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Le Déluge universel est-il le début de l’histoire ?

Francis Joannès

1 L’Exégèse biblique a beaucoup utilisé le Déluge pour dresser une histoire et une géographie des
origines de l’humanité. L’un de ses tout derniers avatars est l’hypothèse « catastrophiste » qui explique la
formation de la mer Noire par un enchaînement de cataclysmes naturels particulièrement spectaculaires.
Pourtant, à s’en tenir à la lettre du récit, l’image d’une surface terrestre noyée sous les eaux ne convient
vraiment que dans l’environnement de l’ancienne Mésopotamie, qui fut jusqu’au milieu du XXe siècle ap.
J.-C. sous la menace de crues dévastatrices du Tigre et de l’Euphrate. Il n’est donc pas étonnant que ce
soit de cette région du monde que provienne la plus ancienne, la plus cohérente, et la plus riche des
traditions concernant le Déluge. Elle a débouché sur la formation d’un mythe qui est aux sources mêmes
de la manière dont les gens de Sumer et d’Akkad, puis de Babylone et d’Aššur ont conçu leur histoire sur
la longue durée, avant qu’il soit repris par les rédacteurs de la Bible.
2 Si l’on prend à la lettre le récit biblique, le Déluge, qui paraît une histoire simple, recèle en fait des
développements assez complexes, qui trouvent à nouveau leur correspondant, sinon leur origine même,
dans la tradition culturelle mésopotamienne telle qu’elle s’est diffusée dans l’ensemble du Proche-Orient
par le biais de l’usage de l’écriture cunéiforme sur tablettes d’argile sur une très longue durée, du milieu
du IIIe millénaire av. J.-C. jusqu’à la période hellénistique en Orient (IIIe-Ier siècle av. J.-C.).
3 Une fois mis en évidence ces aspects complexes du récit biblique, on doit considérer comment,
dans les manuscrits suméro-akkadiens, est décliné le thème du Déluge et comment il sert à fixer un
« second point d’origine », historicisé, de l’humanité : après sa création au service des dieux, celle-ci
bénéficie, de manière un peu paradoxale, de la garantie de sa survie perpétuelle grâce au Déluge. Elle est
en mesure alors, au moins pour sa composante civilisée, celle qui vivait entre Tigre et Euphrate, d’accéder
à l’histoire et à un fonctionnement de ses sociétés urbaines régulé par un certain nombre de normes et
d’institutions. C’est tout au moins le récit que nous en font les lettrés de Mésopotamie jusqu’au
Ier millénaire av. J.-C. Il nous faut donc croire à leurs mythes pour accéder à leur histoire.
Le Déluge biblique : une histoire pas si simple
4 La version première du sens à donner au mythe du Déluge est clairement exprimée dans
le Dictionnaire de la Bible :
 2 S. v. « Déluge », dans F. Vigouroux (dir.), Dictionnaire de la Bible, Paris, Letouzey et Ané, 1912
Le Déluge fut donc dans les desseins de Dieu un châtiment des crimes et de la perversité des hommes, et
en même temps un moyen de préservation et de reconstitution d’une nouvelle humanité dans la vraie foi
et les bonnes mœurs.
Le texte biblique lui-même indique ainsi que Yahvé, constatant que le mal s’est partout répandu, le
supprime et régénère l’humanité à partir de Noé et de sa famille :
 3 E. Dhorme, La Bible, L’Ancien Testament I, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1956
Yahvé vit que la malice de l’homme sur la terre était grande et que tout l’objet des pensées de son cœur
n’était toujours que le mal. Yahvé se repentit d’avoir fait l’homme sur la terre et il s’irrita dans son cœur.
Yahvé dit : « Je supprimerai de la surface du sol les êtres que j’ai créés, depuis les hommes jusqu’aux
bestiaux, jusqu’aux reptiles et jusqu’aux oiseaux des cieux, car je me repens de les avoir faits. » Mais Noé
trouva grâce aux yeux de Yahvé.
Pourtant, cet exposé simple des faits est précédé d’une série d’éléments contextuels qui compliquent
singulièrement les choses, dans la mesure où ils paraissent ne pas avoir de rapport avec le Déluge lui-
même :
 4 Ibid., p. 18 (Genèse, VI, 1-4).
Quand les hommes commencèrent à se multiplier à la surface du sol et que des filles leur naquirent, il
advint que les fils d’Élohim s’aperçurent que les filles des hommes étaient belles. Ils prirent donc pour
eux des femmes parmi toutes celles qu’ils avaient élues. Alors Yahvé dit : « Mon Esprit ne restera pas
toujours dans l’homme, car il est encore chair. Ses jours seront de cent vingt ans. » En ces jours-là, il y
avait des géants sur la terre et même après cela : quand les fils d’Élohim venaient vers les filles des
hommes et qu’elles enfantaient d’eux, c’étaient les héros qui furent jadis des hommes de renom.
Les « fils d’Élohim », appelés dans d’autres traductions « veilleurs », ou « anges », de même que les
géants, les héros, ou la notation de la limite à 120 ans de la durée de la vie humaine n’ont pas de rapport
clair avec l’épisode du Déluge, qu’ils introduisent pourtant. C’est en se référant aux « écrits
intertestamentaires », c’est-à-dire à des éléments parallèles ou apocryphes de la tradition biblique, que
l’on trouve la raison de la connexion qui est établie entre ces divers faits.
Le passage V, 1-3 du Livre des Jubilés reprend ainsi l’épisode, mais avec un récit beaucoup plus construit,
et qui en modifie singulièrement la perspective :
 5 A. Dupont-Sommer, M. Philonenko (dir.), La Bible, 3, Écrits intertestamentaires, Paris, Gallimard
Lorsque les humains eurent commencé à se multiplier sur la face de la terre et que des filles leur furent
nées, les anges du Seigneur virent, la première année de ce jubilé, qu’elles étaient belles à regarder. Ils en
prirent pour femmes, parmi toutes celles qu’ils avaient choisies. Celles-ci leur enfantèrent des fils :
c’étaient des géants. La violence s’accrut sur terre et tous les êtres de chair corrompirent leur conduite
depuis les hommes jusqu’aux animaux domestiques et sauvages, aux oiseaux et à tout ce qui marche à
terre. Tous corrompirent leur conduite et leurs règles de vie et ils commencèrent à se dévorer entre eux.
La violence s’accrut sur la terre et toutes les pensées de tous les humains étaient tout le temps mauvaises.
Le Seigneur regarda la terre, la vit corrompue, toute chair avait corrompu sa règle de vie et tout être
vivant sur terre avait fait toute sorte de mal devant Ses yeux. Il déclara : « Je vais détruire l’homme et
toute chair à la surface de la terre que j’ai créée. » Noé seul trouva grâce aux yeux du Seigneur
Un peu plus loin, dans le discours que Noé adresse à ses enfants, il leur explique les « vraies » causes du
Déluge :
 6 Le texte grec a confondu les lettres L (lambda) et D (delta) et donné au pluriel hébreu nafilim
 7 A. Dupont-Sommer, M. Philonenko (dir.), Écrits intertestamentaires, op. cit., p. 670
C’est en effet pour ces trois motifs qu’il y a eu un déluge sur la terre : la fornication, lorsque les Veilleurs
s’écartèrent de l’ordonnance qui les régissait pour forniquer avec les filles des hommes, se prirent des
femmes parmi toutes celles qu’ils avaient choisies, provoquèrent le début de l’impureté, engendrèrent des
fils, les Nafidim qui étaient tous différents et se dévoraient les uns les autres : le Géant tua le Nafil, le
Nafil tua l’Elyo, l’Elyo tua l’homme et l’homme son semblable. Chacun se vendit pour commettre la
violence et répandre des flots de sang, et la terre fut remplie de violence
À la suite de la faute commise par les « fils d’Élohim/veilleurs/anges », la Création est donc devenue
incontrôlable et le sang y coule à flots. C’est pour répondre à ce dévoiement que Yahvé décide de noyer la
surface terrestre sous une eau purificatrice ; il cherche, par là même, à faire disparaître les géants en les
noyant également et décide de ne sauver que l’humanité par l’intermédiaire de Noé, mais en restreignant
la durée de la vie humaine à cent vingt ans.
 Enki apparaît souvent aussi sous la version akkadienne de son nom : Ea.
Quant aux « fils d’Élohim/veilleurs/anges », responsables de cette catastrophe, ils furent punis d’un
emprisonnement perpétuel. La tradition concernant leurs fils, les géants, est hétérogène et témoigne d’une
assez grande diversité d’interprétations : selon l’une des versions, ils furent amenés à entre-tuer et
disparurent de ce fait purement et simplement. Selon une autre, plus complexe, si leur enveloppe
charnelle fut noyée par le Déluge, la part immatérielle issue de leurs géniteurs angéliques ne put être
détruite : ce qui restait d’eux, sous la forme d’« esprits », fut donc également emprisonné. Pourtant, une
partie infime (un dixième) d’entre eux fut laissée libre et ils devinrent les démons dirigés par Bélial (selon
la tradition de Qumrân) ou Satan (selon le Livre des Jubilés ou l’Apocalypse de Moïse). Ces êtres
malfaisants furent autorisés à tenter et tourmenter les humains, dont on avait reconnu la propension au
mal, de manière à ce que cette tendance humaine à la faute soit mise en usage, sans que le mal procède de
la puissance divine. Pour compenser cette décision, qui n’était guère favorable aux humains, Yahvé
transmit la science de la médecine à Noé, de la même manière que dans la tradition mésopotamienne,
c’est du dieu de la Sagesse et du Savoir, Enki, que le premier Sage mésopotamien reçut les connaissances
médicales compilées dans la série magique sag-gig-ga-meš, pour compenser le refus d’accorder
l’immortalité aux humains.
Ainsi, le Déluge est une histoire complexe, car s’il y a une faute initiale, elle est celle d’une partie des
« fils d’Élohim ». En s’unissant à des femmes humaines qui accouchent de géants/héros, appelés selon les
occurrences gibbôrîm ou nafilim, ils ont fait apparaître sur terre des êtres anormaux qui se comportent
d’une manière particulièrement sauvage : ils se tuent et se mangent les uns les autres. Mais ils tuent aussi
des humains et transmettent à toute la Création l’habitude de la consommation de viande : celle-ci se met
à entre-dévorer.
Le Déluge fait donc disparaître les êtres vivants (géants, mais aussi humains et animaux) corrompus par la
violence. Cependant, une fois ce dramatique épisode passé, Noé et ses fils, ou les animaux survivants
continueront à s’alimenter en tuant et en mangeant des êtres vivants. Il reste donc, in fine, une propension
au mal, qui est bien inhérente à l’humanité.
Au total, la version complète du Déluge biblique, dans les divers développements qu’elle présente,
associe et combine une série d’éléments explicatifs à l’existence de plusieurs faits :
 ․ la présence, à l’origine du monde, de plusieurs types de créatures anthropomorphes, depuis les géants
jusqu’aux humains et donc la possibilité d’une période préhistorique au cours de laquelle auraient vécu
sur terre des êtres monstrueux semi-humains ;
 ․ l’idée d’une une terre recouverte de flots de sang, conduisant au constat d’une Création imparfaite et à
l’explication du régime carnivore : ainsi se situe dans le temps l’apparition de la mise à mort des animaux
pour fournir l’alimentation humaine, avec le problème parallèle du sang que l’on fait couler, facteur de
souillure, et qui doit être évacué ; d’une manière ou d’une autre un processus de perversion d’une partie
de l’humanité par l’existence d’un « cycle du mal » qui met en présence démons et humains avec leurs
initiatives propres, sans que la responsabilité divine soit en cause.
On constate alors que presque chacun des éléments du récit ainsi mis en évidence trouve un
correspondant dans la tradition mythique mésopotamienne. Ceci ne témoigne pas forcément d’emprunts
directs, mais renvoie plutôt à un fond culturel commun qui s’est peu à peu diffusé dans tout le Proche-
Orient, mais dont, par le biais des sources écrites, les plus anciennes versions connues sont
mésopotamiennes. À l’exception du problème concernant la mise à mort et la consommation des
animaux, on peut ainsi retrouver dans la tradition mésopotamienne des récits ou des œuvres qui
concernent :
 ․ le phénomène du Déluge, son explication, ses conséquences pour l’humanité ;
 ․ l’existence d’une catégorie particulière d’humanoïdes antédiluviens ;
 ․ l’origine du mal, provoqué par des démons autonomes, hors du pouvoir des divinités.
En élargissant ainsi la perspective, et en dessinant les liens qui unissent les mythes mésopotamiens
initiaux à la version biblique, on voit bien apparaître au premier plan de cette dernière une mise en forme
des éléments du récit commandée par l’esprit qui a présidé à la constitution de la Bible
du VIIIe au VIe siècle av. J.-C. Mais, à l’arrière-plan, subsistent des témoins de versions anciennes du
même récit du Déluge, répandues dans tout le Proche-Orient, avec l’idée prédominante d’une spécificité
et d’une altérité des temps antédiluviens et donc une fonction de césure historique attribuée au Déluge.
9On y trouve aussi le rappel d’un antagonisme entre monde divin et monde humain avec la question de la
recherche de l’immortalité par les hommes, présentée comme un élément de rivalité avec la divinité – et,
dans la Bible, cette question de l’immortalité est présente dès l’épisode de l’Arbre de vie dans le jardin
d’Éden. Cet antagonisme est également évoqué, sous la forme d’une rivalité, dans l’épisode de la tour de
Babel, qui succède immédiatement au récit du Déluge. On note également la présence de créatures
géantes ayant vécu sur terre avant les hommes de l’époque historique, et l’idée, finalement, que le monde
originel n’était pas tout à fait proportionné aux « normes » de l’espèce humaine, avec des dépassements
dans le temps et l’espace qui introduisaient des distorsions et qu’il a fallu adapter pour aboutir à la version
finale qui est celle de l’humanité historique. La durée « normale » de la vie humaine a été, dès lors, fixée
à 120 ans, et une taille « normale » des humains a également été définie : c’est en fonction de cette norme,
par exemple, que le philistin Goliath est présenté comme un géant « monstrueux ».
Bon nombre de ces éléments sont clairement présents dans la tradition mésopotamienne antérieure, issue
des pays de Sumer (première moitié du IIIe millénaire) et d’Akkad (dernier tiers du IIIe millénaire) qui
nous permet de voir ce qu’a pu être cet arrière-plan culturel oriental dans lequel a baigné la Bible.
La redécouverte tardive du Déluge babylonien
 Voir M. Burstein, The Babyloniaca of Berossus, Malibu, Undena Publications, 1978 ; J. Haubold
Jusqu’au XIXe siècle, il ne subsistait de la version mésopotamienne du Déluge qu’une tradition
évanescente. Selon Eusèbe de Césarée (265-339), le babylonien Bérose, auteur d’une présentation en
langue grecque des grands traits de la civilisation mésopotamienne au début du IIIe siècle av. J.-C.,
les Babyloniaka, qui n’est plus connue que par des citations de son œuvre, rapporte :
 F. Lenormant, Histoire ancienne de l’Orient jusqu’aux guerres médiques, Paris, A. Lévy, 1881, p. 58
[Le dieu] Chronos apparut à Xisouthros dans son sommeil et lui annonça que le 15 du mois de Daisios [=
au mois de mai], tous les hommes périraient par un déluge. Il lui ordonna donc de prendre le
commencement, le milieu et la fin de tout ce qui était consigné par écrit et de l’enfouir dans la ville du
Soleil, à Sippar, puis de construire un navire et d’y monter avec sa famille et ses amis les plus chers ; de
déposer dans le navire des provisions pour la nourriture et la boisson, et d’y faire entrer les animaux
volatiles et quadrupèdes ; enfin de tout préparer pour la navigation. Et quand Xisouthros demanda de quel
côté il devait tourner la marche de son navire, il lui fut répondu : « Vers les dieux », et de prier pour qu’il
arriva du bien aux hommes. Xisouthros obéit et construisit un navire long de cinq stades [888 m] et large
de deux [355 m]
 Dans lequel on reconnaît le Xisouthros de Bérose.
Au XIXe siècle, les entreprises archéologiques françaises puis anglaises en Mésopotamie permirent la
redécouverte de récits originaux, qui devinrent accessibles une fois acquis le déchiffrement de l’écriture
cunéiforme en 1857. On découvrit également peu à peu qu’il n’existait pas un, mais au moins trois récits
mésopotamiens du Déluge : la version la plus ancienne, d’époque sumérienne, avait été mise par écrit dès
le IIIe millénaire. Son personnage principal y porte le nom de Zi-u-sud-ra (« Vie-de-longs-jours »).
Il faut y ajouter une version d’époque babylonienne ancienne (début du IIe millénaire) dans laquelle le
héros s’appelle Atra-ḫasis (« Doué d’un vaste entendement »), et enfin une version assyro-babylonienne
(Ier millénaire) où le rescapé s’appelle Uta-napištim (« Allongé-de-vie »).
Cette dernière version du Déluge n’est pas connue comme une œuvre indépendante, mais elle est insérée
dans l’Épopée de Gilgameš, comme un épisode adjacent ; Uta-napištim y apparaît comme le plus lointain
ancêtre de l’humanité actuelle et il a reçu des dieux l’immortalité. Il est le seul humain à qui cette qualité
ait jamais été attribuée, et ce don est la conséquence du Déluge, présenté comme un épisode unique de
l’histoire du monde, qui ne pourra jamais se reproduire. De ce fait, aucun autre homme ne peut désormais
devenir immortel ; mais l’espèce humaine, elle, a la garantie qu’elle ne sera plus jamais anéantie par les
dieux et Uta-napištim est là pour lui rappeler qu’elle a acquis de ce fait une immortalité collective.
Cette découverte donna lieu à une conférence fameuse prononcée le 3 décembre 1872 à Londres.
C’est la version de l’histoire du Déluge insérée dans l’Épopée de Gilgameš qui fut redécouverte la
première, et qui reste la plus souvent citée. Mais la version paléo-babylonienne, plus ancienne, centrée
autour de Atra-ḫasis est plus explicite, et nous fournit en particulier les causes du Déluge, que ne
mentionne pas la version d’Uta-napištim.
 Celle-ci ne mentionne cependant pas nommément Zi-u-sud-ra, dont le début de règne fut interrompu
Par ailleurs, le héros du récit le plus ancien, Zi-u-sud-ra fournit, lui, un ancrage historique. Car, selon la
tradition mésopotamienne (mais cela n’a pas encore été confirmé par la recherche contemporaine), il
aurait réellement existé un roi de ce nom dans le pays de Sumer. Il régnait sur la ville de Šuruppak, au
centre de Sumer, et il est identifié par la tradition comme ayant succédé à Ubar-Tutu dont le règne est
situé aux environs de 2800 av. J.-C. selon le comput de la Liste royale sumérienne
 J.-J. Glassner, Chroniques mésopotamiennes, Paris, Les Belles Lettres, 1993, p. 138 (manuscrit G).
À Šuruppak, Ubar-Tutu fut roi ; il régna 18600 ans. Un roi régna 18600 ans. […] Le déluge nivela tout.
Après que le déluge eut tout nivelé, la royauté étant redescendue du ciel, la ville de Kiš fut choisie pour
exercer la royauté
La version paléo-babylonienne dont le héros porte le nom d’Atra-ḫasis, fournit, dans la troisième tablette
de l’œuvre, le récit le plus détaillé du cataclysme, qu’elle met en relation avec la création du monde et de
l’espèce humaine : en effet, selon la vision suméro-akkadienne, les hommes ont été créés par les dieux
pour travailler à leur fournir ce dont ces derniers avaient besoin, particulièrement en termes de nourriture
et de boisson ; mais, si les humains exécutaient leur tâche à la perfection, ils devinrent assez vite gênants
pour les dieux, dont le bonheur premier était de festoyer puis de pratiquer une oisiveté réparatrice. Les
dieux ne pouvaient donc plus trouver de repos au milieu du vacarme que provoquait l’activité des
hommes, d’autant plus que ces derniers ne cessaient de se multiplier et que leur nombre croissait sans
cesse. Pour résoudre ce problème, Enlil, le dieu chargé d’exercer le pouvoir politique, décida d’éliminer
les humains et leur envoya une série de catastrophes : une épidémie, puis la famine.
 Voir sur ce point l’étude récente d’I. Finkel, The Ark before Noah, Londres, Hodder & Stoughton
Mais son frère, le dieu Enki, qui exerçait, lui, le pouvoir né du savoir et de la sagesse, avertit à chaque
fois les humains par l’intermédiaire de celui auquel il avait accordé sa faveur, nommé Atra-ḫasis. Poussé à
bout, Enlil décida finalement de provoquer un déluge universel et fit jurer à tous les autres dieux de ne
divulguer l’information à aucun être humain. Pour ne pas rompre cet engagement, Enki s’adressa alors à
la claie de roseaux qui formait la paroi de la maison d’Atra-ḫasis, derrière laquelle se trouvait son protégé
à qui les roseaux transmirent le message : il l’avertit du cataclysme imminent, lui conseilla de quitter sa
maison et de construire un bateau dans lequel il se réfugierait avec ses richesses. La forme et les
dimensions de l’embarcation lui furent indiquées par le dieu : elle devait avoir des côtés égaux, être
couverte, et convenablement calfatée. Enki indiqua aussi à Atra-ḫasis qu’il devait y faire entrer tous ses
biens mobiliers, sa famille, les artisans spécialisés qui travaillaient à son service, son cheptel, ainsi que
des herbivores sauvages. Atra-ḫasis ayant suivi ces instructions, un orage monstrueux éclata
effectivement ; coupant les amarres du bateau qu’il avait construit, il se retrouva sur l’eau et sauva sa vie
pendant que tous les autres humains étaient engloutis.
Enki et la déesse Ninmah reprochèrent alors à Enlil d’avoir voulu détruire l’humanité, leur création, et les
conséquences funestes que sa décision entraînait, car, désormais, les dieux mouraient de faim : Enlil
reconnut son erreur et épargna Atra-ḫasis, grâce à qui la race humaine fut sauvée et reconduite.
On voit qu’ici le Déluge, qui n’est que l’une – mais la plus grave – des calamités qui frappent les humains
après l’épidémie et la famine, a pour conséquence que l’espèce humaine, qui avait été créée comme un
simple auxiliaire des dieux, est reconnue comme une composante indispensable du bon ordre du monde :
c’est donc un rapport équilibré qui s’établit entre les hommes et leurs divinités. L’histoire du Déluge
montre aussi qu’à côté d’un dieu terrible comme Enlil, patron de la fonction royale, existe un dieu
secourable, Enki, détenteur de toutes les forces du savoir et de la sagesse, dont la fonction est de fournir
aux humains l’assistance qui leur permet de survivre au déchaînement des forces de la nature.
Le Déluge devient, dès lors, un moment clé de l’histoire de l’humanité selon les gens de Mésopotamie.
Car si l’espèce humaine n’a pas commencé avec le Déluge, ce cataclysme a donné une orientation
décisive à son évolution. À la différence de ce que nous propose la Bible, le mythe du Déluge ne rend
cependant pas compte de la diversité des lieux occupés par l’humanité et des chemins suivis par les
descendants du survivant : le mythe mésopotamien reste centré sur la terre baignée par le Tigre et
l’Euphrate. Le rôle du Déluge mésopotamien est avant tout de séparer temps antédiluvien du mythe et
temps postdiluvien de l’histoire. Le mythe crée un prélude à l’histoire de l’humanité, proprement pré-
historique : il y a eu une époque où existaient déjà un certain nombre d’institutions, dont la royauté, et un
certain nombre de lieux, dont les premières villes sumériennes, mais avec des aspects hors norme. Les
représentants de l’humanité antédiluvienne vivaient extrêmement vieux, possédaient pour certains un
savoir directement acquis des dieux, mais commençaient à peine à maîtriser les techniques de la
civilisation.
Ce thème de la sagesse des temps anciens est illustré par un texte particulier de la tradition
mésopotamienne, intitulé « Les instructions de Šuruppak » : il s’agit d’un recueil typique de la littérature
sapientiale, transmettant une forme de sagesse populaire qui forme la base de la vie sociale. Son
protagoniste principal, Šuruppak, est présenté comme « fils d’Ubar-Tutu » et il s’adresse à son propre fils
Zi-u-sud-ra. Il n’est pas inintéressant de noter la distorsion des faits qui intervient ici, dans la transmission
de la tradition initiale du mythe du Déluge, puisque Šuruppak, la ville dont Zi-u-sud-ra fils d’Ubar-Tutu
était le roi, devient une personne…
 B. Alster, Wisdom of Ancient Sumer, Bethesda, MD/CDL Press, 2005, p. 52-53, 101-102, et pl. 60-61.
Le texte est connu par de nombreux exemplaires successifs, qui témoignent de sa popularité chez les
lettrés mésopotamiens, surtout au IIe millénaire av. J.-C. Il véhicule une forme de sagesse basique qui
invite à se conformer aux règles sociales, mais on a noté également le rapprochement avec plusieurs
dispositions du Décalogue biblique. Ainsi, un exemplaire récemment publié énonce les obligations
suivantes :
[…] ne pas tuer (l. 28, cf. le 6e commandement), ne pas voler ni agresser quelqu’un pour le voler (ll. 28-
31, cf. le 8e commandement), ne pas s’amuser avec, ou rester assis seul dans une chambre avec une
femme mariée (ll. 33-34, cf. le 7e commandement), ne pas dire de mensonges (l. 36, cf.
le 9e commandement), ne pas proférer des malédictions en invoquant les dieux (l. 50, cf. le
3e commandement) […].
« Les instructions de Šuruppak » montrent que les règles de la vie sociale tirent leur origine d’un fonds
antédiluvien pratiquement contemporain de la création originelle de l’humanité. Elles sont rattachées, en
même temps, à une sorte de patronage du héros du Déluge, qui avait déjà été choisi par le dieu Enki pour
ses qualités de bon roi (et non pour ses seules qualités morales comme Noé).
Comme on l’a déjà noté, on considérait en Mésopotamie que l’institution politique essentielle qu’était la
royauté datait d’avant le Déluge, comme l’illustre l’un des textes historiques les plus célèbres de la
tradition mésopotamienne, la Liste royale sumérienne. C’est elle qui permet de situer le Déluge dans le
cours de l’histoire.
 Ce qui montre qu’à cette époque la démarcation entre monde des dieux et monde des hommes n’était pas
avérée.
Selon ce texte, lorsque la royauté « descendit du Ciel » – c’est-à-dire fut attribuée par les dieux aux
humains pour leur permettre d’accéder à la civilisation –, cinq villes sumériennes exercèrent tour à tour le
pouvoir : Eridu, Bad-Tibira, Larak, Sippar, Šuruppak. À l’exception de Sippar, elles étaient toutes situées
dans la partie méridionale du pays de Sumer, à proximité du golfe Persique. La liste des premiers rois,
tous humains sauf le cinquième de la liste, Dumuzi, qui était de nature divine, comporte des durées de
règne remarquables (fig. 1) :

Fig. 1 : Les premiers rois selon la Liste royale sumérienne (source : J.-J. Glassner, Chroniques mésopotamiennes, op. cit.,
p. 138-139 [manuscrit G]). * Enmeduranki selon une autre version.

 On rappellera qu’Adam vécut 930 ans (Genèse V, 5), Mathusalem 969 ans (Genèse V, 27), et
Noé 950 an (...)
Une fois le cataclysme du Déluge passé, les descendants de Zi-u-sud-ra ne vécurent jamais beaucoup plus
d’un millénaire, puis deux à trois siècles, puis une durée « normale » d’existence, bornée à cent ans. Le
mythe du Déluge rend donc compte également de cette évolution, et introduit le fait qu’avant existaient
des humains d’une sorte particulière, dont la durée de vie était « géante », à comparer avec la taille géante
des Nephilim bibliques, et les durées également longues de l’existence des prédécesseurs de Noé et de
Noé lui-même. De même, le Déluge (surtout biblique) a aussi pour fonction d’expliquer pourquoi il y a
des espèces animales qui n’ont pas survécu au Déluge.
Enfin, le Déluge mésopotamien met un terme à une période au cours de laquelle les connaissances
essentielles à la civilisation, d’origine divine, étaient communiquées aux hommes par l’intermédiaire
d’êtres fabuleux, les apkallu, mi-hommes, mi-poissons. Le mythe des apkallu s’est développé tout au
long de l’histoire de la civilisation mésopotamienne. On considère que ces créatures hybrides, au nombre
de sept, transmirent aux hommes les éléments fondamentaux du Savoir, sur les instructions du dieu Enki.
Selon la liste canonique qui en a été établie, il s’agit de :
1. U-an-na, « qui acheva les plans du Ciel et de la Terre » ;
2. U-an-ne-dug-ga, « à qui fut donné un vaste entendement » ;
3. En-me-dug-ga, « à qui fut attribué un bon destin » ;
4. En-me-galam-ma, « qui naquit dans une maison » ;
5. En-me-bulug-ga, « qui grandit dans une prairie » ;
6. An-Enlil-da, « le prêtre-purificateur de la ville d’Eridu » ;
7. Utu-abzu, « qui monta au Ciel ».

Le premier de ces apkallu, U-an-na est le plus connu. Dans les Babyloniaka de Bérose, il est cité sous le
nom d’Oannès :
 J. Bottéro, S. N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’homme, Paris, Gallimard, 1993, p. 199-200.
En Babylonie, quantité d’hommes venus d’ailleurs s’étaient installés dans la Chaldée où ils menaient une
existence inculte, pareils à des bêtes. Une première année, alors, apparut là sur le rivage, un monstre
extraordinaire sorti de la mer Rouge et appelé Oannès [U-an-na]. Son corps entier était celui d’un
poisson, avec, sous la tête, une autre tête (humaine) insérée, ainsi que des pieds, pareils à ceux d’un
homme – une silhouette dont on a préservé le souvenir et que l’on reproduit encore de notre temps. Ce
même être vivant, passant ses jours parmi les hommes sans prendre la moindre nourriture, leur apprit
l’écriture, les sciences et les techniques de toute sorte, la fondation des villes, la construction des temples,
la jurisprudence et la géométrie ; il leur dévoila pareillement la culture des céréales et la récolte des
fruits : en somme il leur donna tout ce qui constitue la vie civilisée. Tant et si bien que depuis lors on n’a
plus rien découvert de remarquable. Au coucher du soleil, ce même monstre Oannès replongeait en la mer
pour passer ses nuitées dans l’eau : car il était amphibie. Plus tard apparurent d’autres êtres analogues.
Un texte cunéiforme savant d’époque hellénistique du IIIe siècle av. J.-C. établit même un rapport entre
les premiers rois et les premiers apkallu, qui sont présentés comme les prototypes du personnage du Sage.
Ainsi fonctionne le couple Roi/Sage, sur le modèle de l’association divine Enlil/Enki (dieu de la Royauté,
dieu du Savoir), destiné à une longue fortune en Orient, et la période d’avant le Déluge devient donc le
moment de la mise en place des savoirs initiaux. Ce texte hellénistique crée d’autre part une généalogie
savante en rattachant les scribes-lettrés du IIIe siècle av. J.-C. à ces apkallu fabuleux, qu’il présente
comme leurs lointains ancêtres. Ce sont en particulier les tenants de l’une des traditions savantes les plus
nobles de la science mésopotamienne, celle des conjurateurs-exorcistes, qui sont reliés par une filiation
quasi directe aux auxiliaires du dieu de la Connaissance. On trouve là une généalogie de lettrés, parallèle
aux généalogies royales et aussi ancienne qu’elles, et qui s’inspire, en dernière analyse, des récits de
création mésopotamiens (fig. 2).
Noms des rois Ville Apkallu

Alulim (LRS) = Aialu (TS) = Aloros (B) Eridu U-an-na


Alalgar (LRS) = Alalgar (TS) = Alaparos (B) Eridu U-an-ne-dug-ga
Enmenluanna (LRS) = Ammeluanna (TS) = Ammelon (B) Bad-tibira En-me-dug-ga
Enmengalanna (LRS) = Ammegalanna (TS) = Ammenon (B) Bad-tibira En-me-galama-ma
Dumuzi (LRS) = Enmeušumgalanna (TS) = Amegalaros (B) Bad-tibira En-me-bulug-ga
Ensipazianna (LRS) = Dumuzi le pâtre (TS) = Daonos le berger (B)* Larak An-Enlil-da
Enmeduranna (LRS) = Enmeduranki (TS) = Euedorachos (B) Sippar Utu-abzu
Ubar-Tutu (LRS) = Otiartes (B) Šuruppak ––

Fig. 2 : L’association entre rois et apkallu selon la tradition lettrée mésopotamienne. Légende : LRS = Liste royale
sumérienne ; TS = texte d’époque séleucide ; B = Bérose.
* Dumuzi est le cinquième roi dans la Liste royale sumérienne, mais le sixième dans la tradition tardive du texte séleucide et de
Bérose.

 En ce sens, l’épisode de la tour de Babel illustre clairement cette coupure.


Mis en parallèle, les récits biblique et mésopotamien du Déluge insistent sur son rôle de césure dans
l’histoire de l’espèce humaine. Césure entre temps des créatures fabuleuses et temps de l’homme, césure
dans le rapport entre êtres divins et l’humanité : chacun garantit en quelque sorte l’existence de l’autre,
mais sur des plans désormais radicalement séparés. Les hommes disposent maintenant de leur autonomie
et de caractéristiques qui renforcent l’unicité de la race humaine. Il ne leur reste plus qu’à vivre et écrire
une histoire dont ils soient pleinement responsables. Et c’est par la prise en compte de ce mythe en tant
que tel que les historiens modernes peuvent en appréhender le sens.

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