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Revue Philosophique de Louvain

Luc Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme


dans l'Antiquité gréco-romaine
Josette Liégeois

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Liégeois Josette. Luc Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme dans l'Antiquité gréco-romaine. In: Revue
Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 97, n°3-4, 1999. pp. 657-665;

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COMPTES RENDUS

Histoire de la philosophie

Luc Brisson, Le sexe incertain. Androgynie et hermaphrodisme


dans l'Antiquité gréco-romaine (Vérité des mythes-Sources). Un vol.
21,5 x 14,5 de 172 pp. Paris, Les Belles Lettres, 1997.
Cet ouvrage est une étude de la bisexualité dans l'Antiquité gréco-
romaine. Au niveau du vocabulaire notons d'abord que si dans le
français actuel le terme «bisexualité» renvoie au fait d'avoir des expériences
sexuelles avec des personnes des deux sexes, dans l'Antiquité en
revanche le problème de la bisexualité concerne la possession
simultanée ou successive des deux sexes par un même individu. Ce sont ces
phénomènes dans leurs aspects de réalité, de récit, de légende et de
mythe qui sont approchés dans cette étude.
L'auteur, directeur de recherches au CNRS, connu pour ses
nombreux travaux sur la philosophie et la religion grecques, ne cesse depuis
25 ans d'enrichir ce dossier de la bisexualité — en fait depuis que Jean-
Bertrand Pontalis lui a demandé un article pour La Nouvelle Revue de
psychanalyse de 1973 (n° 7) sur le thème «Bisexualité et différence des
sexes» — . Sa perspective se modifiant avec les années, la nécessité
d'une nouvelle synthèse s'est imposée; il n'aurait pu faire ce qu'il a fait
pour l'Orphisme, à savoir publier en un volume ses anciens articles et les
augmenter d'additions, de corrections et de conclusions nouvelles; ici on
se serait trouvé devant trop de redites, de lacunes et même
d'incohérences. Luc Brisson a donc remanié ses publications de manière plus ou
moins heureuse selon les chapitres. Le résultat est que le lecteur se
trouve entraîné en un tour du monde antique aussi passionnant qu'érudit
sur une question qui rejoint certainement une interrogation
anthropologique majeure de notre temps.
Le premier chapitre (pp. 13-40), intitulé «Le monstre», traite du
sort réservé dans la réalité aux êtres pourvus des deux sexes: en Grèce
ancienne et à Rome jusqu'à la fin de la République ils furent
impitoyablement éliminés. Après une évolution progressive ils seront tenus sous
l'Empire pour des phénomènes de la nature et exhibés pour
l'amusement. Avant cette évolution un enfant de ce type est un téras, un
monstre (téras au sens strict) et il constitue un prodige funeste (téras au
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sens large), un signe de la colère des dieux, envoyé aux hommes pour
annoncer diverses crises et au bout du compte la destruction de l'espèce
humaine. A ce titre il ne s'agit pas d'un prodige privé, de quelque chose
qui regarderait simplement la famille de l'enfant; il s'agit d'un prodige
public qui intéresse l'Etat; aussi implique-t-il une purification qui
incombe à l'Etat.
L'histoire de Polycrite et de son enfant illustrent ces principes.
Cette histoire est rapportée longuement par Phlégon de Tralles (qui
vécut sous Hadrien et écrivit un recueil de Mirabilia) et résumée par
Proclus. Polycrite, un Etolien qui avait épousé une Locrienne, meurt
quatre jours après son mariage. Neuf mois plus tard sa veuve accouche
d'un enfant aux caractéristiques des deux sexes. La famille frappée de
stupeur le fait porter sur la place publique où est convoquée une
assemblée; on a également fait venir des extispices et des devins qui
interprètent le prodige. On délibère sur l'enfant et sur le type de purification à
mettre en œuvre; certains veulent qu'on emmène la mère et l'enfant au-
delà des frontières et qu'on les brûle. Pendant cette délibération apparaît
Polycrite revenant dans le monde des vivants pour un temps limité avec
l'accord des maîtres de monde souterrain. Polycrite exige qu'on lui
remette l'enfant car il veut éviter qu'on lui fasse violence en le brûlant;
il veut éviter aussi que cette violence soit le commencement de malheurs
pour les Etoliens. Mais Polycrite n'obtient pas rapidement satisfaction et
le temps presse. Il se saisit alors de son enfant, le met en pièces et le
mange à l'exception de la tête. Les Etoliens veulent ensuite envoyer une
ambassade à Delphes mais la tête de l'enfant se met à parler et les en
dissuade sous prétexte qu'ils sont souillés par la violence qu'ils ont forcé
Polycrite à accomplir. La tête proférera un oracle qui remplace celui
d'Apollon. L'histoire se termine par l'évocation de la guerre qui éclate
l'année suivante entre Etoliens et Acarnaniens. Ceci permet de situer la
situation racontée vers 314 A.C.
Luc Brisson fait une analyse structurale de ce récit, le découpant en
épisodes et en séquences, dressant des tables d'éléments opposés
(comme tête/reste du corps, vie/mort, lumière/obscurité, sur la terre/sous la
terre); il met en évidence l'ensemble des oppositions autour desquelles
s'organisent les différents couples d'opposés, rattache aussi des épisodes
à des épisodes analogues d'autres Mirabilia ou d'autres récits. Il
rapproche ainsi l'épisode de la tête coupée qui vaticine de ceux d'autres
têtes qui rendent des oracles, notamment la tête d'Orphée.
Les aventures de Polycrite ressortissent à la fiction mais l'histoire
fait référence à des pratiques réelles. Les enfants anormaux constituant
des signes maléfiques, on recourait à leur exposition par l'Etat. S'il
fallait prendre soin de purifier le territoire de la cité, on évitait cependant le
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plus souvent de donner directement la mort à ces enfants et de les


enterrer; de la terre ils auraient pu renaître tels quels. Cest pourquoi on les
exposait en les remettant à la volonté des dieux. En recommandant de
brûler l'enfant de Polycrite on veut recourir à une mise à mort violente,
ce que Polycrite ne peut accepter et ce qui justifie son intervention.
La suite du chapitre fait référence à une liste de seize prodiges
relatifs à des êtres pourvus des deux sexes, prodiges qui se seraient produits
entre 209 et 92 A.C. sur le territoire romain. Cette liste tire son origine
de l' Histoire romaine de Tite-Live et du Liber prodigiorum de Julius
Obsequens (auteur du ive siècle P.C.). Dans dix cas l'être androgyne est
abandonné sur l'eau (surtout la mer) dans une caisse; bien sûr la caisse
ne doit pas tarder à se retourner mais aucune violence n'est portée
directement à l'enfant. On s'en débarrasse hors du territoire romain, loin de
tout contact avec la terre. Parfois ce sont les haruspices qui interprètent
le prodige, parfois on consulte les livres Sybillins. Il est fait également
mention du choix du type de cérémonie expiatoire.
Tous ces cas se situent sous la République. Assez tôt cependant on
s'insurgea contre la cruauté du sort réservé à ces êtres bisexués. Un
intéressant exemple de réaction se trouve chez Diodore de Sicile, auteur qui
écrivit en grec sous César et sous Auguste une histoire de l'humanité en
40 livres et dont nous possédons des résumés grâce au recueil de notices
de Photius (recueil dénommé la Bibliothèque). Diodore de Sicile expose
plusieurs cas d' androgynes et tente de combattre la superstition en
interprétant le phénomène comme une simple erreur de la nature, une
malformation anatomique ressortissant à la médecine.
A l'époque impériale on continuera à vouer à la noyade des enfants
anormaux mais les enfants bisexués ne seront plus considérés comme
des prodiges effrayants. Leur apparition ne provoque plus de panique
superstitieuse, ils sont simplement tenus pour un jeu de la nature à
l'instar par exemple des nains.
L'essentiel du chapitre II (pp. 41-66) «Bisexualité et
homosexualité» est occupé par l'analyse du mythe d'Hermaphrodite tel que raconté
par Ovide au livre IV des Métamorphoses. Ce mythe veut expliquer
l'origine de l'homosexualité passive.
Ovide, dans une centaine de vers d'une grande beauté littéraire, est
le premier à raconter le mythe d'Hermaphrodite et le seul à établir un
lien explicite entre bisexualité et homosexualité masculine passive.
Hermaphrodite, âgé de quinze ans, fils d'Hermès et d'Aphrodite, quitte
l'Ida qui l'a vu naître et parvient en Carie près d'un lac aux eaux d'une
beauté merveilleuse. La nymphe de la source qui alimente ce lac,
Salmacis, tombe amoureuse de lui et lui fait des avances. Hermaphrodite
se dérobe. Mais alors que se croyant seul il se baigne dans les eaux du
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lac, Salmacis plonge et l'enlace en implorant les dieux que leurs deux
corps ne soient jamais séparés. Son voeu est exaucé, il en résulte un seul
être à la fois double et neutre sexuellement. De son côté Hermaphrodite
obtient de ses parents que celui qui se baignera dans les eaux de ce lac
perdra sa virilité et se transformera en homosexuel passif. Ainsi l'action
est double: il y a la fusion de la nymphe Salmacis avec Hermaphrodite
— ce en quoi Ovide reprend le thème classique des êtres dotés des deux
sexes — et il y a la malédiction lancée par Hermaphrodite contre les
eaux de la source Salmacis — ce en quoi Ovide innove en attribuant au
mythe d'Hermaphrodite une fonction étiologique — .
Pour bien comprendre les conséquences de cette intrigue il faut
s'interroger sur ce qui définissait le masculin et le féminin dans
l'Antiquité. Etre un homme c'est tenir un rôle actif, être une femme c'est
avoir un rôle passif. On assimilera à un androgyne l'homme qui tient
dans la vie sociale en général et dans la relation sexuelle en particulier le
rôle d'une femme et la femme qui tient le rôle d'un homme. Pour un
Grec de l'époque classique la passivité dans les relations sexuelles est
admise pour les paides, les jeunes garçons mais elle est strictement
limitée à cette période de la vie. Pour un citoyen romain elle n'est jamais
admise et le rôle passif est réservé en toute circonstance à un non-
citoyen.
Le comportement actif se définit notamment par la guerre et le
comportement passif trouve à s'exercer dans le mariage et la maternité.
Un homme lâche au combat sera qualifié d' androgyne; un femme qui
conteste l'institution du mariage se trouvera projetée du côté de la
guerre. Les rites de passage, qui permettent aux individus de chaque
sexe d'entrer définitivement dans sa véritable nature d'homme ou de
femme, utilisent le travestissement, mettant ainsi en scène pour un
moment une inversion réglée des rôles. Par exemple en Grèce certaines
initiations guerrières avaient recours à des déguisements féminins; à
Argos la femme devait porter une fausse barbe pendant sa nuit de
noces.
En définitive ce second chapitre s'intéresse moins au corps en tant
qu'il serait porteur de certaines caractéristiques qu'aux comportements,
aux rôles actif ou passif qui peuvent être inversés chez des individus par
rapport à la règle précise qui gouverne les relations sociales et sexuelles
dans l'Antiquité.
Ainsi la bisexualité trouve peu de place dans la réalité antique: ou
elle est expulsée (avec les monstres) ou elle est maintenue très en marge.
Mais il est un domaine où elle a joué un rôle considérable: c'est dans les
mythes et dans l'éthique qui en découle. Ici une distinction s'impose
entre bisexualité simultanée et bisexualité successive.
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Le troisième chapitre (pp. 67-102) a pour titre «L'archétype» et


s'intéresse à une série d'êtres primordiaux pourvus simultanément des
deux sexes. Un point de départ classique s'impose: c'est le mythe
d'Aristophane raconté dans Le Banquet de Platon. Dans ce texte six
personnages font l'éloge d'Eros et leurs six éloges peuvent être regroupés
en trois couples: Phèdre/Agathon, Pausanias/Eryximaque, Aristophane/
Diotime c'est-à-dire Socrate. Chaque duo comporte une opposition
majeure se détachant sur le fond d'un accord fondamental; par exemple
pour Phèdre et Agathon il n'y a qu'un seul Eros (alors que pour
Pausanias et Eryximaque il y en aura deux) mais pour Phèdre Eros est le
plus ancien des dieux tandis que pour Agathon c'est le plus jeune. Les
deux premiers couples de discours ont pour arrière-plan la théologie
traditionnelle transmise par Homère et Hésiode; le troisième peut être
rattaché à la théologie orphique.
On sait que dans le récit d'Aristophane l'humanité à l'origine est
constituée d'êtres doubles, dotés chacun de deux organes sexuels du
même type que ceux des hommes actuels, mâle (M)/femelle (F), mais
groupés en couples où ces éléments de base M et F sont distribués de
manière à donner trois sortes d'êtres: mâle originel (M, M), femelle
originelle (F, F) et androgyne (M, F) ou (F, M). Dans leur structure et dans
leur mouvement ils entretiennent un rapport privilégié avec le cercle. Ils
se reproduisent en surgissant de terre comme les cigales; l'union
sexuelle indissociable d'une disjonction des sexes ne deviendra possible
qu'après la punition par Zeus et la bissection de ces êtres originels. Dans
ce contexte l'homosexualité ne s'oppose pas à l'hétérosexualité et n'en
est pas une déviance car les couples homme/homme, femme/femme sont
aussi originaires que le couple homme/femme ou femme/homme.
L'auteur pointe comme significatif le fait que Freud faisant allusion à ce
mythe dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité ne retient qu'un
seul des trois genres originels, celui de l'androgyne et parle d'être
humain divisé en deux moitiés l'homme et la femme.
La bissection entraîne le souhait lancinant et la recherche de la
fusion avec la moitié perdue, ce qui mène d'abord à une mise en cause
de la survie de l'espèce — les moitiés réunies se laissant mourir
d'inanition — . Une nouvelle disposition des organes sexuels y remédiera en
permettant une union sexuelle intermittente. La nostalgie de la
permanence de la fusion persistera cependant. Cest la même nostalgie qu'on
trouve dans le mythe d'Hermaphrodite vu au chapitre précédent.
Les paragraphes suivants étudient d'autres êtres jouant le rôle
d'« archétype», de «principe», dont la bisexualité exprime la
coïncidence des opposés dans la totalité qui se trouve à l'origine de toute
chose. Il s'agit des êtres évoqués dans les textes philosophico-religieux
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de l'Orphisme, du Gnosticisme, dans les Oracles chaldaïques, le Corpus


hermétique et dans les mythes relatifs au Phénix. Ces paragraphes sont
les plus ardus à suivre non seulement parce que la Gnose et
l'Hermétisme n'ont jamais été des matières d'un systématisme
lumineux, mais parce qu'on a l'impression que l'auteur n'y a guère poussé le
travail de remaniement de ses anciens travaux
Commençons par l'Orphisme où la bisexualité joue un rôle
constant. Contrairement à la théologie traditionnelle issue d'Hésiode, la
théologie attribuée à Orphée ne se développe pas selon une progression
linéaire, elle est toujours cyclique. Par exemple l'équilibre entre union et
séparation se trouve chez Hésiode établi définitivement par le geste de
Kronos qui tranche le sexe de son père, permettant ainsi aux enfants que
Gaïa a engendrés de sortir à la lumière. Dans l'Orphisme l'équilibre est
toujours provisoire, union et séparation s'y succèdent dans un
mouvement cyclique.
Trois versions de la théogonie orphique sont prises en compte:
celle d'Eudème — proche de celle parodiée par Aristophane dans Les
Oiseaux — , celle consignée dans les Discours sacrés en 24 Rhapsodies
— à laquelle font allusion les Néo-platoniciens et certains Apologistes,
et celle qu'on «rapporte à Hiéronymos et à Hellanikos». Elles ne se
distinguent que par leur début, faisant remonter plus ou moins loin
l'origine de l'oeuf primordial duquel sortira Phanès, ancêtre de tous les
dieux.
Dans les Rhapsodies, on a la succession des règnes de Phanès, de la
Nuit, d'Ouranos, de Kronos, de Zeus et de Dionysos. La sexualité des
êtres précédant l'oeuf primordial reste indéterminée. Le premier dieu
Phanès est bisexué, il est dit «femelle et générateur». Il s'unit à la Nuit,
une entité féminine qui est à la fois sa mère, son épouse et sa fille. Il ne
s'agit pas encore de mariage car on n'y trouve pas la différenciation
sexuelle. Le premier mariage sera celui de Gaïa et d'Ouranos, la
bisexualité ayant fait place à la distinction des sexes. Ce qui suit dans la
théogonie orphique est semblable à ce qui se passe chez Hésiode:
l'excès d'union est arrêté par le geste de Kronos qui mutile son père; ensuite
Rhéa use d'un subterfuge pour sauver Zeus.
Zeus s'empare du pouvoir. Ici dans l'Orphisme la théogonie fait
place à la cosmogonie. Sur les conseils de la Nuit, Zeus avale Phanès (il
a dû comprendre que pour accaparer le pouvoir il faut absorber non sa
progéniture mais ses ancêtres). A partir de l'unité ainsi reconstituée par
ce geste d'incorporation, il crée l'univers, relayant l'action de Phanès sur
le plan de la cosmologie. Tout comme Phanès Zeus est bisexué, à la fois
mâle et femelle, ciel et terre, premier et dernier etc.; en lui coïncident
tous les contraires.
Histoire de la philosophie 663

Avec Dionysos à qui même s'il est encore un enfant Zeus de son
plein gré transmet son sceptre, l'anthropogonie prend le relais de la
cosmogonie. Des cendres des Titans foudroyés par Zeus pour avoir tué,
dépecé, cuisiné et mangé Dionysos naissent les hommes dont l'origine
est donc double: dyonisiaque et titanesque.
La théogonie orphique est ainsi scandée par trois moments: Phanès (à
l'origine des dieux), Zeus (à l'origine de l'univers) et Dyonisos (à l'origine
des hommes). Chaque fois à partir d'un état primordial de fusion on a un
déploiement de distinctions ultérieures. A partir de l' indistinction vont
s'opérer des coupures et des déchirures; un être primordial, archétypique
va se dédoubler marquant le commencement véritable de la génération et
de la multiplicité. Jusque là avoir les deux sexes c'est n'en avoir aucun;
en-deçà de la «sexion», la génération ne peut passer par le mariage et
l'union sexuelle, elle est plutôt scissiparité et toutes les relations familiales
sont brouillées car incestueuses et même auto-incestueuses.
Le texte gnostique étudié est L'écrit sans titre, cinquième traité du
codex II découvert près de Nag-Hammadi en Egypte; il date de 330-340
P.C. mais son contenu remonte au Ile siècle P.C. Tentative de synthèse
entre judaïsme et religion populaire de l'Egypte de l'époque — où
l'influence grecque est prédominante — il développe une théo-cosmo-
anthropogonie où nous rencontrons une pléthore d'êtres bisexués. Toute
la«unique»
1' mythologie
(terme
qu'ongrec
y trouve
à l'origine
exprimedul'idéal
termedufrançais
monakhos,
«moine»).
le «seul»,
Le
monakhos est celui qui a réduit en lui par unification intérieure la dualité
à l'unité. Indifférent et supérieur à tout ce qu'implique la distinction des
sexes, il échappe à la multiplicité. On est là devant un idéal de vie qui
nous renvoie au discours de Diotime dans Le Banquet.
Dans les Oracles chaldaïques (Ile siècle P.C.) — auxquels Proclus
a consacré un ouvrage — on retrouve, mais de manière fragmentaire, le
rapport privilégié de la bisexualité avec les êtres originels; de même
dans les dialogues connus sous le nom de Corpus hermeticum.
Le chapitre se termine par l'examen du mythe du Phénix dont parle
déjà Hérodote mais qui connaîtra sa plus grande popularité dans le
monde gréco-romain. Ce bel oiseau coloré vit pendant une période de
temps qui varie selon les auteurs entre 500 et 1461 voire 12.954 ans. Le
Phénix, unique de son espèce ne peut se reproduire qu'en renaissant.
Lorsqu'il sent venir la fin de son existence, il met le feu au nid sur lequel
il repose et des cendres de ce bûcher surgit un nouveau Phénix qui va
vivre une nouvelle période de temps. Le Phénix est pour lui-même père
et mère, il est à la fois mâle et femelle. Le mythe mène aussi à l'idée du
dépassement de l'opposition mort- vie car l'identité du Phénix mort et de
son successeur vivant ne fait aucun doute.
664 Comptes rendus

En regard de la bisexualité simultanée la bisexualité successive


revêt une signification très différente; c'est ce que nous montre le
quatrième et dernier chapitre intitulé «Le médiateur» (pp. 103-128). Les
êtres affectés successivement des deux sexes jouent un rôle de
médiateur, ils établissent une relation entre des pôles opposés et desquels ils
participent. Ils sont très souvent des devins tel Tirésias qui en reste
l'exemple le plus significatif.
Trois versions nous sont parvenues du mythe de Tirésias. La
première se composant de deux épisodes comprend 13 variantes dont le
chapitre retient les deux les plus représentatives, l'une en grec
remontant à Hésiode (un pseudo-Hésiode) selon Phlégon de Tralles, l'autre en
latin, celle d'Ovide dans les Métamorphoses. Dans ces deux variantes le
premier épisode porte sur le changement de sexe: Tirésias rencontre un
couple de serpents en train de copuler; agressant un ou deux serpents
selon la variante il est sur le champ transformé en femme; après
quelque temps une nouvelle agression sur les serpents le rechange en
homme.
Le second épisode évoque la divination. En raison de son
expérience des deux sexes Tirésias est choisi comme arbitre par Zeus et Héra
dans la querelle qui les oppose sur la question de savoir qui de l'homme
ou de la femme jouit le plus dans l'acte sexuel. La réponse — la femme
l'emporte de loin — met en colère Héra qui aveugle Tirésias. Pour
compenser Zeus lui fait don du pouvoir divinatoire et d'une longue vie.
La seconde version du mythe (rapportée par Callimaque, poète
alexandrin du Ille siècle A.C.) ne comporte qu'un seul épisode et se
rapporte à la divination. Les protagonistes sont différents mais le récit est
fort semblable: Tirésias est aveuglé par Athéna qu'il surprend nue au
bain. Sensible aux supplications de la mère de Tirésias la déesse en
compensation lui fait quatre dons: un pouvoir de divination, une longue vie,
la faculté de conserver son esprit après la mort et un bâton.
Dans les deux versions Tirésias apparaît avant tout comme un
médiateur car il transcende toute une série d'oppositions fondamentales.
En tant que devin il établit un lien entre le monde des dieux et celui des
hommes et entre le passé, le présent et le futur. Pratiquant
l'ornithomancie il conjoint le ciel et la terre mais aussi le monde divin et le monde
animal. Ayant fait l'expérience des deux sexes il est choisi comme
arbitre, fonction médiatrice par excellence. Pourvu d'une longue vie,
s 'étendant sur sept générations, il est le devin officiel de la maison
royale de Thèbes et il joue notamment le rôle de médiateur qui révèle à
Oedipe les véritables liens entre les générations. Il meurt après la prise
de Thèbes par les Epigones, mais conservant le sens de la raison, il se
trouve plutôt dans un état intermédiaire entre la vie et la mort.
Histoire de la philosophie 665

Une troisième version du mythe, généralement peu prise en


considération, ne comprend qu'une seule variante; elle est probablement
l'œuvre d'un faussaire connu, Ptolémée Chennos. Elle se compose de
sept épisodes au cours desquels Tiresias, qui commence par être de sexe
féminin, franchit les sept âges de la vie en étant successivement femme
et homme pour finir son existence au septième épisode, transformé de
vieille femme en souris. Arachnos qui s'était uni à Tirésias-vieille
femme est transformé en belette. Dans cette version s'ajoute donc la
transgression d'une nouvelle opposition, celle entre l'humain et
l'animal. La souris fait partie des animaux associés à la divination (son
comportement permet de prévoir aussi bien une tempête que l'écroulement
d'une maison). L'intérêt de cette version est de conjoindre dans le
monde animal les thèmes de la bissexualité et de la divination.
En fin de chapitre Luc Brisson dresse un bestiaire associé au mythe
de Tiresias; il comprend des animaux tels souris, taupe, blaireau, hyène,
serpent, musaraigne. Dans l'examen de légendes et de croyances
relatives à ces animaux on retrouve entrecroisés les thèmes de la
bissexualité, de la divination et de la cécité. Ces animaux présentent des traits qui
permettent de transposer dans le monde animal la fonction médiatrice
qui caractérise Tiresias.
Les notes très détaillées — dont la première reprend les travaux de
l'auteur sur le sujet traité — sont reportées en fin de volume. Elles sont
suivies d'une bibliographie d'ouvrages portant spécifiquement sur la bis-
sexualité dans l'Antiquité gréco-romaine, d'un Index des passages cités
en traduction, d'un Index des noms propres et d'un Index des notions.

Josette Liégeois-Devienne.

Alberti Magni Ordinis Fratrum Praedicatorum Physica, éd. P.


Hobfeld (Sancti Doctoris Ecclesiae Alberti Magni Opera omnia ad
fidem codicum manuscriptorum edenda, apparatu critico, notis prolego-
minis, indicibus instruenda curavit institutum Alberti Magni Coloniense
Wilhelmo Kubel praeside, T. IV, Pars II: libri 5-8). Un vol. 31,5 x 24,5
de xii-373 pp. Munster, Aschendorff, 1993.
Alberti Magni Ordinis Fratrum Praedicatorum Quaestiones, edd.
A. Fries t, W. Kûbel et H. Anzulewicz (Sancti Doctoris Ecclesiae
Alberti Magni Opera omnia ad fidem codicum manuscriptorum edenda,
apparatu critico, notis prolegominis, indicibus instruenda curavit
institutum Alberti Magni Coloniense Wilhelmo Kiibel praeside, T. XXV, Pars
II). Un vol. 31,5 x 24,5 de lviii-365 pp. Munster, Aschendorff, 1993.
Alberti Magni Ordinis Fratrum Praedicatorum Super Dionysium
de caelesti hierarchia, edd. P. SiMONf et W. Kubel (Sancti Doctoris

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