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Le symbole
Antoine Vergote
Vergote Antoine. Le symbole. In: Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 57, n°54, 1959. pp. 197-224;
doi : https://doi.org/10.3406/phlou.1959.4995
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1959_num_57_54_4995
L'efficacité du symbole
(a> « Now, without external symbole to mark out and to steady its course, the
intellect runs wild; but with the aid of symbols, as in algebra, it advances with
precision and effect. Let than our symbols be words: let all thought be arrested
and embodied in words. Let language have a monopoly of thought; and thought
go for only so much as it can show itself to be worth in language... », J. H. NEW-
MAN, An Essay in Aid of a Grammar of Assent, London, 1930, p. 263.
'•' Method and Theory in Experimental Psychology, New York, 1953, p. 601.
<4> Ibid., p. 602. -
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« symbole » dans son sens le plus général : est symbole tout signe
qui représente la réalité. Et de fait, l'image, le mot, le geste,
l'imagination, sont toujours indice référentiel et mettent en forme et en
valeur la « réalité » perçue. La branche saisie par le chimpanzé se
trouve métamorphosée en instrument : la tension que l'obstacle
a créée dans le champ psychologique de l'animal détermine sa
position et sa nature. Cette tension se propage comme un feu agile
et investit l'objet perçu, le dérobant à sa nature de branche. Un
monde technique surgit un instant, dans la demi-lueur fugitive d'une
énergie psychique se réalisant à travers l'objet. Certes, l'instrument
se dégage à peine de sa substance matérielle, juste un moment,
pour y sombrer à nouveau lorsque la tension sera résolue. Mais
il y a eu, un instant, un élan éphémère vers la création d'un monde
artificiel, en rupture avec le monde « naturel ».
Seul l'homme est cet être créateur d'un monde de vraie instru-
mentalité. Le « souci » fait surgir le monde d'outils. Dans ce
« monde », tout objet est référence aux autres, et la mondanité
propre de l'étant disponible est précisément cette assumption de
l'étant dans le réseau référentiel des outils. Le « signe » (p. ex. la
flèche ou les clignoteurs indiquant la direction) a pour fonction
propre, dans ce réseau de références, d'être « un outil qui mène
expressément à la vue prévoyante d'un ensemble d'outils, en sorte
qu'avec lui s'annonce la mondanité propre de l'étant disponible » <s>.
On comprend l'usage que font certains psychologues du terme
« symbolisme » : la médiation par la pensée ou la représentation,
aussi évanescente qu'elle soit, institue dans les choses un ordre de
relations. Cependant, aucun psychologue ne s'avisera d'appeler la
branche, devenue bâton, un symbole. Seul le processus psychique
de médiation est dit symbolique. Même un outil achevé, consistant,
n'est pas encore un symbole. Tout au plus sera-t-il un signe, comme
la flèche, parce qu'il annonce un ensemble d'outils. Un signe de la
chaîne algorithmique est déjà appelé symbole. C'est qu'en lui la
médiation par le processus psychique est déjà arrivée à la
constitution d'un ordre référentiel autonome. Les fonctions techniques
élémentaires sont encore une simple transformation de la nature,
au service des besoins élémentaires de l'homme. Leur médiation
est un détour dont la courbe rentre dans le monde perceptible. Elle
<*' « Das ist die wahre Symbolik, wo das Besondere das Allgemeinere dar-
stellt, nicht als Traum und Schatten, sondern als lebendig-augenblickliche Offen-
barung des Unerforschlichen », W. GOETHE, Maximen und Reflexionen, Schriften
der GoethegeselUchaft, XXI, p. 314.
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travers une histoire dont le terme n'est pas une intuition esthétique
silencieuse, mais la parole du philosophe qui en réfléchit le
développement et du même coup le dépasse » (7). Ajoutons seulement que
le dépassement philosophique reste un mouvement à l'intérieur de
la visée symbolique-
Cette présentification de l'absent prend tout son poids dans la
symbolique religieuse, où l'inadéquation entre la visée et sa forme
évocatrice se fait démesuiée. Le langage religieux est construit sur
le principe, énoncé par P. Claudel en son Art Poétique, que tout
est allusion. Dans le langage religieux, nous parlons de Dieu, non
pas comme de la cause première des étants, mais comme de notre
Père qui est dans les cieux. L'indice sensible de ces expressions
est violenté par une idée qui l'écrase de sa richesse. L'image de la
voûte céleste, empruntée à la cosmologie juive, ne correspond plus
en rien à nos catégories scientifiques. Cependant nous ne savons
penser Dieu autrement, dans l'attitude religieuse, que selon la
dimension verticale ; elle nous signifie l'altérité entière de Dieu par
rapport à notre monde à nous. Aussi les catégories fondamentales
du IVe évangile sont-elles empruntées au symbolisme spatial du
mouvement vertical. La descente du Fils de l'Homme et sa remontée
au ciel expriment le mystère de son histoire personnelle, de sa
gloire d'abord voilée puis manifestée, en même temps que le
bouleversement que son histoire personnelle a introduit dans les relations
entre Dieu et l'homme (8).
La révélation suppose les symboles et les mythèmes ; ils sont
les formes dans lesquelles elle s'inscrit et dont elle épouse le tracé,
pour les faire éclater de l'intérieur. Une pensée peu exigeante, se
mouvant dans l'évocation associative plutôt que dans la dialectique
conceptuelle, est toujours tentée de négliger la diversité des sens
qui s'agglomèrent à une image. Elle veut rejoindre dans le scheme
imaginatif l'ultime noyau significatif du symbole. Une pensée
rationaliste, d'autre part, voudra toujours purifier la religion, en la
dépouillant de son corps mythique et symbolique. Nous devons
("> J. PlACET, Le jugement moral chez l'enfant, Paris, nouv. éd., 1957,
pp. 200 ss.
<s2> L. LÉVY-BRUHL, La mentalité primitive, Paris, 1926.
Le symbole 213
<"> Cf. M. GRIAULE, Mythe de l'organisation du monde chez les Dogons, dans
Psyché, vol. 2, 1947.
<**) Cf. A. NÉHER, L'essence du prophêtisme, Paris, 1955, pp. 141 ss.
<*•> Sur le symbolisme du « centre », cf. M. ELUDE, Images et symboles. Essai
sur le symbolisme magico-religieux, Paris, 1952, pp. 33 ss.
Le symbole 217
<41> Cf. Die Problème der Mystik. und ihrer Symbolik, Wien-Leipzig, 1914,
pp. 160 88.
<"> On trouve un excellent aperçu sur l'évolution de la pensée jungienne et
un bon jugement critique dans R. HosTIE, S. J., Du mythe à la religion. La
psychologie analytique de C. G. Jung (Etudes carmélitaines), Bruges-Paris, 1955.
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beaucoup d'auteurs. Sans doute parce qu'ils croient avoir capté ses
virtualités, lorsqu'il fait peau neuve et leur laisse entre les mains
une dépouille, signe de son absence et annonce d'une présence
nouvelle. Car le serpent peut symboliser aussi bien la vie que la
mort. Le serpent d'Esculape figure la guérison. Dans l'histoire
biblique, le serpent est élevé devant les Hébreux en signe effectif
de vie (48). Et dans les images égyptiennes, il remplace la tête des
morts pour représenter leur vraie immortalité. Mais il apporte aussi
la mort. Il guette l'homme ; il veut mordre le rédempteur au talon (47).
11 symbolise la sagesse initiatique ; dans les contes de Grimm, il
apprend aux hommes le langage caché des animaux ; aux yeux de
l'homme paradisiaque, il fait miroiter les merveilles de l'omniscience
divine. Aussi bien est-il l'ennemi redoutable de Dieu lui-même (48>.
Le serpent évoque également la sensualité, et toute l'ambivalence
de la sexualité. 11 est l'image de la femme en sa double valeur
sexuelle pour certains hommes et parfois pour elle-même. Il est
la présence de l'aspect fascinant mais aussi du côté obscur,
angoissant, de l'expérience erotique : la Jeune Parque, fascinée, le
poursuit avec frayeur dans la pénombre du bois. Finalement, en son
ambivalence radicale, le serpent peut figurer les échos affectifs de
l'expérience religieuse. Laissant un de ses sujets dérouler des
associations à partir du poème nietzschéen au dieu inconnu, Girgen-
sohn recueillit ce témoignage saisissant, que nous reprenons en
traduction : « C'est aussi le sentiment : on sait qu'il y a quelque
part quelque chose d'effrayant, p. ex. dans un livre d'images ; on
voudrait regarder ailleurs et tourner les pages, mais cela vous attire
particulièrement et vous tient captif. Enfant, j'éprouvais cela à tel
point que j'étais même pris d'angoisse devant un livre dans lequel
étaient figurés des serpents, et que je ne pouvais tout de même pas
tourner les pages ; je devais plutôt revivre chaque fois l'effroi » <49).
Le serpent, autant que l'eau, le feu, le château, etc., peut
figurer plusieurs contraires. Les ethnologues et les historiens de la
religion ont constaté l'extrême difficulté à composer un dictionnaire
Conclusion
Antoine VeRGOTE.
Louvain.