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traitements réservés aux hermaphrodites dans chaque culture. En se basant sur des
compilations ethnologiques, effectuées par Lucien Lévy-Bruhl, concernant des sociétés
dites archaïques, Jean Libis relève un point de convergence induisant des actions
radicales à l'encontre des androgynes allant de l'exclusion à l'élimination physique2 .
De tels comportements trouvent leur justification dans la vision du monde propre à
chaque groupe. Il faut comprendre que l'hostilité du «primitif» à l'égard de
l'hermaphrodite traduit une angoisse collective impliquant l'omnipotence d'une morale
articulée autour du principe de la transgression et de la punition. En d'autres termes, les
manifestations de l'hermaphrodisme dans une communauté sociale ou ethnique sont
perçues comme une irritation des dieux dirigée vers la communauté, en conséquence de
quoi l'exigence étiologique et religieuse est censée apporter un apaisement à la colère
divine. Dès lors tout corps hermaphrodite devient un corps doublement émissaire: tout
d'abord il livre aux siens le message qu'une transgression ou un hybris a eu lieu, d'où
la colère des divinités; ensuite, il se prête au sacrifice comme offrande apaisante et
réparatrice du tort humain envers les dieux.
Le même procédé sacrificiel, pouuait-on dire, apparaît dans l'antiquité sur la
foi de certains récits et témoignages rappOliés par Marie DelcoUli. L'un de ces récits,
écrit par Diodore de Sicile et qui se situerait vers 90 av. J-C. raconte l'histoire d'une
femme dont l'apparence physique ambiguë et non nuancée avait fini par altérer le
jugement du mari et l'embarrasser, si bien qu'il décida d'exposer l'affaire devant le
sénat. A la fin des délibérations« il fut décidé que la femme hybride serait brûlée
vive ».3
Dans la Grèce antique, «si un enfant montrait, à la naissance, des SIgnes
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d'hermaphrodisme, il était mis à mort par ses propres parents ». Chez les Grecs,
l'apparition de signes bisexuels chez un individu était perçue à la fois comme une
aberration de la nature et un message de la colère divine. Il importe de préciser

2 Jean Libis, Le mythe de l'androgyne, Paris, Berg International Éditeurs, I980, p. l 72.
3 Marie Delcourt, Hermaphrodite, Paris, PUF, 1992, p. 98.
4 Mircéa Eliade, Méphistophélès et l'androgyne, Paris, NRF Gallimard, 1962, p.124.
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toutefois que par rapport à la conscience archaïque, le champ du courroux divin s'est
rétréci dans la pensée antique de telle sorte qu'il touche uniquement la sphère familiale
du nouveau-né hybride. Cependant, l'anathème qui a frappé l'androgyne dans un passé
très lointain demeure encore présent avec toute son acuité dans les cités antiques.
Même si l'exercice de l'immolation ou de l'excommunication est devenue une
« affaire de famille », il n'en demeure pas moins vrai qu'un tel exercice est soumis à
une forte exigence morale instituée par la collectivité. Dans ce contexte, le sort de la
cité tout entière dépend de la responsabilité et de l'action individuelle. Tout
manquement à ces principes entraîne inexorablement le chaos. Dans le cas de
l'androgyne, c'est sa disparition qui assure la viabilité de la cité.
Derrière l'hermaphrodisme se tapit alors le chaos, mais l'androgyne est lui­
même une incarnation du chaos dans le sens étymologique du terme, c'est à dire dans
l'acception de la confusion et de l'amorphe. Le récit d'un auteur latin suggère ce lien
entre le chaos androgyne et le chaos existentiel ou cosmiques. Le texte raconte
l'histoire d'un phénomène étrange qui a accompagné l'invasion d'une cité de la Scythie
par les troupes carthaginoises. Au lendemain de la remise des clefs de la ville aux
nouvelles forces occupantes, ses habitants avaient constaté des sIgnes
d'hermaphrodisme chez la quasi totalité des nouveaux-nés. Le désordre engendre ainsi
le désordre. Le chaos de la cité semble avoir son pendant physique ou anatomique
imprimé sur le corps des enfants, nés à la suite d'une désorganisation sociale causée par
la défaite et l'humiliation face à l'ennemi. L'aspect hypothétique de la fin du récit
autorise une telle interprétation, car on peut y lire: « toutes ces choses parurent être le
fait d'une nature qui aurait confondu et brouillé les germes 6 ». On remarquera enfin le
caractère particulier et symbolique de la conjuration subie par les bébés androgynes qui
« furent conduits à la mer? ».

5Jean Libis, op. cit., p. 173.


6 Ibid., p. 174.
7 Ibid.
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Il appert que l'androgyne est une figure émissaire par excellence dans le sens le
plus large du terme. Il est le réceptacle de certaines projections angoissées tout autant
qu'un remède cathartique dans l'économie eschatologique du salut. La réalisation de ce
dernier ne s'effectue que par le sacrifice du premier. Mais l' androgynie est avant tout
une inscription tératologique sur le corps. On pourrait même affirmer que dans les
contextes archaïque et antique, le sacrificiel et le monstrueux sont les deux facettes
d'un même processus et qu'à plusieurs égards, l'un est la conséquence de l'autre. Ce
lien de cause à effet entre le tératologique et l'eschatologique est d'autant plus étroit
que toute apparition monstrueuse débouche inéluctablement sur des considérations
morales. Force est d'indiquer toutefois que c'est la figure du monstre androgyne qui est
à l'origine de toute cette dynamique étiologique et religieuse. Plus profondément
encore c'est à travers le monstrueux que la conscience se trouve sous l'emprise de la
fascination et de l'horreur, aiguillons traumatiques nécessaires à l'impulsion d'une
dialectique de la menace et de l'autodéfense. Mais on peut s'interroger sur la
permanence d'une telle dialectique et essayer de voir si un changement au plan de la
connaissance entraîne automatiquement l'anéantissement de sa dynamique. Il s'agit en
fait d'inscrire le phénomène androgyne sur un plan diachronique en rupture avec le
système de référence mythologique.
On notera d'entrée de jeu que le Moyen Âge a marqué un changement important
avec la prise en charge des phénomènes androgynes par le discours médical 8.
Désormais soumis à l'observation de cette science naissante qu'était la médecine,
l'hermaphrodite est scruté à l'aune d'une approche tératologique certes, mais qui revêt
un caractère immanent, tant et si bien qu'elle semble reposer sur le travail de l'analyse
empirique. C'est ainsi qu'il se présente comme l'objet d'une malformation anatomique
ou physiologique scientifiquement analysable. Pareille approche laisse supposer une
rupture avec la pensée mythique et par voie de conséquence entrevoir un changement
dans l'horizon de la perception de l'androgynie. À considérer les commentaires de

8 Jean Brun, Le retour de Dionysos. Paris, Desclée, 1970, p.140.


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certains médecins de cette période, on ne peut s'empêcher de constater dès l'abord un


mouvement de démystification du phénomène hermaphrodite9 . L'approche médicale
avait pour objet, semble-t-il, la recherche des causes tératologiques de l'androgynie,
non pas dans le ciel comme dans le mythe, mais en amont du processus natal, vers cette
unique source que représente le ventre maternel. Sauf que dans ce retour aux origines,
on voit resurgir le schème de la faute sous une autre forme. Il se déplace pour ainsi dire
du côté de la femme. Cette poussée misogyne transparaît à la lumière des explications
formulées par un certain Barthélemy L'Anglois qui tente d'établir un rapport
« scientifique» entre la naissance androgyne et ce que l'on pourrait appeler une morale
de la femme. Selon lui l'utérus de la femme comprend une place pour la formation et
la naissance d'un hermaphrodite: « Le livre d'anatomie dit qu'il y a trois chambrettes
en l' anmaris pour les fils, et trois pour les filles, et une au milieu où ce qui est conceu a
la nature de fils et de fille, et est appelé des philosophes hermaphrodite lO ». Dès lors la
naissance de l'androgyne apparaît du ressort exclusif de la femme. Elle implique aussi
et surtout l'idée qu'un acte licencieux serait à l'origine de cette naissance. Autrement
dit l'apparition de l'androgyne dans une famille serait en tout état de cause le signe
révélateur d'une carence morale chez celle qui l'a conçu. Les incidences majeures
d'une pareille construction, qui fait peser une forte suspicion sur la femme, ne peuvent
que déteindre sur le sort de sa progéniture et la marquer d'emblée d'une connotation
défavorable. Une fois encore l'étiologique se combine au tératologique pour acculer
l'androgyne à l'anathème.
Quelques siècles plus tard, c'était au tour d'un Ambroise Paré de s'intéresser à
la question ll . Son livre au titre évocateur, Des monstres et des prodiges, écrit vers la fin
du XVIe siècle, se veut une anthologie détaillée des phénomènes sexuels ambigus de
l'époque et comporte un large éventail allant des manifestations hermaphrodites aux

9 Jean Libis, ibid., p. 202-220.


10 Cité par Sylvie Steinberg, La confusion des sexes. Paris, Fayard 2001, p.33,
Il voir Rank Otto, Don Juan et le double, Paris, Payot, 1973.

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