Vous êtes sur la page 1sur 3

56

versants, gauche et droit, de son exerCice scripturaire peut en effet apporter un


éclairage sur la question:

Je suis ainsi pourvu de deux écritures, l'une adroite, aimable, sociale,


commerciale, reflétant le personnage masqué que je feins d'être aux yeux de
la société, l'autre sinistre, déformée par toutes les gaucheries du génie, pleine
d "ec 1airs
. et de cns
. 58 .

Force est de rappeler que la retranscription « sinistre et dévoyée» des


Écritures a pour but d'introduire l'androgyne dans le corps du roman. Parallèlement à
cet « aménagement» dans l'espace scripturaire, l'écriture entreprend simultanément
d'aménager le corps du protagoniste dans le même objectif. On notera que chez
Tournier, comme du reste chez l'ensemble des auteurs occidentaux qui ont traité de la
question de l'androgynie dans leurs œuvres, c'est le corps de l'homme qui semble le
lieu privilégié de la réception de l'entreprise androgyne. Quant à la femme, sa
présence dans le texte est d'autant plus dérisoire qu'elle apparaît comme un prétexte
dont l'évanescence est salutaire pour l'accomplissement de l'idéal androgyne: « Ma
nouvelle écriture sinistre et le départ de Rachel m'avertissent d'une prochaine
restauration 59 ». Le dépmi de sa bien-aimée se révèle pour Tiffauges de bon aloi
puisqu'il semble lui augurer d'un changement positif:

Quand Rachel m'a quitté, j'ai pris la chose d'un cœur léger. Je continue
d'ailleurs à juger cette rupture sans gravité, et même bénéfique d'un certain
point de vue, parce que j'ai la conviction qu'elle ouvre la voie à de grands
changements, à de grandes choses 6o .

Pour le personnage toute forme d'union entre l'homme et la femme, y


compris par le mariage, est une aberration. De ce fait « il faut juger sévèrement la

58 Ibid., p.39.
59Ibid., p.18.
60 Ibid., p.30.
57

prétention du mariage qui est de ressouder aussi étroitement et indissolublement que


possible ce qui fut dissocië l ».
À l'instar des théoriciens ésotériques à propos de la chute d'Adam, le
narrateur exégète affirme en effet que celle-ci ne réside pas « dans l'épisode de la
pomme, qui marque une promotion au contraire, l'accession à la connaissance du
bien et du mal; mais dans cette dislocation62 »; à la différence toutefois qu'en
l'occurrence la section de l'Adam archaïque est tridimensionnelle et non duelle
comme l'ont indiqué par le passé les théoriciens hermétiques:

Cette dislocation brisa en trois l'Adam originel, faisant choir de l'homme la


femme, puis l'enfant, créant d'un coup ces trois malheureux, l'enfant éternel
orphelin, la femme esseulée, apeurée, toujours à la recherche d'un protecteur,
l'homme léger, alerte, mais comme un roi qu'on a dépouillé de tous ses
attributs pour le soumettre à des travaux serviles63 .

D'ores et déjà, la quête de Tiffauges serait de reconstituer l'Adam originel en


empruntant d'autres voies que celle du mariage dont la valeur est rédhibitoire pour
l'accomplissement d'un tel projet: « remonter la pente, restaurer l'Adam, le mariage
n'a pas d'autre sens. Mais n'y a-t-il que cette solution dérisoire?64 ». C'est alors que
le héros se lance à poursuite de son objectif. La quête de Tiffauges prend une
dimension hautement spirituelle quand il l'inscrit dans le paradigme biblique du
nomadisme. Dans sa conscience, le nomadisme s'inscrit dans une optique béatifique
donnant accès aux rêveries de l'élévation et de l'ascension, par opposition à la
pesanteur de la sédentarité:

Je sais qu'un jour viendra où le ciel lassé des crimes des sédentaires, fera
pleuvoir le feu sur leurs têtes. Ils seront alors comme Caïn, jeté pêle-mêle sur
les routes, fuyant éperdument leurs villes maudites et la terre qui refuse à les

61Ibid., p.25.
62 Ibid., p.36
63 Ibid., p.26.
64 Ibid.
58

nourrir. Et moi, Abel, seul, souriant et comblé, je déploierai les grandes ailes,
et frappant du pied leurs crânes enténébrés, je m'envolerai dans les étoiles65 .

On voit transparaître ici la figure de l'ange solitaire qui se détache de la


masse, soutenue par les Décadents. Mais c'est en portant un enfant que Tiffauges
éprouve de l'extase car il découvre qu'il vient de réaliser un geste paradigmatique.

Il n'était pas porté par l'ivresse phorique habituelle qui lui arrachait des
rugissements et des rires hagards. Sur sa tête tournait le bestiaire sidéral
lentement dans le cirque du ciel autour de l'étoile polaire. Tiffauges cheminait
avec une lenteur solennelle, sentant confusément qu'il inaufurait une ère
absolument nouvelle en accomplissant sa première astrophorie 6 .

Par la phorie, Tiffauges reproduit donc l'image de l'Adam primordial


androgyne. En sauvant Éphraïm, l'enfant juif qui incarne l'esprit divin, d'une mort
certaine dans les camps nazis, en le transportant sur ses épaules, Tiffauges accède à
un statut spirituel et devient une nouvelle réincarnation de la réintégration des
contraires. La phorie est l'acte par lequel le héros encore prisonnier de la matière,
encore proche de l'animal, se redresse vers la lumière pour porter l'enfant, pour
l'exalter. La phorie doit son efficacité salutaire à cette victoire sur la pesanteur de la
matière qui exprime une véritable transmutation de l'être et son accession à la
spiritualitë 7 :
Il avançait, et la vase montait toujours le long de ses jambes, et la charge qui
l'écrasait s'aggravait à chaque pas [00'] Quand il leva pour la dernière fois la
tête vers Éphraïm, il ne vit qu'une étoile d'or à six branches qui tournait
lentement dans le ciel noir 68 .

Le texte s'achève ainsi sur une sorte d'assomption aérienne, symbole de la


transfiguration androgynique du personnage qui réussit, au terme de sa quête, à
transcender sa condition humaine et à reconquérir du même coup l'ancêtre phorique.

65 Ibid., pAl.
66 Ibid., p.3?3.
67 Arlette Bouloumié, « Le mythe de l'androgyne dans l'œuvre de Michel Tournier », dans Frédéric

Monneyron, dir., L'androgyne dans la littérature, Paris, Albin Michel, 1990, p.59.

Vous aimerez peut-être aussi