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Liégeois Josette. Luc Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l'Antiquité gréco-romaine. In: Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 97, n°3-4, 1999. pp. 657-665;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1999_num_97_3_7173_t1_0657_0000_1
Histoire de la philosophie
sens large), un signe de la colère des dieux, envoyé aux hommes pour
annoncer diverses crises et au bout du compte la destruction de l'espèce
humaine. A ce titre il ne s'agit pas d'un prodige privé, de quelque chose
qui regarderait simplement la famille de l'enfant; il s'agit d'un prodige
public qui intéresse l'Etat; aussi implique-t-il une purification qui
incombe à l'Etat.
L'histoire de Polycrite et de son enfant illustrent ces principes.
Cette histoire est rapportée longuement par Phlégon de Tralles (qui
vécut sous Hadrien et écrivit un recueil de Mirabilia) et résumée par
Proclus. Polycrite, un Etolien qui avait épousé une Locrienne, meurt
quatre jours après son mariage. Neuf mois plus tard sa veuve accouche
d'un enfant aux caractéristiques des deux sexes. La famille frappée de
stupeur le fait porter sur la place publique où est convoquée une
assemblée; on a également fait venir des extispices et des devins qui
interprètent le prodige. On délibère sur l'enfant et sur le type de purification à
mettre en œuvre; certains veulent qu'on emmène la mère et l'enfant au-
delà des frontières et qu'on les brûle. Pendant cette délibération apparaît
Polycrite revenant dans le monde des vivants pour un temps limité avec
l'accord des maîtres de monde souterrain. Polycrite exige qu'on lui
remette l'enfant car il veut éviter qu'on lui fasse violence en le brûlant;
il veut éviter aussi que cette violence soit le commencement de malheurs
pour les Etoliens. Mais Polycrite n'obtient pas rapidement satisfaction et
le temps presse. Il se saisit alors de son enfant, le met en pièces et le
mange à l'exception de la tête. Les Etoliens veulent ensuite envoyer une
ambassade à Delphes mais la tête de l'enfant se met à parler et les en
dissuade sous prétexte qu'ils sont souillés par la violence qu'ils ont forcé
Polycrite à accomplir. La tête proférera un oracle qui remplace celui
d'Apollon. L'histoire se termine par l'évocation de la guerre qui éclate
l'année suivante entre Etoliens et Acarnaniens. Ceci permet de situer la
situation racontée vers 314 A.C.
Luc Brisson fait une analyse structurale de ce récit, le découpant en
épisodes et en séquences, dressant des tables d'éléments opposés
(comme tête/reste du corps, vie/mort, lumière/obscurité, sur la terre/sous la
terre); il met en évidence l'ensemble des oppositions autour desquelles
s'organisent les différents couples d'opposés, rattache aussi des épisodes
à des épisodes analogues d'autres Mirabilia ou d'autres récits. Il
rapproche ainsi l'épisode de la tête coupée qui vaticine de ceux d'autres
têtes qui rendent des oracles, notamment la tête d'Orphée.
Les aventures de Polycrite ressortissent à la fiction mais l'histoire
fait référence à des pratiques réelles. Les enfants anormaux constituant
des signes maléfiques, on recourait à leur exposition par l'Etat. S'il
fallait prendre soin de purifier le territoire de la cité, on évitait cependant le
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lac, Salmacis plonge et l'enlace en implorant les dieux que leurs deux
corps ne soient jamais séparés. Son voeu est exaucé, il en résulte un seul
être à la fois double et neutre sexuellement. De son côté Hermaphrodite
obtient de ses parents que celui qui se baignera dans les eaux de ce lac
perdra sa virilité et se transformera en homosexuel passif. Ainsi l'action
est double: il y a la fusion de la nymphe Salmacis avec Hermaphrodite
— ce en quoi Ovide reprend le thème classique des êtres dotés des deux
sexes — et il y a la malédiction lancée par Hermaphrodite contre les
eaux de la source Salmacis — ce en quoi Ovide innove en attribuant au
mythe d'Hermaphrodite une fonction étiologique — .
Pour bien comprendre les conséquences de cette intrigue il faut
s'interroger sur ce qui définissait le masculin et le féminin dans
l'Antiquité. Etre un homme c'est tenir un rôle actif, être une femme c'est
avoir un rôle passif. On assimilera à un androgyne l'homme qui tient
dans la vie sociale en général et dans la relation sexuelle en particulier le
rôle d'une femme et la femme qui tient le rôle d'un homme. Pour un
Grec de l'époque classique la passivité dans les relations sexuelles est
admise pour les paides, les jeunes garçons mais elle est strictement
limitée à cette période de la vie. Pour un citoyen romain elle n'est jamais
admise et le rôle passif est réservé en toute circonstance à un non-
citoyen.
Le comportement actif se définit notamment par la guerre et le
comportement passif trouve à s'exercer dans le mariage et la maternité.
Un homme lâche au combat sera qualifié d' androgyne; un femme qui
conteste l'institution du mariage se trouvera projetée du côté de la
guerre. Les rites de passage, qui permettent aux individus de chaque
sexe d'entrer définitivement dans sa véritable nature d'homme ou de
femme, utilisent le travestissement, mettant ainsi en scène pour un
moment une inversion réglée des rôles. Par exemple en Grèce certaines
initiations guerrières avaient recours à des déguisements féminins; à
Argos la femme devait porter une fausse barbe pendant sa nuit de
noces.
En définitive ce second chapitre s'intéresse moins au corps en tant
qu'il serait porteur de certaines caractéristiques qu'aux comportements,
aux rôles actif ou passif qui peuvent être inversés chez des individus par
rapport à la règle précise qui gouverne les relations sociales et sexuelles
dans l'Antiquité.
Ainsi la bisexualité trouve peu de place dans la réalité antique: ou
elle est expulsée (avec les monstres) ou elle est maintenue très en marge.
Mais il est un domaine où elle a joué un rôle considérable: c'est dans les
mythes et dans l'éthique qui en découle. Ici une distinction s'impose
entre bisexualité simultanée et bisexualité successive.
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Avec Dionysos à qui même s'il est encore un enfant Zeus de son
plein gré transmet son sceptre, l'anthropogonie prend le relais de la
cosmogonie. Des cendres des Titans foudroyés par Zeus pour avoir tué,
dépecé, cuisiné et mangé Dionysos naissent les hommes dont l'origine
est donc double: dyonisiaque et titanesque.
La théogonie orphique est ainsi scandée par trois moments: Phanès (à
l'origine des dieux), Zeus (à l'origine de l'univers) et Dyonisos (à l'origine
des hommes). Chaque fois à partir d'un état primordial de fusion on a un
déploiement de distinctions ultérieures. A partir de l' indistinction vont
s'opérer des coupures et des déchirures; un être primordial, archétypique
va se dédoubler marquant le commencement véritable de la génération et
de la multiplicité. Jusque là avoir les deux sexes c'est n'en avoir aucun;
en-deçà de la «sexion», la génération ne peut passer par le mariage et
l'union sexuelle, elle est plutôt scissiparité et toutes les relations familiales
sont brouillées car incestueuses et même auto-incestueuses.
Le texte gnostique étudié est L'écrit sans titre, cinquième traité du
codex II découvert près de Nag-Hammadi en Egypte; il date de 330-340
P.C. mais son contenu remonte au Ile siècle P.C. Tentative de synthèse
entre judaïsme et religion populaire de l'Egypte de l'époque — où
l'influence grecque est prédominante — il développe une théo-cosmo-
anthropogonie où nous rencontrons une pléthore d'êtres bisexués. Toute
la«unique»
1' mythologie
(terme
qu'ongrec
y trouve
à l'origine
exprimedul'idéal
termedufrançais
monakhos,
«moine»).
le «seul»,
Le
monakhos est celui qui a réduit en lui par unification intérieure la dualité
à l'unité. Indifférent et supérieur à tout ce qu'implique la distinction des
sexes, il échappe à la multiplicité. On est là devant un idéal de vie qui
nous renvoie au discours de Diotime dans Le Banquet.
Dans les Oracles chaldaïques (Ile siècle P.C.) — auxquels Proclus
a consacré un ouvrage — on retrouve, mais de manière fragmentaire, le
rapport privilégié de la bisexualité avec les êtres originels; de même
dans les dialogues connus sous le nom de Corpus hermeticum.
Le chapitre se termine par l'examen du mythe du Phénix dont parle
déjà Hérodote mais qui connaîtra sa plus grande popularité dans le
monde gréco-romain. Ce bel oiseau coloré vit pendant une période de
temps qui varie selon les auteurs entre 500 et 1461 voire 12.954 ans. Le
Phénix, unique de son espèce ne peut se reproduire qu'en renaissant.
Lorsqu'il sent venir la fin de son existence, il met le feu au nid sur lequel
il repose et des cendres de ce bûcher surgit un nouveau Phénix qui va
vivre une nouvelle période de temps. Le Phénix est pour lui-même père
et mère, il est à la fois mâle et femelle. Le mythe mène aussi à l'idée du
dépassement de l'opposition mort- vie car l'identité du Phénix mort et de
son successeur vivant ne fait aucun doute.
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Josette Liégeois-Devienne.