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CHAPITRE 1

Mythes et imaginaires collectifs

Le but de ce chapitre est de présenter une première approximation du mythe


en le situant dans l’univers des imaginaires collectifs. Cette dernière notion
sera abordée dans ses diverses dimensions, ce qui permettra de dissiper
quelques ambiguïtés.

A. Les mythes comme lieux de surconscience


La question qui commande cette analyse des mythes peut être formulée
comme suit. Dans toute société ou collectivité, de multiples idées ou
propositions sont constamment mises de l’avant touchant la manière dont
elle devrait se définir et se gouverner, les valeurs et les idéaux qu’elle
devrait poursuivre, le rôle ou la vocation qu’elle devrait s’assigner, les
représentations du passé dont elle devrait se nourrir, les héros qu’elle
devrait célébrer, et le reste. Comment expliquer que, tandis que la plupart de
ces idées seront vite oubliées, certaines en viendront à acquérir un
rayonnement et une autorité confinant au sacré, de telle sorte qu’elles
pourront s’imposer aux consciences et influer durablement sur les
comportements individuels et collectifs ?
Dans le même registre, mais sous un autre angle, on observe dans toute
société des symboles ou des références névralgiques qui révèlent des
dispositions, des sentiments profonds, des (hyper)sensibilités. Ils prennent
la forme de malaises, de peurs, de tabous, d’angoisses et, un peu
paradoxalement, ils soutiennent aussi des aspirations très fortes, des idéaux,
des valeurs dominantes, des croyances, des vérités largement admises qui
structurent les visions du monde, nourrissent les identités, commandent les
débats publics et inspirent les orientations et les politiques de l’État.
À l’échelle supra-individuelle toujours, ces représentations agissent
puissamment sur le cours d’une société, à long terme comme à court terme,
en procurant aux institutions le fondement symbolique qui suscite
l’adhésion de la population, en fortifiant les idéologies et les solidarités, en
permettant aux sociétés de se rallier autour d’objectifs ou de finalités
spécifiques, de gérer leurs tensions, de colmater leurs divisions, et en leur
assurant le moyen de se regrouper et de réagir énergiquement après une
crise ou un traumatisme.
Ensemble, ces sentiments et représentations correspondent à ce qu’on
pourrait appeler des lieux de surconscience, à savoir des références
premières qui logent au cœur de toute culture et exercent dans une société
une très forte emprise du fait qu’elles jouissent d’une autorité qui est le
propre de la sacralité1. Participant de l’émotion plus que de la raison, ces
références imprègnent aussi la conscience des individus, elles les
interpellent au plus profond d’eux-mêmes et elles motivent leurs choix de
même que leur action soit en les mobilisant, en les lançant à la poursuite de
desseins audacieux, soit au contraire en les inhibant – il suffit pour s’en
convaincre de rapprocher, sous ce rapport, la réaction des Américains aux
attaques de Manhattan en 2001, celle des Haïtiens au séisme de 2010 et
celle des Japonais au lendemain de la catastrophe de Fukushima en 2011.
Voici quelques exemples de ces représentations collectives surinvesties2
(ou de ces lieux de surconscience, de surcharge de sens), étant entendu que,
du point de vue de l’éthique, leur contenu peut être tantôt vertueux et tantôt
condamnable (la charge normative du mythe, comme on le verra, peut être
aussi bien négative que positive) : l’égalité raciale en Afrique du Sud,
l’universalité et l’égalité des droits comme fondement de la citoyenneté en
France, les libertés individuelles en Angleterre, le droit de propriété aux
États-Unis, l’égalité sociale en Norvège, la mission des travailleurs dans
l’ex-URSS, la vocation civilisatrice (et dominatrice) de l’Occident dans le
reste du monde, la supériorité de la race aryenne dans l’Allemagne nazie, la
soif de valorisation collective en Corée du Sud, la sensibilité écologique en
Nouvelle-Zélande (le vieux mythe du « jardin3 »), la haine de la violence et
le culte de l’harmonie sociale dans l’histoire du Costa Rica (C. Cruz, 2000),
l’attachement à la langue française et le désir d’affirmation nationale au
Québec, la démocratie dans plusieurs des anciennes colonies de l’Europe,
l’égalité homme-femme un peu partout en Occident. De même, dans de
nombreux pays, on ne franchit pas impunément un piquet de grève, par
respect pour la cause ouvrière.
Chaque société, dans le cours de son histoire, développe ce genre
d’attachement à des valeurs, des croyances ou des idéaux. Depuis quelques
décennies, on y observe, il est vrai, un important recoupement, une
convergence vers des valeurs universelles (liberté, égalité, démocratie…),
mais celles-ci n’en prennent pas moins des accents particuliers, ainsi qu’une
intensité variable d’une société à l’autre. Au gré des expériences vécues
dans la longue durée et constamment commémorées, elles sont l’objet d’une
appropriation qui les singularise.
Encore une fois, leur emprise sur les consciences est telle que,
profondément intériorisées, elles sont tenues pour acquises et entourées
d’une aura qui leur permet d’échapper en grande partie aux remises en
question4. La symbolique de la nation en offre un autre exemple. Les
champs de bataille et les cimetières militaires sont des sanctuaires (qui
oserait faire la foire en ces lieux ?), la tombe du Soldat inconnu commande
le recueillement, la mémoire des héros sacrifiés pour la patrie est
intouchable, brûler le drapeau national est une profanation5. On parle à ce
propos de personnages ou de lieux mythiques.
L’analyse de ces représentations aide à comprendre pourquoi, dans des
circonstances de crise, certaines sociétés feront preuve d’apathie alors que
d’autres manifesteront de la résilience et du dynamisme. De même, elle aide
à comprendre pourquoi des individus ou des groupes accepteront de se
sacrifier pour des causes dont ils ne verront jamais les bénéfices. Cela dit,
dans une autre direction, ces références premières peuvent aussi être
sources d’inhibition et de stagnation, ou engendrer de profondes divisions,
des conflits quasi insolubles, de véritables délires collectifs et des dérapages
catastrophiques, comme l’histoire de l’Occident en a donné maints
exemples. Enfin, elles peuvent aliéner une population et maintenir une
classe sociale ou une nation sous la domination d’une autre.
On aura reconnu ici, au cœur de la culture, le domaine hétéroclite,
ambivalent, à la fois redoutable et fascinant, éclaté mais omniprésent, du
mythe.
Il existe aussi dans toute collectivité un ensemble de tabous, qui sont
comme l’envers du mythe. Ce sont des interdits institutionnalisés ou non,
assortis de diverses sanctions en cas de transgression. Ils se manifestent,
notamment, par une vive répugnance à remettre en question certaines
vérités fondatrices tenues pour acquises, ou même à en débattre
publiquement. Mais les interdits, ce sont aussi des désirs inconscients
jamais assouvis, ou encore des vérités cachées, refoulées, qu’il serait trop
pénible d’affronter – ce qui autorise à dire que le mythe recèle autant qu’il
révèle.

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