se demandait : « Les murs entendent et… même
parfois comprennent. »
Dieu n’avait pas béni son union, mais il considérait
Ramonet comme son fils et à travers lui le village, tout
Carrasqueda. « Je ferai de toi un homme, lui disait-il,
je ferai de toi un homme, laisse-toi aimer. Et Ramonet
s’abandonnait, se laissait aimer. Le maître lui
inculqua les ambitions et les hautes aspirations qui,
sans savoir comment, étaient assoupies dans son
cœur. Dans les champs ensemencés, sous la voûte
infinie des cieux, entouré de ses élèves, Ramonet à ses
côtés, il leur parlait à cœur ouvert. Quejana – nous
l’avons entendu plus d’une fois – se plaisait à rappeler
ses propos sur Jésus, un artisan de village mis à mort
par les gens de la ville, ou lorsque, longeant une terre
en friche, il s’exclamait : « Vous croyez qu’elle ne fait
que se reposer ! Erreur ! L’air doux et paisible la
refait, alors que les tempêtes ne font que bruit et
dégât… »
Ces enfants devenus des hommes, des pères de
famille, don Casiano les réunissait tous les dimanches
pour une lecture qu’il commentait. Il les décrassait de
corps et d’esprit, leur apprenait à recouvrir le fumier,
à l’utiliser et, surtout, à garder au fond de leur cœur
l’innocence d’une perpétuelle enfance.
Mais toutes ses préoccupations allaient à Ramonet,
parti terminer ses études à la ville. L’été, aux
vacances, quelles promenades dans les jachères !
Tout le monde connaît la brillante carrière de don
Ramón, ses premiers succès, son ascension, son
triomphe final, comme ses découragements, ses
doutes et ses peines. Lorsqu’en 1850, après sa rupture
avec la Ligue, Ramón se retira dans son village, déçu
et découragé, ce fut son premier maître qui le
réconforta en lui enseignant l’amour de la patrie et en
l’entretenant de son rêve d’une Espagne qui ne serait
pas de ce monde. Quand, après sa victoire définitive,
il revint au village pour recueillir le dernier soupir de
sa mère, quelle ne fut pas leur étreinte, lui et don
Casiano, sur la place du village, et l’émotion des
habitants !
La phrase bien connue par laquelle Quejana
commençait presque tous ses discours : « Mon maître
m’a dit une fois… » rendit célèbre le nom de don
Casiano. On rit au début de ce leitmotiv qui
rapidement retint l’attention et la réflexion de
l’auditoire.
Don Ramón voulut un certain jour le décorer. On
raconte qu’il lui répondit : « Ramonet, c’est toi ma
décoration. » Il n’insista pas davantage.
— Et si vous étiez parti, don Casiano…
— Partir ? Mais où ?
— Vous auriez acquis aujourd’hui une position, un
renom, la gloire…
— Position ! Renom ! Gloire ! Et Carrasqueda de
Abajo ? Et toi, mon petit Ramón, et toi ? Non, je ne
suis pas de ceux qui amassent de l’argent pour se
constituer un capital, se sont saignés pour thésauriser
et laisser quelques petits revenus aux enfants. Ce que
j’ai gagné un jour, je l’ai toujours rendu le lendemain
en même monnaie. J’ai dépensé mon esprit à
Carrasqueda en menue monnaie, et cela vaut bien un
nom illustre de par le monde, un nom qui me procure
un revenu d’éloges. Carrasqueda est tout mon univers,
cette pauvre terre où tu souhaiterais que je laisse un
nom n’est qu’un Carrasqueda un peu plus grand.
Regarde les étoiles, mon petit Ramón, rappelle-toi ce
que je t’ai appris et tu seras convaincu. Que préfères-
tu ? Que ton nom franchisse les Pyrénées et qu’il vole
de bouche en bouche étrangère, ou se répande en
silence à travers l’Espagne parmi ceux qui pensent
dans la même langue que toi ?
— Mais l’un et l’autre, don Casiano…
— Est-ce possible ? Ne prends pas la patrie pour le
piédestal de ta renommée, ou le champ de tes
prouesses ; ne fais pas comme ces gens qui la
maudissent et la vilipendent parce qu’elle ne se fait
pas entendre dans le concert des nations. Ne dis pas :
« Quel malheur d’être né espagnol » et ne va pas
croire, en t’écoutant, que tu n’es grand que parce
qu’elle est petite. Mets-toi à ses pieds, comme un
échelon de sa gloire et de sa fortune, caché entre les
pierres de taille de ses fondements…
— Mais dans un village perdu…
— Oui, je sais ce que tu vas me dire : on s’abrutit,
on s’avilit et on s’appauvrit. Mais mon devoir n’était-il
pas de travailler à l’éducation, l’ennoblissement et
l’enrichissement de tes frères de Carrasqueda ?
— Pourquoi n’écrivez-vous pas, don Casiano ?
— Moi, écrire ? C’est à toi de le faire, mon petit
Ramón. Je me suis fondu en vous, mes élèves.
Tous se souviennent de ce voyage imprévu de don
Ramón, revenu dans son village, malgré la gravité des
événements politiques, pour assister aux derniers
moments de son maître, octogénaire.
Don Casiano se fit porter à l’école près du tableau,
face à la fenêtre ouvrant sur l’allée des peupliers le
long de la rivière, laissant errer ses regards sur la
perspective lointaine des montagnes, gardiennes des
enseignements qui avaient fleuri, en les contemplant,
dans l’esprit du maître. Il avait fait écrire sur le
tableau ces paroles du quatrième Évangile : « Si le
grain de blé ne tombe pas sur la terre et ne meurt, il
reste seul ; mais s’il meurt, il donne d’abondantes
5
moissons . » L’approche de la mort secourable, telle
l’action lunaire sur les eaux de la mer, ramena des
profondeurs de son esprit ses plus intimes pensées, et
alors que sa vie ne tenait plus qu’à un fil, sur lequel la
mort brandissait sa faux, en une dernière inspiration
il parla ainsi :
— Vois, mon petit Ramón, on m’a dit mille fois que
ma voix fut de celles qui clamèrent dans le désert…
Paroles perdues ! Je vous ai maintes fois redit à
l’école, quand tu ne me comprenais pas : « C’est
comme si je parlais aux murs. » Mais, mon fils, les
murs entendent, entendent tout, et tout commence,
alors que je meurs, à me parler à l’oreille. Vois, mon
petit Ramón, rien ne meurt, tout coule du fleuve du
6
temps à la mer de l’éternité et s’y confond… l’univers
est un immense phonographe, un énorme disque sur
lequel restent gravés toute image abolie, tout son
évanoui… il ne manque que l’étincelle qui les
ressuscitera un jour… Ils revivront et formeront un
chœur qui remplira l’infini… Je quitte cette Espagne
pour celle du ciel… Tu sais que le ciel entoure la
terre… Parle et instruis même ceux qui ne t’entendent
pas !… Sois la voix qui s’éteint dans le désert ! Adieu,
mon fils.
Il se tut pour toujours. Quejana baisa cette bouche
scellée à jamais par l’éternel silence. Deux larmes
tombèrent des yeux vifs du disciple sur les yeux du
maître, figés dans l’éternité.
7
LA BOURSE
« Revenez un autre jour… » « Nous verrons ! » « Je
m’en occuperai. » « Tout marche si mal… » « Vous
êtes si nombreux… » « Vous êtes venu trop tard, et
c’est dommage… » Agustín, perpétuellement au
chômage, se voyait ainsi éconduit avec de bonnes
paroles. Il était incapable de s’imposer ou
d’importuner, bien qu’il ait maintes fois entendu le
dicton : « L’obstination est le chemin de la réussite. »
Il faisait secrètement mille projets, s’armait de
courage et se promettait de leur dire leurs quatre
vérités ; mais quand il se trouvait face à face, le cœur
lui manquait. « Mais, mon Dieu, pourquoi suis-je
ainsi ? » se demandait-il, et il demeurait tel qu’il était ;
il ne pouvait être autrement.
Il n’était pas sans éprouver secrètement une
certaine satisfaction à se trouver sans emploi et à
ignorer où se procurer la pièce de cent sous pour le
lendemain. La liberté est bien plus douce avec
l’estomac vide, comme le disent ceux qui ne se sont
pas trouvés en tête à tête avec les réalités de
l’existence. Ils n’en connaissent que les apparences, les
avantages, et non la vraie vie, sordide et nue.
Son fils, le petit Agustín, hâve et malingre, des
oreilles décollées encadrant un visage sans couleurs,
était la vivacité même ; il attrapait les mouches au vol.
— C’est notre seul espoir, disait, un soir d’hiver, sa
mère enroulée dans son châle, il faut qu’il concoure
pour une bourse, cela nous donnera toujours deux
pesetas pendant qu’il fera ses études… Pourquoi faut-
il ainsi vivre de la charité ? Et quelle charité, mon
Dieu ! Non, ne crois pas que je me plaigne, non ! Les
dames sont bien bonnes…
— Oui, mais comme le dit Martín, au lieu de faire
la charité, elles s’exercent au sport de la
bienfaisance…
— Non, ce n’est pas cela ; ce n’est pas cela…
— Je te l’ai entendu dire une fois. Il semble qu’en
nous faisant la charité elles cherchent à humilier celui
qui la reçoit. Rappelle-toi ce que nous disait la laveuse
quand elle nous racontait le dîner qu’on lui offrit à
Noël, servi par les demoiselles… « Les demoiselles
agissent ainsi pour nous faire rougir… »
— Mais, tout de même…
— Sois franche et n’aie pas de secrets pour moi…
Comprends donc qu’elles ne nous font l’aumône que
pour nous humilier…
Pendant les nuits de gel, ils n’avaient pour se
chauffer que le feu de la cuisine, et encore ils ne
l’allumaient pas. C’était un foyer éteint.
L’enfant comprenait la situation et toute la portée
de ce perpétuel refrain : « Applique-toi, mon petit
Agustín, applique-toi ! »
La lutte fut rude lors des examens en vue de la
bourse, mais il l’obtint et, ce jour-là, on pleura, on
s’embrassa et on alluma le feu dans la cuisine.
À dater de ce jour triomphal, la honte de
quémander une place ne fit que s’accentuer chez
Agustín. Le ménage mangeait plutôt mal que bien ce
que le gamin recevait et, avec quelque chose en plus,
le père travaillant irrégulièrement çà et là, ils se
tiraient péniblement des soucis quotidiens. Ne dit-on
pas « à chaque jour suffit sa peine », que nous ne
traduirons pas par « pour si matinal qu’on soit, il ne
fait pas jour plus tôt » ? Et dans ce cas le mieux est de
rester au lit. Le lit endort les soucis. D’ailleurs les
médecins nous affirment que le repos guérit tous les
maux.
— Agustín, les livres ! Les livres ! Vois, tu es
presque notre unique soutien, tout dépend de toi !
Dieu te le rende ! répétait la mère.
Le petit Agustín ne mangeait ni ne dormait. Il
n’avait pas un instant de repos. Toujours penché sur
les livres ! Il s’empoisonnait ainsi le corps par de
mauvaises digestions et des nuits sans sommeil,
l’esprit avec des nourritures encore plus indigestes
que ses professeurs l’obligeaient à avaler. Il devait tout
absorber, étudier les matières de l’examen obligatoire
pour ne pas perdre sa bourse.
Il s’endormait sur ses livres en guise d’oreiller et
rêvait de vacances perpétuelles. Il devait, en outre,
récolter des prix pour s’épargner les frais d’inscription
de l’année suivante.
— Mon petit Agustín, je vais aller voir don
Leopoldo, pour lui dire que tu dois avoir la mention
très bien afin de pouvoir garder la bourse…
— Non, ne fais pas cela, mère, ce n’est pas bien…
— Pas bien ! Mais nécessité fait loi, mon fils.
— J’obtiendrai très bien, mère, je t’assure.
— Et le prix ?
— Le prix aussi, mère.
Il se sentait obligé de remporter le prix par force et
c’était quelque chose de vraiment terrible.
— Écoute, mon petit Agustín : don Alfonso, le
professeur de pathologie médicale, est malade. Tu
devrais aller chez lui prendre de ses nouvelles…
— Non, mère, je n’irai pas. Je ne veux pas passer
pour un lécheur.
— Comment ?
— Un lécheur !
— Bon. Je ne sais pas ce que c’est, mais je te
comprends. Mais, mon fils, nous les pauvres, nous
devons être des lécheurs. On ne peut être à la fois
« pauvres mais orgueilleux », voilà ce qui nous perd,
nous les Espagnols…
— Non, je n’y vais pas.
— Bon, j’irai moi.
— Tu n’iras pas non plus.
— Bon, tu ne veux pas que je sois une lécheuse… Je
n’irai pas… mais mon fils…
— J’obtiendrai très bien, mère.
Il l’obtint, le malheureux, mais à quel prix ! Une
autre fois, il n’obtint que la moyenne. Il fallait voir la
tête que lui firent ses parents.
— J’ai tiré des mauvais sujets…
— Non, non. Tu as dû faire quelque…, dit le père.
Et la mère ajouta :
— Moi, je vais te le dire… Tu as mal préparé cette
matière…
Le mois de mai lui fut particulièrement dur. Il
s’endormait sur ses livres, la cafetière à côté. Sa mère
se levait, empressée, et allait le réveiller :
— Assez pour aujourd’hui, mon fils, il ne faut pas
abuser. De plus, tu tombes de sommeil et uses
inutilement le pétrole. Et cela ne vaut rien pour nous.
Il tomba malade et dut garder le lit, miné par la
fièvre. Ses parents s’alarmèrent surtout des retards
que cette maladie pouvait apporter à ses études. Tant
qu’elle se prolongerait, il serait incapable de passer
convenablement ses examens et le paiement de la
bourse serait suspendu.
Le médecin les prévint que la maladie se
prolongerait, et les pauvres gens de lui demander
anxieusement :
— Mais pourra-t-il passer ses examens au mois de
juin ?
— Laissez donc les examens de côté. Ce qu’il faut à
ce petit, c’est bien manger, étudier peu, et du bon air,
beaucoup de grand air…
— Bien manger et étudier peu ! s’exclama la mère.
Mais, monsieur, il faut tant étudier pour manger un
peu… !
— C’est un cas de surmenage*.
— De sur quoi ?
— De surmenage*, madame, un excès de travail.
— Mon pauvre enfant ! – et elle éclata en
sanglots. – C’est un saint… un saint.
Et le saint se rétablit. Quand il put se lever, il
demanda ses livres. En les lui apportant, sa mère
s’écria :
— Tu es un saint, mon fils !
Mais trois jours après, elle lui fit remarquer :
— Vois, aujourd’hui le temps est meilleur et tu
pourrais sortir, en te couvrant bien, aller en classe et
dire à don Alfonso que tu as été malade et qu’il
t’excuse…
À son retour, Agustín annonça :
— Don Alfonso m’a dit de ne pas retourner en
classe avant d’être tout à fait rétabli.
— Mais la mention très bien, mon fils ?
— Je l’aurai.
Et il l’obtint. Puis ce furent les vacances, son
unique repos. « À la campagne », avait prescrit le
médecin. À la campagne ? Mais avec quel argent ?
Avec deux pesetas, on ne fait pas de miracle. Allait-il
priver son père de son café quotidien, du seul moment
où il oubliait ses soucis ? Celui-ci y songea un instant,
mais ce fils modèle lui dit :
— Non, non. Va au café, papa. N’y renonce pas
pour moi. Tu sais que je me contente de n’importe
quoi…
Il n’alla pas à la campagne puisque c’était
impossible. Le pauvre garçon ne put se reposer au
sein vivifiant de la Terre mère, ni délasser ses yeux sur
la nature toujours changeante, ni son esprit dans un
oubli revigorant.
Il retourna à ses études et, avec elles, à la dure
réalité du boursier. Un matin, alors qu’il étudiait, une
quinte de toux ensanglanta les pages du livre,
précisément là où il traitait de la phtisie.
Le pauvre garçon resta les yeux figés sur le livre,
sur la tache rouge et au-delà, dans le vide, sur tout le
désespoir accumulé dans son cœur. Il sentit monter
en lui la tristesse éternelle, la tristesse transcendante,
le dégoût prénatal qui dort au fond de nous tous et
dont nous tâchons d’étouffer le ver rongeur dans le va-
et-vient de la vie.
— Il faut abandonner les livres immédiatement,
prescrivit, en le voyant, le médecin, et sur-le-champ !
— Abandonner les livres, s’écria don Agustín, et
comment mangerons-nous ?
— Vous n’avez qu’à travailler !
— Mais si je cherche du travail et que je n’en trouve
pas… si…
— Et s’il meurt par votre faute ?…
Et le rude don José Antonio s’en alla en
marmonnant : « C’est un véritable assassinat ! C’est un
cas d’anthropophagie… ; ces gens-là dévorent leur
fils. »
Et ils le dévorèrent, aidés par la tuberculose ; peu à
peu, goutte à goutte, pas à pas, oscillant entre la
crainte et l’espoir, déplorant chaque nuit le sacrifice et
le laissant recommencer chaque matin.
Qu’allait-il devenir ? Le pauvre père errait
tristement, étreint d’un désespoir paisible. Tout en
remuant son café, il se disait : « Que la vie est amère !
Quelle société misérable ! Quels salauds que les
hommes ! Il ne manquerait plus qu’il meure… » Puis,
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d’une voix retentissante : « Garçon, La Vie joyeuse ! »
Le garçon décrocha sa licence et il eut la joie de
signer son diplôme, mais aussi son arrêt de mort,
d’une main hésitante et fébrile. Il demanda ensuite un
livre, un roman.
— Oh, les livres, toujours les livres ! s’exclama la
mère. Laisse-les donc ! À quoi cela te sert-il d’être
aussi savant ? Laisse-les !
— À la bonne heure, mère.
— Maintenant il faut te reposer et trouver une
situation…
— Une situation ?
— Oui, j’ai parlé avec don Felix et il m’a promis de
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te recommander à Robleda .
Mais peu de jours plus tard le petit Agustín était
parti pour des vacances qui ne finiront jamais avec –
par un caprice – son diplôme sous son oreiller et un
livre dans sa main. Des vacances éternelles. Ses
parents le pleurèrent amèrement.
— Alors qu’il entrait dans la vie et que nous allions
sortir de la misère. Alors que… Hélas ! Agustín, que la
vie est triste !
— Oui, bien triste, murmura le père, en pensant
que de longtemps il ne pourrait plus aller au café.
Après m’avoir conté cette histoire, don José
Antonio, le médecin, ajouta : « Un crime de plus, un
assassinat de plus par des parents !… Je suis fatigué
d’en voir ! Et maintenant on nous parlera des droits
des parents et de l’amour paternel !… Mensonge,
mensonge, mensonge ! Toutes ces filles qui se perdent
par la faute de leurs mères qui les ont vendues… Chez
les pauvres, si cela s’explique, on ne peut cependant
l’excuser. Mais chez les autres ? Il n’y a pas trois jours
que González García a marié sa fille avec un homme
condamné par la tuberculose, mais très riche, il est
vrai, avec plus de pesetas que de bacilles, et tenez-
vous bien ! il en cultive un million. Il l’a mariée avec
un garçon qui a déjà un pied dans la tombe. Il entrait
dans ses calculs la mort du gendre, puis celle du petit-
fils, d’une méningite ou de toute autre maladie, puis…
Et pour ce père, qui se permet de parler de morale, il
n’y a donc pas de menottes ? Et ce pauvre gosse, cette
nouvelle victime… Nous finirons enfin par voir dans
l’État un hôpital, et à nous les prix d’excellence et le
cannibalisme ! Oui, cannibalisme ! Ils l’ont dévoré et
même bu ; ils ont mangé sa chair et bu son sang…
Cette façon des parents de se repaître de leurs enfants,
comment l’appeler, monsieur l’helléniste ?
Génophagie ; n’est-ce pas ? Oui, génophagie,
génophagie, en les affublant d’un nom grec, ces
choses-là perdent quelque peu de l’horreur qu’elles
renferment. Je me rappelle ce que vous m’avez
raconté de ces peuples d’Asie qui, au dire d’Hérodote,
donnent une sépulture à leurs pères dans leur
estomac en les dévorant. C’est affreux ! mais moins
encore que le festin d’Atrée. On peut admettre à la
rigueur de dévorer le passé, surtout si celui-ci est
mort ; mais dévorer l’avenir !…
« En réfléchissant, vous constaterez la variété des
méthodes mises à notre disposition pour dévorer les
plus beaux de nos rejetons. Vous auriez vu la tristesse
du regard de ce malheureux étudiant, ses yeux qui
semblaient regarder bien au-delà, vers un triste avenir
incertain, toujours en attente, et ce père avec son café
quotidien. Vous auriez pu constater sa douleur à la
perte de son fils, un chagrin véritable, sincère,
éprouvé – je ne puis supposer un autre sentiment ;
mais cette douleur se manifestait sous son aspect
animal, instinctif, offrant quelque chose de glacé, de
répulsif et de lamentable. Enfin ces livres, ces maudits
livres qui, au lieu d’être un aliment, sont un poison de
l’intelligence. Ces affreux livres où s’entasse tout ce
qu’il y a de plus grossier, de plus terre à terre, de plus
insupportable dans la Science, avec leurs desseins le
plus souvent de caractère mercantile… »
Nous gardions le silence tous les deux. Que dire de
plus ?
Un peu plus tard, j’appris que Teresa Martín, la fille
de don Rufo, était entrée en religion. Comme je
marquais mon étonnement, on ajouta qu’elle était la
fiancée d’Agustín Pérez, le boursier, et qu’elle était
restée inconsolable de sa mort. Ils avaient l’intention
de se marier dès qu’il aurait trouvé une situation.
— Et les parents ? me risquai-je à questionner.
Le médecin qui m’avait conté cette histoire de
l’enfant dévoré par ses parents me répondit d’une
façon inhumaine :
— Bah ! si ses parents ne l’avaient pas dévoré, sa
fiancée l’aurait fait.
— Mais sommes-nous donc condamnés à être
dévorés par l’un ou par l’autre ?
— Sans doute, me répliqua le médecin amateur de
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subtilités et de paradoxes , sans doute ; vous
n’ignorez pas qu’en ce monde il faut se résoudre à
dévorer les autres ou à l’être par eux, bien que je
pense que nous nous dévorons tous les uns les autres.
C’est un carnage mutuel.
— Alors, il faudrait vivre tout seul, dis-je.
Et lui de me répondre :
— Vous n’arriveriez à rien, sinon à vous dévorer
vous-même, et c’est là le plus terrible, car la
satisfaction de se dévorer s’associe à la douleur d’être
dévoré, cette association intime du plaisir et de la
douleur est ce qu’il y a de plus sinistre.
— En voilà assez, répliquai-je.
Raison et passion
1
CHARITÉ BIEN ORDONNÉE …

Don Eleuterio offrait un curieux mélange de


philanthropie transcendantale et d’un sens précis du
rôle de la bienfaisance dans la société. Ses sentiments
altruistes, reposant sur les bases d’une discipline
rigoureuse et rationnelle, gagnaient en force ce qu’ils
semblaient perdre en développement. Plus il
approfondissait la question, moins il saisissait la
différence radicale séparant la charité de la justice,
pas plus d’ailleurs qu’entre la liberté et l’ordre social.
Sous l’empire de ces principes, il regardait comme
une véritable licence de faire l’aumône les yeux fermés
au premier mendiant rencontré, simple expression de
la pure satisfaction irraisonnée d’un sentiment
aveugle.
La véritable charité, celle que demande le Christ,
n’est pas le don matériel d’argent ou de biens, mais la
compassion, la pitié, ce qu’il faisait en implorant le
Seigneur pour les nécessiteux et en lui offrant pour
eux sa piété.
Don Eleuterio appartenait à diverses sociétés de
bienfaisance et possédait une bibliothèque d’ouvrages
traitant des problèmes de la charité publique ou
privée et pourvus d’instructives tables statistiques. Il
professait le principe que les pauvres doivent recevoir
dans les hospices et les asiles bien plus que des
moyens d’existence, une discipline sociale, et que ces
établissements sont un dérivatif humanitaire aux
conséquences funestes de la loi de Malthus à laquelle
il croyait aveuglément.
Lorsque dans la rue il était profondément ému par
le spectacle d’une misère repoussante, il se consolait
en imaginant que cette déchéance, dont il était le
témoin, n’était pas aussi profonde qu’elle paraissait et
que le patient, à la conscience émoussée par sa propre
détresse, endurci par les rigueurs du destin, saturé de
misère, n’avait plus la possibilité d’y penser. D’autre
part, il était persuadé que beaucoup de ces
lamentations, quand elles n’étaient pas comédies et
mensonges, ne représentaient qu’un simple réflexe
traduisant un état de conscience. On voit que don
Eleuterio n’était pas dépourvu de quelque culture et
d’une petite touche de psychologie qui lui venait à
merveille.
Un soir, notre penseur, plongé dans ses sages
réflexions, méditant une certaine réforme de l’hospice
des orphelins, dont il présidait le conseil
d’administration, avait prolongé sa promenade aux
abords de la ville. Il était profondément absorbé dans
ses pensées, quand une voix doucereuse en
interrompit intempestivement le cours :
— La charité pour l’amour de Dieu, monsieur…
— Pardonnez-moi, frère, répondit don Eleuterio,
avouant ainsi son péché en demandant pardon.
— Monsieur, par pitié, je n’ai pas mangé…
— Mais tu as bu, répliqua don Eleuterio, pestant
contre l’importun qui lui faisait perdre le fil de ses
pensées.
C’est alors que, le mendiant se rapprochant, don
Eleuterio saisit un regard meurtrier qui l’enveloppait,
en même temps que l’éclat d’une lame, et entendit une
voix sèche et dure qui demandait :
— Et maintenant des sous pour boire !
Le sociologue philanthrope, tremblant, le cœur
battant, la gorge serrée, le regard trouble, balbutia :
« Attendez, attendez… mon Dieu, quelle audace ! » et
tira de sa poche tout l’argent qu’il portait.
— Bonne nuit ! Dormez bien ! lui lança le mendiant
qui, après avoir empoché le salaire de son travail,
disparut dans l’obscurité.
Se remettant de ses émotions, oubliant la réforme
de l’hospice des orphelins, notre philanthrope
réfléchit :
— Dieu m’a bien secouru !… Quelle ne serait pas la
situation misérable de ces malheureux ainsi lancés
sur la pente du crime ? J’ai évité un crime plus
grand… Quels ne sont pas leurs besoins ? Il est
préférable de les voir rester mendiants et vagabonds
plutôt que voleurs et peut-être assassins. Parmi les
hommes, un certain nombre sont naturellement
mendiants et dégénérés, ils mourront dans un asile ou
s’en échapperont pour corrompre les autres et, si nous
ne les laissons vivre dans la rue selon leurs instincts,
ils deviendront encore pires… Ils aiment le
vagabondage, il faut être charitable à leur égard… Et
ce pauvre diable qui a pris congé de moi si
courtoisement ! Leurs enfants, s’ils en ont, n’ont peut-
être rien à manger.
Poursuivant le cours de ses réflexions, don
Eleuterio fut frappé par la réponse instinctive et
presque machinale qu’il avait faite au mendiant :
« Pardonne-moi, frère. » La rencontre providentielle
de cette nuit le fit changer d’opinion en lui ouvrant de
nouveaux horizons et en lui apportant de nouvelles
convictions.
Ainsi profondément ancré dans ses nouvelles
convictions, si bien emmêlées les unes dans les autres
à la faveur des diverses raisons qu’il se donne, don
Eleuterio, quand il rencontre un mendiant, ne
manque pas de lui faire la charité, surtout la nuit, aux
abords de la ville, circonstance qui, en ravivant le
souvenir du coup de grâce qui décida de sa
conversion, l’amène à une conception plus réaliste de
la charité.
C’est ce qu’on peut appeler charité bien ordonnée.
2
LE BANDEAU
Soudain notre homme aperçut une femme
épouvantée, trébuchant à chaque pas, comme un
oiseau blessé, les bras tendus en avant, ses grands
yeux remplis de frayeur et comme ouverts sur le vide.
Elle s’arrêtait, regardait de tous côtés, tel un naufragé
au milieu de l’Océan, faisait quelques pas et se
retournait, puis reprenait sa course, désorientée.
— Mon père, mon père est mourant, s’écriait-elle
en pleurant.
Elle s’arrêta brusquement près de l’homme, le
regarda mystérieusement comme quelqu’un qui
regarde pour la première fois et, tirant son mouchoir,
lui demanda :
— Avez-vous une canne ?
— Vous ne le voyez donc pas ? répondit l’homme
en la lui montrant.
— Ah ! c’est vrai.
— Seriez-vous aveugle par hasard ?
— Non, je ne le suis pas. Plus maintenant, hélas !
Donnez-moi votre canne.
Tout en parlant, elle se mit à se bander les yeux
avec son mouchoir. Cela fait, elle redemanda :
— Donnez-moi la canne, pour l’amour de Dieu, la
canne, le guide d’aveugle.
Tout en parlant, elle le touchait. L’homme la retint
par un bras.
— Mais que voulez-vous faire, ma brave dame ?
Que se passe-t-il ?
— Laissez-moi, mon père est mourant.
— Mais où allez-vous comme ça ?
— Laissez-moi, laissez-moi, par sainte Lucie bénie
soit-elle, laissez-moi. Quand j’y vois, je ne trouve plus
3
mon chemin .
— Elle doit être folle, murmura à voix basse notre
homme à un passant qui s’était arrêté, intrigué par
cette scène.
Mais la femme l’entendit :
— Non, je ne suis pas folle, mais je le deviendrai si
cela continue. Laissez-moi, mon père est mourant.
— C’est l’aveugle, dit une femme qui passait.
— L’aveugle ? répliqua l’homme à la canne. Alors
pourquoi se bande-t-elle les yeux ?
— Pour redevenir aveugle, répondit la femme.
Avec la canne, tâtonnant le sol, les murs des
maisons, fébrile et anxieuse, elle semblait chercher
dans un océan de ténèbres une planche de salut,
quelque débris de la barque sur laquelle elle avait
jusqu’à ce jour navigué.
Bientôt se fit entendre un cri, un cri de
soulagement, et telle la colombe qui, s’élevant dans les
airs, tournoie un instant pour s’orienter, puis comme
la flèche décochée qui va droit vers la cible, la femme
aux yeux bandés partit, tâtonnant le sol de son bâton.
Les témoins de cette scène, restés sur place, se
perdaient en commentaires.
La pauvre femme était aveugle de naissance et,
dans ses ténèbres, avait su garder sa gaieté et aimer.
Et elle avait grandi aveugle. Son toucher, même parmi
les autres aveugles, était extraordinaire, non moins
étonnante la précision avec laquelle elle se dirigeait à
travers la ville, sans autre guide que sa canne. Il
arrivait souvent qu’on lui demande : « Dites-moi,
María, dans quelle rue sommes-nous ? » Et elle
répondait sans jamais se tromper.
Malgré son infirmité, elle trouva un homme pour
s’éprendre d’elle et l’épouser. Aveugle, elle enlaçait son
mari d’une étreinte qui était une contemplation. La
seule peine qu’elle éprouvait était d’être séparée de
son vieux père. Mais presque chaque jour, la canne à
la main, elle allait le toucher, l’écouter, l’étreindre. Si
son mari par hasard l’accompagnait, elle refusait
tendrement son bras en lui disant : « Je n’ai pas
besoin de tes yeux. »
Ce fut alors que, précédé d’une prestigieuse
renommée, se présenta un certain médecin spécialiste
qui, après avoir rencontré l’aveugle dans la rue, assura
qu’il lui rendrait la vue. L’opération fut cependant
remise après ses couches et sa convalescence.
Un jour, un jour d’attente terrible, plutôt que de
joie, le miracle se produisit. Le médecin et ses
assistants prenaient des notes sur un cas aussi
curieux, rassemblant des informations de caractère
psychologique, l’accablant de questions. Elle ne
cessait de palper les objets, les porter à ses yeux,
ahurie, bouleversée, envahie par un flot de sensations,
subissant la lente invasion d’un monde nouveau au
sein de ses ténèbres.
— Oh ! c’est donc toi, s’écria-t-elle en entendant à
côté d’elle la voix de son mari, et pleurant,
l’étreignant, elle ferma les yeux pour appuyer sa joue
contre la sienne.
Quand on lui mit son enfant dans les bras, elle crut
devenir folle. Sans un mot, sans un geste, pâle comme
une morte, elle pressa contre ses yeux clos les tendres
chairs du bébé et demeura prostrée, épuisée, sans
chercher à en voir davantage.
— Quand pourrai-je aller voir mon père ?
demanda-t-elle.
— Pas encore, répondit le médecin. Il serait
imprudent de sortir avant de vous être quelque peu
familiarisée avec votre nouvel univers.
Le lendemain même du miracle, alors que María
commençait à jouir d’une vie nouvelle et à pénétrer
dans un monde tout neuf, se présenta un messager
stupide qui, avec les plus maladroites circonlocutions,
lui annonça que son père, affaibli depuis quelque
temps, se mourait d’une nouvelle attaque.
Le coup fut terrible. La lumière lui brûlait l’âme et
les ténèbres ne lui suffisaient plus. Elle se dressa
comme une folle, se jeta hors de sa chambre, s’empara
d’un crucifix, ferma les yeux et, en le caressant, fondit
en larmes.
— Ma vue, ma vue pour sa vie ! Pour ce que j’y
tiens !
Puis, se levant aussitôt, elle se précipita dans la rue.
Elle allait voir son père, le voir pour la première et
peut-être la dernière fois.
C’est alors qu’elle rencontra l’homme à la canne,
perdue dans un univers étranger, sans ses étoiles qui
l’avaient guidée dans ses années de ténèbres, à demi
folle. Mais, le bandeau posé sur ses yeux, elle retrouva
ses ténèbres familières, son univers et, telle la
colombe qui rejoint son nid, elle partit d’un pas assuré
retrouver son père.
Arrivée au foyer paternel, elle se dirigea
directement, sans canne, à travers les couloirs, vers la
chambre où gisait le moribond. Elle se jeta à ses
pieds, entoura son cou de ses bras, parcourut de ses
mains tout son corps et, à travers ses sanglots
déchirants, ne put qu’articuler :
— Père, père, père !
Le pauvre vieux, étourdi, presque sans
connaissance, regardait avec stupeur ce bandeau et
essayait de l’arracher.
— Non, non, ne me l’enlève pas… je ne veux pas te
voir. Père, mon père, mon père à moi, à moi !
— Mais, ma fille, ma fille…, murmurait le vieillard.
— Es-tu folle ? lui lança son frère. Enlève ce
bandeau, María, ne joue pas la comédie, le moment
est grave…
— Comédie ? Comédie ? Qu’en savez-vous, vous
autres ?
— Mais est-ce que tu ne veux donc pas voir ton
père ? Pour la première et peut-être la dernière fois…
— Pour le voir… mon père… mon père à moi…
celui qui a comblé de baisers mes ténèbres, pour le
voir, justement, je ne veux pas enlever mon bandeau…
Et, anxieuse, avec ses mains elle retrouvait son
père, le couvrant de baisers.
— Mais, ma fille, ma fille…, répétait
machinalement le vieillard.
— Soyez raisonnable, insinua le prêtre en les
séparant, soyez raisonnable.
— Raisonnable ? Raisonnable ? Ma raison est dans
les ténèbres et c’est là que j’y vois.
— Et vita erat lux hominum et lux in tenebris
4
lucet …, murmura le prêtre, comme se parlant à lui-
même.
Son frère s’approcha de María et, d’un geste rapide,
lui arracha le bandeau. Devant l’épouvante de la
malheureuse femme regardant autour d’elle pour
chercher où se raccrocher, un sentiment de frayeur
s’empara des assistants. Puis, reprenant ses esprits,
elle murmura : « Quelles brutes, ces hommes ! » et
tomba à genoux devant son père, demandant :
— C’est lui ?
— Oui, c’est lui, répondit le prêtre en le désignant ;
il n’a plus sa connaissance.
— Moi non plus.
— Dieu est miséricordieux, ma fille. Il vous a
permis de voir votre père avant qu’il meure.
— Oui, mais c’est au moment où lui-même ne me
voit plus de ses yeux…
— La divine miséricorde…
— Il est maintenant dans les ténèbres, conclut
María en s’asseyant sur ses talons, pâle, les bras
ballants, regardant le vide à travers son père.
Se relevant brusquement, elle s’approcha de son
père, le toucha et recula, prise de panique :
— Il est froid, froid comme la lumière, mort.
Une syncope l’étendit sur le sol.
Revenue à elle, elle s’empara du cadavre et le
couvrit de baisers en répétant :
— Père, père, je ne t’ai pas vu mourir !
— Il faut lui fermer les yeux, lui dit son frère.
— Oui, il faut lui fermer les yeux… qu’il ne voie
plus… qu’il ne voie plus… Père, père ! Il est
maintenant dans les ténèbres… au royaume de la
miséricorde…
— Il baigne maintenant dans la lumière du
Seigneur, ajouta le prêtre.
— María, lui dit son frère, hésitant et lui touchant
l’épaule, tu es une maman, on t’amène ton enfant que
tu as oublié chez toi en venant ici. Il pleure.
— Ah, oui ! Le petit ange ! Il veut prendre le sein !
Qu’on me le donne !
Mais aussitôt elle s’écria :
— Le bandeau ! Le bandeau ! Qu’on me l’apporte
tout de suite. Je ne veux pas le voir.
— Mais, María…
— Si on ne me donne pas le bandeau, je ne lui
donnerai pas à téter.
— Sois raisonnable, María…
— Je vous ai déjà dit que toute ma raison était dans
les ténèbres.
On lui banda les yeux, elle prit l’enfant, le palpa, se
découvrit la poitrine et, l’attirant à elle, le serra contre
son sein en murmurant :
— Pauvre père ! Pauvre père !
5
LA TACHE SUR L’ONGLE
Procopio cultivait ce qu’on pourrait appeler la
superstition des superstitions, c’est-à-dire celle de n’en
avoir aucune. Le monde était pour lui un mystère,
mais vide de sens. Rien ne signifie rien, tel était sa
devise. Vouloir tout expliquer est une invention de
l’homme, superstitieux par nature. Toute la
philosophie – et pour Procopio, la religion était une
philosophie à l’usage des enfants ou des vieillards,
avant ou après leur développement mental – se
réduisait à l’art de poser des charades où le tout
procède des parties, mon premier, mon second, mon
troisième, etc. En dernière analyse, sa philosophie
pouvait se résumer en ces mots : « Cela ne veut rien
dire. » Tel était l’a b c de sa sagesse. Mais à quoi
correspond ce rien qui a cependant un sens qu’il
traduit sans le vouloir ? À vrai dire, l’homme ne pense
que pour parler, pour communiquer avec ses
semblables et se persuader ainsi qu’il est un homme.
Un jour que Procopio se préparait à se couper les
ongles – opération à laquelle il se livrait
fréquemment – il remarqua à la base de l’ongle du
majeur de la main droite, un peu vers la gauche, une
petite tache blanche de la dimension d’une lentille.
Incident naturel non contagieux, affaire de tissu.
« Bah ! se dit-il, elle montera avec la croissance de
l’ongle et finira par disparaître. Un jour je la ferai
sauter en coupant l’ongle. » Mais l’homme propose et
Dieu dispose, et Dieu fit que Procopio ne put
s’empêcher de chasser de son esprit cette petite tache
blanche sur son ongle.
Aussi, lorsqu’il entreprit, quelques jours après cette
découverte, de prendre une plume, la tache l’empêcha
de la faire courir à son gré. « Mais c’est idiot, se disait-
il, furieux contre lui-même, puisque cela ne veut rien
dire ! Superstitions avilissantes ! » Il se rappelait
qu’étant enfant on lui avait expliqué que ces petits
points blancs sur les ongles représentent autant de
mensonges et qu’ils surgissent sur les ongles des
6
enfants menteurs . Mais il n’était plus un enfant –
encore moins un vieillard – et il n’avait aucun
souvenir d’avoir fait récemment un gros mensonge ou
de s’être menti à lui-même. Au reste, tout cela ne
voulait rien dire, et il partit à la campagne pour voir si
le soleil et le grand air lui feraient oublier cette petite
tache sur l’ongle du majeur.
Allons donc ! Il lui eût été plus facile de faire
disparaître de son ongle la petite tache. « Mais qu’est-
ce que cela veut dire ? se demandait-il, sans vouloir se
le dire, qu’est-ce que cela signifie ? Certainement
rien ! Quelque chose, certainement ! car il n’est pas
d’effet sans cause et, indubitablement, il y a là un
effet, un effet de quelque chose. Ce n’est pas sans
raison que cette petite tache s’est faite sur mon ongle
et précisément sur l’ongle du majeur de la main
droite, et non sur quelque autre de mes dix doigts.
Voyons voir ? » Et il se mit à examiner ses autres
ongles. « Il n’y a pas d’effet sans cause, pas de cause
sans effet. Pourquoi cette petite tache est-elle
survenue ?… Une petite tache ? » Il entreprit de
discuter de l’existence même de la tache. Or, les
taches lui paraissaient généralement tirer sur le noir.
« Cependant, cependant, blanc sur noir est une tache,
aussi bien que noir sur blanc. Sur un vêtement noir, le
lait fait une tache comme l’encre sur le plastron d’une
chemise blanche. » Il espérait par ces sophismes
chasser de son imagination la petite tache. Mais non !
pas même cela, et le problème n’était plus d’élucider
la signification de la petite tache, mais celui de savoir
si elle avait une signification… Au vrai, de préciser si
quelque chose signifie quelque chose.
Procopio était persuadé de ne pas croire aux
« présages », prédictions et autres superstitions – un
7
péché, comme l’enseigne le père Astete –, mais la
superstition de Procopio était de croire que rien ne
signifie rien et que rien n’est explicable. « Et si nous
cherchions plus avant : quelle signification apporter
au fait qu’on m’ait appelé Procopio ? Pourquoi mon
père, qui avait pour prénom Wilibrordo, m’a-t-il fait
baptiser sous ce nom ? et je sais qu’il avait un frère,
mon oncle, Burgundóforo… » Mais en vain… Non, il
ne réussissait même pas par ces digressions à chasser
l’obsession de la petite tache blanche. Elle était
toujours là, sur l’ongle, le narguant, comme pour lui
dire : « Devine, c’est une devinette. Que fait l’œuf dans
la paille ? Et moi, qu’est-ce que je fais ici ? » Et c’était
un œuf, un petit œuf, comme une pelote d’infinis
chagrins. Ainsi cela ne voulait rien dire, n’est-ce pas ?
Mais au moins c’était vouloir, et dire vouloir n’est-ce
donc pas vouloir dire ? La petite tache empoisonnait
son esprit, le sédiment des superstitions.
La « chose », comme il l’appelait en se parlant à lui-
même, commença à le troubler, il était obsédé par la
petite tache. Douleur, non ! Ce n’était pas une
douleur ; cela n’arrivait pas jusqu’à la souffrance.
C’était quelque chose qui le tracassait, pareil à
l’anxiété de celui qui ne se souvient plus du nom de
son père, de son fils ou du sien propre. Il se rappela
aussi qu’un jour, étant enfant, il avait dû sortir de
l’église où il entendait dévotement la messe, ne
pouvant supporter de sentir moucher les cierges de
l’autel. Et maintenant il retrouvait les angoisses de
son enfance.
Devait-il peindre son ongle ? le limer ? le couper ?
Le mieux serait de le laisser pousser. Peut-être même,
dans son désir de voir disparaître cette tache
mystérieuse – oui, mystérieuse, mystérieuse ! –, l’ongle
pousserait-il plus rapidement. Pourquoi pas ?… la
volonté n’aurait-elle pas par hasard une action plus ou
moins rapide sur la croissance des ongles ?
« On raconte que Newton, se dit Procopio, eut la
révélation de la gravitation en voyant tomber une
pomme… Un racontar, certainement ! Mais
l’apparition de cette petite tache sur un de mes ongles
ne serait-elle pas pour moi comme la chute de la
pomme pour Newton ? Et maintenant, que vais-je
découvrir ? » Il était indispensable de trouver quelque
chose ; l’esprit veut une explication. Seulement,
comme rien ne signifie rien… serait-il amené à
découvrir que rien ne signifie rien ? Il croyait avoir
trouvé la solution, mais pour lui seul. Or quand on ne
réussit pas à dévoiler aux autres ce qu’ils croient tenu
pour découvert, on commence à soupçonner que soi-
même on n’a rien trouvé.
« Et si je pouvais démontrer que la chose ne signifie
rien ? » L’épouvante l’envahit. L’obsession de la petite
tache le laissait incapable de penser à des affaires plus
sérieuses. Plus sérieuses ? Et pourquoi plus
sérieuses ?
Procopio rentra à la maison, pensant à tous les
problèmes qu’il aurait à résoudre. La tache de son
ongle prenait les dimensions d’un événement
cosmique. Il n’osait plus dormir de crainte d’en rêver.
Procopio avait une horreur superstitieuse de la
superstition.
JUAN MANSO
8
CONTE D’OUTRE-TOMBE

Il était une fois…


… sur cette coquine de terre, une bonne âme
9
appelée Juan Manso, un être de mansuétude qui, sa
vie durant, fut l’innocence même. Quand on jouait au
baudet, c’était lui le baudet. Plus tard, il devint le
confident des bonnes fortunes de ses camarades.
Parvenu à l’âge d’homme, on continuait à le saluer
d’un : « Adieu, Juanito ! »
Il aimait à user de cette maxime chinoise : ne pas
se compromettre et se chauffer au soleil.
Il détestait la politique, avait en horreur les affaires
et repoussait tout ce qui pouvait troubler la petite paix
de son esprit.
Il vivait de quelques rentes, les dépensait
entièrement, mais ne touchait pas à son capital. Il
était assez pieux, ne contrariait personne et, comme il
avait mauvaise opinion de tous, n’en disait jamais que
du bien.
Si on lui parlait politique, il répondait : « Je ne suis
rien, moins que rien, peu m’importe le roi ou la tour.
Je suis un pauvre pécheur qui veut vivre en paix avec
tout le monde. »
Sa mansuétude fut inutile et il finit par mourir, la
seule action compromettante qu’il accomplit dans son
existence.

Un ange tenant une épée flamboyante assurait le


triage des âmes, établissant les indications à porter
sur le registre de contrôle où tous doivent passer au
sortir de ce monde et où, comme sur une liste
électorale, anges et démons, en bon accord, scrutaient
les papiers pour vérification.
L’entrée de cette douane céleste ressemblait à celle
d’un guichet de vente de billets un jour de grande
corrida. Le tourbillon des entrants, la bousculade, la
hâte de tous pour connaître leur destin éternel, la
confusion apportée par les imprécations, les prières,
les dénégations et les justifications en mille et une
langues, dialectes et patois, étaient tels que Juan
Manso se dit : « Qui m’oblige à me mettre à la file ? Il
doit y avoir là des gens bien grossiers. » Et pour n’être
pas entendu, il le murmura entre les dents. Comme
l’ange à l’épée flamboyante ne fit pas attention, il put
ainsi s’engager sur le chemin de la Gloire éternelle.
Il avançait, solitaire, piano, pianissimo. De temps
en temps passaient des groupes joyeux chantant des
litanies, quelques-uns dansant à cœur joie, ce qui lui
paraissait une conduite peu décente pour de futurs
bienheureux.
Arrivé au sommet, il se heurta à une longue file de
gens, le long des murs du Paradis, et à quelques anges
assurant la police.
Juan Manso se plaça à la queue de la file. Il y avait
à peine pris place qu’un humble franciscain usa de
tant d’habileté, de raisons si émouvantes pour
expliquer la hâte qui le tenait d’entrer le plus tôt
possible au Paradis, que notre Juan Manso lui céda sa
place en se disant : « Il n’est pas inutile de se faire des
amis, même au sein de la Gloire éternelle. »
Celui qui lui succéda, pour ne pas être franciscain
n’en insista pas moins et il en fut de même pour lui.
En conclusion, il ne fut pas une âme pieuse qui ne
prît la place de Juan Manso. Sa réputation de
mansuétude se répandit dans toute la file et se
transmit comme une tradition dans le continuel afflux
des nouveaux arrivants. Juan Manso était l’esclave de
sa bonté.
Le temps passa, des siècles pour notre homme. Il
n’en fallait pas moins pour que le pauvre agneau
perde patience. Un jour il tomba sur un saint et savant
évêque qui se trouvait être l’arrière-petit-fils d’un frère
de Manso. Il exposa ses doléances à son arrière-petit-
neveu et le savant et saint évêque lui proposa
d’intercéder pour lui auprès du Père éternel. En
échange de cette promesse, Juan lui céda sa place.
Le saint et savant évêque entra au Paradis et,
comme il était de rigueur, alla tout droit présenter ses
hommages au Père éternel. Quand il eut achevé son
petit discours, écouté d’une oreille distraite, le Tout-
Puissant lui demanda :
— Tu n’as rien à ajouter ? et son regard le perçait
jusqu’au fond de l’âme.
— Seigneur, permettez-moi d’intercéder en faveur
de l’un de vos serviteurs qui est là, tout au bout de la
queue !…
— Assez de rhétorique, dit le Seigneur d’une voix
de tonnerre. Juan Manso ?
— Lui-même, Seigneur. Juan Manso, qui…
— Bon, bon. Ça le regarde, et toi, mêle-toi de tes
oignons.
Puis se tournant vers l’ange introducteur des âmes,
il ajouta :
— Au suivant !
Si jamais quelque chose fut capable de troubler la
joie ineffable d’un bienheureux, c’est ce qui arriva au
savant et saint évêque. Car mû par un sentiment de
pitié, il s’approcha des murs du Paradis, près desquels
s’allongeait la file, et appela Juan Manso.
— Mon pauvre arrière-grand-oncle ! Que j’ai de
regrets ! Que j’ai de regrets, mon fils ! Le Seigneur m’a
dit que tu sais ce que tu fais et que j’évite de me mêler
de tes affaires. Mais… te faudra-t-il toujours rester à
la queue de la queue ? Allons, mon fils ! arme-toi de
courage et ne recommence plus à céder ta place.
— Me voilà dans de beaux draps, à la bonne heure,
s’écria Juan Manso en versant des larmes grosses
comme des pois chiches.
Trop tard, notre homme était la victime de la fatale
tradition. On ne lui demandait plus sa place, on la
prenait.
L’oreille basse, il quitta la file et se perdit dans les
terrains vagues et les friches d’outre-tombe. Sur son
chemin, il croisa une troupe de gens, marchant la tête
basse. Il les suivit et arriva aux portes du Purgatoire.
« Il me sera plus facile d’entrer ici, se dit-il, une fois
à l’intérieur et lavé de mes péchés, on m’expédiera
directement au ciel. »
— Eh, l’ami, où vas-tu ?
Juan Manso se retourna et se trouva face à face
avec un ange coiffé d’un bonnet à gland, une plume
d’oie sur l’oreille, qui le regardait par-dessus ses
lunettes. Après l’avoir dévisagé de haut en bas, il lui fit
faire demi-tour et, fronçant les sourcils :
10
— Hum, malorum causa ! Tu es triste et gris
jusqu’à la moelle… J’ai peur, si je te mets dans notre
lessive, de te voir fondre. Il est préférable que tu ailles
aux Limbes.
— Aux Limbes !
Pour la première fois, Juan s’indigna. Pas un
homme aussi patient et aussi débonnaire n’accepterait
d’être traité d’imbécile par un ange.
Désespéré, il prit le chemin de l’Enfer. Là, aucune
file d’attente. D’un vieux portail s’échappaient des
bouffées de fumées, épaisses et noires, et un bruit
infernal. À la porte, un malheureux diable jouait de
l’orgue de Barbarie et s’égosillait à crier :
— Entrez, messieurs, entrez… Vous verrez ici la
comédie humaine. Entrée libre…
Juan Manso ferma les yeux.
— Eh, mon garçon, halte ! lui lança le malheureux
diable.
— Mais n’avez-vous pas assuré que l’entrée est
libre ?
— Oui, mais… Vois, reprit le malheureux diable
devenu sérieux et se grattant la queue, nous avons
encore une petite étincelle de conscience… et à dire
vrai… toi…
— Bien, bien ! répondit Juan en se détournant,
incommodé par la fumée.
Et il entendit que le diable se disait : « Pauvre
bougre ! »
« Pauvre bougre ! Et jusqu’au diable qui a pitié de
moi. »
Désemparé, affolé, il se reprit à errer, comme un
bouchon au milieu de l’océan, à travers les immenses
friches d’outre-tombe.
Un jour qu’attiré par l’odeur appétissante qui
sortait du Paradis il s’approchait des murs pour
respirer le parfum de cette cuisine, il aperçut le
Seigneur qui, en fin d’après-midi, sortait prendre le
frais dans les jardins. Il attendit son passage près des
murs et, à la vue de son auguste tête, tendit les bras
dans un geste de supplication et, sur un ton quelque
peu dépité, demanda :
— Seigneur, Seigneur ! N’est-ce pas aux doux que
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vous avez promis votre royaume ?
— Oui. Mais à ceux qui luttent et non aux
pusillanimes.
Et il lui tourna le dos.

Une ancienne tradition prétend que le Seigneur,


ayant eu pitié de Juan Manso, l’autorisa à retourner
sur cette coquine de terre où, cette fois, il se mit à
lutter tous azimuts avec l’ardeur d’un désespéré. Mort
pour la deuxième fois, il se précipita dans la fameuse
file et entra gaillardement au Paradis.
Une fois là, il ne cessait de répéter : « La vie de
12
l’homme sur la terre est un combat !»
Folklore
1
SOLITAÑA
Soli, Solitaña :
Va sur la montagne
dis au berger
d’apporter bon soleil
pour aujourd’hui et demain
et toute la semaine.
2
(Comptine de Bilbao )

Dans l’Artecalle, ou la Tendería, ou quelque autre


des sept rues, il y avait une petite boutique, fréquentée
par les campagnards. Devant sa porte s’arrêtaient
3
souvent les Zamudianas avec leurs ânes. L’entrée de
la maison, à l’étroite façade, était rétrécie par un petit
banc couvert de pièces de toile, de draps rouges, verts,
gris et de toutes sortes de couleurs, pour sarraus et
jupons. Au-dessus de la porte, plate et de guingois,
pendaient des pantalons, des blouses bleues, des
maillots rayés bleu et rouge, des ceintures d’un rouge
vif suspendues par leurs deux extrémités, des bérets et
des tissus agités par le vent du nord qui s’infiltrait à
travers la rue et tourbillonnait devant la porte. Les
paysannes s’arrêtaient au milieu de la rue,
bavardaient, s’approchaient, palpaient et retournaient
les tissus, marchandaient, reprenaient leurs
bavardages, revenaient marchander et finissaient par
acheter. Le comptoir, luisant de cet éclat terne que
donne le frottement, était encombré de pièces de
toile ; au-dessus pendaient quelques stores qu’on
pouvait relever pour les fixer au plafond par des
crochets et qui servaient à fermer la boutique et à
limiter la vue. Par tout ce bric-à-brac régnait une
odeur de toile et d’humidité et, dans tous les recoins,
dans un aimable désordre, des pièces d’étoffe, des
habillements, des chemises brunes de pénitence, des
monceaux de bérets s’entassaient sur le sol, les
banquettes et les étagères. Près d’une fenêtre, recevant
un jour triste et gris, se dressait la table de don Roque
avec son encrier et ses livres.
C’était une boutique de tissus à l’usage des
campagnards. La simplicité des gens du peuple leur
fait aimer le contraste violent des couleurs éclatantes.
Ils recherchent les accords joyeux des rouges, des
verts et des bleus, et les joues rouges des jeunes
campagnardes semblent s’illuminer sous les
mouchoirs aux grands dessins bigarrés. La boutique
leur offrait toutes sortes de marchandises, à la vue et
au toucher, le chaland recherchant sa satisfaction
aussi bien par les yeux, les mains ou la bouche.
Jamais on n’avait vu d’étoffes aussi plaisantes, aussi
criardes, aussi froidement chaudes dans un local aussi
triste, aussi silencieux, aussi paisiblement glacial.
La boutique était flanquée d’un côté par une
cordonnerie, toutes ses marchandises exposées aux
regards des acheteurs, de l’autre par une confiserie
qui répandait une odeur de cire.
Hors de cette coquille, recouverte de cette floraison
de chiffons, passait la tête d’une limace à forme
humaine, traînant sa maison pas à pas d’une allure
imperceptible, laissant après son passage une trace
visqueuse qui brillait un instant avant de s’effacer.
Don Roque de Aguirregoicoa y Aguirrebecua, si
mal surnommé Solitaña, était originaire de par là,
4
d’un de ces hameaux d’Erandio à moins que ce ne fût
du côté d’Arrigorriaga. On ne savait plus quand il
avait échoué à Bilbao tout comme on avait oublié qu’il
avait pu être jeune. On n’avait guère de précisions sur
les circonstances et les raisons de son mariage, bien
que la date en fût connue, car de ce jour commença
son existence. On supposait a priori qu’il avait été
amené de son village par quelque oncle pour servir
dans la boutique. C’était un homme au nez long,
charnu et ferme, à la lèvre inférieure saillante ; l’œil
éteint sous d’épais sourcils ; toujours rasé de près ;
devenu chauve avec l’âge ; avec de grandes mains et
des pieds immenses. Il se balançait un peu en
marchant.
Sa femme, Rufina de Bengoechebarri y
5
Goicoechezarra , était de ce même pays, mais
acclimatée à l’Artecalle : un écureuil, une perruche,
vive comme un démon. Elle avait domestiqué son
mari, qu’elle aimait pour sa bonté. Il était bien
malheureux, le pauvre Solitaña ! Un benêt, un ange,
doux comme un agneau, fidèle comme un chien,
patient comme un âne.
L’eau qui fertilise un terroir peut en stériliser un
autre, et le vent humide qui filtrait à travers la rue
sombre, s’il excitait et revigorait l’esprit de Rufina,
avait eu pour effet de niveler et d’éteindre celui de
Roque.
La maison très vieille, avec ses balcons de bois,
offrait l’aspect le plus comico-tragique qu’on puisse
imaginer : souriante par sa porte aux couleurs
joyeuses, affligeante par ses fenêtres lamentables. Elle
était si humide que ses murs étaient couverts de
moisissures.
Solitaña gravissait chaque jour l’escalier, sombre et
étroit, aux rampes noircies, dans une atmosphère
d’humidité piquante. Il montait dans l’obscurité, sans
jamais se tromper ni buter, là où tout autre se serait
rompu les os, et, pendant cette lente et impassible
ascension, le vieil escalier tressaillait et l’enveloppait
de ses ténèbres.
Pour lui les jours étaient toujours égaux, les heures
toujours pareilles. Il se levait à six heures, à sept
descendait au magasin, déjeunait à une, dînait vers
neuf heures et se couchait à onze, tournant le dos à sa
femme et se recroquevillant comme un escargot pour
sombrer dans le sommeil.
Les éponges vivent heureuses dans les profondeurs
de la mer.
Tous les jours il récitait le rosaire, égrenant les Ave
Maria, comme la cigale et la mer ressassent à toute
heure la même chanson. Il sentait un voluptueux
chatouillis en arrivant aux ora pro nobis de sa litanie ;
mais à l’agnus dei, il fallait toujours l’avertir qu’on en
avait fini avec les ora pro nobis : il aurait continué par
habitude. Si, un jour par extraordinaire, il n’y avait
pas de rosaire, il dormait mal, d’un sommeil agité. Le
dimanche, il disait ses antiennes à Saint-Jacques de
Compostelle. À demi somnolent dans l’obscurité du
temple, Solitaña éprouvait un certain plaisir à mêler
sa voix à celles des fidèles nasillant en chœur ora pro
nobis, ora pro nobis.
La matinée du dimanche, il ouvrait la boutique
jusqu’à midi, et l’après-midi, s’il n’y avait aucun
service à l’église et que le temps fût beau, il faisait une
promenade à Begoña, où il récitait un Salve Regina et
admirait les mêmes spectacles, toujours nouveaux
pour cette âme innocente. Il rentrait en répétant :
Quel bon air on respire, là-bas !
Sur les escaliers de Begoña un aveugle implorait
sur un ton larmoyant et solennel :
— Voyez, noble seigneur, la triste obscurité où je
me trouve… Que la Très Sainte Vierge de Begoña
vous accompagne…
Solitaña sortait de sa poche deux cuartos et lui
6
demandait de lui rendre trois ochavos .
Plus loin, c’était un autre mendiant :
— Quand nous paraîtrons devant le tribunal du
Juge suprême…
Solitaña lui donnait un ochavo… Puis une petite
femme alerte :
— La charité, mon bon monsieur…
Autre piécette. Plus loin, un vieillard à longue
barbe blanche et lunettes de soleil, blotti dans un coin
avec son chien, tendait la main. Un autre, plus avant,
exhibait une jambe décharnée, noire, tordue, couverte
de mouches. Deux autres piécettes. Un jeune boiteux
demandait l’aumône en basque, et Solitaña lui
donnait un cuarto. À ces accents qui réveillaient en lui
des souvenirs lointains, perdus au plus profond de lui-
même, Roque retrouvait l’odeur des champs verts
comme ses tissus pour les jupes paysannes, l’air de
son village, la fumée du foyer domestique fleurant le
bon pain ; évocations qui lui laissaient entendre
intérieurement, comme venant d’un phonographe, le
chant des filles, le grincement des charrettes, le
mugissement des bœufs, le caquetage des poules, le
piaillement des oiseaux ; et c’était comme la vase
laissée par un escargot humain, comme la poussière
humide des rues et de sa maison.
Solitaña et le comptoir de sa boutique
s’accordaient parfaitement. Les bras croisés, reposant
sur la table, il regardait les gamins jouer dans la
rigole, barbotant dans l’eau sale. De temps en temps,
un agent de police, avançant un pied l’un devant
l’autre, entrait dans le champ visuel de Solitaña qui le
voyait sans le regarder et secouait la tête pour chasser
quelque mouche.
Il eut l’occasion d’être parrain au mariage d’une
nièce. « Va donc te rafraîchir un peu les idées, lui dit
sa femme, te détendre les muscles, tu es toujours ici
ratatiné sur toi-même. C’est moi qui te le dis, Roque,
va donc prendre le soleil. » Rien à faire. Au bout de
trois jours il était de retour, incapable de vivre hors de
sa boutique. Il n’avait qu’un désir : se recoquiller sur
lui-même, se redresser étant un effort qui lui donnait
mal à la tête et brassait dans ses veines toute
l’humidité et les ténèbres reposant dans son âme
angélique. Il était comme le rhumatisant qui redoute
le moindre mouvement. « Tu as l’air d’un épouvantail,
tu as tout d’une taupe », lui lançait Rufina. Il riait. Un
de ses plaisirs, après celui de mesurer son tissu et de
dévider les ora pro nobis, était d’entendre sa femme le
rabrouer. Quelle bonne femme cette Rufina !
Une cliente entrait acheter.
— Voyons ! vous me le laisserez bien à dix-huit.
— Impossible, madame.
— Vous êtes bien toujours le même, le plus cher !
Vous gagnez au moins la moitié… Non, à dix-huit, à
dix-huit !…
— Impossible, madame.
— Allons, je l’emporte… Tenez !
— Impossible, madame.
— Bon. Alors à dix-huit cinquante et je le prends…
— Impossible, madame.
— Bien, pour en finir, dix-neuf.
— Impossible, madame.
À la fin, vaincue par ce laconisme, la cliente quittait
le magasin ou se résignait à payer les vingt pesetas.
Aussi préférait-on avoir affaire à Rufina qui, si elle
était aussi intransigeante, donnait au moins des
raisons, expliquait, vantait la marchandise, en un mot,
parlait. Mais pour les villageois il n’y avait encore que
lui. La patience ne vient-elle pas à bout de la
patience ?
Lorsqu’un client de son pays entrait au magasin et
lui parlait de son village natal, il revoyait sa vieille
maison, retrouvait le goût du pain de maïs, l’odeur de
la fumée dans la cuisine quand il y sommeillait, les
mains dans les poches, les pieds au chaud devant le
foyer où chantonnaient les châtaignes dans la
marmite noircie se balançant à la crémaillère. À
l’évocation de ses souvenirs d’enfance, il ressentait la
vague nostalgie de tous ceux qui, ayant abandonné
leur patrie, ont trouvé le bonheur sur la terre
étrangère qu’ils ont adoptée.
Un pique-nique à la campagne ou quelque autre
goûter avec sa femme étaient jours de grande liesse.
Grisés de grand air et de soleil, ils rentraient
paisiblement au crépuscule. Un jour, ils allèrent en
tartane aux Arenas, que Solitaña ne connaissait pas.
Oh ! ces bateaux ! que de bateaux ! et puis la mer ! la
mer et ses vagues ! Solitaña avait aimé le grondement
monotone du monstre. Quel bel accompagnement
pour ses litanies ! Le lendemain, devant la rigole et
l’eau sale de la rue, il pensait à la mer, mais là, dans sa
boutique, il se retrouvait lui-même.
À Noël, il réunissait quelques parents. Après le
dîner, on dansait un peu et il fallait voir Solitaña
agiter ses jambes maladroites et marteler le sol de ses
pieds immenses. Ce n’était que rires ! Ayant bu un peu
plus que de coutume, il trouvait sa femme belle et
gracieuse.
Sous ce ciel invariablement pluvieux, Solitaña était
toujours pareil à lui-même. Son regard reflétait le sol
mouillé de pluie, l’esprit enraciné dans la boutique,
comme un oignon dans un sol humide. Il souffrait de
rhumatismes que soulageait le ronron bavard de ses
compagnons.
À la réunion du soir assistaient quelques amis : un
gentil petit vieux, disert et gai, au langage peu châtié,
qui racontait des histoires de chasse et de beuveries ;
un autre qui, tous les huit jours, rappelait les
7
fusillades de Zurbano à son entrée à Bilbao en 41 ;
et, quelquefois, un joyeux ecclésiastique. On n’en
finissait pas de parler de ces temps de cruauté et de
libéralisme, de raconter des histoires de l’autre guerre
et de se demander si, une fois encore, les gens de la
montagne ne prendraient pas le maquis. Solitaña,
bien que carliste, était de tempérament pacifique, une
sorte de carliste de carton.
Sans cesser de s’intéresser à la conversation, d’en
suivre le cours, de penser à ce qu’on venait de dire et
au dernier qui avait parlé, il circulait dans la
boutique, recevait le client, mesurait le tissu, prenait
l’argent, rendait la monnaie, revenait et regagnait sa
place. En hiver, le brasero était allumé et, pour rien
au monde, Solitaña n’aurait abandonné la palette qu’il
maniait aussi bien que l’aune et avec laquelle il
remuait les braises tandis que les autres bavardaient
puis, les pieds voluptueusement étendus, il
s’assoupissait au ronronnement de la conversation,
que sa femme menait à la baguette, la brandissant
contre les méchants. Elle se lamentait sur la situation
8
du pape, prisonnier à Rome par la faute des libéraux .
On ne saurait jamais être assez dur avec de pareilles
gens ! Elle était carliste parce que ses parents l’avaient
été, parce que carliste avait été le lait qu’elle avait tété,
parce que sa rue, le quartier voisin, l’air qu’elle
respirait étaient carlistes. Le carlisme faisait corps
avec son sang, coulait dans ses veines.
Le gentil petit vieux se moquait de tout cela. Les
méchants étaient aussi gais que les bons et, dans une
9
limonade , on ne prête pas attention aux couleurs.
Pour le reste, on sait bien que, sans la religion et le
bâton, rien ne marche droit.
La conversation roulait sur la limonade basque.
— En voilà une limonade, s’écriait le vieux, témoin
des fusillades de Zurbano, des glaçons gros comme
des poings qui nagent dedans !…
— Il faut des goujons, interrompit le gentil petit
vieux, la limonade va avec le goujon… Sans cela, la
limonade est ratée, c’est comme le tambour sans le
fifre. Avec ces morceaux de glace qui font mal aux
dents, alors…
— Quelques tranchettes de langue ne font pas
mal…
— Oui, de la langue aussi ; mais surtout le goujon,
c’est indispensable…
Solitaña souriait sans cesser de remuer les braises
avec la palette.
— Moi, j’aime bien aussi un peu de merluche en
sauce, reprit un autre.
— Avec la limonade ! Tais-toi, mon bonhomme. Ne
dis pas de sottises… Tu es cinglé… De la morue en
sauce avec de la limonade ? Il n’y a que toi pour avoir
de pareils goûts…
— Dis tout ce que tu voudras. Mais, pour moi, rien
ne vaut la merluche, celle de Bermeo bien entendu,
pas celle de Laredo ! Chaque chose d’où elle vient :
sardines de Santurse, petites anguilles de La Isla et
merluche de Bermeo…
— Il ne faut pas exagérer, dit le curé ; j’ai dégusté
des sardines fondantes comme du beurre à Bermeo ;
la peau tombait naturellement ; et à Deva, une de ces
anguilles d’Aguinaga, mais alors…
— Bravo, curé ! C’est bien ce que je disais, chaque
chose à sa place et en son temps… les escargots après
la daurade… On s’est régalés d’escargots peu avant
l’entrée de Zurbano l’année…
— Je te l’ai dit cent fois, interrompit le gentil petit
vieux, tu ne sais ni ramasser ni cuire les escargots,
mais je tiens encore à te le dire, et ne tourne pas
autour du pot, que les goujons vont avec la limonade,
et à celui qui parle de merluche en sauce, je dirai qu’il
est un sinistre imbécile… Tu ne vas pas me dire…
— Et si moi j’aime de la merluche en sauce avec la
limonade…
— Alors, tu ne sais pas manger comme il faut.
— Je ne sais pas ?
— Bon, bon, interrompit le curé pour couper court,
savez-vous une chose curieuse ?
— Quelle chose ?
— Que les Anglais ne mangent jamais de cervelle…
— On le sait… c’est pour cela qu’ils sont si rouges,
dit le gentil petit vieux ; au lieu de cervelle, ils
bouffent des côtelettes crues et se paient de ces cuites.
— Ces hérétiques…, entonna Rufina.
Et la conversation roula de nouveau sur les
libéraux.
Une fois leurs hôtes partis, Rufina et son mari
fermaient le magasin, comptaient méticuleusement la
recette, faisaient leurs comptes ; puis, une chandelle
allumée, exploraient tous les coins et recoins,
regardaient sous les étoffes, les comptoirs et les
banquettes, tournaient la clé et allaient se coucher.
Solitaña rêvait rarement et sombrait dans
l’inconscience, bercé par le bruit du crachin ou de la
grêle fouettant les carreaux.
Le lendemain il se levait comme il s’était levé la
veille, plus ponctuel encore que le soleil qui avance ou
retarde son lever, et, en hiver, il descendait à la
boutique encore plongée dans l’obscurité matinale.
Notre bienheureux semblait revivre le jour du Jeudi
saint. Il passait une redingote noire, des gants noirs,
un vieux chapeau noir datant du jour de son mariage
et, une canne noire à la main, allait prier Notre-Dame
de la Solitude, au manteau noir. À la procession, il
portait la statue sur ses épaules, et la douceur de ce
poids lui procurait un plaisir comparable seulement à
une douzaine de litanies avec leurs cinq cent soixante-
deux ora pro nobis.
Pauvre ange du Seigneur endormi dans un corps
d’homme ! Il n’était pas à plaindre. Il était père et les
brouillards de son âme semblaient se dissiper à la vue
du petit enfant. Des baisers ? et pourquoi ? À peine le
vit-on embrasser son fils qu’en bon père il aimait à la
folie.
Vinrent les jours du bombardement pendant
lesquels toute la population chercha un abri dans les
magasins. Une vie de caserne s’installa. Rien ne
changea cependant pour Solitaña ; la vie continuait.
Le bruit des canonnades provoquait chez lui la même
réaction inconsciente que le tintement de l’angélus
qu’il récitait en pensant à autre chose. Il vit passer les
10
chimberos de l’autre guerre comme il voyait passer
le sempiternel agent de police. Si l’obus tombait trop
près, il se retirait au fond de la boutique et se couchait
par terre sous l’empire d’une angoisse indéfinissable.
Pendant tout le bombardement, il ne sortit pas de sa
niche. La nuit de la Saint-Jean, il trembla sur son
matelas posé à même le sol, dévidant les Ave Maria.
« S’ils entrent, disait Rufina, je ferai payer à cet
odieux José María ce qu’il nous doit. »
Son fils fit ses études de médecine. Sa mère
l’accompagna à Valladolid. C’était elle qui s’occupait
entièrement du fils. Ses études terminées, ils
envisagèrent un instant d’abandonner la boutique,
mais, sans elle, Solitaña serait mort de fièvre, comme
un ours blanc transplanté en Afrique équatoriale.
11
Puis survint le krach des Osuna et, quand les
obligations tombèrent à zéro, que tout s’effondra, que
des familles entières furent ruinées, par un matin
froid et humide, Solitaña se trouva avec un chiffon de
papier qu’il couvrit de larmes. Accablé, il descendit à
la boutique, et la vie continua.
Son fils s’installa dans un village et, ce jour-là,
Roque poussa un soupir de satisfaction. Sa femme
mourut et le pauvre homme, en montant l’escalier
tremblant sous ses pas et en entendant la pluie
fouetter les vitres, pleurait en silence, la tête enfouie
dans l’oreiller.
Il tomba malade. Un peu avant de mourir, on lui
porta le viatique et, quand le prêtre entonna les
litanies, Solitaña, la tête tombée enfoncée dans
l’oreiller, laissa échapper de ses lèvres tremblantes
d’imperceptibles ora pro nobis, qui se perdaient
languissamment dans la chambre, reluisante comme
l’or et remplie de l’odeur tiède des cierges. Il mourut.
Son fils le pleura le temps que lui laissèrent ses
affaires et ses amours. Il ne laissa d’autres traces que
celles d’un moustique à sa mort, et son âme s’élança
vers les montagnes éternelles pour demander au Bon
Pasteur, lui qui avait toujours vécu dans l’ombre, un
beau soleil pour aujourd’hui, pour demain et pour
toujours.
Bienheureux les doux !
12
LES MALHEURS DE SUSÍN
À Juan Arzadun.

Susín goûtait joyeusement cette beauté fraîche


jaillissant de la nature, arbres verdoyants, oiseaux
gazouilleurs. Il était fort occupé à la construction
d’une forteresse en terre, tandis que sa nounou riait à
grands éclats des plaisanteries d’un galant.
Susín se releva, essuya ses mains boueuses sur son
costume neuf, contempla son ouvrage et l’admira. À
l’intérieur de la tranchée un espace vide avait été
ménagé en forme de cuvette. Il semblait attendre
quelque chose. Pour le combler, Susín, relevant sa
barboteuse, y épancha le trop-plein de lui-même. Il
eut alors l’idée de se mettre à la recherche d’un
bourdon ou de quelque autre insecte pour lui
apprendre à nager.
Parcourant des yeux la campagne, il aperçut au
loin un objet brillant sur le sol, pareil à une étoile
tombée du ciel avec la rosée. Quelle chose bizarre !
Oubliant son petit lac, œuvre de ses mains et de sa
miction, il partit à la recherche de l’étoile tombée du
ciel qui disparaissait à mesure qu’il se rapprochait. Il
fallait que la terre l’eût avalée, qu’elle se fût fondue, ou
que le croque-mitaine l’eût emportée. Arrivé à la
hauteur de l’arbre près duquel avait brillé cet appeau,
il ne vit que des cailloux et un bout de verre.
Quelle belle matinée ! Susín se gorgeait de lumière
et de grand air sous le ciel bleu.
En voilà des arbres ! C’était là le monde et non la
rue pleine d’embûches, envahie à toute heure par les
chevaux, les voitures, les bœufs, les chiens, les vilains
garçons et les sergents de ville.
Brusquement Susín changea de couleur, ses petites
jambes flageolèrent, sa gorge se serra d’angoisse. Un
chien… un chien, assis, le regardait les yeux grands
ouverts. Un chien noir, tout noir, et très grand. Si cet
animal était passé dans sa rue, de sa porte il l’aurait
menacé d’un bâton. Mais il était au milieu de la
campagne, domaine des chiens et non des enfants.
Le chien ne le quittait pas des yeux. Il se leva,
s’avança vers Susín qui, terrorisé, ne songea même
pas à prendre la fuite. Un peu calmé, il se mit à
courir, mais si malheureusement qu’il buta et tomba
sur le nez. Cloué au sol, il ne pleura pas. Pourquoi
pleurer ? Si le chien l’entendait, ce chien qui n’était
peut-être que le croque-mitaine déguisé qui emporte
les enfants pleurnicheurs ? Le chien s’approcha, le
flaira. Le souffle coupé, le cœur battant, Susín vit,
d’un œil à peine entrouvert, l’animal s’éloigner
lentement, secouant majestueusement dans le lointain
sa queue et son échine noires.
L’enfant se releva et, jetant un regard circulaire, se
vit seul au milieu de cette solitude immense. Le soleil
brûlait sa petite tête blonde et les arbres semblaient le
saluer. Sous ses reflets étincelait, tout près, l’eau d’une
mare.
Oubliant le chien, comme il avait oublié le petit
étang, œuvre de ses mains, et l’étoile tombée du ciel, il
s’approcha de la mare dont la surface limpide et claire
paraissait un visage paisible, mais triste et mort, qu’il
fallait ranimer. Il prit un petit caillou et le jeta dans
l’eau. Aussitôt la mare s’agita d’un rire qui vint
doucement mourir sur la rive fangeuse. Quels
magnifiques cercles ! La vague monta des
profondeurs et troubla la surface. Il saisit alors un
bâton et, s’accroupissant, fouetta l’eau. Comme elle se
troublait ! Se relevant, Susín trempa un pied dans
l’eau et se mit à barboter. Comme c’était bon ! Comme
la mare s’amusait à salir l’enfant et à le couvrir de
boue !
L’humidité qui, à travers la bottine, commençait à
lui glacer le pied lui donna l’impression d’avoir fait
une chose défendue. Il poussa un cri, se précipita sur
un arbre contre lequel il se plaqua sans savoir où
cacher ses pieds. Oh ! s’il avait pu, comme les grands
garçons, grimper à l’arbre et se cacher au haut des
branches, là où se dissimulent les bourdons ! Mais la
vache pourrait le déraciner d’un coup de corne.
C’était une vache énorme, dont le corps masquait
presque tout le ciel et dont l’ombre, démesurée et
fantastique, s’étendait sur le sol. Elle avançait
lentement, s’amusant de l’angoisse de sa victime qui
se cachait les yeux, tout prêt à se jeter sur le sol en
hurlant : « Je ne le ferai plus ! » La bête avançait
toujours, puis passa au large. Susín abandonna son
arbre et regarda autour de lui. Où était-il ?
Son estomac le chatouillait. C’est chose bien
connue que les impressions fortes, si elles accélèrent
le rythme de la vie, affaiblissent le corps, et que même
les grillons qui viennent de mourir ressuscitent entre
les feuilles de la laitue.
L’enfant prit alors conscience de sa situation. Il
regarda, étonné, la grand-route, les châtaigniers
énormes, la campagne solitaire, le soleil impassible,
cloué dans le ciel bleu. Et la boniche ? De temps en
temps passait un homme, mais jamais un monsieur.
Des hommes, tous des hommes et quels hommes !
Tous laids, barbus, et pas un ne ressemblait à son
papa. L’un d’eux le regarda longuement, et ces gens
qui vous regardent ainsi sont les plus mauvais, les
13
gens qui portent un sac . Il ressentait une angoisse
mortelle à se trouver perdu au milieu du monde, à la
merci de ces méchants gamins qui appellent « mère »
leur maman, des gros chiens et des grandes vaches. Et
papa qui n’était pas là pour les battre ! Le souffle du
croque-mitaine lui glaçait le cœur, agité comme les
feuilles de l’arbre. Susín sentait partout cette présence
cachée dans le feuillage, tapie sous les pierres,
dissimulée sous la terre, marchant derrière lui. Il
fondit en larmes et, à travers ce brouillard, vit un
homme s’avancer à sa rencontre.
Un homme… mais quel homme ! Il le regardait
avec une attentive terreur, ramassant son âme glacée
dans un tout petit recoin de son cœur. Ce n’était pas
un homme… c’était pire… c’était un agent de police !
Celui-ci s’approchait doucement, comme le chien
noir et la grosse vache, mais sans s’écarter et passer
son chemin. Susín, entrouvrant des yeux qui ne
voyaient plus, sentit une grosse poigne qui se posait
sur sa petite main. Se voyant perdu, il éclata en
sanglots.
— Ne pleure pas, petit… ne pleure pas, je ne te
ferai pas de mal.
Qu’il est méchant, le croque-mitaine ! Qu’il est
méchant quand il use de l’ironie d’un agent de police !
— Viens, viens avec moi. Nous allons chercher ton
papa.
Comme par miracle le ciel s’ouvrait devant Susín,
car c’était un vrai miracle qu’un agent de police ait
une voix si douce, des inflexions si tendres, un ton si
caressant ! Qu’il ressemblait à papa, cet agent de
police ! Sa main ne serrait pas trop fort, son pas
s’accommodait à celui de l’enfant qui, désormais, se
sentait sous la protection d’un haut personnage, d’un
bon croque-mitaine.
— Dis-moi, à qui es-tu ?
— À papa.
— Et qui est ton papa ?
— Papa.
— Mais quel papa, mon petit ?
— Celui de maman.
Le membre de l’ordre sourit, lui aussi était celui de
sa femme. Quelle demande étrange pour un enfant :
Qui est ton papa ? Comme s’il y en avait plus d’un.
— Où habites-tu ?
— À la maison.
— Et où est ta maison ?
— Dans la maison de papa.
Perplexe, l’agent renonça à poursuivre
l’interrogatoire. Mais comment, alors, éclaircir la
situation ?
Rassuré, Susín se laissait envelopper dans cet air si
doux quand, nouveau péril, réel, certain, non plus
imaginaire, il aperçut sa nounou qui venait à lui,
menaçante. Saisissant le pantalon de l’agent avec ses
petites mains, il cacha sa tête entre les jambes
protectrices. S’il avait pu se faire plus petit, il serait
entré dans la poche du pantalon.
Qu’elle était harmonieuse, la voix de l’agent qui le
rassurait : « N’aie pas peur ! Il ne t’arrivera rien ! » et
qui, plus grave, poursuivait : « Laissez-le, ce n’est pas
sa faute. »
Des mains de l’agent, il passa dans les bras de la
domestique. En s’éloignant l’enfant suivait des yeux
son sauveur, cherchant à voir s’il était toujours sous la
protection de son regard. Mais à peine l’avait-il perdu
de vue qu’il sentit sur son petit derrière la main de la
nounou.
— Petit ! Ne t’ai-je pas dit de ne pas t’éloigner… Je
te ferai voir… Tu m’en as fait passer un moment…
moi qui te cherchais et te recherchais comme une
folle… Et toi…
L’enfant pleurait lamentablement ; ce n’était pas le
croque-mitaine qui en était cause, mais une bonne
fessée. Il pleurait si fort que sa nounou, impatientée,
l’embrassa.
— Ne fais pas le sot, ce n’est rien ; ne pleure plus,
Susín. Allons, tais-toi, tu sais que papa n’aime pas les
pleurnichards… Tais-toi… tiens, je vais t’acheter un
bonbon…
Susín se calma pour sucer le bonbon.
Quand, un peu plus tard, il revit les murs de sa
maison, rassuré par la proximité de la présence
paternelle, ses craintes reparurent, la dent du chien,
les cornes de la vache, la main de la bonne, et il fondit
en larmes. Qu’elle était douce la voix de papa
grondant la boniche ! Puis, dans les bras de papa,
Susín appuyant sa joue brûlante sur la poitrine
protectrice, sombra dans le sommeil, oublieux de ses
malheurs.
Qu’il est bon d’arriver au port encore tout
ruisselant des eaux de la tempête !
14
LE SANG D’AITOR
Lope de Zabalarestista, Goicoerrotaeche, Arana y
15
Aguirre était issu de la race la plus pure d’Aitor ,
sans une seule goutte de sang maure, juif, goth ou
16
maqueto . Tout son orgueil reposait sur cette
noblesse toute de hasard et toute gratuite.
Bien que le cachant et le niant même pendant
longtemps, Lope était né, avait grandi et habitait à
Bilbao. Il en parlait le dialecte, ne sachant pas autre
chose.
À seize ans, dégoûté de Bilbao, il s’installa au
quartier d’Asúa pour y rechercher les traces des
anciennes coutumes basques patriarcales. Bilbao !
Pouah ! Commerce et morue !
Ses compatriotes, qui ne le comprenaient pas, le
traitaient de cinglé.
Dès qu’il le pouvait, il s’échappait à Santo Domingo
17
de Archanda pour y lire la description des Alpes par
Jean-Jacques Rousseau devant les rochers dénudés de
Mañaria dominant la vallée d’Echebarri, la vallée aux
mosaïques vertes, près du fleuve.
Par une belle matinée de Pâques, à l’heure de la
procession, il s’éprit d’une alerte gaillarde et,
apprenant qu’elle s’appelait Rufina de
Garaitaonandia, Bengoacelaya, Uria y Aguirregoicoa,
se réjouit dans son cœur que son élue descendît,
comme lui, de la plus pure race d’Aitor, sans une
goutte de sang maure, juif, goth ou maqueto. Le
mariage fut béni à Jaungoicoa et il se promit que ses
enfants seraient d’aussi pure race que lui-même.
18
Pendant la nuit il rêva qu’il épousait la Maitagarri ,
délivrée des griffes du terrible maître de la montagne
19
Bajasaun .
Au retour d’un voyage à Burgos, il se rendit à
Iturrigorri pour y embrasser les arbres de sa terre.
Il suivait avec une joyeuse allégresse les
pèlerinages. Il avait en horreur ceux où les filles en
mantilles dansent la polka et la valse, et recherchait
ceux cachés dans les recoins de nos vallées.
Il tombait en extase devant un vieillard à la pipe en
terre, au vieux chapeau à bord relevé en arrière, à la
20
tignasse blanche, portant capusay et couverture, et
pensait au vieil Aitor.
Une peine secrète l’accablait. Ni lui ni Rufina ne
savaient un seul mot de basque. Pourquoi, étant
enfant, ne l’avait-on pas fait élever dans une ferme de
Cenarruza ?
Il avait fait mille fois le projet d’apprendre
l’euskara, la langue mystérieuse, lui et son ami intime
Joaquín G. Ibarra ou, mieux, Joaquín González Ibarra
Puigblanch y Carballido. Ce Joaquín était aussi excité
que lui, mais le malheureux avait honte de tous ses
noms. Quand donc leur serait-il permis de recevoir,
21
telle la manne de Jaungoica , le verbe saint, tout
empreint de tendres mystères ? Mais que de
difficultés ! Tant de temps perdu au bureau ! et puis,
pour son commerce, il devait apprendre l’anglais. S’il
ne connaissait pas l’euskara, comment se faire
connaître ? Dans l’impossibilité de parler la langue
d’Aitor, et pour en finir, il décida de baragouiner le
22
castillan, ce piètre erdera , ce parler d’hier et de
demain, né comme un ver sur le cadavre en
putréfaction du latin, langue des maquetos d’au-delà
de l’Èbre. Et résolument il se mit à estropier la langue
de son berceau, celle avec laquelle sa mère le
mignardait et dans laquelle elle s’adressait à Dieu.
L’été, il allait passer un mois à Villaro, buvait du
lait dans les fermes, admirait la simplicité des mœurs
23
de ces Euskaldunas hospitaliers et, en partant,
laissait quelque argent.
Une nuit de pleine lune, il monta à Lamindaro pour
y rêver. Le ciel était couvert de nuages.
Debout au pied de la cordillère Cantabrique se
dressait, bouleversé, Aitor, la barbe ruisselante
comme la cascade d’Ujola. Il portait un costume
étrange et regardait vers le berceau du Soleil d’où il
venait, apportant avec lui le langage mystérieux,
insolent et grave, empreint de lourds secrets, verbe
24
qui émanait de ses lèvres d’aitona comme une rosée
de l’esprit. Aitor se dissipa comme une nuée sur la
mer.
25
Puis, la lumière des morts (ilarguia ), tel un globe
d’argent, brilla sur la vallée, à ses côtés, les étoiles
semblaient des piqûres du toit du monde, à travers
lesquelles filtrait la lumière de Jaungoica. De sombres
rochers fermaient la vallée, livide sous la lumière des
morts et sur laquelle les arbres projetaient leurs
grosses branches mutilées. Les eaux jaillissantes
faisaient entendre leur rumeur éternelle et dans leur
cristal se reflétaient des morceaux de lune. Les chiens
aboyaient, les grenouilles coassaient dans les mares
et, sur la terre endormie, seuls les nobles Euskaldunas
veillaient encore. Vêtus de peaux de mouton, ils
s’assemblaient devant les portes de leurs maisons de
bois pour danser le ballet solennel de la révolution de
la Lune autour de la Terre. Les anciens présidaient ;
les vieilles tissaient leurs suaires.
26
Le koplari s’avança, on lui offrit du pain et des
glands ; il les goûta et se mit à chanter, en
s’accompagnant au tambour, des hymnes ailés à
Jaungoica, le maître de la lumière des vivants et des
morts et qui amena les Euskaldunas de la patrie du
Soleil.
Lope, qui, réveillé, n’entendait pas le misérable
basque qu’on parle aujourd’hui, comprenait cet
euskara grave et pur.
La musique était semblable au bruit du vent dans
27
les forêts séculaires d’Euskaria , sans tache de
wagnérisme ou de ces harmonisations qui entachent
28
aujourd’hui le zortzico .
Le koplari chantait les exploits du sublime Aitor,
venu de la terre du Soleil, de l’Ibérie orientale, où se
29
posa l’arche ; de Lelo qui tua Zara ; de Lekobide,
seigneur de la Biscaye, qui fit la paix avec Octavio, le
maître du monde.
Le koplari se tut et sous la lumière des morts,
brillante et éclatante de blancheur, les Euskaldunas
30
adoraient le saint Lauburu , la croix sur laquelle le
Christ devait mourir quelques siècles plus tard. Lope
se signait et récitait le Pater noster.
Les adorateurs du Lauburu s’évanouirent et Lope
se vit transporté sur la cime sacrée d’Irnio, au milieu
d’Euskaldunas crucifiés, chantant leur chant de
guerre, mourant pour avoir défendu leurs chartes et
leurs privilèges contre les Romains.
Puis ce furent les Romains, drapés dans leur toge,
pareils à des statues de pierre ; les Carthaginois aux
vêtements bigarrés ; les Goths à l’épaisse chevelure ;
les Maures au teint brûlé. Et tous venaient se briser
contre la montagne basque, dont ils convoitaient les
richesses, comme les vagues de la mer Cantabrique
31
s’écrasent contre l’épine dorsale du Machichaco .
Il assista à l’arrivée de Jaun Zuria, à son retour de
32
la verte Érin , à la défaite qu’il infligea à l’infortuné
Ordoño, et à la transformation, sous les flots de sang
versés par les soldats léonais, des pierrailles de
33
Padura en minerai de fer de l’actuel Arrigorriaga,
les cailloux rouges.
34
Il vit ensuite l’echeco-jauna d’Altobiscar sortir sur
le pas de sa porte et entendit japper son chien.
Il assista à la venue des armées de Charlemagne,
35
les Euskaldunas aiguisant leurs azconas sur les
rochers, les entendit compter leurs ennemis, dont les
lances brillaient. Il vit rouler les rochers d’Altobiscar
et Ibañeta ; le cor de Roland mourant résonnait à ses
oreilles ; la fuite de Charlemagne au manteau rouge et
à la plume noire se déroula sous ses yeux.
Il participa aux jacqueries et, du haut de la tour
d’une forteresse, entendit les arbalètes grincer et les
clameurs des partisans. Il contempla les flammes de
l’incendie et tout disparut dans le son grave de la
cloche de l’église, maudissant les nobles rapaces et
appelant le peuple, comme une poule rameute ses
poussins.
Puis ce furent les longues et sournoises luttes à
coups de paperasses avec les rois d’Espagne qui
grognaient avant de lâcher les privilèges.
Et après cela, le ciel rougissait sous les plaintes
douloureuses et le sang d’Abel ; cette nuée sanglante
venue des Pyrénées, portant avec elle les droits de
l’homme, menaçait d’emporter dans leur tourbillon
les vieux privilèges.
Puis apparurent les bérets et les morions…
Lope se réveilla et, pensant à la dernière
36
chacolinada , s’en alla.
Il apprit à connaître sa patrie à Araquistain,
Goizueta, Manteli, Villoslada et en d’autres lieux. Il lut
Ossian et l’y reconnut. Au retour d’Iturrigorri, à la
nuit, regardant autour de lui et constatant sa solitude,
il se demanda : « Pâle étoile de la nuit, que vois-tu
dans la plaine ? » Et comme l’étoile restait muette, il
se donna à lui-même la réponse : « Je vois Lelo
poursuivant Zara… »
Une tristesse accablante s’emparait de lui en
apercevant du haut des cimes montagneuses le
serpent noir, sifflant et vomissant de la fumée, traîner
ses anneaux sur les versants, les creuser de noires
entailles et apporter à Euskaria la corruption d’au-
delà de l’Èbre. Il soupirait après la muraille de Chine.
« Que nous ont donné ces maquetos ? pensait-il.
N’adorions-nous pas la croix avant qu’ils nous
apportent le christianisme ? N’avions-nous pas un
langage philosophique, bien avant de nous imposer,
avec leur erdera, leur idiome bâtard, la fleur de la
civilisation romaine ? Dieu n’a-t-il pas créé les
montagnes pour séparer les peuples ? »
Et devant les ronflements du serpent noir il se prit
à crier : « Fuis, fuis ! roi Charlemagne, avec ta cape
rouge et ta plume noire. » Puis il redescendit
37
tristement, appuyé sur son maquila .
Le rêve de sa vie se concentrait sur le chêne sacré.
Il ne voulait pas mourir avant de l’avoir contemplé au
moins une fois. L’arbre sacré est le complément de la
croix, avec entre ses branches les armoiries de
Biscaye.
Enfin arriva le jour du départ. Lope, sur l’impériale
38
de la diligence, chantait l’hymne d’Iparraguirre ,
rassasiant ses regards du paysage. Il monta à pied à
Aunzagana, s’aidant de son maquila. Ils traversèrent la
gorge d’Oca, où le torrent se précipite entre les
frondaisons. Devant eux s’ouvrait la grande et riche
plaine de Guernica, baignant dans l’air marin. Au loin,
comme une sentinelle posée sur la vallée, ils
aperçurent l’église de Luno.
L’air courait sur la vallée, sur les champs de maïs
verdoyants, le ciel était sans une seule ride, les pics
d’Acharre fermaient l’horizon et l’ermitage de San
Miguel paraissait un oiseau gigantesque posé sur la
cime aiguë de l’Ereñozar.
Au loin en bas, entre les arbres, reposait Guernica,
la Guernica des Juntes.
En descendant de voiture, Lope et Joaquín étaient
à demi fous. Sans même secouer la poussière de leurs
vêtements, ils demandèrent où était l’arbre et un
gamin leur montra le chemin. Entrés dans l’enceinte
sacrée, sous leurs yeux se dressaient silencieusement
l’amphithéâtre où les passions s’affrontèrent, la statue
de la Conception gardée par des espringales, les
seigneurs de Biscaye.
Arrivés devant l’arbre, ils se découvrirent, et là –
c’était à désespérer –, ils restèrent de glace, sans une
larme, sans un frisson, sans un battement de cœur. Ils
contemplèrent longuement le pauvre vieil arbre,
enduit de mortier, et l’arbre nouveau lançant, droites,
ses trois branches. Ils s’assirent sur les bancs de pierre
du pavillon des jurats. Dans le couvent voisin, les
moniales sonnaient la cloche.
Un paysan survint. Il passait à Guernica pour la
première fois et ne voulait pas partir sans avoir vu
l’arbre. Il le regarda, le contempla, demanda trois ou
quatre fois si c’était bien l’arbre et partit en disant :
« Cer ete da barruan ? » C’est-à-dire : « Qu’est-ce qu’il y
a dedans ? »
On raconta ensuite à Lope et à Joaquín l’arrivée du
39
dernier koblakari , dont on ne savait s’il était du pays
ou du domaine des esprits.
Il surgit une nuit de pleine lune, près de l’arbre.
C’était un jeune homme robuste, à la tignasse noire
lui descendant jusqu’aux épaules quelque peu
alourdies. Il portait un béret rouge, un maillot avec
des glands dorés comme boutons. Il s’appuyait sur un
bâton en fer et tenait une guitare. Le mystérieux
koblakari s’agenouilla, étreignit et embrassa l’arbre en
pleurant. Il entonna des chants qui montaient comme
un encens vers le ciel, il chanta l’hymne divin de
l’avant-dernier koblakari. Puis il chanta la
dégénérescence de la noble race basque, mais en
castillan !
Les gens qui ne le connaissaient pas se moquèrent
de lui. Tête basse, plongé dans une tristesse profonde,
il descendit à Guernica où, en soirée, il donna, au
cercle, un récital de guitare et remporta un petit
mouchoir de soie.
Lope et Joaquín regagnèrent silencieusement
l’auberge. Après s’être restaurés de côtelettes fumantes
et d’un vivifiant petit vin d’au-delà de l’Èbre, ils
éprouvèrent au cœur une tendresse infinie. Le froid
qui les avait saisis devant l’arbre saint se dissipait, et
le souvenir de leur visite les remplissait d’une douce
tristesse qui se fondit en rêve.
De retour de leur pieux pèlerinage, l’un et l’autre
s’affilièrent à une société patriotique qui s’était créée à
Bilbao et où ils allaient jouer aux dominos.
Plus tard, lors des élections, Lope joua le rôle
d’agent électoral. Quand le temps des campagnes
électorales revenait, le feu sacré l’animait, il évoquait
40
Aitor, Lecobide, les héros de l’Irnio , s’égosillant
pour sortir victorieux au profit du premier qui posait
sa candidature, qu’il soit blanc, noir, rouge ou bleu.
Euskuldanas du vieux temps qui vous assembliez
41
dans les batzarres et invoquiez Jaungoica à la
lumière des morts ! Vous autres, gardiens de la moelle
féconde du langage mystérieux euskarien ! Nobles
koblakaris du Pays basque ! Levez-vous tous, du
premier au dernier, celui aux boutons de glands
dorés, levez-vous ! Décrochez des vieux chênes vos
timbales muettes et entonnez les élégies douloureuses
en l’honneur de cette race, issue d’Irnio, de cette race
indomptable, mais domestiquée par la morue salée et
la rouille du fer !
Pendant qu’ils concourent pour un emploi public,
pleurez, nobles Euskaldunas, pleurez à l’ombre du
chêne sacré.
42
LES CHASSEURS D’OISEAUX
I

Ils quittèrent le bureau le samedi soir et, comme il


pleuvait légèrement, cherchèrent un refuge sur la
place Neuve dont ils firent maintes et maintes fois le
tour en discutant du temps du lendemain. En se
43
quittant, Miguel dit à Pachi :
— Demain, à six heures, au cimetière, hein ?
— Au cimetière ? Bien !
— Sans faute !
L’autre fit un signe de tête comme pour acquiescer
et partit.
— Bon Dieu, quelle nuit !
Il explora le ciel du regard. Pas fameux ! Le vent du
nord-ouest soufflait, ce maudit vent de la Galice ! Un
ciel gris déversait une petite pluie fine et l’air, comme
les nuages qui roulaient, était maussade. Mais quoi !
les hirondelles volaient très haut… Il se frotta les
mains :
— Cela n’est pas fameux.
Il grimpa quatre à quatre l’escalier et lança à la
bonne qui vint lui ouvrir :
— Nicanora, demain, tu sais !
— À cinq heures ?
Vers les dix heures, il se leva de table, passa sur le
balcon, regarda le ciel, le baromètre, et se coucha. Le
diable dormait.
Une grosse mouche voltigeait dans la chambre,
vrombissant à tout crin. Miguel eut la tentation de se
lever, de se poster dans un coin et, pan ! de l’abattre à
bout portant au passage… À six heures au cimetière
de Santiago… et il devait se lever, se laver, s’habiller,
vérifier le fusil, déjà fourbi, prendre son chocolat et
entendre la messe de cinq heures et demie à Santiago.
Que d’affaires en perspective ! Il devrait se lever au
moins à cinq heures… Non, plutôt à quatre heures et
demie. Il fut sur le point de sauter du lit pour donner
de nouveaux ordres à la domestique. Il sortit un bras,
sentit le froid et se renfonça sous les couvertures, se
retourna, ferma furieusement les yeux et se mit à
compter un, deux, trois… « Maudite mouche ! Avec
quel plaisir je lui lâcherais un coup de fusil à travers
le corps ! Quel massacre de mouches sous la treille ! »
La mouche grossissait jusqu’à prendre la taille d’un
oiseau. D’autres envahirent la chambre qui se remplit
d’oiseaux-mouches. Il s’embusqua dans un coin, sous
une treille, et se mit à tirer. À chaque coup un oiseau-
mouche tombait et s’écrasait sur le lit transformé en
poêlon où il était frit aussitôt… Puis, toujours en
volant, passèrent des merlus, limandes, goujons,
supions… Il entendit crier au loin :
— Il est deux heures, ciel nuageux.
La même voix résonna encore, mais plus loin,
beaucoup plus loin. Et puis… il tomba à son tour
dans la poêle et se réveilla dans son lit. Il entendit
sonner trois heures, se rendormit et se réveilla de
nouveau : debout ! En caleçon, il alla au balcon… Le
jour commençait à poindre… Quelques nuages
encore… Tout cela n’était que brume matinale, car le
moine du baromètre avait la tête à demi découverte. Il
ouvrit légèrement la fenêtre et tendit la main… Il se
lava, mit un vieux vêtement, des chaussures à lacets et
un cache-nez, prit sa gibecière et sortit de sa chambre.
Encore au lit, Nicanora ! Elle s’attendait toujours à ce
que son maître se levât avant l’heure.
— Le chocolat, satanée femme !
Nicanora sortit aussitôt en demandant
comiquement :
— Où suis-je ?
— Mais là !
Notre homme se brûla le palais avec son chocolat,
jeta sur son épaule le vieux fusil à piston et sortit.
De sa chambre, sa mère lui cria :
— Fais bien attention, hein !
Comme une âme en peine, il marcha à travers les
rues désertes jusqu’à ce que sonnent cinq heures et
demie. Il rencontra quelques chiens, le marchand de
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beignets et les serenos qui rentraient. À la porte de
Saint-Jean, des vieilles, accroupies sur leurs talons,
attendaient.
Il atteignait le cimetière et, au premier coup de
cinq heures et demie, entra dans l’église, froide
comme une cave, déjà remplie de servantes et
d’hommes en béret.
Un peu avant l’élévation, Miguel entra :
— Cette messe ne te profitera guère !
— Un autre jour j’entendrai la partie que j’ai
manquée !
Miguel portait son fusil, soigneusement chargé de
45
cendrée , et était accompagné d’un chien de chasse
marron à poils laineux, au nez fin, appelé Napoléon.
Ces grands dormeurs de chasseurs ne sont que la
fausse monnaie des chasseurs de l’âge d’or. On les
reconnaissait à leur chien, semblable à celui de
Miguel, à leur fusil à piston et à leur oiseau. La tête
couverte d’un chapeau haut de paille jaunie, ils
portaient une veste de panne, des guêtres de drap, une
gibecière, une cartouchière, une boîte à capsules, une
poire à poudre suspendue à un cordon vert, tout un
attirail, sans oublier la musette contenant un quignon
de pain et de la merluche frite ou toute autre
friandise. Ils allaient à la messe de quatre heures et
demie, puis chez Rosenda, prendre le café et le petit
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verre de chilibrán .
Depuis longtemps déjà, le rouge-gorge, au poitrail
orangé, avait lancé ses joyeux nip ! nip ! avec lesquels
cet amoureux du soleil le salue à son lever jaillissant
de son manteau de nuages, et lui souhaite bonne nuit
quand il se couche au sein des nuées de pourpre. Il
était six heures un quart.
Qu’il est agréable de circuler à travers la ville quand
le soleil luit sur les toits et chasse la fraîcheur de la
rue ! On était en septembre, le mois des chasseurs.
— Regarde, regarde, toutes ces bergeronnettes !
C’étaient les boniches avec leur tablier blanc et leur
mantille noire, arrivant comme une volée d’oiseaux et
se dispersant accompagnées. Certaines venaient
d’entendre la messe à la campagne. Bon sang ! quelle
promenade que l’Arenal !
— Adieu, ma jolie !
— Adieu, ma toute belle !
Impossible, hélas ! de s’arrêter. Dans son figuier,
chantant son hymne au soleil levant, l’oiseau les
attendait.
Ils croisèrent un policier et, tels des oiseaux
grimpeurs, entreprirent l’ascension de la chaussée du
Tívoli. Ils rencontraient de temps en temps des
paysannes, la corbeille couverte d’une étoffe blanche
surmontée du petit panier de légumes.
— Parles-tu le basque ?…
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— Oui, le basque d’Artecalle !…
— Dis-leur quelque chose, fais-leur un
compliment…
— Eh ! toi… nesca… coucou… coucou…
— Je ne suis pas, je ne suis pas une nesca. Les
nescas, tu les trouveras dans le vieux Bilbao…
— Elle t’a possédé. Tu ne sais donc pas qu’on doit
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les appeler nescatillas ?
Miguel, tout décontenancé, se promit de se venger
de cet échec. Ils arrivèrent en nage au sommet de la
crête.
Un paysan vint à passer.
— Allons, Pachi, demande-lui le chemin
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d’Izarza …
— Tu l’ignores, ou quoi ?…
— Demande-lui, tu verras bien…
Et de son ton le plus aimable, l’innocent demanda :
— Dites-moi, mon brave, seriez-vous assez aimable
pour me dire comment on peut descendre sur Izarza ?
Le paysan haussa les épaules, sourit et continua
son chemin sans un mot.
— Vois, vois, comme tu n’as pu t’entendre avec ce
rustre… Regarde, en voilà un autre qui arrive… Eh,
toi, sacrebleu, dis-moi par où passer pour aller à
Izarza.
— Par ici, monsieur ! répondit-il en indiquant le
chemin.
— Tu vois, mon bonhomme. Un cul-terreux des
environs de Bilbao, un rustre civilisé… Il en a plus…
plus dans la tête… que sais-je ?… qu’une linotte.
Et notre homme d’allonger le pas, satisfait de sa
vengeance. Il avait pris sa revanche sur les jeunes
paysannes. Que de détours dans le labyrinthe d’un
cœur humain.
Ils pénétraient dans le domaine des gens de la
terre. Miguel avait calomnié le rustre civilisé, comme
il l’appelait, le paysan citadin. Il est comme le chat
échaudé qui craint l’eau froide ; mais s’il n’a rien à
craindre, il s’apaise et devient raisonnable.
Ils s’arrêtèrent dans une des maisons, au haut de la
crête, pour s’envoyer une gorgée de gnôle. Il faisait un
froid des cent mille diables.
Pachi, les mains dans les poches, les yeux
chassieux, la goutte au nez, la bouche et les oreilles
dissimulées sous le cache-nez, regardait droit devant
lui à travers la vapeur de son haleine. De temps en
temps, pour n’avoir pas à sortir ses mains, il reniflait.
Bilbao égrenait ses maisons au bord du Nervión,
blotties dans cette cuvette naturelle, sous un manteau
de brumes qui, par intervalles, se diluaient en fumées
et les dissimulait en partie au-delà du coude du
cimetière. Les lumières du matin faisaient éclater la
verdure des champs d’Albia, couchés aux pieds
50
d’Arraiz . Le Pagasarri aux flancs dénudés, adossé
aux rochers grisâtres de San Roque, contemplait la
cité et, sur ses larges épaules, se dressait la tête du
géant, la Ganekogorta. On eût dit des tantes en
contemplation devant le neveu nouveau-né, Arraiz,
51
Arnótegui les bras ouverts, et Santa Águeda au
pèlerinage fameux.
Les yeux brillant d’une patriotique tendresse, Pachi
voyait s’étaler devant ses regards son Bilbao, son
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bochito , le plus beau du monde, le nid des oiseaux,
la « petite tasse d’argent », la ville la plus travailleuse
et la plus gaie du monde.
Le Nervión, une ria et non un fleuve – attention ! –,
serpentait au long de la riche plaine d’Olaveaga ; au
loin s’apercevait parfois la forêt des mâts, puis les
hautes cheminées du Desierto, dont les fumées se
mêlaient aux lourdes nuées venues des mines coupées
de veines rouges. La ria, non le fleuve – attention ! –,
s’élargissait à la hauteur de l’Abra ; la pointe du
Serantes, se répétant avec le Montano, se mirait dans
la mer ; là, les Arenas, telle une crèche de carton et, à
droite – Pachi se retourna –, la vallée d’Asúa, la paix
infinie du village, Chorierri, la patrie des oiseaux, la
terre promise, le champ d’action des oiseaux et des
chasseurs, avec Sondica, Lujua, Erandio, Zamudio et
Derio, les cinq petits villages, comme cinq couvées, et
leurs cinq églises, comme cinq poules, picorant dans
leur vallée éternellement verte.
Le froid et l’émotion embuaient les yeux de Pachi :
— La Suisse, mon vieux, la Suisse…
— Et où vois-tu ta Suisse, fripon ?
— Par tous les saints, mon vieux, par tous les
saints !
— Et quoi, tu ne penses donc pas chasser ni
manger ?
Ces mots magiques ramenèrent Pachi à la réalité.
Ils entraient en pleine aventure. Ils descendaient un
chemin coupé d’ornières et de grosses pierres, un vrai
calvaire.
Des chiens se précipitaient à la porte des fermes,
hurlant comme des désespérés, quand ils ne venaient
pas flairer sous la queue de Napoléon. Miguel
s’impatientait ; il détestait ces chiens et leurs maîtres.
Il leur jetait des pierres.
— Mais reste donc tranquille, mon bonhomme.
Attends, j’ai des croûtes de pain et quelques restes, tu
verras. Tu vois ? tu vois ?
— Oui. N’empêche qu’une fois j’ai été mordu…
— Arrête ! tu n’es qu’un pauvre bougre et tu ne
seras jamais qu’un abruti. Ils aboient de faim, rien
que de faim… s’ils te tirent par ton pantalon, c’est
pour que tu les remarques…
— Tais-toi ! Tu n’as pas entendu ?
— Non ! Alors ?
— Silence !
Un joyeux cui ! cui ! se faisait entendre. Ils virent
alors un petit oiseau jaillir du sol, s’envoler d’un vol
court et bas pour se cacher entre les mottes de terre.
— Là, là ! Tu ne le vois pas ?
— Chut ! chut ! silence !
Miguel s’avança lentement, en se baissant, le fusil
prêt… Il mit en joue… Aïe ! L’oiseau s’envola en
direction de Pachi. Avant d’avoir pu dire amen, dans
son langage d’oiseau, un coup de feu retentit.
— Il est tombé !
Ils se mirent à chercher parmi les mottes de terre.
Napoléon quêtait çà et là, mais rien, pas même une
trace.
— Je te l’avais bien dit… La terre s’entrouvre et les
avale… Chomín a raison… Si on conduisait par là les
taureaux d’août, ils n’arriveraient jamais à Bilbao…
Ne te…
Cui-cui ! Mais il leur fut impossible de voir le petit
oiseau.
— Pour faire tant de potin, ce doit être un oiseau
siffleur !
— Oui. Ils ne sont guère gros.
— Et s’il changeait d’avis !
Un vrai chasseur d’oiseaux méprise ce siffleur
rachitique et noirâtre, le plus minuscule et le plus
maigrichon, le plus fol et turbulent de la gent ailée…
— En voilà assez avec ce moustique ! Foutus
oiseaux et rien de plus !
Ils se séparèrent, chacun tirant de son côté. Et c’est
là le grand charme de cette chasse. Le chasseur
d’oiseaux est l’incarnation parfaite de l’esprit
puissamment et férocement individualiste de notre
peuple, dépourvu de grands hommes et las des
grandes actions, où tout est anonyme et sordide ; où
tout un chacun, avec une indépendance sacrée et une
obstination admirable, joue son propre jeu et
n’accepte de s’associer que pour manger et chanter.
Ce ne fut point au sein d’assemblées bruyantes, mais
grâce au travail patient de la confrontation des
intérêts et à une longue expérience que, rassemblant
ce qu’il y a de meilleur dans cet individualisme prirent
53
forme ces ordonnances admirables qui firent le tour
du monde.
Il pleuvait par intervalles. Miguel, qui marchait
sous les arbres, entendit le rouge-gorge, cet ami de
l’homme qui chante à la chute des feuilles, lors de
l’automne finissant. Il lui laissa la vie.
— Qu’il vive et qu’il chante !
Oh ! magnanimité cynégétique !
Arrivé devant un ruisseau serpentant entre les
osiers et les joncs qui l’abritaient d’un rideau de
verdure, il sentit monter à ses narines la fraîcheur de
l’herbe mouillée qui dilatait la poitrine et excitait
l’appétit. Une libellule passa comme une flèche, suivie
d’un petit oiseau au poitrail blanc qui voletait en
piaillant, agitait, comme une dame son éventail, sa
petite queue toute droite, mouillait son petit bec dans
le ruisseau, s’y mirait et, devant son image, déformée
par les rides de l’onde, éclatait de rire et s’envolait
avec un joyeux cui-cui ! Un coup de feu éclata et,
après quelques battements d’ailes, le pauvre cul-blanc
tomba dans l’eau, qui le roula dans les joncs.
II

Entre-temps, le fameux Pachi, tout seul, continuait


à chasser. En passant à travers un champ ensemencé,
il entendit une voix qui lui criait :
— Eh ! toi, marche donc avec précaution !
« C’est sûrement un carliste », pensa-t-il.
54
Un de ceux d’Arrigorriaga – la chasse que nous
racontons eut lieu en 1872 –, carliste, à coup sûr. C’est
certain ! Un paysan libéral ne se soucie jamais de ses
semailles et ces râleurs qui regardent de travers les
55
gens de Bilbao sont des carlistes , certainement des
carlistes.
Débouchant dans une clairière, le bonhomme
laissa échapper un ah ! d’étonnement et resta pétrifié :
sur le sol, un oiseau, une énorme langue lui sortant du
bec comme une trompe, attendait qu’elle se couvrît de
fourmis pour les avaler. Le cœur battant, Pachi visa
avec soin, et la bestiole roula sur la terre. Notre
homme s’approcha et, avant de la ramasser, l’examina
longuement. C’était un torcol, le torcol au plumage
tacheté, l’oiseau aristocratique à la longue langue, que
célèbre une de nos chansons.
Pachi s’en saisit, lui ouvrit le bec et arracha la
langue, opération que ne manque jamais de faire le
vrai chasseur, car rien n’est plus détestable que cette
langue empestée, capable de pourrir l’oiseau et tout ce
qu’on peut mettre avec lui dans la casserole.
Tremblant de joie, Pachi souffla sous la queue du
petit oiseau encore tiède, arracha le duvet, faisant
apparaître la chair dorée.
— Qu’il est mignon ! Qu’il est gras ! Qu’il est
tendre !
Arrachant le duvet délicat de l’arrière-train, il mit
au jour cette chair si fine, dorée et rebondie, sous la
peau tendue comme celle d’un tambour. Attendri,
Pachi regarda autour de lui et ne put résister à la
tentation de mordre à belles dents dans cette graisse.
Puis il mit l’oiseau dans sa gibecière tout en
fredonnant :
Tu as beau te cacher
dans le chas d’une aiguille
torcol fourmilier,
tu finiras par tomber…
Il épargna une alouette qui pépiait dans un semis
de pommes de terre.
— Moineaux, pinsons, loriots, oiseaux à bec plat…
Viande dure ! Viande dure !
Il tua encore quelques oiseaux qui sautillaient dans
un figuier tout en picorant les figues, aussi ridicules
qu’un baryton dans un rôle de traître.
À quelque distance, il aperçut Miguel.
— Eh, Miguel ! Tes tripes ne crient pas famine ?
— Bien sûr que si. Elles me font guili-guili.
— Voyons ton tableau de chasse. Combien en as-tu
tué ?
— Tu vas voir, je vide mon sac…
Et il lui montra le torcol, ce qui eut pour effet
d’accroître la mauvaise humeur de l’autre, au point
qu’apercevant un crapaud qui le regardait de ses gros
yeux vissés sur le crâne, il le mit en joue et le cribla de
plombs, en s’écriant :
56
— Ça c’est pour les jebos !
En ce bas monde, les pécheurs paient pour les
justes.
Ils débouchèrent sur la grand-route. Des
paysannes, la mantille à la main, revenaient de la
messe. Pachi voulut faire le galant devant une des
passantes, mais il en reçut un coup de poing à lui
rendre le nez encore plus écarlate que celui du
57
porteur de sonnailles à la procession du Saint
Sacrement.
— Qu’est-ce qui vous prend ?
— Va-t’en voir les filles !
Les vieux saluaient en donnant le bonjour ; les
jeunes commençaient à se civiliser à l’anglaise.
Le chorierrico, ce paysan des terres d’Asúa, est un
drôle d’oiseau. Il a les pattes couvertes d’oripeaux
bleus, la crête bleue et, en général, tout le corps de la
même couleur. Il grimpe au mât de cocagne comme
un cochon grimpeur. Il chante peu, mais toujours à
propos, et réclame la pluie, les pattes dans la boue. Il
descend à Bilbao pour picorer, rapporter de la paille
pour son nid et du grain pour ses petits. Mais en
voulant défendre jalousement ses droits, il lui arrive
parfois d’être plumé par un milan à cheval sur le
Code. Il craint le tximbo, l’oiseau de Bilbao, qui se
moque de lui, piétine ses semis et tripote sa femme.
Ils arrivèrent devant l’auberge qui, pour son
propriétaire, n’avait pas sa pareille dans tout le Pays
basque. Près d’elle était le jeu de boules. Par l’écurie,
ils montèrent dans une bâtisse au toit enfumé où ils
rencontrèrent la crème des tximberos, les chasseurs
d’oiseaux : Santi, le Sifflet, ainsi nommé pour sa petite
taille ; Chomín le maigrichon, Tripazábal, Juanito et
Dioni. Et puis il y avait du merlu au menu… et le reste
à l’avenant.
Ils s’installèrent dans une salle éclairée par une
fenêtre sans vitres et meublée d’un lit immense au
chevet duquel était suspendu, sur un coin de la paroi
recouverte d’un papier, l’indispensable bénitier, d’une
large table et de deux grands bancs.
Avant de s’asseoir, Santi secoua le banc pour
s’assurer de sa solidité.
— Tu es dans le genre du roitelet, le plus petit et le
plus bel oiseau qui, avant de se poser sur une branche,
la secoue pour vérifier si elle est capable de le
supporter…
— Tais-toi donc !… Comment, le plus petit, hein !…
le plus petit ? Et que fais-tu du tarin et de l’ortolan ?…
— Bah ! ne ramène donc pas ta science !…
Tous sortirent leur butin de leur gibecière.
C’était là toute la gent sautillante des oiseaux
picoreurs de mûres, frères du rossignol, tximbos du
figuier au plumage cendré, à la jolie petite tête,
bleuâtres du croupion et rebondis de graisse ; oiseaux
au plumage rougeâtre des champs de maïs ; quelque
autre encore à tête noire, minuscule comme le
siffleur ; d’autres aussi à queue rouge, gobeurs de
mouches ; culs-blancs rebondis au plumage épais ;
enfin, éclatant au milieu de tous de son aristocrate
suprématie, le brillant torcol de Pachi.
— Regarde-moi ça ! Un régal !
— À voir… Laisse-moi les toucher au moins !
— Tu n’as pas entendu ? Un régal !
— Une grive !
La grive est, comme le mauvis, l’idéal du chasseur.
Et alors, y aurait-il encore une telle chasse sans un
idéal ?
— Elle m’en a fait un peu voir !… Je l’ai mise en
joue au moins trois fois et elle fichait le camp avec
son « tcho ! tcho ! tcho ! » qui signifie, en basque :
« C’est foutu ! »
Il y avait aussi un martinet au plumage éclatant,
déjà éteint.
Ils se mirent à plumer les petits oiseaux et ce ne
furent bientôt que des petites chairs nues,
blanchâtres, frêle tête ramenée sur un cou gracile,
minuscules paupières révulsées.
— Pauvres petits oiseaux !… Les innocents !
Une certaine tendresse se cache au fond du cœur
du tximbero, où il y a place à la fois pour l’idéal et la
pitié. Et, après tout, pourquoi Dieu a-t-il fait le
monde ?
Il pleuvait des cordes, et nos chasseurs attendaient
leur déjeuner.
Nous, les gens de Bilbao, on nous appelle les
tximbos, et nous sommes ces oiseaux-là : siffleurs les
uns, culs-blancs ou rouges les autres, oiseaux des
buissons, voire fourmiliers. Les tximbos bilbayens
pépient, picorent et font tout leur possible pour
s’engraisser sous le jabot. Ils ont leur nid dans le
bocho, chantent toujours, cherchent la paille pour leur
nid et amassent le grain. De l’air, de la liberté et des
ailes pour voler ! Ces mêmes traqueurs d’oiseaux, un
an plus tard, répondront d’un joyeux cui ! cui ! et par
de bruyantes et railleuses chansons aux coups de fusil
des tximberos jebos qui les prenaient en chasse.
La pluie continuait, diluvienne. Nos hommes
s’impatientaient, piétinaient. L’un d’eux, dans la
cuisine enfumée, lutinait la servante.
Dans la pièce voisine, à la porte pudiquement
poussée, le conseil municipal tenait session devant un
plantureux repas.
Sur ces entrefaites, on annonça le déjeuner. Santi,
gardien vigilant des traditions cynégétiques, ôta son
chapeau et noua un foulard autour de sa tête, comme
il était d’usage et coutume aux temps héroïques de la
chasse aux oiseaux.
Des asperges magnifiques ; un plat de pommes de
terre au saindoux ; une viande pleine de gras ; poulet
en sauce et merlu nageant dans une mer d’huile.
On était tellement pressés de manger que le brave
Pachi prit un morceau de pain et le planta dans la
casserole, en s’écriant d’un ton solennel :
— Halte !
Noble parole ! Tous laissèrent tomber leurs
fourchettes, et Pachi de poursuivre :
— Prenez au moins le temps de mastiquer, prenez
le temps.
Les petits oiseaux arrivèrent, si agréables à
décortiquer, si menus, et les chasseurs de se lécher les
doigts.
Une grande discussion s’ouvrit pour savoir si le rite
58
de la limonada devait comprendre des goujons ou
du merlu en sauce ; puis on se demanda si le pantalon
du torero est oui ou non un leurre pour le taureau, la
différence entre une chaloupe et une barque.
Tripazábal, à lui seul, faisait plus de bruit qu’un
traquet, et tout en parlant pour ne rien dire.
Au cours de la conversation, on aborda le thème
mélancolique : « Comme le temps passe, O
59
Postumus ! O tempora, o mores !»
Santi le Sifflet était terriblement romantique. Se
jetant sur le lit, les yeux au plafond, il entonna cette
élégie :
— Et maintenant… maintenant ?… Les gens
d’aujourd’hui ne valent plus grand-chose… Nous
autres… quelles blagues nous avons pu faire !
Maintenant il n’y a plus que des imbéciles qui
galopent après les filles sur l’Arenal… Ah ! que
d’histoires je me rappelle ! Hier, je suis tombé, sans le
vouloir, sur Totolo, dans la rue de la Poste, et nous
avons bien ri en parlant de tout cela… Un jour, au bas
de San Antón, un flic voulut m’épingler… Et je cours,
je te cours, que l’Ogre aux bottes de sept lieues ne
m’aurait pas rattrapé, et toujours le flic à mes
trousses… Cela ne marchait pas trop mal quand,
patatras ! je bouscule un gamin et le fiche par terre,
puis je bute sur un trognon de pomme et, vlan ! je me
flanque contre une pissotière… J’ai bien failli
m’écrabouiller ! Il faut dire que le sol était mouillé,
couvert de flaques, une vraie patinoire, car il était
tombé une petite pluie fine qui avait formé une de ces
boues… Le flic finit par me flanquer au trou de San
60
Antón , et tout ça parce que j’avais fait du plat à une
dame… Quelle rigolade ce jour-là ! et quel accrochage
avec le flic !
— Moi, à ta place, d’une bourrade je te l’envoie au
diable…
— En ce temps-là, en ce temps-là, mais
maintenant ?
— Maintenant ce sont des savants !
— Bien plus que nous ! On était des gosses
innocents ! On parlait de ce qui est péché et de ce qui
ne l’est pas. On allait trouver le maître pour lui
demander s’il était permis de dire le con de… et autres
cochonneries, de fumer à la porte et de suivre les
filles… Aujourd’hui ? Aujourd’hui ? Jusqu’aux
mouflets encore en nourrice qui ont une nana,
fument, disent le con de… et s’habillent en carnaval
61
en batos barragarris … Quand s’amusent-ils aux
taureaux ? Quand les entends-tu hurler dans la rue :
« Taureaux dehors et mât de cocagne ! » Quand les
vois-tu faire des passes de cape ? Je te dis que tout va
mal. Fini le chahut de la Saint-Nicolas, fini les géants
du carnaval, tout est fini…
Une tristesse profonde les accablait : l’immense
tristesse des digestions pénibles.
Dans le silence général, un des chasseurs
commença à chanter et tous reprirent en chœur. Le
chant jaillissait, vibrant jusque dans la vallée où il se
perdait en échos assourdis.
Dans le flot des vocalises du zortzico de Bilbao, de
leurs estomacs satisfaits montait une tendresse infinie
pour la petite tasse d’argent, blottie au fond de son
bocho.
Un peu avant la tombée du jour, les chasseurs, avec
leurs chiens et leurs fusils, reprirent le chemin de la
ville.
Ils avaient passé la matinée à se fatiguer à la
poursuite d’un oisillon, voué à une triste fin, pour
finir par donner du groin dans une casserole. Et là,
loin de la ville, gorgés de merlu, ils s’attendrissaient
sur le pays natal. Un repas solide et copieux vaut bien
le soleil ; une bonne casserole fumante est comme un
soleil de feu dans un ciel d’azur.
Un an et demi plus tard, nos chasseurs, ces mêmes
tximberos de la casserole étaient dans l’impossibilité
de profiter de l’air de la montagne ; ils ne pouvaient
que lui adresser leur cui ! cui ! alors que sur leurs
têtes tonnaient les obus des carlistes. Les vieux
chasseurs d’oiseaux parcouraient alors les rues de la
cité, le fusil au poing.
Deux ans après, en ce même mois de septembre, ils
assistaient à la fête fameuse de la Saint-Michel, sur
l’Arenal de Bilbao, à l’ombre des tilleuls.
Plus tard encore, en récompense de leurs peines et
de leurs sueurs, on leur mesura chichement la
provende, non pour donner à ceux qui en ont besoin
ce qu’ils croyaient avoir arraché aux repus, mais bien
pour la jeter au ruisseau. Pourquoi faut-il que le torcol
soit bien en chair, alors que le siffleur est toujours si
maigre ?
Le tximbo se tait, se résigne, travaille et chante
toujours en voletant de figue en figue dans l’attente du
renouveau printanier.
Dans cette évolution rapide de notre ville, le
tximbero est devenu une espèce presque fossile. Il
n’est plus que l’ombre de ce qu’il fut.
À Bilbao, les carrioles et les tximberos se sont
transformés en tramways et en chasseurs d’actions.
Dans la rue, on ne voit plus ces chiens au poil dru
couleur de châtaigne, au museau si fin, mais des
limiers, des chiens d’arrêt, des bouledogues, même
des lévriers et des danois.
La paix est faite entre le tximbo paysan et le
citadin. Du printemps à l’automne, ils chantent la
gloire du soleil qui dore les moissons et les filons de
minerai, destructeurs du bétail, et les usines élèvent
dans le ciel un hymne fracassant à la toute-puissance
du travail créateur, destructeur et source de toute vie.
Courage, fils des vieux tximberos ! Allez chasser du
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pain pour vos petits !
LA FÊTE DE SAN MIGUEL
DE BASAURI SUR L’ARENAL
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DE BILBAO
À don Francisco de Yzaguirre.

Rien n’est plus plaisant que le rappel de ces fêtes


bruyantes aux temps déplaisants de notre ville. Rien
n’est plus salutaire que l’évocation de ces torrents
d’allégresse débordant de la puissance de l’âme de
Bilbao. Les hommes et les peuples courageux sont
toujours joyeux : la tristesse est sœur de la couardise.
Vous autres, les gens de ce temps-là, pourrez dire :
— Nous y étions !
Moi, qui étais un petit enfant, j’y étais aussi et je
voudrais seulement faire revivre à votre esprit la
douce image de cette fête bruyante qui fut comme le
prologue de cette période héroïque au culte de
laquelle cette société s’est consacrée.
C’était un de ces automnes paisibles de nos
montagnes. Du ciel, couvert de nuées arachnéennes,
la petite pluie fine qui tombait éteignait toute couleur
dans la grisaille uniforme du crépuscule de l’année.
Le calme de la saison apaisait l’ardeur des esprits.
Bilbao était entouré par l’ennemi. Sur les hauteurs, les
carlistes resserraient leur cercle ; les nonnes de la
Croix avaient déserté leur couvent ; les habitants du
vieux Bilbao et du quartier de San Francisco
envahissaient la ville neuve, occupant les
appartements vides : les vignerons de chacolí avaient
fait leur vendange avant le temps ; parfois manquaient
le courrier et la merluche ; le siège se rapprochait, et
cependant la joie éclatait. Qu’il était beau, cet
automne de nos montagnes !
À l’aube du 29 septembre 1873, Pachi, très matinal,
cogna à la porte de Matrolo :
— Allons, le roupilleur, espèce de cul-terreux,
debout ! Au pèlerinage ! À San Miguel !
— Quoi de neuf ? demanda Matrolo en s’étirant.
— Rien, si ce n’est qu’aujourd’hui Chapa va se
balader à Guernica et que, comme tu le sais,
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Moriones rapplique avec deux mille hommes… Les
rustres font la vendange… Allons, debout !
— C’est bien vrai que les gars de Moriones
arrivent ? demanda Matrolo en se frottant les yeux.
Une fois habillé, celui-ci se dirigea vers un coin de
la chambre, souleva une espèce de rideau et, montrant
à Pachi une carabine Remington et un fusil de
chasse :
— Lequel ?
— Prends le fusil de chasse !…
— Bonne idée ! J’en parlais hier…
Il prit son fusil, passa son blouson, prit la poire à
poudre, la boîte à capsules et tout son attirail, siffla
son chien et dit :
— Partons !
— Mais… Tu n’es pas cinglé ? Où vas-tu ?
— Aux oiseaux !
— Amusez-vous bien ! leur lança une jeunesse.
Nous y allons après.
— On verra, dit Matrolo en descendant l’escalier, ce
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que fera Velasco , le chapelier libérateur, en passant
sur nos décombres…
— On dit, poursuivit Pachi, que cette vieille
baderne de Castor est le pire des mouchards. Il ne fait
que se gonfler le jabot à la fonderie d’Arteaga… Les
poteaux d’amarrage ne lui suffisent plus et il raconte
maintenant que notre commerce ne résistera pas à
trois jours de bombardement…
— Le pauvre type ! Il a vite oublié San
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Agustín !… Quel imbécile !
Vint à passer le tambourinaire, vêtu de sa veste
rouge habituelle et de son pantalon bleu et frappant
de son rustique instrument.
— À Basauri !… À San Miguel ! hurlait en sautant
un groupe de jeunes gens au béret rouge et au
pantalon de coutil blanc. Leur gaieté les amenait à
découvrir dans la rue une vraie route et, dans les
tristes immeubles, de riantes maisons de campagne.
— Allons chercher Bederachi ! proposa Matrolo.
— Bederachi ? Depuis qu’il a une fiancée…
Le bouillant Bederachi s’enthousiasma comme un
gamin à l’idée d’aller aux oiseaux sur l’Arenal. Enfin, il
pourrait crier et faire ses enfantillages en public,
laisser éclater en plein air le trop-plein de son âme !
— C’est vraiment trop beau ! s’exclama Pachi à la
vue des entrées de rues pavoisées de drapeaux et de
guirlandes.
Sous ses yeux, entre les supports du pont et la
double flèche de San Nicolás, s’étendait le fameux
Arenal que célèbre la chanson :
Il n’y a pas au monde
de pont suspendu
plus élégant,
ni un autre Arenal…
On eût dit un joyeux campement avec ses
boutiques de limonadiers où, sur la table couverte
d’un linge blanc, se dressaient les cruches au versoir
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de roseau, les verres et les azucarillos , respirant la
fraîcheur, ses baraques couvertes de feuillage,
abritant les jeux de couteaux, d’anneaux, de dés, et
parmi les frondaisons jaunissantes, se détachaient les
vergues et les mâts des vapeurs arborant le grand
pavois.
Nos trois pèlerins étaient grisés par cet air si frais
qui, depuis le débouché des rues, soufflait sur
l’Arenal.
Bederachi et Matrolo retrouvaient les jours de leur
enfance. Ils mettaient en joue les arbres et faisaient le
simulacre de tirer, au grand amusement des enfants,
qui applaudissaient.
En passant devant une tente et en entendant le
friselis de l’huile bouillante, Matrolo, les narines
dilatées, demanda :
— C’en est ?
— Oui !
— De la merluche frite ? Quel bonheur !…
— Tout cela n’est pas fameux, observa Pachi, mais
ces forbans nous laisseront tout de même bien
goûter… La viande est dure, mauvaise et chère ; à
vingt-quatre cuartos la livre. Le vin…
— Que tu es terre à terre ! coupa Bederachi.
— Toi, la ferme !
Ils traversèrent des troupes de danseurs et, après
quelques glissades à San Nicolás, arrivèrent aux
Acacias, où des volontaires de la République jouaient
aux quilles.
— Ce jeu-là, leur annonça stoïquement l’un d’eux, a
été taillé dans un madrier de la batterie de la Mort…
— C’est effrayant !
— Qui parle de mort ? On a posé au cimetière un
écriteau sur lequel on peut lire : « Entrée interdite. »
Devant l’imminence du péril, notre peuple
retrouvait, délivré de ses soucis quotidiens, toute la
fraîcheur d’une mentalité nouvelle.
Bederachi mettait en joue un arbre, à la grande joie
des gamins et du chien qui, les oreilles dressées,
attendait, quand brusquement, rouge comme un
coquelicot, il laissa retomber son fusil.
— Regardez-le, mes petites, regardez-le !
— Pourquoi ne tires-tu pas ? Vas-y donc ! lui lança
Pepita en arrivant.
— Des bêtises ! murmura Bederachi, tout honteux.
— Mon Dieu, qu’il est timide, le bébé ! remarqua
une des filles.
Bederachi se joignit à elles et les escorta, le fusil à
l’épaule, suivi de son chien et chuchotant à l’oreille de
Pepita. La fête leur appartenait, comme cet automne
paisible, leur amour et cette allégresse ambiante.
— Ne te l’avais-je pas dit ? remarqua Pachi,
s’adressant à Matrolo. On ne peut jamais compter sur
les amoureux…
Ce fut alors qu’arrivèrent don Terencio et doña
Tomasa, sérieux comme des papes, accompagnés des
géants, non moins graves, les géants africains et
asiatiques et les deux grosses têtes. C’étaient les géants
de la deuxième dynastie, ceux d’avant la réforme qui
les contraignit à partager leur royauté avec les
Américains ; ceux qui avaient connu Gargantua et qui
plus tard, atteints de chlorurémie et abandonnés par
leur peuple, devaient, à bord d’une nef, finir leurs
jours à Portugalete, devant la mer qui engloutit les
grands fleuves et les petites rivières.
De joyeux groupes et des acclamations, tels des cris
de joie enfantine, jaillissaient des rues.
— Nous mangerons ici et en musique, dit Matrolo.
Aux accents de l’orchestre qui jouait dans le
kiosque, ils prirent place à une table bruyante, servie
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par les Pellos . On y parlait de la guerre et de la paix,
des carlistes et de ces gens de Carthagène qui
s’attaquaient au moral de l’armée. On rappelait les
pèlerinages d’autrefois à Basauri. On suivait la route
blanche ou le chemin sombre de La Peña, passait le
Pont-Neuf devant lequel s’étale la riante vallée
d’Echévarri, que traverse entre des rideaux d’arbres le
Nervión, encore bouillant de jeunesse, impatient de
rompre ses digues. Le Boquete franchi, s’offrait aux
regards la fraîche vallée de Basauri, avec ses bouquets
d’arbres et, à son extrémité, l’église d’Arrigorriaga,
théâtre de tant d’actions héroïques.
La conversation animée sautait d’un sujet à l’autre,
du pèlerinage à Basauri, de Basauri à Arrigorriaga.
L’un des convives demanda :
— Vous rappelez-vous cette affaire de l’an dernier,
avant la panique du jour de l’Ascension ?…
Tous sourirent et regardèrent le seul convive qui
mangeait en silence, sans un sourire.
— C’est le jour, enchaîna un autre, où notre brave
camarade Abdelkader fut blessé…
— Où ? Mais où ? demanda Matrolo à son voisin.
— Au talon, lui répondit-on.
— Et n’oublions pas, ajouta un autre, la force du
patriotisme qui les incita à rendre compte aussitôt de
l’événement…
— C’est bon ! En voilà assez ! interrompit
sèchement un des voisins du convive silencieux.
La conversation prit un autre cours.
Entre-temps le pèlerinage s’animait. Venue de la
ville, une charrette, tirée par des chevaux empanachés
et couverts de sonnailles, traversait l’Arenal. Elle était
occupée par de joyeux garçons, un dahlia à la
boutonnière, remplissant l’espace de leurs clameurs
bruyantes.
Matrolo touchait à peine à la nourriture, absorbé
par tout ce qui passait devant lui.
— Cigares !
— Eau fraîche ! Qui en veut ?
— Eh ! la cruche !
— Beignets ! Beignets chauds !
Les magasins de la ville fermés pour l’après-midi,
l’Arenal était semblable à une fourmilière.
Au bas d’Archanda, près d’une maison de
campagne, incendiée récemment, le fermier regardait
sombrement la fête, et cependant, au fond de son
cœur, à la rumeur montant de l’Arenal, se mêlait
l’écho des réjouissances d’autrefois, échos venus d’un
lointain héritage.
— La première compagnie, en place pour la danse.
— C’est Pilili qui va danser !
À cette annonce, Matrolo, la bouche pleine, la
serviette au cou, se précipita pour les voir, saisi de
respect à la vue des piques de l’autorité.
L’antique ballet commença au son aigre du fifre du
tambourinaire, dont les échos allaient se perdre dans
les oreilles du fermier d’Archanda.
— Saute, Pilili !
Et Pilili battait l’air de ses entrechats les plus
savants.
— Bravo ! bravo ! criait Matrolo en agitant sa
serviette.
— Les voilà ! les voilà !
Matrolo se précipita pour poser sa serviette et
prendre son fusil. En revenant, il vit une troupe qui
s’approchait.
— Voici le roi des forêts ! dit gravement Pachi.
En tête, tambour battant, monté sur un roussin,
marchait un cavalier, bonnet à houppette de roseau
en tête, écharpe bleue de fine percale bordée de
glands sur la poitrine, entièrement recouverte par une
grand-croix de papier. Il portait la magnifique épée
taillée dans le superbe pin et particulièrement efficace
dans le combat, selon une chronique du temps. À son
épaule était attaché un bout d’étoffe sur lequel on
pouvait lire : « Entrée du roi Chapa à Guernica. »
Il était suivi de sa garde royale : des gamins armés
de bâtons qui l’acclamaient. De temps en temps il
s’arrêtait pour leur lancer :
— Soldats, cette nuit, nous coucherons à Bilbao.
Les géants et les nains se joignirent au cortège.
Derrière, assis sur un cacolet, passaient deux riches
paysans, mari et femme, typiquement déguisés.
L’homme descendit pour baiser la main de Sa
Majesté.
Matrolo redevenait un enfant. Il se rappelait les
jours où, une épingle comme paratonnerre au bonnet,
il galopait devant le nain, en criant : « Bravo ! » et, le
fusil à l’épaule, se joignit au cortège.
Dépassant la batterie de la Mort, ils arrivèrent à la
taverne de la Sendeja et se mirent en bataille face au
blockhaus de San Agustín, tandis que Pachico le Gros
les regardait, le sourire aux lèvres.
— Les croquants sont là !
Du haut d’Archanda, un groupe d’hommes
observait la fête. L’Europe, figurée par don Terencio
et doña Tomasa, les regardait avec terreur ; l’Asie et
l’Afrique leur tournèrent le dos.
À ce moment, aux clameurs joyeuses de la foule, se
mêla le grondement du canon qui de San Agustín
envoyait des marrons à ces spectateurs. L’écho de la
canonnade, comme dans un bal les bruits de la grosse
caisse, se dissipa dans la rumeur de la foule en liesse.
L’Arenal paraissait vivant aux accents de la fête qui
versait dans les cœurs le baume de l’insouciance.
Matrolo ne savait où aller. Il aurait voulu être
partout à la fois, mêler sa voix à tous les bruits de la
fête, se fondre dans la foule. Mais, dans cette joie qui
le comblait, il regrettait mélancoliquement :
— Quel malheur de n’avoir pas de fiancée !
Autour des géants impassibles, la foule circulait.
On dansait au son des orchestres, aux clameurs
joyeuses se mêlait le friselis des fritures, le chant
monotone des aveugles…
Soudain, au sein de cette allégresse, retentit le
clairon d’alerte, et pour un instant s’apaisèrent les
rumeurs, comme se tait le mugissement de la mer
lorsque la vague se dresse avant de s’abîmer sur le
rivage, écumante et grondante.
Matrolo se mit à courir, suivi de Bederachi. À la
maison ils échangèrent leurs fusils de chasse pour les
fusils de guerre, mirent leurs bonnets et, reprenant
conscience de la gravité de l’heure, mais avec pour
l’un le souvenir encore tout frais de la fête, pour
l’autre celui du sourire de Pepita, ils rejoignirent leurs
postes de combat.
Et l’homme à la houppette de jonc ?
Le chroniqueur auquel nous avons emprunté ces
renseignements termine ainsi sa description :
« Sa craintive Majesté, n’ayant sans doute pas
compris que le bon exemple doit toujours être donné
par celui qui est placé le plus haut, et peut-être
oublieuse de son rang, se laissa aller à de tels écarts
de conduite qu’elle dut, malgré son omnipotente et
souveraine volonté, se retirer dans le château royal,
portant le nom éloquent de “Chenil”. »
Avec la nuit s’apaisaient les derniers échos du
pèlerinage. Des groupes circulaient encore dans les
rues et on entendait des voix qui se perdaient au loin
chanter :
Dieu, que nous avons pu rire
en passant par la Sendeja…
Bravo et tout ce qu’une vieille
nous fit du haut d’un balcon…
En ces temps de vicissitudes, d’incertitude du
lendemain, délivrée du train-train des soucis
quotidiens, la cité retournait à ses origines rustiques
et retrouvait l’atmosphère de l’enfance, génératrice de
courage.
69
AU CAFÉ
À mes commensaux.

Vingt ans déjà que Redondo avait dû quitter sa


70
patrie, c’est-à-dire sa tertulia , la réunion d’habitués
où il avait connu les meilleures heures de son
existence, les seules vraiment vécues au cours d’une
jeunesse prolongée. C’est que pour Redondo la patrie
n’était ni la nation, ni la région, ni la province, pas
même la ville où il était né, avait grandi et vécu. La
patrie, c’étaient ces deux tables de marbre blanc du
café de La Unión, situées au fond de la salle, dans
l’encoignure à gauche en entrant, autour desquelles,
jour après jour, pendant plus de vingt ans, il
retrouvait ses amis pour discuter de omni re scibili et
71
quibusdam aliis .
Il venait d’entrer dans sa quarante-quatrième
année, lorsque ruiné par son banquier, il se trouva
dans l’obligation de travailler. Dans ce but, il partit en
Amérique auprès d’un oncle, propriétaire d’une
importante exploitation. Et là, il fut incapable
d’oublier sa véritable patrie, sa tertulia, le petit coin du
café de La Unión, soupirant jusqu’aux larmes avec
l’espoir de le retrouver un jour. Il avait volontairement
négligé de prendre congé de ses commensaux et,
arrivé en Amérique, cessé tout commerce avec eux.
Incapable de les entendre, de les voir, de s’entretenir
avec eux, il avait préféré ne plus rien savoir de ce
qu’ils devenaient. Il rompit tout contact avec sa patrie,
se consolant à la pensée de la retrouver un jour, certes
avec quelques changements et cependant toujours
pareille. Il n’avait toutefois pas oublié ses
compatriotes, disons ses commensaux, et se
demandait : « Que peut bien avoir encore inventé
Romualdo ? À quelle nouvelle fantaisie s’est laissé
aller le Patriarche ? Quelle poésie de circonstance
aura lue Ortiz pour l’anniversaire d’Henestrosa ? Quel
mensonge, encore plus gros que les autres, aura
trouvé Manolito ? » Et ainsi de suite.
Il vécut en Amérique dans un perpétuel souvenir de
la tertulia du café de La Unión, soupirant après elle,
alimentant son espoir de son ignorance volontaire de
leur sort. Le temps passait et son oncle ne lui
permettait pas de revenir en Europe. Il souffrait
intimement et profondément, incapable de se créer
une nouvelle patrie, c’est-à-dire de se joindre à une
autre tertulia qui aurait compensé celle de Bilbao. Les
années s’écoulèrent, puis son oncle mourut, lui
laissant la majeure partie de son énorme fortune et, ce
qui était plus précieux encore, la liberté de rentrer
dans sa patrie, son oncle ne lui ayant jamais permis,
au cours de ces vingt années, qu’un seul voyage.
Redondo réalisa sa fortune et, plein d’anxiété, rentra
au pays natal.
Avec quel serrement de cœur Redondo ne gagna-t-il
pas, après plus de vingt ans, cette encoignure du café
de La Unión, à gauche de l’entrée, là où était sa vraie
patrie ! En entrant dans le café, son cœur battait à
tout rompre et ses jambes flageolaient. Les garçons
n’étaient plus les mêmes ; il ne les connaissait pas et
ils ne le connaissaient pas. Le patron avait changé. Il
s’approcha du groupe, attablé dans l’encoignure : pas
de Romualdo l’imaginatif, ni de Patriarche, ni
d’Henestrosa, ni d’Ortiz, le poète de circonstance, ni
de ce hâbleur de Manolito, ni de don Moisés, ni… pas
même un seul de ses commensaux ! Tous différents,
tous nouveaux, tous plus jeunes que lui, tous des
inconnus ! Sa patrie s’était évanouie ou avait émigré
sur une autre planète, et il se sentit seul,
désespérément seul, sans patrie, sans foyer, sans
consolation d’avoir vu le jour. Tant de rêves, de désirs,
de soupirs pendant ces vingt années d’exil et pour un
tel résultat ! Il rentra chez lui, un froid logis en
location, et ressentit alors le poids de ses soixante-huit
ans et de sa vieillesse. Pour la première fois il
envisagea l’avenir, frémissant au peu de jours qu’il
avait encore à vivre. Et quelle existence ! Il ne put
dormir et, dans cette nuit tragique, il entendit siffler à
ses oreilles le vent de la vallée de Josaphat.
Deux jours plus tard, désemparé, la tête basse,
pareil à l’ombre de la feuille jaunie par l’automne que
le vent vient d’arracher à la branche, il se dirigea vers
l’encoignure du café de La Unión et prit place à la
troisième table de marbre, près de la terre où fut sa
patrie, et prêta l’oreille aux propos de ces hommes
nouveaux, de ces barbares envahisseurs. Ils étaient
presque tous jeunes ; le plus âgé devait avoir
cinquante et quelques années.
Soudain l’un d’eux s’écria : « Cela me rappelle l’une
des meilleures du grand Romualdo. » À ces mots,
Redondo, poussé par une force intérieure, se leva et
s’approcha du groupe.
— Excusez, messieurs, l’impertinence d’un
inconnu, mais je viens d’entendre le nom de don
Romualdo, cet homme illustre, et je serais heureux de
savoir s’il s’agit de don Romualdo Zabala, mon
meilleur ami d’enfance.
— Lui-même, lui répondit-on.
— Et qu’est-il devenu ?
— Il est mort, il y a quatre ans.
— Connaissiez-vous Ortiz, le poète de
circonstance ?
— Nous l’avons connu, puisqu’il faisait partie de
cette tertulia.
— Et alors ?
— Mort aussi.
— Et le Patriarche ?
— Il est parti et on ne sait plus rien à son sujet.
— Et Henestrosa ?
— Mort.
— Et don Moisés ?
— Il ne sort plus de chez lui ; il est paralysé.
— Et ce menteur de Manolito ?
— Mort aussi…
« Mort… mort… il est parti et on ne sait plus rien
de lui… il reste chez lui, paralytique… et moi, je suis
encore vivant… Mon Dieu ! Mon Dieu ! » – et, les
larmes aux yeux, il s’assit parmi eux.
Un silence tragique s’installa, rompu par un des
nouveaux habitués, un des envahisseurs, qui lui
demanda :
— Et vous, monsieur, peut-on savoir… ?
— Je suis Redondo…
— Redondo ! s’écrièrent-ils tous en chœur. Celui
qui est parti en Amérique, après avoir été ruiné par
son banquier ? Redondo, dont on ne savait plus rien ?
Redondo, qui nommait sa patrie cette tertulia ?
Redondo, l’animateur des banquets ? Redondo, qui
faisait la cuisine, jouait de la guitare, le spécialiste des
histoires salées ?
Le pauvre Redondo leva la tête, regarda autour de
lui, ses yeux se dessillèrent, il entrevoyait la
renaissance de la patrie, et avec des larmes, mais des
larmes de joie cette fois, s’écria :
— Oui, lui-même, Redondo lui-même !
Entouré, acclamé, ils lui décernèrent le titre de
père de la patrie, et ce fut comme si tout le sang de
cette jeunesse affluait dans son vieux cœur. C’était lui,
l’ancêtre, qui envahissait les envahisseurs.
Il fréquenta régulièrement la tertulia du café de La
Unión et se persuada qu’elle n’avait pas changé,
qu’elle était toujours la même et que, chez les
successeurs, revivait l’esprit de ses fondateurs.
Redondo était la conscience historique de la patrie.
Quand il remarquait : « Cela me rappelle un trait de
notre Romualdo », ou : « Ortiz, avec sa bonne grâce
habituelle, disait une fois… », ou encore : « Pour un
mensonge, en voilà un de Manolito », et tous de
s’écrier ensemble : « Dites ! dites ! » et d’applaudir.
Il apprit à connaître et à aimer ses nouveaux
commensaux et, quand il lui arrivait de placer une des
histoires salées de son répertoire, il se sentait rajeunir.
Il fit la cuisine pour le premier banquet et, à soixante-
neuf ans, joua de la guitare et chanta des couplets à la
patrie éternelle, toujours renaissante.
Redondo avait pris en particulière amitié
Ramonete, l’un des nouveaux commensaux qui aurait
pu être son neveu. Il s’asseyait près de lui, lui donnait
de petites tapes sur le genou et ne manquait pas de le
mettre en valeur. Il lui disait souvent : « Toi,
Ramonete, tu seras l’ornement de la patrie ! » Il
tutoyait tout le monde et, comme sa bourse était
ouverte à tous ses compatriotes, ses commensaux,
Ramonete y puisa souvent.
Un nouveau paroissien s’agrégea à la tertulia, neveu
de l’un des habitués, un garçon décidé et quelque peu
indiscret, mais bon et distingué. Cette intrusion
déplut au vieux Redondo, l’accès de la patrie devant
rester fermé. Quand le nouveau venu ne pouvait
l’entendre, il l’appelait l’Intrus. Il ne cachait pas sa
méfiance à l’égard de l’Intrus qui, par contre, vénérait
comme un patriarche le vieux Redondo.
Un jour Ramonete ne vint pas. Redondo,
mécontent comme devant un sacrilège, demanda
après lui. On lui dit qu’il était malade et, deux jours
plus tard, qu’il était mort. Redondo le pleura comme
son propre neveu, puis appela l’Intrus, le fit asseoir
auprès de lui et lui dit :
— Vois, Pepe, quand tu es venu avec nous, dans
cette patrie, je t’appelai l’Intrus, car ton entrée dans
notre tertulia me paraissait une intrusion, quelque
chose qui en altérait l’harmonie. Je ne comprenais pas
alors que tu venais pour remplacer le pauvre
Ramonete. J’avais aussi oublié qu’avant la disparition
de l’un de nous, et non après, est né souvent celui qui
serait appelé à le remplacer, qu’on vient au monde
pour pousser les autres et non pour boucher un trou,
qu’enfin celui qui doit prendre ma place est né et
existe depuis longtemps. Viens, assieds-toi près de
moi : nous sommes tous les deux le commencement et
la fin de la patrie.
Tous acclamèrent Redondo.
Comme ils le faisaient trois ou quatre fois par an,
ils préparèrent un jour un repas en commun, une
agape, comme ils l’appelaient. Redondo, qui avait
cuisiné un plat de sa spécialité, présidait. Au cours du
repas, qui fut particulièrement animé, on rappela les
hauts faits du grand Romualdo, récita une poésie de
circonstance d’Ortiz, raconta les menteries de
Manolito et le souvenir de Ramonete fut évoqué. À la
fin de la réunion, au moment de prendre congé de
Redondo, qui paraissait endormi – ce qui lui arrivait
souvent –, ils s’aperçurent qu’il était mort, mort dans
sa patrie, au cours d’une fête patriotique.
Il avait légué sa fortune à la tertulia, la répartissant
entre tous ses commensaux, à la condition de se
réunir en un certain nombre de banquets au cours de
l’année. Il leur demandait aussi de consacrer un
souvenir aux glorieux fondateurs de la patrie. Le
testament, curieux document olographe, se terminait
ainsi : « Je prends congé de ceux qui m’ont rendu
vivable la vie, leur donnant rendez-vous dans la patrie
céleste où, dans une encoignure du café de la Gloire, à
main gauche en entrant, je les attends. »
Le secret de la personnalité
1
LES CISEAUX
Chaque soir, de neuf à onze heures, dans un coin
du bar Occidente, se réunissaient deux vieux que les
habitués avaient surnommés « les Ciseaux ». Ils
avaient fait connaissance au café, et le peu qu’ils
savaient l’un de l’autre se réduisait à cela : don
Francisco était célibataire et retraité ; il vivait seul,
avec une vieille servante et un petit caniche très
gourmand, qu’il amenait au café pour lui donner les
restes des morceaux de sucre. Don Pedro était veuf et
retraité ; il avait une fille mariée, dont il était séparé à
cause de son gendre. Ils n’en savaient pas plus. Tous
les deux avaient été des personnes cultivées.
Ils venaient là pour épancher leur bile en des
monologues dialogués, bercés par le ronronnement de
conversations sans intérêt, et pour retrouver quelque
chaleur humaine.
Don Pedro détestait le chien de son ami. Il avait
l’habitude de rapporter à la maison le reste de ses
morceaux de sucre pour le verre d’eau qu’il prenait au
saut du lit. Entre lui et le chien régnait une lutte
sourde pour le sucre laissé par les voisins. Quand don
Pedro voyait le petit chien grimper sur la table et se
lécher les babines, il retirait en tremblant ses
morceaux de sucre. Parfois, tout en parlant et comme
par mégarde, il écrasait du pied la queue du chien, qui
se réfugiait près de son maître.
Celui-ci détestait, sans la connaître, la fille de don
Pedro. Il était las de l’entendre parler d’elle, comme de
sa fierté et de sa consolation ; ma fille par-ci, ma fille
par-là : toujours sa fille ! Quand le père se plaignait du
sans-gêne de son gendre, le propriétaire du chien
rétorquait :
— Convenez-en, don Pedro. C’est la faute de votre
fille ; si elle vous aimait comme on doit aimer son
père, tout finirait par s’arranger… Elle préfère son
mari et c’est bien naturel ! Votre femme en ferait de
même… !
Le cœur du pauvre père se serrait à ces paroles et
son pied cherchait la queue du cabot.
Un jour, le chien, après avoir mangé les morceaux
de sucre de son maître, dévora ceux de don Pedro. Le
lendemain, celui-ci, avec une majestueuse dignité,
ramassa, en plus du sien, le sucre de l’animal. Puis ils
s’entretinrent longuement du manque de justice dans
le monde.
Les conversations entre les deux vieillards étaient
terribles. Dans les silences qui coupaient leurs
monologues, ils éprouvaient un plaisir solitaire et
partagé. Chacun entendait les bribes de l’autre
soliloque sans porter le plus mince intérêt à la douleur
sclérosée qui en était la source, spectateur impassible
percevant ces paroles comme le premier écho dont
l’origine est inconnue. Ils s’ignoraient l’un l’autre.
Un traditionnel : « Quoi de neuf ? » ouvrait
l’entretien, que terminait un non moins rituel : « Pure
misère ! Tout n’est que farce ! » Leur plaisir consistait
à parler pour ne rien dire.
Je ne tenterai pas de rapporter ces monologues
dans leur intégrité ; je me contenterai d’en exposer
l’allure.
— Soyez honnête, don Francisco, et on vous
traitera de sot…
— Avec raison.
— La résignation, voilà ce que vous prêchent ceux
qui se résignent à bien vivre. Et pour cela, ils m’ont
écrasé !…
— Et moi, parce que je protestais !
— La vie est dure, don Pedro ! J’ai toujours caché
mon indigence et je me serais noblement laissé
mourir de faim, comme le gladiateur combattant pour
des pois chiches… Oh ! il faut savoir arborer ses
faiblesses avec art !… Moi, je n’ai jamais su
pleurnicher à temps. Célibataire endurci, je n’ai
jamais pu satisfaire mes plus chers désirs, car les
pères des enfants qui avaient des larmes à revendre
m’ôtaient le pain de la bouche. Et moi j’avalais tout…
— Moi, j’ai été marié. Les célibataires n’ont qu’une
seule bouche ; ils n’ont pas de charges et se contentent
de peu… Rien ne peut les atteindre…
— J’aurais pu être un bandit et je ne l’ai pas voulu.
— J’ai voulu l’être, mais je n’ai pas réussi. J’avais
des scrupules…
— On dit maintenant que, dans la lutte pour la vie,
le vainqueur est le plus capable. Bah ! une lutte ! Le
plus capable ? Des blagues, don Pedro !
— Certainement, don Francisco ! Le vainqueur est
le plus incapable, étant le plus apte. Tous se battent à
qui s’abaissera le plus bas, sera le plus passif,
pleurnichera le plus et maniera le plus habilement la
flatterie. Avoir du caractère ? Oh ! où est celui qui
veut sortir de la masse et aspire à jouer un tout petit
rôle ? Il faut se battre pour la justice, qui ne tombe
pas du ciel comme la rosée. Celui qui ne pleure ne
mange pas. C’est à peine s’il reste deux métiers
profitables : voleur ou mendiant ; ou la menace, ou les
larmes. Il n’y a plus qu’à demander avec arrogance ou
avec humilité.
— Ah ! don Francisco ! Le moins utile est celui qui
sert le plus.
— Quoi qu’on dise, je ne suis pas pessimiste. Le
monde n’est pas responsable si nous y avons été
précipités en morceaux.
— Il n’y a pas de justice, don Francisco, bien que
parfois on fasse ce qui est juste, tout en ne l’étant pas.
— Voyez, don Pedro, comme vous récompense
votre fille !
Le pauvre père cherchait, sous la table, la queue du
barbet, tout en disant :
— La charité ! Autre foutaise, comme la justice !
Que de grands caractères ont été abattus par la lutte
pour la charité !… « Ah ! un tel sait travailler ; il n’a
besoin de rien »… et tous passent sans lui donner ni
travail ni pain.
— La charité, don Pedro ! Les pauvres ont besoin
de pain, on leur donne de bonnes paroles…, cela
coûte si peu… Ils en ont en réserve pour cela ! Les
riches m’ont jeté des rogatons… cela leur coûte si
peu…, ils les auraient aussi bien donnés aux chiens !
Personne ne m’a donné du pain avec bonté : sur le
pain pour le corps, il y a le miel pour le cœur. J’ai
vécu de l’État, cette société anonyme à laquelle on ne
doit aucun remerciement.
— Ah ! don Francisco ! Ils frappent et s’excusent.
Le coup ne me fait pas mal, mais bien leur
« pardonnez-moi ». Le coup, passe, mais les excuses
sont de trop. On me disait : « C’est ce qu’il te faut, c’est
pour ton bien, tu ne l’as pas volé », et encore bien
d’autres niaiseries ; c’est verser du plomb fondu sur la
blessure.
— Vous avez raison. Personne ne m’a jamais fait
plus de mal que ceux qui prétendaient agir pour mon
bien. Je fus un bel enfant, tel un grand diamant brut.
Les lapidaires se sont emparés de moi ; ils m’ont taillé
en facettes à coups de burin et de règle ; ils ont fait de
moi un brillant, bon pour un collier !… Mais je n’ai
pas voulu me laisser enchâsser avec les autres ou être
serti sur or. Libre, j’ai roulé au ruisseau, j’ai perdu
mon brillant et mes reflets, et aujourd’hui, opaque,
ratatiné, je suis tout juste bon à rayer le verre.
— Je courais, je me cognais à tous les coins pour
avoir ma place au festin. « Ne te presse pas, me disait-
on à la fin de chaque journée. Tu as bien le temps, la
table n’est pas réservée, et si tu n’as ta place ici, ce
sera ailleurs. » Et quand j’y arrivai enfin, il était trop
tard, la lassitude et le jeûne m’avaient coupé l’appétit,
tout ce pour quoi je vivais. Mon rêve se réalisait, mais
je n’avais plus d’illusions, excédé par tous ces jeûnes…
L’espoir m’était resté sur l’estomac !
Un jour des étudiants jouèrent un méchant tour au
pauvre toutou. Son maître se fâcha ; les jeunes gens
l’insultèrent et la querelle s’envenima. Au plus fort de
la dispute, une envie folle d’y prendre part s’empara
de don Pedro, qui écoutait en silence ; il se leva,
grogna un salut et sortit, laissant le maître du chien se
débrouiller avec les autres. Mais, le lendemain, il avait
repris sa place accoutumée.
— J’ai toujours été progressiste, dit l’homme au
chien ; aujourd’hui, je ne suis plus rien…
— Moi, j’ai toujours été un modéré !…
— Progressiste, oui, mais pas embrigadé, à l’écart
des comités… C’est ce qui m’a perdu !
— C’est ce qui a causé notre perte à tous les deux !
— Quel est donc, don Pedro, cette sorte de scarabée
qui n’a pas de nom dans la nomenclature de
l’entomologie politique et sociale ?
— Voyez, don Francisco, voyez comment ils vivent.
Trigonidium cicindeloides, Anaplotermes pacificus,
Termes lucifugus, Palingenia longicauda, et tant
d’autres de telle espèce, de tel genre, de telle famille
dans l’ordre des insectes.
— Les idées, don Pedro, ne sont que du lest… La
seule vérité est la vérité vivante, l’homme qui les a…
Quand il veut monter, il les rejette…
— L’homme, don Francisco, est une triste réalité.
Les bons croient et espèrent en se suçant le pouce ; les
fripons se soutiennent… et, pour finir, tout le monde
arrive à la même conclusion. Je crois aux Limbes
pour les bons et à l’Enfer pour les méchants.
— Que vous êtes heureux, don Pedro ! oui,
heureux ! vous qui avez pour consolation de croire à
l’Enfer !
— Mon plus grand plaisir après tous ces discours
est de dormir comme un loir. Je voudrais me coucher
pour toujours avec l’espoir de trouver mon verre d’eau
sucrée à la tête de mon lit un jour qui n’arriverait
jamais… Ah ! dormir pour toujours, bercé par la
douce espérance !
— Ma seule consolation, don Pedro, est la pensée
pure, bien qu’à force de servir elle se dégrade !…
Tels étaient, sous une forme différente, les propos
de ces deux vieillards qui, engourdis par le froid des
ans, contemplaient la vie des hauteurs glacées de leur
solitude. Ils aimaient l’existence et prenaient plaisir à
médire de l’univers, ayant conscience, eux les vaincus,
d’être les vainqueurs du vainqueur. Tout leur
paraissait mauvais, car ils se croyaient bons et
jouissaient de le croire. C’était là une attitude comme
une autre. Pour eux, le soleil n’était qu’un leurre, mais
qui chauffe, et ils s’y réchauffaient.
Ils partaient ensemble, bien emmitouflés, et, après
s’être séparés, chacun de son côté poursuivait son
sempiternel monologue, et, chaque soir, ils se
séparaient en marmonnant : « Pure misère ! Tout n’est
que farce ! »
Un soir, don Pedro ne vint pas au café. On ne l’y
revit plus, au grand plaisir du caniche. Quand son
maître apprit la mort du père, il marmonna : « Pauvre
monsieur ! Quelque contrariété due à sa fille ! Aura-t-
il, un jour, trouvé son verre d’eau sucrée à la tête de
son lit ? » Et il poursuivit son monologue. Son écho
s’était éteint. Qui était-il ? D’où venait-il ? Comment se
comportait-il ? Il l’ignorait et ne cherchait pas à le
savoir. Il restait seul et ignorait sa solitude.
Il continua à venir dans un coin du café Occidente.
Les habitués l’entendaient soliloquer et le voyaient
gesticuler. Tout en donnant un morceau de sucre au
caniche, qui remuait joyeusement sa queue terminée
par un pompon, il marmottait : « Pure misère ! Tout
n’est que farce ! » Les habitués pensaient : « Pauvre
monsieur ! depuis qu’il a perdu son compagnon, sa
tête ne va plus. Il est bien atteint ! Cela se comprend…
à son âge ! »
Le maître du chien s’en va sans un souvenir pour le
père de la fille et poursuit son chemin en
marmonnant : « Pure misère ! Tout n’est que farce ! »
2
LA PEUR
Les croûtons de pain et le bol de soupe que Justina
arrachait à la charité étaient la seule nourriture
qu’elle et ses parents absorbaient dans l’odeur
nauséabonde du taudis où ils vivaient. Le lit y était
toujours sale et en désordre, la cheminée sans feu et
surmontée de la bouteille d’eau-de-vie.
Mère et fille dormaient bras et jambes enlacés pour
se réchauffer. Quand, réveillées par le gémissement de
la porte, elles reconnaissaient les pas de l’homme, la
femme se levait pour lui ouvrir. Une fois entré, le père
se couchait auprès de sa femme et de sa fille, leur
soufflant au visage des relents de vin.
Justina errait dans les rues en demandant
l’aumône. Sa fantaisie, que l’anémie libérait de toute
servitude de la chair, voltigeait sous la voûte azurée
que le soleil tend, comme un toit sur les rues, en quête
des anges, dont lui parlaient les enfants du ruisseau.
À la maison, un rien l’amusait, la poussière jouant
dans un rayon de soleil, jusqu’à ce que d’une taloche
son père la ramène sur terre.
Un jour elle laissa tomber le pot de soupe et
marcha au hasard avant de rentrer à la maison. À son
entrée, son père qui, fiévreux, gardait le lit,
comprenant ce qui venait d’arriver, l’appela : « Viens
ici, chienne, fille perdue ! » et, devant sa mère
tremblante, lui frappa violemment la tête contre le sol.
Dès lors Justina serra le pot contre son cœur.
Un autre jour, en rentrant, elle trouva sa mère
assise à terre, près de son homme qu’elle regardait les
yeux secs, mais grands ouverts. Le visage du père était
exsangue. Il était sans mouvement, mais ses yeux ne
quittaient pas sa fille. Cette nuit-là, Justina, dans ses
haillons, ne cessa de grelotter au contact de ce corps
glacé comme un serpent et sentant le vin.
Quand, le lendemain, des personnes charitables
pénétrèrent dans le taudis, la fétidité de l’air leur
arracha des larmes qu’ils séchèrent avec des
mouchoirs parfumés, les obligeant à retenir leur
respiration. Avec de bonnes paroles, qui firent pleurer
la mère, ils laissèrent quelques pièces d’argent.
Après l’enlèvement du cadavre, Justina, encore
frissonnante du contact avec ce corps glacé, était
restée seule au logis, quand sa mère rentra et lui dit :
— Tu vas aller servir chez ton oncle. Tâche d’être
sérieuse !
On la plaça chez son oncle. Celui-ci, travaillant au-
dehors presque toute la journée, Justina restait avec
sa tante, qui la chargea de s’occuper d’un tout petit
enfant. La tante bougonnait continuellement et ne
cessait de déplorer la cherté de la vie, éternel sujet de
son mécontentement qu’elle passait sur sa nièce.
La ladrerie de sa tante n’était pas sans lui rappeler
la misère de la maison paternelle. Mais son peu
d’appétit lui faisait refuser certains mets.
— Pourquoi laisses-tu ça dans ton assiette ?
grondait la tante. Pendant que tu manges ça, tu ne
manges pas autre chose… Tu voudrais des gâteaux,
des friandises… En voilà une gamine ! On dirait qu’on
t’a élevée avec des ortolans et des truffes ! Qu’est-ce
que tu mangeais chez toi ? Tu crevais de faim ! En
voilà une gamine !
Qu’elle le voulût ou non, Justina devait avaler les
restes du pot-au-feu.
— Ton père était un ivrogne qui est mort comme
un chien… et ta mère ? Mieux vaut se taire. Sans moi,
tu serais à la rue, à mendier, tu dormirais dans le
bassin de la grand-place les nuits où il gèle et tu
mangerais les détritus des boîtes à ordures…
Elle la faisait servir à table, apporter et enlever les
assiettes. Un jour, elle les laissa tomber et elles
volèrent en éclats. Sa tante la couvrit d’injures et la
battit jusqu’au sang.
— Pour que tu fasses attention une autre fois,
réprouvée ! Tu me coûtes plus cher que tu ne vaux.
La tante enrageait de voir son propre à rien de mari
porter quelque affection passive à sa nièce et tenter
parfois de prendre sa défense.
— Laisse-la tranquille, tu ne fais que l’abrutir et
l’agacer, tu vas la rendre folle.
— Oui, prends son parti. Je fais tout ce que je peux
pour l’éduquer et, toi, tout ce que tu peux pour m’en
empêcher.
En l’absence du pauvre homme, elle déversait sur
cette innocente toute la sourde irritation que lui
causait un mari qui ne faisait que travailler et dormir.
Les seuls jours où Justina avait quelque satisfaction
étaient ceux où elles allaient se promener, marcher
sur l’herbe, ce qui arrivait certains dimanches. La
tante sortait une robe neuve. Elle-même, quittant ses
vêtements graisseux de maison, s’habillait d’une robe
droite et chaussait des bottines qui craquaient. Elle
mettait au petit son costume de baptême et tous les
trois descendaient dans la rue. À la vue des arbres, le
petit battait des mains, appelait les oiseaux et, gorgé
de grand air, las de tout ce qu’il voyait, s’endormait.
Justina revivait, à se retrouver sous la voûte azurée
du ciel. Les yeux et les narines dilatés, elle aspirait
l’air et la lumière. Il lui prenait des envies de se rouler
sur le gazon et de rafraîchir ses joues dans l’herbe
fraîche. Elle rentrait au logis plus vive et plus alerte et
se couchait pour dormir d’un bon sommeil. La tante
souriait à la douceur du lit pour la nuit à venir et, au
retour, se laissait tomber sur une chaise en soupirant.
Il était encore d’autres jours tranquilles, ceux où
son oncle rapportait son salaire à sa femme. Celle-ci
s’attendrissait alors jusqu’à dire à la gamine :
— Tout ce que je fais est pour ton bien, pour faire
de toi une vraie femme, mais vous ne savez pas le
reconnaître… cela te vient de race. Esquintez-vous !
Pour la reconnaissance qu’on vous en aura ! Si tu
retournais dans le taudis de ton père, comme tu me
regretterais !
Cette femme charitable ne voyait qu’ingratitude
chez sa protégée. Elle cherchait ainsi, par opposition
à la noire ingratitude de sa nièce, à faire ressortir plus
blanche que neige sa terne charité. Il y avait là aussi
un excellent prétexte pour passer sa mauvaise humeur
sur la pauvre fille, déverser sur elle le mépris haineux
qu’elle portait à un mari incapable et s’entretenir avec
les commères des détours du cœur humain.
Le petit cousin était le seul rayon de joie de la
pauvre fille.
— Marmotte ! Tu ne t’occupes pas du petit et, au
lieu de le faire jouer, c’est toi qui joues avec lui…
aussi, comment veux-tu qu’il t’aime ?
Et cependant, il l’aimait. Il suffisait à ces innocents
de se regarder dans les yeux pour se sourire, et ils
riaient comme deux petits fous, l’un parce qu’il voyait
l’autre, les deux parce qu’ils ne faisaient plus qu’un.
— Tape dessus, mon fils, tape dessus… Oh ! la
méchante ! criait la mère, pendant que l’enfant
frappait Justina sur sa bouche qui riait.
La crainte des coups eut pour conséquence
d’accroître la faiblesse de Justina qui cassa encore
plus d’assiettes. La peur lui arrachait un :
— Je ne sais pas comment… je ne l’ai pas fait
exprès !
— Comment ? Moi, je t’ai vue ! Tu mens comme
une effrontée ! Tu n’es qu’une menteuse…
Elle mentit naturellement par peur.
— Je ne sais pas comment… je ne l’ai pas fait
exprès !
— Pas exprès ! L’enfer est pavé de bonnes
intentions.
La gamine ne comprenait rien à cette amère
réflexion, mais elle préférait les coups aux injures. Les
commentaires à sa façon, avec lesquels la charitable
tante assaisonnait ses gourmades, étaient comme un
vinaigre salé versé sur les plaies ouvertes de son cœur.
Les douleurs corporelles se supportent comme une
maladie chronique.
Un jour, l’enfant dans les bras, elle regardait les
jeux des pigeons sur le toit voisin, quand elle entendit
crier :
— Oui, tu vas le laisser tomber !
L’éclat de cette voix redoutée la surprit comme un
coup de feu tiré près de son oreille, elle écarta les bras
oubliant l’enfant et resta glacée, le cœur arrêté, le
regard pétrifié.
Dans la bave sanglante qu’il vomissait s’échappait
la vie du petit enfant.
Justina entendit des cris perçants, sans pleurs,
comme sortis d’une âme mise en pièces, des
lamentations qui lui perçaient le cœur.
— Ôtez cette gamine de devant moi, ou je vais la
tuer !

— Qu’as-tu fait, réprouvée ? lui demanda sa mère


en la recueillant.
La mort passait sur l’âme de Justina. Une langueur
morbide s’empara de son être en ces jours noirs et
glacés où elle ne cessait de ressentir, mêlés l’un à
l’autre, la froideur du cadavre de l’ivrogne et le relent
du sang tout chaud de l’enfant. Elle s’évanouissait
fréquemment. Elle entra en condition, mais cassa tant
de vaisselle qu’elle dut souvent changer de place.
Un jour, dans une rue, deux yeux bien vivants se
fixèrent sur ses yeux morts. Ils finirent par se
rencontrer et, plus tard, elle se laissa accompagner
par le galant, puis ils décidèrent de s’unir. Le jour de
sa délivrance approchait.
Elle se maria. Son excellent mari lui remettait sa
paye. Il riait quand elle cassait une assiette. Il
connaissait son histoire.
Elle tomba enceinte et sa grossesse fut atroce.
L’esprit encombré de fantômes, le cœur battant, elle
ressentait toujours la chaleur du sang répandu à
laquelle se mêlait la glace du cadavre de l’ivrogne.
Elle accoucha. Elle tremblait quand, pour lui
donner le sein, elle prenait dans ses bras les tendres
chairs de son enfant. Il lui semblait entendre,
confondus dans une même voix, le : « Oui, tu vas le
laisser tomber » de sa tante et le : « Qu’as-tu fait,
réprouvée ! » de sa mère.
Un jour, elle brisa un poêlon, et son mari,
incommodé par un mal de tête, s’écria :
— Adieu la vaisselle !
Ce même soir, au moment de se coucher, elle laissa
tomber son enfant qui roula sur le sol.
— Je ne sais pas… Je ne l’ai pas fait exprès ! cria-t-
elle, inconsciente, les yeux fixés sur le petit qui,
indemne, lui souriait.
Elle perdit conscience et, depuis ce jour, le pauvre
ouvrier est seul avec cette ombre pareille à la mort
installée dans la maison. Justina, les yeux fixes,
regardant dans le vide, n’ouvre plus la bouche que
pour répéter, saisie de frayeur devant le sourire de son
enfant :
— Je ne sais pas… Je ne l’ai pas fait exprès.
QUAND UN IDIOT RENCONTRE
3
UN AUTRE IDIOT …

Comme tous le fuyaient, le tenant tout au plus pour


un pantin dont on s’amusait, Celestino l’idiot évitait
tout contact avec les gens. Solitaire, il courait les
champs, spectateur inconscient perdu dans le paysage
champêtre. Tout en poursuivant son existence sur
cette terre comme s’il eût été encore dans le sein
maternel, Celestino l’idiot, prisonnier de son enfance,
associait aux réalités de l’heure ses rêves d’enfant, non
moins réels à ses yeux. Il assistait au spectacle sans y
participer. Son esprit enregistrait naïvement des
impressions : tout pour lui n’était qu’un état de
conscience. Il recherchait la grande solitude des
peupliers aux berges du fleuve, s’amusant aux
plongeons des canards, au vol saccadé des oiseaux,
aux arabesques tracées par un couple de papillons.
Une de ses plus grandes distractions était de voir
tournicoter un scarabée qu’il avait retourné sur le sol,
pattes en l’air.
Il ne craignait que la présence de l’ennemi,
l’homme. À son approche, il lui jetait de temps en
temps un coup d’œil, accompagné d’un sourire qui
voulait dire : « Ne me fais rien, je ne te veux pas de
mal ! » et, lorsqu’ils se croisaient sous ce regard
indifférent et sans amitié, il baissait les yeux sur le sol
et aurait souhaité se faire encore plus petit qu’une
fourmi. S’il rencontrait quelqu’un de connaissance qui
l’interpellait d’un : « Salut, Celestino ! » il souriait
humblement dans l’attente d’une taloche. À la vue des
gamins, il pressait le pas. Il les avait en horreur et à
juste titre : c’était ce qu’il y a de plus méchant parmi
les hommes.
Un matin, Celestino tomba sur un autre promeneur
solitaire. En le croisant, il lui sourit comme
d’habitude et, sur le visage de l’inconnu, il découvrit le
reflet de son propre sourire, un aveu d’intelligence.
S’étant retourné, il vit que l’autre avait, lui aussi,
tourné la tête, et ils se sourirent mutuellement. Ce
devait être son semblable. Tout le jour Celestino fut
plus gai que de coutume, réchauffé dans son cœur par
la présence de ce passant qui, dans son innocence,
venait, par le truchement d’un visage humain, de lui
ouvrir l’univers.
Ils se rencontrèrent de nouveau le matin suivant,
alors qu’un moineau faisant grand vacarme se posait
sur un saule voisin. Celestino le montra à l’autre et lui
dit en riant :
— En voilà un oiseau… C’est un moineau !
— C’est vrai, c’est un moineau, répondit l’autre en
éclatant de rire.
S’excitant l’un l’autre, ils riaient de plus en plus
fort : d’abord à cause de l’oiseau qui, par ses
piaillements, faisait chorus avec eux, et ensuite parce
qu’ils riaient. Les deux idiots firent ainsi amitié en
plein air et sous le ciel du bon Dieu.
— Comment t’appelles-tu ?
— Pepe.
— Et moi, Celestino.
— Celestino… Celestino…, cria l’autre en riant de
tout son cœur. Celestino l’idiot… Celestino l’idiot…
— Et toi, Pepe l’idiot, répliqua Celestino avec
vivacité et prenant la mouche.
— C’est vrai : Pepe l’idiot et Celestino l’idiot…
Et les deux idiots finirent par rire à gorge déployée
de leur idiotie, avalant des bouffées de grand air.
Leurs rires se perdaient sous l’allée de peupliers,
mêlés aux bruits de la nature.
Depuis ce jour, ils se réunissaient quotidiennement
pour se promener ensemble, se communiquer leurs
impressions, se montrant mutuellement les beautés
que Dieu mettait sous leurs yeux, à l’intérieur de cet
univers qui leur dispensait chaleur et abri comme à
deux jumeaux à l’intérieur d’un même sein.
— Il fait chaud aujourd’hui.
— Oui, il fait chaud ; il fait vraiment chaud…
— C’est vrai, il fait ordinairement chaud à cette
saison… hi ! hi !… et froid en hiver.
Ils se reconnaissaient ainsi l’un dans l’autre,
jouissant de découvrir à chaque instant ce que nous
croyons définitivement établi avec des concepts
abstraits et un discours logique. Mais, pour eux, tout
était neuf sous le soleil, toute sensation nouveauté,
l’univers une création perpétuelle, sans arrière-pensée.
Quelle ne fut pas la bruyante explosion de joie de
Pepe en voyant le scarabée les pattes en l’air. Dans son
enthousiasme, il s’était emparé d’un caillou et se
disposait à écrabouiller la bestiole, mais Celestino le
lui défendit en lui disant :
— Non, c’est mal…
L’imbécillité de Pepe n’était pas, comme celle de
son nouvel ami, congénitale et incurable, mais
accidentelle et progressive, conséquence d’un
ramollissement du cerveau. Et cela, Celestino le
savait, mais sans se l’expliquer. Il avait confusément
perçu l’origine de cette différence entre eux deux, et
cette constatation, enfouie au plus profond des
ténèbres de son âme innocente, avait fait germer dans
son cœur un amour à la fois fraternel, paternel et
maternel pour le pauvre Pepe. Quand son ami se
laissait aller au sommeil au bord du fleuve, Celestino,
à ses côtés, chassait les mouches importunes et les
bourdons, jetait des cailloux dans les flaques d’eau
pour faire taire les grenouilles, était attentif à
empêcher les fourmis de se promener sur la figure du
dormeur et s’inquiétait de voir surgir quelqu’un. En
apercevant des gamins, sa poitrine se soulevait et il se
rapprochait encore plus de son ami, en remplissant
ses poches de cailloux. Lorsqu’un sourire passait sur
le visage du dormeur, Celestino souriait à l’univers qui
l’entourait.
Les gamins les poursuivaient dans les rues en
criant :
Un idiot et un idiot
font deux idiots !
Un jour, un grain de raisin, lancé par un gamin,
s’étant collé sur le visage du malade, réveilla chez
Celestino un instinct jusqu’alors endormi. Il se lança à
la poursuite du gamin et le roua de coups. La bande, à
la fois irritée et amusée par la révolte imprévisible de
l’idiot, s’en prit aux deux idiots. Faisant un rempart de
son corps à son ami, Celestino se défendit
héroïquement à coups de pied et de poing jusqu’à ce
que l’arrivée d’un agent de police mette en fuite les
gamins, non sans une réprimande pour notre idiot…
Un homme, au bout du compte !
L’idiotie de Pepe atteignit à un tel degré
d’abrutissement que celui-ci, inconscient, se
contentait de répéter ce que lui montrait son ami, tel
un bonimenteur de cosmorama.
Un jour, Celestino ne vit pas son pauvre ami. Il se
mit partout à sa recherche, jetant des regards haineux
aux gamins et souriant plus que jamais aux hommes.
Il apprit enfin que Pepe était mort comme un petit
oiseau et, bien que n’ayant rien compris à ce qu’était
la mort, il éprouva quelque chose comme une faim
spirituelle. Il ramassa un caillou qu’il mit dans sa
poche ; il entra dans l’église pour qu’on lui fasse
entendre la messe. Il se mit à genoux devant un
Christ, puis assis sur ses talons, et après s’être signé
plusieurs fois compulsivement, il ne faisait que
répéter :
— Qui l’a tué ? Dis-moi qui l’a tué ?…
La vue du Christ lui rappela vaguement qu’un jour,
dans cette église, il avait entendu dire dans un sermon
que le crucifié, qu’il ne quittait pas des yeux,
ressuscitait les morts, il lui cria :
— Ressuscite-le ! Ressuscite-le !
Au sortir de l’église, une bande de gamins l’entoura,
le tirant par sa veste, lui arrachant son chapeau,
crachant sur lui. On lui demandait : « Et l’autre
idiot ? » Alors Celestino replié sur lui-même, ayant
perdu ce courage fugitif, né de l’amitié, ne put que
crier : « Voyous, voyous ! sales voyous !… salauds… ce
sont eux qui l’ont tué… voyous ! » Il jeta alors le
caillou et pressa le pas pour se mettre chez lui à l’abri.
Lorsque, solitaire, il reprenait le chemin des
peupliers, au bord du fleuve, les impressions nouvelles
que, tel un afflux de sang spirituel, il recevait, comme
du sein de la nature, se groupaient, s’associaient et
prenaient vie autour de l’image vague et nébuleuse du
visage de l’ami, souriant dans son sommeil. Ainsi
humanisait-il la nature, l’anthropomorphisant à sa
manière, simple et inconsciente, transposant en
impressions nouvelles, telle une matière vivante, la
tendresse protectrice que le contact avec un de ses
pareils avait fait germer dans son cœur. Et, sans en
avoir conscience, il entrevoyait vaguement Dieu qui,
du haut du ciel, lui souriait d’un sourire semblable à
un sourire humain.
4
LES BIENFAITS DU SOMMEIL
Lorsque je fis sa connaissance, Hilario n’était plus
rien, ne faisait rien. C’était, en un mot, un homme des
plus pâlots et des plus communs, malgré sa réputation
d’originalité. Quoi qu’il en soit, j’eus la bonne fortune
d’assister à un de ses éclats et de l’entendre raconter
ses déboires de cette voix nasillarde, lente et
douloureuse, avec ses façons d’ours mal léché.
Hypnotisé dès sa jeunesse par la lecture et l’étude,
il croyait dur comme fer que ce vice était la source de
tous ses maux. Dans sa soif insatiable de percer les
mystères, il avait tout dévoré, sciences, lettres,
humanités, avec un acharnement obstiné. Plus
impénétrable lui apparaissait le mystère à mesure
qu’il découvrait des voies nouvelles pour l’aborder et il
n’éprouvait que désappointement et impatience à se
heurter des centaines de fois aux mêmes explications
à travers des centaines de livres les plus divers. En
quête de nouveautés, d’idées nouvelles ou renouvelées,
pour rafraîchir son esprit, il ne tombait que sur des
redites insupportables. Tous les ouvrages traitant
d’une même matière ont un fond commun qui
l’assommait et lui procurait une profonde désillusion.
L’auteur de la découverte d’un principe nouveau en
chimie ne peut faire moins qu’écrire un traité complet
de cette discipline, heureux encore s’il ne prétend pas
que ledit principe est appelé à modifier tous les autres
et à devenir un des piliers du système nouveau.
Avant de se coucher, il déposait sur sa table de nuit
trois ou quatre livres, sollicité par tous à la fois. Après
une courte hésitation, il choisissait un ouvrage, le
feuilletait, lisait au hasard quelques lignes, inattentif
et distrait par l’attrait des autres volumes laissés sur la
table. Il l’abandonnait alors pour un autre qu’il laissait
tomber à son tour, certain que ce qu’il rencontrerait
dans l’un se retrouverait dans l’autre. Souvent il se
contentait de poser la main sur un des livres sans le
prendre et finit même par renoncer à ce geste,
préférant dormir avec le sentiment de la présence de
ces chers livres auprès de lui.
Il entreprit la lecture de monographies, de notes
bibliographiques, de références, d’extraits et surtout
de revues. De celles-ci il passa aux revues de revues.
Mais tout cela n’était que carcasses, sans chair ni âme,
de purs schémas. Plus pénible encore fut la
désillusion que lui causa la lecture des extraits, encore
plus bavards et plus vides que les ouvrages auxquels
ils étaient empruntés. Et que dire des plus beaux titres
odieusement estropiés !
À la fin, il rechercha les ouvrages bourrés de
références et de notes et, sur l’échafaudage dressé par
l’auteur pour l’établissement de son œuvre, il en
imagina un autre. Il termina par la lecture des
catalogues.
Les catalogues ! Rien n’est plus suggestif qu’un
catalogue. Que de fantaisie nébuleuse et imprécise
abrite un titre ! Tout ce qu’il est permis d’imaginer
sans connaître ce qu’il cache ! Il se couchait avec un
catalogue et le feuilletait. Sa connaissance des langues
étrangères lui était d’un grand secours.
Wiezzieski, Le Problème du mal, quel vaste champ
ouvert aux débauches d’une imagination au sujet des
obscurités du problème ; Wadswosth, L’Avenir de
e o
l’Inde, 7 édition, in-4 , 6 shillings, qu’en dire ! et de se
rappeler Warren Hastings, Lord Clive et le
bouddhisme, le tempérament anglais et mille autres
images ; Bonnet-Ferrières, L’Art de vivre, évocation
nouvelle d’une symphonie inarticulée d’idées larvées ;
Schmaushauser, Le Droit assyrien…, on a encore peu
écrit sur le droit historique, quel sujet ! Hembrani, La
e
Philosophie de la chimie, 15 édition, 20 lires ! et
pendant quelques instants il assistait à une danse
d’atomes pleins de personnalité et de vie ; López
Martínez, Commentaires sur la procédure, quel
formidable ennui ! Et il s’endormait.
Il éprouvait en même temps un désir effréné de
sommeil. Tout le jour, en remuant ses livres, en
consultant les catalogues, il attendait l’heure de se
coucher dans l’espoir de dormir. Une fois au lit,
ramassé sous les couvertures, il se réjouissait à l’idée
de l’instant où il sombrerait dans l’inconscience. Il se
laissait aller parfois à épier ce moment qui lui
échappait toujours, invariablement distrait en cet
instant précis. D’autres fois, il se tournait et se
retournait sous l’empire d’une agitation brûlante à la
pensée du néant qui l’effrayait plus encore que l’enfer.
Le néant ! Tomber dans ce vide immense, non… pas
même tomber.
Il se levait tard, s’habillait, faisait sa toilette,
prenait son petit déjeuner tranquillement, lisait son
journal, y compris les annonces, feuilletait un
catalogue, regardait avec amour ses livres, les
touchait, les déplaçait, en feuilletait quelques-uns. Il
gagnait ainsi l’heure du déjeuner. Le café pris, il allait
un moment au casino voir jouer au tresillo, jeu de
cartes auquel il ne comprenait d’ailleurs rien. Une
lente promenade suivait, puis, le sommeil s’infiltrant
peu à peu, il dînait légèrement et se couchait tôt.
Le jour où il se laissa aller à cet éclat, il me
confiait :
— Quelle plus effroyable maladie que… mais non,
tout bien considéré, elle n’est pas effroyable ! Je passe
mon temps à attendre l’heure de me coucher,
caressant cette idée en imagination, et je me couche
me délectant à la pensée que je vais dormir pour me
réveiller demain avec un esprit tout neuf. Le
5
sommeil ! c’est la vis medicatrix naturae et la
digestion mentale… Pendant le sommeil, au fond de
l’oubli où prend corps la chair de notre esprit, les
idées que nous avons reçues s’assimilent. Ce que nous
savons le mieux est ce que nous avons oublié. Tous
ces courants nouveaux, crise spirituelle,
dégénérescence, fin de siècle, névrose et neurasthénie,
mysticisme et anarchie, tout cela n’est que rêverie
sociale, rien de plus. C’est clair ! tant de revues, de
bibliographies, de catalogues, du sommeil, du
sommeil, rien que du sommeil. Les agitateurs, les
révolutionnaires, me direz-vous ? Des aspirants
somnambules. Vivement les ténèbres du Moyen Âge et
dormir !…
— Mais c’est là nier tout progrès…
— Le progrès ? Vous croyez donc qu’il n’y a de
progrès qu’à l’état de veille ? Il faut digérer le progrès
et se gorger de sommeil ! Dormir ! Dormir pour
assimiler le progrès et se réveiller dans un autre siècle,
la tête fraîche, de bonne humeur, et augmenter encore
cette réserve vivifiante et féconde qu’est l’oubli, la
seule chose positive et réelle, croyez-moi.
6
LE BOURDON
— Vrai, je ne vous prenais pas pour un homme
superstitieux, lui dis-je.
— Et pourquoi ? À cause du bourdon ? me
demanda-t-il.
Et sur mon geste affirmatif, il poursuivit :
— Il n’y a pas de pareil guignon, aussi dois-je vous
dire que si l’on cherchait les racines profondes des
superstitions, de celles qui nous paraissent les plus
absurdes, on apprendrait à ne pas les traiter à la
légère… Figurez-vous que mes enfants, à me
fréquenter, ont acquis ma propre horreur du bourdon,
ils l’ont communiquée à mes petits-enfants. C’est ainsi
que se transmet une phobie qui devient un funeste
présage. Et cette horreur puise en moi-même des
racines très profondes et bien réelles.
— Mais, mon ami, cela…
— N’en doutez pas. Je suis un de ces hommes qui
se nourrissent de leur enfance et vivent de leurs
souvenirs les plus lointains. Les premières
impressions, reçues par un esprit vierge, les plus
fraîches, sont celles qui assurent ses assises, elles sont
le germe puissant des plantes qui baignent dans le lac
de notre âme.
« Mon enfance, poursuivit-il, fut une enfance triste.
Presque chaque jour je sortais avec mon pauvre père,
déjà marqué par la mort. À peine si je me souviens de
7
lui : ma mémoire n’en conserve qu’une figure
estompée, à la frontière du rêve. Nous sortions à la
tombée du jour, seuls tous les deux dans la campagne,
et c’est à peine si je me rappelle autre chose que la
tristesse de ces promenades.
— Mais n’avez-vous gardé aucun souvenir de ses
paroles ou de vos conversations ?
— Si, si. Certaines sont restées gravées dans ma
mémoire en caractères indélébiles. Il me parlait de la
lune, des nuages, comment ils se formaient ; des
semailles, de la croissance du blé et de la moisson ;
des insectes, de leur vie et de leur comportement. J’ai
la conviction que ces enseignements, même ceux que
j’ai oubliés, sont parmi les plus riches de substance
que j’aie reçus, le roc solide sur lequel s’appuie mon
propre savoir. Même ceux dont j’ai perdu la mémoire,
je vous l’assure, continuent à m’enrichir l’esprit, à
partir de cet oubli même, tant l’oubli est un élément
positif au même titre que le silence ou l’obscurité…
— Pour le moins, remarquai-je en lui coupant la
parole, l’oubli, l’obscurité et le silence rendent
possibles la mémoire, la lumière et les sons.
— À l’improviste, dans un transport subit, il me
prenait dans ses bras, m’embrassait et me baisotait,
ne cessant de me demander : « Gabriel, seras-tu
toujours bon ? » Et moi de lui répondre : « Oui,
papa », mais cette interrogation, je m’en souviens
bien, me remplissait de peur. La peur, la peur, voilà ce
que j’éprouvais. Je me rappelle qu’une fois, sentant
couler ses pleurs sur mes joues, je fondis en larmes,
des larmes silencieuses comme les siennes, des larmes
arrachées au plus profond de mon être, lourdes de
toute la tristesse accumulée en nous-mêmes, larmes
provoquées par des chagrins antérieurs à notre venue
au monde. Et qui sait ? des douleurs ancestrales, peut-
être.
— Quelles théories ! remarquai-je.
— Mais non, ce ne sont pas des théories, ce sont
des faits. Mon père se fatiguait beaucoup et devait
s’asseoir à chaque pas. Une fin d’après-midi, le soleil à
son déclin, il me parla ; le regard fixé sur le couchant
doré, il me parla de sa mort prochaine et termina par
son interrogation coutumière : « Seras-tu toujours
bon, Gabriel ? » Jamais cette question ne me donna
plus de peur, plus de religieuse terreur. Je ne sais si je
fus capable d’y répondre.
— Je vois que vous vous rappelez surtout ce qu’il
disait…
— Oui, quand je me mets à y penser. Tous ces
souvenirs forment la trame sur laquelle sont venues se
fixer mille impressions ultérieures et lui ont imposé
leurs couleurs. J’ai tout vu à travers eux. Mais pour ce
qui est de mon père, de sa figure, je n’ai que peu de
souvenirs. D’autres fois, il me parlait du Père – c’était
toujours ainsi qu’il nommait Dieu : et là, dans la
campagne, à la nuit tombante, il me faisait réciter le
Notre Père, en m’expliquant chaque parole. Il aimait à
s’arrêter sur que votre volonté soit faite et, à la fin de
son commentaire, m’embrassait en suffoquant, me
demandant : « Seras-tu toujours bon, Gabriel ? »
Il garda le silence un moment, comme rassemblant
ses souvenirs lointains, puis continua :
— Ce que je me rappelle, c’est son dernier jour, le
jour de sa mort, le jour du bourdon. Il était déjà très
faible ; il devait s’arrêter à chaque instant et, quand il
me donnait des explications, il le faisait lentement,
avec tant de pauses et d’essoufflement, que je me
sentais envahi d’une peur obscure. Ce soir-là, il s’assit
sur le tronc d’un arbre abattu et, presque aussitôt,
commença à tourbillonner autour de nous un de ces
bourdons de la Saint-Jean qui, au coucher du soleil,
voltigent stupidement, se heurtant à tous les
obstacles. Mon père le repoussait de la main, mais cet
effort lui était pénible. « Chasse-le », me dit-il. Et moi
je le repoussais avec mon bonnet. Je me souviens lui
avoir dit : « Aujourd’hui, il n’y a pas de lune, papa. »
Avec un calme effrayant, mâchant ses mots, il me
répondit : « Il y a de la lune, mais elle est cachée, mon
fils, c’est pourquoi tu ne la vois pas. La lune est
toujours là. Quand elle t’apparaît sous la forme d’une
faucille, c’est que le soleil ne l’éclaire pas entièrement.
D’autres fois, elle se montre presque en plein jour. »
Le bourdon reparut, et il ne fit rien pour le chasser.
« Que je suis mal, mon fils ! » s’écria-t-il. Je me taisais
et le bourdon bourdonnait autour de nous. Il
s’approcha alors un peu de mon père et un flot de
sang jaillit de sa bouche. J’étais atterré et le vol du
bourdon se mêlait à ma peur. « Je me meurs, Gabriel,
dit mon père, adieu ! Seras-tu toujours bon ? » Je fus
incapable de répondre. Mon père s’écroula, mort ; et
moi, glacé, seul avec lui au milieu de la campagne,
déjà obscure, je ne sais plus ce que je pensais et
ressentais. Je ne me souviens que de ce bourdon, de
ce bourdon obstiné, qui semblait vouloir me répéter :
« Seras-tu toujours bon, Gabriel ? » avant de se poser
sur le visage de mon père.
— Je comprends tout maintenant, lui dis-je, mais
pourquoi êtes-vous effrayé par cette simple
interrogation, si naturelle et si tendre ?
— Laquelle ? L’interrogation de mon père ? Sa
dernière interrogation ? Celle qu’il m’adressa un peu
avant de mourir ? Je ne sais pas. Mais ce que je peux
vous affirmer c’est que, descendant jusqu’au fond de
ma conscience et cherchant l’explication de cette peur
que m’inspirent depuis lors les bourdons, qui tournent
comme des fous au crépuscule, je constate que cette
peur n’est pas la conséquence de la mort de mon père,
mais bien de cette question fatidique : « Seras-tu
toujours bon, Gabriel ? » C’est une interrogation qui
me paraît venir d’outre-tombe…
— Je crois que vous vous trompez. L’impression
laissée par une mort, et plus particulièrement par la
mort d’un père, et de plus dans les circonstances que
vous venez de m’exposer, laisse une trace indélébile
dans l’âme d’un enfant. C’est une révélation
effrayante, une source de gravité pour toute
l’existence.
— Peut-être. Mais je peux vous affirmer que je
pense à la mort avec une relative tranquillité, que
j’essaie parfois de me la représenter véritablement, en
imaginant ma propre mort, et suis capable d’affronter
cette image. Mais chaque fois que je repense à cette
interrogation lancinante de mon père, jaillie dans la
mystérieuse mélancolie du jour finissant, ce « Seras-
tu toujours bon, Gabriel ? », je me mets à trembler, à
trembler comme une feuille. Parce que, dites-le-moi,
puis-je par hasard savoir si je serai toujours bon ?
— Il suffit de le vouloir…
— Oui, on dit toujours ça… Suffit de le vouloir !
Est-ce que je sais si je serai toujours bon ? Est-ce que
je sais même si je le suis ?
— Allons !
— J’attendais cette manifestation d’étonnement.
C’est toujours ainsi qu’on m’a répondu, presque
toujours. Oui. Est-ce que je sais si je le suis ?
— Mais, mon ami, la voix de votre conscience !…
— Et si elle est muette ?
— Qui n’a pas conscience de mal agir n’agit pas
mal, car l’intention…
— L’intention ! L’intention ! Que savons-nous de
nos intentions ? Savons-nous si nous sommes bons ou
pas ? C’est là, croyez-moi, cette question effrayante
qui nous fait trembler quand bourdonne autour de
nous le bourdon, annonciateur de la mort. Sans cette
question personne ne croirait à la mort.
— Étrange théorie…
— Ce n’est pas théorie, non : c’est un fait.
8
LA FOLIE DU DOCTEUR MONTARCO
Je fis la connaissance du docteur Montarco peu de
temps après son installation dans la ville. Une
attirance secret me porta vers lui. Je fus aussitôt
conquis par ce qu’il y avait d’ouvert et de simple dans
son extérieur et sur son visage. C’était un homme
grand, blond, robuste, aux mouvements prestes. Une
heure lui suffisait pour faire d’un inconnu un ami, et
s’il en était autrement, l’entretien ne durait même pas
soixante minutes. Il n’était pas facile de distinguer
chez cet homme ce qu’il y avait en lui de spontané et
de voulu, tellement il avait su associer la nature et
l’art. Aussi lui reprochait-on parfois d’être précieux et
d’une simplicité affectée, alors que nous ne
découvrions en lui que spontanéité. Il me dit et me
répéta maintes fois : « Il y a certains sujets que nous
considérons comme naturels et spontanés et auxquels
nous prêtons une telle importance que nous finissons
par en faire des objets d’études et d’affectation, alors
qu’il en est d’autres dont nous ne commençons à nous
rendre maître qu’après maints efforts, et peut-être
contre notre nature, et qui finalement deviennent
pour nous des plus naturels et des plus personnels. »
Ces propos montrent que le docteur Montarco, tant
qu’il fut sain d’esprit, était loin d’être ce personnage
extravagant que certains ont dépeint, mais un homme
qui, dans sa conversation, témoignait d’un jugement
prudent et avisé. Parfois, mais uniquement avec les
personnes ayant toute sa confiance, ce qui fut mon
cas, il se libérait d’une certaine retenue et se répandait
en invectives véhémentes contre son entourage. Pareil
comportement préfigurait les abîmes où devait un
jour sombrer son intelligence.
Dans la vie courante, c’était un homme des plus
ordinaires et des plus simples que j’aie connus. Il ne
collectionnait rien – pas même des livres – et je ne
décelai chez lui aucune monomanie. Sa clientèle, son
foyer, ses travaux littéraires étaient ses seules
occupations. Lorsqu’il se fixa dans la ville, il avait
femme et enfants, deux filles, l’une de dix ans, l’autre
de huit. Il était arrivé précédé d’une très bonne
réputation en tant que médecin. On laissait entendre
cependant que ses bizarreries l’avaient contraint à
quitter sa ville natale pour s’installer dans la ville où je
l’ai connu. Au dire des médecins, ses confrères, sa
plus grande originalité était de ne jamais traiter de la
médecine, bien qu’excellant dans sa profession, très
au courant des sciences médicales et biologiques, et
écrivant beaucoup. À ce sujet, et avec le style violent
qui lui était particulier, il me tint ce propos :
« Pourquoi ces imbéciles veulent-ils que j’écrive sur
ma spécialité ? J’ai étudié la médecine pour soigner
les malades et gagner mon pain en les soignant. Je les
soigne ? Oui ! Alors, qu’ils me fichent la paix avec
leurs idioties et cessent de s’occuper de ce qui ne les
regarde pas. Je gagne ma vie le plus
consciencieusement possible et je n’ai pas à tenir
compte des discours de ces crétins. Vous ne sauriez
imaginer quelle profondeur insondable de pauvreté
intellectuelle représente cette insistance d’une foule de
gens ayant la prétention d’enfermer chacun de nous
dans sa spécialité. Pour ma part, je trouve les plus
grands avantages à gagner mon pain avec une
profession qui me permet de me livrer à une autre
activité. Rappelez-vous les invectives si justifiées de
9
Schopenhauer contre les philosophes “de cabinet”. »
Peu de temps après son arrivée dans la ville, et
alors qu’il avait déjà commencé à se faire une clientèle
plus que régulière et acquérir la réputation de
médecin sérieux, soigneux, attentif et heureux, il
publia dans un hebdomadaire de la localité son
premier conte, un conte à mi-chemin entre le
fantastique et le comique, sans descriptions, ni
moralité. Deux jours après, je le rencontrai, très
contrarié, et lui demandai ce qui était arrivé.
— Croyez-vous, me répondit-il, que je pourrai
supporter longtemps la pression de la bêtise qui
m’entoure ? C’est la même chose que dans ma ville
natale, tout à fait la même chose. La même chose ici,
où je finirai par avoir la réputation d’un original et
d’un fou, moi qui suis un prodige de bon sens. Puis
mes malades me quitteront, je perdrai ma clientèle, et
viendront des jours de misère, de désespoir, de dégoût
et de colère. Je devrai émigrer encore une fois, comme
j’ai déjà dû quitter ma ville natale.
— Mais que s’est-il donc passé ?
— Ce qui m’est arrivé ? Simplement que cinq
personnes m’ont abordé pour me demander ce que je
me proposais en écrivant ce conte, ce que je voulais
exprimer et quelle en était la portée. Imbéciles,
imbéciles, triples imbéciles ! Ils sont pires que les
gosses qui cassent leurs poupées pour voir ce qu’il y a
dedans. Ce bourg n’a rien qui le sauve, mon ami. Il est
irrémédiablement condamné au sérieux et au
crétinisme, qui sont frères jumeaux… Tous, ici, ont
des âmes de cuistres. Ils ne conçoivent pas qu’on
puisse écrire autrement que pour prouver, défendre
ou attaquer une idée, ou avec une arrière-pensée. À
l’un de ces dadais qui m’interrogeait sur le sens de
mon conte, je répliquai : « Vous a-t-il amusé ? » et
comme il me répondait : « Pour m’amuser, je me suis
amusé ; la chose n’est pas sans une certaine grâce ;
mais… » je lui tournai le dos, le laissant pantois.
— Mais…, me risquai-je à rétorquer.
— Voyons, ne me la faites pas aussi, vous n’allez
pas commencer. Le didactisme est la plaie infectieuse
notre littérature. Partout des sermons, et de mauvaise
qualité ! Chacun veut donner des conseils et le fait
sans vergogne. J’ai ouvert une seule fois L’Épître
10
morale à Fabius et je n’ai pu poursuivre ma lecture
au-delà des trois premiers vers : cela ne passait pas.
Cette engeance est dépourvue d’imagination et, par
cela même, ses folies sombrent dans la bêtise. C’est
une caste d’huîtres, n’en doutez pas, des huîtres, des
huîtres, rien que des huîtres. Des êtres terre à terre. Je
vis au milieu de tubercules humains, et ils ne sortent
même pas de terre.
Incorrigible, il publia cependant un autre conte,
encore plus fantastique et plus humoristique que le
premier, et je me rappelle qu’un de ses clients, le
brave Fernández Gómez, m’en parla.
— Alors, monsieur, me dit-il, je ne sais plus que
faire après ces contes de mon médecin.
— Et pourquoi ?
— Parce qu’il me paraît dangereux de me mettre
entre les mains d’un homme qui publie de pareilles
choses.
— Mais ne vous soigne-t-il pas bien ?
— Oh ! certainement oui. Je n’ai aucune plainte à
formuler. Depuis que je me suis confié à lui, vais à sa
consultation et suis ses prescriptions, je me porte bien
mieux et je constate chaque jour une amélioration.
Mais… ces écrits… cet homme ne doit pas avoir la
tête sur les épaules… il a un grain, c’est un nid de
grillons…
— N’y faites pas attention, don Servando ; je le
fréquente beaucoup, comme vous le savez, et je n’ai
rien remarqué. C’est un homme très sensé.
— Le fait est qu’il vous répond toujours de façon
pertinente et que ses propos sont toujours très
raisonnables ; mais…
— Écoutez, je préfère être examiné par un homme
qui m’ausculte soigneusement, par un homme qui dit
des folies (et ce n’est pas le cas), que par un
bonhomme bien raisonnable, bourré de sentences qui
me massacre et me démolit la carcasse.
— Sans doute… sans doute… mais…
Le lendemain, je questionnai le docteur Montarco
sur Fernández Gómez, et il me dit :
— C’est un imbécile constitutionnel !
— Comment ?
— Un imbécile de par sa complexion
physiologique, a nativitate, incurable.
— Donc, un parfait imbécile.
— Peut-être… le naturel et l’absolu se confondent.
Ce n’est pas comme en politique.
— Il prétend que vous avez un nid de grillons dans
la tête…
— Et la sienne, comme celle de ses congénères, un
nid de cloportes, de ces grillons qui ne chantent pas.
Les miens, au moins, chantent mal ou bien.
À quelque temps de là, le docteur voulait publier un
troisième conte, encore plus provocant et plus
humoristique, farci d’invectives et de moqueries mal
dissimulées.
— Je ne sais si vous devez publier cela, lui fis-je
remarquer.
— Mais certainement ! Je dois m’en délivrer. Si je
n’écris pas ces horreurs, je finirai par les commettre.
Je sais ce que je fais.
— Il y aura des gens pour dire que cela ne convient
pas à un homme de votre âge, de votre situation, de
votre profession, lui répondis-je pour le sonder.
Et, en effet, il sursauta en s’exclamant :
— Je vous l’ai dit et redit plus de mille fois. Je serai
contraint de quitter cette ville ou de mourir de faim.
Ma situation ! Qu’est-ce que ces imbéciles entendent
par situation ? Croyez-moi, en Espagne on est
toujours à vous habiller d’un maroquin épais et de
mauvaise qualité, alors qu’un brochage serait
suffisant. Nous n’en sortirons pas tant que le
président du Conseil des ministres n’écrira pas un
volume d’épigrammes ou de contes pour les enfants,
voire une saynète, alors qu’il est président. On dira
qu’il risque ainsi son prestige. Et autrement, c’est
notre développement que nous risquons. Quels
sinistres imbéciles nous sommes !
Ainsi, poussé par un instinct fatal, le docteur
Montarco entra en conflit avec l’opinion de la ville où
il vivait et travaillait. Il s’efforçait d’être consciencieux
et précis dans l’accomplissement de ses devoirs
professionnels, civiques et domestiques. Il portait un
soin attentif à ses clients, très compréhensif pour
leurs soucis. Son accueil était affable, il n’était jamais
impoli, parlant à chacun de ce qui était susceptible de
l’intéresser, en s’efforçant de lui être agréable. Dans sa
vie privée, il ne cessait d’être un époux et un père
exemplaires. Mais ses contes, ses récits, ses fantaisies
étaient, à ce qu’on disait, de plus en plus extravagants,
bien au-delà de ce qui était supportable. Sa clientèle
l’abandonnait, le vide se faisait autour de lui et, de ce
fait, son irritation, mal contenue, s’exacerbait.
Mais il y eut autre chose de plus grave. Une rumeur
maligne prit corps, allant en s’amplifiant à son
détriment : on l’accusait d’être orgueilleux. Sans motif
valable, on commença à insinuer que le docteur
Montarco était un être plein de superbe, un homme
qui ne pensait qu’à lui, se croyait un génie et
considérait les autres hommes comme de pauvres
diables incapables de le comprendre. Je le lui
rapportai et, au lieu de se lancer, comme je le pensais,
dans une de ses diatribes coutumières, il me répondit
tranquillement :
— Moi, un orgueilleux ? Seuls les imbéciles sont
des orgueilleux véritables, et je ne crois pas être un
imbécile. Ma bêtise ne va pas si loin. Orgueilleux ?
Que ne pouvons-nous nous pencher sur la conscience
de nos semblables pour en sonder les profondeurs ! Je
n’ignore pas qu’on me tient pour un être dédaigneux
de ses semblables, mais on se trompe. Il est vrai que je
n’ai pas d’eux la même opinion qu’ils professent à leur
égard. Et puis, si je me risque à vous découvrir le fond
de mon cœur, où pourrait-on trouver cet orgueil, cet
appétit de puissance et autres chansons ? Non, mon
ami, non ! L’homme qui essaie de s’élever au-dessus
des autres est un homme qui cherche à se sauver ;
celui qui tente de précipiter dans l’oubli la mémoire
des autres est celui qui veut que son propre nom se
perpétue dans la mémoire des hommes, car vous
savez bien que les mailles du crible de la postérité
sont très serrées. Mais avez-vous jamais regardé un
attrape-mouches ?
— Qu’est cela ? demandai-je.
— Une de ces bouteilles à eau qu’on utilise pour se
débarrasser des mouches. Les malheureuses essaient
de se sauver et, comme elles n’ont pas d’autre moyen
que de grimper les unes sur les autres et de voguer sur
un cadavre dans ces eaux stagnantes de la mort, c’est
une lutte féroce à qui montera sur le dos des autres.
On ne cherche pas à noyer son partenaire, mais à
surnager. Et c’est là la lutte pour la renommée, mille
fois plus terrible que la lutte pour le pain.
— C’est, ajoutai-je, la lutte pour la vie. Darwin…
— Darwin ? coupa-t-il. Connaissez-vous l’ouvrage
11
Problèmes biologiques, de Rolph ?
— Non.
— Alors, lisez-le. Lisez-le, et vous constaterez que
ce n’est pas l’augmentation et la prolifération des êtres
vivants qui les poussent à la recherche d’un surplus de
nourriture et, par conséquent, à entrer en lutte, mais
bien une impulsion à acquérir toujours plus de
nourriture, à aller au-delà du nécessaire, qui les
conduit à croître et à se multiplier. Ce n’est pas un
instinct de conservation qui nous incite au travail,
mais un instinct d’invasion. Nous ne cherchons pas à
nous conserver, mais à être plus, à être tout. Cela
représente, pour me servir de la forte expression du
12
père Alfonso Rodríguez , ce grand classique, un
« appétit de divinité » : oui, un appétit de divinité.
« Vous serez comme des dieux ! » aurait dit le démon
pour tenter nos premiers parents. Quiconque
n’éprouve pas le désir de s’élever ne sera rien. Ou tout
ou rien ! Quelle profondeur dans ces mots ! Voyons ce
que nous dirait la raison, cette grande trompeuse, qui,
pour la consolation de ceux qui n’ont pas réussi, a
inventé le juste milieu, l’aurea mediocritas, le « ni
jaloux, ni envieux » et autres niaiseries de ce genre ;
voyez ce que dirait la raison, cette grande
entremetteuse, au plus profond de notre être, ce qu’on
appelle aujourd’hui l’Inconscient (avec une
majuscule) ; elle nous enseigne que, pour ne pas
arriver trop tard ou trop tôt à n’être rien, le chemin le
plus court est de tenter d’être tout.
« La lutte pour la vie ou, mieux, pour la survie, est
l’offensive et non la défensive ; c’est ce qu’affirme
Rolph. Moi, mon ami, je ne me défends jamais,
j’attaque. Je n’ai pas besoin d’un bouclier qui
m’embarrasserait, je ne veux qu’une épée. Je préfère
donner cinquante coups et n’en recevoir aucun.
Attaquer, attaquer, et ne jamais se défendre. Qu’on
dise de moi ce qu’on voudra, je ne l’entendrai pas, je
n’y prêterai même pas attention. Je me bouche les
oreilles. Et si, malgré cette précaution, ce qu’on
raconte de moi arrive jusqu’à elles, je n’y réponds pas.
Si nous avions des siècles devant nous, je
commencerais par les convaincre qu’ils sont tous des
imbéciles, mais voyez si cela est difficile, ils me
prouveraient que je suis un fou ou un orgueilleux.
— Mais c’est là un système nettement offensif, ami
Montarco.
— Oui, m’interrompit-il, mais il a sa faille et n’est
pas sans être très périlleux. Le jour où le bras vient à
flancher, ou l’épée à s’ébrécher, ils me mettront à bas,
me piétineront et me réduiront en poussière. Mais
auparavant ils auront obtenu ce qu’ils cherchent, ils
m’auront rendu fou.
C’est ce qui arriva. Je commençai à m’en rendre
compte au moment où il se mit à tenir
continuellement de tels propos et à tonner contre la
raison. Ils finirent par le rendre fou.
Tout en poursuivant la publication de ses écrits, si
différents de ce qu’on trouve normalement en
Espagne, il continuait à mener le même genre de vie
régulier. La clientèle s’éloigna et la gêne frappa
bientôt à sa porte. Pour comble de malheur dans la
république des lettres son nom s’oubliait, pas une
revue, pas un journal n’accueillait ses travaux. Tout
cela eut pour conséquence la prise en charge de sa
femme et de ses enfants par quelques-uns de ses amis
et, son agressivité de langage s’accentuant, son
internement dans une maison de repos.
Je me souviens comme si c’était hier de ma
première visite à la clinique où il était interné. Le
directeur, le docteur Atienza, avait été son condisciple
et lui portait une grande affection.
— Il est plus tranquille et moins agité que ces
derniers jours. Il lit un tout petit peu, j’estime, en
effet, contre-indiqué de le priver entièrement de
lecture. Il lit le plus souvent Don Quichotte et si vous
prenez son exemplaire, l’ouvrant au hasard, il est
presque certain que vous tomberez sur le chapitre
e
XXXII de la II partie, traitant de la réponse de don
Quichotte à son critique, ce grave ecclésiastique qui, à
la table des ducs, adresse des reproches véhéments au
Chevalier errant. Allons près de lui, si vous voulez.
— Je suis heureux que vous soyez venu me voir,
s’exclama-t-il à mon arrivée, en levant les yeux de son
Don Quichotte, vraiment heureux. Je me demandais
si, contrairement aux paroles du Christ au verset 22
du chapitre V de saint Matthieu, nous sommes
autorisés à nous servir d’une arme prohibée.
— Et quelle est cette arme ?
— « Celui qui traite son frère de faible d’esprit est
livré aux flammes éternelles. » Voyez, voyez, quelle
terrible sentence ! Il ne dit pas celui qui traite son
prochain d’assassin, de voleur, de bandit, d’escroc, de
couard, de fils de chienne, de mari complaisant, de
libéral, non ! mais celui qui l’appelle faible d’esprit.
C’est cela l’arme prohibée. On peut tout mettre en
doute, non l’esprit, la pénétration et le bon sens du
prochain. Et quelle qualité peut avoir un homme pour
juger ? Il y eut des papes qui se donnaient pour
latinistes et qui auraient été moins offensés d’être
considérés comme des hérétiques que d’être accusés
de faire des solécismes en écrivant le latin ; de graves
cardinaux mettant leur point d’honneur à passer pour
des puristes, plutôt que pour de bons chrétiens, et
pour lesquels l’orthodoxie n’est qu’une simple
conséquence de la pureté du style. L’arme prohibée !
l’arme prohibée ! Passons à la comédie politique : on
se reproche les plus sales affaires, on s’accuse à mots
couverts des fautes les plus graves ; mais on se garde
bien de se traiter d’éloquent, d’habile, de bien ou mal
intentionné, de talentueux… « Celui qui traite son
frère de faible d’esprit est livré aux flammes
éternelles. » Et pourtant savent-ils pourquoi le progrès
reste toujours en retard ?
— Pourquoi faire intervenir la tradition ? me
risquai-je à lui dire.
— Non, non, simplement parce qu’il est impossible
de convaincre les faibles d’esprit qu’ils le sont. Le jour
où ces gens-là – c’est-à-dire tous les hommes – auront
pris conscience de cette vérité, le progrès touchera à
sa fin. L’homme est faible d’esprit de naissance…
mais celui qui traite son prochain de faible d’esprit est
voué au feu éternel. Et ce grave ecclésiastique
condamne à cette même géhenne « ceux qui ont la
charge de la maison des princes ; ceux qui n’étant pas
nés princes sont incapables de montrer comment
doivent être ceux qui sont princes de naissance ; ceux
qui veulent que la grandeur aille de pair avec la
bassesse de leurs âmes ; ceux qui, voulant prouver aux
gouvernants les limites de leur pouvoir, en font des
misérables… »
— Vous voyez, me dit tout bas le docteur Atienza, il
e
sait par cœur les chapitres XXXI et XXXII de la II partie
de notre livre.
— Il se voue lui-même au feu éternel, poursuivit le
pauvre fou, ce grave religieux qui, avec les ducs, alla
recevoir don Quichotte, s’assit à la même table en face
de lui. Puis, gonflé de rancune, d’envie et de bêtise, de
toutes les basses passions, couvertes sous le manteau
du bon sens et du jugement le plus sûr, menace le duc
d’avoir à rendre compte à Notre-Seigneur de ce que
faisait ce brave homme… Il appelle don Quichotte ce
brave homme, cet ecclésiastique sérieux et borné ; puis
il l’appelle don Nigaud ! don Nigaud ! le plus grand
fou que connurent les siècles. Voué aux flammes
éternelles ! Et il est en enfer.
— Peut-être seulement au purgatoire, tant est
infinie la miséricorde divine, me risquai-je à dire.
— Mais le péché du grave ecclésiastique,
incarnation de l’Espagne, rien que de l’Espagne, est
énorme, terriblement énorme. Ce digne homme, naïve
incarnation de cette partie de notre peuple qui se dit
cultivée, ce cuistre insupportable qui, boudeur, quitta
la table en traitant de niais son maître, celui qui le
nourrissait, je crois sans aucune utilité, et sur ces
paroles : « Voyez donc s’ils ne sont pas tous fous,
puisque les sages canonisent leurs folies. Que Votre
Excellence reste avec eux, quant à moi, tant qu’ils
seront chez vous, je resterai chez moi et me
dispenserai de reprendre ce que je ne puis corriger. »
Ayant ainsi parlé, « sans un mot de plus, sans toucher
aux plats, il sortit ». Il est parti, mais pas tout à fait. Il
rôde par-là, délivrant des brevets de bon sens et de
sagesse. C’est terrible, terrible ! Publiquement, on
qualifie don Quichotte de « fou sublime », et d’autres
titres encore ; mais, en soi-même et en secret, on le
nomme don Nigaud. Et voyez encore, don Quichotte,
en quête d’un empire, l’empire de la renommée,
abandonnant à Sancho Pança le gouvernement de
l’île. Et que resta-t-il à ce pauvre don Nigaud ? Pas
même un ministère ! Après tout, pourquoi Dieu a-t-il
créé le monde ? Pour sa gloire, dit-on ; pour la
manifester. Serions-nous moindres ? Orgueil !
orgueil ! orgueil ! Infernal orgueil ! proclament les
impuissants. Qu’ils viennent, qu’ils viennent, tous ces
graves personnages, infectés de sens commun…
— Partons, me dit à voix basse le docteur Atienza,
il s’exalte.
Sous un prétexte quelconque, nous écourtâmes la
visite et je pris congé de mon pauvre ami.
— Ils l’ont rendu fou, me dit le docteur dès que
nous fûmes seuls, lui, un des hommes les plus sensés
et les plus honnêtes que j’aie connus.
— Comment cela ?
— La principale différence entre les fous et les gens
normaux, me répondit-il, est que ceux-ci, bien que
pouvant rêver à des folies, ne sont pas véritablement
fous, car alors ils ne les pensent vraiment pas. Je veux
dire que, tout en les éprouvant, ils ne les expriment
pas et les extériorisent encore moins. Quant aux
autres, ceux que nous appelons les fous, ils sont
dépourvus de tout pouvoir d’inhibition et incapables
de se dominer. Qui, à moins d’être dépourvu de toute
imagination, n’a jamais eu son grain de folie ? Il a su
se dominer et, s’il en fut incapable, c’est un fou ou un
génie, plus ou moins grand, selon le caractère de sa
propre folie. Il est trop facile de parler d’illusion.
Croyez-moi, une illusion qui pousse à l’action, qui est
capable de contribuer au maintien ou au
développement de l’activité vitale, est une action aussi
véritable que celle que peuvent enregistrer, avec la
plus grande précision possible, tous ces appareils
scientifiques qu’on a inventés. Cette réserve nécessaire
de folie, appelons-la ainsi, est indispensable pour qu’il
y ait progrès. Ce déséquilibre, sans lequel tout notre
univers spirituel serait conduit à un sommeil total,
c’est-à-dire à la mort, doit servir d’une façon ou d’une
autre. Ce pauvre docteur Montarco l’a utilisé pour ces
étranges récits, ses contes et rêveries. S’en
débarrassant ainsi, il a pu mener une existence aussi
bien réglée que raisonnable. Et vraiment, ces contes…
— Ah ! l’interrompis-je, ils sont tellement
suggestifs, si remplis d’aperçus surprenants ! Je les lis
et relis, car j’ai en horreur l’auteur qui me raconte ce
que je pense moi-même. Je ne cesse de relire ces
contes, sans descriptions ni moralité. Je me propose
d’écrire une étude à leur sujet, et je nourris l’espoir
qu’une fois le public mis sur la voie il pourra finir par
y trouver ce qu’aujourd’hui il ne voit pas. Le public
n’est pas aussi imperméable et aussi indifférent que
nous le croyons ; ce qu’il veut, au vrai, c’est qu’on lui
fournisse un aliment tout préparé qu’il n’ait plus qu’à
avaler. Tous ces gens ont bien du mal à gagner leur
vie, et ils n’ont pas le temps de remâcher un aliment
qu’ils savent indigeste quand ils le mettent en bouche.
Le rôle des critiques est de mettre en selle des
écrivains comme le docteur Montarco, dont on n’a
retenu que la lettre et non l’esprit.
— Mais vous savez bien qu’ils tombent dans le vide,
reprit le docteur. Leur originalité même, qui, dans
d’autres pays, leur aurait procuré une large audience,
épouvante nos lecteurs. À chaque pas, et devant la
chose la plus simple, ces gens qui ont une indigestion
de didactisme se demandent : « Et là, que veut dire cet
homme ? » Vous savez ce qui est arrivé : sa clientèle
l’a quitté bien qu’il l’ait soignée admirablement ; on
finit par le dire fou, malgré la régularité de sa vie ; on
lui a prêté des passions dont, malgré les apparences, il
était incapable ; on a rejeté ses écrits ; la misère a
frappé à sa porte et il a été contraint d’exprimer et de
faire les folies qu’auparavant il transposait dans ses
écrits.
— Des folies ?
— Non, ce n’étaient pas des folies, vous avez raison,
ce n’étaient pas des folies, mais elles ont fini par l’être.
Moi qui le lis ici, depuis qu’il est dans cette maison, je
comprends que l’erreur a été de vouloir chercher un
écrivain de l’idéal chez un homme qui, comme ce
malheureux, ne l’était pas. Ses idées étaient un
prétexte, une matière première qui, dans son œuvre,
ont autant d’importance que les terres dont Velázquez
tirait les couleurs de sa peinture, ou la matière de la
pierre dans laquelle Michel-Ange tailla son Moïse. Que
penseriez-vous de celui qui, pour juger la Vénus de
Milo, ferait, microscope et réactifs en main, une
analyse complète du marbre dans lequel elle est
sculptée ? Les idées ne sont que la matière première
des œuvres de philosophie, d’art ou de polémique.
— Ce fut toujours mon opinion, lui dis-je, mais je
constate que c’est là une des théories qui rencontrent
chez nous le plus d’opposition. Une fois, lors d’une
partie d’échecs, j’assistai au drame le plus intime qu’il
me fut donné de contempler. Ce fut terrible. Les
joueurs ne faisaient d’autres gestes que de déplacer les
pions sur les cases selon les règles du jeu, et vous ne
pouvez imaginer quelle tension d’esprit, quelle
dépense d’énergie vitale, quelle passion cela pouvait
signifier. Ceux qui s’intéressaient uniquement aux
péripéties du jeu croyaient assister à une simple
partie, car les deux partenaires étaient des joueurs
médiocres. Mais, pour ma part, toute mon attention
se portait sur la façon dont ils s’emparaient des pions
et les disposaient sur l’échiquier, sur le silence
profond et la physionomie des partenaires. Ce fut
certainement une partie des plus médiocres et des
plus ordinaires qui ne se termina pas par un mat,
mais extraordinaire. Ah ! si vous aviez pu voir
comment, après avoir saisi à pleines mains le cavalier,
il le posa en frappant sur l’échiquier et de quel ton il
laissa échapper ce mot : échec. Et ces deux hommes
passaient pour des joueurs ordinaires ! Ordinaires !
13
Morphy et Philidor ne devaient pas être bien
différents ! Pauvre Montarco !
— Oui. Pauvre Montarco ! Aujourd’hui, vous n’avez
entendu de lui que des propos raisonnables.
Rarement, très rarement, il s’égare complètement et,
quand cela lui arrive, il se transforme en un
personnage grotesque qu’il nomme le conseiller
14
intime Herr Schmarotzender. Il met alors une
perruque, monte sur une chaise et déclame des
discours pleins d’esprit, où palpitent les aspirations
éternelles de l’humanité, puis, en descendant de sa
chaise, il me lance en conclusion : « N’est-il pas, ami
Atienza, beaucoup de vrai au fond de toutes ces folies
du pauvre conseiller intime Herr Schmarotzender ! »
À la vérité, j’ai bien souvent pensé à tout ce qu’il y a de
juste dans ces sentiments de vénération et de respect
qui entourent les fous dans certains pays.
— Mais, mon cher, il me semble que vous devriez
abandonner la direction de cette maison.
— N’ayez crainte, mon ami. Si je ne crois pas que
pour ces malheureux se déchire le voile qui nous
dissimule un monde supérieur, je pense qu’ils
expriment ce que nous pensons tous, mais que, par
honte ou pudeur, nous ne nous risquons pas à
exprimer. La raison est une force de conservation
acquise dans notre lutte pour la vie, utile pour la
conservation et l’affirmation de notre existence. Nous
autres connaissons seulement ce qui nous fait défaut
pour pouvoir vivre. Mais qui vous dit que l’anxiété
jamais assouvie de survivre ne traduit pas la présence
d’un autre monde qui enveloppe et soutient le nôtre,
et qu’une fois les chaînes de la raison rompues ces
délires ne représentent pas les assauts désespérés de
l’esprit pour atteindre cet autre monde ?
— Il me semble, et vous me pardonnerez la rudesse
de mon propos, qu’au lieu de donner vos soins au
docteur Montarco, c’est lui qui vous soigne. Les
discours du conseiller intime vous impressionnent.
— Qu’en sais-je moi-même ? Je puis seulement
vous assurer que chaque jour me confine dans cette
maison, préférant soigner les fous que subir le contact
des imbéciles, bien que le pire soit de trouver des fous
qui sont aussi des imbéciles. Aujourd’hui je me
consacre tout particulièrement au docteur Montarco.
Pauvre Montarco !
— Pauvre Espagne ! dis-je en lui serrant la main, et
nous nous séparâmes.
Le docteur Montarco resta peu de temps à la
maison de repos. Une tristesse profonde, une sombre
atonie s’emparèrent du malheureux, et il sombra dans
un silence obstiné, dont il ne sortait que pour
soupirer : « Tout ou rien… tout ou rien… tout ou
rien… » Son mal alla en s’aggravant et il finit par
mourir.
Après sa mort, en faisant l’inventaire du tiroir de sa
table, on découvrit un manuscrit volumineux ayant
pour titre :

TOUT OU RIEN

et cette suscription :
(Je demande qu’après ma mort
on brûle ce manuscrit sans le lire.)
J’ignore si le docteur Atienza a résisté ou non à la
tentation de lire, et si, accomplissant la dernière
volonté du pauvre fou, il a brûlé le manuscrit.
Pauvre docteur Montarco ! Qu’il repose en paix, car
il l’a bien mérité.
15
L’HOMME QUI S’ENTERRA
Un profond changement avait modifié le caractère
de mon ami. Ce joyeux drille, amateur de grosses
plaisanteries et insouciant, s’était transformé en un
personnage taciturne, triste et scrupuleux. Ses
moments d’absence étaient fréquents et son esprit
semblait alors errer sur les chemins d’un autre
univers. Un de nos amis, lecteur et déchiffreur assidu
16
de Browning , faisant allusion au passage étrange
dans lequel l’auteur retrace la vie de Lazare après sa
résurrection, nous disait souvent que le pauvre Emilio
avait vu la mort. Malgré toutes nos tentatives pour
déceler les raisons de ce changement mystérieux de
caractère, nos recherches furent vaines.
Mais je le pressai si souvent et avec tant
d’insistance qu’enfin, un jour, tout en laissant
transparaître l’effort que représentait une résolution
difficile à prendre et longtemps combattue, il me dit
soudain : « Bon, tu vas apprendre ce qui m’est arrivé,
mais j’exige, par tout ce que tu as de plus sacré, que tu
n’en parles à personne avant que je ne sois retourné à
la mort. » Je le lui promis solennellement, et il
m’entraîna dans son cabinet de travail, où nous nous
enfermâmes.
Je n’étais plus entré dans cette pièce depuis le
changement de caractère de mon ami. Rien n’y avait
bougé, et cependant elle me paraissait aujourd’hui
mieux en harmonie avec son maître. Un instant, il me
vint à l’esprit que ce milieu, habituel et favori,
pourrait être à la source d’un bouleversement aussi
surprenant. Son vieux fauteuil en cuir clouté aux
larges accoudoirs me semblait prendre une
signification nouvelle. Je l’examinais quand, après
avoir soigneusement fermé la porte, Emilio me dit en
montrant le fauteuil :
— C’est là que cela s’est passé.
Je le regardai sans comprendre.
Il me fit asseoir en face de lui, sur une chaise, de
l’autre côté de sa table de travail, s’installa dans son
fauteuil et se mit à trembler. Je ne savais que faire.
Deux ou trois fois, il essaya de parler, mais dut y
renoncer à chaque fois. Je fus sur le point de le prier
de laisser là sa confession, mais la curiosité fut plus
forte que la pitié – la curiosité est l’une des choses qui
incitent le plus l’homme à la cruauté. Il resta un
moment la tête dans ses mains, le regard baissé, puis
se secoua, comme un homme qui vient de prendre
une résolution subite, me fixa d’un regard que je ne
lui connaissais pas et commença :
— Bon. Tu ne croiras pas un traître mot de ce que
je vais te raconter, mais peu importe. T’en parler me
libérera d’un grand poids, et cela me suffit.
Je ne me souviens pas de ma réponse. Il
poursuivit :
— Il y a environ un an et demi, quelques mois
avant le mystère, je tombai malade de peur. C’était
une maladie totalement inconnue, sans
manifestations externes, mais qui me faisait souffrir
terriblement. Tout me glaçait de peur et je vivais dans
une atmosphère d’épouvante. Je pressentais de vagues
périls. Je ressentais perpétuellement la présence
invisible de la mort, de la mort véritable, c’est-à-dire
de l’anéantissement. Réveillé, j’attendais
anxieusement le moment de me mettre au lit pour
dormir et, une fois couché, j’étais angoissé à l’idée que
le sommeil puisse s’emparer de moi pour toujours.
C’était une existence insupportable, terriblement
insupportable. Je ne pouvais même pas me résoudre
au suicide, auquel je pensais comme à un remède.
J’en arrivais à craindre pour ma raison…
— Et tu n’as pas songé à consulter un spécialiste ?
lui demandai-je pour dire quelque chose.
— J’avais peur, comme j’avais peur de tout. Et cette
peur devenait si grande que je passais des journées
entières dans cette pièce, assis dans ce même fauteuil,
où je suis assis aujourd’hui, la porte fermée, et
regardant à tout moment derrière moi. J’avais la
certitude que pareille situation ne pouvait se
prolonger et que la catastrophe, ou je ne sais quoi,
était imminente. Et elle s’est produite.
Il s’arrêta alors et parut hésiter.
— Ne t’étonne pas de me voir hésiter, reprit-il, car
ce que tu vas entendre, je ne l’ai encore dit à
personne, pas même à moi-même. La peur me
pressait de toutes parts, c’était comme un cordon
serré autour de mon cou et elle menaçait de me faire
éclater le cœur et la tête. Un jour arriva, le
7 septembre, où je me réveillai au comble de l’effroi,
le corps et l’esprit à vif. Je me préparais à mourir de
peur. Comme chaque jour, je m’enfermai dans cette
pièce, je m’assis là où je suis aujourd’hui et j’invoquai
la mort. Et naturellement, elle se présenta.
Remarquant mon regard, il ajouta tristement :
— Oui, je sais ce que tu penses, mais cela
m’importe peu.
Et il poursuivit :
— Alors que j’étais assis là où tu me vois, la tête
entre les mains, les yeux vaguement fixés au-delà de
cette table, je sentis la porte s’ouvrir et un homme
entrer à pas feutrés. Je n’osais lever les yeux.
J’entendais les battements de mon cœur et c’est à
peine si je pouvais respirer. L’homme s’arrêta et resta
là, derrière cette chaise que tu occupes, debout, et
probablement me fixant. Je me décidai enfin à lever
les yeux et à le regarder. Ce que je ressentis alors est
indicible : aucune parole humaine ne pourrait
l’exprimer, si ce n’est celle de l’homme qui assiste à sa
propre mort. Celui qui était là, debout devant moi,
c’était moi, moi-même, tout au moins en image.
Imagine que debout devant un miroir tu voies ta
propre image reflétée dans la glace s’en détacher,
prendre corps et s’avancer sur toi…
— Oui, une hallucination, murmurai-je.
— De cela nous reparlerons, fit-il, et il poursuivit.
Mais ton reflet dans le miroir a la même posture que
toi et suit tous tes mouvements, alors que mon moi
dans la glace était debout et moi assis. L’autre a fini
par s’asseoir, là où tu es assis, il a posé ses coudes sur
la table, s’est pris la tête entre les mains, tout comme
toi, et est resté à me regarder comme tu me regardes
en ce moment.
En entendant cela, je me mis à trembler sans
pouvoir me dominer, et lui, tristement, poursuivit :
— Non, n’aie pas peur toi aussi, je suis pacifique.
Et il reprit :
— Nous restâmes ainsi un moment à nous fixer les
yeux dans les yeux, lui et moi, c’est-à-dire que je restai
un moment à me fixer. À la peur avait succédé un
sentiment des plus étranges que je serais incapable de
t’expliquer. J’étais résigné au plus grand désespoir. Je
ne tardai pas à sentir le sol se dérober sous mes pieds,
le fauteuil s’évanouir, l’air se raréfier, et tout ce qui
m’entourait, y compris mon double, s’estomper. Puis
en entendant l’autre murmurer, les lèvres serrées :
« Emilio ! », je sentis venir la mort. Et je mourus.
Je ne savais que faire. Je fus tenté de fuir, mais la
curiosité fut plus forte que la peur. Et il poursuivit :
— Quand au bout d’un moment je revins à moi, je
veux dire lorsque je revins à l’autre, enfin, quand je
ressuscitai, je me retrouvai assis là où tu es
maintenant, les coudes sur la table, la tête entre les
mains, me regardant assis là où j’étais quelques
instants auparavant. Ma conscience, mon esprit
étaient passés de l’un à l’autre, du corps originel à son
exacte reproduction. Et je me vis, ou vis mon premier
corps, livide et rigide, c’est-à-dire mort. Je venais
d’assister à ma propre mort, et j’étais délivré de cette
peur étrange. J’étais triste, triste, effroyablement
triste, mais calme et ne craignant plus rien. Je
compris que je devais faire quelque chose. Le cadavre
de mon passé ne pouvait rester ainsi dans cette pièce.
Je réfléchis tranquillement à ce qu’il convenait de
faire. Je me levai de cette chaise et, me prenant le
pouls, je veux dire le pouls de l’autre, je m’assurai qu’il
avait cessé de vivre. Je sortis du bureau, l’y laissant
enfermé, et descendis dans le jardin où, sous quelque
prétexte, je creusai une grande fosse. Tu sais que j’ai
toujours aimé travailler au jardin. Je renvoyai les
domestiques et attendis la nuit. Celle-ci venue, je
chargeai mon cadavre sur mes épaules et l’enterrai
dans la fosse. Le pauvre chien me regardait avec des
yeux remplis de terreur, d’une terreur humaine. Son
regard était véritablement celui d’un homme. Je le
caressai en lui disant : « Nous ne comprenons rien à
ce qui se passe, mon ami, et après tout cela n’est guère
plus mystérieux que quelque autre chose… »
— Voilà une réflexion bien philosophique pour un
chien, lui fis-je remarquer.
— Et pourquoi ? répliqua-t-il. Crois-tu la
philosophie humaine plus profonde que celle des
chiens ?
— Ce que je crois, c’est qu’il ne t’aura pas compris.
— Et toi non plus, bien que tu ne sois pas un chien.
— Mais oui, mon vieux, je te comprends.
— C’est clair. Tu me crois fou !…
Et comme je gardais le silence, il ajouta :
— Je te sais gré de ton silence. Je ne hais rien plus
que l’hypocrisie. Pour ce qui est des hallucinations,
laisse-moi te dire que toutes nos perceptions ne sont
pas autre chose, que toutes nos impressions sont des
hallucinations. La différence est d’ordre pratique. Si
tu marches dans un désert, torturé par la soif, et que
soudainement tu entendes le murmure de l’eau et que
tu la voies, tout cela n’est encore qu’hallucination.
Mais s’il t’est permis d’y tremper tes lèvres, d’y boire et
d’apaiser ta soif, cette hallucination, tu l’appelleras
impression vraie, réalité. Ce qui veut dire que la
valeur de nos perceptions dépend de leur effet
pratique. Cet effet pratique que tu as pu observer par
toi-même est, à mon avis, ce qui m’est arrivé et que je
viens de te raconter. Tu me vois toujours semblable à
moi-même et cependant je suis un autre.
— C’est évident…
— Depuis lors, tout est pour moi pareil, mais je ne
vois plus les choses sous le même éclairage. Elles
n’ont plus la même couleur, le même timbre. Vous
croyez tous que c’est moi qui ai changé, mais moi je
crois que ce qui a changé, c’est tout le reste.
— Comme cas de psychologie…, murmurai-je.
— De psychologie ? Et de métaphysique
expérimentale !
— Expérimentale ? m’écriai-je.
— Je le crois. Mais ce n’est pas tout. Viens avec
moi.
Nous sortîmes de son cabinet et il me conduisit
dans un coin du jardin. Je me mis à trembler comme
une feuille. Il s’en aperçut et me dit :
— Tu vois ? Tu vois ? Toi aussi ! Courage,
rationaliste !
Je m’aperçus alors qu’il avait apporté une pioche,
dont il se servit pour creuser le sol, alors que je restais
cloué sur place par un sentiment étrange, mélange de
frayeur et de curiosité. Bientôt apparurent la tête et
une partie des épaules d’un cadavre humain, presque
déjà réduit à l’état de squelette. Il me le désigna du
doigt :
— Regarde-moi !
Je ne savais que faire ni que dire. Il entreprit de
recouvrir la fosse. Je restai figé.
— Mais qu’as-tu, mon vieux ? dit-il en me secouant
le bras.
Je crus sortir d’un cauchemar. Le regard que je lui
lançai devait traduire le comble de l’épouvante.
— Oui, me dit-il, tu crois maintenant à un crime.
C’est naturel. Mais as-tu déjà entendu parler d’un
disparu sans qu’on ait retrouvé sa trace ? Crois-tu
qu’un pareil crime puisse ne jamais être découvert ?
Me prends-tu pour un assassin ?
— Je ne crois rien, lui répondis-je.
— Maintenant tu dis vrai. Tu ne crois à rien et, par
là même, tu es incapable de fournir d’explication,
même des choses les plus simples. Vous autres, qui
vous prenez pour des hommes sensés, vous n’avez
d’autre recours que la logique, et vous vivez dans le
noir…
— Fort bien, l’interrompis-je, mais qu’est-ce que
tout cela signifie ?
— Je m’y attendais ! Tu cherches la solution ou la
moralité. Pauvres fous ! Vous vous imaginez que le
monde est une charade ou un hiéroglyphe, dont il faut
trouver l’explication. Non, mon cher, non. Il n’y a là
aucune solution, aucune énigme, aucun symbole. Cela
s’est passé comme je te l’ai raconté et, si tu ne veux
pas me croire, tant pis pour toi…

Après cet entretien et jusqu’à sa mort, je ne vis


Emilio que rarement. Je fuyais sa présence. Il me
faisait peur. Il avait conservé son caractère taciturne,
tout en menant une vie régulière, sans donner la
moindre raison de le croire fou. Il se contentait de se
moquer de la logique et de la réalité. Il mourut
paisiblement d’une pneumonie, avec beaucoup de
courage. Il avait laissé dans ses papiers un récit
circonstancié de ce qu’il m’avait raconté et un traité
sur l’hallucination. L’existence indiscutable de ce
cadavre dans un coin du jardin fut toujours pour nous
un mystère.
Dans ce traité auquel je fais allusion, il soutenait, à
ce que l’on m’a dit, qu’il arrive à de très nombreuses
personnes, au cours de leur existence, de vivre des
histoires extraordinaires, mystérieuses, inexplicables,
qu’ils n’oseraient révéler à personne de crainte de
passer pour des fous.
« La logique, écrit-il, est une institution sociale et
ce qu’on appelle folie une affaire purement
personnelle. S’il nous était donné de pouvoir lire dans
les âmes de ceux qui nous entourent, nous nous
rendrions compte que nous vivons dans un monde de
mystères obscurs, mais saisissables. »
17
BONIFACIO
Bonifacio passa toute son existence à la recherche
de lui-même et mourut sans y avoir réussi, comme ce
baron du conte qui croyait se sortir du puits en se
18
tirant par les oreilles .
C’était un garçon éveillé, mais trop disposé, pour
son malheur, à tenter de se faire prendre pour un
original et à dépasser les limites de l’extravagance au
point de se refuser à faire comme tout le monde, pour
la seule raison que les autres se conduisaient ainsi.
Anxieux de se distinguer des autres hommes, il ne
réussissait qu’à leur ressembler.
Je ne veux pas tracer un portrait. Je déclare que
Bonifacio est un être fantasque qui vit dans le monde
intelligible du bon Kant, une sorte de cinquième ciel.
Mais il est vrai que chaque fois que je pense à
Bonifacio j’éprouve une certaine angoisse et un
serrement de cœur.
« Quelle est mon aptitude ? » se demandait-il en
son for intérieur.
Il écrivait des vers et les déchirait parce qu’ils
manquaient d’originalité ; les uns rappelaient ceux de
tel poète, les autres ceux de tel autre ; il tenait pour
ridicule de se montrer sentimental, encore plus,
romantique (que veut dire romantique ?), démodé le
scepticisme et souverainement ridicule le désespoir. Il
écrivit quelques strophes ironiques, pleines de dédain
pour le genre humain et le divin, puis, les relisant un
mois plus tard, les déchira en disant : « En voilà une
hypocrisie ! Mais si c’est moi qui ai écrit cela, je ne
suis pas ainsi. » Il en écrivit de plus aimables sur son
foyer, sa famille, son berceau, qui eussent arraché des
larmes à une pierre, et les détruisit aussi. « Fadaises !
fadaises ! Musiques célestes ! »
Pauvre Bonifacio ! Le lever du jour faisait naître en
son esprit une pensée nouvelle qui s’éteignait plus ou
moins à l’heure où le soleil disparaissait.
Avec ses amis, Bonifacio était un joyeux
compagnon ; seul, il se contraignait à la tristesse, se
tirait furieusement les oreilles comme si l’eau du puits
n’était pas toujours, toujours calme et lui au fond.
Il entreprit la lecture de nombreux ouvrages, mais
rares furent ceux qu’il lut entièrement. Il préférait la
rêverie à la lecture. À chaque auteur, il reprochait ses
déficiences, elles étaient évidentes… Il était semblable
aux autres et c’était horrible.
« Quelle est mon aptitude ? » Tel était son éternel
tourment. Il s’essaya à bâtir un système nouveau de
philosophie, mais, à peine eut-il terminé, qu’il
s’aperçut que tout cela avait déjà été dit. Aussi
déchira-t-il ses pages, couvertes de repentir, de ratures
et d’ajouts.
Il n’était pas de branches des connaissances
humaines auxquelles il ne s’intéressât. Mais toutes,
absolument toutes, avaient été retournées dans tous
les sens. Prendre tant de peines pour ne récolter que
des vieilleries ! Et quelle affreuse réalité ! Toute vérité
mise au jour n’est que banalité !
Quel démon serait capable de trouver une vérité
qui bouleverserait l’humanité ?
Bonifacio était cultivé, mais il était obsédé par la
recherche de la forme. Il s’était mis en tête de devenir
un homme illustre ; mais par quel moyen ? le foyer ?
la famille ? les joies de l’intimité ? bah ! tout finissait
par ennuyer.
À force de se torturer le cerveau, ses nuits étaient
assombries de lugubres pensées que le souffle glacé de
la rue rassemblait comme des nuages.
Lorsqu’il parlait, il oubliait son rôle et mettait son
âme à nu, une âme sensible et candide, humaine.
Bonifacio aimait, mais d’un amour humiliant,
banal, celui d’un quelconque personnage de petit
roman comme le sien. La femme est un embarras ;
évidemment celui qui n’est pas en sa puissance est
bien plus libre. Platon, saint Thomas, Descartes, Kant
étaient célibataires, et cela le contrariait.
Son plus grand tourment était de travailler pour
vivre. Et, pour lui, vivre était aussi banal, vulgaire et
routinier que travailler.
Une fois, nous nous promenions à la tombée du
jour, moi mordillant une feuille de ronce, lui, le
pauvre homme, très détendu.
— C’est à peine si la vie nous laisse le temps de
vivre, me disait-il.
Je le regardais avec surprise et crainte, et
instinctivement je m’écartai.
— Voyez, poursuivit-il, tantôt je suis gai, tantôt
triste, les choses ne m’apparaissent ni claires, ni
obscures, mais il me manque je ne sais quoi. Je ne
sais pas ce qui m’arrive, mais il m’arrive quelque
chose. On dit que je suis toqué, que tout cela est de la
fantaisie, que je suis un étrange personnage. – Et ses
yeux, à ces mots, brillaient de contentement. – Tous
les imbéciles me dédaignent et, comme je suis bon, je
suis obligé de ravaler la bile que distille mon foie.
Pauvre Bonifacio ! Je ne dirai pas qu’il se mit à
pleurer, ce serait mentir ; je ne l’ai pas vu, mais
j’ignore s’il a retenu ses larmes. On dit que certaines
personnes, pour ne pas livrer quelque document
secret, l’ont avalé et digéré, ce qui est pire.
Certains jours il était si gai que, franchement, je
croyais qu’il avait réussi à sortir du puits : une gaieté
surprenante qui n’était pas naturelle.
Bonifacio n’était ni pessimiste, ni optimiste. Il
n’était rien. Il aurait voulu n’être rien, mais ne savait
pas ce qu’il voulait. Pauvre Bonifacio !
Il voulait être distingué, mais sans savoir en quoi.
Mais pourquoi poursuivre un récit aussi vieux ?
Prenez Bonifacio, donnez-lui quelques coups çà et
là, façonnez-le jusqu’à le plier aux exigences du réel et
dites-moi, en conscience, si vous l’avez bien connu.
Il me reste à raconter sa fin, sur laquelle courent
deux traditions, également valables. Notre homme
aurait fini comme il avait commencé, toujours en
quête et ne trouvant jamais rien. Il passa comme un
nuage de printemps, obscur tant qu’il vécut, et une
fois disparu, sa place brilla sous le soleil.
On dit aussi que, petit à petit, il s’adapta, se maria,
eut des enfants et, devenu père, découvrit enfin cette
originalité tant cherchée qui, pour être banale, n’en
est pas moins la plus rare. Ses dernières paroles
furent : « Et voilà, adieu, mes enfants ! »
Il y a encore d’autres traditions qui poussent
comme des champignons. Elles contiennent toutes un
fond de vérité, fait de mille morceaux.
19
SOLEDAD
Soledad naquit de la mort de sa mère. Leopardi
n’a-t-il pas chanté que donner le jour à un enfant est
un risque de mort,
nasce l’uomo a fatica
ed è rischio di morte il nascimento,
risque de mort pour celui qui naît, risque de mort
pour qui donne la vie ?
La pauvre Amparo, la mère de Soledad, avait mené,
au cours de ses cinq ans de mariage, une existence
obscure, secrètement tragique. Son mari était un
homme impénétrable et paraissait dépourvu de
sensibilité. Elle ne savait pas, la malheureuse,
comment ils avaient pu s’épouser. Elle se retrouva liée
à cet homme comme sortant d’un rêve. Toute sa vie de
jeune fille se perdait dans des lointains brumeux et,
quand elle y pensait, elle se revoyait comme une
étrangère. Elle eût été incapable de savoir si son mari
l’aimait ou la détestait. Il ne paraissait à la maison
que pour manger et dormir. Il travaillait au-dehors et
y prenait ses distractions. Il n’adressait jamais à sa
pauvre femme une parole plus haute que l’autre et ne
la contrariait en rien. Quand la pauvre Amparo lui
demandait quelque chose, sollicitait son opinion, elle
obtenait invariablement la même réponse : « Bien,
oui ; laisse-moi tranquille ; fais ce que tu voudras ! »
Et si elle insistait, un « comme tu voudras ! » lui
perçait le cœur comme la pointe d’un poignard.
« Comme tu voudras ! se disait la malheureuse, cela
veut dire que ma volonté ne mérite pas la moindre
contradiction. » Et puis, ce « laisse-moi tranquille ! »
ce terrible « laisse-moi tranquille ! » qui assombrit
amèrement tant de foyers. Et cette paix, à la fois
effroyable et fatidique, répandait son ombre sur le
foyer d’Amparo, sur le foyer qui devait être le sien.
Au bout d’une année de mariage, Amparo donna le
jour à un fils, alors que dans la grisaille qui l’enserrait
elle souhaitait ardemment une fille. « Un fils ! pensait-
elle. Un homme ! Les hommes ne restent jamais à la
maison ! » Et lorsqu’elle se retrouva à nouveau
enceinte, elle ne songeait qu’à une fille qu’elle
appellerait Soledad. Gravement malade, la pauvre
femme dut garder le lit. Des crises cardiaques lui
firent comprendre qu’elle ne vivrait que pour donner
le jour à sa fille, lui ouvrir les portes de ce triste foyer.
Elle fit venir son mari : « Écoute, Pedro, si l’enfant est,
comme je l’espère, une fille, tu lui donneras le nom de
Soledad, n’est-ce pas ? — Bon, bien, nous aurons le
temps d’y penser. » Et il prévoyait que, ce jour-là, le
jour de l’accouchement, il ne pourrait faire sa partie
de dominos. « Mais je meurs, Pedro, je ne pourrai
surmonter cela, poursuivit-elle. — Des idées !
répliqua-t-il. — Peut-être, mais si c’est une fille, tu
l’appelleras Soledad, n’est-ce pas ? — Oui ; laisse-moi
tranquille ; comme tu voudras ! »
Et elle le laissa tranquille pour toujours ; après
avoir donné le jour à une fille, elle n’eut que le temps
de s’en assurer et ses dernières paroles furent :
« Soledad, hein, Pedro ? Soledad ? »
Là où un autre eût été anéanti, il ne fut que surpris
par cet événement. Veuf, à son âge et avec deux
enfants en bas âge, qui tiendra la maison ? Qui élèvera
les enfants, jusqu’à ce que la petite soit en âge de
prendre les clés et la direction de la maison ?…
Devait-il se remarier ? Non, il ne se remarierait pas. Il
savait trop ce qu’était le mariage et, s’il l’avait prévu,
cela ne réglait rien. Non, décidément, non, il ne se
remarierait pas. Comme il ne voulait pas
s’embarrasser d’un enfant et supporter les caprices
d’une nourrice, il conduisit Soledad dans un village
pour y être élevée loin de la maison. Le petit Pedro,
déjà âgé de trois ans, lui suffisait.
Soledad se souvenait à peine des premières années
de son enfance. Dans un vague et lointain passé, elle
revoyait ce foyer, sinistre et morne, ce père distant,
avec lequel elle prenait ses repas, qu’elle voyait
quelques instants à son lever et à son coucher, ses
caresses rituelles et forcées. Son unique compagnon
était le petit Pedro, son frère, qui jouait avec elle, et
dont elle était le jouet, comme une poupée. Elle n’était
qu’un jouet pour lui, une brute, comme l’homme qu’il
serait un jour ; fier de la force de ses poings, il
prétendait avoir toujours raison. « Vous autres, les
femmes, vous ne servez à rien. Ce sont les hommes
qui commandent ! » lui dit-il une fois.
Soledad était douée d’une nature suprêmement
réceptive, d’une extrême sensibilité. On trouve
souvent chez les femmes cet instinct de réceptivité,
mais il n’apporte rien, il s’estompe sans avoir été
remarqué. Au début, Soledad, en larmes, blessée au
vif, se précipitait auprès de son père, du sphinx, pour
lui demander justice. Mais, inflexible, le maître se
contentait de lui répondre sèchement : « Bon, bien ;
laisse-moi tranquille ! Embrassez-vous et faites
attention à ne pas recommencer ! » Il croyait ainsi
tout régler et se débarrasser de cette importunité. Et il
y réussit. Soledad renonça à se plaindre auprès de lui
des brutalités de son frère. Elle les supporta en
silence, le laissa tranquille et évita l’humiliation des
embrassades fraternelles.
Une tristesse encore plus épaisse et plus noire
s’installait dans la grisaille de son foyer. Soledad ne
trouvait quelque détente qu’au collège où, pour se
débarrasser encore plus de sa présence, son père
l’avait mise demi-pensionnaire. Ce fut là, au collège,
qu’elle apprit que toutes ses compagnes avaient ou
avaient eu une mère et, un soir, à l’heure du dîner, elle
se risqua à importuner son père en lui demandant :
« Dis-moi, papa, ai-je eu une mère ? — En voilà une
question ! répondit cet homme. Nous avons eu tous
une mère. Pourquoi me demandes-tu cela ? — Et où
est ma mère, papa ? — Elle est morte à ta naissance.
— Ah ! quel malheur ! » s’écria Soledad. Rompant,
pour une fois, son silence sauvage, son père lui apprit
que sa mère s’appelait Amparo et lui montra son
portrait. « Qu’elle était belle ! s’écria la fillette. — Pas
autant que toi ! » répliqua son père. Et dans cette
exclamation qui lui échappa perçait le fond de sa
pensée : il était persuadé que si sa fille était plus jolie
que sa mère, elle ne le devait qu’à lui seul. « Et toi,
petit Pedro, demanda Soledad à son frère, encouragée
par ce fugitif retour de flamme dans ce triste foyer, te
souviens-tu de notre mère ? — Et comment m’en
souviendrais-je ? Je n’avais pas plus de trois ans
quand elle est morte. — Moi, à ta place, je m’en
souviendrais, fut la réplique de la fillette. — On sait
bien que les femmes sont plus sensibles ! lança le petit
homme en herbe. — Non, mais nous savons mieux
nous souvenir. — Bon, bon, ne dites pas de sottises et
laissez-moi tranquille ! » Sur ces mots se termina
l’entretien de ce soir mémorable au cours duquel
Soledad apprit qu’elle avait une mère.
Elle pensa si intensément à cette mère qu’elle
réussit presque à se la rappeler, peuplant sa solitude
de ces souvenirs.
Les années passèrent, toutes semblables, toutes
grises et mornes dans ce foyer éteint. Le père était
toujours pareil à lui-même, il ne pouvait vieillir. À la
même heure, chaque jour, il accomplissait les mêmes
actes, réglé comme une horloge. Son frère
commençait à se dissiper et à faire parler de lui. Un
jour il disparut. Soledad ignora toujours en quel lieu.
Le père et la fille restèrent seuls et séparés, vivant,
c’est-à-dire prenant leurs repas et dormant, sous le
même toit.
Un jour, enfin, le ciel parut s’entrouvrir pour
Soledad. Un beau jeune homme qui, depuis quelque
temps déjà, la dévorait des yeux quand il la
rencontrait dans la rue, lui demanda de l’accepter
comme fiancé. Une vie nouvelle s’ouvrait devant la
pauvre Soledad et, malgré certains pressentiments
secrets qu’elle essayait vainement de dissiper, elle
donna son acquiescement. Ce fut comme une aube de
printemps.
Elle commençait à vivre, ou plutôt à naître à la vie.
Elle découvrait la signification d’une multitude de
remarques qu’elle avait entendues de la bouche de ses
maîtresses et de ses compagnes de collège, ou lues
dans les livres. Tout était enchantement. Mais en
même temps elle prenait conscience de tout ce qu’il y
avait de sordide dans son foyer et, n’était l’image,
toujours présente, de son fiancé, elle aurait sombré
dans un anéantissement total auprès de cet homme
impassible comme un roc.
Ses fiançailles furent un véritable éblouissement.
Son père cependant semblait n’avoir rien remarqué ou
s’était refusé à prêter attention à cet événement. Il n’y
avait fait aucune allusion. Si, par hasard, il croisait le
fiancé en tendre conversation avec sa fille devant la
grille de la fenêtre, il passait son chemin comme s’il
ne l’avait pas vu. Souvent, à table à l’heure du dîner,
Soledad avait eu l’intention de mettre son père au
courant, mais au moment d’aborder ce sujet les
paroles se figeaient dans sa bouche. Elle se tut et
continua à garder le silence.
Soledad se mit à lire les livres que lui apportait son
fiancé : une fenêtre s’ouvrait sur le monde. Son fiancé
n’était pas, pour elle, pareil aux autres hommes :
affectueux, gai, ouvert, taquin, allant jusqu’à la
contredire. Jamais il ne lui parla de son père, de son
père à elle, Soledad.
Elle s’initiait à la vie et songeait à fonder un foyer.
Elle commençait à entrevoir ce que serait un foyer, ce
qu’étaient les vrais foyers, tels ceux de ses compagnes.
Et cette espérance lui rendait encore plus sensible
l’horreur de la tanière où elle devait vivre.
Mais, soudain, au moment où elle s’y attendait le
moins, ce fut l’effondrement. Son fiancé, absent
depuis un mois, lui écrivit une longue lettre dans
laquelle, avec maints témoignages d’une tendresse
alambiquée, mêlés de protestations d’amitié, il
l’informait de l’impossibilité de poursuivre leurs
relations. Il terminait par cette phrase terrible :
« Peut-être, un jour, un autre que moi sera-t-il capable
de te rendre heureuse. » Glacée jusqu’au fond du
cœur, Soledad connut toute la brutalité, toute la
brutalité indicible de l’homme, du mâle. Mais elle se
domina, dévorant en silence et sans une larme son
humiliation et sa douleur. Elle se refusait à montrer
sa faiblesse devant son père, devant le sphinx.
Pourquoi ? Pourquoi son fiancé l’avait-il
abandonnée ? Se serait-il lassé d’elle ? Pourquoi ? Un
homme est-il capable de se fatiguer d’aimer ? Est-il
possible qu’on se lasse d’aimer ? Non, non ! Il ne
l’avait jamais aimée. Et cela, la pauvre Soledad, privée
d’amour dès sa plus petite enfance, le comprit : cet
autre homme ne l’avait jamais aimée. Elle se replia
sur elle-même, cherchant un refuge dans le culte de la
mémoire de sa mère, dans celui de la Vierge. Jamais
elle ne pleura, sa douleur était sans larmes. Ce fut une
douleur aride et brûlante.
Un soir, à l’heure du dîner, le sphinx paternel
ouvrit la bouche pour remarquer : « Eh quoi ? Il me
semble que c’est déjà fini ! » Ce fut comme un fer
glacé qui lui traversait le cœur. Soledad quitta la
table, se réfugia dans sa chambre et s’écroula en
s’écriant : « Ma mère ! » Depuis lors le monde lui
apparut vide.
Les années passèrent et, un matin, on trouva don
Pedro, son père, mort dans son lit. Son cœur avait
cessé de battre. Sa fille, seule au monde désormais, ne
le pleura pas.
Soledad était seule, entièrement seule et, pour que
sa solitude soit encore plus profonde, elle vendit les
propriétés que lui laissa son père et alla vivre loin,
bien loin, là où personne ne la connaissait et où elle
ne connaissait personne.
C’est cette Soledad, déjà avancée en âge, cette
femme simple et noble qu’on voit chaque après-midi
aller prendre le soleil près de la rivière ; cette femme
mystérieuse dont on ne sait d’où elle vient ni qui elle
est ; la solitaire charitable qui, en silence, pare aux
misères étrangères qu’elle connaît et peut secourir ; la
pauvre femme à laquelle parfois échappent des
paroles amères, révélant une peine profonde.
On ignorait son histoire, et la légende d’une
tragédie terrible se propagea. Mais il ne s’agissait pas
d’une tragédie de théâtre, tout au plus d’une de ces
tragédies banales, très banales, qu’on ne peut mettre à
la scène, destructrices de tant de vies humaines : la
tragédie de la solitude.
On se souvient seulement que, quelques années
auparavant, un homme paraissant âgé, vieilli avant
l’âge, courbé sous le poids du vice, vint à la recherche
de Soledad. Quelques jours après son arrivée, il
mourut chez elle. « C’était mon frère ! » Ce fut tout ce
qu’on apprit.
Et maintenant ? Comprendrez-vous ce que
représente la solitude dans un cœur de femme, d’une
femme privée d’affection qui aspire à un véritable
foyer ? Dans notre société, l’homme dispose de
maintes occasions pour sortir de sa solitude ; mais
une femme, qui se refuse à s’enfermer dans un
couvent, que devient-elle, isolée parmi nous ?
Cette pauvre femme qu’on voit au bord de la rivière
errer inlassablement, sans but, a éprouvé l’immense
brutalité de l’égoïsme animal de l’homme. Que pense-
t-elle ? Quelles sont ses raisons de vivre ? Quelle
espérance lointaine la soutient ?
Je suis en relations, je ne dirai en amitié, avec
Soledad et j’ai tenté de lui offrir l’occasion de
m’exposer ses idées sur le sens absolu de la vie et de la
destinée. Jusqu’à ce jour, je n’y ai guère réussi ; mais
je ne désespère pas. Tout ce que j’ai pu obtenir est le
récit de sa vie que je viens de vous conter. À part cela,
je n’ai recueilli que des réflexions pleines de bon sens,
mais d’un bon sens las et quelque peu banal. C’est une
femme d’une culture livresque extraordinaire, qui a
tout lu, et très avertie. Elle est particulièrement
sensible aux grossièretés et rudesses de toute nature.
Elle vit seule et retirée pour se défendre contre les
heurts de la brutalité des hommes.
De nous, les hommes, elle a une opinion
particulière. Ayant mis la conversation sur ce sujet,
elle se contenta de s’écrier : « Les pauvres petits ! »
Elle semble nous plaindre, comme elle plaindrait une
bande de crabes. Elle m’a promis de me parler un jour
des hommes et de ce grand, très grand et principal
problème, celui des relations entre l’homme et la
femme. « Il ne s’agit pas des rapports sexuels, me dit-
elle, entendez-moi bien, mais des rapports généraux
entre les deux sexes, qu’ils soient mère et fils, fille et
père, sœur et frère, amie et ami, aussi bien que mari
et femme, fiancée et fiancé ou amant. Ce qui importe,
ce qui est capital, est de préciser la nature des
sentiments de l’homme pour la femme, qu’elle soit sa
mère, sa fille, sa sœur, sa femme ou son amie, et d’une
femme pour un homme, père, fils, frère, époux ou
amant. » J’attends le jour où Soledad m’entretiendra
de ce sujet.
Je lui parlais une fois de cette profusion de livres
érotiques dont nous sommes aujourd’hui submergés,
car on peut parler de toutes choses avec la brave
Soledad, à condition de ne pas la blesser. Lorsque
j’entamai cette conversation, elle me regarda
intensément de ses grands yeux clairs, toujours
éternellement jeunes, et, une ombre de sourire sur les
lèvres, me demanda : « Dites-moi, vous mangez, n’est-
ce pas ? — Mais oui, je mange, répondis-je, surpris
par cette question. — Eh bien, alors, vous le mangeur,
si je vous surprenais lisant un livre de cuisine et que je
puisse vous donner un ordre, je vous enverrais à la
cuisine récurer les casseroles… » Elle ne parla pas
plus avant.
20
DE LA HAINE À LA PITIÉ
Ce voyage de Toribio à Madrid fut terrible, il ne
pouvait effacer de sa pensée l’image de cet ignoble
Campomanes qui lui avait mené si dure vie dans son
village. Campomanes, source de tous ses ennuis !
Toribio lui attribuait toutes les qualités vulgaires qu’il
détestait le plus et se plaisait à ne lui reconnaître ni
mauvaises intentions, ni perfidies. « Perfide ? Mal
intentionné, Campomanes ? Il le voudrait bien, cet
imbécile, ce n’est qu’un imbécile ! » se disait Toribio,
qui ne pouvait fermer l’œil.
Il prit ses gants, se disposa à les mettre, mais fit
aussitôt cette remarque : « Campomanes a les mêmes
gants ! Je vais passer pour un élégant… » Et il
renonça à les chausser.
Il arriva à Madrid sans avoir pu se débarrasser de
l’image de cet ignoble Campomanes.
Ce même après-midi, il se rendit à son café
habituel. Là, en parlant de tout et de rien, il oublierait
ses malheurs et Campomanes. Mais aucun de ses
amis n’était encore arrivé. À la table voisine, un
homme seul fumait un cigare. Toribio le regarda en
pensant à Campomanes.
Ses amis et ceux du voisin arrivés, il se forma
autour de chaque table une petite assemblée et l’on
agita les problèmes de la terre et du ciel.
Toribio continua de venir au vieux café. Il était
presque toujours le premier arrivé et, presque chaque
jour aussi, il retrouvait à la table voisine le même
habitué, toujours seul et toujours fumant son cigare.
Il lui voua une solide antipathie qui se mua en une
haine féroce. Il ne le connaissait pas, ne savait qui il
était, ni ce qu’il faisait, il ignorait tout de lui, sinon
que lui, Toribio, le haïssait de toute son âme.
« Mais, mon Dieu, se disait-il, pourquoi cet homme
m’est-il insupportable ? » Et pour donner des raisons
à sa haine et la justifier, il imagina, sans s’en rendre
compte, mille petits prétextes. « Quelle manière
prétentieuse de fumer le cigare ? Ces regards
dédaigneux ! Ce visage abruti ! Cette élégance
ridicule ! Et cette façon de me dévisager !… Il me
déteste. Nous nous sommes compris ! » Tout cela
n’était que mensonges, et Toribio le savait bien. Il n’y
avait pas trace de prétention, de dédain, encore moins
d’aversion, dans le comportement de son voisin.
« Il ne me salue même pas en arrivant ! » Pas plus
qu’il ne le saluait, lui.
À force de se répéter ces prétextes, il finit par y
croire. Ils lui apparaissaient comme des vérités. Il
avait la certitude que ce voisin le détestait.
Il entrait au café… « Ah ! le voilà ! Comme il me
regarde, on sent bien qu’il me hait… »
Avec ses amis, il commença à parler en mauvais
termes de ce voisin inconnu, leur raconta qu’ils se
détestaient, inventa mille petits mensonges, œillades
féroces, gestes de mépris, et finit par y croire.
Le voisin restait impassible, devinant peut-être ce
qui se passait dans l’esprit de Toribio, mais sans le
laisser paraître.
Un jour, un peu plus gai, Toribio entrait au café et
la première chose qu’il aperçut fut la présence du
voisin à la table qu’il avait l’habitude d’occuper, lui et
ses amis.
« Il a pris notre table et la sienne est libre… il
cherche noise… Mais les tables sont aux premiers
arrivants. Peu importe, il a la sienne, pourquoi ne s’y
est-il pas mis ?… Bon, j’y vais et je m’assieds à la
nôtre. Il me cherche noise ! Qu’il commence, lui…
C’est clair ! Ce qu’il cherche, c’est que je prenne place
auprès de lui, il dira… »
Il s’assit à la même table en face de ce voisin
détesté et commanda un café. Le garçon, en arrivant,
enleva la tasse placée devant Toribio.
— Comment ! Vous la portez à l’autre table. Non,
laissez-la ici !
Et il regarda son voisin.
— Ce n’est pas cela, monsieur, répondit le garçon,
cette tasse a servi. C’est celle dans laquelle le
monsieur qui était avec M. Raphaël a pris son café.
Il s’appelait Raphaël. Quel prénom antipathique !
Toribio commença à prendre son café, le cœur
battant, il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il finit
sa tasse et avala d’un trait son verre de cognac. Il en
commanda un second, puis un autre, contrairement à
son habitude. Le sang lui montait au visage. À la fin, il
s’adressa à son voisin :
— Pourquoi êtes-vous venu à cette table, puisque la
vôtre était libre ?
Le voisin le regarda tranquillement et pensa : « Je
le pensais bien, ce pauvre jeune homme est fou. »
Mais il ne répondit pas.
— Pourquoi êtes-vous venu à cette table ?
— Parce que j’en avais envie.
— Vous ne savez donc pas que c’est notre table ?
Raphaël allait répondre vertement, mais il se retint.
« Il vaut mieux être aimable, pauvre petit ! »
— Voilà. Quand je suis arrivé, une de mes
connaissances était à cette table, et je me suis assis
auprès d’elle.
C’était la vérité.
— Mais quand elle est partie, pourquoi n’avez-vous
pas quitté notre table ?
Toribio commanda un autre petit verre. Raphaël le
regardait avec inquiétude, comme on observe un fou,
et répondit :
— Parce que je désirais être avec vous… Ne buvez
donc pas autant !
— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?
Raphaël pensa : « Il est plus prudent de me
retirer. » Il se leva et s’adressant à Toribio :
— Calmez-vous, lui dit-il.
Et il sortit.
Toute la journée, Toribio fut très excité. Cela se
conçoit ! Quatre petits verres, lui qui n’en prenait
jamais qu’un !
La nuit porta conseil, et il comprit la stupidité de sa
conduite. « Il faut que je me domine. »
Le lendemain, il retournait au café. Raphaël y était
déjà, mais à sa table. Toribio alla vers lui. « Encore le
fou ! » se dit Raphaël.
Toribio lui donna maintes explications, s’excusa et
finit par l’inviter à sa table. Ce furent désormais de
grands amis, presque des intimes, et Toribio lui
parlait de Campomanes.
Raphaël était un grand cœur et un homme des plus
sympathiques.
Le moment venu de regagner son village, ce fut
avec peine qu’il se sépara de Raphaël.
En arrivant dans son village, la première personne
qu’il aperçut fut Campomanes. Quelle chose étrange !
Il ne ressentit à son égard pas le moindre sentiment
de haine, au contraire, presque de la sympathie.
« C’est un malheureux », pensa-t-il.
Il ne cessa alors de se demander comment la haine
qu’il portait à Campomanes avait pu se transformer
en pitié.
Un jour, se promenant avec un de ses amis de
Madrid, ils croisèrent Campomanes. Toribio le
montra à son compagnon et celui-ci lui dit :
— Sais-tu que j’ai rencontré quelqu’un qui lui
ressemble ?
— Qui donc ?
— Raphaël.
C’était exact. Toribio ne l’avait pas remarqué, c’est-
à-dire qu’il ne s’en était pas rendu compte.
Il comprit alors les raisons de son aversion pour
Raphaël et aussi qu’une fois réconcilié avec lui, il
n’avait plus aucune haine pour Campomanes. « Que
tout cela est étrange, se dit-il, le démon connaît seul la
vraie raison de nos haines et de nos amours…
L’homme est un animal des plus bizarres. »
Quelle extravagance, vraiment, dans les replis de
l’âme humaine !
21
UN SUICIDE
Quand le domestique, las de frapper à la porte de
sa chambre, et après l’avoir forcée, y pénétra, il trouva
son maître, étendu dans son lit, livide et froid, un filet
de sang s’écoulant de sa tempe droite et, près de lui, le
portrait de femme qu’il gardait toujours sur lui
comme un talisman et devant lequel il restait de
longues heures en contemplation.
La veille, dans la grisaille de ce jour d’automne à
son déclin, Ramón Nonnato s’était tiré une balle dans
la tête. On l’avait encore vu dans l’après-midi se
promener solitaire, comme il avait coutume, au bord
du fleuve, près de son embouchure, suivant du regard
la ronde des feuilles jaunies entraînées dans le
courant, de ces feuilles des peupliers sur les berges,
tombées pour ne plus jamais revenir. « Et au
printemps prochain que je ne verrai pas, les feuilles et
les oiseaux paraîtront à nouveau, mais ne seront plus
les mêmes », se disait Nonnato.
À l’annonce de son suicide, il n’y eut qu’un seul cri
apitoyé : « Pauvre Ramón Nonnato ! » et certains
d’ajouter : « Son défunt père l’a tué. »
Peu de jours avant de se donner ainsi la mort, il
avait réglé sa dernière dette avec le produit de la vente
de la dernière des nombreuses propriétés que lui avait
laissées son père : c’était la maison de famille de sa
mère, où il était revenu seul une dernière fois pour
tout un jour, un vieux portrait de sa mère à la main,
pleurant son abandon et son absence de souvenir. Ce
portait qu’il portait toujours sur son cœur était
l’image d’une espérance qui n’avait jamais été pour lui
qu’un souvenir.
Le pauvre homme avait dilapidé la fortune laissée
par son père en folles spéculations destinées à
l’accroître, en combinaisons financières et boursières
fantastiques, tout en vivant avec une modestie proche
de la misère et en se serrant la ceinture. C’est à peine
s’il dépensait juste le nécessaire pour mener une
existence décente, tout le reste passant en charités et
largesses. Le pauvre Nonnato, si avare pour lui-même,
était extrêmement généreux, prodigue même pour les
autres, particulièrement pour les victimes de son père.
Les raisons de sa conduite étaient dictées par le
désir d’augmenter au maximum ses capitaux, de
rassembler une énorme fortune afin de la consacrer à
un vaste projet de développement culturel et la laver
ainsi de son péché originel. Il ne lui suffisait pas
d’avoir distribué sa fortune en menues charités,
encore moins d’avoir tenté d’effacer les préjudices
causés par son père. On ne peut recueillir l’eau
répandue.
Il avait toujours présentes à l’esprit les paroles de
son père à son lit de mort :
— Ce que je regrette, mon fils, c’est que cette
fortune, si laborieusement édifiée, assurée par mes
soins, si bien établie, qui est, crois-moi, une véritable
œuvre d’art, va se défaire entre tes mains. Tu n’as pas
hérité de mon esprit, tu n’aimes pas l’argent et tu ne
connais rien au commerce. J’avoue m’être trompé sur
ton compte.
« Heureusement », pensa Nonnato en entendant
ces ultimes paroles de son père. Celui-ci, en effet,
avait été incapable de lui inculquer son puissant et
sombre amour de l’argent, pas plus que son goût du
commerce qui lui faisait préférer un gain modique,
fruit de combines légales, à une somme plus
importante, acquise honnêtement.
Le pauvre Nonnato fut l’avocat des procès
qu’engageait continuellement cet homme terrible ; son
avocat gratuit, sous-entendu. En cette qualité il lui fut
donné de pénétrer dans les recoins les plus détournés
de l’antre de l’usurier, dans ces ténèbres visqueuses
qui achevèrent de l’assombrir, victime d’un esclavage
impitoyable, dont il ne pouvait se libérer, car
comment résister au regard froid et coupant de cet
homme de proie ?
Ce furent de sombres années que celles passées par
le pauvre Nonnato sous la férule de son père, à suivre
des cours qu’il détestait. L’été, après une ténébreuse
année d’études, il allait en vacances dans son petit
village côtier et demeurait dans le misérable logis d’un
débiteur de son père, qui tirait ainsi encore plus
d’intérêt de son prêt. Là, il se consolait de sa solitude
face à la solitude de l’océan et oubliait les misères du
monde. La mer l’avait toujours attiré, telle une grand-
mère consolant son petit-fils. Assis sur un rocher
ceinturé d’algues, il contemplait le portrait de sa
pauvre mère, imaginant retrouver dans le murmure
des vagues la berceuse qu’il n’avait jamais entendue.
Il aurait voulu être marin pour mieux fuir la
maison paternelle et cultiver la solitude de son âme.
Mais il dut y renoncer, car son père qui voulait
disposer d’un avocat gratuit, l’obligea à faire son droit
pour apprendre à mieux tourner les lois. De là
qu’avaient été lugubres ses années d’étudiant.
Pendant ces années-là, il n’eut même pas la
consolation de se rafraîchir l’âme au souvenir de ses
jeunes années, qui n’avaient été qu’une longue nuit
d’hiver dans un désert glacé. Seul, toujours seul, avec
un père qui ne savait que lui parler de ses vilaines
affaires et lui répétait de temps en temps : « Tout ce
que je fais c’est pour toi, surtout pour toi, presque
uniquement pour toi. Je veux que tu sois riche, très
riche, immensément riche, et que tu puisses épouser
la fille du plus riche de ces richards qui nous
méprisent. » Mais l’enfant comprenait que ce n’étaient
là que mensonges, un prétexte de son père pour
justifier à ses yeux, au fond de lui-même, son usure et
son avarice. Ce fut alors, dans cette jeunesse lugubre,
qu’il découvrit un portrait de sa mère et se mit à lui
vouer un culte. D’elle, son père ne lui parla jamais.
Le pauvre enfant, qui entendait ses camarades
parler de leur mère, cherchait à s’imaginer comment
avait pu être la sienne. En vain interrogeait-il la vieille
servante, sèche et dure, confidente de son père, qui
l’avait reçu des bras de sa nourrice qu’il ne devait
jamais revoir. Jamais il n’entendit chanter cette
femme renfermée et obstinément silencieuse.
C’étaient là les plus anciens souvenirs de son enfance.
L’enfance ! Il ne l’avait pas connue. Une longue
journée grise et froide couvrant plusieurs années, des
jours et des heures toujours pareils. L’école ne fut pas
moins sinistre que son foyer. Il y fut l’objet de
moqueries féroces, comme le sont celles des enfants,
sur les roueries de son père et, comme il pleurait
après avoir été traité de fils d’usurier, les sarcasmes
redoublèrent.
Sa nourrice l’avait abandonné dès qu’elle le put, ses
services n’étant pas rétribués, l’usurier profitant d’elle
pour éteindre une dette de son mari. Ainsi, au lieu de
lui payer des mensualités pour le lait qu’elle donnait
au petit Nonnato, il les décomptait de ce que devait
encore son mari.
Ramón avait été arraché au cadavre encore chaud
de sa mère, morte peu avant de le mettre au monde,
quarante-deux ans avant le jour où il se supprima.
Peut-être était-il né le suicide dans l’âme.
Cette pauvre mère ! Que de fois, dans les derniers
jours de son existence, ne s’était-elle imaginé que ce
fils tant espéré serait un rayon de soleil sur ce foyer
sombre et glacé, capable peut-être aussi de changer le
caractère de cet homme terrible. « Au moins, je ne
serai plus seule au monde, et en chantant pour mon
petit je n’entendrai plus le bruit sinistre de l’argent
dans ce cabinet des secrets. » Et qui sait… peut-être
changera-t-il !
Elle rêvait d’amener aux beaux jours son enfant au
bord de la mer et, là, de lui donner le sein sous le sein
palpitant de la nourrice de l’univers, unissant son
chant à la berceuse éternelle qui apaise tant de
douleurs dans le cœur des hommes.
Comment s’était-elle trouvée unie à cet homme ?
Elle-même l’ignorait. Affaire de famille, de son père
en relations louches avec celui qui devait être son
mari. Elle soupçonnait un secret affreux, auquel elle
ne voulait pas penser. Elle se rappelait qu’un jour,
après bien d’autres, où sa mère avait les yeux rougis
par les larmes, son père l’appela au salon et lui dit :
— Écoute, ma fille, mon salut, celui de toute la
famille, dépend de toi. Sans un sacrifice de ta part, ce
n’est pas seulement la ruine totale, mais le
déshonneur.
— Je suis à vos ordres, père, répondit-elle.
— Il faut que tu épouses Anastasio, mon associé.
La pauvre fille, tremblante de la tête aux pieds, se
taisait, et son père, prenant son silence pour un
acquiescement, poursuivit :
— Merci, ma fille, merci. Je n’attendais pas autre
chose de toi. Oui, ce sacrifice…
— Un sacrifice ? dit-elle pour dire quelque chose.
— Oh ! oui, ma fille. Tu ne le connais pas, tu ne le
22
connais pas comme moi … !
23
LE BOURREAU DE SOI-MÊME
Le venin de la vipère a-t-il une action sur elle-
même ? C’est-à-dire une vipère qui se piquerait elle-
même s’empoisonnerait-elle ? Il n’est pas douteux que
certaines sécrétions externes, en se répandant dans
l’organisme qui les produit, peuvent le mettre à mal et
même l’intoxiquer. Il suffit qu’il ne puisse être
éliminé. Il est aussi des humeurs qui, retenues,
empoisonnent leurs porteurs. N’en serait-il pas de
même de l’envie ? Serait-il impossible qu’un homme
devienne envieux de lui-même ou d’une partie de lui-
même, de l’un de ses moi, d’une partie de son autre
24
moi ? Un homme pourrait-il s’empoisonner en se
mordant lui-même dans un accès de rage et n’ayant
auprès de lui aucun autre homme pour se jeter sur lui
et se libérer ainsi de sa fureur ?
Nous nous posions ces questions angoissantes en
sondant, bien au-dessous de leurs boues, les bas-fonds
de l’âme humaine, quand nous fîmes la connaissance,
vers la fin de sa triste vie, du pauvre Artemio A. Silva,
un vaincu. On le considérait comme un raté*, mais on
finit par découvrir que ce n’était qu’un auto-envieux.
Artemio A. Silva se lança dans sa vie publique, dans
sa carrière sociale, en portant en lui-même, comme
tout fils d’homme et de femme, au moins deux
personnalités, sinon plus, mais rassemblées autour
des deux premières qui les régentaient. Il avait son
bon et son mauvais ange ou, comme le dit Pascal, son
ange et sa bête. C’était comme le docteur Jekyll et
Mr. Hyde de l’extraordinaire récit de Stevenson, récit
que ne saurait ignorer quiconque tente de pénétrer
dans les abîmes de l’âme humaine.
L’un des moi d’Artemio A. Silva, celui qu’on
pourrait appeler extérieur et public, le plus cynique,
était un moi dépourvu de scrupules, arriviste ou
efficace ; son but, ce que le siècle appelle se pousser et
arriver à tout prix ; sa devise, l’efficacité, c’est-à-dire
que la fin justifie les moyens. Et sa fin, jouir de
l’existence, ce qu’on appelle ainsi.
Mais, au plus profond de lui-même, se cachait un
autre moi, disons plus intime, un moi particulier,
hypocrite, bourré de scrupules et de préjugés : le moi
de l’ordre moral, la source des remords, son moi
pessimiste, comme l’autre était optimiste, ce qu’il
appelait sa conscience, comme si l’autre n’en avait pas
aussi.
Le combat intime d’Artemio se livrait entre
l’homme d’efficacité et l’homme de moralité, entre
l’égoïste et le déiste. Lorsqu’il entreprenait une de ces
actions que les vrais politiques – la politique pure est
la suprême impiété morale – appellent efficaces, une
de ces actions où tout tend à assurer un succès rapide,
son moi cynique le poussait aux actes les plus
implacables et aux collusions les plus immorales.
Mais son autre moi, l’hypocrite, le retenait. Il hésitait,
tergiversait et se cloîtrait, se disant en lui-même : « Je
suis impossible ! Jamais je n’arriverai à rien en ce
monde avec ces scrupules de bonne sœur !… Ces
remords !… Et à quoi me servira d’être honnête si
personne ne m’en est reconnaissant ? Pourquoi, si je
dois mourir, rester ainsi pauvre et méprisé ? » Il est
évident qu’aucun de ses deux moi, pas plus son ange
que son démon, ne l’avait emporté. On pourrait
admettre à la rigueur que tous les deux étaient des
vaincus, l’un par l’autre, et qu’il n’y avait pas de
vainqueur.
Si le démon d’Artemio – ou plutôt Artemio le
démon – avait triomphé de l’ange d’Artemio – ou
plutôt d’Artemio l’ange –, il aurait connu le succès, la
grande vie, goûté aux jouissances du pouvoir et de la
fortune, sans le moindre remords. Au contraire, la
victoire de l’ange ne lui apporterait que la satisfaction
d’une bonne conscience et la certitude de l’avoir
emporté sur lui-même. Mais rien de tout cela n’arriva
et Artemio ne fut qu’un fieffé coquin, pire qu’un de ces
bandits de haut vol qui ont abandonné toute pudeur
au bord du chemin et se soucient comme d’une
guigne du reste de l’univers. Il arriva à se détester et à
se mépriser, et cette haine et ce mépris n’étaient, pour
une large part, qu’envie. Celui qui avait commencé
par être l’ange d’Artemio finit par détester son démon
et, pour autant, devenir aussi mauvais que lui. Celui
qui fut à l’origine son démon finit par mépriser
l’autre.
Le moi moral et secret d’Artemio admirait en
cachette – car il voulait se le dissimuler à lui-même –
le moi efficace ou immoral. Dans les dialogues
qu’Artemio soutenait entre l’ange et le démon, le
premier disait au second : « Si je pouvais être comme
toi ! Si j’avais pour faire le bien l’audace que tu
dépenses pour la recherche de ton profit ! Si j’avais
ton courage ! » Et le démon de lui répondre : « Le fait
est, mon jumeau, qu’avec tes éternelles jérémiades tu
m’as empêché de me débrouiller comme j’aurais dû le
faire, de mener à bien mes affaires et, cependant, tu
n’as pas mieux réussi que moi, lâche, espèce de
lâche ! » Le moi qui fut angélique ne pouvait que
garder le silence, il n’avait jamais pensé qu’au côté
moral, et la moralité ne paie pas. En quête d’un prix
de vertu, il avait oublié que la vertu est la vraie
25
récompense . L’ange d’Artemio avait été débauché
par l’insuccès de son démon.
Quand nous le connûmes, le pauvre Artemio était
inconsolable de n’avoir pu réussir dans le monde, de
ne pas avoir fait une brillante carrière ; et en même
temps il se félicitait de l’austérité apparente et de la
limpidité de son existence. Il n’avait pas assez de
courage pour être mauvais, disait-on de lui. Et il le
savait.
Il n’était pas, dans Renada, d’esprit plus compliqué
et plus tortueux que celui du pauvre Artemio A. Silva,
26
un nouvel heautontimoroumenos , un « bourreau de
soi-même ». Si Dieu nous prête santé, humeur et
temps, nous nous proposons de conter en détail son
histoire en laissant seulement parler les faits. Artemio
était, à tout prendre, un envieux de lui-même. Quand
il avait à constater une réussite, il se disait : « Ce
pourrait être moi, si je n’avais pas été retenu par ce
maudit ange qui ne pense qu’à la justice et au
devoir. » Devant celui qui avait réussi à garder un
cœur pur et mériter ainsi le respect, il se disait :
« J’aurais pu être ainsi, si je n’avais été la proie de ce
maudit démon qui ne pensait jamais qu’à son
intérêt ! » Ainsi Artemio s’enviait lui-même, en enviant
la réussite et le succès de ceux qu’on appelle les
arrivistes, ou l’intégrité de ceux qui avaient su
conserver leur propre estime. Aucun de ses deux moi
n’avait réussi à s’imposer entièrement et ils finirent
par se confondre en un seul moi où l’angélique se
perdait dans le démoniaque. Il manqua de courage
pour le bien comme pour le mal. La lutte entre son
ambition et son orgueil se termina par leur commune
annihilation, l’un par l’autre.
Comme peut le constater le lecteur, nous donnons
ici à l’orgueil un rôle angélique. On ne peut, en effet,
expliquer que par l’orgueil la fidélité des bons anges
au Seigneur. L’orgueil est le respect intime qu’on
porte à Dieu, et la volonté de ne pas l’aliéner dans les
affaires de ce monde.
27
LA TRAGÉDIE D’UN ACTEUR
Cet acteur, Octavio Robleda, déconcertait son
public. Il ne s’y était jamais habitué. À chacun de ses
nouveaux rôles, on s’attendait à une surprise. « Il
remplit la scène, avait écrit un critique, et cependant
il semble en être absent, comme du théâtre. » On le
sentait profondément entré dans le personnage qu’il
incarnait, mais on devinait qu’il y avait aussi quelque
chose de plus et que lui, Octavio Robleda, jouait une
tragédie encore plus profonde. Dans La vie est un
songe, de Calderón, on éprouvait le sentiment d’une
création et que lui, Octavio Robleda, revivait
Sigismond.
Les auteurs l’appréciaient médiocrement. Ils
faisaient remarquer, non sans raison, que sans
omettre ou négliger un seul mot de leurs textes,
Octavio transformait leurs personnages au point d’en
faire des êtres différents de ceux qu’ils avaient
imaginés. D’autre part, aucun autre acteur n’était
capable de reprendre un rôle créé sur scène par
Robleda, Octavio faisant pleurer ou rire avec des
personnages que leurs créateurs tenaient les premiers
pour comiques, les seconds pour tragiques.
On ignorait à peu près tout de sa vie privée. Il vivait
seul et solitaire, sans amis et, hors le temps qu’il
passait au théâtre, il était presque impossible de le
voir. Pendant ses moments de repos, lors de ses
vacances, il s’installait dans une maisonnette d’un
petit village de la montagne et passait presque toutes
ses journées dans un bois, loin de tout contact
humain, à observer les mœurs des insectes. Quand on
lui demandait pourquoi il n’étudiait pas le
comportement des hommes, il répondait : « Et
pourquoi le faire ? Ne sommes-nous pas, nous les
acteurs, les imitateurs et les metteurs en scène de
leurs attitudes, de leurs actes, de leurs paroles, à
moins que ce ne soient eux qui nous singent. C’est le
théâtre qui fait la vie. Et je suis las du théâtre ! »
— Et aussi de la vie ? lui répliquai-je un jour où je
l’entendais parler ainsi.
— Et de la vie, oui ! me répondit-il.
Je ne sais comment, mais toujours est-il que nous
devînmes amis, et cet homme rude et méfiant,
insociable, arriva à me confier une partie du secret de
son existence, non certes l’essentiel, mais certaines de
ses apparences.
— Mon existence est empoisonnée par mon
horreur de l’exhibition. Je ne puis supporter d’être le
point de mire de tous ces gens et je voudrais me
rendre invisible, rentrer sous terre. Ma plus grande
préoccupation, lorsque j’entre en scène, est d’être
conscient que le public a devant lui Octavio Robleda,
qu’il sache que c’est bien moi, alors je porte tous mes
efforts à composer un personnage dans lequel s’efface
ma propre personnalité.
— Et c’est ainsi, lui dis-je, que grâce à cette
persévérance, c’est toujours vous qu’on voit. Je
comprends alors la position du public à votre égard et
cette impression indéfinissable de gêne et de
perplexité que vous lui procurez. Sous la tragédie que
vous jouez, nous soupçonnons une autre tragédie…
— Que je joue aussi, remarqua-t-il tristement en
m’interrompant.
— La tragédie d’une personnalité qui veut s’effacer,
disparaître et n’y réussit pas…
— Non, ce n’est pas que je veuille m’annihiler. Mon
désir est de ne pas me donner en spectacle, je ne veux
pas qu’on me voie, qu’on sache que je suis là, moi,
Octavio Robleda. Je veux être moi, mais seulement
pour moi-même. Sortir dans la rue m’est
insupportable et me cause une souffrance indicible. Je
voudrais passer inaperçu. Chaque fois qu’on me
regarde, qu’on regarde Octavio, l’acteur favori, je
souffre. Dès ma petite enfance, je ne pouvais admettre
qu’on prêtât attention à ma présence, j’aurais voulu
être invisible.
— Et cependant vous avez choisi cette profession,
celle de vous exhiber !
— D’abord, je ne l’ai pas choisie. C’est le hasard de
ma destinée. Je suis fils d’acteur et je peux dire né au
théâtre, où j’ai grandi. Et si j’ai choisi le théâtre, c’est
précisément pour m’effacer, disparaître dans les
personnages que je jouerais, afin que personne ne
puisse me voir ou me regarder, sinon en eux. J’aurais
voulu être sans nom, sans état civil, que le public
ignore toujours celui qui joue le rôle…
— Je m’explique maintenant cette expression de
suprême angoisse que vous avez quand vous venez
saluer le public qui vous acclame !
— Oui, ces applaudissements me font mal, car ils
s’adressent à moi. Qu’ils applaudissent Hamlet,
Sigismond, don Juan, Juan Gabriel, don Álvaro, mais
moi ? Pourquoi m’obligent-ils à venir les saluer ?
Pourquoi ne me laissent-ils pas tranquille ? Moi qui ai
voulu disparaître au sein de ces créations de fiction,
m’ensevelir en elles, me cacher, pourquoi courent-ils
ainsi après moi ? Ma timidité naturelle en souffre.
Parce que je sais comment je dois jouer Hamlet,
Sigismond, don Juan ou don Álvaro, qui ne sont que
des êtres de fiction, de spectacle, de représentation,
mais moi ? Moi qui ne sais comment me présenter. Je
tremble toujours d’être ridicule. Rien ne me répugne
plus que l’histrion. Qu’on me laisse seul !
— C’est étrange, murmurai-je.
— Je hais le théâtre, je le hais de toute mon âme. Je
me suis réfugié dans le théâtre d’art, sur les planches,
pour y fuir un autre théâtre, le plus grand. Dans toute
autre profession que j’aurais pu choisir, à moins d’être
berger dans la montagne, ou chartreux, j’aurais eu un
public courant après moi, après Octavio Robleda. Je
croyais, en prenant le métier d’acteur, échapper à ses
regards. J’ai voulu interpréter Hamlet, Sigismond, don
Álvaro et bien d’autres personnages pour les
interposer entre moi et l’univers, me cacher et me
dissimuler en eux, et je n’y ai pas réussi ! Pourquoi
s’intéressent-ils à moi ? Et que m’importe moi-même !
— Aussi vous accuse-t-on d’orgueil !
— Orgueilleux ? Orgueilleux, moi ? Mon orgueil
apparent n’est rien d’autre qu’un bouclier pour
protéger ma timidité, ma timidité native et incurable.
C’est par timidité que je suis monté sur les planches.
C’est cette horreur d’être vu, regardé, observé, de
sentir qu’on me dérobe le secret de ma solitude. C’est
là la raison qui me pousse à m’enfermer dans les
personnages que j’incarne sur la scène. Et tout cela est
inutile, ils courent toujours après Octavio Robleda !
Et moi qui aspire à passer inaperçu, qui ne veux pas
être regardé ! Je ne veux pas qu’on sache que j’existe.
Si tant est que j’existe…
Il me dit ces derniers mots sur un ton qui me glaça
jusqu’à la moelle des os, et je commençai alors à
entrevoir le secret de la solitude d’Octavio Robleda.
L’OMBRE SANS CORPS
28
FRAGMENT D’UN ROMAN EN PRÉPARATION

Le mystère entourant le suicide de mon père ne


cessait, comme je vous l’ai dit, de me tourmenter. Ce
mystère recouvrait pour moi celui de ma vie même et
de mon existence. « Pourquoi et dans quel but suis-je
venu au monde ? », voilà la question que je ne cessais
de me poser. Et si je n’en ai pas fini avec la vie, si je ne
me suis pas suicidé, c’est que j’espérais que ma mère,
à l’insu de l’autre, lève le voile sur le mystère de ma
vie.
J’aurais pu me juger et me condamner, puis
exécuter moi-même la sentence, s’il m’avait été permis
d’instruire ma propre cause, jouant ainsi le rôle de
condamné, de juge et de bourreau. Mais mon procès
devait commencer par l’enquête sur le suicide de mon
père, qui aurait justifié le mien. Or je n’avais pu
arracher une seule parole à ma pauvre mère, toujours
sous l’emprise de l’autre, qui avait fait disparaître
toute trace susceptible de rappeler le souvenir de
l’ancien maître de maison.
C’est alors que me tomba sous la main l’excellent
petit roman d’Adalbert de Chamisso intitulée La
29
Merveilleuse Histoire de Peter Schlemihl , l’homme
sans ombre, l’homme qui a perdu son ombre en
échange de la bourse de Fortunatus, l’homme à l’habit
gris, autrement dit, le Diable. Cette bourse, on le sait,
ne servit à rien au pauvre Schlemihl, car tout le
monde fuyait à son approche, en le voyant sans ombre
et il devait fuir la lumière, ce dont le Diable profita
pour lui proposer la restitution de son ombre en
échange de son âme, marché que refusa Schlemihl,
comme on le voit par la suite dans le merveilleux petit
roman de Chamisso.
La lecture de cette œuvre, véritablement classique,
produisit chez moi une impression indescriptible.
Cependant ce qui m’intriguait, ce n’était pas le sort de
Peter Schlemihl, mais la disparition de son ombre.
Quand l’infortuné accepta le premier pacte avec
l’homme à l’habit gris, celui-ci s’agenouilla devant lui
et, avec une dextérité admirable, lui arracha son
ombre de la tête aux pieds, la détacha du gazon, la
souleva, la roula, la plia et la mit dans sa poche. Je me
demandais ce qu’il avait fait ensuite de cette ombre. Je
pensais qu’il ne devait pas l’avoir conservée en poche
en attendant que Schlemihl, devant les conséquences
d’une vie sans son ombre, vienne lui demander de
rompre le pacte en lui proposant de lui rendre la
bourse, et alors il lui proposerait de lui acheter son
âme, si toutefois il n’avait pas rendu la liberté à cette
ombre qui désormais errait de par le monde.
J’imaginais que si l’on croisait un homme privé de son
ombre, cela ne nous paraîtrait pas plus extraordinaire
qu’aux condamnés du Purgatoire de Dante de voir
celui-ci avec son ombre. Mais l’on serait saisi
d’épouvante, d’une épouvante réelle, si l’on
rencontrait sur les chemins de la vie l’ombre d’un
homme sans corps. Dans un passage du court roman
de Chamisso, Schlemihl croise l’ombre d’un homme
invisible et lutte avec lui pour la lui enlever, mais ce
n’était pas la même chose que ce que je m’imaginais.
Je me figurais voir passer sur routes, rues ou
places, l’ombre mystérieuse, tantôt étirée à l’aube ou
au crépuscule, tantôt ramassée à la mi-journée, la voir
prolongée d’un bras ou tendu ou rétracté, la voir
grimper au mur ou croiser d’autres ombres, mais
cette fois d’objets inanimés… À son approche, même
les animaux fuyaient, épouvantés. Je me figurais que
le fauve le plus intrépide s’enfuirait lui aussi terrorisé
en voyant s’avancer l’ombre d’un homme sans corps.
Quelle ne serait pas notre surprise de découvrir
l’ombre d’un nuage dans un ciel sans nuage, serein et
tout rempli d’azur. Et j’imaginais une scène tragique
dans une rue où, en plein soleil, se croiseraient un
aveugle avançant à tâtons et l’ombre de l’homme sans
corps. Les spectateurs, terrifiés, attendraient la
rencontre de ces deux ombres, se mêlant puis se
confondant, et l’aveugle passerait son chemin sans
avoir rien senti.
Et je pensais que les gens se demanderaient, sans
doute, si c’était là l’ombre d’un homme, si c’était bien
une ombre humaine et ils se mettraient – de loin, bien
entendu – à étudier cette ombre, puis à étudier leurs
propres ombres, afin de deviner à quoi pouvait
ressembler l’homme invisible qui projetait cette
ombre. Et il ne manquerait pas de pédants à vouloir
soumettre ce mystère effrayant aux règles de la
géométrie projective.
Je me mis alors à songer à l’ombre de Peter
Schlemihl vaguant à travers le monde en quête de son
corps, du corps de Schlemihl, et à celui-ci, lancé de
son côté à la poursuite de son ombre. J’en vins à me
demander si nous ne sommes pas, nous tous, des
ombres à la recherche de notre corps et s’il n’y aurait
pas un autre monde où notre corps serait à notre
recherche… Je finis par me dire que cette hantise du
suicide qui me tourmentait n’était que le désir de
rencontrer mon père, qui était le corps dont je n’étais
que l’ombre.
Mais je songeai alors que si le monde où vivait mon
père était un monde tout entier d’ombre, un monde
qui n’était qu’ombre, je cesserais d’y être ce que j’étais,
une ombre, et n’y rencontrerais personne. Car
comment celui devenu rien pourrait-il rien
rencontrer ? Les jours qui suivirent, je ne mis pas le
nez dehors, et même à la maison je fuyais la lumière.
J’étais épouvanté à l’idée d’apercevoir mon ombre,
ombre d’une ombre. Un après-midi, sans pouvoir
l’éviter, je vis l’ombre de ma tête projetée sur le mur, à
l’endroit même où l’autre avait décroché un portrait
de mon père. J’ai cru que ma tête se vidait et su alors
ce qu’est la terreur au plus profond de l’âme.
30
LE RÈGLEMENT DE COMPTES
Après m’être quelque peu creusé la tête, j’ai banni
l’usage du mot « revanche », cher aux Français, pour
m’en tenir à l’expression, sans doute excessive mais
qui me semble plus juste, de « règlement de
comptes ». Qu’on veuille bien ne pas m’en tenir
rigueur. Une formule d’une brûlante actualité,
d’ailleurs, en ces temps où nous nous targuons tous
d’un internationalisme belliqueux.

Luis était un jeune coq des rues et le gamin le plus


fanfaron du quartier. Il n’avait pas son pareil et avait
tanné la peau à tous les autres gosses. Depuis qu’il
avait rossé Guillermo, personne n’osait lui tenir tête. Il
ne cessait de claironner et de dresser sa crête. Au jeu,
c’était lui le chef. Il s’amusait à faire peur aux gamines
pour faire enrager leurs frères. Il était de toutes les
parties, clouait le bec à tout le monde et la ferme !
Et pas de rouspétance !
— Si tu ne la fermes pas, je te colle un marron !…
C’était un mandarin, un vrai mandarin ! Et ce qu’il
était pénible ! Il ne cessait de faire des niches au
pauvre Enrique, à Enrique l’idiot. Il réussit même à
lui faire manger de la terre et boire de l’encre.
Les gars de la rue étaient en rage !
Guillermo, depuis sa dernière raclée, gardait le
silence, le laissait faire ses cocoricos, ses bravades,
attendant l’occasion et se disant : « J’aurai cette
terreur. »
Les gamins du quartier, lassés de ce coquelet,
venaient et revenaient lui corner à l’oreille : « Casse-
le ! casse-le ! »
— Il dit que tu as la frousse…
— Moi ?
— Il dit qu’il t’aura !
— Il dit que t’es qu’une mauviette !…
— Oui, des mots !
Ils se rencontrèrent sur le terrain, un tiède matin
de printemps. La nuit avait été pluvieuse et la terre
était mouillée. La sève bouillonnait dans les veines de
Luis et de Guillermo, les bras les démangeaient. Le
cœur battant, les gamins sentaient venir les coups.
Que ce fût l’un ou l’autre qui, d’un jet de pierre,
toucha un hanneton, peu importe, mais il y eut des
mots.
La bestiole gisait sur le sol ventre en l’air, ses six
petites pattes s’agitant pour demander grâce,
attendant que par elle et avec elle se décide la
suprématie du quartier.
— Oui !… toi qui n’es bon qu’à gueuler !…
— À gueuler ! À gueuler, moi ? Si je t’en colle une !
Et de faire mine de partir avec un dédain superbe,
et de revenir.
— Tais-toi et ne me provoque pas !
— Vas-y, provoque-le, s’exclama un des
spectateurs ; vas-y… provoque-le… Quel crâneur !
Donne-lui une leçon !…
Les autres les excitaient.
— Vas-y, tape dessus !
— Attaque !
— Tu as peur de lui !
— Peur, moi ?
— Mords-lui l’oreille !
— Crache-lui dessus !
— Traite-le d’abruti !
— Provoque-le, vas-y, provoque-le !
La gaieté se déchaînait. Luis, rouge comme une
tomate, s’approcha pour donner une correction au
railleur.
— Tu vas m’entendre ! lui cria Guillermo.
— Et toi aussi, si tu l’ouvres encore !
— Moi ?
Luis lui donna une bourrade, que lui rendit
Guillermo, un coup de poing suivit et la querelle
s’envenima. Les témoins les excitaient et trépignaient
de joie. Un d’eux se mit à prier pour Guillermo.
— Mon Dieu, faites que Guillermo gagne… Mon
Dieu, amen… Faites qu’il gagne… qu’il gagne…
Ils s’écartèrent pour prendre du champ et donner
plus de force à leurs coups. Au début de la lutte, ils
portaient la main à la partie atteinte et prenaient leur
temps pour rendre le coup, puis ceux-ci se mirent à
pleuvoir sans arrêt.
— Faites qu’il gagne… faites qu’il gagne… faites
qu’il gagne…
— Fais-lui un croche-pied !
Ils roulèrent sur le sol mouillé. Luis avait le
dessous ; en tombant, ils écrasèrent le hanneton qui
demandait grâce en agitant convulsivement ses petites
pattes. Guillermo, avec ses genoux, plaquait les bras
de son adversaire et, tandis que celui-ci faisait tous
ses efforts pour se libérer, Guillermo, en sueur, le
visage congestionné, rayonnant de joie, les yeux
féroces, lui demandait entre deux halètements :
— Tu te rends ?
— Non.
Et il lui envoyait un coup de poing dans la gueule.
— Tu te rends ?
— Non.
Les coups redoublèrent jusqu’à ce que le sang
jaillisse de ses gencives.
À ce moment, un des spectateurs lança :
— Vingt-deux… Vingt-deux… !
Un agent de police approchait discrètement, à pas
feutrés le malin, comme le tigre en chasse. À sa vue,
toute la bande s’égailla en courant, et l’agent, voyant
sa proie lui échapper, les menaçait de loin avec son
bâton.
Ils firent leur entrée dans la rue, le vainqueur
entouré par les témoins de son triomphe, ignorant
Eugenio qui ne cessait de répéter :
— J’ai prié pour toi ! J’ai prié pour toi !
Peu après survint le vaincu, la bouche
ensanglantée, hargneux et marmonnant :
— Je l’aurai ! Je l’aurai !
Quelle cour entoura Guillermo depuis ce jour !
Dans la rue, tous dansaient de joie. Ils n’avaient
plus rien à craindre de la terreur du quartier et
pouvaient lui crier :
— Il t’a bien eu, Guillermo !
Eugenio fut le plus zélé auprès de Guillermo. Il
avait une conscience profonde de la dignité humaine.
Si on lui donnait 6, 15 ou 21 coups, il en rendait 7, 16
ou 22. Quand le maître le fouettait, il comptait les
coups de verges et, si leur nombre était x, il devait en
échange toucher x + 1 fois le pan de la redingote du
maître. Eugenio visait toujours plus haut.
Luis en arriva à ne plus ouvrir le bec. Mais il ne fut
ni jour ni nuit où il ne marmonnât :
— Je l’aurai ! Je l’aurai !
Pilule amère de son auguste majesté déchue !

« Qu’est-ce qu’on nous sort là ! Des histoires de


gosses ! »
Est-ce l’avis du lecteur ?
Eh bien ! c’est justement là l’origine du sentiment
de justice, qui est né du règlement de comptes. Toutes
ces balivernes de vindicte sociale se ramènent ni plus
ni moins qu’à l’attitude revancharde. Il me bat ? Je le
bats, et c’est la paix !
Mais quelle paix ?
Les peuples sont passés de la vengeance au
châtiment. Mais ce n’est là qu’une simple réaction,
comme lorsqu’on éternue. Un grain de poussière sur
la muqueuse… et hop ! le larynx le châtie en
éternuant.
Quand je vois deux gamins se donner des taloches
dans la rue, je me dis :
« Voilà l’éducation sociale, le reste n’est que
faribole. Ainsi, libre et au grand air, chacun d’eux
prend conscience que, face à sa volonté, se dressent
d’autres volontés et qu’il n’est d’autre solution que
d’imposer la sienne ou de se soumettre aux autres. Ou
alors de se mettre d’accord pour prendre la fuite sous
l’œil du gendarme. »
Le « je l’aurai ! » international, lancé d’un cœur
ulcéré, n’est pas sans nous instruire grandement.
Mais, attention ! attention ! il ne faut pas perdre de
vue le gendarme qui avance à pas feutrés, comme le
tigre en chasse, nous menace de loin avec son bâton et
peut gâcher la fête.
31
LES FRANÇAIS ET NOUS
UN CONTE FARFELU

On sait que nos voisins, les Français, sont


incorrigibles quand ils s’occupent de nous. Pour eux,
parler de l’Espagne, c’est mettre les pieds dans le plat.
Parmi les témoignages innombrables à l’appui de
cette assertion, je livre au lecteur la traduction au pied
de la lettre de ce conte qu’un auteur français donne
pour particulièrement caractéristique de l’Espagne. Le
voilà :

Don Pérez était un noble castillan, voué corps et


âme à la science et à qui ses compatriotes prêtaient
une grande modestie.
Il passait ses journées du soir au matin et du matin
au soir absorbé dans l’étude d’un important problème
de chimie qui, pour le profit et la gloire de sa chère
Espagne, devait le conduire à la découverte d’un
explosif nouveau appelé à rendre inutilisables tous
ceux qu’on avait inventés avant lui.
Le lecteur qui se figurerait que notre don Pérez ne
sortait jamais de son laboratoire, manipulant cornues,
alambics, creusets, réactifs et précipités, prouve qu’il
est bien mal informé des choses de l’Espagne.
Un véritable Espagnol ne saurait s’abaisser à des
manèges de droguiste, pas plus qu’à envisager d’une
façon aussi terre à terre la prééminence de la science.
L’Espagne ne fut-elle pas une pépinière de
théologiens ?
Don Pérez passait ses « heures mortes », comme
disent les Espagnols, devant un tableau noir, à se
torturer les méninges et à tracer formules sur
formules. Il n’aurait jamais consenti à entacher ses
recherches des bassesses de la réalité. Il n’oubliait pas
l’aventure de don Quichotte lapidé par des galériens
32
infâmes et n’acceptait pas qu’on puisse ainsi se
conduire avec lui. Il abandonnait aux Sancho Pança
de la science le tablier et le laboratoire et se réservait
33
l’exploration de la caverne de Montesinos .
Pareille méthode est bonne pour les gens arriérés
vivant dans les ténèbres et n’étant pas nés, comme
l’immense majorité des Espagnols, en possession de la
vérité pure ou l’ayant perdue par leur orgueil.
Après tant d’efforts, don Pérez découvrit la formule
tant souhaitée et le jour où elle fut rendue publique
fut, pour toute l’Espagne, un jour de profonde
allégresse. On pavoisa, on lança des fusées, on sortit
les géants et, surtout, il y eut des courses de taureaux.
Des fanfares défilèrent joyeusement dans les rues, aux
34
sons de l’hymne de Riego .
Les Cortès décidèrent de couronner de laurier, au
Capitole de Madrid, don Pérez, qui ferait sauter le
rocher de Gibraltar avec tous ses Anglais, ou pour le
moins la grande montagne du Retiro de Madrid.
Dans les villages, les boutiques de cordonniers et de
barbiers s’ornaient des portraits de don Pérez et, dans
de très nombreux foyers, on trouvait les numéros de
La Lidia donnant le portrait de don Pérez voisinant,
35
tantôt avec celui de Ruiz Zorrilla , tantôt avec celui
du prétendant don Carlos. Une nouvelle anisette fut
baptisée du nom d’« Anis explosif Pérez ».
Il ne manqua cependant pas de Sancho et d’envieux
sournois pour jeter de l’eau froide sur l’enthousiasme
populaire, mais dès que les journaux eurent publié les
articles de l’éminent géomètre don López et du non
moins éminent théologien don Rodríguez, rompant
des lances en faveur du nouvel explosif, les
mécontents s’enfermèrent dans le silence et une
sourde opposition.
Vint le jour des essais. Tout était prêt pour faire
sauter une petite colline, située dans les plaines de la
Manche, et il ne manqua pas de fanatiques pour
mettre avec Pérez le feu à la mèche.
Lorsque celle-ci commença à brûler, un formidable
olé ! olé ! jaillit de la multitude qui de loin assistait
aux essais. Des spectateurs pâlirent.
Quand se produisit l’explosion, on entendit un bruit
semblable à un coup de tonnerre, une immense
colonne de fumée s’éleva et, quand elle se dissipa,
apparut, auréolée de gloire, la figure de don Pérez. La
foule l’acclama frénétiquement, poussa des vivats en
l’honneur de sa mère et de son nom de baptême, et le
porta en triomphe, tout comme, dans l’arène,
36
Frascuelo venant de tuer son taureau suivant toutes
les règles de la métaphysique tauromachique. Partout
on n’entendait que : Olé ! Vive la glorieuse Espagne !
Les journaux en firent leurs choux gras.
Les uns affirmaient que la colline avait été réduite
en poussière ; d’autres relevaient les impacts causés
par les jets de pierre lors de l’explosion. Mais,
quelques jours plus tard, on assura que des bergers
avaient vu la colline, toujours à sa même place. La
nouvelle une fois confirmée, une grande indignation
s’éleva dans le populaire.
Ce n’était pas possible ! La colline devait avoir été
pulvérisée, les formules inscrites au tableau noir de
don Pérez étaient infaillibles.
Une main fourbe avait dû mouiller l’explosif, la
main d’un enchanteur malfaisant, ennemi de don
Pérez et jaloux de sa renommée.
L’affaire se passant en Espagne, on savait bien quel
pouvait être cet enchanteur : le gouvernement.
Aux Cortès et dans les cafés, l’opinion publique se
prononça contre lui, et les journaux mirent l’accent
sur la conduite inconsidérée de ce malfaisant
personnage qui s’obstinait à vivre en complet divorce
avec l’opinion publique, si experte en chimie, comme
elle l’est en Espagne, surtout depuis qu’elle a été
instruite par l’éminent géomètre don López et le non
moins éminent théologien don Rodríguez.
Dans cette campagne de presse, on convoqua
37
Colomb, Cisneros, Miguel Servet , les bataillons de
l’infanterie des Flandres, Salado, Lépante, Otumba et
38
Wad-Ras , les théologiens du concile de Trente, le
courage de l’infanterie espagnole qui rendit vaine la
39
science du grand capitaine du siècle . Pour ce motif,
on ne manqua pas d’attirer, une fois de plus,
l’attention sur l’absence de patriotisme de ceux qui ne
juraient que par l’étranger, alors que nous avions bien
mieux chez nous, et on rappela le cas du pauvre don
Fernández, mis à l’écart, inconnu dans son ingrate
patrie, illustre hors de ses frontières et dont les
ouvrages, acquis seulement par les collectivités, sont
traduits dans toutes les langues savantes, y compris le
japonais et le bas breton.
Le pauvre don Pérez, lâchement attaqué, se
proposa de venger l’honneur de l’Espagne et, comme
il avait l’intention, afin de démontrer l’efficacité de
son explosif, de faire sauter le rocher de Gibraltar et
de démasquer le gouvernement, on le présenta à la
députation aux Cortès. Les Cortès sont une académie
où se réunissent pour discuter tous les savants
d’Espagne, assemblée qui, poursuivant les traditions
40
glorieuses des conciles de Tolède , tient tantôt du
congrès, tantôt du concile où s’élucident les
41
problèmes théologiques, comme il arriva en 69 .
Pendant que les amis de don Pérez présentaient sa
42
candidature, l’éminent toréador Señorito, vivant
exemple de l’association des armes et des lettres,
sentit bouillir son sang et, en sortant d’une course de
taureaux où il avait enthousiasmé le public en
estoquant, avec une élégante philosophie, ses six
taureaux, se rendit à un meeting où il prononça un
discours éloquent en faveur de la candidature de don
Pérez. Après un couplet en l’honneur de la patrie,
Señorito déroula la muleta, fit une passe en l’honneur
de l’Espagne, une autre « de poitrine » pour Gibraltar
et ses Anglais, une troisième « de mérite » pour don
Pérez, et soutint une discussion brillante, bien que
quelque peu décousue, sur l’importance et le caractère
de la chimie puis, pour terminer, conclut en donnant
au gouvernement une estocade jusqu’à la garde. Le
public hurlait : Olé, mon beau ! et réclamait pour lui
43
l’oreille de l’animal, mêlant les noms de Pérez et de
Señorito dans ses acclamations.
À cette réunion assistait aussi le grand organisateur
des ovations, le Barnum espagnol, le très populaire
impresario, don Carrascal, qui avait l’intention
d’emmener dans une tournée* à travers l’Espagne le
savant don Pérez, comme il l’avait déjà fait pour le
grand poète national.
Le brave don Pérez se laissait faire, tiré de tous
côtés par ses admirateurs et sans savoir ce qui en
adviendrait.
Cependant ni l’éloquence tribunitienne du toréador
Señorito, ni l’activité du popularissime don Carrascal,
ni l’appui du grand leader politique don Encinas ne
firent bouger le gouvernement qui continua, comme à
son habitude, à manger à deux râteliers et à rester
44
sourd à la voix du peuple .
Et le rocher de Gibraltar est toujours debout avec
ses Anglais !

Convenons que seul un Français est capable, après


avoir accumulé un tel amas de sottises, en particulier
celle de nous présenter un torero tribun, discourant
en faveur de la candidature d’un savant, de présenter
pareil conte comme caractérisant l’essence même de
l’Espagne. Lubies de Français !
Mais, monsieur, quand nos voisins apprendront-ils
à nous connaître pour le moins aussi bien que nous
nous connaissons nous-mêmes ?
LE GRAND-DUC PASTEUR
45
CHRONIQUES SIDÉRIENNES

C’était un grand jour à « L’Arche » de Sideria. On


célébrait la grande fête apocalyptique, celle de
l’accomplissement d’abracadabrantes prophéties. Il
s’agissait rien de moins que du couronnement du
grand-duc de Monchinia, l’illustre don Tiberio.
Il importe que le lecteur sache que la cité ducale de
Sideria fait partie du très vieux pays monchinien,
dont les origines se perdent dans le mystère des âges
de la Genèse. Une vénérable légende prétend que les
Monchiniens étaient des autochtones ou indigènes,
c’est-à-dire issus de leur propre terre, et qu’un
Deucalion monchinien les avait appelés à la vie,
changeant les chênes en hommes, d’où leur force et
leur résistance.
Mais quittant le terrain enchanté de la légende,
l’histoire nous montre les Monchiniens dès les temps
les plus reculés, travaillant leurs champs, mangeant
leur pain en paix et, par la grâce de Dieu, jouissant de
lois pleines de sagesse.
Ils s’étaient placés depuis un temps immémorial
sous la protection des grands-ducs de Monchinia.
Après la mort de chaque grand-duc, son successeur
allait jurer fidélité aux sages lois des Monchiniens,
dans un îlot situé à deux lieues en mer. Quand le
grand-duc avait offert ses sacrifices sur l’autel de la
Loi monchinienne, et alors que les fumées du sacrifice
montaient dans le ciel, les acclamations de la foule se
mêlaient au mugissement de la mer.
Mais hélas ! il y a quelque temps, un gigantesque
tremblement de terre avait secoué Monchinia, et la
mer, sortant de son lit, avait englouti l’îlot et, avec lui,
l’autel de la Loi et le grand-duc venu implorer à ses
pieds la clémence des cieux.

Il y avait belle lurette que toute la Monchinia jetait


de temps à autre des regards éplorés sur les flots où,
jadis se dressait l’îlot, quand les membres de
« L’Arche » de Sideria résolurent de faire le bonheur
des pauvres philistins et des vulgaires bourgeois de
Monchinia en couronnant grand-duc don Tiberio, en
élevant « L’Arche » à la qualité d’îlot terrestre et en y
allumant la flamme sur l’autel des sacrifices.
Don Tiberio était un grand éleveur. Dans son
commerce avec le bétail il avait acquis des capacités
très particulières de gouvernement et une
extraordinaire énergie. Les pauvres d’esprit de
Monchinia, médisaient de lui en prétendant que, fils
d’un de ses muletiers, ce n’était jamais qu’un
muletier… et, bien que son comportement et son
langage fussent ceux d’un muletier, il est hors de
doute que ces médisances n’étaient que l’écume d’une
jalousie impuissante.
Don Tiberio sentit sa vaste poitrine se dilater
comme un soufflet gigantesque, imaginant déjà sur
ses tempes le chatouillement précurseur du léger
poids de la couronne. Il fut visiter ses greniers
débordant d’orge pour ses troupeaux et ses prairies
couvertes de foin vert ; puis, souriant modestement, il
se dit en lui-même :
— Seigneur, fais de moi ce qu’il te plaît, et puisque
tu le veux, ainsi soit-il !
Les membres de « L’Arche » ne se sentaient plus de
joie. Ils allaient frapper un grand coup apocalyptique,
confondre les malheureux philistins, non seulement
de Sideria, mais de tout Monchinia, abattre d’un seul
coup le monstre de la balourdise bourgeoise,
apprendre au monde ce qu’est le monde.
Les pauvres Monchiniens, méconnaissant leurs
intérêts, victimes de préjugés ridicules, opposèrent au
début quelque résistance : les uns estimaient la
profession d’éleveur incompatible avec la dignité
grand-ducale, sans comprendre, les innocents ! que
c’était la meilleure école pour cette tâche ; les autres
avaient scrupules sur scrupules à propos du préjugé
funeste de l’hérédité des dignités suprêmes, comme si
chacun n’était pas fils de ses œuvres ; d’autres enfin,
les froussards, redoutaient qu’une guerre civile
n’enflammât le pays. Des bandes se formaient en
secret, ayant chacune son prétendant au grand-duché.
Mais, vérification faite, la lutte durerait-elle autant
que le foin,
vert le matin
sec l’après-midi.
Qui aurait pu, au sein de son opulence, être aussi
généreux que don Tiberio, disposé à distribuer orge et
foin au peuple monchinien affamé de paix et de
liberté ?
Don Tiberio tapissa de foin les rues de Sideria, puis
sema les champs avec l’orge de ses greniers. Ainsi, peu
à peu, les esprits se rassérénèrent et tout fut prêt pour
la célébration à « L’Arche » de la fête apocalyptique
du couronnement du grand-duc, don Tiberio.
Quelle fête ! Quelle splendeur ! Je laisse au lecteur
le soin de l’imaginer, ce sera bien préférable à une
description !
On y sacrifia autant d’animaux et d’outres qu’il y
avait d’invités.
La cérémonie terminée, la fête se poursuivit, les
paisibles bourgeois sidériens, entassés dans la rue,
admiraient les balcons illuminés de « L’Arche », en
commentant les éclats de voix qui venaient jusqu’à
eux.
Les toasts furent dignes de don Tiberio et de son
couronnement. Le plus remarqué fut celui de l’oracle
de « L’Arche », qui avait dans le corps des tonnes
d’inspiration.
« Nous allons faire le bonheur de ces agneaux,
disait-il, nous allons leur épargner l’effort de se casser
la tête. »
— Bravo ! bravo ! criaient les uns.
— Bis ! Place à la danse ! criaient d’autres de
dessous la table.
« Nous allons convertir ce pays, si religieusement
dévot, en un pays libre-penseur », poursuivit l’orateur.
Grande surprise parmi ceux qui ne ronflaient pas
encore !
« Comment ? En les réduisant à la véritable liberté
de pensée, en les libérant de la pensée. »
Enthousiasme fou. Dans ce délire, certains
perdirent le souffle.
— Et ils seront capables de ne pas nous en savoir
gré, s’exclama Anastasio.
« À partir de demain, continua l’oracle, Monchinia
sera un paisible troupeau qui nagera dans
l’abondance. Les lits seront en fer et l’on marchera
dans les orges jusqu’au genou. »
— Je vous nommerai dogues du troupeau ! cria don
Tiberio.
« Grand honneur, messieurs ! Honneur
exceptionnel, dont il nous faut remercier le grand-
duc. Vive le duc pasteur ! »
— Place à la danse ! lancèrent ceux du bout de la
table.
Les toasts se poursuivirent jusqu’à ce que le tour de
parole échût à don Tiberio, qui se leva, assura des
deux mains la couronne qui ballottait sur sa tête,
rougit, ouvrit la bouche… et se rassit.
Une formidable ovation accueillit ce toast sans
paroles, tandis que les pauvres bourgeois, guettant
dans la rue les bruits de la fête, s’exclamaient : « Le
grand-duc parle. »
Peu après, au petit jour, ils virent porter le grand-
duc en triomphe jusque chez lui.
En regagnant ses pénates, l’oracle se disait tout en
marchant : « Demain, le grand-duc signera le décret
qui fera de nous les dogues du troupeau », et une fois
couché, en se pelotonnant entre les draps, il
poursuivit :
« Quelle magnifique transformation ! Ah ! qu’ils
soient agneaux, chevreaux, béliers ou… C’est la
première fois que j’envie ces pauvres gens. À partir de
demain, des libres-penseurs, délivrés du tourment de
penser…
« Y a-t-il vie plus belle que celles de l’agneau ou du
chevreau et de tous les autres animaux ! Ils n’ont à se
soucier que de leur mangeoire et de leur litière… Le
berger se charge de les guider.
« Ces petits animaux auraient bien quelquefois à se
plaindre, quand le berger sacrifie l’un d’eux pour sa
nourriture… Mais qu’importe un de plus ou de
moins ? Il faut bien que le berger vive de quelque
chose et l’on doit lui pardonner pour prix de sa
sollicitude envers le troupeau.
46
« Dura lex, sed lex . La Nature n’a pas à se soucier
de l’individu, elle le sacrifie au nom de l’espèce…
Quelle belle vie pour les dogues du grand-duc
pasteur !
« Il nous donnera à ronger les os de mouton qu’il
jette, sans compter ce que nous pourrons mordre pour
notre compte… Nous serons heureux avec les os, et le
troupeau encore plus en folâtrant dans l’herbe fraîche,
grasse et verte. »
Il s’endormit et crut entendre dans son rêve claquer
le fouet du grand-duc pasteur au-dessus des têtes du
troupeau.
Dès lors, la migraine fut inconnue à Monchinia.
Les Monchiniens se laissèrent guider, sacrifiant
volontiers les individus au bien de l’espèce. Mais,
attention ! et si ce grand-duc pasteur était un ogre ?
On dit que celui-ci, lassé de ses moutons, songe à se
retirer et à céder le grand-duché à son chien, pour
démontrer ainsi que Caligula ne fut pas aussi fou
qu’on le croit en faisant de son cheval un consul.
COMMENT L’AIGLE FUT CHANGÉ
EN CANARD
47
APOLOGUE

Il y a bien longtemps vivait un aigle superbe, roi


des montagnes dont le trône se dressait sur un
sommet inaccessible, au pied duquel il avait établi son
nid. Quand, au lever du soleil, il prenait son essor,
défiant du regard le père de la lumière, les alouettes
chantaient pour lui leur hymne matinal et tous les
oiseaux lui rendaient hommage. Les corbeaux le
suivaient pour profiter des reliefs de ses repas.
Jamais on n’avait vu un aigle dont le domaine
s’étendait aussi loin. Il s’élevait bien plus haut que la
région des nuages et c’est à peine si son regard
pénétrant pouvait embrasser la superficie entière de
ses royaumes. Quand se déchaînait la tempête, dans le
ciel tonnant du choc des nuées zébrées d’éclairs,
l’aigle les survolait, laissant gronder l’orage sous ses
pieds, baignant dans la libre et pleine lumière.
Rien n’était plus beau que de le voir planer,
presque immobile, dans l’azur, les ailes
orgueilleusement déployées dans un geste de suprême
puissance. D’un battement léger, comme pour jouer, il
s’élevait encore plus haut, développant sans effort
apparent une force gigantesque.
Au pied du rocher où nichaient ses aiglons et sur
lequel il trônait, s’étendait une grève, semée çà et là de
quelques arbrisseaux, sur laquelle régnait un lion
souverain.
Souvent le lion s’arrêtait pour contempler le vol de
l’aigle et, plus d’une fois, l’aigle planant dans les airs
observait le lion bondissant sur sa proie. Au
rugissement du roi des animaux répondait le cri du
roi des espaces sidéraux.
En voyant bondir le lion, l’aigle le plaignait :
« Pauvre petit ! Peut-être essaie-t-il de voler… Saute,
saute, pauvre roi de la grève, pour voir s’il te poussera
des ailes. »
Parmi les courtisans de l’aigle, il y avait un
corbeau, dont les flatteries sonnaient toujours
agréablement à ses oreilles. L’oiseau entreprit de lui
parler du lion, de ses prouesses, de vanter son
courage, son audace, sa majesté. « Il prétend que si
vous luttiez sur la terre, tu verrais le peu de service
que te rendraient ta bravoure, ton bec et tes ailes. — Il
a dit cela ?… s’exclama l’aigle. — Oui, il l’a dit,
répondit le corbeau, mais n’y fais pas attention, il a
perdu de sa puissance, le pauvre ne sait plus bien ce
qu’il dit. Aveuglé par son orgueil, il ignore que tu peux
te poser à terre et te défendre. — Et le vaincre sur la
terre, sur son élément ! ajouta l’aigle. — Je n’en doute
pas », répondit sarcastique le corbeau enjôleur.
Dès lors l’aigle se torturait l’esprit à l’idée de se
faire lion et de disputer sa royauté au seigneur de la
grève.
— Sais-tu ce à quoi j’ai pensé ? dit un jour l’aigle au
corbeau.
— Ce que tu penses ne peut qu’être inspiré par le
soleil lui-même.
— Je pense, puisque personne ne me conteste la
suprématie de l’air, que je dois descendre mon trône
au pied du rocher et disputer au lion son empire. Pour
m’obliger à ne pas recourir à ma faculté de voler, je
vais me couper les ailes. Je veux que nous luttions à
armes égales.
— Quel projet sublime ! s’écria le corbeau. On
n’aura jamais vu encore pareil exploit ! Je disais bien
que le soleil t’avait inspiré.
L’aigle, en effet, se rogna les ailes, obligea les siens
à l’imiter et descendit sur la grève. Non sans grande
désinvolture, il marcha à la rencontre du lion et le
provoqua en combat singulier.
— Ne dis pas de bêtises et remonte dans tes nuages,
lui dit le lion, à chacun son domaine !
— Il n’est pas d’arène interdite pour un combat
héroïque, lui répondit l’aigle, et je vais te le prouver.
Là, sur la terre, sur ton propre domaine, tu vas
mesurer tes griffes à mes serres, ta gueule à mon bec.
— Ne dis pas de bêtises, répliqua le lion en lui
tournant le dos, sa queue lui battant les flancs.
Mais l’aigle se précipita sur lui, le frappant d’un
coup de bec. Se sentant blessé, le lion furieux se jeta
sur l’aigle et, en deux coups de patte, le mit à mal. Le
pauvre roi des airs ne put que voleter sur ses
moignons d’ailes et, courant comme il pouvait, alla
chercher refuge dans les roseaux au bord du lac. Il y
resta caché et, compatissant, le lion l’y laissa en paix.
L’aigle ne se risqua pas à quitter le rivage et, là, dut
apprendre à nager pour se défendre contre les
attaques des fauves venus pour s’y abreuver. Avec le
temps, son bec subit des transformations, des palmes
lui poussèrent aux serres et il se changea en canard.
Telle est l’histoire de l’aigle qui, pour avoir voulu
être lion, se transforma en canard.
48
LE CHANT DES EAUX ÉTERNELLES
Le chemin étroit, taillé à pic dans le roc nu,
serpente au-dessus du précipice, bordé sur un de ses
côtés par des rochers abrupts et des amas de pierres ;
de l’autre côté se fait entendre au fond du gouffre la
rumeur ininterrompue d’une eau invisible. De place
en place le rocher ménage de petites placettes pouvant
abriter, au plus, une dizaine de personnes, halte
garnie de feuillages au-dessus de l’abîme pour le
voyageur. Dans les lointains, un château perché sur
un piton se détache sur le ciel. Les nuages qui passent
s’effilochent aux pignons de ses tours.
Maquetas s’avance parmi les romarins. Il a chaud
et, dans sa hâte, ne regarde que le chemin, levant de
temps en temps les yeux vers le château. Il chante une
vieille chanson triste, apprise de sa grand-mère, pour
ne plus entendre la rumeur fatidique du torrent
coulant invisible au fond du précipice.
Arrivé à l’un de ces reposoirs, une jeune fille, assise
sur une motte de gazon, l’appelle.
— Maquetas, arrête-toi un moment et viens ici.
Assieds-toi près de moi, le dos au précipice, pour que
nous bavardions un peu. Rien ne vaut une aimable
conversation pour donner des forces au voyageur.
Arrête-toi un peu, là, près de moi. Après, rafraîchi et
reposé, tu reprendras ta marche.
— Je ne peux pas, ma petite, répond Maquetas,
ralentissant le pas sans toutefois le couper
entièrement, je ne peux pas. Le château est encore
loin et je dois y arriver avant le coucher du soleil
derrière ses tours.
— Tu ne perdras rien à t’arrêter, homme, tu
reprendras ensuite ta marche avec des forces
nouvelles. N’es-tu donc pas fatigué ?
— Oui, je le suis, petite.
— Alors, arrête-toi un peu, repose-toi. Tu as là des
feuillages pour couche et mon sein pour oreiller. Que
veux-tu de plus ? Viens, arrête-toi.
Elle lui tend les bras, lui offrant sa poitrine.
Maquetas s’arrête un moment, et le bruit du torrent
invisible résonne à ses oreilles. Il s’écarte du chemin,
s’étend sur les feuillages, incline sa tête sur la poitrine
de la jeune fille qui, de ses mains roses et fraîches,
essuie la sueur de son front. Lui, les yeux levés,
s’absorbe dans la contemplation d’un ciel matinal
aussi clair que les yeux de la fille.
— Que chantes-tu, petite ?
— Ce n’est pas moi qui chante, mais l’eau qui court
en bas, derrière nous.
— Et que chante-t-elle ?
— La chanson de l’éternel repos. Mais maintenant,
repose-toi.
— N’as-tu pas dit éternel ?
— C’est le chant du torrent de l’abîme. Mais repose-
toi.
— Et après…
— Repose-toi, Maquetas, et ne dis pas après.
La jeune fille lui donne un baiser sur les lèvres. La
douceur de ce geste d’amour se répand à travers tout
son être comme si le ciel se déversait en lui. Il perd le
sentiment et rêve qu’il tombe sans fin dans ce gouffre
sans fond. Quand il se réveille et ouvre les yeux, il voit
le ciel du soir.
— Ah ! petite, qu’il est tard ! Je n’aurai pas le temps
d’arriver au château. Laisse-moi, laisse-moi !
— Bon. Va-t’en. Que Dieu te guide et t’accompagne,
et ne m’oublie pas, Maquetas.
— Accorde-moi encore un baiser.
— Prends et qu’il te donne des forces.
Cette caresse centuple les forces de Maquetas qui
se met à courir, droit devant lui, rythmant sa course
en chantant. Il court, court, laissant derrière lui
d’autres romarins. L’un d’eux lui lance au passage :
— Tu t’arrêteras, Maquetas !
Il remarque que le soleil commence à descendre
derrière les tours du château. Son cœur se glace.
L’incendie du couchant ne dure pas. Il entend grincer
les chaînes du pont-levis qu’on relève et pense : « On
ferme le château. »
La nuit commence à tomber, une nuit insondable.
Bientôt Maquetas doit s’arrêter, il ne voit plus rien,
absolument rien. L’obscurité est totale. Il s’arrête et
garde le silence. Dans ces ténèbres opaques, il entend
le grondement du torrent dans le précipice. Le froid
devient plus vif.
Maquetas s’accroupit, tâte le sol de ses mains
engourdies, puis se met à marcher à quatre pattes,
précautionneusement, comme un renard, cherchant à
éviter le précipice.
Il marche ainsi longtemps, longtemps.
« Cette petite m’a trompé ! Pourquoi aussi l’ai-je
écoutée ? »
Le froid devient insupportable. Il le pénètre de
partout comme une épée aux mille tranchants.
Maquetas ne sent plus le contact du sol, ni ses pieds,
ni ses mains. Il est glacé. Il s’arrête. Il ne sait plus s’il
est arrêté ou s’il continue à marcher à quatre pattes.
Il s’assied, perdu dans cette obscurité qui l’enserre.
Il n’entend plus que le grondement des eaux au fond
du précipice.
« Je vais appeler. » Et il tente d’enfler sa voix, mais
il ne s’entend pas, aucun son ne sort de sa gorge
paralysée.
Puis il s’interroge :
« Suis-je mort ? »
Et c’est ce qui survient à mesure que les ténèbres
s’épaississent autour de lui.
« Serait-ce cela la mort ? Devrais-je désormais vivre
ainsi, uniquement de pensées et de souvenirs ? Et le
château ? Et le précipice ? Que disent les eaux ? Quel
songe, quel formidable songe ? Et je ne puis
m’endormir !… Mourir ainsi de sommeil, peu à peu,
pour toujours, sans jamais pouvoir s’endormir. Et
maintenant que vais-je faire, que faire demain ?
« Demain ? Qu’est-ce que demain ? Que veut dire
demain ? Que représente ce demain qui me vient du
fond des ténèbres, là où chantent les eaux ? Demain ?
Il n’y a plus de demain pour moi ! Rien que le
présent ; rien que l’obscurité et le froid ! Jusqu’à cette
rumeur des eaux éternelles qui, sur une seule note
prolongée, ressemble à un chant glacé.
« Mais suis-je bien mort ? Comme le jour tarde à
poindre ! Je ne sais plus le temps qui s’est écoulé
depuis que le soleil s’est couché derrière les tours du
château…
« Il y avait une fois, rêve-t-il, un homme qui
s’appelait Maquetas, grand marcheur, qui se rendait à
un château où il espérait trouver un bon repas au coin
du feu, puis un bon lit avec une aimable compagne. Et
là, au château, il coulerait des jours qui ne finiraient
pas, écoutant des histoires interminables, jouant avec
la femme dans une éternelle jeunesse. Tous ses jours
seraient pareils, sans histoire. Ils s’écouleraient ainsi,
puis l’oubli tomberait sur eux. Ils ne seraient plus
qu’un seul jour qui ne finirait jamais, un même jour
renouvelé éternellement, un présent perpétuel
débordant d’une infinité d’hiers et de demains.
« Et ce Maquetas croyait que la vie était ainsi faite
et reprenait la route. Il s’arrêtait dans les auberges
pour y dormir et en repartir dès que le soleil lui
montrait de nouveau le chemin. Un matin, au sortir
de l’auberge, il rencontra un vieux mendiant, assis à la
porte sur un tronc d’arbre, et qui lui demanda :
« Maquetas, que veulent dire les choses ? » Et lui de
répondre en haussant les épaules : « Qu’est-ce que cela
peut me faire ! » Le vieux mendiant poursuivit :
« Maquetas, que signifie ce chemin ? » Maquetas, non
sans irritation, répondit : « Pourquoi me demandes-tu
cela ? Est-ce que je le sais ? Qui le sait ? Est-ce que le
chemin veut dire quelque chose ? Fiche-moi la paix et
adieu ! » Le vieux mendiant fronça les sourcils, sourit
tristement et regarda le sol.
« Et ce Maquetas arriva dans une région très
escarpée, dut traverser une montagne sauvage, par un
sentier taillé à pic au-dessus d’un précipice dans le
fond duquel grondaient les eaux d’un torrent invisible.
De là, il voyait le château où il devait arriver avant le
coucher du soleil. Il hâta le pas, mais une jeune fille,
belle comme une apparition, l’invita à s’arrêter et à se
reposer, la tête appuyée sur son sein. Et Maquetas
s’arrêta. À son réveil, la fille lui donna un baiser, le
baiser de la mort, et, un peu avant le coucher du soleil
au-delà des tours du château, ce Maquetas se trouva
cerné par le froid et l’obscurité qui, en s’épaississant,
se confondirent. Il se fit un silence, interrompu
seulement par le chant des eaux éternelles du
précipice, car là, dans la vie les sons, les chants, les
bruits naissent d’une vague rumeur, d’une brume
sonore, mais ce chant résonnait de la profondeur du
silence, de l’obscurité et du froid, du silence de la
mort.
« De la mort, oui, de la mort ? Et c’est ainsi que
mourut Maquetas, le marcheur forcené.
« Quel joli conte, mais qu’il est triste ! Il est plus
joli, bien plus joli, plus triste, bien plus triste, que
cette vieille chanson apprise de ma grand-mère.
Voyons, voyons, je vais me le raconter encore une
fois…
« Il y avait un homme qui s’appelait Maquetas,
grand marcheur, qui se rendait à un château… »
Et Maquetas se raconte une fois, deux fois, trois
fois sa propre histoire. Il ne cessera de se la redire
tant que continueront à chanter les eaux du torrent
invisible dans le précipice, ces eaux qui chanteront
toujours, toujours, sans hier et sans demain, toujours,
49
toujours, toujours …
UN MYSTÈRE D’INIQUITÉ
50
OU LES PÉREZ ET LES LÓPEZ

Juan appartenait à la famille des Pérez, riche et


51
libérale depuis le temps d’Álvarez Mendizábal . Dès
sa petite enfance, il avait entendu parler des
52
carlistes avec une animosité mal contenue. Il se les
représentait comme des oiseaux rares et se faisait
53
d’eux l’idée que le vulgaire a du Juif , gens taciturnes
au visage de travers, rasés ou avec de grandes barbes
noires et hirsutes, vêtus de lévites noires, avares de
paroles et priseurs de tabac. Ils se réunissaient la nuit
dans des entrepôts suintant l’eau, au milieu des sacs
fantastiques d’un magasin plein de rats, pour y tramer
d’horribles choses.
Au fil des ans, ces ombres changèrent de forme
dans sa jugeote, et il les imagina plutôt comme des
individus retors qui en temps de paix préparent en
sourdine des guerres et ne s’approvisionnent que dans
les boutiques de leurs partisans.
Devenu homme, ses absurdités enfantines se
dissipèrent, il ne vit plus dans les carlistes que des
gens d’une opinion discutable, puisque de parti pris,
des fanatiques qui, sous couvert de religion, etc. Ce
n’est pas ici le lieu de rappeler toutes les sottises,
assaisonnées des épithètes les plus grossières, de
rigueur entre anticarlistes.
La famille Pérez nourrissait une vieille aversion
pour la famille carliste des López. Un Pérez et un
López avaient été pour un temps associés. Il s’était
passé entre eux quelque chose, dont le souvenir était
enterré dans les deux familles, mais qui était devenu
une source de rumeurs ainsi qu’une succession
continue de petites vexations quotidiennes, saluts
refusés, médisances, coups d’œil insolents, petites
perfidies, qui finirent par engendrer une haine tenace.
La famille Pérez, bien que libérale, était aussi
pieuse que la famille López. Ses membres allaient
tous les jours à la messe, communiaient chaque mois,
appartenaient à diverses congrégations et portaient
des scapulaires. Ils étaient irréprochables.
Notre Juan Pérez avait été élevé dans ces bons
sentiments, auxquels se joignait quelque instruction
ni très poussée, ni très variée. Il était surtout doué
pour les mathématiques.
Les choses en étaient là quand se répandit dans le
monde le fameux aphorisme : « Le libéralisme est un
péché. » Quelle formule merveilleuse ! Un péché ! Le
choix de ce mot est un chef-d’œuvre, car quel que soit
le terme choisi : erreur, hérésie, impiété, crime, on en
aurait trop dit ou pas assez, manquant ainsi le but ou
le dépassant.
Notre Pérez n’y prêta pas plus d’attention qu’à une
machination indigne, tramée dans ces entrepôts
suintants où se réunissaient les ombres en lévite
noire. Un article qui lui tomba par hasard dans les
mains lui ouvrit l’appétit. Il lut le livre d’or du très
54
distingué Sardá , se passionna pour les articles du
frère supérieur, les lettres de protestants et de
55
libéraux dans El Martillo , et commença à
s’intéresser à cette doctrine néfaste qui, sous le nom
de libéralisme, s’infiltrait dans la société, comme un
venin répand ses miasmes délétères. Ce qu’il y avait
d’abominable dans ces théories lui chatouillait l’esprit.
Il étudia la lutte entre les tièdes et les purs et
connut sur le bout du doigt les décisions de l’Index et
les voyages de don Celestino. Il s’attacha à la lecture
des périodiques des purs puis, avec la satisfaction
d’un esprit anémique, dévora des articles
interminables, toujours sur le même sujet, toujours
rédigés dans le même style, toujours avec les mêmes
épithètes consacrées. Il aiguisait son esprit avec des
arguties imperceptibles, des raisonnements trop
subtils, coupant les cheveux en quatre.
56
À tout cela vint s’ajouter l’encyclique Libertas et,
avec elle, les ardentes polémiques à l’encontre de ce
rassemblement de toutes les hérésies, la campagne
contre les libéraux, suppôts de Lucifer, dont la devise
57
est : Non serviam !
Souvent le soir venu, assis sur un banc dans
l’église, il restait à méditer. Ses idées s’estompaient
peu à peu avant de devenir nébuleuses, puis, en
entendant sonner neuf heures, il quittait la quiétude
du sanctuaire pour le brouhaha des rues.
Un malaise se glissait dans son âme. Un soir, en
rentrant du sermon, sa tête bourdonnait du fameux
aphorisme. Il ne pouvait admettre d’être plus grand
pécheur qu’un assassin ou un adultère, et pourtant
c’était clair, pécher contre la foi c’est pécher contre
Dieu, ne pas croire en lui, c’est pire que pécher par
vanité ; l’orgueil est plus satanique que la colère ou la
luxure. Cette nuit-là il ne put fermer l’œil. Baigné de
sueur, il se tournait et se retournait dans son lit. Il se
leva pour boire au pot à eau de la toilette, ferma
violemment les yeux, essaya de compter jusqu’à cent
cinquante, mais en vain. Rien. Toujours dans le noir
dansait l’aphorisme. Il aurait passé ainsi toute la nuit
si, vers les quatre heures, son insomnie enfin vaincue
ne lui avait suggéré cette pensée apaisante : on est
sauvé par l’ignorance et la bonne foi. Et il s’endormit
en se disant : « Dieu me pardonnera, car je ne sais pas
ce que je pense. »
Ainsi Juan Pérez retrouva un calme apparent, se
considérant comme ignorant et de bonne foi.
Mais… précisons : l’ignorance, ne serait-ce pas un
péché ? et de se demander si c’était là le fait de
l’ignorance ou de la bonne foi, ou si tout cela n’était
que des sophismes suggérés par l’esprit malin. Il est si
dur de crucifier le vieil homme ! Et les nuits blanches
se succédèrent.
Tel était l’état d’esprit du pauvre homme. Il reprit la
lecture du livre d’or de Sardá, de l’encyclique Libertas
et aborda l’examen de ce qu’on entend par libéralisme
en ses divers degrés et nuances, par libéraux,
suppôts, etc. Un après-midi à l’heure où le soleil se
couche dans son lit de pourpre, se promenant sur une
route en mordillant un bourgeon de mûrier, Juan se
demanda tout à coup : « Serais-je par hasard un
libéral, un suppôt de Satan, etc. ? » Et il découvrit,
sans étonnement, comme on oublie ce que l’on ne sait
que trop, qu’il n’avait jamais été libéral. Il retrouva
son calme, il n’avait jamais été libéral, pas plus que
carliste – Carliste comme les López ? Jamais ! Les
hommes à lévite noire ! Au fond de lui-même
demeuraient les spectres de son enfance.
Il n’était pas un libéral, mais il lui en restait
l’épithète. Quelle chose terrible qu’une épithète ! C’est
la pieuvre de l’intelligence. On avait appelé ses parents
libéraux et ils s’étaient eux-mêmes appelés libéraux.
Serait-il obligé de renoncer à cette étiquette parce
qu’on l’avait discréditée ? Elle lui collait à la peau, et
Satan sait bien que celle-ci est la dernière chose qu’on
abandonne, car c’est la peau qui conduit bien des gens
à leur perte. Et notre libéral de se boucher yeux et
oreilles devant ce terrible mot chargé de mystère, et
pourtant il avait été libéral.
Une autre épreuve attendait Juan Pérez. Dans ce
siècle batailleur, suffit-il d’être un simple spectateur ?
58
De déserter les bannières de Bélial ? La timidité ne
serait-elle pas un péché ?
59
Finalement Juan Pérez se fit traditionaliste , mais
carliste, non. Il abjura, dans ses moindres degrés et
nuances, la secte délétère à laquelle il n’avait jamais
appartenu, s’écartant des libéraux, suppôts de Satan,
dont la devise est Non serviam. Il se pencha sur cet
assemblage d’erreurs funestes apportées par toutes les
hérésies et abhorra par-dessus tout cette collusion
infâme des fils de la lumière et des fils des ténèbres.
Curieux et chatouillé d’ergoter sur la connaissance du
bien et du mal, il lut alors les ouvrages des libéraux
afin de connaître de plus près le cancer qui ronge
notre société.
Mais apportons un peu de fraîcheur à la sécheresse
de ce récit.
Carmen était une bonne petite jeune fille, bien en
cour auprès des douairières, et dont la bourse était
bien garnie, ce qui explique que Juan Pérez et l’un des
López, tous deux convaincus que la solitude est
mauvaise pour l’homme qui ne saurait persister dans
cet état, la courtisaient pour le bon motif. Ce carliste
de López était devenu intégriste, du moins dans sa
tête, et loyaliste bon teint, toute autre distinction ne
pouvant être qu’une soupape de sûreté pour une
cervelle bourrée de vérités absolues.
On ne sait comment López l’emporta sur Pérez,
toujours est-il qu’il épousa la jeune fille et les écus.
Juan Pérez connut de bien mauvais jours et des nuits
encore plus pénibles, puis il finit par bénir les
desseins insondables de la Divine Providence et rien
n’entacha plus l’amitié qu’il portait à López, auquel il
avait sacrifié les petites rancunes familiales sur l’autel
d’une commune doctrine.
Juan Pérez s’était pris pour un libéral, du diable s’il
savait seulement ce qu’est le libéralisme ! Mais à
présent l’esprit purifié, il connaissait sur le bout des
doigts les erreurs pestilentielles de cette secte néfaste
et avait lu les coryphées de l’impiété et quelques
auteurs allemands en traduction. L’ennemi malin le
tentait parfois, la connaissance du mal lui donnait le
vertige et il percevait, tel le chant perfide des sirènes,
le sifflement maléfique du serpent infernal.
Le démon le tentait, et plus son imagination et son
intelligence corrompue par le péché originel
ergotaient à n’en plus finir, plus il s’élevait sur les ailes
de l’orgueil. Satan l’incitait en lui offrant en échange
de son adoration un monde nouveau d’idées
nouvelles. Il se lassait de la douce vertu d’avoir à
s’humilier devant la lettre en faisant semblant
d’ignorer que Dieu a élu au monde l’ignorance et la
faiblesse pour faire honte aux sages et aux forts. Il est
bon d’ajouter qu’à cette époque Juan Pérez s’adonnait
à la gymnastique et qu’une jeune fille écervelée et
pauvre lui faisait perdre la tête.
L’éclat se produisit un jour de printemps, au cours
d’une réunion à laquelle Pérez et López assistaient.
On y discutait amicalement d’une lettre d’El Martillo
en commentant les escarmouches entre intégristes et
libéraux. On répétait pour la centième fois le même
bon mot, on creusait le quatrième sens en oubliant le
premier, on reprenait les arguments qui, toujours
sous les mêmes manchettes, étaient insérés sur six ou
sept colonnes de prose hâtive, quand entre Juan Pérez
et Pedro López s’engagea une discussion sur la part
faite au libéralisme dans leur comportement
réciproque au regard d’un certain sujet.
Il faut se rappeler qu’en ce malheureux siècle des
lumières et des droits de l’homme le virus si
contagieux du libéralisme empoisonne toutes choses
de ses miasmes délétères, au point d’infecter jusqu’à la
racine l’intégrisme le plus pur. Il n’est pas de pire
tourment pour un homme intransigeant que retourner
dans sa tête, avant de l’exprimer, l’idée qui lui vient à
l’esprit, de la mettre en réserve jusqu’à ce qu’il ait pu
préciser la part de libéralisme qu’elle peut cacher.
Malheureux siècle !
La discussion s’envenima et leurs amis durent
intervenir pour éviter l’irréparable. Pérez bouillait, le
visage empourpré, le cœur battant. Il suffoquait, et
son sang, contaminé par le péché originel, lui
renvoyait les spectres de son enfance, l’image
estompée des hommes en lévite noire dans les
entrepôts suintant l’humidité, les rancunes
héréditaires, sucées avec le lait maternel, les propos
de ses parents, jadis entendus sans les comprendre,
les regards des López, les tracasseries du voisinage
aux relents de couloirs, le récit des prouesses des
60
cristinos . Et ces yeux bovins de Carmen qui le
fixaient. Son cœur, que Dieu avait endurci, battait à
grands coups, sa tête éclatait et, pour comble, cette
nuée confuse qui, tel un vent de tempête, faisait se
lever sa colère : il voyait resplendir le fatal aphorisme.
Il lui prenait des envies d’étrangler López, quand il
entendit celui-ci lui crier :
— Hors d’ici, espèce de libéral !
Juan Pérez éclata :
— Oui, oui et oui ! Libéral et j’en suis fier ! J’ai été,
je suis et je serai libéral ; un libéral dans tous les sens
du terme ; un suppôt de Satan avec pour devise : Non
serviam ! Non, moi non plus, je ne servirai pas. Et si
c’est un péché… tant mieux !
Il ne savait plus ce qu’il disait, mais même dans sa
fureur il n’avait pas oublié la phraséologie.
Il quitta les lieux en crachant ses poumons et cette
même nuit retrouva l’insomnie.
Il avait brisé sa coquille, descendu la pente, la grâce
efficiente lui manquait et, dans son esprit, s’amorçait
un travail de démolition. Ayant goûté le fruit défendu,
il finit dans la peau d’un libéral pur et dur. Mauvaise
affaire que de trop savoir sur soi ; plus avisé serait le
sot. Malheur à ceux qui se croient doctes !
Il ouvrit les yeux. La connaissance du mal le
plongea dans l’horreur et son sang libéral, péché
originel des Pérez depuis le temps d’Álvarez
Mendizábal, assura la suprématie de la chair sur
l’esprit. Il ne sut du péché que ce qu’en disait la loi ; il
aurait ignoré le libéralisme si la loi ne lui avait dit : le
libéralisme est un péché. Le péché, ainsi posé en
précepte, fit renaître en lui la rébellion héréditaire, car
sans la loi le péché était lettre morte. Juan Pérez vécut
quelque temps sans loi, mais quand s’imposa le
précepte, le péché ressuscita et ce précepte qui devait
apporter la vie lui donna la mort ; le péché ainsi
découvert l’abusa et le tua. La loi est affaire d’esprit, et
nous sommes des êtres de chair.
Le mystère d’iniquité était accompli ; l’hérédité et
Álvarez Mendizábal en avaient eu raison. Mais il y
aura toujours des hommes pour ne jamais admettre
que le libéralisme est un péché des plus grands et les
libéraux des suppôts de, etc. ! Ah ! malheureuse chair
corrompue d’Adam ! Qui nous délivrera de ce
cadavre ?
61
MÉCANOPOLIS
En lisant dans Erewhon, de Samuel Butler, ce qu’il
nous dit de cet Erewhonien qui écrivit le « Livre des
machines » et obtint que toutes celles-ci
fussent bannies de son pays, il me revint en mémoire
le récit que me fit un de mes amis de son voyage à
Mécanopolis, la cité des machines. Il tremblait encore
en me le racontant, puis se retira après dans un village
perdu où il y avait le moins possible de machines.
Je vais essayer de reproduire ici le récit de mon
ami, autant que possible dans ses propres termes.

Je me trouvais alors perdu dans le désert. Mes


compagnons étaient retournés les uns sur leurs pas,
comme s’il était possible de savoir où était le salut, les
autres étaient morts de soif et de fatigue. Je me
trouvais seul et presque mort de soif. Je me mis à
sucer le sang noir ruisselant de mes doigts mis à vif en
grattant ce sol aride pour y chercher un peu d’eau.
Comme je me disposais à m’étendre sur le sol et à
fermer les yeux sous un ciel implacablement bleu,
attendant la mort qui ne saurait tarder, et, pour hâter
sa venue, contenant ma respiration et m’enterrant
dans ce sol féroce, je levai mon regard éteint et crus
apercevoir au loin quelque verdure. « Serait-ce un
mirage ? » pensai-je, et je me mis à ramper.
62
Ce furent des heures d’agonie , mais, quand
j’arrivai au but, c’était bien une oasis. Une source
restaura mes forces et, après avoir bu, je mangeai
quelques fruits savoureux et succulents qui pendaient
libéralement aux arbres, puis je m’endormis.
Je ne sais combien dura cet anéantissement, des
heures, des jours, des mois, des années. Tout ce que je
sais, c’est que je me relevai bien différent. Les
horribles souffrances étaient plus ou moins effacées
de ma mémoire. « Les pauvres malheureux ! » me dis-
je au souvenir de mes compagnons morts au cours de
cette exploration. Je me levai, après avoir mangé et bu
de nouveau, et me disposai à reconnaître l’oasis. Après
quelques pas, je me trouvai devant une gare de
chemin de fer entièrement déserte. Pas une âme là, un
train, vide lui aussi, sans mécanicien ni chauffeur,
lançait son panache de fumée. J’eus l’idée subite de
monter par curiosité dans un des wagons. Après
m’être assis, je fermai, je ne sais pourquoi, la portière,
et le train se mit en marche. J’éprouvai alors une
terreur folle et j’eus l’envie de me jeter par la fenêtre.
Mais je me dis : « Voyons où il s’arrêtera ».
La vitesse du train était telle que je ne pouvais
distinguer les paysages que je traversais. Je dus
fermer les vitres, je ressentais un vertige horrible. Et
quand enfin le train stoppa dans une gare magnifique,
bien différente de celles que je connaissais, je
descendis et sortis.
Je renonce à te décrire la ville. Il est impossible
d’imaginer sa magnificence, sa somptuosité, son
confort, son hygiène dont je ne comprenais pas
l’utilité. Car dans les rues on ne voyait personne. Pas
un homme, pas un animal, pas même un chien, et
aucune hirondelle dans le ciel.
Sur un superbe édifice était fixée une enseigne qui
disait avec nos propres lettres : Hôtel. J’entrai. Et
toujours désert. Je gagnai la salle à manger, où était
préparé un solide repas. Sur la table était placé un
menu, chaque plat y figurait sous un numéro à côté
d’un grand tableau pourvu de boutons numérotés. Il
n’y avait qu’à appuyer sur l’un d’eux pour voir surgir
de la table le mets désiré.
Après mon repas, je sortis dans la rue où
circulaient des tramways et des automobiles, toujours
vides. Il suffisait de s’approcher, de faire un signe et
ils s’arrêtaient. Je pris une automobile et me laissai
conduire. J’arrivais dans un magnifique parc
géologique, où l’on voyait les divers types de terrains,
accompagnés de notices explicatives en espagnol,
mais rédigées en orthographe phonétique.
En sortant du parc, je vis passer un tramway avec
cette indication : « Musée de Peinture ». Je le pris. Il y
avait là tous les tableaux les plus fameux, des
originaux véritables, et je pus constater que bien des
toiles conservées dans nos musées ne sont que
d’habiles reproductions. Sous chaque tableau une
notice savante traitant de sa valeur historique et
esthétique était rédigée avec la plus exquise sobriété.
En une demi-heure de visite j’ai appris là, sur la
peinture, plus qu’en dix ans d’études ailleurs. Sur une
pancarte fixée à l’entrée, je lus qu’à Mécanopolis le
Musée de peinture était considéré comme partie
intégrante du Musée paléontologique destiné à l’étude
de la race humaine qui peupla cette terre avant d’être
remplacée par les machines.
À la civilisation paléontologique des
Mécanopolitains – lesquels ? – étaient rattachées aussi
la salle de musique et la plupart des bibliothèques si
nombreuses dans la ville.
Et que n’ai-je pas vu encore ? La grande salle de
concert, où les instruments jouaient sans musiciens ;
le grand théâtre ; un cinéma avec phonographe si
admirablement conjugué que l’illusion était parfaite.
Mais mon sang se glaçait dans mes veines devant
l’unique spectateur que j’étais. Où pouvaient bien être
les Mécanopolitains ?
Lorsque, le lendemain, je me réveillai dans ma
chambre d’hôtel, je trouvai sur la table de nuit L’Écho
de Mécanopolis, donnant les nouvelles du monde
entier reçues par la télégraphie sans fil. On pouvait
lire à la dernière page cette information : « Hier, dans
l’après-midi, est arrivé, on ne sait comment, dans
notre ville, un de ces malheureux individus qui ont
réussi à subsister quelque part par là. Nous ne lui
souhaitons pas bonne chance. »
Mon séjour, en effet, devint extrêmement pénible.
Ma solitude se peuplait de fantômes, et c’était là le
plus terrible. J’en arrivais à imaginer que toutes ces
machines, ces édifices, ces usines, ces œuvres d’art
étaient régis par des âmes invisibles, insaisissables et
silencieuses. Je voulais croire que cette grande cité
était peuplée d’hommes semblables à moi-même qui
circulaient sans que je les voie, les entende ou les
croise. Il me semblait être la proie d’une terrible
maladie, d’une folie. Ce monde invisible qui peuplait
la solitude de Mécanopolis me causait un cauchemar
lancinant. Je me mis à crier, à injurier les machines, à
les supplier. J’en vins à tomber à genoux devant une
automobile pour implorer sa miséricorde. Je fus sur le
point de me jeter dans la cuve incandescente d’une
magnifique fonderie. Un matin, au réveil, je pris le
journal pour voir ce qui se passait dans le monde des
hommes et tombai sur cet entrefilet : « Comme nous
le pensions, le pauvre homme venu on ne sait
comment dans cette incomparable cité de
Mécanopolis est en train de devenir fou. Son esprit,
farci de préjugés ancestraux et de superstitions sur le
monde invisible, ne peut s’habituer au spectacle du
progrès. Nous le plaignons. »
Je ne pus accepter d’être un objet de compassion
pour ces êtres invisibles et mystérieux, anges ou
démons – ce qui est pareil – que je croyais habiter
Mécanopolis. Je fus aussitôt la proie d’une terrible
idée : ces machines étaient dotées d’une âme, et
c’étaient elles-mêmes qui me plaignaient. Cela me fit
trembler. Il me sembla être en présence de la race qui
dominera la terre déshumanisée.
Je sortis comme un fou et me jetai dans le premier
tramway électrique qui passa. Quand je me remis de
ce coup, j’étais de nouveau dans l’oasis d’où j’étais
parti. Je me mis en marche et arrivai à une tente de
Bédouins. J’embrassai en pleurant le premier que je
rencontrai.
Comme nous nous entendîmes bien sans nous
comprendre ! Ils m’accueillirent avec amitié, me
donnèrent à manger. À la nuit, je sortis avec eux.
Étendus sur le sol, regardant le ciel étoilé, nous
priâmes ensemble. Il n’y avait aucune machine autour
de nous.
À la suite de cette aventure, j’ai pris en horreur tout
ce que nous appelons le progrès, et même la culture,
et je cherche un petit coin où je puisse rencontrer
mon semblable, un homme comme moi qui pleure et
rit comme je pleure et ris, et où il n’y a pas une seule
machine, où chaque jour coule avec la douceur
cristalline d’un paisible ruisseau dans la vierge nature.
63
UNE AFFAIRE D’HONNEUR
CHRONIQUES SIDÉRIENNES

— Un homme d’honneur ne saurait supporter


pareil outrage !
À ce mot d’homme d’honneur, Anastasio inclina la
tête afin de respirer le parfum de la rose fixée à la
boutonnière de son habit et dit en souriant :
— J’écraserai ce reptile… Garçon !
Pour régler, il sortit de sa bourse un douro et deux
pièces d’or, qu’il gardait comme fond permanent et
intangible, donna le douro au garçon et, sans attendre
la monnaie, aussi distrait qu’il croyait devoir l’être
dans son cas, sortit de « L’Arche ».
« L’Arche » était le nom bizarre, abracadabrant,
selon un de ses membres, qu’à Sideria on donnait au
casino accueillant la crème de l’élégance, les hommes
du monde et de la haute société, ceux que le
chroniqueur* moderniste et boulevardier du Courrier
Sidérien qualifiait de gentlemens, sportsmens,
clubmens, bonvivants, blasés, comme il faut, struggle-
for-lifeurs*, et d’autres, non compris dans cette
nomenclature, c’est-à-dire les personnalités les plus
honorables de la cité ducale.
Un des membres du cercle avait importé
d’Allemagne, où il avait séjourné un an et demi,
l’épithète de philistins, pour désigner les grossiers
bourgeois de la ville.
Les envieux, les pédants, les savants prétendaient
que « L’Arche » était le refuge des esprits les plus terre
à terre de la cité, uniquement préoccupés de
s’arracher à l’abîme de leur bêtise, comme le baron de
Münchhausen du puits où il était tombé, en se tirant
vers le haut par les oreilles. Il ne manquait pas non
plus de mauvaises langues pour classer ces joyeux
compères dans la catégorie des imbéciles et des
bandits, ou d’imbéciles déguisés en bandits, ou encore
de bandits déguisés en imbéciles.
Mais laissons ces chiens impuissants aboyer à la
lune et revenons à Anastasio, qu’au sortir du café nous
avons laissé debout devant sa voiture, se demandant
ce qu’il devait faire : Non, il n’est pas séant de prendre
la voiture. À pied, à pied !
Un chariot qui passait éclaboussa de boue son
pantalon. La première réaction d’Anastasio devant
pareil désastre fut celle de l’hermine offensée dans sa
candide blancheur, mais au souvenir de l’offense qui
lui rongeait le cœur, il prit son parti de la plaque de
boue providentielle.
Si notre Anastasio avait eu la faiblesse, impensable
pour un homme aussi distingué, de se poser en
philosophe, il se serait perdu en folles divagations sur
le symbolisme de la nature. Mais toute sa philosophie
se réduisait au strict nécessaire : Dieu a fait le monde
pour l’homme et l’homme pour l’honneur, et tout
l’univers n’est qu’une Arche immense.
64
Arrivé devant la rédaction d’El Abejorro il s’arrêta
à la porte, sur laquelle était dessiné un bourdon
énorme. Puis il sortit un mouchoir parfumé, qu’il
s’obstinait à utiliser malgré les railleries de maints
membres du cercle, plus pratiques quant à l’usage du
mouchoir, et le porta à ses narines.
De la rédaction jaillissaient les échos d’une dispute.
Une voix, dominant les autres, déclarait :
— Je vous le dis, de toutes les idioties inventées par
les oisifs pour tuer le temps et se faire remarquer, la
plus stupide est l’honneur. Tout le monde parle de la
noblesse du lion, qui n’est qu’un animal nuisible, et,
pour ma part, je trouve l’âne bien plus noble. Le lion,
une bête de proie, et qui ne vit que de chair, serait
l’inventeur de l’honneur, mais l’âne, animal de bât, a
découvert le devoir. Et puis, messieurs, d’où tenez-
vous qu’il est plus noble de se défendre avec des crocs
et des griffes qu’avec l’agilité, comme le lièvre ;
l’astuce, comme le renard ; l’encre, comme la seiche ;
la petitesse, comme le moustique ? Ce même Dieu qui
donna des serres et un bec à l’aigle est aussi celui qui
accorda la petitesse au moustique et l’encre à la
seiche. Tous les imbéciles…
À ce même moment, Anastasio, indigné d’entendre
une si pédante extravagance, après avoir tiré ses
manchettes, lissé sa moustache, dressé sa canne
comme un cierge à la procession, entra dans la salle,
ayant bien soin d’avancer la jambe pour mettre en
valeur la plaque de boue.
— Le caricaturiste de ce… papier ?
— Bonsoir.
— Bonsoir. Le caricaturiste, ai-je demandé.
— Présent ! s’écria un jeune homme qui faisait des
cocottes en papier.
— C’est vous le barbouilleur de ce… papier ?
— À votre service !
À la vue de la cocotte de papier sur la table,
Anastasio eut envie de griffer son auteur, mais il se
contint et se contenta d’incliner la tête pour respirer le
parfum de la rose – quelle douce fleur ! – et reprit :
— C’est vous l’auteur de cette immonde
caricature ?
— Im-monde…, im-monde…, exact… le mot est
heureux… ; oui, monsieur, c’est moi !
— Voilà ma carte, dit Anastasio en lui donnant le
bristol.
— Très bien… Joaquín Ortiz, rue de Suso, 31, au
second. Je n’ai pas de carte.
« Un barbouilleur, pensa Anastasio ; je craignais
que ce ne fût pas un gentilhomme… mais il y en a
tant ! Il n’a pas de carte ! Ce n’est peut-être même pas
un homme ! Où va ce malheureux ! »
— J’attends de vous une réparation. Ce soir vous
recevrez la visite de deux de mes amis.
Et il sortit. La porte tirée, il entendit un grand éclat
de rire et sourit, rempli de compassion, et respira la
rose en soupirant : « Il n’a pas de carte ! » Il ressentit
alors toute la laideur de la plaque de boue ; celle-ci
s’étant séchée, il la brossa en descendant l’escalier de
la rédaction d’El Abejorro.
On le regardait dans la rue. « Ils savent qui est
Anastasio », pensa-t-il.
Deux charretiers se querellaient, jurant comme des
portefaix, et l’un lançait à l’autre : « Allons prendre un
verre… » En les voyant s’éloigner, Anastasio
remarqua : « Et la police est incapable d’empêcher
tout cela… Grossiers personnages ! Sans importance,
le peuple sera toujours le peuple… Quand je dis qu’en
Espagne nous ne sommes pas mûrs pour la
république… Peuple grossier, presse pourrie… Il est
évident que l’aristocratie a le devoir d’exercer sa
tutelle sur le peuple, une tutelle fraternelle bien
entendu : la véritable aristocratie n’est pas cette vieille
institution vermoulue… »
À son entrée au casino, il chercha son ami
65
Herminio et s’enquit auprès de lui de Pepito Curda .
— Pepito… à cette heure !…
— Ah oui ! répondit Anastasio, se rappelant qu’en
ce moment Curda était occupé à boire, afin de dormir
d’une traite et oublier les soucis de ses affaires.
— Et Juanito ?
— Laisse-le. Il est en bonne fortune.
— Quand donc ce garçon se corrigera-t-il ?
remarqua Anastasio avec toute la gravité compatible
avec sa situation. Il finira mal.
— Eh quoi ! Il comprend et sait placer son capital
avec un bon rendement.
— Et Ambrosio ?
— Il est là.
En effet, à une table voisine, des sociétaires
discutaient sur une proposition de la municipalité de
prendre à sa charge le paiement de deux garçons de
salle de « L’Arche », excellente occasion de scandaliser
les pauvres philistins de la cité ducale.
— Il faut donner une leçon à cette poignée de porcs
qui travaillent comme des imbéciles, épargnent pour
nourrir leurs gosses et croient au sens commun !
Timidement, un des sociétaires fit allusion à
l’opinion publique et réclama au moins un semblant
de légalité.
— Il a raison ! s’exclama quelqu’un.
— Bah ! et quoi, avoir raison ou non, qu’est-ce que
cela nous donne de plus ? répliqua dédaigneusement
Ambrosio, qui passait pour un oracle du cercle.
Cette réplique souleva l’admiration et, en un
instant, se répandit à travers « L’Arche ».
Anastasio appela Ambrosio et le mit au courant,
ainsi que Herminio, de son affaire :
— Je veux une réparation nette, totale, complète et
sans réserve… Sinon… le sabre…
Cela dit, il se rendit à une salle d’armes où il
s’essaya aux feintes et postures.
Lorsque, rompu par toutes ces émotions, il rentra
chez lui, il se mit à penser au costume qu’il
conviendrait de porter pour la rencontre. Il le sortit, le
passa, essayant des parades avec sa canne. Puis il
écrivit à Enriqueta, son amie. Il était indispensable de
la tranquilliser et il devait éviter qu’un indiscret ne la
surprît à l’improviste avec une mauvaise nouvelle.
Quand il se réveilla dans son fauteuil, il faisait
grand jour. Il marcha dans la pièce jusqu’à sept
heures sonnantes, heure de son rendez-vous avec le
maître d’armes pour reprendre sa leçon.
Ses amis vinrent le chercher au moment où il
fignolait une parade.
— Inutile, lui dirent-ils, l’affaire est réglée comme
tu le voulais.
— Entre hommes d’honneur…, commença à dire
l’autre.
Mais il n’a pas de carte, pensait Anastasio.
— Une réparation totale, une réparation d’honneur,
comme tu le demandais. Elle paraîtra dans le
prochain numéro d’El Abejorro, celui de dimanche.
Le maître d’armes lui tendit la main.
— J’espère vous revoir bientôt. Un jeune homme
comme vous, de la bonne société, ne doit pas négliger
les armes. Vous avez d’heureuses dispositions. Le
maniement des armes est la prudence des forts et
nous fait respecter.
Anastasio lui laissa un gros pourboire et sortit avec
ses deux amis qui, en souriant, l’amenèrent chez un
photographe.
— Mais…
— Laisse-toi faire… Remets ton honneur entre nos
mains.

Ce dimanche-là, El Abejorro connut une vente


encore plus importante qu’avec la caricature
d’Anastasio. En première page figurait la
photographie d’Anastasio en tenue du matin,
accompagnée d’une réparation absolue, entière,
complète, sans réserve.
Les lecteurs qui ne connaissaient pas Anastasio
pouvaient comparer le portrait à la caricature, tandis
que l’offensé, satisfait, dans le même costume, se
pavanait sur les promenades de la cité ducale.
Un rédacteur d’El Abejorro vint lui présenter ses
félicitations, qu’il reçut dignement en respirant la
rose, tout en se disant : « Tu ne ris plus,
aujourd’hui ! »
— Le voici, entendit-il dans un groupe.
La plaisanterie atteignit son comble à « L’Arche ».
L’affaire fit la joie des sociétaires, qui organisèrent un
banquet avec beuveries et toasts, sous la présidence
d’Anastasio, afin de célébrer son honneur retrouvé,
honneur dont ils faisaient entre eux des gorges
chaudes, grâce au prodigieux Ambrosio, qui se
donnait comme un de ses plus zélés défenseurs.
Le numéro d’El Abejorro contenant la réparation
figurait comme milieu de table. Anastasio ne put
résister à son honneur et aux verres qu’on lui fit boire.
Il finit par rouler sous la table.
Depuis ce jour, il fréquenta assidûment la salle
d’armes.
66
ANTOLÍN S. PAPARRIGÓPULOS
Je décidai de faire la connaissance d’Antolín S. –
c’est-à-dire Sánchez – Paparrigópulos, qui se livrait
alors à des recherches sur la femme, à vrai dire plus
dans les livres que dans la vie.
Antolín S. Paparrigópulos était ce qu’on appelle un
érudit, un jeune auteur travaillant pour donner un
lustre nouveau à sa patrie et mettre en valeur ses
gloires les plus ignorées. Si son nom ne résonnait pas
encore parmi ceux de cette bouillante jeunesse qui
prétend à force de bruit attirer sur elle l’attention,
c’est qu’il possédait cette qualité vraie et profonde,
source de toutes forces : la patience. Si grand aussi
était son respect du public et de lui-même qu’il
retardait l’heure de se faire connaître jusqu’au
moment où, suffisamment préparé, il serait assuré du
sol qu’il foulait.
Bien loin de rechercher dans quelque arlequinade
une renommée éphémère, un éclat passager reposant
sur l’ignorance générale, il tendait, dans les travaux
littéraires qu’il préparait, à cette perfection à laquelle
on peut humainement prétendre, sans jamais s’écarter
des sentiers de la raison et du bon goût. Il se refusait à
enfler sa voix pour mieux la faire entendre et c’est
d’un ton volontairement discipliné qu’il voulait mettre
l’accent sur une grandiose symphonie purement et
profondément nationale.
L’intelligence de S. Paparrigópulos était claire,
rigoureusement claire, d’une transparence lumineuse,
sans la moindre trace d’obscurité ou de confusion. Il
pensait en pur Castillan, libéré de ces affreuses
brumes venues du nord et des influences décadentes
du boulevard parisien, ce qui lui donnait cette solidité
profonde, reflet du peuple qui le portait et dont il était
le débiteur. Les brumes hyperboréennes lui
paraissaient tout juste bonnes pour les buveurs de
bière, mais incompréhensibles dans cette Espagne au
soleil radieux, dans ce terroir où les vignes de
Valdepeñas donnent un vin si généreux. Il empruntait
67
sa philosophie au malheureux Becerro de Bengoa
qui, après avoir traité Schopenhauer de type
extravagant, assurait que celui-ci n’aurait jamais été
tel qu’il fut, encore moins pessimiste, si, au lieu de
bière, il avait bu du valdepeñas, ajoutant que se mêler
de ce qui ne vous regarde pas conduit à la
neurasthénie.
Convaincu qu’en dernière analyse il n’y a que la
forme, la forme plus ou moins intérieure, l’univers
n’étant qu’un kaléidoscope de formes emboîtées les
unes dans les autres, et que seule la forme donne des
œuvres capables de braver les siècles,
S. Paparrigópulos, avec toute l’application des
merveilleux artistes de la Renaissance, travaillait le
style dans lequel il écrirait ses futurs ouvrages.
Il avait eu la force de résister à tous les courants du
sentimentalisme néoromantique, aussi bien qu’à cet
engouement destructeur pour les problèmes dits
sociaux. Certain que la question sociale est insoluble
ici-bas, qu’il y aura toujours des riches et des pauvres,
que ceux-ci ne pourront attendre d’autre secours que
de la charité des possédants et de leur propre
résignation, il chassait de son esprit toute discussion
inutile et cherchait un refuge dans les régions éthérées
de l’art pur que n’effleure pas le néant des passions et
qui apporte à l’homme la consolation des désillusions
de l’existence. Il professait une horreur profonde pour
le cosmopolitisme stérile, source de rêveries
impuissantes et d’utopies amollissantes, chérissait son
Espagne d’un amour infini, cette patrie aussi
calomniée qu’ignorée de ses propres fils, cette
Espagne à laquelle il dédierait l’essence même des
œuvres sur lesquelles il établirait sa renommée future.
Paparrigópulos appliquait toutes les ressources
puissantes de son esprit à la recherche de la vie intime
du passé de notre peuple. Son labeur était aussi
désintéressé que solide. Il avait pour ambition de
ressusciter aux regards de ses contemporains notre
passé, c’est-à-dire le présent de ses bisaïeux, et,
conscient des erreurs commises par les auteurs qui se
laissent aller à leur fantaisie, dépouillait et
redépouillait les vieux grimoires pour asseoir sur des
assises inébranlables l’édifice de son érudition
historique. Il n’était pas un événement du passé qui ne
fût à ses yeux d’un prix inestimable.
Il n’ignorait pas qu’il faut apprendre à voir tout
l’univers dans une goutte d’eau, qu’avec un seul os un
paléontologue peut reconstituer l’ensemble de
l’animal, qu’avec un seul tesson l’archéologue
ressuscite toute une civilisation. Il ne méconnaissait
pas non plus qu’on ne peut regarder les étoiles au
microscope et les infusoires avec un télescope, comme
les humoristes ont coutume de le faire pour voir
trouble… Tout en sachant qu’un archéologue de génie
est capable de faire revivre un art enseveli dans les
limbes du passé avec une seule anse de vase – mais
dans sa modestie il ne se tenait pas pour un génie – il
eût préféré deux anses au lieu d’une et même un vase
entier à une seule anse.
Il avait pour devise : « Tout ce qui semble gagner
en étendue perd en puissance. » Paparrigópulos était
convaincu que du travail le plus spécialisé, de la
monographie la plus concrète, on peut dégager toute
une philosophie. Il croyait avant tout aux effets
merveilleux de la différenciation du travail et aux
immenses progrès apportés aux sciences par
l’abnégation de la légion des coupeurs de cheveux en
quatre, chasseurs de mots, croque-notes et travailleurs
au compte-gouttes de tout acabit.
Il s’était attaqué aux problèmes les plus ardus et les
plus compliqués de notre histoire littéraire, tel celui
de la patrie de Prudence, bien que tout récemment,
dit-on, à la suite de déboires, il ait abordé l’histoire
des femmes espagnoles du temps jadis.
Dans ses travaux particuliers, en apparence
insignifiants, on ne pouvait qu’admirer sa finesse, sa
sensibilité, sa perspicacité, sa merveilleuse intuition
historique, sa critique pénétrante. Il fallait voir ces
mêmes qualités appliquées cette fois concrètement et
in anima vili, et non plus en abstractions ou théories,
et cela au moment de la mise en œuvre. Chacune de
ces dissertations était un cours de logique inductive,
un monument aussi merveilleux que l’œuvre de
68
Lyonet sur la chenille du saule et surtout un
exemple de ce que peut être l’amour austère de la
sainte Vérité. Il fuyait la subtilité comme la peste et
croyait que seule l’accoutumance au respect de la
divine Vérité, jusque dans les choses les plus minimes,
permettrait de lui rendre le culte qu’elle était en droit
d’exiger.
Il préparait une édition populaire des apologues de
69
Calila et Dimna , avec une introduction sur
l’influence de la littérature indienne au Moyen Âge
espagnol, et plût au ciel qu’il eût pu la publier, car sa
lecture eût certainement contribué à écarter le peuple
de la taverne et des pernicieuses doctrines d’une
utopique rédemption économique. Mais les deux
grands ouvrages que Paparrigópulos projetait d’écrire
étaient, l’un, l’histoire d’obscurs écrivains espagnols,
c’est-à-dire ceux qui ne figurent pas dans les manuels
d’histoire littéraire ou n’y sont l’objet que d’une brève
mention – vu l’insignifiance supposée de leurs
œuvres –, palliant ainsi l’injustice du siècle, injustice
qu’il ne cessait de déplorer et même de craindre ;
l’autre devait traiter des œuvres disparues sans laisser
d’autres traces que la mention de leurs noms et tout
au plus les titres de ceux qui les écrivirent. Il était sur
le point d’entreprendre l’histoire de ces auteurs qui
avaient eu l’intention d’écrire, mais n’avaient pas
réussi à le faire.
Pour mener à bien ses entreprises, une fois nourri
de la substantifique moelle de notre littérature
nationale, il s’était plongé dans les écrivains étrangers,
mais comme leur lecture lui était difficile, étant peu
doué pour les langues étrangères et leur apprentissage
demandant un temps qu’il devait consacrer à de plus
hautes spéculations, il usa d’un expédient
remarquable, emprunté à son illustre maître : il
attendait simplement pour les lire que les ouvrages de
critique et d’histoire littéraire publiés à l’étranger
aient été traduits en espagnol puis, ayant établi
l’opinion moyenne de ces critiques sur tel ou tel
auteur des plus célèbres, il feuilletait quelques
instants le livre, par acquit de conscience, gardant la
liberté de rejeter ce jugement étranger sans porter
atteinte à son intégrité scrupuleuse de censeur.
On voit que S. Paparrigópulos n’était pas un de ces
jeunes esprits vagabonds et instables qui traversent en
coup de vent les domaines de la pensée et de la
fantaisie, lançant çà et là quelque étincelle fugitive.
Ses voies étaient rigoureusement et solidement
tracées. Il était de ceux qui savent où ils vont. Si, dans
ses travaux, rien n’apparaissait de bien saillant, c’est
que tout en eux était sommets, hautes plaines,
traduction fidèle des grands horizons ensoleillés de la
Castille, où ondulent les moissons dorées et
nourricières.
Que la Providence accorde à l’Espagne beaucoup
d’Antolín Sánchez Paparrigópulos ! Avec de tels
hommes, nous serions tous maîtres de notre bien et
serions capables d’en retirer de grands bénéfices.
Paparrigópulos aspirait – et aspire, car il vit toujours
et continue à travailler – à enfoncer le soc de sa
critique, ne serait-ce qu’à un centimètre plus avant
que ses prédécesseurs dans ce domaine, afin que
croisse la moisson grâce à une exploitation nouvelle
plus vigoureuse, que les épis grossissent mieux, que la
farine soit plus riche et que nous, Espagnols,
profitions d’un pain spirituel meilleur et moins cher.
Nous avons dit que Paparrigópulos continuait à
travailler et à préparer des ouvrages appelés à voir le
jour. Augusto avait entendu parler, par des amis
communs, de ses recherches sur les femmes, mais
rien n’était encore publié.
Il ne manquait pas d’autres érudits qui, avec la
charité commune à cette engeance, ayant distingué
Paparrigópulos et envié par avance une renommée
qu’ils n’étaient pas sans soupçonner, s’efforçaient de
le dénigrer. Ne disait-on pas qu’il était comme le
renard qui, de sa queue, efface ses propres traces,
accumulant tours et détours pour dépister le chasseur
afin qu’il ne devine pas par où il était passé pour
attraper la poulette. On ne doit pas laisser en place
l’échafaudage si on veut pouvoir admirer la
construction et se rendre compte de sa perfection. On
le traitait dédaigneusement de cuisinier, comme si la
cuisine n’était pas un grand art. D’autres encore lui
reprochaient de n’être qu’un traducteur et de mettre
en œuvre les idées empruntées aux écrivains
étrangers. Ils oubliaient que Paparrigópulos, en les
transposant dans cet espagnol précis, élégant,
transparent qui était le sien, leur conférait pour
autant ce même cachet castillan que le père Isla
70
donna au Gil Blas de Lesage . On lui tenait rigueur
de placer toute sa confiance dans sa foi profonde en
l’ignorance générale, et ceux qui le jugeaient ainsi
oubliaient que la foi soulève les montagnes. Mais
l’injustice suprême de cette clique d’impuissants, à
laquelle Paparrigópulos n’avait jamais fait le moindre
mal, cette injustice notoire apparaît clairement si l’on
tient compte que Paparrigópulos n’avait encore rien
publié et que tous ceux qui aboyaient après ses
chausses en parlaient par ouï-dire et pour ne pas
garder le silence.
On ne peut enfin traiter d’un personnage aussi
singulier qu’avec une tranquille sérénité, devant éviter
toute comparaison. Dans cet homme, je veux dire
dans cet érudit, Augusto reconnaissait un savant
penché sur l’étude des femmes, dans les livres, bien
entendu, ce qui est en l’occurrence le procédé le
moins risqué, et qui plus est, des femmes du temps
jadis, bien moins dangereuses pour qui les étudie que
les femmes d’aujourd’hui. Ce fut à cet Antolín,
penseur solitaire, trop timide pour s’adresser
directement à elles, et qui pour vaincre sa timidité ne
les recherchait que dans les livres, que s’adressa
Augusto pour lui demander conseil.
Il venait à peine de le mettre au courant que notre
érudit s’écria :
— Ah ! pauvre monsieur Pérez, comme je vous
plains ! Vous voulez étudier la femme ? Quel
travail !…
— Comme vous l’avez fait vous-même…
— Cela demande une telle abnégation. L’étude,
mais l’étude obscure, patiente, silencieuse, est ma
seule raison de vivre. Moi, vous le savez, je suis un
modeste, un ouvrier infime de la pensée qui amasse et
classe des matériaux afin que ceux qui viendront
après moi puissent les utiliser. Toute œuvre humaine
est collective : tout ce qui n’est pas collectif n’est ni
solide, ni durable.
— Et les œuvres des grands génies, La Divine
Comédie, L’Énéide, une tragédie de Shakespeare, un
tableau de Velázquez ?…
— Tout est collectif et bien plus qu’on ne pense…
La Divine Comédie, par exemple, fut préparée par
toute une série…
— Oui. Je le sais.
— Quant à Velázquez… À propos, connaissez-vous
71
sur lui le livre de Justi ?
Pour Antolín, le principal, l’unique intérêt des
grandes œuvres du génie humain était de donner
matière à un livre de critique ou de commentaires.
Les grands artistes, poètes, peintres, mystiques,
historiens, philosophes n’apparaissent que pour
permettre à un érudit d’écrire leur biographie, et à un
critique un commentaire de leurs travaux, une phrase
quelconque d’un grand écrivain n’acquérant quelque
intérêt qu’après avoir été l’objet d’une citation par un
cuistre, accompagnée du titre de l’ouvrage, de
l’indication de l’édition et de la pagination. Mais toute
cette solidarité dans le travail collectif ne
représenterait qu’envie et impuissance. Ces cuistres
relèvent de la catégorie de ces commentateurs
d’Homère qui, si le poète revenait en ce monde,
entrant en chantant dans leur cabinet, le mettraient à
la porte parce qu’il les empêcherait de travailler sur le
texte imprimé de son poème et d’y chercher quelque
hapax.
— Bien, mais que pensez-vous de la psychologie
féminine ? interrogea Augusto.
— Une question aussi vague, aussi générale, aussi
abstraite, n’a pas de sens précis pour un modeste
chercheur comme moi, ami Pérez, pour un homme
qui n’est pas un génie et ne prétend pas en être un…
— Même pas le désirer ?
— Oui, pas même y songer. C’est une mauvaise
affaire. Mais cette question n’a aucun sens précis pour
moi. La réponse demanderait…
— Oui, mais voyons, c’est comme si un de vos
confrères préparant un livre sur la psychologie du
peuple espagnol, étant lui-même, comme il semble,
espagnol et vivant dans sa patrie, se contentait de
relever : un tel a dit ceci, un autre cela, et à dresser
une bibliographie.
— Ah ! la bibliographie ! Oui, je sais…
— Non, non. Ne poursuivez pas, ami
Paparrigópulos, et dites-moi le plus nettement
possible ce que vous savez et pensez de la psychologie
féminine.
— Il faudrait tout d’abord se poser cette première
question : la femme a-t-elle une âme ?
— Comment ?
— Ah ! il ne sert à rien de projeter ainsi la question
dans l’absolu.
« Aurait-il lui-même une âme ? » se demanda
Augusto, qui poursuivit :
— Bien. Mais alors qu’est-ce qui, chez les femmes,
leur tient lieu d’âme, à votre avis ?
— Me promettez-vous, ami Pérez, de garder le
secret sur ce que je vais vous dire ?… Bien que, non,
non, vous ne soyez pas un érudit.
— Que voulez-vous dire ainsi ?
— Je veux dire que vous n’êtes pas un homme à
vous emparer de ce que vous dit le dernier qui parle et
à en faire votre gibier…
— Mais de telles gens existent-ils ?
— Hélas ! ami Pérez, l’érudit est naturellement un
pillard, je vous le dis, moi, moi aussi, j’en suis un.
Nous, les croque-notes, cherchons à nous arracher les
uns aux autres les petites bêtises que nous découvrons
et à empêcher un autre de nous damer le pion.
— C’est bien compréhensible : celui qui a un
magasin garde plus jalousement ses marchandises
que celui qui a une usine. On doit garder l’eau du
puits et non celle de la source.
— C’est possible. Bon, si vous, qui n’êtes pas un
érudit, me promettez le secret, je vous dirai que j’ai
trouvé chez un écrivain obscur et quasi inconnu, un
e
Hollandais du XVII siècle, une théorie
particulièrement intéressante sur l’âme de la femme…
— Voyons-la.
— Cet auteur, qui écrit en latin, soutient que, si
chaque homme possède une âme, la totalité des
femmes, elles, ne disposent que d’une seule et même
âme, une âme collective, quelque chose comme
l’intelligence agissante d’Averroès, dispersée entre
elles toutes. Il ajoute que les différences constatées
dans les modes de sentir, de penser et d’aimer de
chaque femme n’ont d’autre origine que les
différenciations des corps, dues à la race, au climat, à
l’alimentation… et partant insignifiantes. Il écrit aussi
que si les femmes sont bien plus semblables entre
elles que les hommes, c’est que toutes ne sont qu’une
seule et même femme…
— Cela m’explique, ami Paparrigópulos, pourquoi,
étant amoureux d’une femme, je le deviens ensuite de
toutes les autres.
— Certainement. Un gynécologue remarquable,
mais presque inconnu, observe que la femme a bien
plus d’individualité que l’homme, cependant avec
moins de personnalité. Chaque femme est plus
personnelle que l’homme, mais avec quelque chose de
moins contenu.
— Oui, oui ; je commence à comprendre.
— Aussi, ami Pérez, étudier une femme c’est les
étudier toutes. L’important c’est d’approfondir le sujet
envisagé.
— Mais ne vaudrait-il pas mieux choisir deux ou
plusieurs exemples pour tenter une étude
comparative ? Vous n’ignorez certainement pas
l’importance qui s’attache aujourd’hui à la
comparaison…
— En effet, la science est comparaison mais, quand
il s’agit des femmes, il n’est pas nécessaire d’établir
une comparaison. Qui connaît une femme, et la
connaît bien, les connaît toutes. Il connaît la Femme.
De plus, vous savez bien que tout ce qui gagne en
étendue perd en intensité.
— C’est vrai. Et je veux me consacrer à l’étude
intensive de la femme, mais elle doit porter sur au
moins deux…
— Mais non, pas deux ! En aucune façon ! Si vous
ne vous contentez pas d’une seule, ce que je persiste à
juger préférable, et c’est là une besogne suffisante, il
faut en choisir au moins trois… Rien ne peut
s’enfermer dans la dualité.
— Comment cela ?
— C’est clair ! Un espace ne peut être enfermé entre
deux lignes. Le triangle est le plus simple des
polygones. Il en faut au moins trois.
— Mais le triangle est sans profondeur. Le
tétraèdre étant le plus simple de tous les polygones,
alors il en faudrait au moins quatre.
— Mais pas deux, jamais ! Si vous n’en choisissez
pas une seule, il en faut au moins trois. Étudiez donc
à fond une seule femme.
— C’est bien mon intention.
DON ELOÍNO
72
R. DE ALBUQUERQUE
— Te souviens-tu, Augusto, demanda Víctor, de cet
Eloíno Rodríguez de Albuquerque y Álvarez de
Castro ?
— Cet employé des Finances, toujours disposé à
courir la gueuse et au plus bas prix !
— Lui-même… eh bien, il vient de se marier !
— Quel courage pour la haridelle qui charge un tel
cavalier !
— Mais ce qui est encore le plus curieux, ce sont les
circonstances de son mariage. Écoute et prends note.
Tu sauras qu’Eloíno Rodríguez de Albuquerque y
Álvarez de Castro, malgré son nom ronflant, est un
pauvre bougre qui n’a que son traitement aux
Finances pour ne pas mourir de faim, avec de surcroît
une santé complètement pourrie.
— Avec la vie qu’il a menée…
— Le malheureux souffre d’une maladie cardiaque,
dont il ne se tirera pas. Ses jours sont comptés. Il
vient d’avoir une crise particulièrement grave qui l’a
mené aux portes de la mort et conduit au mariage…
mais patience. Le fait est que le pauvre bougre passait
d’une pension de famille à une autre, qu’il devait les
quitter les unes après les autres. On ne peut, en effet,
pour quatre pesetas par jour, faire bonne chère ou
demander des ortolans, et il était exigeant. Roulant
ainsi de pension en pension, il finit par aboutir chez
une vénérable matrone déjà avancée en âge, plus
vieille que lui, qui, comme tu le sais, est plus près de
la septantaine que de la cinquantaine, et deux fois
veuve : la première fois d’un charpentier qui se suicida
en se jetant dans la rue du haut d’un échafaudage, son
Rogelio dont elle parlait souvent ; la seconde, d’un
sergent de carabiniers qui, en mourant, lui laissa un
tout petit pécule, lui assurant une peseta quotidienne.
Notre Eloíno logeait dans la pension de cette veuve
quand il tomba malade, et si gravement, que l’affaire
parut sans remède, car il était mourant. On appela
d’abord, pour l’examiner, don José, puis don Valentín.
Et notre homme était toujours aux portes de la mort !
Sa maladie nécessitait tant et tant de soins, parfois si
délicats, qu’il monopolisait la patronne et que les
autres pensionnaires menaçaient de s’en aller. Eloíno
ne pouvait payer beaucoup plus qu’il ne le faisait, et la
veuve l’avertit qu’elle ne saurait le garder plus
longtemps, car il portait préjudice à son commerce.
On raconte qu’il la supplia : « Pour Dieu, madame, par
charité ! Où irais-je dans cet état ? Quelle autre
pension me recevrait ? Si vous me mettez dehors, je
n’aurai plus qu’à aller mourir à l’hôpital !… Pour
Dieu, par pitié, pour les quelques jours qui me restent
à vivre ! » Il croyait sincèrement à sa mort prochaine,
mais la patronne, ce qui était naturel, répliquait que
sa maison n’était pas un hôpital, qu’elle vivait de son
commerce et qu’il lui causait bien du tort. C’est alors
qu’un de ses collègues de bureau eut une idée géniale :
« Vous n’avez, don Eloíno, qu’un seul moyen pour
obliger cette bonne dame à vous garder chez elle.
— Lequel ? — D’abord, voyons quelle est votre
situation ? — Ah ! Je suis au bout de mon rouleau, je
ne sais même pas si mes proches me trouveront
encore en vie. — Vous vous croyez donc bien bas ?
— Je me sens mourir… — Puisqu’il en est ainsi, il
vous reste un moyen pour que cette bonne dame ne
vous mette pas à la rue, vous obligeant ainsi à entrer à
l’hôpital. — Et c’est ? — De l’épouser ! — Me marier
avec elle ? Avec la patronne ? Comment, moi ? Un
Rodríguez de Albuquerque y Álvarez de Castro ! Je ne
suis pas d’humeur à plaisanter ! » Cependant, il
semble que l’idée fit son chemin.
— Il y avait de quoi.
— Mais une fois Eloíno remis de sa première
surprise, l’ami lui fit remarquer qu’en épousant la
patronne il lui assurait une pension mensuelle de
treize douros qui, autrement, ne profiteraient à
personne et iraient dans les caisses de l’État. Tu vois
un peu…
— Certainement, ami Víctor. J’en connais un qui
s’est marié, et uniquement marié, pour que l’État ne
profite pas d’un veuvage. C’est là du civisme !
Si Eloíno repoussait avec indignation pareille
proposition, imaginez ce qu’allait dire la patronne…
« Moi ? Me marier, à mon âge et pour la troisième
fois, avec cette vieille ganache, c’est dégoûtant ! »
Mais elle s’informa auprès des médecins qui lui
assurèrent qu’Eloíno n’avait plus que quelques jours à
vivre. « Il est vrai, se dit-elle, que treize douros par
mois m’arrangeraient bien », et elle finit par accepter.
Elle fit alors appeler le curé, don Matías, un saint
homme comme tu le sais, pour achever de convaincre
le moribond. « Oui, oui, oui, dit don Matías, oui ! mon
pauvre ! mon pauvre ! » et il le décida. Eloíno ensuite
fit venir Correíta et l’on dit qu’il lui demanda de se
réconcilier avec lui – ils étaient brouillés – et d’être
son témoin de mariage. « Comme ça, vous vous
mariez, don Eloíno ? — Oui, Correíta, oui ! j’épouse la
patronne ! doña Sinfo ! moi, un Rodríguez de
Albuquerque y Álvarez de Castro ! tu vois ! Et qu’elle
me soigne pour les quelques jours qu’il me reste à
vivre… Je ne sais pas si mes proches arriveront à
temps pour me trouver en vie… Quant à elle, c’est
pour les treize douros de pension que je lui laisserai. »
On ajoute que de retour chez lui, Correíta ayant,
comme il est naturel, tout raconté à sa femme, Emilia,
celle-ci s’écria : « Quel imbécile tu fais, Pepe !
Pourquoi ne lui as-tu pas demandé d’épouser
Encarna – Encarnación est une boniche, ni jeune, ni
belle, qu’Emilia avait reçue en dot à son mariage –,
pour treize douros elle l’aurait aussi bien soigné que
cette bonne femme ! » Et l’on sait qu’Encarna ajouta :
« Vous avez raison, Madame ; moi aussi je l’aurais
épousé pour treize douros et je l’aurais soigné pour le
peu de temps qui lui reste à vivre. »
— Mais tout cela, Víctor, paraît pure invention.
— Pourtant c’est vrai. Il y a des choses qu’on
n’invente pas. Mais il y a mieux encore. Don Valentín
qui, après don José, soigna Eloíno m’a raconté qu’un
jour, en allant le voir, se trouvant en présence de don
Matías, revêtu de son surplis et de son étole, il crut
qu’on se préparait à lui donner l’extrême-onction,
mais on lui apprit qu’il venait de le marier. Revenu un
peu plus tard, la nouvelle mariée – pour la troisième
fois ! – le raccompagna à la porte et, sur un ton de
componction et d’angoisse, lui demanda : « Dites-moi,
don Valentín, vivra-t-il ? peut-on espérer ? — Non,
madame, non ; c’est une question de jours… — Il va
mourir vite, hein ? — Oui, très vite. — Mais c’est bien
vrai qu’il va mourir ? »
— Quelle énormité !
— Et ce n’est pas tout. Don Valentín, ayant prescrit
de ne donner que du lait au malade et chaque fois en
petite quantité, doña Sinfo fit remarquer à l’autre
pensionnaire : « Mais quoi ? Je lui donne tout ce qu’il
me demande ! Pourquoi contrarier ses goûts s’il doit
vivre si peu… » Mais le médecin ayant prescrit des
clystères, elle s’écria : « Des clystères ! oh, c’est
dégoûtant ! À cette vieille ganache ? Non, pas moi, pas
moi ! J’en aurais donné à l’un des deux autres, à ceux
que j’aimais, que j’ai épousés parce qu’ils me
plaisaient ! Mais à celui-là ? des clystères ! Non, non
et non… »
— Tout cela est fantastique.
— Mais c’est historique. Son frère et sa sœur
vinrent à son chevet. Et lui, accablé par ce malheur,
disait : « Se marier, mon frère, mon frère, un
Rodríguez de Albuquerque y Álvarez de Castro, avec
73
la patronne d’une pension de la rue Pellejeros ! mon
frère, le fils d’un président du tribunal de Saragosse,
de Sa-ra-gos-se, avec une… doña Sinfo ! » Il était
atterré. Quant à la veuve du suicidé, la nouvelle
épouse du moribond, elle se disait : « Vous verrez,
c’est comme si je le voyais, sous prétexte que nous
sommes beau-frère et belle-sœur, ils vont partir sans
payer leur pension, alors que c’est ma seule
ressource ! » Or il semble qu’ils réglèrent leur pension,
c’est le mari qui régla la note, mais ces deux-là
raflèrent sa canne à poignée en or.
— Et il est mort ?
— Oui, mais longtemps après. Son état alla en
s’améliorant, s’améliorant un peu. Et la patronne de
dire : « C’est la faute de ce don Valentín qui a trop
bien compris sa maladie… L’autre, don José, aurait
été préférable, il n’y entendait rien ; s’il l’avait soigné,
il serait déjà mort, et à cette heure il ne m’embêterait
plus. »
La patronne, en plus des deux fils de son premier
mari, avait une fille du second – le carabinier – à
laquelle, peu après son mariage, Eloíno disait :
« Viens là, viens que je t’embrasse. Je suis ton père, tu
es ma fille… — Ta fille ? non, reprenait la mère, ta
filleule ! — Belle-fille, madame, belle-fille ! Approche
que je t’embrasse…, je vous laisse du bien… » Et l’on
dit que la mère grommelait : « Saligaud ! Il ne le
faisait que pour la tripoter !… A-t-on jamais vu
ça… ! » Ce fut alors, comme de juste, la rupture.
« Vous m’avez trompée, trompée, il n’y a pas d’autre
mot, Eloíno, parce que si je vous ai épousé c’est qu’on
m’avait affirmé que vous étiez à l’article de la mort,
autrement… mais je t’en fiche ! J’ai été trompée, on
m’a trompée ! — Et moi aussi, madame, j’ai été
trompé. Qu’auriez-vous voulu que je fasse, mourir
pour vous faire plaisir ? — C’est ce qui était convenu !
— Je vais mourir, madame, je vais mourir… et avant
terme. Moi, un Rodríguez de Albuquerque y Álvarez
de Castro ! »
Ils bataillèrent pour une question de sous sur le
prix de la pension, et elle finit par le mettre à la porte.
« Adieu, Eloíno. Portez-vous bien ! — Que Dieu vous
garde, doña Sinfo ! » Et le troisième mari de cette
femme finit par mourir, lui laissant 2,15 pesetas par
jour et, en plus, les 500 pesetas destinées aux
funérailles. Bien entendu, elle ne les a pas utilisés à
cet effet. Tout au plus, par remords autant que par
gratitude, sur les treize douros du veuvage, elle a fait
dire deux messes pour le repos de son âme.
— Ah ça, quelle histoire, mon Dieu !
— Ce sont là choses qui ne s’inventent pas, qu’il est
même impossible d’imaginer. Je réunis encore plus de
précisions sur cette tragi-comédie, cette farce
macabre. J’avais songé d’abord à en tirer une saynète
mais, en y réfléchissant, j’ai jugé préférable de faire
comme Cervantès, dans son Don Quichotte, insérer ce
récit dans un roman que j’écris pour me libérer du
tracas que me cause la grossesse de ma femme…
74
UN SAVANT
Je suis allé voir don Catalino. Vous vous
souviendrez que don Catalino est un savant intégral,
c’est-à-dire un sot. Il est si savant qu’il n’a jamais su se
distraire, incapable qu’il est de s’amuser. Cela ne veut
pas dire cependant que don Catalino ne sait pas rire, il
rit à gorge déployée, mais il faut voir ce qui le fait rire.
Le rire de don Catalino est digne de celui d’un héros
de Jules Verne, mais je n’irai pas jusqu’à dire que don
Catalino ne trouve pas amusant, et même jovial, ce
Jules Verne qui fit la joie de nos treize ans. Don
Catalino est, comme vous le voyez, un grand enfant,
mais aussi un savant, c’est-à-dire un sot.
Naturellement, don Catalino ne doute pas de la
supériorité de la philosophie sur la poésie, sans se
demander – don Catalino ne doute jamais, si ce n’est
professionnellement, par méthode – si la philosophie
ne serait pas autre chose que de la poésie corrompue.
Il croit aussi à la prééminence de la science sur l’art.
De tous les arts, il préfère la musique, uniquement
parce qu’elle est une branche de l’acoustique, et que
l’harmonie, le contrepoint et l’orchestration ont une
base mathématique. Inutile de dire que don Catalino
tient les échecs comme le jeu le plus noble de tous,
parce qu’il développe les fonctions intellectuelles, et il
ne déteste pas le billard, qui pose des problèmes de
mécanique.
Un mien ami, qui est aussi le sien, prétend que don
Catalino est un « anesthétique » et un anesthésique,
mais anesthésique presque tous les savants le sont. Un
individu qui s’entretiendrait un seul quart d’heure
avec de tels personnages serait à ce point insensible
qu’on pourrait lui arracher le cœur sans qu’il s’en
aperçoive.
Don Catalino croit à l’organisation, à la discipline,
à la technique, et il est heureux, heureux comme le
caniche qui l’accompagne dans ses excursions
scientifiques. Pour s’amuser il lui a appris à marcher
sur les pattes de derrière et à sauter à travers un
cerceau. On voit ainsi qu’il n’est pas entièrement juste
de dire que don Catalino ne sait pas s’amuser, bien
que certains prétendent que ce n’est pas par
amusement, mais par expérimentation, que don
Catalino, mammifère vertical parfait – ce qui est la
meilleure définition de l’Homo sapiens de Linné –, a
appris à son chien à se verticaliser, à s’humaniser.
Par ailleurs, notre savant a appris à son perroquet à
dire : « Deux plus trois, cinq. » Et s’il ne lui a pas
2 2 2
enseigné (a + b) = a + 2 ab + b , ou le principe
d’Archimède : « Tout corps plongé dans un
liquide… », c’est seulement parce que c’était trop long
à dire pour un perroquet. Et don Catalino persiste à
croire qu’il est préférable de faire dire à un perroquet
« Deux plus trois, cinq » qu’une de ces banalités,
comme « Petit perroquet royal pour l’Espagne et le
75
Portugal ! » ou toute autre ineptie du même style.
« Ineptie », disait-il. Il me fut impossible de lui faire
entendre que dans la bouche d’un perroquet une
phrase comme « Deux plus trois, cinq » ou quelque
axiome est aussi inepte.
— Non, me répondait-il, puisque le perroquet parle,
il doit énoncer des vérités scientifiques.
— Mais, mon cher Catalino, vous apportez de l’eau
à mon moulin. Laissons de côté les vérités
scientifiques, puisqu’elles sont des vérités pures, et
dites-moi si vous pensez réellement qu’un axiome ou
un principe bien établi, dans la bouche d’un
perroquet, puisse prendre un caractère de vérité ? Ce
ne sera jamais une vérité, et rien de plus qu’une
phrase.
— La vérité est quelque chose d’objectif,
indépendant de l’intention et de l’état de conscience
de celui qui l’énonce.
Don Catalino se disposait à développer cet
apophtegme lumineux et à me le démontrer par a + b,
quand je m’éclipsai. Car don Catalino, savant
anesthétique et anesthésique, est plus objectif encore
que les vérités scientifiques qu’il énonce, et rien ne me
désespère autant qu’un homme objectif.
Inutile de dire que don Catalino est bien plus
connu en Allemagne que dans son ingrate patrie. Tout
comme je crois qu’on commencera à le connaître ici
quand on traduira sa grande œuvre d’après la dernière
traduction allemande. Don Catalino est en
correspondance avec tous les grands noms étrangers
de sa spécialité, avec tous les Catalino d’Europe, d’une
Europe envisagée, bien entendu, comme une unité
intellectuelle.
Don Catalino déplore notre légèreté, notre
imagination excessive. Ce prétendu excès
d’imagination n’est qu’une idée fixe de don Catalino,
une façon de parler, car notre savant, quand il aborde
ce sujet, est pareil à un bœuf mugissant d’amour. Je le
rencontrai un jour qu’il était chagrin et rempli
d’indignation. Étant en voyage, il avait eu la curiosité
de lire, pour passer le temps, une chronique de Julio
76
Camba .
— Ce n’est pas sérieux, me dit-il à son retour, pas
sérieux.
— Mais, don Catalino, qu’entendez-vous par
sérieux ? lui demandai-je.
— Parfait, mais foin de paradoxes, me répondit-il.
Ce que je vous dis, don Miguel, mon ami, c’est que,
sous prétexte d’humour et pour faire rire les gens, se
manifeste là un esprit regrettable d’irrespect à l’égard
de la Science…
Si, en prononçant ce mot de Science, il le dotait
d’une majuscule, il ne se découvrit cependant pas,
c’est qu’il était déjà tête nue. De nouveau je m’éclipsai
pour éviter une dissertation sur les dangers menaçant
une nation qui ne respecte ni la Science, ni ceux qui la
servent avec abnégation.
Chaque fois que je me trouve en présence de
Catalino, je finis par m’échapper pour me mettre à
l’abri, car j’ai peur qu’il ne réussisse à me convaincre
de quelque chose, ce qui serait le pire de tout ce qui
pourrait m’arriver.
Je suis donc allé voir, comme je l’ai dit, don
Catalino. Je voulais prendre son avis sur cette
77
guerre . Pas précisément sur la guerre, mais sur
l’emploi des zeppelins, des sous-marins, des mortiers
de 42 et des gaz asphyxiants. J’espérais des réponses
amusantes et sans portée sur ces inventions de la
science appliquée. Mais à peine me vit-il qu’il me
lança à brûle-pourpoint :
— Je suis heureux de vous voir, mon cher, pour
vous dire que je vous comprends de moins en moins.
— Vous me faites beaucoup d’honneur ! m’écriai-je.
— De l’honneur, et comment ?
— Mais oui, de l’honneur. Ne pas être compris par
un savant, et par un savant tel que vous, est un
honneur des plus grands.
— Mais je ne comprends pas…
— Cela ne m’étonne pas, car vous autres savants,
vous vous attachez à l’étude des choses et non des
hommes.
— Mon ami, ami Miguel, il y a des anthropologues,
c’est-à-dire des savants qui travaillent à la
connaissance de l’homme.
— Oui, mais comme chose et non comme homme.
— Et des psychologues…
— Oui, mais qui étudient l’âme objectivement, telle
une chose.
— Ah ! vous êtes sans doute partisan de
l’introspection ! Vous allez voir…
— Non, je ne verrai rien, répondis-je, atterré ; je me
souviens brusquement que j’ai un rendez-vous. Je
reviendrai un autre jour…
Et je m’échappai de nouveau. Je rentrai chez moi
afin de lire n’importe quelle poésie, pourvu qu’elle
n’eût aucun caractère scientifique, et fortement
convaincu que, si le poète est un fou, le savant, lui, est
un imbécile heureux. Il n’y a pas de commune mesure
entre les aimables élucubrations d’un fou et les
pesantes vérités scientifiques d’un imbécile. Aussi
j’aime mieux me distraire des aventures de
78
Bellérophon ou de la légende d’Œdipe que du
binôme de Newton. Et quant à l’utile, puisqu’à la fin il
faut bien mourir un jour… le problème est de passer
la vie en s’amusant. Bien que don Catalino m’amuse,
je puis toutefois vous affirmer qu’il ne me divertit pas.
Il ne représente pour moi qu’une rare esthétique, je
veux dire un sujet de plaisanteries, pas toujours de
bon goût, comme le montre ce portrait. Aussi, quand
il le lira… !
DON BERNARDINO ET DOÑA
79
ETELVINA
Don Bernardino, bien que célibataire, était un
sociologue éminent, c’est là tout ce qu’on peut dire à
son sujet. En sociologie, la spécialité de notre
célibataire était le féminisme et il est évident que par
là même il ne s’intéressait d’aucune façon aux jeunes
filles en âge de se marier qui, toutes, fuyaient cet
homme qui ne leur parlait que de leurs droits. Un
féministe n’a rien d’un don Juan, car lorsqu’une
femme l’entend discourir de l’émancipation de la
femme, elle pense aussitôt : « Il y a là quelque piège…
Pourquoi voudrait-il nous émanciper ! »
Aussi le pauvre don Bernardino, malgré sa
sociologie – source supposée de résignation –, se
désespérait, sans toutefois perdre sa foi en la femme,
ou plutôt dans le féminisme. Ce qui le chagrinait le
plus était de ne pouvoir obtenir des jeunes filles
qu’elles l’appellent tout simplement Bernardino. Non,
il fallait que ce soit don Bernardino. Ce don laisse
supposer que la sociologie est une science sérieuse, si
tant est qu’il y en ait. Il était l’auteur de plusieurs
ouvrages consacrés à de non moins diverses théories,
et il avait fait graver sur son papier à lettres :

BERNARDINO BERNÁRDEZ
Avocat et Sociologue
Auteur de L’Émancipation de la Femme.

L’essentiel de l’en-tête résidait dans la conjonction


et : il n’était ni « avocat sociologue », ni « sociologue
avocat », ou si l’on veut encore « juriste sociologiste »,
ou « sociologiste juriste », mais avocat et sociologue.
Sur ce papier à lettres à l’en-tête si savamment
étudié, il écrivait ses déclarations d’amour, de
préférence à de riches héritières, pour les inviter à
s’émanciper en s’unissant à lui. Mais le malheureux ne
réussissait pas à capter l’attention de celles auxquelles
il s’adressait à des fins si honnêtement sociologiques.
« Nous leur avons donné une si mauvaise éducation,
se disait-il, que les femmes sont comme les enfants,
des êtres essentiellement moqueurs. » Il est vrai qu’il
fut l’objet des attentions d’une jeune féministe,
sociologue bien entendu ; malheureusement elle était
pauvre, laide et sotte. Or Bernardino croyait qu’une
communauté d’idéaux était insuffisante pour les unir
par des liens plus étroits. Ajoutons que notre
sociologue préférait une femme qui ne fût pas
féministe et qu’il pourrait convertir à ses idées. Ils
auraient toujours ainsi des sujets de conversation,
voire de ces querelles conjugales si nécessaires, en
particulier, pour faciliter de tendres réconciliations.
Le plus triste aurait été que ses déboires et ses
mésaventures aient fait courir de graves dangers à la
foi que don Bernardino avait dans la future
émancipation de la femme. Le mépris à son égard des
jeunes filles à marier aurait eu raison des conceptions
féministes de tout autre que Bernardino ; mais il
savait bien que cette émancipation se heurte aux
préjugés de la femme et que tout rédempteur doit être
crucifié par ceux-là mêmes qu’il se propose de sauver.
De plus, se disait-il, sociologiquement parlant, la
femme est ingrate, non certes par nature, mais par
artifice, conséquence de la détestable éducation que
lui a imposée notre culture masculine, il faut donc la
délivrer de cette ingratitude. Peut-être le célibat est-il
le fondement premier de mon œuvre de rachat !
Une consolation et un dérivatif aux amertumes de
l’apostolat de notre sociologue féministe lui furent
apportés par la découverte des écrits d’une futuriste
singulière, doña Etelvina López, championne du
masculinisme, tonnant contre la femme, dont
l’infériorité était évidente à ses yeux ; contre la femme
ordinaire et courante, la femme moyenne, s’entend.
Pour sa part, elle échappait indubitablement à la
sphère de son sexe : « Je suis femme par erreur,
aimait-elle à dire, et je me refuse à l’être. »
Don Bernardino, d’abord scandalisé par les
théories de la futuriste et masculiniste doña Etelvina,
finit par soupçonner l’existence d’un certain
partenariat obscur entre le féminisme masculin et le
masculinisme féminin. Il croyait entrevoir, sous les
invectives de cet auteur contre son propre sexe, la
trace d’une amertume jumelle de sa propre défense de
l’égalité, voire de la supériorité de l’ingrat sexe
féminin sur le masculin. De son côté, doña Etelvina,
la masculiniste, admirait don Bernardino, dont elle ne
cessait cependant de combattre les théories et ne
manquait pas, avec de fougueux éloges, de citer
maints passages des ouvrages de notre pauvre
célibataire. « Mon éminent adversaire », ainsi qu’elle
se plaisait à l’appeler. « Si je représente le sexe, disait-
elle, et si toutes les autres femmes étaient comme
moi, la femme par erreur, peut-être les nobles et
généreuses théories, bien que sujettes à caution, de
don Bernardino auraient la chance d’être exactes ;
mais étant ce que je suis, par malheur et par fatalité,
dans le monde des femmes, seul est valable mon
masculinisme, les femmes ne méritant pas
l’émancipation. »
Et doña Etelvina écrivit un livre intitulé
L’Émancipation de l’Homme, contrepartie de
L’Émancipation de la Femme de don Bernardino. La
dame futuriste et masculiniste y soutenait que
l’homme ne pourrait s’émanciper tant qu’il serait
incapable de secouer les chaînes du culte qu’il porte à
la femme. « Si les autres femmes veulent être des
idoles, écrivait-elle dans son ouvrage, grand bien leur
fasse ! L’homme a converti les labours en idoles au
lieu de faire de ses idoles des labours. Moi ce que je
veux c’est être labourée et qu’on ne m’adore pas, mais
qu’on me manipule pour labourer le champ
commun. »
Ayant lu le livre de doña Etelvina, don Bernardino
sentit une soudaine clarté qui illumina au plus
profond sa conscience de féministe. Une discussion
s’engagea entre eux, non sans de grands éloges
réciproques. Une correspondance suivit, il y eut
échange de photographies, d’ouvrages, et enfin
décision d’une rencontre en tête à tête. Corps à corps.
Lui frisait la cinquantaine, elle la quarantaine, sans le
moindre espoir de rajeunissement.
L’entrevue eut lieu mais, contre leur attente et leur
espoir, sans autre résultat qu’une estime encore plus
grande pour leurs travaux sociologiques, bien
qu’opposés. Don Bernardino n’en admira que
davantage le savoir et l’audace intellectuelle de la
masculiniste, et celle-ci n’en fut pas moins éblouie par
l’érudition sociologique du grand féministe.
Cependant ni l’un ni l’autre n’éprouvèrent aucune de
ces inclinations où la misérable chair a sa part. Il ne
serait pas impossible qu’à l’occasion de nouvelles
entrevues ils n’aient eu l’impression que tout cela
finirait par un mariage, malgré leur peu
d’enthousiasme à cet égard.
Néanmoins, disciples et admirateurs des deux
sexes, ainsi qu’adversaires et détracteurs, laissaient
entendre que cette rencontre, bientôt connue de tous,
se terminerait par un mariage, les deux interlocuteurs,
de sexe opposé, se trouvant dans une situation
équivoque face à l’opinion publique. Comment alors
apporter une solution à ce conflit ? Par un mariage
intellectuel, chaste et pur, qui ne manquerait pas
d’être particulièrement fécond pour la sociologie, les
deux spécialistes collaborant à la publication d’un
ouvrage qui paraîtrait sous leurs deux noms, et
tenterait de faire la synthèse de leurs deux doctrines –
le féminisme masculin de don Bernardino et le
masculinisme féminin de doña Etelvina –, après la
découverte d’une région sublime et asexuée où leurs
deux idéaux se réduisaient à un seul.
Leur collaboration devenant de plus en plus étroite
et exigeant la présence continue des deux sociologues,
ils décidèrent de vivre ensemble, sans cependant se
marier, séparés de corps, la masculiniste doña
Etelvina conservant sa virginité immaculée. Leur
coexistence n’avait d’autre objet que faciliter leur
collaboration et leurs travaux au cours d’entretiens
quotidiens et de mêler leurs efforts intellectuels
respectifs. Ce fut donc une sorte de mariage d’idéaux,
une alliance intellectuelle entre le féminisme masculin
professé par don Bernardino et le masculinisme
féminin professé par doña Etelvina, où leurs doctrines
respectives apparemment opposées, qu’ils tentaient de
combiner en une synthèse supérieure, servaient
d’hyménée spirituel.
On clabaudait ferme dans la gent intellectuelle. On
leur reprochait une connivence suspecte, mais l’un et
l’autre avaient le cœur trop haut placé pour prêter
attention à ces médisances et, impavides, ils
affrontaient le qu’en-dira-t-on. Il n’empêche que tout
cela ne fut pas sans agir sur leur comportement, mais
bien autrement qu’on ne le supposait. Avec la
cohabitation leur apparaissait l’ambiguïté de leur
situation. Ils s’inquiétaient de n’être ni mari, ni
épouse, et en même temps s’écartaient l’un de l’autre ;
ils délaissaient leurs travaux. Des jours, des semaines,
des mois même s’écoulaient sans qu’ils y songent et en
discutent. Leurs absences du logis étaient de plus en
plus fréquentes et de plus en plus longues. Il n’y avait
plus de synthèse possible, mais une désagrégation de
ce qui avait été leur idéal réciproque, don Bernardino
étant de moins en moins féministe, doña Etelvina de
moins en moins masculiniste. Elle prenait conscience
que l’idolâtrie de l’homme pour la femme se justifie et
que le rôle d’idole n’est pas aussi désagréable qu’elle
l’imaginait. De son côté, don Bernardino admettait
que la femme n’est pas l’être d’ingratitude qu’il
supposait et qu’il n’est pas si utile de l’émanciper
puisqu’elle est assez habile pour assurer sa
domination sur l’homme, son dominateur.
Il se passa alors dans cet extraordinaire ménage
quelque chose d’étrange, de surprenant. Ils en vinrent,
sans jamais savoir comment, à une confession
mutuelle et s’aperçurent qu’ils étaient singulièrement
engagés bien que séparés. Les voies qu’ils suivaient les
avaient menés à des sentiments plus intimes qu’une
simple collaboration spirituelle. Ils s’ouvrirent leurs
cœurs, se firent leurs confidences et se consolèrent
mutuellement.
— Et maintenant, que faisons-nous, Etelvina ? dit
don Bernardino. Devons-nous nous séparer et aller
vivre chacun avec celui que nous destine le hasard
providentiel ?
— Il n’en est pas question, Bernardino ! C’est
impossible ! Cela ferait jaser ! Tout, sauf cela !
— Alors, mon amie ?
— Je vais te dire. Il ne peut y avoir qu’une seule
solution : que notre complémentarité respective se
sacrifie à notre union intellectuelle. D’après ce que je
t’ai entendu dire de la compagne que te réserve le
hasard, moi-même sachant ce que je sais d’un
compagnon aléatoire, enfin passant aux yeux de cette
maligne gent intellectuelle comme le couple idéal, la
solution est donc de nous marier, comme ceux qui le
font a posteriori pour régularisation, et celui qui doit
venir sera considéré comme notre propre enfant.
— Voilà une ingénieuse solution sociologique !
s’écria l’ex-féministe.
Et quelques jours plus tard, on apprit que
Bernardino et Etelvina, cette fois par contrat et
sacrement, avaient célébré sociologiquement leur
union. « Il ne pouvait en être autrement », pensa-t-on.
Peu après, au bout de trois ou quatre mois, on
apprit qu’Etelvina avait donné le jour à de robustes
jumeaux, un garçon et une fille. « Cela devait arriver,
dirent les humoristes, c’est la synthèse à laquelle ils
travaillaient. » Le plus curieux c’est que les deux
enfants ne se ressemblaient pas du tout, à ce que
racontèrent ceux qui réussirent à les voir. Il s’en
trouva certains pour ajouter qu’il y avait là quelque
mystère et que la nourrice, engagée pour un des
enfants, le garçon, s’attribuait un rôle exagéré dans la
maison. On racontait qu’il y avait aussi un grand
pendard, peut-être le fiancé de la nourrice, qui
circulait là comme chez lui. On ne réussit jamais à
connaître la vérité et, comme il y eut deux
accouchements le même jour et presque à la même
heure à la maison, on ne sut jamais rien de
l’extraordinaire naissance des deux pauvres petits
innocents, toujours considérés comme frère et sœur et
élevés comme tels.
Inutile de préciser que la synthèse entre le
féminisme de don Bernardino et le masculinisme de
doña Etelvina demeura à jamais en jachère, que la
nourrice et le pendard finirent par se marier,
s’installant au foyer de ce couple intellectuel qu’ils
exploitèrent consciencieusement.
— Étrange combinaison, remarquait doña Etelvina.
— Dis plutôt ménage à quatre, ajoutait don
Bernardino.
80
UN CAS DE LONGÉVITÉ
Ami lecteur, as-tu jamais entendu dire quelquefois :
« C’est comme Gómez Cid, qui gagnait sa vie après sa
mort. » Sinon, je vais te raconter l’origine de ce
dicton.
Anastasio Gómez Cid fut longtemps professeur de
81
psychologie, logique et éthique au lycée de Renada .
Il avait eu pour condisciple Aquiles Zurita, dont la
mélancolique histoire et son habileté à reconnaître la
fraîcheur du poisson lui avaient valu le sobriquet de
82
Clarín , connu de tous les Espagnols.
Anastasio Gómez Cid avait un sens naturel de
la véritable noblesse, si discrète qu’il se refusait,
comme un acte du plus mauvais goût, à attirer
l’attention sur lui. Il n’ignorait pas – est-ce grâce à la
psychologie, la logique et l’éthique qu’il enseignait ? –
que la vraie distinction consiste à ne pas vouloir se
faire remarquer. Il accomplissait tristement son
devoir, sans jactance ni ostentation. De temps en
83
temps, il donnait à El Cronista de Renada quelques
articles sur les antiquités de la cité illustre, toujours
noble et fidèle. Enseignant dans ses cours d’éthique
que l’homme doit développer sans cesse ses qualités
de sociabilité, il se rendait chaque après-midi au
Cercle des éleveurs et agriculteurs pour sa partie de
cartes.
Au dire de ses proches voisins, sa vie privée était
sans joie. Il était devenu veuf très jeune, ce qui l’avait
laissé quelque peu désemparé, avec une fille
paralytique et un fils paresseux de naissance.
Víctor, le fils d’Anastasio, était doué d’une
étonnante et puissante faculté de paresse. « Toi, lui
répétait son père, avec cette puissance pour ne rien
faire, tu es capable de faire n’importe quoi ! » Et le
jeune homme de lui répondre : « Peut-être. Mais le
pire est que j’ai souvent entendu dire qu’il y a des gens
qui perdent leur honneur pour obtenir des honneurs.
— Je ne sais, je ne sais pas, reprenait le père, ce qui
arrivera de vous deux après ma mort. La pauvre
Ángela est infirme de corps, et toi tu as l’âme infirme.
— Ne t’inquiète pas, papa, je m’arrangerai toujours
pour que tu ne meures pas. Ne serait-ce que pour faire
honneur à ton nom. »
Les années passèrent. Anastasio vieillissait sans
qu’on s’en doutât, pas même lui. Il s’était, comme on
dit, fixé à un certain âge, et Víctor était toujours pareil
à lui-même, sans vouloir suivre une carrière, était
membre du Comité du parti progressiste et, lors des
élections, agent influent et particulièrement doué
pour ce genre de batailles. Il était tenu en grande
estime par tous ceux qui ambitionnaient un siège de
député pour le district de Renada, et aussi par ceux
qui l’avaient obtenu. On l’admirait sans réserve autant
pour son habileté dans les campagnes électorales que
pour sa paresse.
Un jour le pauvre Anastasio fut victime d’une
attaque d’apoplexie qui le mit aux portes de la mort. Il
s’en tira, mais incapable de se mouvoir. « Tu vois ? Tu
vois ? pouvait-il à peine bégayer. — Non, je ne vois
rien, répondait son fils. Je t’ai déjà dit que, moi vivant,
je ne te laisserais jamais mourir. C’est le membre du
Comité progressiste qui te le promet. »
Quand Víctor comprit que son père était incapable
de tout travail et ne pouvait plus occuper sa chaire, il
l’installa, avec toute sa famille, dans une petite maison
de campagne située aux environs de Renada, au
milieu d’un petit jardin où notre paresseux jardinait
de temps en temps, besogne qu’il ne considérait pas
comme un travail. La famille se composait
d’Anastasio, de sa fille Ángela, la paralytique, de
Víctor et d’une servante avec laquelle le fils entretenait
de louches relations. Personne ne venait les voir, si ce
n’est le médecin, un autre membre du Comité
progressiste. Personne d’autre ne voyait Anastasio qui
passait presque tout son temps au lit, sans en bouger,
sauf quand le soleil se montrait ; on le descendait
alors un peu dans le jardinet. Il mourut au bout d’un
an.
Grâce à ses relations politiques, Víctor s’arrangea
pour que son père continuât à percevoir son
traitement, sans rien faire pour le gagner. Le procédé
était, d’une extrême simplicité : prendre le dossier du
retraité et le bloquer sans donner suite à la demande
d’admission à la retraite. Víctor signait lui-même les
états au nom de son père – non au sien, ce qui aurait
été illégal – et, dans les premiers temps, il essayait
d’imiter la signature paternelle, puis il ne tarda pas à
éviter cette peine, bien que notre paresseux ne
considérât pas comme un travail un faux en écriture.
Quand on s’informait de la santé de son père, il
répondait : « Mal, mal, toujours plus mal. Il est
incurable, mais il peut durer encore longtemps,
longtemps, longtemps… »
Un jour, Víctor fit entrer à la maison une bonne
provision de bois, donné par le charpentier, sous le
prétexte de fabriquer des meubles pour son propre
usage, ce qu’il n’aurait certainement pas fait pour
gagner sa vie. Toujours est-il qu’une nuit, dans une
fosse profonde qu’il avait creusée dans un coin du
jardinet, il enterra une grande caisse. À l’intérieur
gisait le corps de son père, mort la veille. Malgré toute
sa bonne volonté, son fils n’avait pu prolonger son
existence.
Avec la même suprême habileté qu’il déployait lors
des joutes électorales, Víctor réussit à dissimuler la
mort du professeur en titre de psychologie, logique et
éthique de Renada. Il est vrai que les seuls complices
de cette pieuse supercherie étaient une pauvre
paralytique, une bonne à tout faire aspirant à devenir
maîtresse légitime de la maison, et un médecin
progressiste, son camarade de débauche. Quand on
lui demandait des nouvelles de son père, Víctor
répondait invariablement : « Il est un peu moins mal
en ce moment, il ne souffre pas. Mais il est totalement
incurable, et cela va durer longtemps, encore bien
longtemps. » Et il continuait à signer les bulletins de
salaire du nom de son père.
Ainsi le pauvre Anastasio continuait toujours à
vivre. Au registre municipal et au tableau
d’avancement du lycée, il atteignait les quatre-vingt-
dix ans. Son dossier de retraite oublié avait
totalement disparu du ministère… C’est là ce qui
arrive à qui s’endort et finit par mourir en dormant.
Les voisins du défunt, presque aussi morts que lui,
s’étonnaient de sa longévité et s’informaient auprès de
son fils : « En réalité, depuis quelques années, il ne vit
plus, il existe. La seule chose qu’il puisse encore faire
est donner sa signature. — Comment ? Il signe ?
— Mais oui, répondait-il, ajoutant très sérieusement :
oui, en lui guidant la main. » Quand son bon ami, le
médecin progressiste qui connaissait la supercherie,
manifestait quelque crainte qu’on ne finisse par la
découvrir, il lui faisait remarquer : « Tranquillise-toi.
On ne découvrira rien, et puis mon père n’est pas le
premier mort à toucher son salaire… Comment, moi
qui ai fait voter tant de morts pour faire passer les
candidats du gouvernement, je n’aurais pas le droit
d’utiliser mon propre père ? » Et il avait raison.
Quand l’Anastasio officiel, celui qui figurait sur le
tableau d’avancement, s’approcha de ses cent ans, les
habitants de Renada, et surtout les anciens élèves du
célèbre professeur de psychologie, logique et éthique
se proposèrent de fêter son centenaire en défilant
devant le lit du vieillard, bien que celui-ci fût
inconscient. Víctor accepta. Il avait l’intention de
fabriquer un mannequin, à la tête et aux mains de
cire, afin de lui assurer la plus grande ressemblance
possible avec son père, et de le placer dans le lit. Quel
maître coup d’audace et d’habileté, couronnant une
renommée de parfait agent électoral ! Cette idée
l’enthousiasma et, comme il avait déjà fabriqué la
caisse dans laquelle il avait enterré son père, il se mit
à modeler dans la cire et à colorer son visage et ses
mains. Pour simplifier le travail, il le fit chauve et
imberbe, se libérant ainsi du problème des cheveux et
de la barbe, qui auraient pu éveiller l’attention des
voisins. À mesure qu’il avançait en besogne, notre
incurable paresseux s’enthousiasmait sur ses
aptitudes de portraitiste-modeleur, pour ne pas dire
de sculpteur. « Je pourrais me consacrer à la
sculpture, si je suis obligé un jour de donner mon père
pour mort. » Il faut dire que du côté politique cela ne
marchait plus très bien.
À peine quatre mois avant le jour de la célébration
du centenaire d’Anastasio, alors que Víctor avait
achevé l’effigie destinée à la cérémonie, une
pneumonie enleva ce pieux fils, fidèle gardien de la
mémoire et du salaire de son père. Lorsqu’on apprit la
supercherie, ce ne fut qu’un cri de profonde
admiration pour cette farce extraordinaire et l’audace
géniale de Víctor Gómez. Tous s’accordèrent pour
affirmer qu’ils avaient été dans le secret et qu’on ne les
avait jamais trompés. Un pauvre garçon qui convoitait
la chaire d’Anastasio se croyait lui aussi obligé de
feindre d’avoir été dans le secret. Quand on lui
demandait les raisons de son silence, il répondait :
« C’était mon maître, je lui devais le respect, même
après sa mort… D’autre part, je voudrais bien
atteindre et, si possible, dépasser les cent ans ; à
chacun son tour. — Mais, lui faisait-on remarquer, et
si tu n’as pas de fils pour te défendre pareillement ?
— C’est vrai, c’est vrai… ! »
L’affaire provoqua une admiration profonde à
Renada, mais pas au ministère, où l’on ne put
retrouver le dossier du retraité. Et puis, à quoi bon
désormais ?
Tel est, ami lecteur, le fait qui est à l’origine du
fameux dicton à Renada et qui est peut-être arrivé à
tes oreilles : « C’est comme Gómez Cid qui gagna sa
vie après sa mort. » Et si, lecteur, tu es assez candide
pour croire que ce récit non seulement n’est pas
véridique, mais qu’il est invraisemblable, c’est que tu
ignores totalement le fin du fin de nos coutumes
administratives.
RÉVOLUTION À LA BIBLIOTHÈQUE
84
DE CIUDÁMUERTA
Il y avait à la bibliothèque publique de
Ciudámuerta deux bibliothécaires qui, n’ayant à peu
près rien à faire, passaient le temps à se demander si
les livres devaient être classés par matière ou par la
langue dans laquelle ils étaient écrits ? Après maintes
palabres, ils tombèrent d’accord sur le classement par
matière et par langue dans chaque série, au lieu de les
ranger par langue et par matière. Le matérialiste
l’avait emporté sur le linguiste. La routine aidant, ils
ne tardèrent pas à connaître l’emplacement de chaque
volume et ils n’étaient dérangés que par le service du
public. Ils se livraient à de longues siestes, classaient
sans suite les dossiers et mettaient un temps infini à
cataloguer les nouvelles acquisitions.
C’est alors que, sans savoir comment, survint un
troisième bibliothécaire, jeune, enthousiaste, novateur
et, au dire de ces deux vieux collègues,
révolutionnaire. N’avait-il pas la prétention de
soutenir que les livres doivent être classés, non par
matière, ni par langue, mais par format ? Quel
épouvantable bouleversement ! Ah ! ces jeunes
utopistes et modernistes !…
Mais le jeune bibliothécaire ne désarmait pas et,
profitant de la distraction que son bavardage
apportait à ces deux vieux fossiles, le matérialiste et le
linguiste, entreprit de leur démontrer par a + b que le
classement par format était le plus pratique et le plus
économique, permettant d’utiliser toute la place sur
les rayonnages. Ainsi resterait-il moins de creux
inutilisés. Il essaya aussi de les convaincre de la
réforme des procédés utilisés pour le catalogue. Mais
toutes ces innovations demanderaient de gros efforts
et nos deux respectables fonctionnaires n’étaient pas
partisans d’un travail excessif. Ils se contentaient,
comme on dit, de remplir leurs obligations, ce qui,
comme on le sait, consiste à ne rien faire.
Certes, ils ne faisaient pas d’opposition – que
pouvaient-ils opposer ! – aux réformes que le jeune
révolutionnaire mettait ainsi en avant, mais ils ne
cessaient de les différer, surtout par paresse. Le temps
leur manquait pour supputer leurs chances
d’avancement dans le corps des bibliothécaires, pour
lire les journaux, recommander leurs fils, leurs
gendres, leurs petits-enfants, sans oublier les parties
de dominos ou de cartes. Là, comme ailleurs, paresse
et routine étaient les plus grands obstacles à tout
progrès.
Lassé de les entendre lui donner toujours raison,
mais sans en tenir aucun compte, le jeune
bibliothécaire finit par les menacer de jeter par terre
tous les volumes, afin de les contraindre à les
reclasser convenablement.
— Ah ! non ! s’écria le matérialiste avec
indignation. Des menaces, mon garçon ! Et
maintenant s’attaquer aux livres !
— Il ne manquerait plus que cela ! ajouta le
linguiste. Si vous saviez bien nous prendre ; mais si,
au contraire…
— C’est aussi que ma patience est à bout, rétorqua
le jeune homme.
— Alors ne la perdez pas, lui répondit le
matérialiste. Que croyez-vous donc ? Ce n’est pas un
jeu d’enfant. Il faut longuement réfléchir avant
d’entreprendre pareil travail.
— Réfléchir ? reprit le révolutionnaire. Vous voulez
dire coincer la bulle…
La discussion se termina mal, les deux vieux se
tenant pour satisfaits d’avoir un prétexte pour
continuer à ne rien faire. Tant il est vrai que se poser
en victime n’est que prétexte pour qui refuse de se
rendre à de bonnes raisons, certain de n’en jamais
tenir compte.
Et un jour le drame éclata. Le jeune bibliothécaire,
lassé de l’entêtement sénile de ces deux diplodocus,
excédé par leur farouche volonté de ne pas sortir de
leur routine et de leur train-train, jeta par terre tous
les livres. Quel scandale, grand Dieu ! Au milieu de
nuages de poussière, les volumes gisaient sur le sol les
uns sur les autres, les incunables mêlés aux
misérables livres brochés, le tout dans une confusion
épouvantable, un tome par-ci, un tome par-là,
quelques mètres plus loin encore un autre. Les deux
croulants étaient atterrés. Le jeune bibliothécaire dut
comparaître devant le conseil de discipline de la
bibliothèque pour rendre compte de son acte.
Il se défendit ainsi :
« On m’accuse, messieurs les bibliothécaires,
d’avoir introduit le désordre, bouleversé des
habitudes, fait une véritable révolution à l’intérieur de
la bibliothèque de Ciudámuerta. Mais voyons un peu :
qu’entendent par ordre mes deux collègues ? Classer
les livres par matière et langue comme ils l’ont fait ou,
comme je le proposais, par format ? Où est l’ordre ?
Où est le désordre ?
« Je voulais, messieurs, passer d’un ordre à un
autre progressivement, pas à pas et par tranches. Mais
ces deux individus ne me donnaient que de bonnes
paroles. Ils ne voulaient pas renoncer à leurs siestes, à
leurs calculs cabalistiques sur le tableau
d’avancement, à leurs intrigues pour caser leurs
enfants, leurs gendres et leurs petits-enfants, c’est là le
plus clair de leurs travaux, sans oublier leurs parties
de dominos ou de cartes et leurs réunions au café. Ce
ne sont que des routiniers, des cossards et, plus
encore, des prétentieux. J’irai même jusqu’à
soupçonner que leur opposition au classement que je
proposais n’avait pas d’autre objet que d’éviter que
l’on ne découvre les livres disparus par suite de leur
négligence ou de leur complaisance. »
Ces paroles produisirent sur le conseil cet effet
qu’au cours des ignobles luttes parlementaires on
appelle sensation* ; les deux vieillards accusés
protestèrent furieusement.
« Oui, messieurs, poursuivit encore plus
vigoureusement le jeune homme, grâce à cette paresse
si bien conduite, à cette paresse tranquille, les
bibliophiles ont eu toute liberté pour agir à leur guise.
Les manuscrits anciens les plus précieux de notre
bibliothèque ont disparu. On les trouve aujourd’hui
dans les bibliothèques personnelles de distingués
aristocrates. Notre bibliothèque a connu la même
aventure que celle arrivée à l’un des livres de
chevalerie qui figurent dans l’examen, au chapitre six
du Quichotte ! Celui-ci manquait dans la collection
réunie à ce sujet par le marquis de Salamanque, mais
figurait sur les rayons de la bibliothèque municipale
de Porto. Un ambassadeur d’Espagne au Portugal
réussit à le faire sortir – non sans profit, dit-on alors –
pour le faire entrer dans la bibliothèque privée dudit
marquis. »
L’allusion à cette historiette bien connue, qu’on
racontait à n’importe quel visiteur de la bibliothèque
municipale de Porto, mais que les membres du
conseil entendaient peut-être pour la première fois,
provoqua une nouvelle sensation*.
Le jeune bibliothécaire poursuivit en rappelant
toutes les petites mesquineries des deux incurables
paresseux, uniquement préoccupés de toucher leurs
appointements, de se pelotonner dans leurs fauteuils
et de caser leurs proches. Il démontra de la façon la
plus claire que ce qu’ils appelaient ordre n’avait
jamais été ordre, mais stagnation, routine et paresse.
Il fit aussi remarquer que le ruban qui entoure les
liasses peut se transformer en cette corde de potence
qu’on passe autour du cou et interdire toute tentative
de progrès, et que le corps des bibliothécaires est
encore plus ridicule que toutes les ordonnances de
Charles III. Le scandale qui suivit fut indescriptible.
L’orateur en vint même à soutenir que la bêtise,
bien plus que la malveillance, l’ineptie et l’incapacité,
est la cause de cette accumulation de petites injustices
qui, pareille à un tas de sable, indispose le public.
Puis, s’excitant, il parla du parti des imbéciles qui,
menés par quatre coquins, s’agitent dans notre pays.
Enfin, ne se contenant plus, il ne cessa de divaguer
jusqu’au moment où il fut interrompu par cette
question : « Bien, mais quel rapport tout cela peut-il
avoir avec les livres ? » Ce à quoi il répondit : « Mais
tout a des rapports avec tout. »
Et maintenant, mes chers lecteurs, que Dieu nous
garde du fou qui prétendrait nous classer par rang de
taille.
LE MAIRE D’ORBAJOSA
85
PEINTURE DE MŒURS
86
Nous vînmes à Orbajosa poussés par un désir
violent de faire la connaissance de son fameux maire,
dont on disait qu’il était le premier joueur d’ocarina,
le premier éleveur d’oies et le premier joueur de palet
de la très vaillante, très glorieuse et très soumise cité
royale. Il se posait naturellement comme le premier
des Orbajosiens et faisait profession d’optimisme, tout
au moins en paroles. En parlant de lui, ses
concitoyens clignaient de l’œil. L’originalité du
fameux maire admise, chacun voulait être en bons
termes avec celui qui pouvait lever les amendes.
De temps en temps, notre maire se rendait sur la
place publique d’Orbajosa, accompagné de ses amis et
supporters – ceux qui applaudissaient à ses
excentricités et à ses plaisanteries –, pour y jouer au
palet devant les gobe-mouches de la ville et faire
acclamer ses performances. On eût dit le souverain
qui, fier de son agilité, se met à sauter devant ses
sujets, pour se faire admirer et recueillir leurs
applaudissements.
Nous avions déjà été présentés à ce curieux
personnage et, comme nous nous étions arrêtés pour
le regarder jouer, il vint à nous et, avec sa bonhomie
coutumière – notre maire affectant la franchise –,
nous demanda :
— Eh bien ! Qu’en pensez-vous ?
— Jouer ainsi, monsieur, devant le public, est digne
de Néron.
— De Néron ? Me prendriez-vous pour un Néron ?
— La cruauté, monsieur, n’est pas ce qui peut
caractériser Néron. Celle-ci ne fut que la conséquence
de son histrionisme, de sa passion du théâtre, de sa
volonté d’être toujours le premier à remplir certains
rôles, tel celui de chanter, ce qui n’était pas son
métier. Néron aurait dû se contenter d’être un bon
empereur, exécuteur des lois, et Votre Illustrissime…
— Excellence, mon ami, Excellence !
— Bien. Votre Excellence, Éminence ou comme il
vous plaira, devrait se satisfaire d’être un bon maire
d’Orbajosa, un bon président du conseil municipal.
— Mais moi, je ne suis pas seulement président du
conseil !
— Je le sais, monsieur, je le sais. Votre Excellence
est en vérité tout le conseil, son âme, son premier
moteur immobile, comme dirait Aristote…
— Comment ? Des plaisanteries, à moi, ça non !
Et se tournant vers un de ses amis, il ajouta : « Il
est piqué, ce manant ! » Puis revenant vers nous :
— Alors vous croyez que le fait de jouer au palet est
condamnable ?…
— Mais non, monsieur, non. Jouer au palet n’est
pas en soi plus condamnable que jouer de l’ocarina ou
d’élever des oies. Ce qui est condamnable est que le
maire de la très vaillante, très glorieuse et très
soumise cité royale d’Orbajosa place toute son
ambition dans l’accomplissement de telles choses et
fasse publiquement état de son habilité en la matière.
— Et qu’est-ce qui est là condamnable, monsieur le
moraliste ?
— La frivolité.
À ce mot qui le pénétra jusqu’au fond de l’âme, il
eut un mouvement de recul, on le vit même, parfois,
pleurer parce qu’on l’avait, dans sa ville, accusé de
frivolité.
— Il faudra que nous reparlions de cela, nous dit le
maire, et il nous tourna le dos.
Une entrevue nous fut, en effet, ménagée avec le
premier joueur de palet, le premier joueur d’ocarina et
le premier éleveur d’oies d’Orbajosa. Le pauvre
bonhomme s’y montra désemparé, tel qu’il était, sans
échappatoires, semblable à celui qui pose un masque
sur son visage pour en dissimuler les traits. Le fameux
maire tenta de nous faire admettre que, devant tous
les soucis que lui procuraient ses fonctions et
l’empêchaient même de dormir, le palet, l’ocarina et
les oies n’étaient que distractions et diversions à ses
préoccupations. Nous eûmes l’impression que la
mairie n’était pour lui qu’une autre partie de palet,
d’ocarina ou un troupeau d’oies. Jamais il ne nous
parut plus frivole qu’en voulant être sérieux, tant il en
était incapable. Le sérieux véritable lui était
inaccessible.
Au terme de notre entrevue, sa voix se brisa, ses
yeux s’embuèrent, il était au bord des larmes. Il
accusait d’ingratitude ses concitoyens, et que ne nous
dit-il pas de ses collègues du conseil ! Qu’ils ne lui
étaient d’aucune aide dans ses initiatives, que les uns
étaient comme ceci, les autres comme cela, qu’il en
était dégoûté.
— Voyez, nous fit-il remarquer, je leur ai proposé
de construire un immense pont, long de huit
kilomètres et d’une seule arche. Et attention !
entièrement en aluminium pour qu’il pèse moins. Eh
bien, uniquement occupés de leurs petites
combinaisons, ils n’ont fait aucun cas de mon projet.
Il est impossible de gouverner une pareille cité ! Et
maintenant ils rejettent toute la faute sur moi et me
critiquent parce que je joue de l’ocarina, au palet et
élève des oies !
Le pauvre maire nous fit une telle peine que nous
ne sûmes que répondre. Et il restait toujours en
scène ! Il n’avait aucune vraie vie privée. Le maire
avait étouffé l’homme.
En quittant Orbajosa, un distingué Orbajosien nous
demanda ce que nous pensions de son maire. Nous lui
répondîmes qu’à notre avis c’était le plus fieffé crétin
de la ville.
LES PÉRÉGRINATIONS
DE TURISMUNDO
87
LA CITÉ DU MIROIR
88
Le pauvre Turismundo se voyait déjà sur le point
de mourir de faim, de soif et de sommeil, au pied d’un
rocher, en un lieu complètement perdu, quand, butant
sur une souche, il aperçut dans le lointain les tours
d’une ville s’estompant à l’horizon. Et au-dessus
d’elles, comme une immense pivoine, il vit surgir un
soleil éclatant qui fit scintiller la ville. Rassemblant ce
qui lui restait de forces, il se mit en marche dans sa
direction. Alors qu’il s’en approchait, le soleil montant
dans l’azur faisait paraître la cité encore plus grande.
Mais, sur le point d’y pénétrer, l’air semblait de plus
en plus dense, dressant un mur devant lui.
C’était, en effet, un mur transparent et invisible. Il
le longea, en bordure de ville, jusqu’à y entrer par une
espèce de porte dans ce mur qu’on ne voyait pas.
Pas un passant dans ces larges rues désertes et
ensoleillées, bien que de temps à autre parcourues de
véhicules vides et qui marchaient tout seuls, sans
personne pour les conduire ou les guider. Les
maisons, toutes à un seul étage, avec comme un air de
visage humain, portes et fenêtres largement ouvertes,
semblaient observer le voyageur et parfois même lui
sourire. Turismundo avait oublié faim, soif et
sommeil.
De la rue le regard entrait dans ces demeures
ouvertes au grand jour et en plein air, étalant leurs
meubles reluisants, leurs lits invitant au repos, leurs
cadres avec, peut-être, les portraits de leurs
propriétaires, voire de leurs ancêtres, mais pas une
âme dans ces intérieurs, d’où sortait une musique,
comme d’harmonium. Par la fenêtre d’un rez-de-
chaussée, il aperçut l’harmonium qui jouait, seul, et
personne devant le clavier.
Derrière les enclos des jardinets des maisons se
dressaient des cyprès où piaillaient et criaillaient des
bandes de moineaux. Et de tout cela se dégageait une
impression de quiétude paisible et lumineuse.
Notre homme arriva dans une grande rue, bordée
d’arcades. Il regarda à travers une porte ouverte et
découvrit une bibliothèque importante, dont tous les
livres étaient à portée de la main. Poursuivant son
chemin sous les arcades, il déboucha sur une vaste
place, peuplée de statues, de croix et d’obélisques, le
grand cimetière de cette ville déserte. Il entendit alors
résonner dans l’air les tintements d’une cloche et
ressentit plus vivement les affres de la faim, de la soif
et l’absence de sommeil.
Il emprunta la première ruelle, entra dans la
première maison – toutes étaient ouvertes –, et parvint
à une salle à manger au milieu de laquelle était
dressée une table abondamment et délicatement
servie. Il but et mangea modérément, mais à sa
suffisance, puis, ayant découvert un lit, s’y laissa
tomber, recru de fatigue, et, sans même se
déshabiller, s’endormit.
Lorsqu’au lendemain il se réveilla, Turismundo
était un autre homme. Un indicible sentiment de paix
avait envahi son être. Il passa dans la salle à manger,
prit son petit déjeuner, but un excellent café – mais
qui l’avait préparé ? – et sortit afin de mieux découvrir
la ville. De temps en temps il croisait une voiture vide,
un cheval sans selle et sans cavalier. Arrivé devant la
bibliothèque, il y pénétra et prit le premier livre à
portée de main – bien qu’un catalogue fût à sa
disposition pour en choisir n’importe quel autre – et
se mit à lire.
Revenu dans la rue, il fut envahi par un sentiment
étrange et mystérieux. Comme s’il se trouvait perdu
au milieu d’un troupeau, au milieu d’une foule
particulièrement dense, mais invisible, intangible
point de mire de milliers de regards qu’il ne pouvait
saisir. L’écho de rires silencieux résonnait non à ses
oreilles, mais dans tout son corps. Il pressa le pas,
mais la foule était toujours là. Certes, il n’était pas
suivi, pas du tout, mais les rues, les places, les
carrefours grouillaient de ces gens qu’il ne voyait pas
plus qu’il ne les entendait ou les touchait. Cependant
il n’était pas sans éprouver la pression de cette
multitude et percevoir des voix mystérieuses.
Pour se rassurer, il éleva la voix, s’attaqua à cette
foule invisible, silencieuse et impalpable, mais son
sang se glaça de terreur dans ses veines : il n’entendait
pas sa propre voix. Il lui semblait que sa voix et lui-
même s’étouffaient au sein de cet espace saturé
d’hommes, mais non d’humanité. Il éprouva faim et
soif de solitude, mortellement anxieux de se trouver
seul, entièrement seul, cerné par les regards, les voix
de ces hommes et de ces femmes qui le frôlaient. C’est
alors qu’il comprit que la vraie solitude, celle qui vous
met face à face avec Dieu et vous fait échapper à vous-
même, ne peut être que dans le contact et le tumulte
de la multitude.
Il essaya de sortir de la ville, mais sans y réussir,
prisonnier de ce mur invisible, de cette ceinture d’air,
semblable à l’acier. Désespéré, il se mêla à la foule
invisible, silencieuse et intangible, et se dirigea vers le
cimetière central, vers la grand-place. Dévoré
d’angoisse, il marchait entre les tombes, les statues
sur les marbres desquelles jouait le soleil, quand il
remarqua qu’une des dalles s’entrouvrait comme une
coquille d’huître. À son approche, la dalle se referma.
S’étant alors saisi d’une barre de fer, il se posta près
de la sépulture et, quand la dalle se souleva de
nouveau, il plaça la barre en travers de la fente et
exerça une pression.
— Pas si fort ! cria une voix qui sortait de la tombe.
Et presque aussitôt parut à la lumière un nain
bossu, jaune comme un citron.
— Qui es-tu ? demanda Turismundo.
— Moi ? Je suis Quindofa et toi Turismundo, mon
maître depuis ce jour.
— Que faisais-tu ici ?
— Moi ? Ce que je fais ici, mais dormir.
— Puisque tu me nommes ton maître, ne pourrais-
tu m’apprendre comment sortir de cette ville ?
— De cette cité du Miroir ? Oui, je te l’apprendrai.
Nous en sortirons ensemble et irons courir le monde.
— Et cette foule invisible, silencieuse et impalpable
qui se presse dans la ville et ne me laisse pas seul un
instant ?
— Ne t’es-tu jamais trouvé dans une pièce dont les
murs, le plafond et le sol seraient faits de miroirs ?
Voilà la foule qui t’entoure ! C’est ce qui t’arrive là et
pas autre chose. Ici tout n’est que miroirs.
— Et quand je veux lui parler, je ne m’entends pas
moi-même.
— C’est bien naturel ! Qui parle seul et pour lui seul
ne s’entend pas.
— Mais quand je te parle, je m’entends.
— Oui. Mais moi, Quindofa, ton serviteur, je suis
ton écho. Si tes paroles ne se répercutaient pas en
moi, et de moi à toi, tu ne t’entendrais pas. Et
maintenant partons. Donne-moi la main.
Turismundo prit la main de Quindofa, le nain
jaune et bossu, et sentit tout aussitôt que cette
multitude, invisible, silencieuse et intangible qui
l’entourait avait regagné ses demeures. Par les rues
désertes, ils arrivèrent à la même porte invisible par
laquelle il était entré. Rapidement ils gagnèrent les
solitudes d’où il était parti.
— Et maintenant ? interrogea Turismundo.
— Maintenant ? Ne vois-tu pas là-bas, loin, bien
loin, répondit Quindofa, quelque chose qui ressemble
89
à une nuée ? C’est la montagne de Queda . C’est ce
qu’il y a de plus merveilleux dans notre monde – le
tien et le mien. Ah ! cet aigle ! Ah ! ces abeilles !
LA BIENHEUREUSE AVENTURE
90
DE DON QUICHOTTE
« Le notaire se trouva présent, et il affirma qu’il
n’avait jamais lu dans aucun livre de chevalerie
qu’aucun chevalier errant fût mort dans son lit avec
autant de calme et aussi chrétiennement que don
Quichotte. Celui-ci, au milieu de la douleur de ceux
qui l’assistaient, rendit l’esprit, je veux dire qu’il
mourut. » C’est ce que nous conte Miguel de
91
Cervantès Saavedra à la fin du livre . En mourant,
don Quichotte livre son esprit à la fois à l’éternité et à
la postérité. Il n’a jamais cessé de vivre et de revivre
parmi nous.
Don Quichotte venait à peine de succomber qu’il se
sentit précipité, jeté au fond d’un nouvel abîme
semblable à celui de la caverne de Montesinos et, bien
que guéri de sa folie par la mort, il se croyait revenu
au temps de ses chevaleresques errances. Et de se
demander : « Suis-je vraiment guéri ? » Et toujours il
s’enfonçait dans les ténèbres de plus en plus
profondément. De même que lors de la descente dans
la caverne de Montesinos il s’était endormi, il lui
semblait perdre de nouveau conscience, se laissant
aller à un sommeil infiniment doux, pareil à celui qu’il
avait connu dans le sein de sa sainte mère – la mère
de don Quichotte ! – avant de naître à la lumière du
jour.
L’obscurité était compacte et sentait la terre
mouillée, une terre imbibée de larmes et de sang. Le
pauvre Chevalier faisait son examen de conscience. Il
se reprochait surtout sa conduite à l’égard des
malheureuses brebis sur lesquelles il s’était jeté, les
prenant pour de féroces ennemis.
Il ne tarda pas à remarquer que l’abîme dans lequel
il tombait – l’abîme de la mort – s’illuminait d’une
lumière qui ne portait aucune ombre, une lumière qui
paraissait jaillir de partout comme d’une source qu’on
eût pu localiser à son gré. Tout était lumière, comme
si les entrailles mêmes de la terre s’étaient converties
en clartés, comme tombant d’un ciel constellé
d’étoiles. C’était une lumière à la fois divine et
humaine, une lumière divinement humaine.
Plongeant ses regards dans cette lumière qui ne
portait point d’ombres, le Chevalier aperçut une figure
qui lui remplit le cœur d’une éblouissante sérénité.
Ses mains desséchées ramenées sur sa poitrine
comprimaient les mouvements d’un cœur prêt à jaillir
hors de sa poitrine. Il venait de voir Jésus, le Christ, le
Rédempteur, avec son manteau de pourpre, sa
couronne d’épines, son sceptre de roseau, tel que
Pilate, ce grand ironiste, le présenta à la foule avec ces
paroles : « Voici l’Homme ! » Jésus-Christ, le Suprême
Juge, lui apparaissait tel qu’il fut exposé aux
sarcasmes de la populace. Le Chevalier, qui, en tant
que bon chrétien, et de plus espagnol, croyait
fermement que le Christ est Dieu, et ayant entendu
dire que celui qui voit Dieu est mort, se disait :
« Puisque je vois mon Dieu, c’est donc que je suis bien
mort. » Avec cette assurance, toute crainte disparut et
il regarda Jésus face à face, les yeux dans les yeux.
Mais il put à peine saisir un sourire empreint de
mélancolie, un sourire pareil à un ciel étoilé, des yeux
d’azur, un regard céleste, et le Chevalier se crut
emporté au bord des cieux vers le Rédempteur.
À son approche, le Christ, laissant tomber son
manteau de pourpre et son sceptre de roseau, étendit
les bras, comme sur la croix. Le Chevalier accomplit
le même geste de crucifixion. Ils se rapprochèrent
encore, et don Quichotte entendit comme un
murmure, un souffle d’éternité, résonner, non plus à
ses oreilles mais dans son cœur, ces paroles : « Viens
sur mon cœur ! » Et il tomba dans les bras du
Rédempteur, son Juge.
Le Christ entourait de ses bras la taille de don
Quichotte dont les mains desséchées et noueuses se
croisaient sur l’épaule du Rédempteur. La tête
reposant sur l’épaule gauche, près du cœur du Christ,
le Chevalier fondit en larmes. Il pleurait, pleurait,
pleurait. Ses cheveux gris en désordre se prenaient
dans les épines de la couronne du Nazaréen, et il
pleurait toujours. Ses larmes coulaient sur l’épaule du
Christ, se mêlant à celles du Rédempteur, et les pleurs
du fou de l’Espagne s’unissaient à ceux de celui qui fut
92
tenu pour fou par les siens (Marc, III, 21 ). Les deux
fous pleuraient. Il prit alors douloureusement
conscience de ses folies et se souvint en particulier de
cet instant où, devant certaines images, il pensa
abandonner sa vie errante et se vouer à gagner son
ciel. Mais ne l’avait-il peut-être pas acquis par ses
folies ? Au souvenir de sa vie dans ce monde, le
Chevalier pleurait, et le Rédempteur avec lui.
Soudain, il sentit l’étreinte du Christ se desserrer,
un de ses bras se dressa pour se poser sur sa tête
inclinée. Au contact léger de cette main, percée du
clou, il éprouva comme une illumination qui pénétrait
son front encore desséché par les mirages des romans
de chevalerie. Toute sa vie s’étalait en pleine lumière
et, sur une colline, au pied d’un olivier, dans les
premières lueurs d’un jour de printemps, il vit le
Christ et entendit ces paroles, tel un chant descendu
du ciel : « Bienheureux les fous, car ils sont remplis de
raison ! »
Et le Chevalier comprit qu’il était entré dans la
gloire éternelle.
93
LE CHANT ADAMIQUE
Cela se passa un après-midi d’Éden, devant la
splendeur des tours de la cité, dressées comme des
épées d’or au-dessus des frondaisons bordant les rives
du fleuve. J’avais emporté avec moi les Feuilles d’herbe
(Leaves of grass) de Walt Whitman, cet écrivain
américain, ébauche d’un poète immortel que Robert
Louis Stevenson compare au jeune chien qu’on vient
de lâcher et qui s’élance sur les plages du monde en
aboyant à la lune. Et devant les beautés silencieuses
de la ville dorée, je traduisis quelques pages à l’ami
qui m’accompagnait.
Celui-ci me fit alors remarquer :
— Quelle impression singulière peuvent nous
communiquer ces énumérations d’hommes, de terres,
de nations, de choses, de végétaux… Serait-ce cela la
poésie ?
Et moi de lui répondre :
— Lorsque la poésie atteint le sublime et la
spiritualité, elle se contente de simples énumérations,
de murmurer des noms aimés. La première strophe
pourrait être : « Je t’aime, je t’aime beaucoup, de tout
mon cœur ». Et la dernière strophe, celle du
désespoir, ne comprendrait plus que ces deux mots :
« Juliette Roméo ! Juliette Roméo ! » Le cri le plus
profond de l’amour est dans la répétition du nom de
l’être aimé, et le prononcer met le miel à la bouche.
Voyez l’enfant. Jamais je n’oublierai la scène
immortelle qu’un jour au matin Dieu mit sous mes
yeux : devant un cheval, trois petits enfants se tenant
par la main, ivres de joie, chantaient seulement ces
deux mots : « Un cheval ! Un cheval ! Un cheval ! » Ils
créaient le mot en le répétant, et leur chant était
génésiaque.
— Comment est née la poésie lyrique ? demanda
mon ami. Quel a été le premier poème ?
— Voyons la légende, lui dis-je, écoute ce que
raconte la Genèse, au chapitre deux : « Dieu, avec du
limon, fit les animaux de la terre et les oiseaux du ciel,
puis il les présenta à Adam pour qu’il leur donne un
nom, et tous les noms qu’Adam appliqua aux animaux
furent leurs noms. Et Adam donna leurs noms à tous
les fauves, à tous les oiseaux du ciel et à toutes les
bêtes des champs. » Ce fut le premier poème lyrique,
mettre un nom aux animaux, devant lesquels, en cette
aube de l’humanité, s’extasia Adam.
Mettre un nom, un nom à chaque chose est, dans
un certain sens, s’en emparer spirituellement. Walt
Whitman, dans ces Feuilles d’herbe, s’exprime ainsi
dans son « Chant au coucher du soleil » : « Respirer
l’air, quel délice ! Parler, marcher ! Prendre chose en
main ! » Et il aurait pu ajouter : « Nommer les choses,
prodigieux miracle ! »
En donnant un nom aux bêtes et aux oiseaux,
Adam s’en emparait. Vois ce que le psaume huit, après
avoir rappelé que Dieu voulut que l’homme soit le
maître de tous les ouvrages sortis de ses divines
mains, et que les brebis, les bœufs, comme les fauves
de la terre, les oiseaux du ciel, les poissons de la mer
et tous les êtres vivants, soient à ses pieds, nous dit en
terminant : « Éternel notre Dieu, que grand est ton
nom… que ton nom est glorieux par toute la terre ! »
Si nous savions donner le nom adéquat, le nom
poétique, le nom créatif à Dieu, telle une fleur
éternelle, alors la poésie lyrique aurait atteint son
expression la plus haute.
Aux versets 24 à 30 du chapitre XXXII de la Genèse,
on nous raconte que Jacob, parti à la recherche de son
frère Ésaü, après le passage du gué, se disposait à
passer seul la nuit, lorsqu’il entra en lutte jusqu’aux
premières lueurs de l’aube avec un inconnu, un ange
de Dieu ou Dieu lui-même et, rempli de terreur, lui
demanda quel était son nom. En ces premiers jours
du monde, un passant qui décline son identité déclare
par là même sa qualité. Leur nom est ce que nous font
connaître d’abord les héros homériques.
Et, ces noms n’étaient pas dits : ils étaient chantés
dans un élan d’enthousiasme et d’adoration. Je tiens
pour indubitable, cher lecteur, que l’hymne qui
retentit au plus profond de ton cœur fut ton propre
nom, ton nom de baptême, ton nom simple et unique,
murmuré dans la pénombre. C’est la couronne de la
poésie lyrique.
La litanie est peut-être une forme encore plus
exquise que l’explosion lyrique, par la répétition en
chapelet du nom que vient encore rehausser
l’enchaînement incessant d’épithètes caractéristiques
et, parmi celles-ci, l’épithète sacrée.
Celles-ci brillent d’un éclat particulier dans les
poèmes homériques où chaque héros a la sienne :
Achille au pied léger, Hector aux beaux panaches.
Quand, partout et toujours, un individu rencontre
l’épithète précise pouvant le caractériser en tant
qu’homme, tous l’adoptent et la répètent. Ce qui se
produit pour les hommes se produit aussi pour les
animaux, les choses et les idées : le renard rusé, le
chien fidèle, le noble coursier, l’âne patient, le bœuf
au pas lent, la chèvre farouche, la douce brebis, le
lièvre timide… ; quant aux desseins de la Providence,
peuvent-ils être autre chose qu’insondables ?
Chanter donc le nom en le rehaussant de son
épithète consacrée représente l’exaltation réfléchie du
lyrisme. Le faire retentir seul et nu, sans aucune
épithète, en est l’expression irréfléchie, suprême. Une
double ou triple répétition comble idéalement notre
âme et l’imprègne à elle seule.
— Je ne serais pas surpris, fis-je remarquer à mon
ami, que ces énumérations ne soient pour toi un sujet
d’étonnement, et je t’avoue qu’elles peuvent n’avoir
rien de poétique. Mais elles seraient encore plus
étranges pour nous que des paroles mortes si nous
réduisions le lyrisme à quelque propos discursif et
oratoire, à une vulgaire éloquence rimée.
« Remarque aussi, ajoutai-je, qu’aucun mot
n’atteint sa splendeur et toute sa pureté s’il n’est pas
passé par le rythme et n’a été incorporé à d’autres
mots dans la cadence des vers. Il est comme le blé qui
n’est nettoyé et prêt pour la meule qu’après avoir été
épuré par le vannage sur l’aire.
— Je me souviens maintenant, remarqua
drôlement mon ami, d’une petite histoire yankee.
Quand Adam s’apprêtait à donner des noms aux
animaux, Ève, en voyant le cheval s’approcher, dit à
son époux : « Cet animal qui arrive ressemble à un
cheval ; alors appelons-le cheval. »
— L’historiette ne manque pas de sel, lui répondis-
je, mais d’après la Genèse, quand Adam donna leurs
noms aux animaux de la terre et aux oiseaux du ciel,
la femme n’avait pas encore été créée ; il en résulte
que l’homme devait parler étant encore seul dans le
monde, parler à lui-même, c’est-à-dire chanter, et que
donner des noms aux animaux représentait un
lyrisme pur parfaitement désintéressé. Adam agit
ainsi pour témoigner avec eux de son ravissement,
mais après avoir accompli cet acte, il éprouva le
besoin de faire partager son émoi. Le premier
enthousiasme passé, il éprouva la nécessité d’un
auditoire, d’un public, car, comme le rapporte le texte
sacré, il avait agi entièrement seul. Ce fut seulement
après cet événement que le récit biblique nous raconte
la création de la femme, sortie d’une côte du premier
homme. Comme si ce dernier était encore plus
anxieux d’avoir une compagne au moment où il venait
d’assurer, par le truchement des mots, sa domination
sur les êtres vivants. Il ne pouvait se passer plus
longtemps d’une compagne, et Dieu, pour lui, créa la
femme. À peine avait-elle surgi devant lui qu’il s’écria :
« Voilà l’os de mes os, la chair de ma chair ! » Son
premier acte fut de lui donner un nom : « Elle
94
s’appellera femelle, car elle est issue du mâle . » Il est
vrai que ce nom ne fut pas retenu. Les peuples
civilisés ont choisi pour la femme un nom relevant
d’une autre racine que celui de l’homme, comme s’il
s’agissait d’une espèce différente.
95
— À l’exception au moins des Anglais , remarqua
mon ami.
— Et quelque autre, ajoutai-je.
Puis, ramassant les Feuilles d’herbe, de Walt
Whitman, nous nous arrachâmes à la splendeur de la
ville, alors que tombait le soir.
ALLONS-Y DE NOTRE PETITE
96
HISTOIRE
Un conte avait été demandé à Miguel, le héros de
ce récit. Héros ? Héros, mais oui ! Et pourquoi ?
demandera le lecteur. D’abord, presque tous les
protagonistes d’un récit ou d’un poème sont des héros,
et cela par définition. Et s’il en était autrement ? Cela
demande explication.
— Qu’est-ce donc qu’un héros ?
— Un héros est tout personnage prêtant à écrire à
son sujet un poème épique, une ode, une épitaphe, un
conte, une épigramme, ou plus simplement une
chronique, voire une simple phrase.
Achille est un héros, ainsi l’a voulu Homère, ou
celui qu’on nomme ainsi, en écrivant L’Iliade. Nous,
les écrivains – ah ! quel noble sacerdoce ! – créons des
héros à notre usage et pour notre propre satisfaction.
Au reste, sans littérature, y aurait-il un héroïsme ? Le
véritable héros est un sujet de consolation à l’usage
des âmes simples. Le propre du héros est d’être
magnifié par un chant.
Mais il y a plus. Le Miguel de mon histoire est un
héros, puisqu’on lui a demandé un conte. Celui qui fut
ainsi sollicité est, par le fait même, lui aussi un héros,
et le demandeur un autre héros. Ainsi, notre Miguel
auquel Emilio s’est adressé à cet effet est un héros au
même titre qu’Emilio, qui a passé la commande. Ainsi
en est-il, et
clopin-clopant, tous deux poursuivent leur
chemin.
Voilà maintenant notre héros, les yeux fixés sur la
page blanche ou à peine ébauchée, la tête entre les
mains, les coudes sur son bureau – je crois que,
devant pareille description, le lecteur se tiendra pour
mieux averti que par un dessin –, qui s’interroge :
« Que vais-je bien pouvoir raconter dans ce conte
qu’on me demande ? Ce n’est pas rien que d’écrire une
histoire, pour moi qui ne suis pas chroniqueur de
profession. Il faut distinguer ; d’un côté, on trouve des
romanciers capables d’écrire un, deux, trois romans,
et même plus ; de l’autre, un auteur incapable d’écrire
s’il ne tire le sujet de son propre fond. Et moi, je ne
suis pas un conteur… ! »
Il n’en est pas autrement du Miguel qui nous
occupe. Quand, par hasard, il en commet, il utilise ce
qu’il a vu ou entendu et qui a frappé son imagination,
ou ce qu’il tire du plus profond de lui-même. Mais
pour ce qui est d’en extraire le sujet de ses contes, de
faire de la littérature avec les tourments les plus
intimes de son esprit, avec les souffrances les plus
subtiles de son être, quant à cela ! À ce sujet, les
poètes lyriques de tous les temps et de tous les pays
ont déjà tout dit, et il ne nous reste plus grand-chose à
ajouter.
Et puis les récits de notre héros ont pour le
commun des amateurs de contes – ceux-ci formant
une catégorie particulière de lecteurs – le grave
inconvénient de manquer d’argument, de ce qu’on
appelle argument, prêtant bien plus d’attention aux
perles qu’au fil qui les relie. Or, pour un amateur de
contes, l’important est la trame et non
l’enchaînement, le récit à proprement parler, ou
disons l’« illation », mot qui dérive du latin infero, fers,
intuli, illatum. (N’oubliez pas que je suis professeur
d’université, et c’est pour cela que mes enfants ont de
quoi manger, bien que parfois un conte de derrière les
fagots leur permette de goûter.)
Et me voici à la moitié d’un autre feuillet.
Pour le héros de notre conte, celui-ci n’est qu’un
prétexte à des remarques plus ou moins subtiles, à des
traits d’esprit, à des paradoxes, etc., etc. Ne serait-ce
pas là franchement rabaisser la dignité du conte qui
tire sa valeur de lui-même, sa valeur intrinsèque – je
crois qu’on dit ainsi –, et pour lui-même ? Miguel était
persuadé que l’intérêt n’était pas dans le récit et que le
lecteur ne se demandait pas à chaque instant : « Et
maintenant, qu’est-ce qui va arriver ? » ou bien : « Et
comment cela finira-t-il ? » Il savait aussi qu’il est des
lecteurs qui, après avoir commencé la lecture de l’un
de ces romans d’un si haut intérêt, se précipitent sur
les dernières pages pour voir comment cela finit et ne
lisent pas plus avant.
Aussi, je crois qu’un bon roman ne doit pas avoir
de dénouement, comme cela se passe couramment
dans l’existence, ou qu’il doit en offrir deux ou trois
présentés sur deux ou trois colonnes, afin que le
lecteur puisse choisir celui qui lui convient le mieux.
Tout cela est souverainement arbitraire, et notre
Miguel est l’homme le plus arbitraire qu’on puisse
rencontrer.
Dans un bon conte, le plus important est la
situation et les transitions, principalement ces
dernières. Ah ! les transitions ! Voyons ce que dit à ce
97
sujet le fameux auteur de mélodrames A. d’Ennery :
« Dans un drame (et qui dit drame dit conte), ce qui
importe le plus, ce sont les situations. Prenez une
histoire pathétique et ne vous occupez pas de ce que
disent les personnages ; quand le public pleure, il
n’entend rien. » Quelle profonde observation : ce
public qui pleure et n’entend plus ! Un des souffleurs
98
du grand acteur Antonio Vico me racontait que lors
99
d’une représentation de La muerte civil , étendu
mourant entre deux chaises, alors que les spectatrices
portaient les jumelles à leurs yeux pour masquer leurs
larmes, que les hommes se mouchaient pour essuyer
leurs pleurs, le grand Vico, entre ses râles et ses
propos entrecoupés par l’agonie, s’entretenait avec lui
de la recette. Ce que c’est de savoir bien faire pleurer !
Oui, celui qui dans un conte, comme dans un
drame, sait bien faire pleurer ou rire peut en lui-
même dire ce qui lui passe par la tête. Le public,
quand il pleure ou quand il rit, ne s’en aperçoit pas.
Mais le héros de mon conte a la manie pernicieuse et
impudente de croire que le public – son public, bien
entendu – se préoccupe de ce qu’il écrit. Avez-vous
jamais vu pareille prétention !
Permets-moi, lecteur, d’interrompre pour un
instant le fil de mon récit, manquant ainsi au principe
littéraire de l’impersonnalité du conteur (voir la
Correspondance de Flaubert, dans l’un des cinq
volumes de ses Œuvres complètes, Paris, Louis
100
Conard, libraire-éditeur, MDCCCCX ), pour
protester contre cette prétention ridicule de notre
héros de voir le public s’intéresser à ce qu’il écrit.
Ignorerait-il que la plupart des gens ne lisent que pour
passer le temps ? Nous avons tous nos propres
pensées, nos propres soucis, et cela nous suffit. Quand
le matin, à l’heure du chocolat, je déplie le journal,
c’est pour me distraire, pour passer un moment. On
connaît l’aphorisme de ce savant de Grenade : « Le
tout est de passer le temps », j’y ajouterai celui d’un
autre docte, de Bilbao celui-ci, et c’est moi : « Et sans
compromissions sérieuses. » Rien n’est moins
compromettant pour tuer le temps que de lire le
journal. Mais si je prends un roman ou un conte, ce
n’est certainement pas pour y retrouver le reflet de
mes préoccupations les plus profondes, mais bien
pour m’en distraire. Aussi je ne fais guère attention à
ce que je lis, je lis même pour ne rien savoir…
Mais le héros de mon conte est un impudent qui
prétend écrire pour donner à penser et, naturellement,
il ne peut en être autrement, il n’émet que des
paradoxes.
Mais qu’est-ce qu’un paradoxe ? Eh bien ! je
l’ignore, et ceux qui en parlent avec un dédain plus ou
moins déguisé n’en savent guère plus. Mais nous nous
comprenons et cela suffit. Le fin du fin du paradoxe,
comme de l’humour, n’est-il pas dans l’ignorance de
ceux qui en parlent ? Le tout est de passer le temps,
assurément, mais sans se mettre martel en tête. Quel
avantage sérieux peut-on retirer d’un paradoxe, ou de
quelque trait d’humour, si l’on ignore ce que c’est ?
Mais moi qui, tel le héros de mon conte, suis aussi
un héros et un professeur de grec, je sais ce
qu’étymologiquement parlant signifie le mot
paradoxe : de la préposition para précisant un à-côté,
une déviation, et doxa, « opinion », et je sais aussi
qu’entre paradoxe et hérésie il est à peine une
différence ; mais…
Et puis quel rapport tout cela peut-il avoir avec un
conte ? Aussi revenons à celui-ci.
Abandonnons notre héros – le tien et le mien, ami
lecteur, je veux dire le nôtre – les coudes sur la table,
les yeux fixés sur la page blanche (voir plus haut la
description) et s’interrogeant : « Et maintenant que
vais-je raconter… ? »
L’acte d’écrire, non parce qu’on possède son sujet,
mais qu’on est à sa recherche, est une des nécessités
les plus terribles auxquelles s’exposent les écrivains
créateurs de héros et, pour autant, héros eux-mêmes.
Comment cela ? Le plus grand héroïsme ne serait-il
pas d’enfanter des héros et de les chanter ? Pourquoi
le héros ne pourrait-il, à son tour, agir sur la
personnalité de son créateur ? C’est là une opinion
que j’ai soutenue de façon particulièrement brillante
dans ma Vie de don Quichotte et de Sancho, d’après
Miguel de Cervantès Saavedra, expliquée et
*1
commentée, Madrid, librairie de Fernando Fe, 1905
– en passant, prenez cela pour une réclame –, ouvrage
dans lequel je soutiens que don Quichotte a créé
Cervantès, et non Cervantès don Quichotte. Et alors,
moi, qui m’a créé ? Alors, sans aucun doute, le héros
de mon conte. Je ne dois certainement l’existence qu’à
la fantaisie du héros de mon conte.
Devons-nous poursuivre ? Pour ma part, ami
lecteur, tant qu’il vous plaira ; mais j’ai peur que tout
cela tourne à un conte qui n’a pas de fin. Et si, par
hasard, il s’agissait du conte de la vie… Mais non !
non ! celui de la vie a une fin.
Ce serait là une belle occasion, sous ce prétexte, de
disserter sur la brièveté de cette existence périssable
et la vanité de ses joies. Tout cela ne serait pas sans
donner à ce conte un caractère moralisateur, le
classant au-dessus du niveau de ces autres récits
vulgaires n’ayant d’autre but que divertir. L’art ne
doit-il pas être objet d’édification ? Et je terminerai
par cette morale :
Tout s’achève en ce monde misérable, même les
contes et la patience des lecteurs. Aussi, je ne saurais
abuser plus longtemps.

*1. Pour satisfaire ma conscience de bibliographe, je dois


préciser qu’avant 1905 son adresse était la suivante : Carrera de San
Jerónimo, 2. Puis M. Fe s’est transporté à la Puerta del Sol, 15.
J’ajouterai aussi que cette édition est épuisée et que la Biblioteca
Renacimiento en prépare une nouvelle. Le même ouvrage figure dans
la collection Austral. [Note de l’auteur.]
101
UNE TRAGÉDIE
Vous qui avez lu les Mémoires de Gœthe, vous
102
souvenez-vous de ce professeur Plessing , dont nous
entretient l’auteur de Werther ? Un jeune homme
misanthrope et inquiet cherchait à entrer en rapport
avec lui en lui adressant, comme à un directeur laïc de
conscience, de longues lettres auxquelles Plessing ne
répondit pas. Il s’en plaignit, mais finit par pouvoir
s’entretenir directement avec le professeur, sans
réussir cependant à l’intéresser à ses chimériques
angoisses. Voyons maintenant une histoire assez
semblable à celle de Plessing, mais qui se termina
tragiquement.
Ibarrondo – appelons-le ainsi – était un écrivain
qui, par ses ouvrages, exerçait une grande influence
dans son pays, qu’écoutaient avec attention, voire avec
recueillement, aussi bien les jeunes gens de sa patrie
que les étrangers. Il en était – et même nombreux –
pour prétendre qu’Ibarrondo n’existait que pour
répondre à leurs propres interrogations et, par une
lettre à eux personnellement adressée, leur répéter ce
qu’il avait déjà traité publiquement. Il y en eut même
pour lui demander ce qu’ils devaient lire, sans autre
précision que : « Je suis un jeune de dix-huit ans,
affamé de culture. » Mais Ibarrondo était fort excédé
par la ribambelle de fous, de cinglés et d’hurluberlus
prétentieux qui l’accablaient de leur suffisance et de
leurs sottises.
Pérez – appelons-le ainsi – était un de ces jeunes
gens qui croient ingénument que ce qu’ils ont lu leur
est arrivé, prennent pour idées originales les
réminiscences de leurs lectures et s’imaginent rompre
les vieux moules en usant de clichés encore plus
éculés.
Pérez, qui avait lu Ibarrondo, lui adressa de
longues lettres enflammées, enthousiastes, remplies
de lieux communs – ô combien ! – comme on peut en
écrire à dix-huit ans. Ibarrondo, qui ne pouvait
partager son temps entre tant de jeunes gens
enthousiastes, négligea de lui répondre, mais Pérez
insista, et son insistance fut telle que, de guerre lasse,
Ibarrondo, dans le but de le faire descendre de ses
hauteurs, lui répondit par une fin de non-recevoir. Et
Pérez, après d’ultimes assauts, finit par lever le siège.
Cinq ou six ans plus tard, Ibarrondo reçut, avec
une demande de préface, le manuscrit d’un ouvrage
de Pérez. Après l’avoir feuilleté, lu çà et là quelques
passages, il le lui retourna en lui faisant savoir que ses
occupations ne lui permettaient pas de lui donner la
préface demandée. Mais quelques jours plus tard, son
manuscrit sous le bras, Pérez, en personne, se
présenta à Ibarrondo pour lui demander la raison de
son refus.
— Peu importe, remarqua Pérez, que vous,
monsieur Ibarrondo, répudiiez mes opinions…
— Mais quelles opinions, monsieur Pérez ?
— Celles de mon livre. Cela m’est égal que vous
m’approuviez ou non ; votre préface fera connaître
mon ouvrage, le public le jugera et c’est à lui que vous
aurez rendu service et non à moi.
— Mais justement, monsieur Pérez, je ne puis
approuver ou désapprouver vos opinions, simplement
parce que je les ignore ; mieux encore, ce que vous
appelez vos doctrines n’est pas de vous, et moins
encore des doctrines. J’ai feuilleté votre livre, lu çà et
là quelques passages, j’ai constaté que vous ne faites
que répéter ce que tout le monde dit et, ce qui est pire,
comme tout le monde le dit. Je n’ai pu trouver une
expression, un cri, une métaphore, un accent qui vous
soient personnels. Quand vous prétendez vous dresser
contre le courant général, c’est alors que vous écrivez
le plus de banalités, en vous faisant l’écho du contre-
courant non moins général. Votre hétérodoxie est
aussi banale que l’orthodoxie que vous combattez.
Vous admettrez avec moi qu’il n’existe pas un
athéisme et un anarchisme, aussi banals et terre à
terre, aussi dépourvus d’originalité et aussi
moutonniers que les notions officielles de théisme et
de pouvoir.
Le pauvre Pérez tenta de se défendre, voire
d’attaquer. Mais Ibarrondo pensait qu’une bonne
douche serait salutaire à ce malheureux et l’engagerait
à se livrer à toute autre besogne que celle d’écrire
pour le public. Il entreprit alors de lui faire entendre
que son manuscrit ne contenait pas autre chose qu’un
écho de lieux communs de contrecourant usés jusqu’à
la corde.
— Si encore il y avait quelque extravagance… Pas
même cela !
Ibarrondo fut surpris de la facilité avec laquelle
Pérez se laissa convaincre. Tout en s’inquiétant de le
voir soudain si abattu. Comme sous l’effet d’un choc
psychologique, il était pâle, sans mot dire.
— Voyons, l’ami, ne vous frappez pas ainsi. Il est en
ce monde bien d’autres professions que celle
d’écrivain, et non moins honorables, sinon plus
encore. N’écrivez plus et faites autre chose.
— Eh quoi, monsieur Ibarrondo ? Partout ailleurs
cela serait pareil. Si vous m’aviez écrit la préface, vous
auriez lancé mon livre, et cela m’aurait été tout à fait
égal qu’on l’ait jugé comme ce que vous venez de me
dire. Je ne l’aurais pas cru et l’aurais attribué à la
jalousie. Mais vous, en me confondant, vous m’avez
tué. Oui, tué !
— Et comment cela ?
— En me convainquant que je suis un pauvre
imbécile.
Et Pérez fondit en larmes. Ibarrondo voulut le
consoler, en vain, allant jusqu’à lui promettre ce
fameux prologue. Rien n’y fit.
Quelques jours plus tard, Pérez se tua d’une balle,
après avoir écrit à Ibarrondo que celui-ci l’avait mis
devant un miroir où il avait vu son inutilité. Ibarrondo
se consola en pensant que les suicidés le sont de
naissance.
DOSSIER
CHRONOLOGIE
1864. 29 septembre : naissance à Bilbao (Pays basque) de Miguel, fils de
Félix de Unamuno y Larraza (né en 1823), boulanger, et de
Salomé Jugo y Larraza (née en 1840), nièce de ce dernier et
orpheline de père à l’âge de quatre ans.
1870. Mort de Félix de Unamuno de tuberculose. Miguel, âgé de six ans,
a pour tuteur son oncle Félix de Aranzadi, qui est aussi son
parrain. La mère de Miguel, jeune veuve de trente ans, se réfugie
dans la religion, dévote toujours habillée de noir. Éducation fort
pieuse de Miguel : messes, confesseur et élans mystiques.
re
1873. 11 février : proclamation de la I République espagnole, qui
durera jusqu’au 29 décembre 1874 (coup d’État militaire du
général Martínez-Campos).
28 décembre : siège de Bilbao par les forces carlistes. Miguel, qui
entre dans sa dixième année, assiste à la guerre depuis le balcon
nd
de la maison familiale, au 2 étage du 7, calle de la Cruz. Sous
les bombardements, la famille se réfugie dans l’arrière-boutique
de la confiserie-chocolaterie de l’oncle. L’année précédente la
e
3 guerre carliste s’est déclenchée : Charles VII, prétendant au
trône d’Amédée de Savoie, s’inscrit dans la lignée de son oncle
e
Charles VI, à l’origine de la 2 guerre carliste (1846-1849) et de
re
Charles V qui déclencha la 1 guerre carliste (1833-1840) en
contestant le trône d’Isabelle II. Cette guerre civile espagnole, qui
e
ensanglante tout le XIX siècle, s’achèvera en 1876 par la
reconquête de la Navarre, fief de Charles VII qui s’exile alors en
France.
1874. 2 mai : fin du siège de Bilbao.
1875. 11 septembre : Miguel est reçu à l’examen d’entrée à l’Instituto
Vizcaíno, l’un des meilleurs collèges de Bilbao.
1876. Alphonse XII, fils d’Isabelle II et héritier légitime du trône, rentre
de Pampelune tandis que le prétendant Charles VII passe la
frontière, définitivement.
re
Miguel, qui a douze ans et prépare sa 1 communion, s’éprend de
sa camarade de catéchèse Concepción (Concha) de Lizárraga (née
à Guernica en 1864). Débutent alors quinze années de « fiançailles
épistolaires ».
1880. 30 juin : Miguel est reçu au baccalauréat.
Septembre : part à Madrid et s’inscrit à l’université en philosophie
et lettres. Il s’ennuie et se sent seul, aussi se réfugie-t-il au Círculo
Vasco-Navarro où il s’intéresse de près à l’euskera, la langue
basque.
1883. 21 juin : est reçu à la licence de philosophie et lettres (mention
très bien).
1884. Unamuno soutient sa thèse de doctorat : Crítica del problema sobre
el origen y prehistoria de la raza vasca, mémoire de quarante pages
(mention très honorable), et il rentre à Bilbao. Professeur de latin
au collège. Collabore au Noticiero de Bilbao.
1885. Membre fondateur de la société des quatre provinces basques
Errijakintza (folklore basco-navarrais) : Guipuzcoa, Alava, Biscaye
et Navarre. Se présente, sans succès, à divers postes
d’enseignement. Est nommé professeur intérimaire au collège San
Nicolás de Bilbao. Il vit avec sa mère, sa sœur aînée et son jeune
frère. Pour arrondir les fins de mois et aider au foyer il donne des
leçons particulières et sollicite aussi la presse : c’est le début d’une
carrière d’écrivain.
1886. Publie son premier conte, « Des yeux pour voir ».
1890. Entre comme professeur de latin à l’Instituto Vizcaíno de Bilbao,
imposant bâtiment dominant une place, aujourd’hui Plaza
Unamuno. Chroniqueur permanent au Noticiero Bilbaíno.
er
1 mai : l’Espagne célèbre pour la première fois la fête du
e
Travail. 2 congrès du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) à
Bilbao, capitale du socialisme espagnol. Unamuno publie une
défense et illustration des ouvriers des mines.
1891. 31 janvier : Miguel épouse Concepción. Conflit avec sa mère, une
dévote, et remise en question de sa foi chrétienne.
12 juillet : obtient la chaire de grec de l’université de Salamanque,
où il s’installe avec son épouse. Fréquente le café littéraire Novelty
où il sera assidu jusqu’à sa mort.
1892. Naissance de son premier fils, Fernando.
1893. Publie sa traduction de Die Ehre (La honra) de Sudermann en 18
livraisons dans El Nervión (2 juillet-15 novembre). Traduit ensuite
Carlyle (Historia de la Revolución Francesa) et Schopenhauer
(Sobre la voluntad en la naturaleza).
1894. Naissance de son deuxième fils, Pablo. Trois autres enfants
suivront, Raimundo en 1896, handicapé qui mourra en 1902,
Salomé, sa première fille, en 1897, et en 1899 sa deuxième fille,
Felisa. Avec la naissance de José (1900), María (1902), Rafael
(1905) et Ramón (1910), il aura neuf enfants en tout.
11 octobre : adhère à la Agrupación Socialista de Bilbao et
collabore à l’hebdomadaire Lucha de clases. Abandonnera le parti
socialiste trois ans plus tard. Se présente aux élections
municipales l’année suivante, mais est battu. Connaît alors une
crise religieuse et fait retour à la foi.
1896. Publie son premier roman Paz en la guerra (Paix dans la guerre).
Fort mal accueilli par la critique.
1897. 9 avril-28 mai : rédaction de son Diario íntimo (Journal intime),
expression d’une grave crise psychologique et religieuse.
1900. Nommé recteur de l’université de Salamanque.
1902. Publie son roman Amor y pedagogía (Amour et pédagogie) qui
bouscule les règles habituelles de l’écriture romanesque. La
critique en fait un semi-échec.
1903. Unamuno cumule sa chaire de grec et celle de philologie
comparée de latin et espagnol.
1904. Essai romanesque Vida de Don Quijote y Sancho (La Vie de Don
Quichotte et de Sancho Pança) ; accueil mitigé.
1908. Recuerdos de niñez y mocedad, œuvre autobiographique.
1911. Publie dans la presse, par livraisons, son essai Del sentimiento
trágico de la vida (Le Sentiment tragique de la vie). Ainsi que son
essai Soliloquios y conversaciones.
1913. Publie El espejo de la muerte, rassemblant vingt-six contes.
1914. 13 avril : début de la Première Guerre mondiale.
20 août : le roi Alphonse XIII signe la destitution du recteur
Unamuno.
Publie Niebla (Brouillard), roman clé de la production
unamunienne.
1916. Parution à Paris, aux éditions de la Nouvelle Revue française du
Sentiment tragique de la vie.
1917. Roman Abel Sánchez.
1920. Poème El Cristo de Velázquez (Le Christ de Velázquez) et Tres
novelas ejemplares y un prólogo.
1921. Roman La tía Tula (La Tante Tula).
1923. Début de la dictature du général Primo de Rivera après un coup
d’État. Opposition des intellectuels de gauche sous la bannière
d’Unamuno, avec pour slogan : Unamunámonos
(« Unamunissons-nous »).
1924. 20 février : Unamuno est exilé dans l’île de Fuerteventura
(Canaries).
9 juillet : amnistié, choisit d’aller en France. Débarque à
Cherbourg le 26 juillet. Jean Cassou l’accueille à Paris et Marcel
Bataillon traduit son essai En torno al casticismo (L’Essence de
l’Espagne). Fréquente assidûment La Rotonde, la célèbre brasserie
du boulevard du Montparnasse, en compagnie d’Eduardo Ortega
y Gasset, Blasco Ibáñez et quelques autres intellectuels et artistes
espagnols.
1925. Essai La agonía del cristianismo (L’Agonie du christianisme).
Publie à Paris ses souvenirs canariens De Fuerteventura a París
aux éditions Excelsior (boulevard Raspail).
28 août : s’installe à Hendaye, à l’hôtel Broca.
1930. 28 janvier : démission de Primo de Rivera.
13 février : Unamuno rentre à Salamanque.
Roman San Manuel Bueno, mártir (Saint Manuel Bueno, martyr).
1931. Député de Salamanque aux Cortès (parlement) jusqu’en 1933.
Désaccord sur les options socialistes du gouvernement de Manuel
Azaña.
1934. 15 mai : décès de Concepción, son épouse.
1935. Citoyen d’honneur de la ville de Salamanque.
1936. 18 juillet : coup d’État du général Franco et début de la guerre
civile. Unamuno soutient initialement les rebelles au nom de la
défense de l’Occident et de la tradition chrétienne, mais tout
aussitôt déchante face à la répression. Intervient auprès du
général Franco pour demander la grâce de ses amis et collègues
emprisonnés.
12 octobre, « Jour de la Race », célébration franquiste à
l’université de Salamanque, en présence du général Millán Astray,
fondateur de la Légion étrangère, cri de guerre Viva la Muerte et
salut fasciste. Discours d’Unamuno : « Je viens d’entendre le cri
nécrophile “Vive la mort” qui sonne à mes oreilles comme “À mort
la vie !”. Et moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui
mécontentaient tous ceux qui ne les comprenaient pas, je dois
vous dire avec toute l’autorité dont je jouis en la matière que je
trouve répugnant ce paradoxe ridicule… Vous vaincrez mais vous
ne convaincrez pas. »
22 octobre : destitution d’Unamuno. Assigné à résidence.
31 décembre : mort d’Unamuno. Repose au cimetière San Carlos
Borromeo de Salamanque.
1951-1964. Publication des Obras completas, édition de Manuel García
Blanco, en seize volumes (Vergara, Madrid).
1995. Unamuno entre dans la Pléiade aux côtés d’autres auteurs
hispanophones dans l’Anthologie bilingue de la poésie espagnole
(sous la direction de Nadine Ly).
1995-2009. Publication des Obras completas, édition de Ricardo
Senabre, en dix volumes (Biblioteca Castro, fundación José
Antonio de Castro, Madrid).
NOTICE
UN CONTEUR NÉ

Unamuno commence à écrire et publier ses contes et nouvelles sous


un double impératif : économique, d’abord, car il a quelque difficulté à
boucler ses fins de mois, et littéraire ensuite, car il a très tôt l’ambition
de devenir écrivain. Il manifeste au départ une grande incertitude et un
certain scepticisme quant à cette vocation. En 1891, alors qu’il publie
déjà depuis cinq ans dans diverses revues, il confie dans son journal
intime :
J’ai écrit, à mes heures de loisir, dix ou douze contes, mais qui se
révèlent obscurs, inintelligibles, où il faut deviner l’idée, sans
couleurs ni vie, ni descriptions ni intérêt dramatique. Ah, si je
pouvais écrire des récits joyeux, populaires, simples, afin que tout le
1
monde puisse les lire, pleins de lumière et de feu !
On peut considérer ces propos comme une amorce d’art poétique. La
production de contes qui va suivre illustrera, en effet, ce programme
esthétique. On rappellera que, dans ses Cahiers de jeunesse, évoquant sa
vie scolaire où il ne se mêlait guère à ses camarades et à leurs jeux, il
2
déclarait aimer « raconter des contes », ou résumer ses lectures, parmi
lesquelles celle de Jules Verne, un auteur qu’on trouvera cité dans
maints récits. Il est donc habité par une vocation précoce de conteur et,
dès lors qu’il aura la possibilité de publier dans la presse un article qui
lui rapporte quelques subsides, il donnera libre cours à cette veine. Il
multiplie donc les textes dont il se plaît à souligner la spontanéité, la
rapidité d’exécution ; il les considère parfois comme l’amorce de roman
ou de récit à venir (Paix dans la guerre fut d’abord une modeste
nouvelle). Figurent à l’inverse, dans sa production romanesque, des
contes interpolés, dont le modèle a été fourni par Cervantès dans son
Don Quichotte, notamment la nouvelle du « Curieux impertinent »
re
(1 partie, chapitres XXXIII-XXXV). Ainsi trouve-t-on dans le choix de
contes ici présentés deux historiettes tirées du roman Brouillard. Au
demeurant, ces contes ressortissent plus aux essais qu’aux récits à
intrigues, comme si sa formation philosophique ne se séparait jamais de
sa volonté de conter. Avec un aspect démonstratif et pédagogique
souvent marqué. Le récit devient alors support à quelque
démonstration : qu’est-ce que la paternité ? la maternité ? Qu’appelle-t-
on solitude ? Qu’en est-il de l’éternité et qu’y a-t-il après la mort ? La vie
vaut-elle la peine d’être vécue ? Qu’est-ce que la patrie et quelle est la
valeur de la terre ? Pour finir, l’homme n’est-il qu’un pantin, une
baudruche, un ectoplasme ? Mais encore, qu’est-ce que vivre et qu’est la
vie véritable ? Autant de thèmes qui, dans leur ensemble, vont nourrir le
discours narratif de ces contes.
Quant à l’esthétique du récit, Unamuno s’en remet à Edgar Poe,
maître en la matière dont il exaltait en 1923 « l’excellente santé
3
esthétique et la lucidité logique de ses productions », lui qui avait dans
sa bibliothèque et en anglais tous les contes de Poe dont il connaissait
assurément le canon, énoncé par leur auteur : « La brièveté, l’unité
d’effet ou d’impression, la recherche de la vérité comme objectif et
4
l’originalité dans le ton et le sujet . » On retiendra, en définitive, cette
profession de foi d’Unamuno qui veut tempérer cette idée première de
contes philosophiques en insistant sur la part d’émotion et de
mouvement psychologique : « Je n’apporte ni idées, ni connaissances,
5
mais des morceaux d’âme [pedazos de alma] . »
Ce recueil rassemble 62 contes d’Unamuno, soit la majorité des
courts textes qu’il a écrits et publiés, estimés au nombre de 87 dans la
dernière édition de Cuentos completos rassemblés par Óscar Carrascosa
Tinoco en 2011 (éditions Páginas de Espuma, Madrid).
QU’EST-CE QU’UN CONTE ?

Professeur dans l’âme, cherchant toujours à commenter et à


transmettre, Unamuno explique tout, ne laisse rien dans l’ombre,
comme si la langue espagnole avait inventé pour lui ce savoureux
proverbe : Las cosas claras y el chocolate espeso (« Les choses doivent
être aussi claires que le chocolat est épais »). Cet amateur de cacao élevé
dans une chocolaterie, qui ira jusqu’à intituler une de ses meilleures
fictions « Amour et pédagogie », entend donc expliquer ce qu’il fait,
comment il opère et où il va lorsqu’il signe ses nombreux contes. Tout
comme Velázquez, dans l’une de ses toiles maîtresses et seul
autoportrait – Les Ménines –, se représente, par un astucieux jeu de
miroir, en train de peindre le couple royal, Unamuno s’observe écrire et
dit comment il s’exécute.
Dans l’avant-dernier conte de cette anthologie, « Allons-y de notre
petite histoire », il se livre à l’analyse esthétique de l’art de conter, et
nous donne, donc, toutes ses clés. Après quoi, que reste-t-il à dire au
commentateur ? La glose, certes, mettre ses pas dans les siens et la voix
dans sa voix. Aussi voyons-nous apparaître, dès la première phrase,
Miguel de Unamuno, sans nul déguisement, mais en majesté : « Un
conte avait été demandé à Miguel, le héros de ce récit. » Un début qui ne
saurait abuser tout hispaniste averti qui devine aussitôt la réminiscence
de Lope de Vega (1562-1635) : le fameux « Sonnet à Violante » qui n’est
rien d’autre qu’une composition à partir de l’interrogation « comment
faire un sonnet ? ». Ou plutôt comment faire un sonnet à partir de rien :
Un soneto me manda hacer Violante
que en mi vida me he visto en tanto aprieto ;
catorce versos dicen que es soneto ;
burla burlando van los tres delante.
Un sonnet Violante m’a demandé
Et de ma vie me suis vu en tel embarras ;
En quatorze vers dit-on qu’est le sonnet,
sans avoir l’air d’y toucher en voilà déjà trois.
Ce sonnet parodique structure le conte d’Unamuno qui, lui aussi,
témoigne de cet embarras feint – comment un homme tel que lui serait-
il pris de court ? « Que vais-je bien pouvoir raconter dans ce conte qu’on
me demande ? » dit-il, mais ce faisant il avance son pion, c’est-à-dire son
récit, qui a déjà rempli une page. Et sa deuxième feuille atteinte, l’auteur
constate avec satisfaction, alors même qu’il n’a rien raconté, « Et me
voici à la moitié d’un autre feuillet », qui renvoie clairement à la seconde
strophe du sonnet de Lope :
Yo pensé que no hallara consonante,
y estoy a la mitad de otro cuarteto.
J’ai pensé ne pas trouver la bonne rime
Et me voilà à la moitié de l’autre quatrain.
La réminiscence n’en est que plus évidente. Mais à la fin, alors que le
poète de la Renaissance, satisfait de son quatorzième vers, constate qu’il
a rempli son contrat :
Contad si son catorce, y está hecho
Comptez s’il y en a quatorze, et voilà c’est fait
Unamuno en profite pour glisser son fameux paradoxe, car il ne
saurait en être autrement pour cet esprit contradictoire : « J’ai peur que
tout cela tourne à un conte qui n’aura pas de fin » ; mais il s’inscrit, tout
aussitôt, en faux au prix d’un trait d’esprit, ou de sagesse supérieure :
« Et si, par hasard, il s’agissait du conte de la vie… Mais non ! non !
celui de la vie a une fin. » Ce génial équilibriste retombe toujours sur ses
pieds.
Bon mais alors pourquoi le conte ? La première raison, nous dit
Unamuno, c’est la nécessité d’écrire. Certes pas pour engranger quelques
pesetas – quelle étroitesse d’esprit et quelle mesquinerie ! encore que
bien des écrivains de sa génération aient estimé qu’il leur fallait
multiplier les collaborations journalistiques pour gagner leur vie –, mais
par une nécessité intérieure, « une des nécessités les plus terribles »,
écrit-il, conscient qu’il en va de sa propre vie. Écrire est un exercice de
maternité, plus que de paternité, avec toutes les douleurs de
l’enfantement et ce devoir de donner vie. L’esthétique cervantine
imposait les deux pôles complémentaires de tout récit : enseñar y
deleitar, enseigner et délecter. Comment l’universitaire Unamuno ne s’en
soucierait-il pas ? Ce qu’il écrit est plaisant, il n’en doute pas, il sait
émouvoir et faire pleurer, et son but est bien de « distraire, pour passer
un moment », mais surtout, et c’est là qu’intervient inévitablement le
pédagogue, « pour donner à penser ». Et le voilà qui expose, pour la
première fois dans toute son œuvre, la définition et l’explication de ce
qui fait, sans aucun doute, la tournure d’esprit et d’écriture d’Unamuno :
le paradoxe. Ce serait une grave erreur que d’y voir un simple jeu
d’esprit, un miroitement spirituel (comme certains le reprocheront à
Jorge Luis Borges), aussi laisserons-nous la parole – toujours
professorale – à Unamuno, qui conclut ainsi ce conte sur le
conte (« Allons-y de notre petite histoire ») :
Moi qui, tel le héros de mon conte, suis aussi un héros et un
professeur de grec, je sais ce qu’étymologiquement parlant signifie le
mot paradoxe : de la préposition para précisant un à-côté, une
dérivation, et doxa, « opinion », et je sais aussi qu’entre paradoxe et
hérésie il est à peine une différence…
Qu’ajouter ? Ce qui fait, peut-être, le prix supérieur des contes
d’Unamuno, c’est qu’il sollicite sans cesse son lecteur, le faisant
participer à l’intrigue et au dénouement, dont il nous dit qu’en dernière
instance il doit être du ressort, moins de l’auteur, que du lecteur. Pour
Unamuno, si pénétré de sa tâche de conteur, son sacerdoce, ce qui
compte le plus dans le récit ce n’est pas le héros, mais le lecteur qui
aura, en le lisant, satisfait à une exigence profitable et se sentira plus
sage, plus intelligent, au-dessus de ces « gens du commun » qu’il ne
cesse de railler. En dernier lieu, devançant le trait d’esprit d’Étiemble,
autre écrivain « paradoxal » qui, après deux heures de discours pouvait
conclure par ces mots : « disons que je n’ai rien dit », Unamuno exprime
une attitude de fausse humilité : « moi, je ne suis pas un conteur ». Mais
alors, que nous donne-t-il à lire ? Eh bien ! mais son portrait en pied, en
nous incitant à lire entre les mots et à percer à jour tout ce qu’il nous
livre, car n’est-ce pas ? se plaît-il à avertir en parlant de lui qui pointe
toujours son nez, « Miguel est l’homme le plus arbitraire qu’on puisse
rencontrer ». Et puis, s’il faut conclure, Unamuno nous livre le dernier
mot en nous invitant à le regarder, à le contempler, lui, derrière chaque
phrase et entre les mots, dans chacun de ses contes, car, écrit-il en
parlant de son écriture en général, « tout roman, toute œuvre de fiction,
tout poème, quand il est vivant, est autobiographique », et il ajoute :
« tout être de fiction […] que crée un auteur fait partie de l’auteur lui-
6
même ». Autosuffisant et omniprésent, tel est dans ces Contes
Unamuno.
DE « DES YEUX POUR VOIR » (1886) À « SOLITAÑA » (1888) :
LES « VIES MINUSCULES » D’UNAMUNO

Le premier conte d’Unamuno fut publié le 25 octobre 1886 dans El


Noticiero Bilbaíno, un quotidien du matin créé en 1875 qui paraîtra
jusqu’en 1937, avec ce programme éditorial nationaliste : « Journal
impartial, défenseur de l’Union basque et écho de tous les intérêts
basco-navarrais ». En acceptant la collaboration d’Unamuno, la
rédaction du journal entendait laisser une place à la littérature, sans
grand souci de régionalisme, c’est d’ailleurs pour cela que ce quotidien
ménageait une rubrique intitulée « La hoja literaria » (« La feuille
littéraire »). Notons qu’Unamuno signe ici « Yo mismo » (« Moi-
même »), où l’on entendra aussi bien l’effacement de l’auteur sous un
pseudonyme que l’orgueilleuse affirmation d’un moi. L’auteur a vingt-
deux ans, des difficultés financières et du mal à vivre, étant en conflit
avec sa mère et sa conscience chrétienne – la foi posera problème, sa vie
durant, à cet esprit partagé entre rationalisme et mysticisme. Rien
d’étonnant, donc, à camper pour son premier récit un être pessimiste,
qui va se régénérer par l’amour. Nous avons là un jeune homme
(l’auteur ?), accablé de travail et revenu de tout, qui va, un dimanche
d’été, prendre l’air et soigner sa misanthropie, soulager sa solitude au
contact de la nature – thème récurrent dans toute l’œuvre du Basque
qui, reclus à Salamanque et dans son sévère bureau de recteur, rêvera
toujours avec tendresse et nostalgie des plages et des landes verdoyantes
de sa Biscaye. Assis sur un banc devant un débit de boissons tenu par
une femme prénommée Magdalena – comme la Marie-Madeleine
secourable de l’Évangile –, il s’éprend de cette jeune fille dont les yeux
transforment « le monde détestable en paradis ». À vingt-deux ans,
Unamuno sait que son amour pour Concha, qu’il connaît depuis dix ans
et qu’il épousera cinq ans plus tard, est la pierre angulaire de ce temple
du bonheur qu’il entend édifier – et qui sera toute sa vie à venir. Ce
conte-là est une promesse.
Le conte qui suit, publié en 1889 dans La Ilustración de Álava, une
revue de Vitoria qui parut de 1886 à 1890, a pu apparaître comme
l’embryon du premier roman d’Unamuno, Paix dans la guerre. Car il
pose en toile de fond la guerre carliste dont l’enfant gardait un souvenir
si vif et ce traumatisme est, en effet, au cœur du récit. Un petit
boutiquier, un doux (manso), un homme du commun comme tant de
pages d’Unamuno en sont peuplées, épaulé par une femme énergique –
telle que, plus tard, son épouse Concha, consolant son Miguel de ses
déboires et le soulageant lors des crises psychologiques dont il était
coutumier –, mène une vie de labeur, riche de monotonie et de
pacifisme, dans une routine quotidienne que le conteur exaltera ensuite
dans maints romans. Nous sommes là dans ces « vies minuscules » que
développera un siècle plus tard un Pierre Michon. Son seul plaisir tient
à la prière à laquelle il est quotidiennement assidu, éprouvant, à tant
répéter ora pro nobis, « un chatouillement voluptueux ». Et puis la
guerre éclate, civile et incivile, meurtrière et dévastatrice, entraînant la
ruine : les économies du couple ne valent plus rien, et voilà que l’épouse
meurt, suivie peu après du pauvre mari. Le monde s’écroule dans
l’indifférence de la nature et la piètre bienveillance du « Bon Pasteur ».
« Bienheureux les doux ! » est le mot – ironique – de la fin. Une ironie
qu’on retrouvera dans la nouvelle « Juan Manso », la réitération des
thèmes et des termes étant fréquente chez le conteur.
L’univers romanesque du romancier se met en place. La part de
l’enfance, de cette mémoire du Pays basque qu’illustrent bien les six
contes du chapitre « Folklore » – et tout particulièrement « Le sang
d’Aitor » (publié dans El Nervión, journal de Bilbao qui parut de 1891 à
1936) et sa mythologie basque ou « La fête de San Miguel de Basauri »
(paru aussi dans El Nervión) et son ludisme régionaliste – reflète ce
paysage naturel qui marqua sa jeunesse et les dernières années du
e
XIX siècle. Son pays natal servit de toile de fond à maintes nouvelles,
alors que l’auteur était attelé à l’écriture de son premier roman, Paix
dans la guerre. C’est là et là seul que le conteur succombera au plaisir de
la description naturaliste et à la nomination géographique :
Bilbao égrenait ses maisons au bord du Nervión, blotties dans
cette cuvette naturelle, sous un manteau de brumes qui, par
intervalles, se diluaient en fumées et les dissimulait en partie au-delà
du coude du cimetière. Les lumières du matin faisaient éclater la
verdure des champs d’Albia, couchés aux pieds d’Arraiz. Le Pagasarri
aux flancs dénudés, adossé aux rochers grisâtres de San Roque,
contemplait la cité et, sur ses larges épaules, se dressait la tête du
géant, la Ganekogorta. On eût dit des tantes en contemplation
devant le neveu nouveau-né, Arraiz, Arnótegui les bras ouverts, et
Santa Águeda au pèlerinage fameux.
On admirera là le talent du peintre et aussi cet anthropomorphisme
e
– caractéristique de la prose romanesque du XIX siècle – d’un paysage
cher au cœur de l’écrivain. Bientôt pointera non le héros de l’histoire,
mais l’anti-héros, ou plutôt le non-héros, en la personne de « Juan
Manso » (conte publié en 1892 dans El Nervión), histoire d’un homme
« doux » comme un agneau, habité par un paradoxe : « Il […] ne
contrariait personne et, comme il avait mauvaise opinion de tous, n’en
disait jamais que du bien ». Autre « vie minuscule », soucieux seulement
de « la petite paix de son esprit », il a une seule devise : « ne pas se
compromettre et se chauffer au soleil ». Que faire de pareille âme
simple ? Même Dieu n’en veut pas quand le destin l’expédie au Ciel et,
aux portes du Paradis, le voilà refoulé par le Seigneur, Celui qui
promettait son royaume aux doux, aux pauvres en esprit : « Oui. Mais à
ceux qui luttent et non à ceux qui subissent », lui lance le Père éternel,
aussi furibard qu’un confesseur excédé de commisération, en le
renvoyant sur terre afin que ce Juan Manso puisse ressasser à loisir la
devise même du plus grand des Basques, Ignace de Loyola : « La vie de
l’homme sur terre est un combat perpétuel ! »
Ces contes nous offrent bien d’autres visages « minuscules ». Proche
du don Roque de « Solitaña » : le Celestino de « Quand un idiot
rencontre un autre idiot « qui n’est qu’un « pantin dont on s’amusait »,
et aussi cet Hilario des « Bienfaits du sommeil » qui est « un homme des
plus pâlots et des plus communs », tournant le dos au progrès et dont
toute la philosophie tient dans la faculté de dormir et d’oublier :
« l’oubli, la seule chose positive et réelle ». Quant aux deux personnages
des « Ciseaux », ils sont l’image même de la médiocrité et de
l’insignifiance, chacun soliloquant et manifestant une totale
mesquinerie, et Unamuno, homme de café et de conversation, entend
illustrer ici la vanité, la vacuité du blabla ordinaire :
Les conversations entre les deux vieillards étaient terribles. Dans
les silences qui coupaient leurs monologues, ils éprouvaient un
plaisir solitaire et partagé. Chacun entendait les bribes de l’autre
soliloque sans porter le plus mince intérêt à la douleur sclérosée qui
en était la source, spectateur impassible percevant ces paroles
comme le premier écho dont l’origine est inconnue. Ils s’ignoraient
l’un l’autre.
L’auteur excelle à ces portraits d’individus qui ne sont que coquilles
vides, pantins de cette farce qu’est la vie, ectoplasmes insubstantiels.
C’est bien là l’amorce d’Augusto Pérez, ce personnage qui vit dans les
nuages, le néphélibate du roman Brouillard (1914) à qui tout échappe,
même l’histoire, et d’ailleurs l’auteur prend bien soin de nous dire que la
vie – la sienne – n’est pas un roman, pas une novela mais une nivola (ce
qui a posé problème aux traducteurs français qui ont traduit ce concept
dévoyé de « roman » par bruman, ou de « nouvelle » par nébule). José
Ortega y Gasset, en 1925, s’interrogeant sur La Déshumanisation de l’art,
prédira la fin du roman. Unamuno, pour sa part, bat également en
e
brèche l’idée du roman réaliste tel que le XIX siècle l’avait conçu et
illustré, de Balzac à Zola, de Stendhal à Flaubert, et en Espagne, de
Pérez Galdós à Leopoldo Alas ; en quête de formes nouvelles, il produira
dans chacun de ses romans, exception faite du premier – Paix dans la
guerre – encore soumis aux lois du genre, un art nouveau et original du
récit. En France, cette même année 1925, on assistera à l’amorce d’une
telle révolution romanesque avec Les Faux-Monnayeurs, que Gide
qualifie de « récit » et qui brise la linéarité romanesque – en parfaite
convergence avec la nivola d’Unamuno. De tels personnages abondent
dans ces contes, au point que l’on peut dire que, sous le scalpel de
l’impitoyable auteur-censeur, c’est le personnage le plus récurrent.
Unamuno partage avec Flaubert, qu’il connaissait bien, l’obsession de la
bêtise.
Dans cette même galerie de gens quelconques on trouvera ces
fonctionnaires qui se roulent les pouces, pareils à ceux décrits par
Courteline dans Messieurs les ronds-de-cuir (1893). La satire
bureaucratique d’Unamuno fait merveille dans le conte « Révolution à la
bibliothèque de Ciudámuerta » – publié dans Nuevo Mundo
(hebdomadaire qui parut de 1894 à 1933) en 1917 à Madrid, capitale de
la paperasserie – où deux bibliothécaires vivotent au milieu des livres
dans le paisible cimetière des rayonnages jusqu’à ce qu’intervienne un
jeune bibliothécaire récemment nommé qui entend bouleverser l’ordre
immuable de cette momification partagée en proposant de classer les
ouvrages non par thème ou par auteur mais par format. On nage dans
l’absurde et les arguments spécieux. Mais la critique est aussi corrosive
et drôle que celle de Courteline. On la comprend mieux si on la rattache
à la situation des fonctionnaires dans l’Espagne de la Restauration,
rythmée par l’alternance constante et accélérée des deux partis se
partageant le pouvoir – disons, par raccourci, la droite et la gauche –, ce
qui entraînait ce phénomène de société qu’on appelait la cesantía, la
« mise à pied », chaque alternance politique – la política de turno –
entraînant le renvoi de tous les fonctionnaires et le remplacement par
d’autres fonctionnaires qui, à leur tour, doivent connaître le chômage,
dans une ronde bureaucratique infernale, dont le romancier Benito
Pérez Galdós peuple ses romans (notamment La de Bringas en 1884 et
Miau en 1888). Unamuno, en maints endroits de ses contes, se fait le
censeur acerbe d’une politique espagnole qui tourne à vide.
LA SÉDUCTION DU RÉCIT FANTASTIQUE
On a beau être un professeur de grec, expert en philologie, un
recteur sévère et peu souriant, dans le silence de son cabinet l’esprit
guindé de l’universitaire se débride, se laisse volontiers bercer par la
poésie et s’en va toucher au rivage de l’impossible, du « non-lieu »
comme le proposait Samuel Butler dans son Erewhon qu’il faut lire à
l’envers, réfléchi dans le miroir, comme nowhere, « nulle part ».
Unamuno qui fut, très tôt, séduit par les récits fantastiques d’Edgar Poe
et la lecture passionnée des histoires extraordinaires de Jules Verne,
laisse aller sa plume vers la cité interdite. Deux contes, en particulier,
explorent cet espace fantastique : « Mécanopolis » et « Les
7
pérégrinations de Turismundo » . Ces deux nouvelles rapportent la
même vision d’un univers sans êtres humains, totalement déshumanisé
et livré aux machines ou aux robots – mais ce mot-là n’est inventé qu’en
1920 par l’écrivain tchécoslovaque Karel Čapek dans sa pièce de théâtre
Rossum’s Universal Robots. Unamuno campe, dans le premier conte,
une ville déserte, mais magnifiquement pourvue, avec hôtels,
restaurants, théâtres et musées, tout y est magique : la presse rapporte
l’arrivée de « l’étranger » et rend compte de ses allées et venues ; ses
repas sont servis sans nul besoin de les commander. Mais quel est ce
mystère ? Une pancarte à l’entrée du musée nous informe que l’actuelle
paléontologie étudie « la race humaine qui peupla cette terre avant
d’être chassée par les machines ». Bien entendu, le visiteur épouvanté
par tant de solitude, tant de vaine sollicitude et une telle détresse
inhumaine, fuit et réussit à échapper à ce cauchemar d’une terre sans
hommes, se retrouvant bientôt au désert qui, lui, est peuplé d’êtres
humains ; le récit se clôt sur une embrassade donnée à un Bédouin.
Moralité : « horreur de tout ce que nous appelons le progrès, voire la
civilisation ».
La seconde nouvelle, sous-titrée « La cité du Miroir », développe la
même idée d’une ville sans êtres humains, bien qu’on sente leur
présence étouffante, mais l’axe se déplace du monde extérieur vers
l’intériorité psychologique du narrateur : seul, nous effaçons les autres
et transformons le monde en désert. Unamuno nous dit donc : cesse de
te replier sur toi, de te regarder dans la glace, et tourne ton regard vers
les autres. En somme, un message humaniste qui défend l’individu,
l’homme, l’être humain contre la tyrannie des objets ou le complexe
nombriliste. On retiendra, certes, l’attitude profondément réactionnaire
du philosophe qui, d’un bout à l’autre de ses écrits, a manifesté son
scepticisme à l’égard du progrès, des idées comme des machines. On se
souvient de cette fameuse boutade adressée aux savants – stigmatisant le
concours Lépine, créé à Paris en 1902 et jamais exporté en Espagne :
¡Qué inventen ellos! (« Qu’ils inventent, eux ! »). On retrouvera cette
formule sous forme de dialogue dans l’essai intitulé El pórtico del templo
(Le Portique du temple) publié en juillet 1906, donc quelques années
avant ces deux contes : lorsque l’un des deux protagonistes vante les
progrès qui marquent l’ère moderne, dont l’invention de la
« fée électricité », le second protagoniste s’écrie : « Qu’ils inventent donc,
eux, et nous, profitons de leurs inventions ». Unamuno n’est pas contre
le progrès : il ne s’en préoccupe pas, comme s’il pressentait les dangers
qui allaient s’ensuivre. Comment ne pas penser, aujourd’hui, à tous ces
périls qui nous entourent, au premier chef, l’invention de la bombe
atomique, le recours à l’énergie nucléaire, puis la désertification des
forêts, les manipulations génétiques, l’élevage industriel, le
remplacement progressif de l’ouvrier par le robot… ? Qu’en est-il de la
part de l’humain dans l’esprit des savants et inventeurs ? Ce qui
pourrait, finalement, renvoyer à la célèbre phrase de Rabelais :
8
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme . » Unamuno,
9
« prodigieux humaniste », nous apparaît ici comme un prophète. Et ce
ne serait sûrement pas pour lui déplaire.
C’est peut-être là qu’on peut mieux comprendre sa mise en
perspective de l’esprit européen, dont il est, par ailleurs, un magnifique
représentant, lui qui, expert en langues anciennes – grec, latin et même
hébreu –, lisait couramment le français, l’anglais, l’italien et l’allemand.
Dans une Espagne qui s’est toujours sentie non seulement limitrophe de
l’Afrique, mais qui se ressentait de l’influence, sept siècles durant, de
l’Orient et de l’Islam, Unamuno voulait, par la diffusion de la culture
espagnole que l’on ne manquait pas alors, ailleurs en Europe, de
rattacher à l’inframonde africain, africaniser l’Europe. Cependant,
quand il se réfère à l’Afrique, c’est à celle de saint Augustin qu’il songe,
le père de l’Église né à Thagaste, qui est aujourd’hui Souk Ahras en
Algérie ; ou à celle de Tertulien, le théologien d’origine berbère, et en
aucune manière au monde arabo-andalou qu’il semble ignorer. Son
Afrique est donc moins géographique ou culturelle qu’un de ses
concepts paradoxaux dont il était coutumier. Par provocation ou par
défi, il entend dépasser le complexe de l’Espagnol ostracisé par l’Europe
– surtout la France, qu’il accuse d’avoir des Espagnols « une idée qui est
10
toujours et forcément superficielle ».
On peut s’interroger, en dernier lieu, sur cette attirance pour le récit
d’imagination fantastique chez un austère professeur d’université,
spécialiste de philologie et de langue grecque. Unamuno prend les
devants dans le plaisant récit « La folie du docteur Montarco », publié
en 1917, entre les deux contes précédents. Significativement, cette
nouvelle a été publiée non pas dans un recueil de contes mais dans un
volume intitulé Ensayos (« Essais »), numéro IV d’une revue publiée par
la Residencia de Estudiantes à Madrid. C’est dire le sérieux qui s’y
attache et la volonté affichée par l’auteur de traiter un problème
philosophique ou esthétique par le biais d’une historiette aussi plaisante
qu’édifiante. La « folie » évoquée par le titre renvoie à l’évidence à celle
de Don Quichotte dont l’extrême sagesse et l’extravagance ressortissent,
aux yeux des autres, à la folie. Unamuno, qui s’est lui-même identifié à
Don Quichotte, au point de commenter et de réécrire le roman de
Cervantès à sa manière, se glisse ici dans la peau d’un médecin,
exemplaire quant à la qualité de ses soins, mais affecté d’une tare : une
démangeaison d’écrire qui lui fait publier des contes dans la presse
locale « à mi-chemin entre le fantastique et le comique », ce qui lui vaut
la critique des habitants de la ville et, plus encore, le rejet, et l’auteur
d’apparier dans sa condamnation le « sérieux » et la « bêtise ». C’est
évidemment de lui, recteur de l’université de Salamanque, qu’il parle, lui
qui est et sera si souvent critiqué pour être sorti des limites étroites de
son sacerdoce – et que dire des fameuses cocottes que ce papivore a
produites sa vie durant, passion ou manie qu’évoque plaisamment son
Traité de cocotologie ? Pour mieux prouver qu’il s’agit bien de lui,
Unamuno brosse un autoportrait exactement opposé à son apparence
physique – où pointe, là encore, son goût du paradoxe : « un homme
grand, blond, robuste, aux mouvements prestes » alors qu’on sait que
l’auteur était de taille moyenne (1,68 m), brun, délicat et empoté. En
même temps, il défend son esthétique du conte qui doit être, selon lui,
non didactique car « le didactisme est la plaie qui infecte notre
littérature », mais novateur, imaginatif, créatif et humoristique, car
l’humour, par la distance qu’il établit par rapport à la réalité, est le plus
sûr moyen d’asseoir un jugement raisonnable et juste. Bref, les contes
qu’Unamuno entend écrire doivent provoquer, surprendre, séduire et
nous apprendre quelque chose. Ainsi Unamuno unit-il étroitement la
création littéraire et la réflexion sur son écriture.
LE DOMAINE DES OMBRES

Deux récits de tonalité singulière illustrent le goût du fantastique


chez Unamuno en même temps qu’ils témoignent de sa culture
germanique. « L’ombre sans corps » fait directement allusion au récit de
Chamisso, Histoire merveilleuse de Pierre Schlemihl, ou l’Homme qui a
vendu son ombre (1814), et plus indirectement au Faust de Goethe.
« L’homme qui s’enterra », qui ne semble pas inspiré par une œuvre
antérieure, puise néanmoins à cette ambiance gothique qui n’avait pas
manqué de séduire Unamuno, intellectuel ouvert sur l’Europe et dont
l’ambition, clairement exprimée, était d’acclimater celle-ci à l’Espagne,
de l’hispaniser. Unamuno se veut ici gothique et plonge dans cette
germanité qui le séduisait, lui qui avait traduit d’abondance la
11
littérature allemande . Unamuno avait assurément lu Chamisso et
admirait Goethe auquel il emprunte la trajectoire suicidaire de Werther
pour bâtir l’itinéraire d’Augusto Pérez, dans Brouillard.
« L’ombre sans corps » est présentée comme l’ébauche d’un roman
qu’Unamuno n’écrira jamais. En 1921, lorsqu’il publie cette nouvelle
dans une revue argentine, il a connu bien des déboires : polémiques en
tout genre et destitution de son rectorat en 1914, pour idées politiques
jugées non orthodoxes par la couronne. Ce projet restera, donc, dans un
fond de tiroir, mais demeure, à travers ce court texte, un jalon
important dans le parcours psychologique de l’auteur. Au-delà de
l’histoire de l’homme qui cherche à récupérer son ombre perdue, le
noyau dur du récit reste, malgré le fard romanesque, la trahison du
père. Unamuno ne s’est jamais remis de la mort de son géniteur alors
qu’il n’avait que six ans. Quelle adhésion au monde pouvait être la
sienne ? Dans le vertige d’une pensée qui aura toujours du mal à coller
au réel, le philosophe cherchera toujours à s’évader vers les brumes de la
rêverie, retenant l’image primordiale de la caverne de Platon,
assurément lu et médité durant ses études à Madrid. Ce texte reprend
l’image des ombres projetées sur la paroi, où les hommes enchaînés
dans le souterrain reconnaissent les formes ainsi créées : « un monde
tout entier d’ombre, un monde qui n’était qu’ombre ». Mais cette ombre
est la sienne, l’ombre que Chamisso a arrachée à son protagoniste, et il
s’épouvante de se reconnaître comme ombre sur le mur, et s’effraie de
cette dépossession : « J’étais épouvanté à l’idée d’apercevoir mon ombre,
ombre d’une ombre ». Car lui-même, depuis la mort de son père, s’il
perçoit l’absence de ce dernier comme une ombre sans corps, il se
perçoit, lui, comme un corps dont l’ombre se projette sur le mur. Et que
voit-il soudain au mur, à l’emplacement du portrait de son père qui a été
décroché ? L’ombre de son visage : « Je vis l’ombre de ma tête projetée
sur le mur, à l’endroit même où l’autre avait décroché un portrait de
mon père. J’ai cru que ma tête se vidait et su alors ce qu’est la terreur au
plus profond de l’âme. »
Ainsi, utilisant un récit fantastique parfaitement donné comme tel,
jonglant simplement entre corps et ombre, Unamuno nous ouvre une
fois de plus son âme et traduit, par le biais d’un récit apparemment
anodin, le drame intime de son existence qui, à l’évidence, conditionne
son œuvre la plus personnelle.
« L’homme qui s’enterra » traite également de la terreur devant le
mystère inexplicable de la vie qui n’est que le revers de la mort, mais
s’inscrit aussi dans la thématique du double qu’Unamuno exploitera au
12
théâtre dans sa pièce El Otro . Ici un homme raconte à l’auteur
comment il s’est tué lui-même et s’est enterré. Un jour un homme s’est
assis devant lui : ce n’était autre que lui-même. Non, ce n’était pas son
reflet dans la glace, car les gestes de chacun d’eux ne se correspondaient
pas. Cet autre était devant lui et le regardait en murmurant son nom,
comme un juge prononçant son arrêt de mort. Revenant de son
évanouissement, il se retrouve alors à la place qu’occupait l’autre, et se
rend donc compte qu’il est l’autre et non lui-même, qui est bien mort
dans son fauteuil. Alors l’autre, c’est-à-dire lui, le descend au jardin et
l’enterre. Unamuno, pour bien se délecter du fantastique, est sommé
d’aller au jardin et, en fouillant la terre, de découvrir, en effet, le cadavre
de celui qui lui parle. Que conclure, sinon que le monde nous échappe,
que l’espace est poreux, que nous vivons dans le flou, dans la brume de
la conscience, comme le montre ce roman clé de Brouillard : « Vous
vous imaginez que le monde est une charade ou un hiéroglyphe, dont il
faut trouver l’explication. Non, mon cher, non. Il n’y a là aucune
solution, aucune énigme, aucun symbole. »
Cette nouvelle, qui met en pièces la logique et la science, les deux
bêtes noires d’Unamuno, s’inscrit tout naturellement dans le monde de
l’absurde. Après l’engouement naïf des scientifiques à la fin du
e
XIX siècle, la pensée moderne commençait à déchanter devant le
positivisme. Face aux conflits vécus et devinant ceux qui s’annonçaient
e
en cette première décennie du XX siècle, un penseur aussi lucide
qu’Unamuno, qui se voulait également prophète, ne manque pas ici
d’alerter sur l’incompréhensible (qu’aurait-il dit du nazisme et de ce
suicide d’une civilisation qui envoya à la mort tant de millions d’êtres ?).
Ces deux récits furent publiés dans La Nación, le grand quotidien de
Buenos Aires. Est-ce un hasard si l’Argentine s’apprête alors à produire
la plus grande écriture fantastique de l’histoire des lettres hispaniques
avec les œuvres prestigieuses et marquantes d’Adolfo Bioy Casares et de
Jorge Luis Borges ?
LES HABITS NEUFS DE LA PATERNITÉ

Certains écrivains demeurent des fils, d’autres traversent la frontière


de l’âge. Unamuno est, foncièrement, un père. Père de neuf enfants, père
de l’université puisque recteur de Salamanque sa vie durant, père de
l’Espagne dont il analysa comme nul autre l’« essence » en contemplant,
avec une affection toute paternelle, son visage, son paysage. Oui, père
dans toutes ses modalités. De nombreux récits mettent en scène des
orphelins : « Soledad », où au cours d’une « existence obscure,
secrètement tragique », une mère meurt en mettant son enfant au
monde ; « Don Rafael, un cœur simple », qui raconte comment un
orphelin trouve dans un célibataire endurci un père légitime. Ces récits
posent la solitude comme base (avec trente et une occurrences sur
l’ensemble du recueil, ce mot, et ses dérivés, est l’un des plus fréquents
du vocabulaire unamunien). Puis l’enfant paraît. Unamuno a alors cette
phrase admirable, dans « Don Rafael, un cœur simple », assurément
l’une des plus profondes et des plus touchantes de tout ce livre : « C’était
un nouveau-né. Il resta à le contempler et son cœur perçut non plus le
doux vagissement, mais la fraîcheur de ses eaux souterraines. »
Quelle belle définition pour ces devoirs du cœur que de parler de ses
eaux souterraines ! Allusion ou réminiscence amniotique ? Nous
mesurons combien cet homme à l’apparence si sévère, à la vie si austère,
était au fond de lui un sentimental et un tendre. Et un optimiste. Il met
dans la bouche de don Rafael cette réflexion, en conclusion : « Il faut
donner sa chance au hasard. » Albert Camus, plus tard, ira dans le
même sens, en qualifiant le hasard de « seule divinité raisonnable »
(dans La Chute), préfigurant la théorie de l’absurde.
L’ABSURDE UNAMUNIEN

e
Ce début du XX siècle laisse derrière lui conflits, guerres civiles,
meurtres caïniques, déchirements et désolation, qui promettaient de
croître les années à venir. Fort d’une formation philosophique qui puise
au pessimisme d’un Schopenhauer et aux interrogations existentielles
d’un Kierkegaard – les deux piliers de sa sagesse –, Unamuno pose sans
doute pour la première fois dans la littérature espagnole le problème de
l’absurde. En 1912, le conte « Un coup de foudre » établit d’emblée ce
constat : « il n’était rien de plus vain, de plus ennuyeux, de plus absurde,
de plus vide de sens que la vie ». Il n’est qu’une alternative : le suicide –
abondamment illustré dans d’autres contes – ou l’espoir. Ici, comme
ailleurs, seul l’Amour – Unamuno y met une majuscule –, qu’il soit
terrestre et matériel ou spirituel, apparaît comme le salut. Anastasio, le
personnage de cette nouvelle, qui mène une « existence lamentable, sans
ressort ni perspective », et dont le sentiment de l’absurdité de la vie se
nourrit d’un « perpétuel désenchantement », aspire néanmoins à
l’Amour. De façon significative, s’agissant d’Unamuno, grand lecteur des
Écritures saintes, cet espoir se nourrit de la lecture de l’Ecclésiaste. On
songera, certes, aux célèbres balancements, qui sont les pulsations
mêmes de la vie et les alternatives qu’elle propose : « Il est un temps
pour aimer et un temps pour haïr, un temps pour la guerre et un temps
pour la paix »… Comment l’auteur de Paix dans la guerre n’aurait-il pas
à l’esprit ce verset du chapitre III ? Toute la pensée « agonique » du
Basque se nourrit de ces termes qui s’affrontent. Agonique est donc cet
Anastasio qui combat son désespoir devant l’inanité des choses par
l’espérance dans ce recours ultime qu’est le sentiment amoureux. Au
cours d’un voyage en chemin de fer cette pensée nomade finit par
toucher au but : l’âme sœur est au bout du chemin, et Eleuteria,
rencontrée au buffet de la gare au cours d’une halte du train (de la
vie ?), saura reconnaître en ce désespéré son frère d’âme : ils uniront
leur double désabusement. L’Amour, feu dévorant, les saisira dans une
étreinte de bonheur qui aura raison de leur cœur : ils meurent
conjointement d’une crise cardiaque. Consummatum est, semble dire ici
Unamuno dont le regard ne se sépare jamais de la vision passionnelle
qu’il exprima magnifiquement dans son Christ de Velázquez. Oui, tout
est consommé dans cette llama de amor viva (« flamme d’amour vive »)
chantée par le poète Jean de la Croix, chez qui Unamuno ne pouvait
qu’apprécier le paradoxe qui fait de la mort (terrestre) la vie (éternelle) :
matando, muerte en vida has trocado (« en tuant, tu as changé la mort en
vie »). Un paradoxe formulé aussi par sainte Thérèse d’Avila : « Je meurs
13
de ne pas mourir ». Ici la vie est absurde et le destin y souscrit, même
si la part d’ombre se fait lumière, et les ténèbres se fondent dans le feu.
Le thème des amants réunis dans la mort, de Tristan et Iseut à Roméo et
Juliette, voire Quasimodo et Esmeralda dans Notre-Dame de Paris, est
un invariant de la littérature des amours éternelles et tragiques.
Le thème de la vacuité de l’existence nourrit maintes nouvelles de ce
livre, comme « Don Rafael, un cœur simple » qui, d’emblée, pose cet état
de fait : « Une existence vide, une solitude absolue, l’homme restait seul
avec lui-même. » Unamuno, en philologue averti, sait bien que
l’absurdum latin signifie la dissonance, la discordance ou disons
l’inharmonie ; les choses ne sont pas à leur place, il y a toujours dans
cette solitude, qui est un thème récurrent de ces nouvelles, quelque
chose d’illogique qu’il convient de réparer. Cette absurdité trouvera alors
une solution, toujours la même, dans l’amour et la paternité, deux
éléments qui, ici, naissent du hasard, lui-même partie prenante de ce
qu’on pourrait appeler la théorie de l’absurde.
Le mot absurde n’était pas fréquent à l’époque d’Unamuno,
beaucoup moins assurément qu’en France après la Seconde Guerre
mondiale ; il est donc significatif que nous le trouvions, sur l’ensemble
de ces Contes, répété vingt-cinq fois. Dès 1897, dans son Journal intime,
alors qu’Unamuno traverse une grave crise religieuse, cette notion
apparaît déjà et nous pouvons lire : « La première chose que j’ai rejetée
14
a été la foi en l’enfer, comme une absurdité immorale . » Albert
Camus, dont la culture hispanique et l’intérêt pour l’Espagne
douloureuse étaient très grands, a peut-être approché l’œuvre Unamuno,
et dans ce cas y aura reconnu un précurseur et un frère. La parenté
entre le protagoniste de Brouillard, dont ce recueil livre deux extraits –
« Histoire de V. Goti » et « Don Eloínor de Alburquerque » –, et
Meursault, L’Étranger, saute aux yeux : ils sont l’un et l’autre deux êtres
sans substance, purs pantins livrés à la toute-puissance du Créateur et,
pour reprendre le vocabulaire existentialiste, tous deux « agis »,
incapables de volonté, aveugles à toute conscience et fermés aux devoirs
du cœur et au sentiment – ce qui conduira Meursault, l’homme qui n’a
pas pleuré à la mort de sa mère, à l’échafaud. Les deux écrivains ont en
partage le sentiment absurde – « tragique » dit Unamuno – de la vie,
l’inéluctable néant qui pollue l’existence en en marquant le terme,
l’incertitude de l’homme qui ne sait ni ne peut croire et accéder à la
transcendance… Une phrase d’Unamuno, tracée dans son Journal intime
en 1897, dit clairement cette tragique absence d’au-delà : « Ma terreur a
15
été l’anéantissement, l’annulation, le néant au-delà de la tombe . » On
comprendra mieux, dès lors, la réflexion initiale de ce conte, qui nous
situe bien au cœur de cet existentialisme d’Unamuno aux accents si
camusiens : « il croyait à la toute-puissance du hasard ».
L’ÊTRE DÉCONSTRUIT

D’entre tous ces contes il en est un fortement chargé de psychologie


et lourd de pathologie : « La peur ». Il rapporte l’histoire d’une jeune fille
qui restera toujours une femme-enfant, habitée par un seul sentiment, la
peur. Justina, dont le prénom renvoie à l’idée de justice, ou plutôt ici
d’injustice, de sort injuste, est terrorisée par un père alcoolique qui la
brutalise. Elle vit dans une misère extrême, contrainte de mendier pour
se nourrir et nourrir ses parents. Il est significatif que le récit débute,
abruptement, par « Les croûtons de pain ». Cette âme innocente habitée
par la peur conçoit le seul geste que lui dicte sa misère cérébrale : laisser
tomber les objets – tout comme la vie lui échappe –, d’abord le pot de
soupe, d’où coups et blessures de la part du père, puis, servant chez sa
tante, les assiettes qui lui glissent des mains, d’où coups et blessures,
puis elle casse encore plus d’assiettes, tandis que son petit cousin la
frappe, jusqu’au jour où, par inadvertance, elle laisse tomber le bébé
dont elle a la garde. Chassée et maudite pour avoir causé la mort de
l’enfant, elle poursuit son chemin de démence en cassant de la vaisselle
dans toutes les places qu’elle occupe ; par miracle, un jeune homme se
prend de pitié pour elle et l’épouse. Elle casse encore de la vaisselle dans
leur ménage, mais son mari l’excuse, jusqu’au jour où, devenue mère,
elle laisse tomber son bébé ; il survit, mais c’en est trop pour elle :
possédée par la démence, « les yeux fixes, regardant dans le vide », elle
ne sait que répéter, ad libitum, dans un psittacisme maladif, cette phrase
qui, depuis le début, accompagnait ses excuses et sa plainte : « Je ne sais
pas… Je ne l’ai pas fait exprès. »
Charcot aurait aimé ce portrait qu’il aurait rangé dans sa galerie des
hystériques. Pour la première et seule fois, Unamuno, qui s’est beaucoup
penché sur les personnages dans les nuages et les individus
inconsistants, nous offre là le portrait d’un être déconstruit, d’une
conscience en faillite. Aliénée par la peur, brisée sous les brimades et les
coups, Justina ne s’appartient plus : la vie consciente n’est pas pour elle.
Elle n’est vivante que dans sa folie, et le récit se clôt sur cette écholalie.
Unamuno, qui publie ce texte en 1892, y dévoile les réflexions d’un jeune
auteur de vingt-huit ans qui a beaucoup lu et appris de ses lectures
philosophiques : Charcot devait mourir l’année suivante, en 1893. Grand
philologue et talentueux philosophe, ou, disons, manieur de mots et
d’idées, Unamuno nous livre, à ce sujet, l’étonnante étymologie du mot
« existence », étroitement lié, selon lui, à la folie : s’appuyant sur
l’Évangile selon saint Marc (III, 21) où les compagnons de Jésus disent
qu’il est « hors de sens », en grec hoti exeste, Unamuno rapproche cette
expression du latin ex-sistere qui signifie « exister ». Il tire alors cette
conclusion qui éclaire assurément ce conte de Justina et bien d’autres
qui ont l’aliénation pour noyau : « L’existence est une folie et celui qui
16
existe, celui qui est hors de lui […] est fou . » On appréciera, une fois
de plus, chez l’auteur, le sens du paradoxe, et comment une vérité
paradoxale permet d’accéder à la vérité psychologique.
LA VIE, LA MORT ET L’IMMORTALITÉ

17
La mort était l’obsession de l’écrivain . Sans doute était-il marqué
dès son plus jeune âge par la mort : celle de son père, si précoce, plus
tard celle d’un de ses enfants – Raimundo, mort en 1902 à l’âge de six
ans –, celle de sa mère en 1908, puis toutes les morts pendant le siège de
Bilbao. Au point d’exploser d’une rage douloureuse, en 1936, lorsqu’il
entendit retentir, dans l’enceinte de son université de Salamanque, le cri
de ralliement du général Millán Astray : ¡Viva la muerte!, « Vive la
mort ! ». Sa philosophie s’appuie sur l’inéluctable mort et la précarité de
18
la vie , avec d’autant plus de dramatisme qu’il traverse dans sa
jeunesse une grave crise de foi. D’où l’interrogation : qu’est-ce que
l’immortalité ? Pourquoi vivre si la mort est au bout ? Peut-on douter du
néant qui lui succède ? On notera la fréquence des suicides dans sa
prose – le mot « suicide » apparaît onze fois dans ce recueil – et tout
particulièrement parmi ces Contes, dans « Parrain Antonio » (évoquant
des amours tragiques de légende où l’un se suicide et l’autre en meurt,
19
Roméo et Juliette ou les amants de Teruel ), dans le justement nommé
« Un suicide » et dans l’ultime récit, « Une tragédie ». En définitive, tout
chez lui est affaire de mort et d’immortalité. Et corollairement, par un
mot si proche sémantiquement, tout est affaire d’amour – ce qui
rappelle la charade : « Ella quiere a todos y nadie la quiere ? – La
muerte » (« Elle aime tout le monde et personne ne l’aime ? – La Mort »).
À cet égard, l’un des contes les plus significatifs est « Le bandeau »,
récit d’une aveugle qui, opérée avec succès, recouvre la vue, alors que
dans le même temps son père perd la vie – on notera, dans ce
balancement vue-vie la paronomase également évidente en espagnol :
vista-vida : elle va parcourir, un bandeau sur les yeux qui la ramène à sa
cécité antérieure, les chemins de la vie et de la mort, jouant sur le
double registre de la lumière et des ténèbres – qui n’est pas sans
rappeler l’aveuglement d’Œdipe, figure familière au professeur de grec
qu’était Unamuno qui, en 1898, s’essayant pour la première fois à l’art
dramatique, intitule sa première œuvre La Esfinge (Le Sphinx) : Œdipe
et sa mère Jocaste, Œdipe et sa fille Antigone peuplaient forcément
l’imaginaire de l’helléniste –, courant caresser son père de ses mains qui
voient mieux que ses yeux, et l’embrasser dans sa nuit :
— Père, père ! Il est maintenant dans les ténèbres… au royaume
de la miséricorde…
— Il baigne maintenant dans la lumière du Seigneur, ajouta le
prêtre.
Et enfin apaisée d’avoir « vu » la mort du père, elle se tourne vers la
vie qui commence, celle de son bébé qu’elle allaite au pied même du lit
d’agonie du géniteur, dans une image saisissante des trois âges et du
cycle vie-mort-vie :
elle prit l’enfant, le palpa, se découvrit la poitrine et, l’attirant à
elle, le serra contre son sein en murmurant :
— Pauvre père ! Pauvre père !
Mais la mort est partout, inséparable de cette vie qu’Unamuno saisit
dans ses multiples instantanés. Les contes 2 et 3 en portent, d’emblée,
témoignage : « Un véritable amour », avec, déjà, le thème de la lumière
et de l’obscurité à travers l’image du vieil aveugle conduit par sa fille,
lumière des ses yeux ; et « Le miroir de la mort », qui nous montre le
destin tragique d’une jeune fille laissée pour compte – miroir, son beau
miroir, lui dit qu’elle n’est pas la plus belle ! – et qui ne trouve grâce
qu’auprès de la Vierge miséricordieuse qui, la prenant finalement dans
son sein, lui accorde la vie éternelle. On trouvera très significatif le
choix de clore ce recueil de contes sur « Une tragédie », celle d’un
écrivain raté qui choisit de mettre fin à ses jours (suicide ironique ?).
L’auteur est partout dans ses récits ; il met souvent en scène un
dénommé Miguel qui lui ressemble comme un frère ou un double.
Invoquant Flaubert, il nous laisse entendre : don Vicente, Augusto
Pérez, le maître d’école de Carrasqueda, le docteur Montarco ou don
Quichotte, « c’est moi ». Eh bien ! ici, dans ce suicide d’un médiocre
plumitif, Unamuno veut choyer sa propre gloire : non, il n’est pas ce
suicidé car lui est un écrivain à succès, un immortel. C’est pourquoi
l’immortalité, ou plutôt la quête de la gloire éternelle, apparaît si
souvent dans ses contes.
En définitive, le conte – ce récit imaginatif qui prend appui sur
l’observation de la vie quotidienne, sur la mémoire du temps passé ou la
prédiction du futur, au fil d’une pensée en train de se faire – est
inlassablement au service de l’écrivain qui ne cesse de se regarder au
miroir, soit pour faire des grimaces – bouffon génial, comme dans « La
tragédie d’un acteur » –, soit pour admirer sa propre gloire – un ego
surdimensionné, obsédé par l’immortalité –, s’opposer à tout, en tout et
à tous en arguant d’une misanthropie supérieure (Alceste, c’est encore
lui), récriminer contre une société marquée, à ses yeux, par la routine, la
sclérose, l’immobilisme et la bêtise, et en même temps s’inscrire contre
un progrès qui laisserait l’homme – l’humain – sur le bord de la route,
en revendiquant les valeurs de tradition, de terroir, de folklore qui
nourrissent tant de ses pages, et ici tout le chapitre ainsi intitulé (ici).
On remarquera, pour finir, un grand absent : Dieu. Il est vrai que son
poème consacré au Christ – Le Christ de Velázquez – est avant tout un
chant à la souffrance d’un homme. Oui, Dieu est absent de ces contes,
même s’il apparaît dans la foi naïve de certains personnages, comme
Juan Manso. Unamuno est, imperturbablement, un esprit fort, à mi-
chemin entre son contemporain José Ortega y Gasset qui clame « Je suis
moi et ma circonstance » – inscrivant son incomparable personnalité
dans l’environnement historique et social – et Protagoras dans le
Théétète de Platon : « L’homme est la mesure de toute chose ».
L’écrivain, dans la multiplicité de ses contes et dans leur très grande
variété, sous quelque point de vue qu’on les place ou les aborde, est cet
homme indéfiniment réfléchi au miroir. Le miroir est une des grandes
récurrences de ces contes où il n’apparaît pas moins de quinze fois.
Dans son Journal intime Unamuno rapporte sa fascination pour une
telle duplication de son moi qui fait qu’il est dedans et dehors, moi
intime et moi extérieur ou étranger – image spéculaire qu’on ne
manquera pas de rapprocher du miroir lacanien (l’on notera d’ailleurs
que ces contes d’Unamuno font les délices des psychanalystes) :
Je me rappelle être resté à me regarder quelquefois jusqu’à me
dédoubler et voir ma propre image comme un sujet étrange, et avoir
prononcé une fois à voix basse mon propre nom, je l’ai entendu
comme une voix étrange qui m’appelait, et j’ai sursauté tout entier
comme si j’avais senti l’abîme du néant et m’étais senti une vaine
20
ombre passagère .
« Yo soy yo », s’écrie-t-il, « Je suis moi », cet autre qui sans cesse
l’interroge ou l’interpelle pour finir par caresser ce seul nom : Unamuno.
1. Cuadernos de juventud [Cahiers de jeunesse], p. 48-49, publiés
par Colette et Jean-Claude Rabaté dans Miguel de Unamuno –
Biografía, Madrid, Taurus, 2009, p. 97. – Tous les textes non
disponibles en français sont ici traduits par Albert Bensoussan.
2. Cité par C. et J.-C. Rabaté dans leur biographie, op.cit., p. 26.
3. « La moralidad artística », La Nación, Buenos Aires, 19 août
1923.
4. Review of twice-told tales, Graham’s Magazine, Philadelphie
(États-Unis), avril et mai 1842.
5. Soliloquios y conversaciones, Biblioteca Renacimiento, 1911,
p. 52.
6. Cómo se hace una novela [Comment on fait un roman], Obras
completas, Biblioteca Castro, t. VII, 2005, p. 574.
7. Tous deux ont paru dans le supplément du grand quotidien
madrilène El Imparcial, l’un des plus importants au début du
e
XX siècle, situé à droite de l’échiquier politique, ses lecteurs
appartenant de préférence surtout à la bourgeoisie libérale ; son
supplément culturel Los Lunes del Imparcial permit aux auteurs
composant ce qu’on a appelé la « Génération de 98 » de s’exprimer,
et donc Unamuno – avoisinant Azorín, Baroja et Maeztu – y publia
ses meilleures chroniques et nombre de ses contes. « Mécanopolis »
parut le 11 août 1913 et « Turismundo » le 9 janvier 1921
8. Rabelais, Pantagruel, Folio classique, 1973, p. 137.
9. Ainsi le qualifie Jean Cassou dans Cómo se hace una novela,
op. cit., p. 555.
10. La España moderna, Madrid, décembre 1906.
11. À commencer par la grande étude des lettres espagnoles par
le romaniste autrichien Ferdinand Wolff (Studien zur Geschichte der
spanischen und portugiesischen Nationalliteratur, 1859), mais aussi
Schopenhauer et Sudermann.
12. Le thème de cette pièce, à travers le meurtre d’un homme par
son frère jumeau suivi de son suicide, traduit l’impossibilité de
savoir qui a tué qui et qui est le survivant.
13. Mis en exergue de L’Agonie du christianisme.
14. Diario íntimo, op. cit., p. 286.
15. Ibid., p. 286.
16. Cómo se hace una novela, op. cit., p. 567.
17. Pour l’ensemble des contes ici réunis, le mot « mort » revient
avec une fréquence de 165 occurrences (nous nous inspirons là de la
méthode de Pierre Guiraud exposée dans Les Caractères statistiques
du vocabulaire, Paris, PUF, 1954), dont 121 occurrences pour
« mort » (substantif et adjectif) et « mortel » (avec ses dérivés), et
141 occurrences pour « immortalité » et ses dérivés.
18. Il est significatif que les occurrences du mot « vie » dans
l’ensemble de ces contes s’élèvent à 144, chiffre inférieur au mot
« mort ».
19. Couple d’amants malheureux, morts en 1217 en Aragon, dont
l’histoire tragique inspira de nombreux artistes.
20. Diario íntimo, op. cit., p. 292. On ne peut s’empêcher de
penser au personnage d’Antoine Doinel, peuplant tant de films de
François Truffaut, qui, se contemplant dans la glace dans une
séquence de Baisers volés, avec une sorte de fascination, répète un
nombre incalculable de fois « Antoine Doinel… Antoine Doinel… ».
Psittacisme d’un dément, d’un « existant » au sens que lui donne
Unamuno, « hors de lui ». Sans doute, après tout ce qui vient d’être
dit et éclairé, ce personnage majeur de l’univers cinématographique
de Truffaut, à vrai dire son propre double, se révélera éminemment
unamunien : un être flottant dans les nuages et s’exprimant sur un
ton insolite, d’une voix faussée, comme à côté du vrai, et pour cela
plus réelle et plus vraie.
BIBLIOGRAPHIE
ŒUVRES D’UNAMUNO
(sélection)

En espagnol :
Cuentos, éd. Eleanor Krane Paucker, Madrid, Minotauro, 1961.
Cuentos completos, éd. Óscar Carrascosa Tinoco, Madrid, Páginas
de Espuma, 2011.

El caballero de la triste figura, Buenos Aires, Austral, 1951.


Paz en la guerra, Madrid, Alianza Editorial, 1988.

Soliloquios y conversaciones, Madrid, Biblioteca Renacimiento,


1911.
Diario íntimo, Madrid, Alianza Editorial, 1998.

Obras completas, éd. Manuel Sanmiguel Raimúndez et Manuel


García Blanco, Madrid, Coleccion paradilla del alcor, t. I-XVI,
1950-1964.
Obras completas, éd. Ricardo Senabre, Madrid, Biblioteca Castro,
Turner, t. I-X, 1995-2009.
En français :
Contes, trad. Raymond Lantier, Paris, Gallimard, coll. « Du monde
entier », 1965.
Contes (choix), trad. Raymond Lantier, préface, annotations et
révision de la traduction par Gabriel Iaculli, Paris, Gallimard,
coll. « Folio bilingue », 2000.
Des yeux pour voir et autres contes, trad. Raymond Lantier, Paris,
Gallimard, coll. « Folio 2 € », 2011.

Abel Sanchez, trad. Emma H. Clouard, Paris, Mercure de France,


1964.
L’Agonie du christianisme, trad. Jean Cassou, présenté par Émile
Poulat, Paris, Berg International, 1998 ; trad. et préface
d’Antonio Werli, Paris, Éditions RN, 2016.
Amour et pédagogie, trad. Dominique Hauser, Lausanne, L’Âge
d’homme, 1996.
Brouillard, trad. Catherine Ballestero, Paris, Séguier, 1990 ; trad.
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2003.
Le Chevalier à la triste figure, essai iconologique, trad. Jean-Luc
Ben Ayoun, Bordeaux, Casimiro, 2016.
Le Christ de Velázquez, trad. Jacques Munier, présenté par Roger
Munier, Paris, La Différence, coll. « Orphée », 1990.
Comment se fait un roman, trad. Bénédicte Vauthier et Michel
Garcia, Paris, Allia, 2010.
Devant le Christ de Velázquez, trad. Jacques Ancet, Tourcoing,
éditions Invenit, collection « Ekphrasis », 2015.
L’Essence de l’Espagne, trad. Marcel Bataillon [1916], Paris,
Gallimard, 1967 [1923].
Journal intime, trad. Paul Drochon, Éditions du Cerf, 1989.
Paix dans la guerre, trad. Alain Guy et Louis Jolicœur, Millau,
Éditions du Beffroi, 1989.
Roman de Don Sandalio¸ joueur d’échecs, trad. Yves Roullière,
Monaco, Éditions du Rocher, 2004.
Saint Manuel Bueno, martyr, trad. Yves Roullière, Monaco,
Éditions du Rocher, 2003.
Le Sentiment tragique de la vie, trad. Marcel Faure-Beaulieu, Paris,
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Gallimard, coll. « Folio essais », 1997 [1 parution 1917 ; coll.
« Du monde entier », 1937].
La Tante Tula, trad. Dominique Hauser, Lausanne, L’Âge
d’homme, 2002.
Traité de cocotologie, trad. Sylvie Coudel, présenté par Fernando
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La Vie de Don Quichotte et de Sancho Pança, trad. Jean Babelon,
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ARTICLES SUR UNAMUNO

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NOTES

L’amour
1. Ce conte, signé du pseudonyme « Moi-même », a été
publié dans la « Page littéraire » de El Noticiero Bilbaino du
25 octobre 1886. Unamuno avait vingt-deux ans.
2. Juan : personnage récurrent des contes d’Unamuno, cet
homme taciturne, sceptique et misanthrope est, sans aucun
doute, à l’image de l’auteur.
3. Beaucoup de sch : on pense à Schopenhauer,
qu’Unamuno a lu très jeune et traduit ensuite.
4. Ce banc de noyer revient avec insistance – à cinq
reprises – dans ce récit. Sans doute faut-il y voir une volonté
manifeste, dès 1886, lorsque Unamuno publie cette nouvelle, la
première de toutes. En 1931, dans son roman Saint Manuel
Bueno, martyr, nous voyons le protagoniste, à l’article de la
mort, recommander à sa fille de fabriquer son cercueil avec six
planches qu’il a lui-même taillées du « vieux noyer – dit-il –… à
l’ombre duquel je jouais, enfant, quand je commençais à
rêver ». Le noyer représente, en quelque sorte, le monde de
l’innocence, de l’enfance et de la rêverie ; l’éternité, peut-être.
5. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid,
24 avril 1899.
6. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid,
27 novembre 1911.
7. Notre-Dame de Grâce de Fresneda, dans la province de
Teruel, en Aragon, fait l’objet d’un pieux pèlerinage le premier
dimanche de mai.
8. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid,
23 septembre 1912.
9. De même, le personnage de Tula, qui fait tout dans la
maison de son veuf de beau-frère, aux petits soins pour ses
neveux et nièces, est-elle qualifiée de prêtresse (sacerdotisa)
dans « La tante Tula ».
10. Cette expression paradoxale a inspiré à l’écrivain
colombien Héctor Abad une belle réflexion sur cette notion
d’ex-futurs à partir d’un quatrain d’Unamuno :
Où s’en est allé mon rêve nomade,
s’en est allé mon avenir d’autrefois ?
Qu’en est-il de l’aimable leurre
qui rendait supportable mon chemin ?
ce qui l’amène à écrire, en citant l’écrivain basque : « C’est la
notion générale d’ex-futur qui m’intéresse. Voyons-la dans la
description originale d’Unamuno : “J’ai toujours été préoccupé
par le problème de ce que j’appellerais mes ‘moi ex-futurs’, ce
que j’ai pu avoir été et ai cessé d’être, les possibilités que j’ai
laissées sur le bord du chemin de ma vie. Je dois écrire un essai
là-dessus, peut-être un livre. C’est le fond du problème du libre
arbitre. Qu’un homme se penche sur ce qu’il aurait été si à tel
moment de son passé il avait pris une autre décision que celle
qui fut décidée, c’est une histoire de fou. Je tremble à l’idée de
me mettre à penser à ce que j’aurais pu être, à cet ex-futur
appelé Unamuno, que j’ai laissé depuis des années démuni et
seul…” Et il soutient ailleurs la thèse suggestive qu’un des
Goethe possibles fut Werther, en écrivant tel quel : “Werther
est l’ex-futur suicidé de Goethe” » (Héctor Abad, Trahisons de la
mémoire, Paris, Gallimard, coll. « Arcades », 2016, p. 160-161).
11. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid,
16 septembre 1912.
12. Camilo Castello Branco (1826-1890) est un écrivain
portugais qui raconte dans A mulher fatal ses amours
adultérines et tumultueuses avec Ana Plácido.
13. Les contes non datés sont empruntés au recueil El
espejo de la muerte (Le Miroir de la mort), publié en 1913.
14. « Hélas, Postumus, les années fugaces nous glissent
entre les doigts » (Horace, Odes, coll. « Poésie / Gallimard »,
p. 217). Postumus est le nom du dédicataire de l’ode, ce qui
n’interdit pas d’entendre aussi un jeu de mots avec posthume,
que n’hésitera pas à faire Unamuno dans un autre conte (voir
ici).
15. Marc, X, 8 : « L’homme s’attachera à sa femme, et tous
deux deviendront une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux,
mais une seule chair. »
16. Unamuno, avec Concha Lizárraga, la seule femme de sa
vie, eut également neuf enfants : Fernando, Pablo, Raimundo,
Salomé, Felisa, José, María, Rafael et Ramón.

La paternité
1. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid, 14 octobre
1902.
2. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid, 26 février
1912.
3. Toujours à demi perdu dans les nuages : prédilection
unamunienne, à l’instar du personnage d’Augusto Pérez du
roman Brouillard. En fait, cette nouvelle précède de deux
années la publication du roman, et annonce donc ce type de
personnage flottant et cette obsession de l’irréalité. On notera,
quelques lignes plus bas, la mention des « brumes du passé ».
4. Tucumán : ville d’Argentine. La tradition des Espagnols
allant chercher fortune aux Amériques est encore très vive au
temps d’Unamuno. Le père de l’auteur était lui-même allé
tenter sa chance au Mexique pour revenir à Bilbao en 1859, les
poches pleines, et fonder une famille.
5. La notion de hasard sera au centre de la pensée
existentialiste. Comment ne pas rapprocher ici Unamuno
d’Albert Camus parlant de « la seule divinité raisonnable, je
veux dire le hasard » (La Chute) et faisant du hasard, dans
L’Étranger, le moteur de l’histoire (rencontres hasardeuses,
meurtre par hasard…).
6. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid, 5 juillet
1912.
7. Double vie : en dédoublant ainsi l’espace, Unamuno a
peut-être à l’esprit le tableau du Greco, L’Enterrement du comte
d’Orgaz, où l’espace se divise en deux plans, en haut le Ciel avec
les saints et l’élu, en bas la terre avec tous ces êtres matériels
assistant à l’ensevelissement du personnage. La phrase qui clôt
cette nouvelle rejoint bien cette image.
8. Niebla (Brouillard), chap. XXII, 1914.
9. Ramón de Campoamor (1817-1901) est un poète
espagnol de l’école réaliste. Il partage avec Unamuno le goût
des jeux du langage, et l’on citera, par exemple, ce quatrain
savoureux où le poète, en mal de rime, invente un mot hapax, à
l’instar de Victor Hugo avec son « Jérimadeth » (Tout reposait
dans Ur et dans Jérimadeth) :
Escribiendo ayer con lápiz
He cometido un desliz
Porque se me escapó tápiz
En vez de poner tapiz.
Le mot lápiz n’a aucune rime possible en espagnol ; faisons
alors semblant de nous tromper en écrivant, avec un accent
erroné, tápiz !
10. Le conte est emprunté au recueil El espejo de la muerte,
Madrid, 1913.
11. Successivement les Amants de Vérone, les Amants de
Teruel, pièce espagnole de Juan Eugenio Hartzenbusch (1837)
et ceux évoqués par Dante dans l’Enfer.
12. Unamuno pense ici, sans doute, au Werther de Goethe,
réputé être à l’origine d’une vague de suicides mimétiques chez
ses jeunes lecteurs inspirés par le héros. Le thème était si
fréquent qu’en Espagne le dramaturge Joaquín Dicenta intitula
sa première pièce El suicidio de Werther (1888).
13. Mourut en bas âge : Unamuno pense peut-être ici à la
mort, à l’âge de six ans, de son troisième enfant, Raimundo,
une disparition dont il porta le deuil sa vie durant.
14. Publié dans La Esfera, Madrid, 14 octobre 1916.

La renommée
1. Publié dans La Ilustración española y americana, Madrid,
8 septembre 1899.
2. Fils de l’Homme : c’est ainsi qu’Unamuno aime à qualifier
le Christ dans son poème Le Christ de Velázquez. Dans les
Évangiles c’est ainsi que Jésus se qualifie souvent – pas moins
de soixante-dix fois.
3. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid, 2 juin 1900.
e
4. Jorge Manrique est ce poète espagnol du XV siècle,
auteur des « Stances sur la mort de son père », à l’incipit si
célèbre : « Nos vies sont les fleuves qui vont se jeter dans la
mer… »
5. Ce paradoxe recouvre une idée fréquente d’Unamuno
selon laquelle l’œuvre échappe à son auteur sitôt qu’elle est
publiée, appartenant désormais au public qui lui donnera le
sens qu’il voudra et qui variera au cours des âges.
6. L’Imitation de Jésus-Christ : œuvre anonyme du XIV-
e
XV siècle, généralement attribuée au moine néerlandais
Thomas a Kempis.
7. Fait de terre et de souffle : comme Adam qui, dans la
Genèse, est pétri dans la glaise à laquelle le souffle de Dieu
donne vie.
er
8. Publié dans Ahora, Madrid, 1 août 1934.
9. Le chêne est l’arbre emblématique d’Unamuno,
omniprésent dans son paysage et son écriture. L’auteur, qui
était dessinateur à ses heures, l’a représenté dans un de ses
meilleurs dessins. Au demeurant, le chêne figure dans les
armoiries de la ville de Salamanque. Et enfin le chêne est
l’arbre sacré de Guernica.
10. « On appelle “fils de la Vierge” certains petits fils qui
flottent dans le vent et sur lesquels des araignées… s’élancent
dans les airs… ; ces araignées tissent ces fils de leurs propres
entrailles, ces étamines légères sur lesquelles elles se jettent
dans l’espace inconnu. Terrible symbole de la foi ! Car la foi
dépend des fils de la Vierge » (L’Agonie du christianisme, op.
cit., p.67).
11. Charros : paysans de la province de Salamanque.

La pédagogie
1. Publié dans Madrid Cómico, 9 avril 1898.
2. In anima vili : « sur une âme vile » ; expression latine
s’employant d’ordinaire pour parler d’une expérience sur un
animal.
3. Publié dans La Lectura, Madrid, juillet 1903.
4. Quejana : Unamuno se souvient ici du personnage de
Don Quichotte, qui se nomme en fait Quijano, surnommé « le
Bon ». Dans cette nouvelle, ce personnage incarne en effet le
bon élève, celui en qui le maître a placé tous ses espoirs.
5. « Si le grain de blé qui est tombé en terre ne meurt, il
reste seul ; mais, s’il meurt, il porte beaucoup de fruit. Celui qui
aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la
conservera pour la vie éternelle » (Évangile selon saint Jean,
XII, 24-25).
6. Réminiscence des vers de Jorge Manrique, dont le nom a
été évoqué par un personnage de « Don Martín ou de la
Gloire » (voir ici) : « Nos vies sont des fleuves / qui vont se jeter
dans la mer / qui est mourir ».
7. Publié dans le recueil El espejo de la muerte, Madrid,
1913.
8. La Vie joyeuse : La Vida Alegre était une revue
e
humoristique et satirique de grande diffusion au XIX siècle.
9. Robleda : bourg de la province de Salamanque.
10. Un des nombreux paradoxes dont Unamuno est
coutumier.

Raison et passion
1. Publié dans la revue Vida nueva, Madrid, 29 août 1898.
2. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid, 22 janvier
1900.
3. Tout ce récit développe un paradoxe comme Unamuno
les aime : l’aveugle qui a recouvré la vue ne reconnaît pas son
chemin, la clarté troublant sa vision, il lui faut donc se bander
les yeux, retrouver ses ténèbres, pour se guider jusqu’à la
maison paternelle. Ce conte fut transformé par l’auteur en
pièce dramatique en deux tableaux, publiée en 1913 et
représentée en 1921.
4. « Et la vie était la lumière des hommes et la lumière luit
dans les ténèbres » (Évangile selon saint Jean, I, 4-5).
5. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid, 25 janvier
1923.
6. La leuconychie est une maladie des ongles, lorsque de
petites taches blanches ou jaunâtres y apparaissent. Leur
origine a servi à alimenter bien des légendes, comme de croire
qu’il s’agissait d’une punition pour chacun des mensonges qui
avaient été dits. Parmi les médecins qui se sont prononcés sur
l’apparition de ces taches, signalons – et étonnons-nous de la
coïncidence patronymique – le docteur Pablo Unamuno, chef
du service de dermatologie de l’hôpital de Salamanque :
« L’ongle pousse d’un millimètre tous les dix jours, aussi
lorsque nous voyons la tache au milieu de l’ongle, cela signifie
que la lésion s’est produite deux ou trois mois plus tôt. » Ce
médecin est le petit-fils de Miguel de Unamuno.
7. Le catéchisme en usage, dans la pieuse enfance
d’Unamuno, était celui du père Gaspar Astete, de la Compagnie
de Jésus.
8. Publié dans El Nervión, Bilbao, 10 mai 1892.
9. Juan Manso : dix ans plus tôt, le romancier Benito Pérez
Galdós publiait El amigo Manso (1882), roman de l’idéaliste
Máximo Manso, personnage fantasque et quichottesque qui a
pu influencer Unamuno. Les deux écrivains étaient liés
d’amitié et s’admiraient mutuellement. Dans une de ses lettres,
Unamuno écrit à Pérez Galdós ; « Si vous saviez combien de
fois je me rappelle votre ami Manso » (30 décembre 1898).
10. Malorum causa : « la cause de tous les maux »,
expression fréquente en latin.
11. Rappel de l’Évangile selon saint Matthieu : « Heureux
ceux qui sont doux, car ils posséderont la terre ! » (V, 5).
12. « Militia est vita hominis super terram » (Job, VII, 1).

Folklore
1. Publié dans El Diario de Bilbao, 16,17 et 19 juin 1888.
2. Dans le dialecte de Bilbao, solitaña est le nom donné à
un petit coléoptère longicorne qu’après l’avoir pris les enfants
s’amusent à faire voler en chantant cette invocation. Si l’insecte
prend aussitôt son vol, c’est une assurance de beau temps. Ce
surnom de Solitaña est appliqué ironiquement au personnage
particulièrement casanier du récit.
3. Zamudianas : de Zamudio, un bourg de Biscaye au Pays
basque espagnol.
4. Erandio : vaste commune de la province de Biscaye,
jouxtant Bilbao. On notera dans l’insistance patronymique
l’ironie d’Unamuno se montrant toujours plus espagnol que
basque.
5. Bengoechebarri signifie en basque « maison neuve d’en
bas » ; Goicoechezarra signifie « maison vieille d’en haut ». On
sent bien qu’Unamuno s’amuse à inventer des patronymes
superlativement basques.
6. Le cuarto était une monnaie de cuivre de peu de valeur,
valant deux ochavos. Ici le commerçant se fait de la monnaie
afin de distribuer à chaque mendiant un ochavo, la plus petite
pièce qui soit, mais à celui qui s’exprime en basque, patriote en
diable, il donne le double de l’aumône : un cuarto.
7. Le général Martín Zurbano fut un féroce adversaire des
carlistes durant le siège de Bilbao, dont le souvenir continue de
hanter Unamuno.
8. La situation du pape : il s’agit du pape Pie IX. Rappelons
que le 20 septembre 1870, les troupes du roi d’Italie occupent
Rome en profitant du retrait des troupes françaises suite à la
défaite de Napoléon III à Sedan. Cela marque la fin des États
pontificaux. Pie IX se considère comme prisonnier au Vatican,
situation qui va durer jusqu’aux accords de Latran, en 1929, et
la création de l’État du Vatican.
9. Limonade : la limonada est une boisson glacée, composée
d’un mélange de chacolí, vin blanc de la région de Bilbao,
d’eau, de sucre, de cannelle et de zestes de citron (d’où son
nom), consommée l’été, en accompagnement de la dégustation
de poisson, au cours de banquets auxquels on a aussi donné le
nom de limonadas.
10. Chimberos : chasseurs de petits oiseaux, de fauvettes,
chimbos en dialecte de Bilbao. Pendant la guerre carliste,
chimbos était le surnom que l’on donnait aux gens de Bilbao ;
les chimberos étaient donc ces carlistes qui, pendant le siège de
Bilbao, douloureux souvenir d’Unamuno, attaquaient et
traquaient les habitants.
11. Le duc d’Osuna, diplomate aux temps d’Isabelle II, était
célèbre pour sa richesse, son faste et ses dépenses somptuaires
qui finirent par engloutir une des plus importantes fortunes
d’Espagne, ce fameux « krach » qu’évoque ici Unamuno.
12. Publié dans El Nervión, Bilbao, 14 août 1892.
13. L’homme du sac est, en Espagne, le surnom du croque-
mitaine qui emporte les méchants enfants.
14. Publié dans El Nervión, Bilbao, 14 septembre 1891.
15. Aitor est un prénom basque qui signifie « aveu,
confession ».
16. Au Pays basque on appelle maqueto l’immigrant
originaire d’une autre région d’Espagne.
17. Archanda est l’un des deux monts qui dominent Bilbao.
18. Dans la mythologie basque, Maitagarri est une fée qui
habite les forêts, les lacs et les monts.
19. Bajasaun, assimilé à l’ouragan qui balaie le Pays
basque, est le génie malfaisant des forêts.
20. Capusay : espèce de blouse avec capuche que portaient
les bergers basques.
21. Jaungoica : ce mot basque renvoie à la divinité. Le poète
Rafael Sánchez Mazas (par ailleurs l’un des fondateurs de la
Phalange et ministre sous Franco), dans ses Aleluyas a la
resurrección del Señor, écrit ces deux vers : « Mi “Jaungoica”,
Señor de lo alto, / conquistador de la gloria al asalto » (« Mon
Jaungoica, Seigneur des hauteurs, conquérant de la gloire à
l’assaut »).
22. Erdera désigne en basque la langue étrangère.
23. Euskaldunas désigne les Basques qui parlent l’euskara.
24. Aitona signifie « grand-père » en langue basque.
25. Ilarguia désigne la lune en langue basque.
26. Koplari : chanteur.
27. Euskaria désigne le Pays basque.
28. Le zortzico est un poème et une danse du Pays basque.
29. L’arche : une légende fait descendre les Basques de
Tubal, petit-fils de Noé.
30. Le lauburu est la croix basque, composée de quatre
branches en forme de virgule.
31. Machichaco : le cap Matxitxaco, dans la mer
Cantabrique. L’extrémité est la fin de la pente de la montagne
Sollube, en Biscaye.
32. Verte Érin : nom celte de l’Irlande.
33. La bataille de Padura est un affrontement légendaire
entre les troupes du León et les Biscaïens commandés par Jaun
Zuria. Padura a été appelé Arrigorriaga (« pierre rouge », en
basque) en raison du sang versé sur ces terres.
34. L’echeco-jauna désigne le maître d’une ferme ou d’une
maison.
35. Azcona en langue basque désigne la flèche, le javelot.
36. Chacolinada : réunion où l’on boit du chacolí (txacolin
en euskera), vin blanc du terroir de Bilbao.
37. Maquila : « bâton » en langue basque.
38. José Maria Iparraguirre, considéré comme le barde
basque, est connu pour ses compositions en euskara, dont la
plus significative est Gernikako Arbola – « l’arbre de
Guernica » –, devenu l’hymne basque.
39. Koblakari : aède basque.
40. Irnio : montagne de Guipuzcoa.
41. Batzarres : les conseils du Parti national basque.
42. Publié dans El Nervión, Bilbao, 14 septembre 1891.
43. Pachi : diminutif de Francisco.
44. Serenos : veilleurs de nuit.
45. Cendrée : petit plomb dont on se sert à la chasse au petit
gibier.
46. Chilibrán : mélange de fruits et d’eau-de-vie.
47. Artecalle : quartier du vieux Bilbao.
48. Nesca : « fille » en basque. Nescatilla : « jeune fille ».
49. Izarza : commune de la province d’Álava au Pays
basque.
50. Arraiz : petit mont de 352 mètres, dominant Bilbao, en
contrebas de petites chaînes de montagnes.
51. Santa Águeda : les processions qui ont lieu la veille de la
sainte Agathe, vierge et martyre, patronne de la fertilité,
attirent des milliers de personnes.
52. Bochito : en dialecte de Bilbao, le bocho désigne le trou
creusé en terre pour le jeu de la bille au pot. Ce même mot est
appliqué affectueusement à leur cité par les habitants de
Bilbao, également appelée la tacita de plata, « la petite tasse
d’argent ».
53. Ordonnances : il s’agit des célèbres fueros vascos, le
droit coutumier du Pays basque, souvent bafoué ou aboli au
cours des conflits, mais qui a survécu jusqu’à nos jours. Il est
l’expression de l’individualisme ombrageux de ce pays aux
quatre provinces (Biscaye / Bilbao, Gipuzcoa / Saint-Sébastien,
Alava / Vitoria, Navarre / Pampelune) qui a su résister au
centralisme des Bourbons. La Constitution espagnole de 1978
« reconnaît l’existence des droits historiques des territoires
basques ».
54. Arrigorriaga : ville de Biscaye, lieu d’importantes
batailles pendant les guerres carlistes.
55. Le 28 décembre 1873 voit le siège de Bilbao par les
forces carlistes. Miguel de Unamuno, qui entre dans sa dixième
année, assiste à la guerre depuis le balcon de la maison
familiale. Sous les bombardements, la famille se réfugie dans
l’arrière-boutique de la confiserie-chocolaterie de l’oncle.
L’année précédente la troisième guerre carliste s’est
déclenchée : Charles VII, prétendant au trône d’Amédée de
Savoie, qui a succédé à son oncle Charles VI (qui déclenchera
la deuxième guerre carliste : 1846-1849), et celui-ci à Charles V
(qui, lorsque Ferdinand VII, descendant des premiers
Bourbons espagnols, laissa le trône à sa fille, Isabelle II,
entreprit la première guerre carliste : 1833-1840), est l’artisan
de cette guerre civile espagnole, qui ensanglante tout le
e
XIX siècle, et qui s’achèvera en 1876 par la reconquête de la
Navarre, fief du prétendant carliste qui s’exile en France. Les
carlistes affrontent les libéraux, partisans du Bourbon légitime.
Les premiers, qu’il appelle tximberos jebos, sont gens de terre,
les seconds, qu’il nomme tximbos tximberos, gens de ville.
56. Jebos : les nationalistes – ce mot dialectal désignait
d’abord le paysan basque. Unamuno parle ici des carlistes qui
assiégèrent Bilbao.
57. Ce porteur de sonnailles, ou joaldun, est un personnage
traditionnel du folklore basque. Les défilés des sonneurs,
annonçant le Carnaval en faisant un maximum de bruit, sont
une des scènes de procession les plus pittoresques du pays.
58. Limonada : voir n. 9.
59. Postumus était déjà cité en exergue de la nouvelle « Au
fil des ans » (voir ici et la note 14). – O tempora, o mores :
célèbre apostrophe de Cicéron dans ses Catilinaires.
Littéralement « Ô temps, ô mœurs », ou plus simplement
« Quelle époque ! ».
60. San Antón : poste de police et de détention de Bilbao.
61. Les batos désignent les paysans ; barragarris :
« ridicules ».
62. Ce texte a été lu par Miguel de Unamuno à la société El
er
Sitio (« le siège ») de Bilbao, le 1 mai 1891. Plein de
nostalgie, il oppose gens des villes et gens des champs, oiseaux
et chasseurs d’oiseaux, libéraux citadins et paysans carlistes, et
plus qu’en tout autre texte, multiplie les vocables et les clins
d’œil à sa patrie : Euzkadi, le Pays basque.
er
63. Lu à la société El Sitio, le 1 mai 1892, et publié dans
El Nervión en mai 1892.
64. Le général Domingo Moriones commandait les troupes
qui, en 1972, triomphèrent des forces carlistes.
65. Juan de Dios Polo y Muñoz de Velasco était un général
carliste.
66. Le couvent de San Agustín de Bilbao fut incendié par les
forces carlistes en 1836.
67. Azucarillo : petit carré de sucre aromatisé qui fond
instantanément dans l’eau.
68. Pellos : célèbres joueurs de pelote basque.
69. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid,
23 décembre 1912.
70. La tertulia est une institution très espagnole, qui
consiste pour un groupe d’hommes, en général, à se réunir
régulièrement dans un coin de café, à une table ou deux, et à
discuter tout en buvant, interminablement. Unamuno, à
Salamanque, était familier du Café Novelty.
71. « De toutes les choses qu’on peut savoir, et même de
plusieurs autres. » Sentence dérivée d’une formule de Pic de La
Mirandole.

Le secret
de la personnalité
1. Publié dans La Justicia, Madrid, 27 décembre 1889.
2. Salamanque, mai 1892.
3. Publié dans El Imparcial, Madrid, 20 mai 1895.
4. Publié dans El Fomento, Salamanque, 11 janvier 1897.
5. Vis medicatrix naturae : « le pouvoir de guérison de la
nature ».
6. Publié dans La Ilustración Española y Americana,
8 janvier 1900.
7. Mon pauvre père : il faut rappeler que Miguel de
Unamuno perdit son père à l’âge de six ans. Comment ne pas
voir dans ce récit d’une enfance triste le reflet de celle de
l’auteur ?
8. Février 1904. Publié dans Ensayos, IV, Residencia de
Estudiantes, Madrid, 1917.
9. Unamuno traduisit en 1899, sous le titre Sobre la
voluntad en la naturaleza, l’ouvrage de Schopenhauer De la
volonté dans la nature (Über den Willen in der Natur).
10. L’Épître morale à Fabius : épître d’Horace.
11. Problèmes biologiques (Biologische Probleme), du
biologiste allemand William Henry Rolph, a paru à Leipzig en
1882.
e
12. Alfonso Rodríguez : religieux du XVII siècle dont
l’œuvre, Obras espirituales, ne fut publiée qu’en 1885, en huit
volumes, à Barcelone, donnant à son auteur une notoriété
nouvelle qui lui valut d’être canonisé en 1888.
13. Il s’agit de Paul Morphy, célèbre joueur d’échecs
américain, qui mourut en 1885. Le compositeur français
e
Philidor, au XVIII siècle, fut également considéré comme un
grand joueur d’échecs.
14. Schmarotzender : Unamuno connaissait-il cet ouvrage
du botaniste M. H. Leitgeb, Completoria complens Lohde, ein in
Farbprothallien schmarotzender Pilz, paru en 1881 ? Ce
champignon parasite pourrait bien être l’image que se renvoie
à lui-même le docteur fou.
er
15. Publié dans La Nación, Buenos Aires, 1 janvier 1908.
16. Robert Browning : poète britannique de l’époque
victorienne et contemporain d’Unamuno, qui était fasciné
assurément par la pensée métaphysique de cet écrivain, obsédé
par la mort et la vie après la mort. La résurrection de Lazare
est évoquée dans le long poème An Epistle Containing the
Strange Medical Experience of Karshish, the Arab Physician, qui
s’achève justement sur « it is strange », qui suggère à Unamuno
ce « passage étrange ».
17. Publié dans le recueil El espejo de la muerte, Madrid,
1913.
18. Allusion à une des aventures du baron de
Münchhausen. Voir Les Merveilleux Voyages du baron de
Münchhausen, Gallimard, coll. « Folio bilingue ». Prenant pour
héros un homme fantasque ayant réellement existé, le baron de
Münchhausen (1720-1797), la culture populaire a produit une
série d’histoires extraordinaires et satiriques qui ont ensuite été
réunies en volume.
19. Publié dans le recueil El espejo de la muerte, 1913.
20. Publié dans le recueil El espejo de la muerte, Madrid,
1913.
21. Publié dans le recueil El espejo de la muerte, Madrid,
1913.
22. On remarquera la fin abrupte de ce conte, comme si
Unamuno avait fait confiance à son lecteur pour imaginer de
lui-même le désespoir du protagoniste qui, découvrant le
calvaire de sa mère, décide de mettre fin à ses jours.
23. Publié dans Nuevo Mundo, Madrid, 29 mars 1918.
24. On connaît la distinction que fait Unamuno au sujet du
Moi, c’est-à-dire des différents moi qui, selon lui, sont au
nombre de quatre : le moi qu’on est, le moi qu’on croit être, le
moi extérieur et que les autres voient, et enfin le moi qu’on
voudrait être (« outre celui qu’on est pour Dieu, si l’on est
quelqu’un pour Dieu, celui qu’on est pour les autres et celui
qu’on croit être, il y a celui qu’on voudrait être », prologue de
Tres novelas ejemplares y un prólogo).
25. Faut-il y voir une réminiscence de Spinoza et de son
célèbre axiome : « Beatitudo non est praemium virtutis, sed
virtus ipsa », « La béatitude n’est pas la récompense de la vertu,
mais la vertu elle-même » (Spinoza, L’Éthique, Gallimard, coll.
« Folio essais », 1994, p. 387) ? Unamuno connaissait bien
l’œuvre de « Baruch Spinoza » (ainsi qu’il le nomme) et l’a
souvent passée au crible de sa critique.
26. Heautontimoroumenos : à nouveau, le professeur de
grec que fut Unamuno pointe son nez avec ce mot qui signifie
en grec « bourreau de soi-même ». Baudelaire a intitulé ainsi
un des poèmes des Fleurs du mal, qu’Unamuno connaissait
peut-être. Citons-en ce quatrain significatif, auquel ce conte
semble faire écho :
Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau !
27. Publié dans Caras y Caretas, Buenos Aires, 4 décembre
1920.
28. Publié dans Caras y Caretas, Buenos Aires, 16 juillet
1921.
29. On connaît bien l’histoire de l’homme sans ombre de
l’écrivain allemand (d’origine française) Chamisso, qui a
notamment inspiré le troisième acte des Contes d’Hoffmann
d’Offenbach. Le mot Schlemihl est un terme yiddish, fort
populaire dans le parler argotique allemand, qui désigne le
malchanceux ou l’incapable.
30. Publié dans El Nervión, Bilbao, 7 septembre 1891.
31. Publié dans El Nervión, Bilbao, 28 février 1893.
re
32. Don Quichotte, I partie, chap. XXII.
e
33. Don Quichotte, II partie, chap. XXIII.
34. L’hymne de Riego : tirant son nom du général Rafael del
Riego, qui combattit les troupes de Napoléon et perdit la vie en
1823, c’était l’hymne officiel de la première République
espagnole en 1873 et de la seconde en 1931.
35. Manuel Ruiz Zorrilla fut un éminent homme politique
espagnol, ministre de la Justice pendant la Première
République, franc-maçon et ardent républicain (mort en 1895).
36. Frascuelo : célèbre torero espagnol, contemporain
d’Unamuno, qui mourut en 1898. Il fut l’un des plus glorieux et
des plus célébrés dans l’Espagne d’alors.
37. Miguel Servet fut un illustre théologien et médecin
e
aragonais du XVI siècle. Homme de science, martyr de la
pensée, condamné par l’Inquisition, il finit au bûcher.
38. Salado : probable allusion à la bataille du fleuve Salado,
près de Séville, qui repoussa l’attaque des Mérinides contre les
catholiques espagnols en 1340. La bataille de Lépante, qui suit,
avec ce même objectif de combattre l’hégémonie de l’Islam en
Méditerranée, est surtout célèbre car c’est là que Cervantès fut
blessé à la main et bâtit sa gloire ultérieure. Otumba : célèbre
bataille au Mexique qui vit, en 1520, la victoire du
conquistador Hernán Cortés contre les Aztèques. Wad-Ras :
cette victoire permit, en 1860, d’asseoir l’emprise coloniale de
l’Espagne sur la partie nord du Maroc.
39. Grand capitaine du siècle : allusion au héros national
Gonzalo Fernández de Córdoba, surnommé El Gran Capitán,
artisan de la chute de Grenade et de la lutte contre les
Ottomans.
40. Conciles de Tolède : juridiction politico-religieuse aux
temps des Wisigoths, elle siégea jusqu’à l’invasion arabe au
e
VIII siècle. Parmi leurs décisions on retiendra l’abandon de
l’arianisme en 589, considéré comme une hérésie du
christianisme, le poids affirmé de l’Église face à la monarchie,
de nouvelles disciplines ecclésiastiques et la persécution des
Juifs. La figure la plus notable de ce temps est l’évêque Isidore
e
de Séville qui, au VII siècle, joua un rôle déterminant dans
l’émancipation de l’Église espagnole face au pouvoir de
Byzance.
41. En 69 : les Cortès de Madrid se réunirent en 1869, après
la chute de la monarchie d’Isabelle II, pour élaborer la
Constitution de l’Espagne.
42. Señorito : il s’agit de Luis Mazzantini, l’un des plus
e
célèbres toreros de la fin du XIX siècle, dont le parrain fut
Frascuelo. Sa bravoure dans l’arène lui avait valu le surnom de
« Señorito loco » (fou), mais son élégance faisait aussi de lui un
dandy qui défraya la vie mondaine de Madrid.
43. À la fin de la corrida on récompense le torero qui a bien
combattu en lui offrant une ou deux oreilles, et/ou la queue du
taureau estoqué.
44. Unamuno, à travers la figure du chimiste don Pérez,
glose sur l’histoire du projet de sous-marin espagnol, présenté
par l’ingénieur militaire Isaac Peral et qui, malgré des essais
concluants en 1888, ne put être mené à bien du fait de
l’opposition du gouvernement.
45. Publié dans El Nervión, 11 mars 1893. Sous l’apparence
de la fable, ce « conte » est, en fait, un article polémique
dénonçant la manœuvre politique de grands propriétaires
terriens pour s’emparer de la mairie de Bilbao.
46. Dura lex, sed lex : « La loi est dure, mais c’est la loi ».
47. Publié dans El Correo, Valence, 4 octobre 1900.
48. Avril 1909.
49. Ce conte fantastique qui est une méditation sur le
temps, qui confond les temps, la chronologie, mêle la vie, la
mort et le rêve, a été repris dans Antología española de literatura
fantástica (Madrid, Valdemar, 1996).
50. Publié dans le recueil El espejo de la muerte, Madrid,
1913.
51. Juan Álvarez Méndez, dit Mendizábal (1790-1853),
homme d’État espagnol, révolutionnaire libéral et franc-
maçon, qui, président du Conseil, supprima les titres de
noblesse, décréta la suppression des communautés religieuses
et sécularisa les biens de l’Église.
52. La guerre carliste, dont le siège de Bilbao, ville libérale
assiégée par les traditionalistes partisans de l’infant Charles de
Bourbon contre la reine régente Marie-Christine, a si
profondément marqué Unamuno dans sa dixième année, qu’il
en parlera dans toute son œuvre, opposant toujours l’esprit
libéral, citadin et moderne au carlisme réactionnaire,
traditionaliste et clérical.
53. Juif : on notera que, précisément dans ce contexte,
Unamuno a pu penser à l’origine juive de Mendizábal, qui
s’appelait, en fait, Méndez par sa mère et avait, pour cela,
modifié ce patronyme en Mendizábal.
54. José Sardá fut un homme politique et militaire qui,
après s’être illustré dans la guérilla contre l’occupation
napoléonienne de l’Espagne, rejoignit Simon Bolivar dans sa
campagne républicaine en Colombie, et finit assassiné en 1834.
55. El Martillo : « Le Marteau », organe des réformateurs
qui se réclamaient du despotisme éclairé et des Lumières.
56. Libertas : encyclique promulguée par le pape Léon XIII
le 20 juin 1888, ciblant en particulier la doctrine du
libéralisme.
57. Non serviam : « Je ne servirai pas » en latin. Expression
de la rébellion, elle est traditionnellement attribuée à Satan.
58. Bélial est l’un des noms du diable.
59. Le traditionaliste, dans ce contexte et ce temps, est, à
l’opposé du libéral, monarchiste, clérical et nationaliste.
60. Cristinos : partisans de Marie-Christine de Bourbon, la
reine régente. Opposés aux carlistes, ils étaient d’obédience
libérale.
61. Publié dans Los Lunes del Imparcial, 11 août, 1913.
62. Le mot agonie est un terme de prédilection d’Unamuno
qui, en bon professeur de grec, retient son sens étymologique :
άγωνία (agônia), « lutte, angoisse », ainsi qu’il l’entend dans son
ouvrage L’Agonie du christianisme, parfois mal interprété
comme « la fin » de cette religion.
63. Publié dans le recueil El espejo de la muerte, Madrid,
1913.
64. El Abejorro : littéralement « le bourdon ».
65. Curda en espagnol signifie « cuite ».
66. Niebla (Brouillard), chap. XXIII, Madrid, 1914.
67. Ricardo Becerro de Bengoa (1845-1902) était un
journaliste basque contemporain d’Unamuno.
68. Pierre Lyonet, Traité anatomique de la chenille qui ronge
le bois de saule, 1760.
69. Calila et Dimna : Kalila wa Dimna est une collection de
contes orientaux, d’origine indienne tout comme Les Mille et
e
Une Nuits, traduits de l’arabe au XIII siècle et fort populaires
dans la culture espagnole.
e
70. Père Isla : jésuite et romancier du XVIII siècle, il
traduisit en espagnol le célèbre roman de Lesage.
71. Carl Justi : historien de l’art allemand, auteur d’une
étude sur Velázquez publiée en 1888.
72. Niebla (Brouillard), chap. XVII, Madrid, 1914.
73. Même la rue est roturière, pellejeros signifiant
« pelletiers », « peaussiers ».
74. Ce conte, publié dans La Esfera (Madrid, 24 août 1915),
a été repris dans un volume qui, sous le titre Humorismo
internacional (Barcelone, 1931) a été édité dans la collection
Ideal, renfermant une trentaine de contes d’auteurs espagnols
et étrangers.
75. En espagnol, Lorito real, para España y para Portugal.
Inspiré par le poème enfantin : ¡Ay mi lorito / lorito real! / ¡Ay
mi lorito! / vamos a hablar / mas no de España / ni de Portugal,
de Manuel Felipe Rugeles, auteur vénézuélien contemporain
d’Unamuno.
76. Julio Camba : contemporain d’Unamuno, ce journaliste
espagnol était célèbre pour ses chroniques pleines d’humour et
d’esprit critique sur les mœurs de ses compatriotes.
77. Cette guerre : la Première Guerre mondiale.
78. Bellérophon : personnage de la mythologie homérique,
fils de Poséidon ou de Glaucos, petit-fils de Sisyphe. Il dompta
le cheval Pégase et tua la Chimère… On le voit dans L’Iliade
(chant VI), poursuivi par la malédiction des dieux, traîner
solitude et mélancolie…
79. Publié dans Mercurio, mars 1916. Mercurio est un
mensuel de langue espagnole qui parut aux États-Unis, à La
Nouvelle-Orléans (Louisiane), de 1911 à 1927.
80. Publié dans Los Lunes del Imparcial, 22 janvier 1917.
81. Renada : ce nom de ville inventé par Unamuno semble
signifier re-nada, « deux fois rien ». L’auteur utilisera plusieurs
fois ce toponyme, notamment dans son roman Saint Manuel
Bueno, martyr, dont le protagoniste est curé du « diocèse de
Renada ». Mais les contemporains d’Unamuno auront reconnu,
sous ce nom fabriqué, la ville de Salamanque.
82. Clarín : allusion transparente au grand romancier
Leopoldo Alas, surnommé Clarín, avec qui Unamuno entretint
une féconde correspondance. Avec ici, une pointe d’humour,
car tous les Espagnols de son temps auront vu le coup de
chapeau adressé au romancier d’Oviedo dont l’un des meilleurs
contes s’intitule justement Aquiles Zurita.
83. El Cronista était un hebdomadaire de Salamanque.
84. Publié dans Nuevo Mundo, Madrid, 28 septembre 1917.
85. Publié dans El Mercantil Valenciano, 8 octobre 1921.
86. Orbajosa est le nom d’une ville espagnole inventée par
Benito Pérez Galdós dans son roman Doña Perfecta. Elle est
présentée comme typique de la « profonde Espagne » où il ne
se passe jamais rien, sans vie intellectuelle ou économique.
87. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid, 9 janvier
1921.
88. Turismundo : ce mot inventé par l’auteur peut évoquer
un globe-trotter.
89. Queda : ce nom inventé, comme celui du nain Quindofa,
renvoie à l’idée de rester, de demeurer, d’être à demeure. On
pourrait voir dans ce conte d’un « globe-trotter » l’apologie de
la sédentarité.
90. Publié dans Caras y Caretas, Buenos Aires, 8 juillet
1922.
e
91. Don Quichotte, II partie, chap. LXXIV.
92. Marc, III, 21 : « Les gens de chez lui, l’apprenant,
vinrent pour se saisir de lui, car ils affirmaient : “Il a perdu la
tête”. »
93. Publié dans Los Lunes del Imparcial, Madrid, 6 août
1906.
94. Le jeu de mots et la filiation apparaissent plus
clairement dans la langue hébraïque : de l’homme ish découle
la femme isha. Et en espagnol hembra, « femelle », dérive de
hombre, « homme » ou « mâle ».
95. Hombre-mujer en espagnol, man-woman en anglais.
96. Publié dans le recueil El espejo de la muerte, Madrid,
1913.
97. Adolphe Philippe d’Ennery, dramaturge français (1811-
1899), est l’auteur de l’un des plus célèbres mélodrames, Les
Deux Orphelines.
98. Antonio Vico (1840-1902) est l’un des plus grands
acteurs espagnols du moment.
99. La muerte civil : pièce italienne, La morte civile de Paolo
Giacometti, traduite en espagnol, connut un grand succès
international. Antonio Vico jouait le rôle du détenu échappé de
sa prison qui veut retrouver sa femme et sa fille et qui, après
toutes ces années d’absence, voyant que sa femme a refait sa
vie avec un honnête médecin, qui a adopté l’enfant, se suicide
pour ne pas faire obstacle à leur bonheur.
100. Louis Conard (1867-1944) fut l’éditeur de la
correspondance de Flaubert, qui comptait cinq volumes au
moment où Unamuno écrit son conte, mais qui en comptera
neuf en 1933.
101. Publié dans Caras y Caretas, Buenos Aires, 8 juillet
1922.
102. Viktor Leberecht Plessing (1749-1806), philosophe
allemand.
Titre original :
CUENTOS
© Éditions Gallimard, 1965, pour la traduction ;
2020, pour la révision de la traduction,
la préface, le dossier et la présente édition.
Couverture : Photo © Emmanuel Pierrot / Agence Vu (détail)
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5 rue Gaston-Gallimard
75328 Paris
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Cette édition électronique du livre
Contes de Miguel de Unamuno
a été réalisée le 4 septembre 2020 par les
Éditions Gallimard.
Elle repose sur l’édition papier du même
ouvrage
(ISBN : 9782072715549 - Numéro d’édition :
312801).
Code Sodis : N87675 - ISBN : 9782072715556.
Numéro d’édition : 312802.

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