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Chapitre 4.

Le corps, une si longue histoire

Débat

Une nation peut-elle se projeter dans le futur sans faire l’examen de son passé et, ce faisant, se
risquer à une crise d’identité vécue au présent ? C’est la question posée par le gouvernement
espagnol qui a permis d’aboutir en 2018 à la décision de l’exhumation de Franco du monument
de El Valle de los Caidos, qui accueillait jusque-là les dépouilles de nombreux franquistes mais
aussi de combattants républicains lors de la guerre civile de 1936-1939. La mémoire de ce
conflit et du régime qui s’ensuivit structure encore le champ politique espagnol, entre une
gauche soucieuse d’ancrer définitivement la démocratique dans le pays et une droite dont une
partie des sympathisants assume l’héritage conservateur et très hiérarchique de la période
franquiste. Ce débat montre au moins comment un corps peut dans une démocratie moderne
incarner à la fois les frustrations passées, les tensions présentes et les espérances à venir.

Introduction

Le corps possède une longue histoire, liée à l’évolution, depuis les primates jusqu’aux
hominidés et, enfin ?, à l’homo sapiens sapiens. Mais une histoire du corps peut-elle se résumer
à une approche scientifique de nature biologique et génomique, dans la lignée des travaux de
Charles Darwin au XIXe siècle ? Et surtout, que reste-t-il de cette histoire aujourd’hui : peut-elle
être un jalon pour le temps présent ou pour penser l’avenir du corps humain ? Il s’agit dans
cette dernière partie d’examiner, en partant du registre de la temporalité (du passé vers le présent
et enfin vers le futur), comment la question du corps a pesé, pèse et pèsera de tout son poids
chaque génération humaine, mais toujours selon des questionnements distincts, relatifs au
fonctionnement et aux horizons d’attente de chaque civilisation. Ainsi un premier temps est
consacré à l’étrangeté des représentations sur le corps dans les temps passés – une étrangeté qui
devient certes plus relative lorsque ce passé approche le présent. Un deuxième temps examine
le temps présent du corps, un temps saturé de représentations complexes et conflictuelles mais
au sein duquel des formes de résilience semblent possibles. Enfin, un troisième temps cherche
à comprendre les futurs possibles, probables, rêvés ou dangereux d’un corps cerné par l’orgueil
de l’humanité et la technologie.

I. Le corps des temps passés, un corps étranger ?


a. Mythologies du corps
b. Philosophies du corps
c. Politisations du corps
II. Le corps contemporain, trop présent ?
a. Le poids moral des meurtrissures infligées aux corps
b. Le corps politisé et médiatisé par les mouvements radicaux
c. Le corps questionné par les débats sur la bioéthique
III. Le corps du futur, un corps utopique ?
a. Le corps vu par la science-fiction
b. Le corps de l’Homme augmenté
c. Le corps avec ou sans utopies ?

1. Le corps des temps passés, un corps étranger ?


a. Mythologies du corps

Le corps occupe une place essentielle dans toutes les mythologies de création de l’humanité et
du vivant en général dès la Préhistoire. Cette donnée s’explique par la similitude entre l’acte de
création, qui implique une forme de matérialité, et la perception physique du corps, d’autant
que celui-ci est soumis à des modifications physiques visibles, de la naissance à la mort. Le
mythologue et anthropologue Jean-Yves Le Quellec distingue les principaux mythes de création
présents à travers l’art pariétal (dans les cavernes). Le mythe de « l’émergence primordiale »
décrit un temps mythique où humains et animaux vivaient sous terre ; un jour certains sortent à
l’air libre par l’intermédiaire d’une caverne, alors que d’autres demeurent sous terre. Mais ce
n’est qu’une fois à l’air libre qu’humains et animaux prennent leur corporéité définitive. La
sortie s’est donc accompagnée d’une métamorphose. Le mythe du « plongeon créateur » part
d’un monde entièrement couvert d’eau avec des poissons et des oiseaux ; une divinité décide
alors de créer l’humanité avec du limon extrait du fond des eaux. Le mythe du « corps souillé »
décrit une création du corps humain qui résulte d’une boulette d’argile souillée par un être
malfaisant. Enfin, le mythe « du type Polyphème » développe le premier mythe mais n’y ajoute
rien du point de vue de la corporéité.
Avec la sédentarité et l’apparition des premières sociétés et des premiers États organisés au
Moyen-Orient et à l’est de la Méditerranée, de nouveaux mythes apparaissent. Le dénominateur
le plus fréquent est la création du corps à partir d’argile (ou de limon). Dans la mythologie
sumérienne, les dieux Enki et Enlil créent l’humain pour servir les dieux à partir d’argile et de
sang ou, selon une autre version, d’argile et d’eau. Pour les Égyptiens, le dieu Khnoum a créé
les enfants à partir d’argile avant de les placer dans le ventre de leur mère. Pour les Grecs, le
mythe de Prométhée sert de référence : celui-ci aurait façonné les humains à partir d’eau et
d’argile. Au-delà, en Asie, des mythologies semblables existent : en Chine, la déesse Nuwa
aurait aussi créé l’humanité à partir de terre jaune ; dans le monde indien, la mère de Ganesh,
Parvati, l’aurait modelé avec de l’argile. Un autre mythe intervient de façon très importante
également : celui du sacrifice fondateur. Il se repère par exemple dans l’Ancien Testament. Pour
l’anthropologue et philosophe René Girard, ce mythe du « bouc émissaire » qui oscille entre
des récits de sacrifices et de meurtres rituels procède d’une nécessité anthropologique pour
établir une société et la faire entrer dans l’histoire. L’idée générale est celle d’une chasse
primordiale qui serait une chasse à l’homme – un homme innocent. Celle-ci serait le résultat de
la coalisation de tous contre un, d’une guerre permettant de souder le groupe (afin d’éviter la
guerre de tous contre tous) contre un bouc émissaire, dont le sacrifice permettrait au groupe de
légitimer son association autour de lui – la victime émissaire – immédiatement transformée en
divinité fondatrice du groupe social. René Girard a notamment repéré une telle configuration
sur le site archéologique de Çatal Höyük en Anatolie à l’époque du Néolithique. Les tragédies
grecques fondées sur la mythologie sont des clés de lecture pour René Girard. Le mythe
d’Œdipe en est un exemple. Dans ce cas, la crise sacrificielle est symbolisée par la peste qui
ravage la cité de Thèbes, et par le parricide puis l’inceste qui caractérise Œdipe. Mais, au fur à
et mesure du mythe et de la tragédie de Sophocle, c’est sur le seul Œdipe que porte peu à peu
la seule responsabilité de tous les maux de Thèbes. Il est désormais seul contre tous et permet
d’éviter un tous contre tous. Il devient donc la victime émissaire de la société et la peste s’arrête
après son expulsion de la cité. Le rapport au corps est dans cette configuration double : le corps
est d’abord celui qui porte en lui toute les sources de la violence humaine et qui la subit dans
sa chair (d’où le sacrifice ou meurtre rituel) ; il est ensuite métaphoriquement le corps social
qui émerge de la mise à mort du bouc émissaire.
Plus généralement, souder la communauté autour d’un corps mort – sans sacrifice – demeure
encore opératoire. Le culte des saints n’est pas étranger à la tension sacrificielle dans le domaine
religieux. Il en va de même en politique : les capitales politiques ont eu tendance à se fixer
autour des nécropoles royales (Saint-Denis au nord de Paris, l’abbaye de Westminster près de
la « City » à Londres). En 1964, la panthéonisation de Jean Moulin s’inscrit dans cette tension
à un moment où le pouvoir promeut le « résistancialisme » pour rassembler la Nation. Le roman
national et la mythographie puisent en effet à des racines communes : le groupe doit se retrouver
autour d’une figure corporelle, faite de chair, de sang et d’os.
Demeure la question, liée aux mythes, des corps « autres » ou monstrueux, véritables négatifs
des corps humains. La mythologie grecque se focalise notamment sur les Centaures. Moitié
hommes, moitié chevaux, ils vivent dans les montagnes boisées, se nourrissent de chair crue
(ils se situent donc en dehors de la civilisation) et incarnent la barbarie. Le corps monstrueux
peut aussi être le produit d’une métamorphose corporelle. L’exemple des sorcières et des
sorciers est documenté par la « chasse aux sorcières » de la fin du Moyen Âge jusqu’au XVIIe
siècle. Les juges démonologues font subir aux accusés (surtout des femmes) un véritable
examen pour déceler la marque physique de la possession satanique. S’il ne s’agit pas d’un
mythe, la même mécanique est à l’œuvre : l’inscription corporelle explique une narration de la
perturbation de la « normalité. »

b. Philosophies du corps

La dualité entre le corps et l’âme, miroir de la dualité entre les passions et la raison, est l’héritage
de la philosophie platonicienne. Platon s’y attarde dans plusieurs ouvrages. Dans Alcibiade
majeur, il fait répondre à Socrate sur la question de ce qu’est l’homme : « l’homme, c’est
l’âme ». Pour Platon, le corps est un outil que l’âme commande à sa volonté. Et dans ce traité
Platon ajoute que l’âme seule fait le chef politique, ce qui revient à dire que la connaissance de
soi est le préalable à toute ambition sur les affaires publiques. Dans La République, Platon
présente à travers l’allégorie de la caverne les conditions d’accès l’homme à la connaissance du
bien et du monde des Idées. Dans cette allégorie, des hommes enchaînés et immobilisés dans
une caverne tournent le dos à l’entrée et ne voient que des ombres. Celles-ci deviennent pour
eux la vérité alors qu’il ne s’agit que d’apparence. L’âme est donc trompée par les sensations
corporelles. Enfin, dans le Phédon qui décrit les derniers moments de Socrate, se trouve
examinée la question de la mort en relation avec l’âme et le corps. L’idée est que la mort revient
à séparer l’âme du corps. Socrate dit même que l’âme peut alors enfin « envoyer promener le
corps » ; c’est là professer l’immortalité de l’âme et la mortalité du corps. Âge et corps sont
donc deux substances totalement différentes et qui s’entravent. Cette pensée critique sur le corps
et si valorisante pour l’immortalité de l’âme a par la suite été reprise par les théologies du
christianisme, avec les idées desquels elle s’accorde pleinement.

Texte-clé. Le corps, une prison pour l’âme selon Platon


N’est-ce pas alors dans l’acte de raisonner, et nulle part ailleurs, qu’en vient à se manifester à
elle [l’âme] ce qu’est réellement la chose en question ? [...] Je suppose, l’âme raisonne le plus
parfaitement quand ne viennent la perturber ni audition ni vision ni douleur ni plaisir aucun ;
quand au contraire elle se concentre le plus possible en elle-même et renvoie poliment promener
le corps ; quand, rompant autant qu’elle en est capable toute association comme tout contact
avec lui, elle aspire à ce qui est.
Platon, Phédon, 65c.

Un tournant autour de la réflexion sur la dualité entre le corps et l’âme intervient au XVIIe siècle
avec les réflexions philosophiques de Descartes puis Spinoza.
Pour Descartes, il faut en finir avec l’idée que la nature s’impose aux individus. De plus, dans
la Seconde méditation des Méditations métaphysiques (1641), il distingue radicalement l’âme
comme substance pensante de la matière comme substance étendue. Dès lors, le « cogito »
cartésien donne toute sa place au sujet pensant. Sur la question de la mortalité, Descartes
conserve le principe platonicien : après la mort, seule l’âme subsiste car âme et corps sont deux
principes distincts et autonomes. Pourtant, il est bien conscient de ce que l’humain est composé
d’une âme et d’un corps. Ainsi, il ne réduit pas le corps à une simple enveloppe comme il
l’indique dans le Discours de la méthode (1637) : « lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais
pas pour autant la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette
blessure par le seul entendement ». En réalité, le corps n’est pas l’objet de la philosophie pour
Descartes : il est une machine utile et doit être considéré comme tel. Cela ne signifie pas qu’il
méprise le corps mais qu’il le situe comme une autre réalité, non métaphysique, mais plutôt
mécanique. C’est cette logique mécaniste à laquelle le corps est soumis qui guide sa pensée car
il en découle que le corps est divisible en plusieurs parties et, par conséquent, chaque partie
peut faire l’objet d’un traitement technique. En cela, Descartes peut être considéré comme l’u,
des pères de la chirurgie puisque chaque partie du corps se définissant comme un élément divisé
du tout, toute partie peut éventuellement être remplacée pour assurer le fonctionnement du tout.
À l’opposé de Platon et de Descartes se trouve Spinoza qui défend une conception moniste,
c’est-à-dire partant du principe que le corps et l’esprit ne constituent qu’une seule et même
chose, exprimée de deux manières (Éthique, Livre II, proposition 7). L’âme est pour lui
l’attribut de la pensée, et le corps l’attribut de l’étendue sans être dissociés. Cela s’explique par
le fait que, selon son approche, le corps et l’âme s’envisagent de façon parallèle. Ainsi, à propos
du sommeil, Spinoza note que « l’âme reste endormie avec lui [le corps] et n’a pas le pouvoir
de penser comme pendant la veille » (Éthique, Livre III, proposition 3). La source de cette
correspondance entre l’âme et le corps se trouve dans le « conatus » spinozien, ou l’effort pour
persévérer dans son être comme manifestation de l’énergie vitale ou désir. Ce dernier serait un
moteur se manifestant en même temps au corps et à l’âme. Selon cette conception, le corps
n’emprisonne plus l’âme mais en révèle au contraire la puissance. C’est une grille de lecture
particulièrement utile pour la recherche actuelle en biologie, à commencer par les neurosciences
particulièrement en vogue depuis le début du XXIe siècle.

Texte-clé. « Personne n’a jusqu’à présent déterminé ce que peut le corps. »


Proposition 2. Ni le corps ne peut déterminer l'esprit à penser, ni l'esprit ne peut déterminer le
corps au mouvement ou au repos ou à quelque chose d'autre (s'il en est).
[...] Scolie : L'esprit et le corps sont une seule et même chose, qui est conçue tantôt sous l'attribut
de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue. D'où vient que l'ordre ou l'enchaînement des
choses est le même, que la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre ; et
conséquemment, l'ordre des actions et des passions de notre corps va par nature de pair avec
l'ordre des actions et des passions de l'esprit. [...] Nul ne sait ensuite comment l'esprit meut le
corps, ni combien de degrés de mouvement il peut imprimer au corps, et avec quelle vitesse.
D'où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps provient de l'esprit
qui a un empire sur le corps, ne savent ce qu'ils disent et ne font rien d'autre qu'avouer en
un langage spécieux qu'ils ignorent, sans s'étonner, la vraie cause d'une action.
Spinoza, Éthique, Livre III (« Des affects »), proposition 2.

c. Politisations du corps

La métaphore corporelle se retrouve dans toutes les sociétés politisées, c’est-à-dire faisant
l’objet d’une mise en jeu des pouvoirs et de leurs détenteurs. Cela vaut aussi bien pour les
monarchies dans lesquelles le monarque est la tête d’une société organique avec un rapport de
filiation entre un roi-père et des sujets-enfants ; que pour les sociétés archaïques où le corps ne
peut être divisé car il se définit par son caractère fusionnel ; ou pour les systèmes totalitaires
dans lesquels le corps est créé (ou plutôt fantasmé) par l’idéologie pour refusionner le social, et
enfin pour les démocraties contemporaines, héritières de la conception atomiste de la
démocratie représentative (chaque citoyen forme un atome libre et isolé) qui se définit donc par
un désir d’en finir avec la métaphore du corps.
La métaphore organiciste du politique remonte à l'Antiquité. Dans La République, Platon définit
la justice comme l’harmonie tripartite des trois classes au sein de la cité (les producteurs, les
gardiens et les magistrats) et des trois parties vitales du corps humain (le ventre, la poitrine et
la tête). Dans La Politique, Aristote procède la même image : « La cité est par nature antérieure
à la famille et à chacun de nous pris individuellement. Le tout, en effet, est nécessairement
antérieur à la partie, puisque le corps entier une fois détruit, il n’y aura ni pied ni main ». À
Athènes, la démocratie exprime cette correspondance entre la citoyenneté et la corporéité par
la mode d’obtention – un strict droit du sang – de la qualité de citoyen. Les corps se voient
assignés des fonctions précises dans chaque cité grecque : les corps masculins incarnent le
politique par la défense de la cité ; les corps féminins façonnent les corps des futurs citoyens
par leur capacité à enfanter. Cela entraîne une stricte séparation des corps, comme c’est le cas
à Sparte avec des fraternités masculines valorisées et une séparation des jeunes garçons d’avec
leur mère au nom de la formation militaire et politique des corps.
Le christianisme marque un jalon important dans la politisation du corps, de la fin de l’Antiquité
jusqu’à la fin du Moyen Âge. Dans la Première Épître aux Corinthiens, saint Paul précise que
tout baptisé est membre du corps du Christ – un corps identifié à l’Église et dont le Christ est
la tête. Cette métaphore est rendue concrète par l’Eucharistie, appelée « corps mystique du
Christ ». Cette position de l’Église justifie par exemple la prétention des papes à intervenir dans
la dévolution des pouvoirs aux rois et aux princes de l’Occident chrétien (Dictatus papae,
1075).
Ces mêmes empereurs, rois et princes reprennent à leur tour la métaphore corporelle à partir de
la thèse du corps mystique pour se légitimer politiquement. Ernest Kantorowicz a ainsi élaboré
à partir de l’étude du pouvoir royal sa théorie du double corps du roi : un corps physique et
mortel, un corps mystique, permanent et immortel qui va prendre le nom d’« État ». Cette idée
se précise en réalité de façon très progressive. La redécouverte d’Aristote au XIIIe siècle entraîne
une réflexion juridique autour de l’idée d’un droit séculier impersonnel qui peut justement
s’appliquer aux domaines propres du roi, que celui-ci ne peut aliéner. En d’autres termes, il
s’agit d’une forme de sacralisation des institutions puisque celles-ci sont transcendantes, ne
meurent pas avec le roi et ne dépendent de nul autre. En fait, le pouvoir temporel se trouve dans
une rivalité mimétique avec celui de l’Église qui le conduit à en adopter le pratiques et les
valeurs. Le corps mystique de l’Église glisse donc vers celui du roi, qui devient par le sacre
l’époux mystique du royaume.
La réflexion moderne sur la métaphore politique corporelle est marqué à la Renaissance par
l’œuvre de Machiavel. Celui-ci considère que le politique est traversé par des humeurs de toute
sorte, reprenant ainsi le principe de la médecine hippocratique. Ses conseils politiques se
veulent donc une forme de médecine du corps politique. Pour lui, toute cité ou république est
composée d’un corps composé au sein duquel il faut veiller à assurer la bonne circulation des
humeurs pour les équilibrer. Il existe par exemple une division des humeurs entre les notables
et le peuple. Pour les accorder, Machiavel pense l’unité dans la division : il n’a pas du tout pour
objet de leur réunir autour d’un intérêt commun, mais plutôt de fonder la vie civile partagée par
tous autour d’un désir du Bien commun ou, au contraire, de la crainte partagée d’un mal qui
pourrait les emporter tous. Cet antagonisme entre des « Grands » et un « Peuple » procède de
l’observation d’un conflit antagoniste : pour les premiers, la politique signifie le pouvoir de
commander, pour les seconds, elle est synonyme de liberté dans la sécurité. Les lois sont donc
indispensables pour arriver à accorder des volontés aussi désaccordées : c’est pourquoi seules
la République ou le principat mixte (c’est-à-dire accordant aux « Grands » et au « Peuple » des
formes de politisation) sont pour lui susceptibles de fonder un corps politique harmonieux.
Au XVIIIe siècle, Jean-Jacques Rousseau utilise avec une toute autre ambition la notion de corps.
Celui-ci part en effet de la mortalité du corps, qu’il associe à la mortalité des régimes politiques.
La survie de l’État devient dans cette perspective la préoccupation essentielle de cet État, qui
ne peut être accessible qu’à travers la meilleure constitution possible, qui doit donc être
recherchée. Le Du Contrat social (1762) fait donc de l’État un corps artificiel dont la vie peut
être prolongée par les actions humaines. Pour le philosophe, le contrat social ou constitution est
un « acte d’association [qui] produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres
que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte, son unité, son moi commun, sa vie et
sa volonté » (Du Contrat social, I, 6). Pour résumer, Rousseau pense la possibilité d’un corps
politique composé d’un seul corps exerçant la souveraineté, mais composé en son sein de
plusieurs corps artificiels, à commencer par ceux de l’État et du gouvernement.

2. Le corps contemporain, trop présent ?

a. Le poids moral des meurtrissures infligées aux corps

Les politiques génocidaires du XXe siècle se sont illustrées par une volonté d’exterminer et de
faire disparaître les corps décrétés comme étant situés en dehors de la « race » ou de la « norme »
par les régimes totalitaires. Le génocide caractérise l’extermination physique, intentionnelle,
systématique et préméditée d’un groupe humain en raison de ses origines (que celles-ci soient
de nature ethnique, religieuse, génétique, ou autre). Ce ne sont pas des individus qu’il s’agit de
faire disparaître mais des communautés qui font l’objet d’une construction fantasmée à partir
d’un critère précis (le gène, la « race », la religion, l’ethnie) par l’idéologie à l’origine du
génocide. Les communautés forment un corps collectif qui est stigmatisé avant d’être catégorisé
par un processus de biologisation raciale devant justifier leur destruction complète. La notion
de « génocide » a été mise au point par Raphaël Lemkin en 1944 : celui-ci, réfugié juif polonais
aux États-Unis, cherchait à créer un terme rendant compte des violences de masses perpétrées
d’abord contre les Arméniens durant la Première Guerre mondiale, puis de l’extermination
nazie durant la Seconde Guerre mondiale. La notion intègre le droit international avec son
approbation par l’Assemblée générale des Nations unies en 1948. Depuis, l’ONU reconnaît
trois génocides : le génocide des Arméniens commis par l’Empire ottoman (1915-1916), le
génocide commis par les nazis de 1941 à 1945 contre les juifs, le génocide des Tutsis commis
par le pouvoir hutu au Rwanda (1994). Deux autres massacres font l’objet de débat pour les
incorporer à cette notion : celui des Tsiganes par les nazis car les violences n’ont pas été aussi
systématiques, celui des Cambodgiens (1975-1979) car les Khmers rouges sont partis de l’idée
de régénération de leur peuple (qui les a pourtant conduit à le massacrer).
Dans le cas du génocide, le corps doit être annihilé : la détermination des nazis à réduire leur
victimes en cendres témoigne de cette volonté de désincorporation d’un groupe faisant corps.
C’est là l’ultime étape d’un processus planifié. Avec la Shoah, il s’agit de délégitimer le corps
juif en lui assignant des caractères génétiques dits déviants. Ce corps est marginalisé par sa
biologie, d’où les lois de Nuremberg (1935). La perte des droits civiques et politiques est ainsi
justifiée par l’incapacité biologique à faire corps avec la Nation. En 1938, la « nuit de Cristal »
illustre le passage à la destruction du corps culturel juifs : ce pogrom vise les synagogues pour
les effacer du territoire et engage la déportation vers les camps de concentration. Avec la
Seconde Guerre mondiale et l’opération Barbarossa (1941), les corps juifs sont victimes de la
« Shoah par balles ». Lors de la conférence de Wansee (1942), la décision de « la solution
finale », engage le temps de l’extermination. Les déportés en camps de concentration ne sont
pas mieux lotis : l’espérance de vie y est réduite, les corps y sont tatoués comme du bétail et
portent sur eux les stigmates de la déshumanisation (les poux, la gale, etc.).
La colonisation a engendré un lourd héritage inscrit dans les corps des populations colonisées
et de leurs descendants. Si le XXe siècle est plutôt marqué par luttes coloniales pour la libération
et l’émancipation, le mouvement des indépendances ne referme pas pour autant les
traumatismes inscrits au plus profond des corps du fait de la colonisation. La colonisation est
responsable de migrations ayant entraîné des mouvements de population au sein même des
colonies afin de répondre à l’exigence coloniale de main d’œuvre. Le métissage est ainsi un
héritage direct de la période coloniale. Surtout, les déportations de travail ont eu des
conséquences non nulles sur l’histoire des colonies vers lesquelles sont dirigées les nouveaux
venus. Le régime d’apartheid – la ségrégation raciale stricte – en Afrique du Sud en est jusqu’en
1991 un exemple, avec les « Blancs » d’ascendance européenne, les « Indiens » descendants
des coolies indiens engagés dans les plantations de canne à sucre, les « Coloured », des métisses,
et les « Noirs » qui sont la population originelle du territoire. Dans les îles de la Caraïbe et de
l’océan Indien, l’immigration de coolies asiatiques a contribué, avec les esclaves africains, à
construire une société à la fois plurielle et segmentée, ce qui peut expliquer certaines tensions
intercommunautaires. Dans le même ordre d’idée, à Mayotte (département français ayant refusé
de quitter la France en 1978 comme les autres îles des Comores), les tensions sont de plus en
plus vives entre les Mahorais et les Comoriens venus s’installer, alors que, d’un point de vue
historique et culturel, les Mahorais ne sont pas différents des autres Comoriens.

Actualité. Avec l’exposition « La Vénus noire » à Londres, un nouveau regard sur les
femmes noires.
L'exposition tente d'effacer les clichés sur la femme noire qui l'ont pendant longtemps présentée
comme un objet sexuel. Plusieurs artistes se sont assigné cette tâche sous la houlette d'Aindrea
Emelife. L'exposition explore les récits complexes de la féminité noire à travers le prisme de
trois représentations d'archives de femmes noires, la Vénus Hottentote, la Vénus de Sable et la
Jezebel, datant de 1793 à 1930. [...]
« J'ai pensé à la Vénus hottentote, qui raconte l'histoire d'une femme sud-africaine, Saartjie
Baartman, qui a été emmenée en Europe et a fait l'objet d'une tournée en tant qu'attraction pour
montrer sa différence et son hypersexualité. Pour moi, ce fut l'un des points de départ de
l'exoticization et de la fétichisation des femmes noires dans l'art et dans la culture visuelle »
ajoute-t-elle.
Africanews.fr, 21 juillet 2023
Source : https://fr.africanews.com/2023/07/20/royaume-uni-lexposition-venus-noire-met-les-
femmes-noires-en-lumiere/

b. Le corps politisé et médiatisé par les mouvements radicaux

La politisation actuelle des corps résulte souvent de la médiatisation croissante des mouvements
qui se définissent par leur radicalité, que celle-ci s’exprime dans le spectre politique hérité, avec
la gauche radicale (de la gauche anticapitalisme à l’ultragauche) et la droite identitaire (ou
extrême-droite), dans des expressions politiques relativement nouvelles (la défense de
l’écologie) ou à travers des radicalités terroristes visant à s’imposer face au politique.
Le militantisme radical à gauche est aujourd’hui volontiers associé à la figure des black blocs.
Ceux-ci sont le plus souvent vêtus de noir et cagoulés et interviennent dans les manifestations
organisées pour la défense des intérêts sociaux (depuis la loi « travail » en 2016 jusqu’à la
réforme des retraites en 2023). Les black blocs se sont fait connaître pour le saccage ciblé
d’enseignes de grandes entreprises, de vitrines de banques ou d’agences immobilières – autant
de symboles du capitalisme financier pour eux. La corporéité du black bloc est spécifique : il
s’agit de cortège qui fait corps autour d’un drapeau noir rassemblant des corps qui n’ont aucune
individualité puisque tous sont habillés de la même manière, en noir et avec le visage masqué.
Les membres des black blocs sont en général issus de la gauche radicale mais il n’existe pas de
mouvement unitaire car ceux-ci proviennent de l’anarchisme, du marxisme, de l’écologisme,
du féminisme ou d’autres mouvements autonomes. La mise en scène de leurs actions tend à
attirer l’attention des médias en imposant un combat contre le capitalisme et les institutions
dans le domaine public. Ainsi, en masquant les visages et, en même temps, en créant un corps
collectif et impersonnel qui surgit lors des manifestations, les black blocs intègrent la question
du corps à leur combat militant.
À l’extrême-droite, les identitaires ont également un rapport spécifique au corps : un corps qu’il
faut sculpter, muscler et mettre en évidence, dans une démarche viriliste assumée et affirmée.
Certes, le lieu commun du skinhead d’extrême-droite (le mouvement skinhead étant toutefois à
l’origine portée par des valeurs issues de la gauche radicale...) affichant un crâne rasé, des
bombers et des vêtements issus d’une marque britannique liée à la boxe ne correspond plus à
un impératif aujourd’hui. Si certains continuent à se mettre en scène de cette manière afin de
rendre explicite leur idéologie raciste, ce n’est plus le cas de la majorité des militants dit
« identitaires ». La stratégie actuelle de ces militants est plutôt de se fondre dans la population
pour affirmer une forme de « normalité » ou de « normalisation » de leurs idées. Quelques
symboles peuvent encore être portés à même le corps : des croix celtiques, de la symbolique
fasciste ou nazie. Mais il s’agit surtout de symboles qui ne sont pas que rarement identifiables
pour le néophyte, à l’image de tee-shirts de groupes de musique d’extrême droite. Cette stratégie
répond à la multiplication de l’offre politique d’extrême-droite, à son désir de légitimation dans
un contexte où des idées identitaires sont portées par des médias complaisants. Enfin, cette
stratégie permet aussi de marginaliser davantage les radicalités opposées de gauche.
La médiatisation politique des corps s’inscrit aujourd’hui de plus en plus dans l’écologisme en
raison d’une sensibilité nouvelle de la société à cette question et de l’urgence climatique de plus
en plus perceptible. Là encore, le corps doit s’inscrire dans une démarche de militantisme au
nom des idées défendues, et non pour valoriser l’individu. Cela s’est longtemps exprimé à
travers les actions symboliques menées par Greenpeace visant des lieux précis (les centrales
nucléaires, des bateaux associés à la surpêche, etc.) mais sans porter une attention extrême aux
corps. Aujourd’hui, la question du corps paraît davantage centrale dans les actions menées. En
juillet 2022 par exemple, deux militants écologistes ont attaché leur corps à une peinture de la
National Gallery à Londres. Plus précisément, ces membres du mouvement Just Stop Oil ont
couvert un tableau de John Constable (La Charrette de foin, 1821) d’une image figurant un
paysage totalement défiguré par les énergies fossiles avant de coller leur corps au cadre de
l’œuvre. La récente tentative de dissolution du collectif Les Soulèvements de la Terre par le
ministre de l’Intérieur Gérard Darmanin illustre également le dialogue de sourds entre un corps
intermédiaire (le collectif) et un corps institué (l’État). Ce dernier tend à criminaliser toute
forme d’action collective physique et, à l’inverse, des corps collectifs assument le besoin de
produire des coups d’éclat collectifs où le physique a son importance de même que la mise en
scène du corps en lutte, afin d’imposer à un État qui ne veut rien entendre sa voix et sa présence.
Enfin, une dernière médiatisation politique radicale du corps humain doit être exposée. Sa
radicalité est sans commune mesure avec les précédentes évoquées puisque celle-ci vise, à partir
d’une idéologie totalitaire et mortifère, à terroriser pour acquérir du pouvoir. L’idéologie
terroriste peut certes reposer sur un corpus d’idées ; néanmoins elle se nourrit principalement
de sa capacité à terroriser, meurtrir et accabler, physiquement et psychologiquement, les
populations visées. Dans ce registre, les pratiques de l’État islamique (ou Daech) dans les
années 2010 sont tout à fait représentatives. Les multiples vidéos de décapitation diffusées sur
les réseaux sociaux combinent en effet l’atrocité d’un acte particulièrement barbare car le plus
souvent perpétré au couteau et la symbolique d’un corps séparé en deux – qui fait face à la mort
en n’ayant plus son intégrité, ce qui renvoie à un tabou autour de la sacralité du corps. De même,
les sévices infligés renvoient presque toujours à une volonté de déshumaniser à travers un
traitement spécifique sur le corps : le corps peut être écrasé en ayant été projeté depuis le
sommet d’un immeuble – un mode d’exécution prévu par Daech pour celles et ceux considérés
comme déviants par l’organisation terroriste – ou brûlé vif comme ce fut le cas pour un pilote
jordanien enfermé dans une cage et brûlé vif au lance-flammes en 2015. Enfin, l’intranquillité
des corps constitue un objectif pérenne comme l’a montré la multiplication des attentats
terroristes à Paris et à Bruxelles en 2015 et 2016.

c. Le corps questionné par les débats sur la bioéthique

La bioéthique questionne le rapport de la société à l’être humain et, en particulier, aux pratiques
et aux manipulations que l’être humain peut développer sur lui-même, du début à la fin de la
vie. Ce questionnement implique tout citoyen dans une démocratie et résulte de deux contextes :
le traumatisme induit par les génocides de la Seconde Guerre mondiale et les avancées en
matière scientifique, dans les domaines de la biologie et de la médecine en particulier.
En France, des lois de bioéthique existent depuis 1994 : leur objectif est d’encadrer certaines
activités médicales et de recherche et leur point de mire est la dignité de la personne dans toutes
ses composantes, à commencer par le corps. Le principe de ces lois est d’être évolutives car
elles sont corrélées aux avancées de la sciences et au contexte sociétal par définition dynamique.
La notion de bioéthique émerge en France dès 1983 avec la création d’un Comité consultatif
national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE). Les premières lois datent
de 1994 et se rapportent pour l’essentiel aux données de santé. La loi de 2004 se préoccupe en
particulier de la thérapie cellulaire : elle interdit le clonage de l’être humain, que celui-ci soit
vivant ou décédé. Toutefois, elle permet, dans un cadre strict et limité, la recherche sur les
embryons humains. Elle met également en place l’Agence de la biomédecine qui s’occupe des
greffes à l’échelle nationale. La loi de 2011 innove dans plusieurs domaines, avec l’autorisation
du don croisé d’organes en cas d’incompatibilité entre proches, et avec la congélation ultra-
rapide des ovocytes. La loi de 2013 inscrit en plus la recherche sur l’embryon et les cellules
souches embryonnaires humaines dans un régime d’autorisation encadrée. Enfin, la loi de 2021
est d’une ambition plus étendue. Elle précise les règles du don de corps à des visées de recherche
scientifique et médicale pour répondre à l’attente de l’opinion publique après le scandale du
charnier de l’université Paris-Descartes. Elle se préoccupe surtout de l’assistance médicale à la
procréation (AMP) pour les femmes et les femmes non mariées. De plus, un droit est créé pour
les enfants nés d’une AMP avec don, à savoir le droit d’accès à des données non identifiantes
sur la personne donneuse à l’origine de la conception, et à son identité. Enfin, les recherches
sur les cellules souches embryonnaires humaines passent du régime d’autorisation au régime
de déclaration préalable, ce qui simplifie quelque peu les procédures.
Mais ces lois sont continuellement mises en débat du fait de questions insuffisamment abordées,
à l’image de la question de la fin de vie. Celle-ci est pourtant encadrée – du moins sur la question
des soins palliatifs – par la loi Léonetti de 2005 et son complément de 2016 (loi Clayes-
Léonetti) qui ne répond pas à toutes les attentes et dont les critères peuvent en limiter la portée.
Or de nombreuses affaires ont défrayé la chronique médiatique depuis, à l’instar de l’affaire
Vincent Lambert (2011-2019), mettant en évidence l’incertitude médicale, la responsabilité
familiale et l’évolution de l’opinion publique en faveur d’une prise en charge plus explicite de
la fin de vie. C’est pourquoi le gouvernement décide de mettre en place une Convention
citoyenne sur la fin de vie, qui se réunit en 2022-2023. Composée de citoyens tirés au sort et
réunie au sein du CESE (Conseil économique, social et environnemental), elle s’est prononcée
le 2 avril 2023 à 76% pour l’aide active à mourir, ce qui inclut l’euthanasie et le suicide assisté.

Actualité. Les préconisations de la Convention citoyenne sur la fin de vie


La Convention insiste toutefois sur la nécessité d'imposer d'importants garde-fous aux deux
types d'actes. « Le discernement de la personne est une condition essentielle », soutiennent ainsi
les auteurs du rapport. Faute d'être parvenue à un consensus, la Convention ne se prononce pas
sur le cas d'un patient qui serait incapable d'exprimer un consentement libre et éclairé. Idem sur
l'euthanasie ou le suicide assisté des personnes mineures. En revanche, les soins palliatifs ont
fait l'unanimité parmi les participants. La Convention propose d'augmenter les budgets publics
afin de promouvoir leur développement [...] et d'inclure une formation à leur sujet pour les
étudiants en médecine. Elle rappelle également la nécessité pour les patients de pouvoir choisir
leur lieu de décès, et plaide pour une multiplication des unités de soins palliatifs à domicile.
Marianne.fr, 2 avril 2023
Source : https://www.marianne.net/societe/sciences-et-bioethique/fin-de-vie-la-convention-
citoyenne-se-prononce-en-faveur-du-suicide-assiste-et-de-leuthanasie-active

La marchandisation du corps constitue un autre horizon majeur débattu dans l’espace public et
qui refait l’actualité à chaque réflexion parlementaire sur les évolutions des lois de bioéthique.
Aujourd’hui, cette notion est surtout polémique à propos de la gestation pour autrui (GPA).
Celle-ci est interdit en France depuis 1994. Toutefois, la pratique a évolué en ce qui concerne
la reconnaissance d’enfants nés par GPA à l’étranger, d’abord refusée par l’État français. Mais,
dans son arrêt du 26 juin 2014, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) a estimé
que « le droit à la vie privée des enfants n’était pas respecté et que l’État allait au-delà de ce
que lui permet sa marge d’appréciation ». L’intérêt supérieur des enfants doit primer en matière
de reconnaissance de la filiation, d’où un changement de pratique pour l’état-civil. Ailleurs en
Europe, de telles évolutions sont perceptibles mais sont aujourd’hui remises en cause par les
gouvernements d’extrême-droite, en particulier en Italie.
Toutefois, la marchandisation concerne d’autres domaines. Parce qu’elle fait du corps un objet
potentiel d’échange économique, elle remet en cause l’idée de don et de toute altruisme en la
matière (notamment le don du sang ou celui de moelle osseuse). Le Bangladesh est par exemple
devenu une plaque tournante du commerce de sang humain dans le monde. Plus largement, un
bio-capitalisme est en train d’apparaître afin de faire du vivant une dimension importante de la
recherche et de l’économie avec comme perspective le profit. Cette tendance s’inscrit dans la
notion de performance corrélée au capitalisme mais appliquée aux potentialités du corps. Il
s’agit par exemple de lutter contre des maladies ou contre le vieillissement à partir de la
recherche sur les cellules, sur les embryons appelés « surnuméraires » ou sur les gènes pour
développer des thérapies. Mais celles-ci sont pensées sur le long terme pour maximiser les
profits, c’est-à-dire en privilégiant les approches préventives à partir de la collecte – et de la
commercialisation – d’un nombre toujours plus grand de données médicales. Les risques sont
pourtant nombreux : la médicalisation de la société peut ainsi tendre à sélectionner quels
individus sont risqués et quels sont fiables, ce qui n’est guère éloigné de l’eugénisme.

3. Le corps du futur, un corps utopique ?

a. Le corps vu par la science-fiction

Pour imaginer le futur du corps, il faut opérer un retour vers le passé : comment les projections
passées sur le corps ont pu penser son devenir ? Le corps est en effet investi par la science-
fiction car celle-ci s’appuie sur la science pour étayer un récit rationnel.
Au XIXe siècle, en lien avec le développement de la science, le corps devient un champ
d’expérimentation pour la science-fiction. L’idée est de questionner l’Homme, d’en faire un
cobaye ou une machine et de se demander ce que pourrait être un corps machine (et aujourd’hui
cybernétique ou virtuel. Les récits croisent alors une approche matérialiste de la philosophie et
de la science, où le scientifique tient le rôle majeur. Mais cette situation qui l’amène à se croire
l’égal de Dieu a des conséquences négatives pour lui et pour sa créature. C’est le cas du roman
de Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818). En 1897, l’écrivain
britannique Herbert George Wells publie L’Homme invisible, sur l’histoire d’un albinos nommé
Griffin. Celui-ci teste (avec succès) sur son corps le pouvoir d’invisibilité, et l’utilise à des fins
criminelles car son invisibilité lui fait perdre la raison. Elle lui permet d’assouvir des désirs
réprimés par la morale. Certes, la matérialité du corps invisible n’est pas abolie car son existence
peut être constatée (avec des vêtements). L’invisibilité est surtout un moyen pour Griffin
d’échapper au réel ; mais cette fuite le rend fou et le conduit à la mort. Il perd donc son âme,
c’est-à-dire son humanité, comme le note dans le roman le docteur Kemp : « C’est un fou. C’est
une brute. C’est l’égoïsme personnifié. [...] Cet homme s’est mis hors de l’humanité, je vous
dis ».
Au XXe siècle, deux tendances dominent la conception du corps dans la science-fiction : soit
celle du super héros qui doit faire sortir le monde du chaos, lui éviter le nazisme ou une nouvelle
guerre mondiale, soit celle de l’individu ordinaire et presque sans nom qui devient l’objet d’un
mythe dans un contexte d’humanité dégénérée. L’un des ouvrages emblématiques de cette
seconde tendance est Je suis une légende (1954) de Richard Matheson. Le personnage principal
Robert Neville est un ancien soldat immunisé contre un bacille dont il est le seul survivant. Il
se retrouve confronté aux morts-vivants qui ont remplacé l’espèce humaine. Il doit donc faire
face à l’absurdité de la vie incarnée par les morts-vivants. Le paradoxe réside alors dans le fait
qu’il lutte pour sa vie, alors qu’elle ne paraît avoir aucun sens. Il rencontre Ruth, une mort-
vivante seule à pouvoir marcher en plein jour parmi les siens. Amoureuse de Neville, elle
l’accompagne durant tout le roman. Ce dépassement du clivage humain / non humain crée alors
le mythe. Neville incarne aussi dans son corps cette situation : son alcoolisme, motivé par le
besoin d’oublier la mort qu’il inflige aux morts-vivants, détruit peu à peu le corps pour lequel
il lutte pourtant. Au-delà de la trame du roman, celui-ci propose une interrogation sur ce qui
fait l’humanité, entre l’âme et le corps. Les morts-vivants incarnent une humanité qui a perdu
son âme à cause de l’épidémie qui a ravagé la population entière. Ils ne sont que des corps
dégénérés soumis aux lois physiques. Au contraire, Neville possède une âme qui identifie en
principe son humanité. D’ailleurs, cet homme ordinaire prend d’autant plus conscience de son
humanité qu’il est entouré par les morts-vivants qui en sont totalement dépourvus. Pourtant son
immunité face à l’épidémie le place dans une situation paradoxale puisqu’elle l’a mis en dehors
de l’humanité en le laissant survivre. Sauvé par la morsure d’une chauve-souris, c’est peut-être
lui qui, au final, serait le moins humain de tous.
Depuis le XIXe siècle jusqu’à nos jours, la science-fiction s’intéresse également à la possibilité
d’un corps artificiel, façonné à partir d’un matériau non-humain mais se présentant sous une
forme humaine, ou plutôt humanoïde. L’exemple qui peut sur ce point être retenu est celui du
texte littéraire où apparaît pour la première fois le terme de « robot » : une pièce de science-
fiction de 1920 écrite par un écrivain tchécoslovaque, Karel Čapek en 1920, et dont le titre de
la version anglaise est Rossum’s Universal Robots en anglais. Conçus pour remplacer l’Homme
dans les usines (rob se traduit « esclave » en slave ancien et robota veut dire « corvée » en
tchèque), les robots en viennent à diriger le monde. Sans âme, le robot ne réfléchit pas et est
censé être soumis aux ordres de l’être humain. Sa force physique lui donne pourtant un moyen
de dominer, et il s’en sert pour arriver à ses fins. Cette transgression de sa fonction originelle
est reprise par Isaac Asimov. Dans sa nouvelle Le Robot qui rêvait (1986), il met en scène un
robot racontant son rêve à une femme robot psychologue. Le rêve est peuplé de robots tous
épuisés à cause de leur travail. Or, à la fin, un homme apparaître pour les libérer – cet homme
est en réalité le robot rêvant. Tout est donc construit autour de la confusion entre l’homme et le
robot d’une part, le rêve et la réalité d’autre part. Le robot devient un être humain dans le rêve,
mais il devient aussi dans le réel par sa capacité à rêver. Il fait en réalité preuve d’une
intelligence artificielle qui se développe en dehors du champs programmatique d’origine et qui
lui confère une liberté de choix. La pièce interroge aussi l’humanité, en ce qu’elle a démontré
son désir de posséder des esclaves (les robots) mais aussi en ce qu’elle demeure un objet de
désir pour les robots qui espèrent, comme le rêve semble l’indiquer, devenir humains.
Quoi qu’il soit, ces exemples d’œuvres de science-fiction démontrent que le corps incarne un
rapport particulier à l’humanité, à sa liberté, à sa volonté et à ses désirs. Le problème du corps
reste toujours celui de son articulation à la morale, qui tient lieu d’identité pour le moi.

b. Le corps de l’Homme augmenté

Le futur du corps résiderait-il dans le « transhumanisme » ? Ce terme doit être défini dans sa
distinction d’avec la médecine. Celle-ci désigne de façon générale la « réparation » du corps
humain alors que le transhumanisme signifie « l’augmentation » du corps humain à partir de la
technologie. C’est dans leur distinction sociale que les deux termes se trouvent catégorisés de
façon clivante, car la médecine est acceptée socialement, l’augmentation du corps humain fait
débat voire polémique. Ainsi, un sportif professionnel peut être réparé mais se trouve interdit
de recourir à toute augmentation de nature technologique. De manière concrète, l’implantation
de valves aortiques, de prothèses squelettiques ou encore d’implants auditifs relève de la seule
médecine. Mais la modification de l’ADN humain ou les nanoparticules pulmonaires relèvent
du transhumanisme. Le principal argument des tenants de ce courant est de constater que l’être
humain se dépasse déjà par le sport ou le travail dans ses capacités physiques ou neurologiques.
Il s’agirait donc seulement de dépasser le corps humain par des technologies adaptées, dans un
monde où l’humanité est déjà, au quotidien, environnée par les technologies.
Le transhumanisme se présente donc comme une manière de se projeter dans l’avenir en partant
de l’idée que l’espère humaine, sous sa forme actuelle, ne se perfectionne plus (alors que c’est
l’une de ses singularités majeures selon Rousseau) mais stagne. Il faut donc l’aider à accomplir
la suite et la fin de son développement. Il repose par exemple sur l’idée que l’être humain
n’exploite qu’une partie minime de ses capacités neuronales. Pour continuer son évolution,
l’être humain doit donc accepter un renversement de valeurs : là où la médecine promeut une
normalité fondée sur la réparation égale de toutes les vies humaines, le transhumanisme
promeut un dépassement de la normalité biologique au profit du technologique. Celui-ci serait
seul à même de permettre à l’être humain de s’accomplir. En réalité, cette idée est déjà très
ancienne puisqu’il s’agit de conduire le corps humain vers sa perfection. La promotion de la
DHEA par les chercheurs en médecine Étienne-Émile Beaulieu et Françoise Forette en 2000
illustre cette tendance à passer de la réparation à l’augmentation puisque cette hormone
retarderait le vieillissement. Retarder la fin de la vie, perfectionner les capacités du corps sont
autant de visées pour augmenter l’Homme.
Le transhumanisme se fixe de plus des objectifs très précis : dépasser les génies passés et
présents dans leurs compétences intellectuelles, accroître la résistance aux maladies et au
vieillissement, arriver à la jeunesse éternelle, prendre le contrôle sur tous ses désirs ou toutes
ses humeurs qui sont de nature à agir sur le corps comme sur l’esprit ; rejeter la sensation de
fatigue, l’irritabilité voire la colère ou la haine – autant de passions dites néfastes ; développer
une sensibilité artistique et créatrice démultipliée ; et enfin atteindre de nouveaux états de
consciences qui ne seraient pour l’instant que pure conjecture ou qui n’auraient été atteints que
par quelques rares élus (à l’instar de la fonction du nirvana dans la pensée bouddhique).
Or cette conception ne vient pas seulement renverser la valeurs attachées en Occident à la
médecine. Elle bouleverse aussi des valeurs politiques, sociales et culturelles. En effet, alors
que la médecine répond à un principe d’égalité entre les corps qui, s’ils sont réparés, le sont
selon les mêmes techniques, dans les mêmes institutions, par les mêmes personnels soignants,
le transhumanisme ne se soucie nullement de l’égalité. En effet, la médecine se préoccupe des
individus qui, en raison d’une maladie, d’une malformation, d’un accident, ont besoin d’être
réparés pour retrouver des capacités normales. Par contre, le transhumanisme établit de
nouvelles inégalités car il repose sur la consommation – et donc la capacité politique, sociale,
culturelle ou économique à consommer – des technologies pour augmenter le corps humain. Ce
courant de pensée parle d’ailleurs de « posthumains » et jamais de patients : le paradigme est
donc bien différent. Faut-il pour autant refuser cette possible évolution pour le corps humain ?
L’humain et la technologie sont deux composantes de la vie associées depuis la préhistoire. De
plus, chaque révolution scientifique a apporté son lot d’améliorations réelles pour l’humanité
(dans la médecine, l’accès à l’alimentation, à la protection contre les risques naturels, etc.).
Enfin, vouloir opposer la technologie à la biologie est trop artificiel : d’ailleurs la bioéthique
envisage déjà les moyens de les faire vivre ensemble.

Texte-clé. David Le Breton, un penseur critique du transhumanisme.


Ils [les transhumanistes] projettent naïvement dans les technologies une pensée profondément
humaine tout en liquidant toutes les conditions de son exercice. Ils baignent en amont dans la
conviction de la possibilité d’une toute-puissance de la pensée et en aval dans la croyance que
la machine dissipera toutes les limites inhérentes au principe de réalité, mais ils oublient que la
pensée mise en forme dans ces dispositifs sera sans aucun rapport avec leur rêve éveillé. [...]
Cette vision du monde qui liquide le corps érige un culte à l’esprit ou plus exactement à
l’information, suspend l’homme comme une hypothèse secondaire, voire superflue, demeure
une pure rêverie. [...] À leur insu, les transhumanistes ouvrent en ce sens un chapitre inédit de
la science-fiction, et ils tournent une nouvelle page de l’histoire du puritanisme : l’utopie d’un
monde sans corps et donc sans émotion, sans désir, sans sexualité, sans autre.
David Le Breton, « Le transhumanisme ou l’adieu au corps », Écologie & politique, n°55,
2017/2, p. 81-93.

c. Le corps avec ou sans utopies ?

Le corps constitue enfin un champ de projection des utopies. Il s’agit ici d’en donner un exemple
à partir des progrès de la médecine avant d’en constater les limites en relation avec la question
de l’évolution humaine.
La philosophe Clarisse Picard imagine ainsi la possibilité de ne plus naître du corps d’une
femme dans l’avenir dans son ouvrage Philosophie de l’enfantement. Cinq méditations (2022).
Elle évoque en effet une « révolution procréative » en affirmant que « nous voyons l’horizon
probable d’une rupture radicale entre le corps des femmes et l’enfantement. Nous allons même
devenir la première civilisation depuis l’aube de l’humanité dont le bébé ne se développe plus
dans le corps humain féminin » à cause des techniques biomédicales de procréation. Elle pense
au développement d’un utérus artificiel qui ne repose ni sur de la science-fiction sur un courant
idéologique (transhumaniste) mais qui fait déjà l’objet de recherches en laboratoire. Quoi qu’il
en soit, cette situation permet à la philosophe de réfléchir d’un point de vue anthropologique à
cet avenir qui, pour le moment, demeure utopique. La question est en effet de se demander ce
qui va changer si l’enfantement ne nécessite ni relations sexuelles (c’est déjà le cas avec la
fécondation in-vitro et la procréation médicalement assisté) ni de gestation au sein du corps
féminin. L’ensemble du spectre relationnel relatif à la génération s’en trouve bouleversé : un
individu pourrait avoir un enfant sans recours à un tiers. La recherche s’oriente en effet vers la
possibilité de reprogramme des cellules du corps en cellules procréatives. Une cellule de peau
pourrait dans ce cas devenir la base d’un ovule ou d’un spermatozoïde, indépendamment du
sexe de l’individu faisant de sa cellule de peau la base du processus de procréation. Or, selon
Clarisse Picard, une telle technique pourrait être applicable aux humains vers 2050. L’utopie
réside dans les conséquences de cette application. Pour la féministe radicale Shulamith
Firestone (1945-2à&2), l’utérus artificiel permettrait aux femmes de s’émanciper de toute
pression ou contrainte liée à l’enfantement, faisant réellement d’elles des êtres libres et sur
lesquels aucune autorité soucieuse d’un gouvernement biopolitique ne pourrait avoir de prise.
Le spécialiste de biologie évolutive Hervé Le Guyader estime lui que l’utopie d’un corps en
évolution constante vers des lendemains étonnants est d’autant plus lointain que le rythme de
l’évolution biologique est par essence la lenteur. Le chercheur part du principe scientifique que
l’évolution est d’autant plus rapide que le groupe concerné a une taille réduite. Or, avec une
population de plus de 8 milliards d’habitants et un mélange génétique (avec le développement
des flux migratoires et le cosmopolitisme issu de la mondialisation) inédit par son ampleur, la
mécanique inverse se met en place et semble garantir une évolution extrêmement lente.
Si l’on suit ce point de vue, les utopies les plus probables ont déjà eu lieu, à l’image de la
« révolution du néolithique » qui a vu passer les chasseurs-cueilleur nomades au statut
d’agriculteurs-éleveurs sédentaires. En effet, l’analyse des squelettes et des génomes démontre
des changements majeurs et rapides dans l’ossature, la dentition et la sexualité. Surtout, ce qui
a été révélé par l’étude de cette rupture dans l’histoire de l’humanité s’oriente vers l’idée d’une
évolution par essence imprévisible. En effet, la plupart des gènes impliqués dans les mutations
anatomiques ou physiologiques constatés sont des gènes présidant à plusieurs caractères, et non
à des traits précis.
Enfin, il faut se demander si les utopies fondées sur la corporéité et l’apparence physique sont
véritablement des utopies ou si elles ne risquent pas de plonger l’humanité dans une dystopie
dont elle aurait du mal à sortir indemne. La question de l’esthétique du corps, d’où quelle
procède, est ainsi devenue une grille de lecture par la société de l’individu. Déjà plusieurs
sociétés (notamment en Corée du Sud) valorisent le recours à la chirurgie esthétique pour que
chaque individu puisse porter sur lui la norme esthétique attendue, c’est-à-dire celle approchant
le plus l’idéal collectif. Un standard mondial peut même être esquissé : des muscles, pas de
ride, un corps lisse et proportionné. Mais prétendre gommer toute aspérité ne procède pas
seulement du souci de soi lorsqu’il s’agit d’un impératif dicté par la société ou par un pouvoir.
Mais ce diktat de l’esthétisation des corps contient en lui une violence terrible à l’égard de celles
et de ceux qui ne peuvent s’y conformer : les voilà relégués du champ social, économique, voire
politique. Certes il s’agit d’une violence symbolique sans conflit apparent, mais il s’agit aussi
d’une norme imposée sans débats, aux relents totalitaires.

Fiche de lecture

Ivan Jablonka, Le Corps des autres (Seuil, 2015)

Cet ouvrage qui se présente comme une enquête réalisée à partir du témoignage d’une quinzaine
d’esthéticiennes s’inscrit dans une socio-histoire du corps qui révèle la proximité de l’auteur
avec les figures de la recherche historique contemporaine sur le corps que sont Alain Corbin et
Georges Vigarello. Le livre ne doit toutefois pas être pris pour ce qu’il semble être, à savoir une
compilation de discours sur un huis clos féminin autour de l’esthétique du corps nu et mis à nu.
Car les soins corporels dispensés, même s’ils ne bénéficient pas de la même réputation que ceux
réalisés par des « soignants », n’en sont pas moins essentiels pour l’estime de soi. Ainsi, les
esthéticiennes démontrent leur connaissance du corps : une connaissance d’abord technique,
qui a un rapport avec la dermatologie ; sociale ensuite car la relation avec les clientes (la
clientèle féminine représente 94% du chiffre d’affaires) équivalent à la mise en place d’un lien
social à la portée psychologique, qui permet la mise à nu et la réappropriation de son corps quel
que soit son histoire personnelle ; physique enfin car tout dans cette profession se rapporte à la
corporéité (la présentation de soi, les manipulations dispensées, le résultat recherché). Au final,
il s’agit pour l’auteur de montrer que prendre soin de son corps revivifie le corps et l’âme et
donne à la personne le sentiment de son existence. L’esthétique, volontiers associée au rang
social dans le passé, à la performance dans la société contemporaine, et à l’utopie d’un corps
parfait en devenir, est ici reconsidérée dans sa dimension humaniste, comme une déclinaison
de la notion de care – c’est-à-dire la sollicitude, l’attention portée à autrui voire le dévouement.
Or cette dimension faisant du corps un outil d’identification de soi à l’humanité demeure plus
que jamais essentielle. D’ailleurs, l’auteur rappelle que les femmes juives ayant réchappé ou
survécu à la Seconde Guerre mondiale (durant laquelle interdiction leur était faite de recourir à
des soins esthétiques) et se retrouvant dans le dénuement après 1945 ont fait du plaisir éprouvé
à se remaquiller une priorité.

Citations

« L’esthéticienne dépense son corps au bénéfice de celui de la cliente. »

« La prestation physico-corporelle est inséparable du contact, de la capacité d’écoute, de


l’échange humain. »

« Le plaisir de faire plaisir. L’esthéticienne est payée pour prendre soin d’autrui, lui faire du
bien. Ce savoir-donner, complètement de savoir-faire, est source de fierté. Donner du temps et
de l’attention aux autres n’est pas si courant aujourd’hui. »

« L’intimité non sexuelle qui définit la relation esthétique va bien au-delà du service marchand.
La prestation physico-corporelle est inséparable du contact, de la capacité d’écoute, de
l’échange Humain. »

« La socio-esthétique révèle une dimension latente dans les métiers de l’esthétique. »

« Quant au terme “d'esthéticien”, il désigne plutôt un philosophe versé dans l’esthétique, la


beauté et les arts. Esthéticienne, esthéticien : la femme épile, l’homme Pense. tristes partages
de vocabulaire. »

Références et pistes d’approfondissement

Agamben Giorgio et Rueff Martin, Nudités. Paris, Éditions Payot & Rivages, 2009.
Andrault Raphaële. La raison des corps : mécanisme et sciences médicales, Paris, Vrin, 2016.
Andrieu Bernard, La langue du corps vivant, Paris, Vrin, 2018.
Andrieu Bernard, Sentir son corps vivant, Paris, Vrin, 2016.
Anzieu Didier, Le moi-peau, Paris, Dunod, 1995.
Ardenne Paul, L'image corps : figures de l'humain dans l'art du XXe siècle, Paris, Éditions du
Regard / Seuil, 2001.
Baecque Antoine (de), Le corps de l’histoire. Métaphores et politiques (1770-1800), Paris,
Calmann-Lévy, 1993.
Ballanfat Elsa et Le Riche Nicolas, La traversée du corps : regard philosophique sur la danse,
Paris, Hermann, 2015.
Baudrillard Jean, La société de consommation, Paris, coll. « Idées », Gallimard, 1970.
Blanc Odile, Parades et parures. L'invention du corps de mode à la fin du Moyen Age, Paris,
Gallimard, Le Temps des images, 1997.
Bologne Jean-Claude, Histoire de la pudeur, Paris, Hachette, 1986.
Bourdieu Pierre, La noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Les Éditions de
Minuit, 1989.
Bruit Zaidman Louise, Houbre Gabrielle, Klapisch-Zuber Christiane, Schmitt Pantel Pauline
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