TROIS PRINCIPES FONDAMENTAUX DE l'aNALYSE DU STYLE 811
facteur esthétique ont abouti à une explication tournée du côté de
l'homme plutôt que du côté de l'œuvre (*). Marouzeau n'écrit-il pas que « se livrer à l'étude du style revient, en quelque manière, à faire la psychologie de l'auteur de l'énoncé » (2) ? Bendz tire les conséquences de cette proposition, qui aurait dû être limitée à l'énoncé non littéraire, lorsqu'il écrit, dans son essai sur André Gide : « Définit-on le style d'un auteur comme une expression de sa personnalité dans le choix des mots et la phraséologie, dans la construction des rythmes et dans leurs mouvements ? Alors il est évident que le plus simple de ces éléments, le vocabulaire, ne fait partie de son style que dans les cas où il montre une prédilection ostensible pour tels mots, ou telle classe de mots, et en use particulièrement ou d'une façon particulièrement fréquente » (3). Bendz oublie que le domaine du style est surtout celui du qualitatif et que l'écart sémantique est plus significatif que la fréquence d'emploi. De plus, il néglige la structure littéraire, qui seule importe. Étudiés pour eux-mêmes ou en tant que révélateurs d'une attitude psychologique, les éléments de langage se vident de leur valeur artistique, qui est de situation et tient essentiellement au bonheur des rapports. Or le rôle des moyens linguistiques dans la logique interne de l'œuvre d'art constitue précisément la part précieuse que l'analyse se doit d'étudier, les déterminismes psycho-physiologiques n'étant qu'une explication toujours partielle du donné informe préalable à l'organisation littéraire. Une fois de plus apparaît l'urgente nécessité de rendre au concept de « style » un contenu esthétique.
(1) La critique s'adresse même à l'explication dite « idéaliste ». Celle-ci n'est
vraiment éclairante que lorsque le motif central de l'œuvre est psychologique ; ce n'est plus alors la psychologie de Γ auteur-homme, mais la psychologie de Tau- teur-écrivant-télle-œuvre que l'on atteint à travers le style. (2) Jules Marouzeau, Précis de stylistique française, 3e éd. Paris, Masson, 1950, p. 14. Même dans le cadre étroit d'une stylistique non littéraire, Bruneau se demande s'il n'est pas « préférable de ne pas considérer l'attitude du « parleur », mais le « fait de parole » lui-même ». (Charles Bruneau, La stylistique, in Romance Philology, V, n° 1, août 1951, p. 14.) (3) Ernest Bendz, André Gide et l'art d'écrire, Paris, Messageries du livre, 1939, p. 13. 812 A. SEMPOUX
Forme et contenu
Si le style n'est pas, comme le croyait Rémy de Gourmont, « une
spécialisation de la sensibilité » Q), une certaine manière de sentir peut néanmoins déterminer une certaine manière d'écrire. La prépondérance d'un type sensoriel dans le choix des images, par exemple, donne forcément au discours une coloration particulière. Même si l'on se défend d'accorder à la personnalité humaine de l'auteur plus d'intérêt que n'en demande la critique interne, on ne peut omettre de le signaler ; l'observation ne sera faussée que si son but est de définir, non la valeur impressive de l'œuvre, mais un type de sensibilité. La vision, pourtant, n'est pas le style ; elle n'en est qu'un déterminant essentiel. Mais si notre étude, au sens étroit, se situe exclusivement au niveau de l'écart stylistique et de la fonction structurelle des détails (2), elle ne peut se priver du contact vivant qu'est pour elle la référence au contenu. La conception formaliste du style-entité indépendante est, depuis longtemps, abandonnée. Brunetière, déjà, dénonçait les vues superficielles selon lesquelles le style ne serait qu'« une parure qui s'ajouterait à la pensée, qui s'y superposerait en quelque sorte ». « Le style, écrivait- il, est surtout quelque chose de plus intérieur. Il n'est pas l'ornement, il n'est pas l'enveloppe ou le vêtement de l'idée [...]. On ne sépare pas la forme d'un grand écrivain du fond des idées qu'elle exprime : 'ils font corps ; ils ne sont que l'envers et l'endroit l'un de l'autre ; on les détruit quand on les distingue » (3). Il y a un lien étroit entre la vision de Mallarmé et le choix qu'il fait
(1) Rémy de Gourmont, Le problème du style. Paris, Mercure de France, 1902,
p. 41, (2) Ce n'est pas analyser un fait de style que d'en exploiter uniquement la valeur de témoignage historique, psychanalytique ou linguistique. Aussi cette trop fréquente échappatoire n'est-elle même pas envisagée. Paul Imbs a défini les trois points de vue selon lesquels on peut analyser le fait de style : matière, forme, fonction stylistique. (Paul Imbs, Analyse linguistique, analyse philologique, analyse stylistique, in Programme de l'année 1957-1958 du Centre de Philologie romane et de Langue et de Littérature françaises contemporaines de l'Université de Strasbourg, pp. 61-79.) (3) Ferdinand Brunetière, Bossuet. Paris, Hachette, 1914, pp. 40-41.