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La conscience symbolique de Erwin Schrödinger :

l’unité des consciences ?

***

The Symbolic Consciousness of Erwin Schrödinger:


Unity of Consciousnesses?

Albert Dechambre – Novembre 2021


Résumé
La philosophie d’un des plus grands physiciens, Erwin Schrödinger, semble aujourd’hui
désuète et son vocabulaire spiritualiste presqu’incongru. Sous quel angle nouveau pouvons-
nous comprendre son aspiration à l’unité de la conscience et du monde, à l’unité des
consciences entre elles, et à la capacité de l’esprit d’agir librement sur le monde ?
Cet angle est symbolique. Chercher un équilibre ou une réciprocité entre les termes qui
renvoient à une réalité « spirituelle » abstraite et des objets symboliques plus concrets, que
la conscience humaine a produits depuis le Paléolithique supérieur : des images diverses qui
sont à l’origine des modèles et des théories scientifiques et des « sujets » ayant une
puissance d’agir : sujet de connaissance (Schrödinger), sujet transcendantal (Husserl,
Descola), ego abstrait (Von Neumann, Stapp) qui s’incarnent dans des constructions
théoriques et des dispositifs expérimentaux divers, inventés librement. La conscience
symbolique de Schrödinger fut d’élaborer des images du monde (world pictures, universal
pictures) et des modèles, comme la fameuse équation qui porte son nom et délivre une
image ondulatoire de la matière et du rayonnement ou le modèle du chat vivant et mort à la
fois ou encore l’image troublante de l’identification de l’esprit avec l’image qu’il a lui-même
conçue. Elle fut de s’inspirer de la littérature, de la peinture et de la musique. Sa conscience
symbolique était analogiste autant que naturaliste – je me réfère ici à la matrice des quatre
régions ontologiques de l’anthropologue Philippe Descola. Naturaliste dans sa visée à
l’objectivité au moyen d’équations, analogiste dans son usage d’images générales du monde
pour retrouver la présence de l’esprit dans cette quête de l’objectivité. Mais elle fut bridée
par une unité mystique qu’il pensait supérieure alors qu’elle est sous nos yeux, dans
l’environnement symbolique élaboré au cours de l’évolution culturelle.
Dans cet essai, je me concentre sur deux thèmes :
(1) Pour appliquer le « principe d’objectivation », le « sujet de connaissance » (Subject of
Cognitanze), doit nécessairement s’exclure de l’image scientifique du monde qu’il construit,
où ne figurent que des systèmes physiques en interaction causale. Mais, ainsi invisibilisé, il
se retrouve privé de tout pouvoir d’action effective sur le monde. Si l’esprit est détaché de la
matière, comment pourrait-il agir sur elle ? Comment résoudre une telle antinomie ?
(2) La position de Schrödinger à l’égard de la conscience et du libre arbitre reste implicite et
floue. Schrödinger ne pense pouvoir attribuer quelque puissance d’agir à l’esprit humain
qu’en reliant l’unité de sa conscience personnelle (Atman) à l’unité d’une conscience
englobante (Brahman) qui, étant elle-même unité du vivant et du non vivant, a un pouvoir
législateur sur le non vivant, une liberté d’agir dont l’esprit humain hérite en quelque sorte
par transitivité.
Avons-nous là mieux qu’une transitivité vague entre identités pour justifier qu’on parle de la
capacité d’agir de l’homme ? Avons-nous mieux qu’une nouvelle antienne de la vision
totalisante ou monothéiste qui fait du libre arbitre le don d’une unité transcendante, qu’on
la nomme Brahman ou Dieu ?
L’identité Atman = Brahman, parfois appelée la deuxième équation de Schrödinger, est
censée résoudre l’antinomie de l’invisibilité de l’esprit : celui-ci peut agir sur le monde
« parce qu’il est lui-même cette image du monde ». Une image mystérieuse que cet essai

2
s’emploiera à débrouiller et à éclairer. Pour ma part, je prends cette déclaration « à la
lettre », en écartant toute tentation mystique : l’esprit est parfaitement visible dans les
images au sens très large de ressources symboliques qu’il produit librement, qui ont, pour
certaines d’entre elles, une portée universelle et une efficacité causale particulière aussi
réelle que la causalité naturelle. Schrödinger s’approche d’une telle solution en s’avisant que
le déterminisme est un auxiliaire nécessaire du libre arbitre qui lui donne sa cohérence et
son efficacité, où déterminismes naturels partiels s’imbriquent au déterminisme contrôlé
des motivations et des raisons. Le concept de « sujet législateur » de lui-même est
également un écho de la volonté de vouloir de William James, qui enclenche le travail
symbolique qui est le milieu d’exercice du libre arbitre. Ainsi la position de Schrödinger
s’éclaire : une expérience directe de cette volonté et ensuite une expérience médiate que
cette volonté libre ne peut s’exercer sans ressources symboliques.
On peut rétorquer que de telles questions ne sont qu’une distraction de philosophe déphasé
par rapport à son époque qui est celle des neurosciences, à la recherche d’une explication
scientifique de la conscience humaine qui réglerait une bonne fois pour toutes le vieux
problème du libre arbitre. Je pense, au contraire, que ces questions illuminent cette « quête
ultime » au sens où la conscience symbolique s’étend dans l’espace et le temps, bien au-delà
des traces montrées par l’imagerie cérébrale, même si ces observations sont cruciales pour
analyser les corrélats neuronaux des contenus conscients que cette conscience construit et
maintient actifs au moyen de symboles externes et publics.
La désuète étrangeté du libre arbitre n’est donc qu’apparente et ne se manifeste que si nous
ne regardons qu’en un seul endroit. Ce n’est qu’en embrassant d’un même regard les
contenus conscients (internalisés sous forme de traces ou de signatures neuronales) et leurs
corrélats sensibles (externalisés sous forme symbolique), sans établir de hiérarchie, que
l’exercice du libre arbitre devient une évidence que j’ai essayée de traduire sous la forme
d’une preuve dans un autre essai. Se souvenir du spiritualisme de Schrödinger a au moins ce
mérite de pouvoir y voir une fuite en avant inverse de celle de la « naturalisation » de la
conscience et du libre arbitre par les neurosciences. Pour Schrödinger, c’est un refuge dans
des identités tellement englobantes qu’on n’y voit plus rien du tout, pour les neurosciences
c’est un refuge dans des identités tellement fragmentaires qu’on y verra jamais d’action
intentionnelle. La pensée en acte de Schrödinger de vouloir « transfuser » un peu de l’esprit
oriental dans les principes fondamentaux de la science occidentale illustre tout le travail
symbolique nécessaire pour accompagner le naturalisme scientifique.
Voici la principale conclusion de cet essai :
L’artiste peut choisir de figurer ou non dans son œuvre (comme Homère ou Dürer). Le
sujet de connaissance, l’esprit conscient, ne peut être inclus dans une image
scientifique du monde au sens étroit d’un arraisonnement au moyen de lois physiques
ou biologiques, mais il occupe une position centrale et joue un rôle actif si nous
incluons dans cette image le processus de l’action scientifique qui agit en retour sur
celle-ci. Et, en ce sens, l’esprit est bien cette image.
Une telle conclusion ne prend de relief que dans l’histoire de la pensée figurative et
scientifique qui a pu être « troublée » par l’existence nécessaire d’un sujet pour la mettre en
œuvre. Schrödinger a été un cas emblématique de ce type d’interrogation.

3
:

Le travail symbolique produit par Schrödinger lève l’antinomie. Le sujet de connaissance


produit des systèmes symboliques qui ont une efficacité causale à travers leurs extensions
technologiques à l’échelle de l’action scientifique, un pouvoir d’agir au moyen de la causalité
symbolique à l’échelle de la réalité sociale. Ce travail symbolique peut être décrit comme un
processus sémiodynamique (en référence à la théorie dynamique de Terrence Deacon)
d’ajustements réciproques de contraintes entre des sujets, des corps physiques et des
manières de faire monde. Un concept-clé est celui de « coupure épistémique » entre la
matière et les symboles, du à Howard Pattee (les précurseurs sont le code génétique puis les
« inscriptions neuronales » dans les mémoires), qui devient une complémentarité matière-
symbole lorsque le détachement symbolique est atteint par la conscience symbolique. La
liberté théorique, expérimentale et critique du scientifique a été obtenue au moyen d’une
longue lutte avec le réel depuis que Sapiens a conçu les premiers outils symboliques au
Paléolithique supérieur.
Cet essai est inspiré principalement par What is Life ? et Mind and Matter. Je m’appuie
également sur d’autres textes comme Science et humanisme (La physique de notre temps),
Indeterminism and free will et les textes critiques de Michel Bitbol qui les accompagnent
dans leur version française. C’est un nouveau complément à mon essai Le concept
scientifique du libre arbitre – émergence et coévolution.
Cette adaptation de la pensée de Schrödinger se présente comme une série de cycles où je
plonge dans ses textes, en tire une perplexité, propose un dénouement, trouve une autre
perplexité mais semblable à la précédente dans sa forme, propose des ajustements et
reprends un nouveau cycle… Cette structure exprime plus qu’un ajustement de deux libertés
symboliques en décalage, elle exprime la raison symbolique qui épouse ici la forme de
l’œuvre philosophique de Schrödinger, celle d’une reprise obsédante.

Abstract
The philosophy of one of the greatest physicists, Erwin Schrödinger, seems outdated and his
spiritualist vocabulary almost incongruous. How can we understand however his aspiration
for the unity of consciousness and the world, the unity of consciousnesses, and the capacity
of the mind to act freely?
This angle is symbolic. Look for a balance or reciprocity between terms that refer to an
abstract "spiritual" reality and to more concrete symbolic objects, which human
consciousness has produced since the Upper Paleolithic: various images that are at the origin
of scientific models and theories and "subjects" with the power to act: subject of knowledge
(Schrödinger), transcendental subject (Husserl, Descola), abstract ego (Von Neumann,
Stapp) which are embodied in theoretical constructions and various experimental devices,
freely invented. Schrödinger's symbolic consciousness was to elaborate world pictures (or
universal pictures) and models, such as the famous equation that bears his name and
delivers a wave image of matter and radiation or the model of the living and dead cat at the
same time or the disturbing image of the identification of the mind with the image he

4
conceived. He was inspired by literature, painting and music. His symbolic consciousness was
analogistic as well as naturalistic – I refer here to the matrix of the four ontological regions of
the anthropologist Philippe Descola. Naturalist in his aim for objectivity by means of
equations, analogist in his use of general images of the world to find the presence of the
mind in this quest for objectivity. But it was restrained by a mystical unity that he thought
superior while it is before our eyes, in the symbolic environment elaborated during cultural
evolution.
In this essay, I focus on two themes:
(1) To apply the "principle of objectification", the "Subject of Cognitanze" must necessarily
exclude itself from the scientific image of the world it constructs, which contains only
physical systems in causal interaction. But, made invisible, he is deprived of any effective
power of action on the world. If the mind is detached from matter, how could it act on it?
How to solve such an antinomy?
(2) Schrödinger's position on consciousness and free will remains implicit and unclear.
Schrödinger thinks he can attribute some power to act to the human mind only by linking
the unity of his personal consciousness (Atman) to the unity of an all-encompassing
consciousness (Brahman) which, being itself the unity of the living and the non-living, has a
legislative power over the non-living, a freedom to act from which the human mind inherits
in a way by transitivity.
Do we have better than a vague transitivity between identities to justify talking about the
capacity of man to act? Do we have better than a new antiphon of the totalizing or
monotheistic vision that makes free will the gift of a transcendent unity, whether it is called
Brahman or God?
The identity Atman = Brahman, sometimes called Schrödinger's second equation, is
supposed to solve the antinomy of the invisibility of the mind: it can act on the world
“because it is itself that world picture”. A mysterious image that this essay will strive to
unravel and illuminate. For my part, I take this statement "literally", ruling out any mystical
temptation: the mind is perfectly visible in images in the very broad sense of symbolic
resources that it produces freely, some of them which have a universal scope and a
particular causal effectiveness as real as natural causality. Schrödinger approaches such a
solution by believing that determinism is a necessary auxiliary of free will that gives it its
coherence and effectiveness, where partial natural determinisms interlock with the
controlled determinism of motivations and reasons. The concept of "legislative subject" of
itself is also an echo of William James' will to will, which triggers the symbolic work that is
the medium of exercise of free will. Thus, Schrödinger's position is illuminated: a direct
experience of this will and then a mediated experience that this free will cannot be exercised
without symbolic resources.
One can retort that such questions are only a distraction of a philosopher out of step with his
time, the time of neuroscience in search of a scientific explanation of human consciousness
that would solve once and for all the old problem of free will. I think, on the contrary, that
these questions illuminate this "ultimate quest" in the sense that symbolic consciousness
extends in space and time, far beyond the traces shown by brain imaging, even if these
observations are crucial to analyze the neural correlates of the conscious contents that this

5
consciousness builds and maintains active by means of external and public symbols.
The outdated strangeness of free will is therefore only apparent if we look for it in only one
place. It is only by embracing with the same gaze the conscious contents (internalized in the
form of traces or neural signatures) and their sensitive correlates (externalized in symbolic
forms), without establishing a hierarchy, that the exercise of free will becomes an obvious
fact that I tried to translate into the form of a proof in another essay. Remembering
Schrödinger's spiritualism has at least the merit of being able to see it as a headlong rush
opposite to that of the "naturalization" of consciousness and free will by neuroscience. For
Schrödinger, it is a refuge in identities so encompassing that we no longer see anything at all,
for neuroscience it is a refuge in identities so fragmentary that we will never see intentional
action. Schrödinger's thought in action of wanting to "transfuse" some of the Eastern mind
into the fundamental principles of Western science illustrates all the symbolic work
necessary to accompany scientific naturalism.
Here is the main conclusion of this essay:
The artist can choose whether or not to appear in his work (like Homer or Dürer). The
subject of knowledge, the conscious mind, cannot be included in a scientific picture of
the world in the narrow sense of boarding by means of physical or biological laws, but
it occupies a central position and plays an active role if we include in this image the
process of scientific action that acts in return on it. And, in this sense, the mind is
indeed this image.
Such a conclusion only takes prominence in the history of figurative and scientific thought
that may have been "troubled" by the necessary existence of a subject to implement it.
Schrödinger was an emblematic case of this type of questioning.
The symbolic work produced by Schrödinger removes the antinomy. The subject of
knowledge produces symbolic systems that have causal effectiveness through their
technological extensions at the scale of scientific action, a power to act by means of symbolic
causality on the scale of social reality. This symbolic work can be described as a
semiodynamic process (in reference to Terrence Deacon's dynamic theory) of reciprocal
adjustments of constraints between subjects, physical bodies and ways of composing
worlds. A key concept is that of "epistemic cut" between matter and symbols, due to
Howard Pattee (the precursors are the genetic code and afterwards the "neuronal
inscriptions" in memories), which becomes a material-symbol complementarity when the
symbolic detachment is reached by the symbolic consciousness. The theoretical,
experimental and critical freedoms of the scientist has been achieved through a long
struggle with reality since Sapiens designed the first symbolic tools in the Upper Paleolithic.
This essay is inspired mainly by What is Life? and Mind and Matter. I also rely on other texts
such as Science and Humanism, Indeterminism and free will and the critical texts of Michel
Bitbol which accompany them in their French versions. This is a new complement to my
essay The Scientific Concept of Free Will - Emergence and Coevolution.
This adaptation of Schrödinger's thought is presented as a series of cycles where I dive into
his texts, derive a perplexity, propose an outcome, find another perplexity similar to the
previous one and resume a new cycle... This structure expresses more than an adjustment of

6
two out of step symbolic freedoms, it expresses the symbolic reason that here espouses the
form of Schrödinger's philosophical work, that of a haunting revival.

Mots-clés / keywords
Physique quantique, mécanique ondulatoire, anthropologie, paléoanthropologie,
biosémiotique, sapiens, image du monde, modèle scientifique, spiritualité hindoue, Atman,
Brahman, Upanishad, réalisme, libre arbitre, liberté symbolique, sémiodynamique, coupure
épistémique, indéterminisme, naturalisme, analogisme, naturalisme scientifique,
neurosciences, world picture, sub-mind, plural-mind.
Michel Bitbol, Philippe Descola, Emmanuel Kant, William James, Albert Einstein, Pascual
Jordan, Niels Bohr, Werner Heisenberg, John Bell, Nicolas Gisin, Gerard t’ Hooft, Daniel
Dennett, Aldous Huxley, Henry Stapp, Terrence Deacon, Howard Pattee, Stanislas Dehaene.

Albert Dechambre – Université de Liège – Novembre 2021


thiksey@hotmail.com

Illustration couverture : Isabelle Gilson, artiste visuelle

7
1 INTRODUCTION

« J’ai regardé dans tes yeux et j’y ai trouvé toute la vie, cet esprit, disais-tu, qui n’était plus toi
ou moi, mais nous, un esprit, un être ... tu peux m’aimer toute ta vie, mais nous sommes deux
maintenant, pas un. »
“I looked into your eyes and found all life there, that spirit which you said was no more you or
me, but us, one mind, one being … you can love me all your life, but we are two now, not one.”
(Lettre de Erwin Schrödinger à l’artiste irlandaise Sheila May après leur rupture, citée par Viraj
Kulkarni, What Erwin Schrödinger Said About the Upanishads, 2020)1

1.1 LE CHAT DE SCHRÖDINGER ET SON CHIEN ATMAN


Tout le monde connaît le chat de Schrödinger à la fois vivant et mort qu’il imagina pour
ironiser sur le principe de superposition quantique 2. Schrödinger fut un des inventeurs de la
fameuse équation qui porte son nom (1925), offrant une image ondulatoire et déterministe
de la réalité à l’échelle quantique, en concurrence avec l’image corpusculaire et
indéterministe de Werner Heisenberg et Niels Bohr (2.1). Il aborda également la biologie :
Qu’est-ce que la vie ? (1944) qui fit grand bruit et influença Francis Crick, un des découvreurs
du code génétique en 1953.
Mais très peu savent que le chien de Schrödinger s’appelait Atman qui, en Sanskrit, signifie
« souffle », « âme », « soi », « essence ». Redoutable travail de traduction. Ces termes ont au
moins un trait commun qui les oppose à un autre groupe de termes renvoyant à la
contingence et à l’éphémère : « sujet empirique », « subjectivité », « ego », « personnalité »
3
, etc. Dans les Upanishads, les textes fondateurs de la tradition spirituelle hindoue qui
portent sur la nature de la réalité et de l’esprit, Atman est uni au Brahman, l’âme

1
https://science.thewire.in/the-sciences/erwin-schrodinger-quantum-mechanics-philosophy-of-physics-
upanishads/.
2
La situation actuelle en mécanique quantique (Die gegenwärtige Situation in der Quantenmechanik, 1935) in
Physique quantique et représentation du monde, Points sciences, Seuil, 1992. Cet article de Schrödinger est
consécutif à une échange de lettres avec Einstein. Pour donner une image absurde du principe de superposition
à l’échelle macroscopique, celui-ci imaginait un baril de poudre contenant une particule radioactive pouvant se
désintégrer à tout moment et provoquer l’explosion du baril. Avant cette explosion, le baril serait dans un état
superposé baril explosé + baril non explosé. Ce baril a « soufflé » à Schrödinger son fameux chat, plus
dramatique.

8
universelle, source de toute existence, unité du vivant et du non vivant. Ce que certains ont
pu appeler la « deuxième équation de Schrödinger » : atman = brahman, où Atman tire sa
permanence ou sa pureté de celle du Brahman.
Schrödinger était un physicien pétri de philosophie dès sa jeunesse, en particulier des
spiritualités orientales découvertes grâce à Arthur Schopenhauer, au point de vouloir
abandonner la physique à quelques occasions. Sa philosophie de la physique peut paraître
aujourd’hui désuète, lui qui voyait la métaphysique comme l’avant-garde de la physique.
Quel physicien en activité s’intéresserait encore à l’idée de « transfuser » un peu de l’esprit
oriental dans les principes fondamentaux de la science occidentale classique fondés sur
l’objectivation et son corrélat l’exclusion (l’élision dirait Michel Bitbol 4) de la subjectivité du
domaine physique, pour découvrir une unité entre le sujet de connaissance et le monde qu’il
observe, théorise et expérimente depuis sa position d’exilé ?
Pourtant, une telle position spiritualiste pouvait se comprendre dans ces moments troublés
où la « nouvelle physique » renversait les principes les mieux établis de la physique
classique, pour laquelle rien ne s’interposait entre la réalité et nous : ni voiles, ni modèles.
« Nous pensions que nous avions affaire au monde lui-même. » (Mind and Matter, p. 121) 5.
Il fallait explorer de nouvelles visions du monde pour espérer retrouver la cohérence perdue,
pratiquer un nouvel « essorage des possibles » (Poincaré), envisager, pour les plus radicaux,
que la physique ne puisse plus prétendre décrire une réalité indépendante et découvrir ses
lois mais seulement décrire « la structure de notre expérience consciente »6. Un tel moment
de suspension dans la marche de la raison initiée par la pensée grecque ne pouvait que
provoquer un questionnement en retour sur ses fondements et sur les connexions que la
pensée grecque a pu avoir avec les spiritualités orientales. La sensibilité de Schrödinger le
poussait non pas à envisager un retour pur et simple mais à composer ce qu’il appelait un
tableau d’ensemble.
Cette époque des savants-philosophes culmine avec Weyl, Planck, Einstein, Bohr, Born,
Eddington, Heisenberg, Schrödinger, Pauli, Bohm, Wheeler, Bell et s’éteindra avec le mot
d’ordre de Richard Feynman : « Calculez, il n’y a rien à voir ! ». En grossissant un peu le trait,
3
La traduction en anthropologie est un exercice périlleux qui demande une mise en contexte et des usages des
deux termes appartenant à des traditions culturelles éloignées, des « régions ontologiques » différentes,
l’analogisme pour l’Inde, le naturalisme pour la physique occidentale (Philippe Descola). Et c’est, somme toute,
à un tel travail de traduction auquel Schrödinger se livre pour dénouer ses interrogations sur notre rapport au
réel. Je renvoie à mon essai La liberté théorique et critique de l’anthropologue - Le retour réflexif de Philippe
Descola, un exercice d’équilibrisme.
4
Erwin Schrödinger, L’esprit et la matière (traduction de Michel Bitbol), précédé de L’élision par Michel Bitbol,
Points Sciences, 1990.
5
Le texte anglais original, Mind and Matter, couplé avec What is Life ? est disponible en ligne. Erwin
Schrödinger, L’esprit et la matière (traduction de Michel Bitbol,) précédé de L’élision par Michel Bitbol, Points
Sciences, 1990.
6
« Quantum mechanics does not represent particles, but rather our knowledge, our observations, or our
consciousness, of particles. » (Werner Heisenberg, The Representation of Nature in Contemporary Physics,
Daedalus, 87, p. 100, cité par Karl Popper, Postscript, Quantum theory and the Schism in Physics (1956),
Hutchinson, 1982, p. 35. Ou encore : « Nous avons finalement été conduits à croire que les lois de la nature que
nous formulons mathématiquement en théorie quantique ne traitent pas des particules élémentaires mais de
notre connaissance de ces particules. » (Werner Heisenberg, in Henry Stapp, Mind, Matter and Quantum
Mechanics, Springer, 2009, p. 219).

9
ils seront peu à peu remplacés par des armées de chercheurs aux commandes de
supercalculateurs contrôlant des accélérateurs de particules et des sondes spatiales,
maîtrisant les idées bientôt rentables d’intrication et de non-localité pour la technologie
(ordinateur quantique et téléportation quantique). Les questions traditionnelles du réalisme,
de la relation sujet-objet, du rapport entre l’esprit et de la matière s’évanouissent, ne
laissant de place que pour les grandes questions cosmologiques renouvelées par ces
technologies d’observation. Les thèmes philosophiques ne sont plus réactivés que par des
physiciens en fin de carrière, des philosophes des sciences, des mathématiciens en quête de
sens, des vulgarisateurs de talent et les inévitables mystiques spécialisés dans le
détournement de la pensée scientifique7.

1.2 INVISIBILITÉ DE L’ESPRIT ? – L’UNITÉ ONTOLOGIQUE EST SYMBOLIQUE


Revenons au old-fashioned physicist du monde d’hier, tenté par la spiritualité orientale mais
prudent sur l’intérêt de celle-ci pour la pensée scientifique. Dans ses œuvres à caractère
philosophique, il utilise un vocabulaire qui peut prêter à sourire. Il y est souvent question
d’esprit (spirit, mind) et d’âme (soul), d’unité (de la conscience, des consciences), parfois de
Dieu, sans qu’on sache vraiment si ce n’est qu’une image inspirante pour trouver une forme
d’unité entre lui et le monde. Mais, inversement, il ne cesse de répéter qu’on ne peut voir
l’esprit dans le détail des événements et des processus électriques, chimiques,
physiologiques. Un œil dirigé vers le macrocosme et l’évanescent, l’autre œil vers le
microcosme et le tangible donc.
Mais l’esprit est-il pour autant invisible ? Et est-il seul dans cette situation ? Pouvons-nous
observer Cupidon décochant sa flèche ou l’amour perdu de Schrödinger ? Pouvons-nous
observer sa volonté ou son libre arbitre au moyen d’un cérébroscope8.
« L’amour authentique n’implique aucun dieu volant (tel Cupidon). Le problème du libre arbitre
est identique. Si vous êtes de ceux qui pensent que le libre arbitre n’est vraiment libre que s’il
surgit d’une âme immatérielle qui se balade tranquillement dans le cerveau, envoie ses
décisions (ses flèches) dans votre cortex moteur, alors, étant donné votre conception du libre
arbitre, ma position est qu’il n’y a pas de libre arbitre du tout. » (Daniel Dennett, Freedom
Evolves, 2003, p. 223).

Tout « réaliste » n’est pas condamné à suivre la voie réductionniste qui le conduit aux
« atomes », aux constituants ultimes, incolores, inodores de l’esprit, de la conscience ou du
libre arbitre, mais peut suivre une voie intégrative qui articule des événements et des
7
Il va de soi que ces nouvelles questions cosmologiques renouvellent à leur tour les vieilles questions
métaphysiques. C’est un vaste sujet car la vulgarisation prend des formes diverses : un tour philosophique,
voire poétique, quand elle est traitée par un physicien comme Jean-Pierre Luminet ou un philosophe des
sciences comme Etienne Klein, spectaculaire avec des physiciens comme Sean Carroll, Brian Greene ou
Freeman Dyson (le conseiller scientifique du film de science-fiction Interstellar). De même pour les « doses » de
philosophie qui sont injectées dans l’appareil critique de la physique par Bernard d’Espagnat ou Michel Bitbol
dans ce contexte précis. Pour les détournements par les pseudosciences voir Jean Bricmont, Comprendre la
physique quantique, Odile Jacob, 2020 et mon essai qui lui est consacré : La liberté du physicien - Complément
au Concept scientifique du libre arbitre.
8
Voir mon essai Le concept scientifique du libre arbitre – Emergence et coévolution, (The Scientific Concept of
Free Will – Emergence and coevolution), chapitre 15 Le réalisme léger de Daniel Dennett. Pour le cérébroscope :
12.4.1. (cet essai désormais noté CSLA pour les références)

10
structures physiologiques avec des événements et des structures qui les « réalisent » ou les
« réifient » comme les expressions du langage et en général des systèmes symboliques. Une
voie intégrative qui s’appuie sur d’autres unités, sur « les « relations factuelles entre nos
découvertes dans les domaines très éloignés de la connaissance », sur lesquelles Schrödinger
insiste dans « La nature et les Grecs » :

« Car même s’il est vrai (comme ils le “For even if it be true (as they maintain)
soutiennent) qu’en principe nous ne faisons that in principle we only observe and
qu’observer et enregistrer les faits et les register facts and put them into a
mettre dans un arrangement convenient mnemotechnical arrangement,
mnémotechnique commode, il existe des there are factual relations between our
relations factuelles entre nos découvertes findings in the various, widely distant
dans les différents domaines très éloignés domains of knowledge, and again between
de la connaissance, et encore une fois entre them and the most fundamental general
eux et les notions générales les plus notions (as the natural integers 1, 2, 3, 4, …)
fondamentales (comme les entiers naturels , relations so striking and interesting, that
1, 2, 3, 4, …), des relations si frappantes et for our eventual grasping and registering
intéressantes, que pour que nous puissions them the term ‘understanding’ seems very
éventuellement les saisir et les enregistrer, appropriate.” (Erwin Schrödinger, Nature
le terme 'compréhension' semble très and the Greeks, Cambridge University
approprié. » (Erwin Schrödinger, Nature and Press, Cambridge, 2014, p. 92)
the Greeks, Cambridge University Press,
Cambridge, 2014, p. 92)
La symbolisation est bien cette capacité de subsumer les « relations factuelles » entre
différentes expériences portant sur différents domaines de connaissance en produisant des
« symboles types » qui ne sont pas ni des traces éphémères de ces expériences, ni des
catégories immuables (à la manière kantienne) mais de l’ordre des schèmes intégrateurs
d’identification et de relation9 qui ont pu être nommés et agir au sein de sémiotiques ayant
leur dynamique propre comme le langage mathématique ou celui des modèles et des images
qui, on va le voir, ont une importance centrale dans la vision de la physique de Schrödinger.
Cette impossibilité de « voir » l’esprit est en fin de compte un préjugé « ontologique »
naturaliste bien compréhensible à l’époque de Schrödinger, que les neurosciences ont
encore parfois, mais sont en train d’effacer si nous « allégeons » notre réalisme à la manière
de Daniel Dennett et recentrons notre vocabulaire sur la conscience de Sapiens qui est
devenue une conscience symbolique, et sur la continuité des fonctions qu’elle remplit
(émotionnelles, cognitives, symboliques et réflexives) qui rendent « l’esprit » parfaitement

9
Je m’inspire un nouvelle fois de l’œuvre de Philippe Descola. Les schèmes intégrateurs d’identification
permettent d’identifier de manière souple des objets comme des « collectifs », des « familles de pratiques » qui
prendront pour nom « les sociétés chamaniques » ou « L’Occident moderne » sans perdre de vue le caractère
arbitraire d’un tel découpage mais suffisamment étayé pour entrer dans une discussion critique. Ces schèmes
jouent le rôle de filtres ontologiques dans le processus de « mondiation ». Les schèmes intégrateurs de
relation modulent les schèmes d’identification. Ils opèrent au sein des « collectifs » identifiés pour différencier
leurs membres. Si bien que le collectif ne coïncide pas nécessairement avec une « société » ou une « tribu » ou
une « classe ». Les schèmes de relation peuvent être classés selon que les individus entretiennent un rapport
d’équivalence ou non entre eux, ou que ces rapports sont réciproques ou non. Descola retient un ensemble de
six relations qui sont devenus des concepts clés dans les sciences sociales : le groupe « échange, prédation,
don » et le groupe « production, transmission, protection ». (voir mon essai La liberté théorique et critique de
l’anthropologue - Le retour réflexif de Philippe Descola, un exercice d’équilibrisme, 2.3.3)

11
visible et efficace causalement.

1.3 LES IMAGES ET LES MODÈLES DU MONDE


L’ajustement que nous pouvons alors opérer pour « sauver » la philosophie de Schrödinger
est de comprendre l’importance essentielle qu’il accorde aux images et aux modèles du
monde (world picture) comme un outil symbolique puissant qui permet à la physique de
progresser et se remettre en question. Si nous nous voyons les choses sur un plan
anthropologique plus large, Schrödinger recourt au mode analogiste de « faire monde » dans
les termes de l’anthropologue Philippe Descola10, un mode où foisonnent des éléments
singuliers et prolifèrent les formes11, pour approfondir le mode naturaliste plutôt tenté par la
simplification et la réduction de ces formes à des théories universelles et des équations.

1.3.1 Les images du monde


Schrödinger fut tenté, par exemple, d’interpréter l’image moléculaire du gène comme un
code miniature correspondant au plan de développement du corps, une espèce de modèle
pour un artisan :

« Avec l’image moléculaire du gène, il n’est “With molecular picture of the gene it is no
plus inconcevable que le code miniature longer inconceivable that the miniature
doive correspondre précisément à un plan code should precisely correspond with a
de développement très compliqué et highly complicated and specified plan of
spécifié et contenir en quelque sorte les development and should somehow contain
moyens de le mettre en œuvre. » the means to put it into operation.”
(Schrödinger, What is Life?, p. 62) (Schrödinger, What is Life?, p. 62)

Mais, cinq pages plus loin, il revient sur cette image pour s’en méfier. Un plan ne dit rien sur
le mécanisme génétique qui produit les constituants du vivant à partir du plan, estimant qu’il
faudra découvrir de nouvelles lois physiques pour expliquer la vie (4.1.1). L’image comme
plan disponible (par contraste avec l’image comme simple icone) est ici insuffisante pour
représenter le processus de production de la vie. Il n’existe pas, d’une part, un plan et,
d’autre part, une entité qui l’exécute. De même, les images ondulatoires de la lumière et du
son ne peuvent expliquer nos sensations provoquées par de la lumière ou des ondes
sonores. (MM, 119).
De telles images ont une portée très large si nous pensons, par exemple, que toute chose a
un aspect ondulatoire, mais une telle portée n’en fait par pour autant une image du monde
même si elles y tendent. Elles doivent être interprétées avec beaucoup de précautions. Ce
ne sont pas de simples empreintes ou des signes iconiques de la réalité. Ce sont, avant toute
10
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Folio essais, 2005. Voir mon essai La liberté théorique et critique
de l’anthropologue - Le retour réflexif de Philippe Descola, un exercice d’équilibrisme, 2021.
11
A la différence du naturalisme qui vise à établir des lois naturelles s’appliquant à tous les éléments du monde,
l’analogisme offre un foisonnement d’éléments singuliers : les « dix mille essences » de la cosmologie chinoise,
le panthéon des divinités hindoues, la grande chaîne de l’être dans la cosmologie médiévale. Il consiste en
réseaux de correspondance entre des éléments discontinus (entre un organe et une partie de la journée, entre
un aliment et un principe yin ou yang, etc.), des similitudes d’effets, des résonances dans un monde éclaté qu’il
faut remettre en ordre.

12
portée référentielle, des créations symboliques libres comme les expériences de pensée (le
fameux chat ou la boîte à photons d’Einstein), les théories, les axiomes, les concepts, comme
Einstein aimait à le souligner, manifestant ainsi son libre arbitre quoiqu’il ait pu dire contre
celui-ci12. C’est ce que j’appelle « l’axiome d’Einstein » de la liberté symbolique13 :
« Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on
pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. » (Albert Einstein et Léopold
Infeld, L’évolution des idées en physique, 1938, Payot, p. 34-35)
« Les axiomes sont des créations libres de l’esprit. Comme les conditions aux limites d’un
système physique qui ne sont pas soumises aux lois physiques, les axiomes ne sont pas soumis
aux lois du système formel au sens où les axiomes ne peuvent être déduits d’autres énoncés du
système. » (Albert Einstein, Autobiographie scientifique, in Albert Einstein, Physique,
philosophie et politique, Points Seuil, p. 157)

Einstein insiste ici sur les concepts et les axiomes de théories mathématisées mais cela vaut
aussi pour les expériences de pensée qu’il affectionnait pour déclencher le processus de
théorisation, s’imaginant chevaucher un photon ou en chute libre dans un ascenseur. La
première expérience de pensée le conduit à la théorie de la relativité restreinte et la
seconde au principe d’équivalence, « l’idée la plus heureuse de sa vie »14. Ces expériences
sont avant tout des images inédites qui ne dépeignent pas la réalité ordinaire mais
cherchent à établir des relations qui puissent s’appliquer universellement comme la
constance de la vitesse de la lumière dans tous les référentiels et l’équivalence locale entre
la gravitation et l’accélération.
Je verrai plus loin (1.4) que Schrödinger a en tête un autre type d’image du monde dont le
but est d’y inclure, sous une forme inédite, le sujet de connaissance, qui résout l’aporie de
l’image comme plan mais sans exécuteur séparé.
Avant cela, j’introduis la notion de modèle qui a conserve certains traits d’une image mais
qui s’en détache par l’ambition qu’il porte de déboucher sur d’autres ressources
symboliques plus formelles.

1.3.2 Les modèles


La pensée scientifique n’a pas toujours fonctionné avec des modèles. Pour Schrödinger,
ceux-ci n’apparaissent qu’au XIXe siècle :

« Nous pensions que nous avions affaire au “We thought we were dealing with the
monde lui-même ; des expressions comme world itself; expressions like model or
« modèle » ou « tableau » pour désigner picture for the conceptual constructs came
les constructions conceptuelles de la science up in the second half of the nineteenth
apparurent durant la seconde moitié du century, and not earlier, as far as I know.”
XIXe siècle, à ma connaissance. » (EM, 237) (MM, 121)

12
CSLA, chapitre 8 La liberté du physicien.
13
La preuve de l’existence du libre arbitre – Sans liberté symbolique pas de ressources symboliques et, donc, pas
de libre arbitre - Complément au Concept scientifique du libre arbitre (Free Will Proof – Without Symbolic
Freedom no Symbolic Resources, and, so, no Free Will - Complement to The Scientific Concept of Free Will).
Désormais noté : PLA.
14
La boîte à photons et le baril de poudre sont des expériences de pensée moins connues.

13
Je ne me lance pas ici dans une discussion critique de la thèse de Schrödinger qui omet peut-
être des modèles plus anciens comme le plan incliné de Galilée, un modèle permettant de
visualiser l’universalité de la chute des corps. Je me concentre sur le rôle de ces modèles
dans la structuration de la pensée scientifique de Schrödinger autour de l’antinomie née de
l’objectivation du monde selon des lois naturelles.
Le monde devenant toujours plus complexe au fur et à mesure des découvertes, il fallait
trouver des moyens de le simplifier pour le connaître et le maîtriser. Et la conséquence fut
d’exclure l’esprit, en tant que sujet de connaissance, des modèles qu’il avait lui-même créés :

« Avec mes propres mots, l’esprit a “In my own words, I would express this by
construit le monde extérieur objectif du saying: Mind has erected the objective
philosophe naturel à partir de sa propre outside world of the natural philosopher out
substance. L’esprit ne pouvait ne pas venir à of its own stuff. Mind could not cope with
bout de cette tâche gigantesque autrement this gigantic task otherwise than by the
que par la simplification consistant à simplifying device of excluding itself -
s’exclure lui-même – à se retirer de sa withdrawing from its conceptual creation.
création conceptuelle. Par conséquent, cette Hence the latter does not contain its
dernière ne contient pas son créateur. » creator. » (MM, 121)
(EM, 238)

Schrödinger hésite donc à faire démarrer le processus d’objectivation avec la pensée


rationnelle grecque ou encore avec physique galiléenne et la théorie de Newton que celui-ci
appelait « Les principes mathématiques de la philosophie naturelle ». Avant le XIXème siècle,
l’objectivation est « naturelle », non réflexive. Le sujet de connaissance (Subject of
Cognitanze) n’est pas problématisé. La physique de Galilée et de Newton n’en parle tout
simplement pas. Il ne devient problématique qu’avec la conscience du XIXe siècle d’un
monde plus complexe que les lois mécaniques ne le supposaient. C’est l’émergence de la
thermodynamique (Gay-Lussac, Avogadro, Carnot) et ses applications comme les machines à
vapeur. C’est aussi le moyen de repenser le vivant qui ne fonctionne pas comme un simple
mécanisme mais plutôt comme une machine thermodynamique15.
Je reviendrai sur ce rôle de la thermodynamique dans la pensée de Schrödinger (4.1).
Retenons seulement dans cette introduction que, sur la base de cette spéculation historique,
Schrödinger conçoit un plan symbolique qui le rend libre à l’égard des mécanismes
déterministes qu’un physicien réductionniste voudrait lui appliquer et surtout qu’il donne sa
consistance et son existence à cette mystérieuse entité qui ne peut se voir nulle part qu’il
nomme « esprit » ou « sujet de connaissance ».

1.4 L’ESPRIT EST PARFAITEMENT VISIBLE : « PARCE QU’IL EST LUI-MÊME


CETTE IMAGE DU MONDE. »
Schrödinger conçoit deux images du monde pour tenter de comprendre la double nature de
l’esprit humain. Dans la première, il n’est qu’un accessoire insignifiant, dans la seconde il est
lui-même cette image. Il s’inspire de la peinture pour la première, de la spiritualité hindoue
15
La thermodynamique est la branche de la physique qui traite des phénomènes où interviennent des
échanges de chaleur et des transformations des formes d’énergie. Elle a ses précurseurs comme Robert Boyle
ou Jacques Charles.

14
pour la seconde.

« Pour moi, cela semble être le meilleur “To me this seems to be the best simile of
analogue du double rôle déconcertant de the bewildering double role of mind. On the
l’esprit. D’un côté, l’esprit est l’artiste qui a one hand mind is the artist who has
produit le tout; dans le travail accompli, produced the whole; in the accomplished
cependant, il n’est qu’un accessoire work, however, it is but an insignificant
insignifiant qui pourrait être absent sans accessory that might be absent without
porter atteinte à l’effet d’ensemble. » detracting from the total effect.” (Mind and
(L’esprit et la matière, p. 264) Matter, p. 137)

Schrödinger fait ici référence au procédé artistique qui consiste à insérer l’artiste dans son
œuvre comme le barde aveugle qui représente Homère dans L’Odyssée ou l’humble
personnage secondaire qui représente Dürer dans Le retable de tous les Saints, qui auraient
très bien pu ne pas y figurer, sans nuire à l’œuvre. (MM, 136-137)
Comme l’artiste, l’esprit est à la fois dans et en dehors de l’image ou du modèle occupant
une position insignifiante à l’intérieur mais essentielle à l’extérieur. Une objectivité
dédoublée du réel en quelque sorte16.
Cette position est moins inconfortable que celle de son chat, à la fois vivant et mort, mais
elle le reste néanmoins. Schrödinger la résout par une seconde image beaucoup plus
puissante : « parce qu’il est lui-même cette image du monde. »

« La raison pour laquelle notre ego sentant, “The reason why our sentient, percipient
percevant et pensant n’est rencontré nulle and thinking ego is met nowhere within our
part dans notre image scientifique du scientific world picture can easily be
monde peut être aisément indiquée en huit indicated in seven words: because it is itself
mots : parce qu’il est lui-même cette image that world picture.” (MM, 128)
du monde. » (EM, 249)

Je note d’abord la précision dans la définition du sujet/ego sur laquelle je reviendrai parce
qu’elle colle avec l’image scientifique actuelle d’une gradation des formes de conscience au
cours de l’évolution, de la conscience sensitive à la conscience symbolique en passant pas la
conscience phénoménale. (CSLA, 1.1.1)
Cette nouvelle image est un peu un tour de passe-passe, un jeu de l’esprit qui peut susciter
des interprétations risquées voire absurdes. Schrödinger ne peut concevoir que le sujet ou
l’esprit exclu de l’image scientifique ou y occupant une position insignifiante puisse être dans
16
Philippe Descola illustre la présence du sujet avec le dessin de Roelandt Savery, Paysage montagneux avec un
dessinateur, musée du Louvre. Savery (1576-1639) manifeste le mode de figuration naturaliste visant à
l’objectivité, avec toutes les ambiguïtés et la complexité d’un tel projet figuratif selon Descola. « Là où Bruegel,
en supprimant les humains du paysage, rend simplement manifeste l’extériorité du sujet qui donne sens et
cohérence à une nature objective, Savery réintroduit ce sujet dans la représentation picturale en figurant l’acte
même par lequel il objective un espace distinct de celui où il se trouve, lequel est lui-même distinct de l’espace
offert à la vue du spectateur. Car la vue perspective présentée à ce dernier n’est pas la même que celle que le
dessinateur, décalé vers la gauche du dessin mais situé dans l’axe même du défilé, est en train de tracer sur le
papier. On a donc dans ce paysage une objectivation dédoublée du réel, une représentation en quelque sorte
réflexive de l’opération par laquelle la nature et le monde sont produits comme des objets autonomes par la
grâce du regard que l’homme porte sur eux. » (Philippe Descola, Par-delà nature et culture, folio essais, 2005,
p. 116-119)

15
l’incapacité d’agir sur la matière, n’étant plus traité comme un système énergétique (energy
system), nécessaire pour réaliser le moindre « travail » au sens de la physique élémentaire.
Cette nouvelle image lui est inspirée par la spiritualité hindoue : l’identité de la conscience
personnelle (Atman) et de la conscience universelle (Brahman), parfois appelée la deuxième
équation de Schrödinger, qui, étant elle-même unité du vivant et du non vivant, a un pouvoir
législateur sur le non vivant. Par transitivité des identités, le sujet retrouve sa puissance
d’agir que l’image scientifique lui aurait ôtée.
Une interprétation beaucoup plus simple existe. Comme la lette volée de Poe pourtant mise
en évidence, il ne voit que la nouvelle identité qu’il a établie esprit = image du monde rend
l’esprit parfaitement visible précisément sous la forme d’une image de haute portée
symbolique, mais qu’il faut considérer comme un symbole ordinaire qui peut être modifié,
partagé, discuté, décomposé en d’autres symboles.
Je pense que Schrödinger n’a pas non plus exploité suffisamment la première image qui
véhicule l’idée d’exclusion théorique et d’inclusion partielle. La tension entre les deux
images est résolue si nous ne craignons pas de penser qu’une œuvre artistique ou une
œuvre scientifique sont bien des manifestations réelles de l’esprit de leurs auteurs. Prenons
un exemple de Schrödinger qu’il emprunte à Charles Sherrington, celui du pianiste dont il
faudrait dire, conformément à l’image scientifique, que seul son corps joue mais non son
esprit (MM, 121).
“Physical science ... faces us with the impasse that mind per se cannot play the piano - mind
per se cannot move a finger of a hand.” (MM, 121)

Schrödinger veut montrer le caractère absurde d’une telle image scientifique pour lui
apporter sa propre solution de type mystique. Mais elle reste caricaturale. D’une part, la
science physique ne conduit pas à une telle impasse mais seulement, sous cette forme
caricaturale, au fait qu’elle n’a rien à dire sur l’esprit d’un pianiste et donc ne peut rien
préjuger de « qui » ou « quoi » joue. D’autre part, et surtout, la « science physique » n’est
pas déconnectée de la biologie, idée que Schrödinger a défendue, une science qui a évolué
depuis, s’est ramifiée en biologie évolutionniste et dans les neurosciences, évolution qu’il ne
pouvait pas anticiper bien entendu mais qu’il a pu négliger dans son emportement mystique.
Les sciences biologiques donc, pour autant qu’elles ne tombent pas dans un excès de
réductionnisme, peuvent dire parfaitement que l’esprit du pianiste n’est pas détaché de ses
émotions, de ses sensations, de ses apprentissages et de ses choix d’interprétation qui ont
une dimension symbolique évidente. Son esprit « s’écoule » simplement dans son corps
jusque dans ses doigts.

1.4.1 L’observateur se tient à la fois dans et en dehors de ses instruments


L’image scientifique du monde peut aussi contenir « l’esprit » scientifique pour autant que
nous incluions dans l’image le processus de l’action scientifique qui est un lieu d’interaction
dynamique, notamment entre « l’esprit théorique » qui s’en exclut pour assurer sa fonction
théorique libre, selon l’axiome d’Einstein, et « l’esprit expérimentateur » qui s’y inclut pour
interagir avec le système qu’il étudie, au moyen des instruments symboliques que le
théoricien lui a fournis et de leurs extensions technologiques.

16
Schrödinger nous dit que « l’observateur n’est jamais remplacé entièrement par des
instruments, car s’il l’était, il ne pourrait obtenir aucune connaissance. » (MM, 162). En
effet, mais, complémentairement, l’observateur est dans ses instruments qu’il a construits
pour refléter, épouser ses capacités de perception, pour pouvoir lire sur un écran des
résultats de mesure qui correspondent aux grandeurs de la théorie. Les instruments
physiques sont des extensions des instruments symboliques.
“The observer is never entirely replaced by instruments; for if he were, he could obviously
obtain no knowledge whatsoever. He must have constructed the instrument and, either while
constructing it or after, he must have made careful measurements of its dimensions and checks
on its moving parts (say a supporting arm turning around a conical pin and sliding along a
circular scale of angles) in order to ascertain that the movement is exactly the intended one.”
“Finally, the observer must, in using the instrument for his investigation, take readings on it, be
they direct readings of angles or of distances, measured the microscope, or between spectral
lines recorded on a photographic under plate. Many helpful devices can facilitate this work, for
instance photometric recording across the plate of its transparency, which yields a magnified
diagram on which the positions of the lines can be easily read. But they must be read! The
observer's senses have to step in eventually. The most careful record, when not inspected, tells
us nothing.” (MM, 162)

L’opposition popularisée par Arthur Eddington et Wilfrid Sellars entre une image scientifique
et une image manifeste, toute utile qu’elle était dans des conférences pour vulgariser la
pensée scientifique, est dépassée, n’étant qu’un reliquat de la vision de Laplace qui ayant
exclu Dieu lui substituait un déterminisme absolu, faisant du sujet un simple système
d’atomes. (PLA, 1.3)
Je retiens néanmoins de ces deux images, celle de l’artiste dans son œuvre et celle de
l’identification symbolique esprit = image, qui ont nourri le questionnement de Schrödinger,
leur « force symbolique » qui permet de façonner, de « travailler », au sens littéral, l’esprit
de l’homme, qu’il soit associé ou dissocié de l’esprit tout court, comme je le verrai (2.3). Il en
a fait une entité encore plus particulière, à la fois transcendante et immanente, que je vais
m’employer à comprendre, malgré tout, pour sa force symbolique.

17
2 LE RÔLE DES IMAGES ET DES MODÈLES DANS LA PENSÉE
SCIENTIFIQUE

J’ai vu dans le chapitre d’introduction que Schrödinger pensait que les images jouaient un
rôle prépondérant dans notre expérience du monde, comme l’image ondulatoire ayant une
portée très large, et dans la mise en relation de domaines de connaissance éloignés, que
l’image scientifique du monde ne pouvait « montrer ». Il pensait que les modèles du monde
ne sont apparus qu’au XIXème siècle lorsque le monde apparaît trop complexe pour être
abordé et connu sans la médiation de modèles qui simplifient le travail du physicien et de ce
fait excluent le sujet de cette image. Idée qui paraît contre-intuitive. Les anciens n’avaient-ils
pas d’image du monde ? Galilée ne s’est-il pas forgé une image de l’inertie ou de la chute des
corps ? Schrödinger pensait sans doute à des images et des modèles conscients,
réfléchissant le processus théorique plus abstrait mais avec leurs conséquences négatives
qui a été d’invisibiliser le sujet de connaissance et toute notion d’esprit, préoccupation qui
n’était pas celle des anciens et de Galilée.
Voyons comment cette préoccupation singulière pour un physicien d’une « intériorité
singulière »17 que serait la conscience humaine a pu affecter son parcours scientifique et ses
relations avec d’autres physiciens moins portés sur la « visualisation » en physique, jugée
« obscure » et « réactionnaire ». Schrödinger pensait au contraire que le recours aux images
universelles favorisait la refonte conceptuelle nécessaire pour « ouvrir » la pensée
scientifique. Je verrai ensuite comment il détache « l’esprit humain » (minuscule) de la
contingence à laquelle le naturalisme le condamne pour en faire un entité plus vaste fondée
sur l’unité des consciences, l’Esprit (majuscule).

17
Dans le schéma général qui préside à la constitution de la matrices des quatre régions ontologiques de
Philippe Descola, figurent les deux modalités de l’être selon lesquels nous, humains, faisons l’expérience de
nous-mêmes comme intériorité (for intérieur, âme, sujet) et comme physicalité (comme corps physique). Ces
deux modalités de l’être sont ensuite modulées par les deux registres de la pensée humaine qui sont la
continuité et la discontinuité. Le naturalisme, dans ce schéma, est fondé sur la continuité des physicalités
(toutes sont soumises à des lois universelles) et la discontinuité des intériorités (l’intériorité humaine est une
singularité dans l’ordre du vivant en possédant l’intentionnalité et une conscience réflexive).

18
2.1 LE PARCOURS SCIENTIFIQUE DE SCHRÖDINGER – LE TRAVAIL DE
REFONTE CONCEPTUELLE SOUS L’EXIGENCE D’UNITÉ
Je résume ici son parcours scientifique à gros traits 18. Ce qui m’importe est de comprendre le
travail de refonte conceptuelle de la mécanique quantique qu’il a engagé, contre l’approche
purement mathématique de Heisenberg ou Bohr, et également la sensibilité aigue qu’il a
manifestée face à ses détracteurs.

2.1.1 Sur le déterminisme et l’ontologie


Sur la question du déterminisme, Schrödinger est d’abord influencé par Ludwig Boltzmann,
acceptant que l’indéterminisme des lois de la nature (le mouvement brownien, les
phénomènes de désintégration) résulte néanmoins en lois statistiques déterministes. Cet
indéterminisme n’a aucune incidence sur les phénomènes biologiques qui impliquent un
grand nombre d’atomes. En 1926, Schrödinger propose sa fameuse « équation d’onde » qui
est déterministe et continue et qui fera l’objet d’âpres discussions avec Bohr et au fameux
Conseil Solvay de 1927, et longtemps après.
Sur le plan de l’ontologie, il est rangé dans le camp des réalistes aux côtés d’Einstein, contre
les tenants de l’interprétation de Copenhague qui voyaient dans l’indéterminisme et dans les
discontinuités à l’échelle quantique au moment de la mesure des raisons de remettre en
question le réalisme classique d’une réalité indépendante du sujet qui l’observe. Il estimait,
que toutes les discussions portant sur le rôle du sujet dans le processus de mesure ou sur la
frontière entre le sujet et l’objet étaient vaines ou inappropriées et surtout ne pouvait
concevoir que de telles discussions dépendent « de résultats quantitatifs de mesure
physiques et chimiques », ajoutant : « Car l’esprit qui observe n’est pas un système physique
et ne peut être mis en interaction avec aucun système physique. » (Science et humanisme, p.
69-72) 19 . (Je reviendrai sur l’antinomie que cette idée entraîne en 3.1)

2.1.2 L’équation de Schrödinger – Quel sens donner à la fonction d’onde ?


Schrödinger est influencé par la thèse de Louis de Broglie sur les « ondes de matière » (1924)
qui met en évidence la nature ondulatoire de la lumière mais également des corpuscules
comme les électrons et leur associe une longueur d’onde : λ = h/p.
Schrödinger hésite sur le sens à donner à la « fonction d’onde » qui est calculée à partir de
son équation et qui ne possède des solutions que pour certaines valeurs propres de
l’énergie, ce qui implique une quantification des niveaux d’énergie, correspondant aux
solutions stationnaires de la théorie de Bohr. À de Broglie, Schrödinger répond que l’onde
dont il s’agit dans l’équation n’est pas une onde de matière dans l’espace « réel » à trois
dimensions mais une onde définie dans un espace de configuration, espace symbolique à 3 n
dimensions (n étant le nombre de particules). Il concède seulement que la continuité de
18
Je suis ici partiellement Michel Bitbol, Mécanique quantique, une introduction philosophique, Champs
Flammarion, 1996 (désormais MQIP dans les références); L’Elision, Essai sur la philosophie de Schrödinger qui
précède L’esprit et la matière (Points, 1990, p. 9-187). Également : Pierre Marage, Grégoire Wallenborn, La
naissance de la physique moderne racontée au fil des Conseils Solvay, ULB, 2009 ; Institut international de
physique Solvay (1928) ; Electrons et photons: rapports et discussions du cinquième Conseil de physique tenu à
Bruxelles du 24 au 29 octobre 1927, Paris, Gauthier-Villars et Cie.
19
Erwin Schrödinger, Physique et représentation du monde, Points Sciences, Seuil, 1992.

19
l’onde la rend néanmoins naturelle et donc matérielle.
Il envisage ensuite que la fonction d’onde puisse prendre la forme d’un « paquet d’ondes »
(wave paquet) non dispersif, constitué lui-même d’une superposition d’ondes planes se
déplaçant dans l’espace, qui représenterait donc une densité de présence d’une particule en
mouvement, mais de ce fait reste encore tributaire de l’ontologie corpusculaire en
engendrant en quelque sorte des simulacres de corpuscules.
Dès 1926, Max Born suggère que la fonction d’onde représente non une densité de présence
mais une probabilité de présence ou plus exactement de détection la réduisant à une « onde
de probabilité » qu’une particule soit observée en un point à un instant t. Schrödinger
refuse l’interprétation de Born. La soudaine réduction (collapse) de la fonction d’onde au
moment de la mesure postulée par la mécanique quantique standard ne « colle » pas avec
cette image continue. Elle ne peut être interprétée par la mécanique ondulatoire que
comme l’interférence de deux systèmes ondulatoires.

2.1.3 La mécanique ondulatoire vs la mécanique matricielle


Au moment où Schrödinger conçoit son équation et la fonction d’onde qui la visualise,
Werner Heisenberg, encouragé par Max Born, conçoit une mécanique beaucoup plus
abstraite, fondée sur la théorie des matrices, qui a le mérite selon Bohr « de s’affranchir
complètement de la notion de mouvement, en remplaçant dès le début les grandeurs
cinématiques et mécaniques ordinaires par des symboles, qui se rapportent directement aux
processus individuels exigés par le postulat des quanta »20. Il s’agit de remplacer les
grandeurs classiques par des « observables », les symboles concrets véhiculés par la
physique classique et le sens commun par des symboles abstraits.
Cette innovation conceptuelle fondée sur une théorie mathématique peu diffusée à l’époque
affecte Schrödinger qui sent « découragé, si pas repoussé par ce qui lui apparaît « comme
une méthode plutôt difficile d’algèbre transcendantale, défiant toute visualisation ». En face,
Heisenberg n’est pas en reste : « Plus je considère la partie physique de la théorie de
Schrödinger, plus elle m’apparaît comme dégoûtante. ». Et Pauli de déceler chez Schrödinger
un « désir névrotique » de retour au passé.
Schrödinger répond ici à Max Born sur les attaques dont il fait l’objet :

«Il est amusant pour moi de voir comment “It is amusing for me how your critics
vos critiques m’attaquent sur la gauche puis attacks me from the left then from the right.
sur la droite. D’un côté, je suis un On one side I am a wild revolutioner. On the
révolutionnaire sauvage. De l’autre, Pauli other Pauli counts me (in the private letter
m’attribue (dans la lettre privée que vous you are citing) to the “all reactionary
citez) « tous les efforts réactionnaires ». efforts”. Can you blame me if a thought
Pouvez-vous me blâmer si une pensée me comes to me that I am neither the one nor

20
Electrons et photons: rapports et discussions du cinquième Conseil de physique tenu à Bruxelles du 24 au 29
octobre 1927, Gauthier-Villars et Cie, p. 230 cité par Marage, Wallenborn, op. cit., p. 146.

20
vient à l’esprit que je ne suis ni l’un ni the other, but rather simply
l’autre, mais plutôt simplement reasonable/sensitive”21
raisonnable / sensible. »

Schrödinger réplique en démontrant peu de temps après l’équivalence mathématique des


deux théories. Ce qui est perçu par l’école de Copenhague comme une menace directe
« pour la version matricielle équivalente, mathématiquement plus compliquée et
physiquement plus obscure »22. Cette confrontation entre Schrödinger d’une part,
Heisenberg et Bohr de l’autre, conduit Heisenberg à son principe d’incertitude ou
d’indétermination et Bohr à son principe de correspondance puis de complémentarité qui
est l’inversion du précédent23.
Mais alors que Bohr pense, de manière duale encore 24, que les concepts classiques (comme
ceux de position ou de trajectoire) sont incapables de décrire les phénomènes quantiques,
mais qu’il est néanmoins impossible de les abandonner car ils sont nécessaires, selon le
principe de correspondance, pour élaborer les théories et décrire les procédures
expérimentales et les communiquer25, Schrödinger pense que le réseau des concepts
physiques va être modifié par la mécanique quantique et aura des effets en retour sur les
concepts de la mécanique classique et donc du langage ordinaire qui draine les concepts
classiques. Ainsi, par exemple, le concept de corpuscule qualifierait plutôt des événements
locaux que des entités permanentes26.
Entre 1925 et le début du Conseil Solvay en septembre 1927, deux visions de la physique se
sont cristallisées : l’école de Copenhague qui devait apprécier les dualités et la sécheresse
des symboles purement mathématiques qui font table rase des interprétations drainées par
les images classiques et les opposants, Schrödinger, Einstein, de Broglie attachés à
l’interprétation classique, moniste, réaliste et déterministe, de la physique. Une histoire
passionnante que je laisse ici pour revenir à mon sujet qui se focalise sur la conscience
symbolique de Schrödinger.
De manière générale, Schrödinger ne peut accepter la dualité ou complémentarité onde-
corpuscule omniprésente dans les premiers débats, que Einstein appelait la philosophie
21
Ernst Schrödinger, Brief von Schrödinger, Erwin an Born, Max (Dublin, 1953-04-11)
(https://phaidra.univie.ac.at/detail_object/o:260744).
22
Pour les détails de ces échanges, je renvoie à Marage, Wallenborn, op. cit., p. 147, qui s’appuient sur Max
Jammer, op. cit. p. 272 et Mara Beller, Schrödinger's dialogue with Göttingen-Copenhagen physicists: ‘Quantum
jumps’ and ‘realism’ in Michel Bitbol and Olivier Darrigol, eds, 1992.
23
Marage, Wallenborn, op. cit., p. 159-162.
24
Le principe de complémentarité libérera l’imagination des physiciens qui le verront à l’œuvre au-delà de la
physique. Ainsi pour Bohr, en psychologie, la préservation de l’unité de la personnalité correspond à la
description ondulatoire (la fonction d’onde) et ses réactions soudaines (émotions, volitions) correspondent à la
description corpusculaire et, on l’imagine, à la réduction soudaine de la fonction d’onde provoquée par une
observation comme un regard appuyé. Celle de Max Born qui voit en politique une complémentarité entre le
capitalisme et le communisme qui s’exprimerait par une relation entre les degrés de liberté et les degrés de
régulation. Celle de Wolfgang Pauli d’une complémentarité de la matière et de l’esprit.
25
Bitbol, MQIP, p. 389.
26
Exemple qui mériterait une clarification.

21
tranquillisante de Bohr et Heisenberg27, censée résoudre les perplexités quantiques. Selon
Bitbol, la seule dualité qu’il a pu concevoir tient entre l’image mentale dans l’espace-temps
qui est continue et prend une forme ondulatoire et l’observation qui ne livre que des
phénomènes discontinus28. Mais l’idée d’une « complémentarité exclusive » qui contredit le
sens habituel du mot complémentaire29, puisque la description ondulatoire de certains
phénomènes est incompatible avec la description corpusculaire, bouscule l’idée d’unité de la
pensée scientifique à toutes les échelles, elle-même s’appuyant sur un fond commun
d’intuition qui se manifeste avec les images mentales puis symboliques explicites.

2.1.4 Un réalisme de la forme


Schrödinger se tient donc à la fois à distance d’un réalisme trop classique et de sa nouvelle
remise en question par l’interprétation de Copenhague 30. Les critiques du réalisme classique
de Bohr et de Heisenberg fondées sur la perturbation que provoque l’observation sur le
système observé sont certes fondées et « ingénieuses », mais elles ne portent que sur les
limites épistémiques et n’ont aucune implication ontologique en faveur de positions
antiréalistes.
« Mais, évidemment, ce raisonnement [celui de Bohr et Heisenberg], même si j’en accepte le
bien-fondé, m’apprend seulement jusqu’ici qu’une telle description ne peut être donnée
effectivement, mais il ne me persuade nullement que je ne pourrais être capable de former
dans mon esprit un modèle complet et sans lacunes à partir duquel je pourrais déduire ou
prévoir correctement tout ce que je peux observer, avec le degré de certitude que le caractère
incomplet de mes observations me permet d’obtenir. » (Schrödinger, Science et humanisme, p.
69)

Il développe ce que nous pouvons appeler un « réalisme de la forme » qui s’appuie sur les
formes que prend la réalité pour le sujet humain: des images qui donnent naissance à des
modèles et ensuite à des objets mathématiques qui restent cependant étroitement corrélés
et ajustés entre eux :

27
« La philosophie tranquillisante de Heisenberg et Bohr - ou est-ce une religion ? - est si habilement
échafaudée qu'elle permet aux vrais croyants de se reposer sur un oreiller si doux qu'il n'est pas facile de les
réveiller. » (Einstein, dans une lettre à Schrödinger en 1928, rapporté par Thibault Damour, Si Einstein m’était
conté, 2005, p. 169, par Jean Bricmont en exergue de son livre Contre la philosophie de la mécanique
quantique).
28
Michel Bitbol, L’Elision, p. 139. Schrödinger renoncerait ainsi à « considérer la fonction d’onde comme une
description directe de la réalité. Bitbol rapporte aussi que Schrödinger critiqua également la cohérence de
l’interprétation de Copenhague qui traite le temps comme la seule variable réelle de son formalisme alors
qu’elle a transformé les autres variables en « observables » (L’Elision, p. 144-145).
29
Le sens habituel de complémentarité est celui de deux descriptions qui se complètent comme deux images
d’une maison, côté façade et côté jardin. Ce qui correspond à la perception naturelle et à nos attentes
perceptives. Edmund Husserl donne un exemple classique de perturbation perceptive : si en regardant une
maison, je la contourne et m’aperçois que c’est un décor, alors mon « noème » de maison (comme unité
intentionnelle d’abri et de protection) explose (Erfahrung und Urteil, § 21). Il y a quelque chose de cet ordre
dans la mesure quantique où les noèmes de particule et d’onde « explosent » selon le type de mesure. Je
renvoie à mon essai La liberté du physicien - Complément au Concept scientifique du libre arbitre, 3.2.2.
30
A nouveau je durcis l’opposition et renvoie à l’exposé de Marage et Wallenborn qui soulignent la prudence et
la minutie de Bohr pour définir ce qui change dans notre manière d’apprendre quelque chose sur la réalité (p.
152)

22
« Le modèle n’est pas seulement un moyen auxiliaire acceptable mais aussi un but. »
(Schrödinger, cité dans Bitbol, L’Elision, p. 152)

Michael Stoeltzner résume le parcours de Schrödinger comme une forme de fidélité à


l’esprit de Boltzmann, dont les théories, conçues comme des images universelles, avaient
été « son premier amour en sciences » :
“Having thus shown that Schrödinger accepted the indeterministic nature of the basic laws of
nature already in 1914, what were then his problems with the Copenhagen Interpretation?
Ironically, one might say, it was a kind of static positivism that imposed a priori limits of
meaning to basic physical concepts, against which Schrödinger insisted on the openness of the
scientific enterprise expresses in Boltzmann’s conception of theories as universal pictures.”
(Michael Stoeltzner, Erwin Schrödinger, Vienna Indeterminist, p. 3)31

C’est cette inflexion symbolique soulignant l’importance des « images universelles » qui
évitent les ruptures brutales et préservent l’unité de la connaissance que je veux souligner
dans le parcours scientifique de Schrödinger au milieu de l’effervescence intellectuelle
provoquée par l’avènement de la physique quantique et ses multiples interprétations.

2.2 LES IMAGES DU MONDE REFLÈTENT UN CERTAIN RÉALISME


SYMBOLIQUE
Les images du monde jouent ainsi un rôle central dans l’épistémologie de Schrödinger et en
particulier sur sa conception du « sujet » comme on l’a vu avec cette identification radicale
en quelques mots que je cite à nouveau : « parce qu’il est lui-même cette image du monde. »
(EM, 249)
Non que les images soient nécessaires au sens trivial que nous avons besoin de représenter,
modéliser, pour décrire, comprendre et connaître, mais que ces outils mentaux symboliques
spécifiques, continus et étendus dans l’espace et le temps sont les véritables objets
symboliques qui fondent l’unité de la physique à toutes les échelles de phénomènes et au
cours du temps et non de simples signes iconiques auxiliaires qui renvoient à des entités
(variables ou observables). C’est le primat ou le privilège de la forme sur la substance dans le
processus d’objectivation. Les images du monde captent les traits invariants des
phénomènes, que la soudaine réduction de la fonction d’onde ne pouvait représenter.
Contre le positivisme et le subjectivisme de l’interprétation de Copenhague, Schrödinger
oppose une forme de réalisme symbolique des images et des modèles qui puisse maintenir
le contact avec l’expérience directe de la réalité et puisse accueillir l’unité de la
connaissance. Peut-être aurait-il pu s’inspirer de Ernst Cassirer : les « formes du monde »
seraient captées par les formes symboliques produites par cette fonction générique de
l’esprit qui est de signifier selon Cassirer32.
31
https://www.researchgate.net/publication/302514516_Erwin_Schrodinger_Vienna_Indeterminist.
32
La philosophie des formes symboliques, en 3 tomes (1923-1929) est l’œuvre maîtresse de Ernst Cassirer. Le
tome 1 porte sur Le langage (1923), le tome 2 sur La pensée mythique et le tome 3 sur La phénoménologie de
la connaissance (1929). Voir CSLA, 22.3. Ernst Cassirer, La philosophie des formes symboliques, tome 1, Minuit,
p. 51. Alors que les phénomènes d’expression (un sourire, un regard menaçant) sont des phénomènes primitifs
qui ne demandent pas de fondement (PFS, 3, 81), les phénomènes symboliques sont les produits d’une
fonction originaire de l’esprit humain qui est la « fonction de signifier » qui consiste à associer un phénomène
d’expression ou du monde extérieur à une représentation, comme expression indirecte ou pour communiquer.

23
« Dans ce mouvement d'ensemble, la connaissance scientifique de la nature confirme et
accomplit à l'intérieur de la sphère qui lui est propre une loi générale de construction
spirituelle. Plus elle se concentre en elle-même pour concevoir ce qu’elle est et ce qu’elle veut,
et mieux s’accuse le moment par lequel elle se distingue de toutes les autres formes de
conception et de compréhension du monde – ainsi que le moment qui la lie à elles toutes. »
(Ernst Cassirer, Philosophie des formes symboliques, 3. La phénoménologie de la
connaissance, (1929), Editions de Minuit, 1957, p. 527)

Le réalisme symbolique que j’attribue à Schrödinger n’est, je le répète, qu’une


interprétation qui cherche à identifier ce qu’il aurait pu tirer de sa fameuse identification
sujet = image du monde, à savoir l’idée que l’esprit est parfaitement visible, contre l’image
scientifique qui le rend invisible (1.4)
L’esprit est visible dans ses productions symboliques mais pas au point de s’identifier avec
elles. Le réalisme symbolique, c’est aussi admettre que l’unité n’est pas l’identité, que les
symboles ne sont pas les choses, pour répéter deux évidences, ne peuvent l’être pour
respecter la plasticité symbolique, à laquelle il est attaché, nous l’avons vu.
Les modèles possèdent une plasticité qui ouvre le champ de l’interprétation du réel, de ce
qui pourrait être observé et surtout permettent à l’inattendu de jouer un rôle en physique.
Un exemple est donné par les ajustements qu’a connus le modèle du système solaire avec la
découverte de Neptune et la correction relativiste apportée par Einstein au mouvement de
Mercure (voir 3.4 pour les détails). Les expériences de pensée d’Einstein sont un autre
exemple emblématique de cet « essorage des possibles » dont parle Poincaré, dans l’étape
initiale (ce que j’appelle l’étape 0) du processus de l’action scientifique (CSLA, chapitre 8).

2.3 « L’ESPRIT » NE PEUT SE RÉDUIRE À « L’ESPRIT DE L’HOMME » QUI EST


UN OBJET CONTINGENT
J’aborde une distinction difficile que Schrödinger établit entre l’esprit de l’homme qui a une
histoire et qui disparaîtra un jour et l’Esprit disons « majuscule » ou « tout court » qui ne
peut être lié à une quelconque contingence. Ce dernier renvoie évidemment à la conception
hindoue de l’atman qui ne se réduit pas au simple « ego ». (1.1)
Elle est difficile à comprendre parce qu’ici Schrödinger ne se place pas dans l’image
scientifique où l’esprit n’existe tout simplement pas, qu’il soit humain ou d’une autre nature,
ce que j’ai contesté, mais se livre à une analyse purement conceptuelle qui frôle la
scolastique s’interrogeant sur les attributs nécessaires de Dieu, mais pour remonter encore
plus en amont dans l’histoire de la pensée. De nouveau, ses spéculations m’intéressent pour
ce qu’elles indiquent en creux comme travail symbolique.
Il est absurde pour lui de réduire « l’esprit » à « l’esprit de l’homme » soumis à l’analyse
scientifique objectivante. Schrödinger cite Aldous Huxley (The Perennial Philosophy) où celui-
ci décrit une unité de la conscience humaine qui n’est pas compatible avec la science que

Ces représentations deviennent des signes pour marquer « un arrêt dans le changement perpétuel des
contenus de conscience », faisant « ressortir un état de permanence. » (PFS, 1, 31). Les signes sont ainsi « pour
la conscience le premier stade et le premier exemple d'objectivité ». La fonction de signifier » constitue ainsi
l'essence de la conscience à tel point que l'on peut traiter les différentes formations culturelles comme des
mises en scène de la conscience (PFS, 1, 49) et affirmer que la pureté des données sensibles est déjà entamée
par la présence, à ce niveau, des formes inscrites dans le langage et dans la pensée mythique.

24
nous ont léguée les Grecs qui est « fondée sur l’objectivation, par laquelle elle s’est coupée
d’une compréhension adéquate du Sujet de la connaissance, de l’esprit » (EM, 252). Pour
Schrödinger, la pensée occidentale aurait besoin d’être amendée et innervée par un peu de
pensée orientale :
“Well, so it is because our science - Greek science - is based on objectivation, whereby it has cut
itself off from an adequate understanding of the Subject of Cognizance, of the mind. But I do
believe that this is precisely the point where our present way of thinking does need to be
amended, perhaps by a bit of blood-transfusion from Eastern thought. That will not be easy,
we must beware of blunders - blood-transfusion always needs great precaution to prevent
clotting. We do "not wish to lose the logical precision that our scientific thought has reached,
and that is unparalleled anywhere at any epoch.” (Erwin Schrödinger, Mind and Matter, p. 130)

Plutôt qu’opposer deux types de pensée, occidentale et orientale, il propose de les


composer en un tableau d’ensemble :
« Au lieu de souligner les contradictions qui opposent (les systèmes philosophiques), comme on
le fait d’habitude, la présentation critique devrait essayer de composer un tableau d’ensemble
de leur pensée, en combinant ses différents aspects. » (Schrödinger, Ma conception du monde,
p. 24, cité par Michel Bitbol, L’Elision, p, 107)

Dans cette veine, il écrit, dans Science et humanisme, de manière un peu péremptoire que
« la connaissance isolée qu’a obtenue un groupe de spécialistes dans un champ étroit n’a en
elle-même aucune valeur d’aucune sorte ; elle n’a de valeur que dans la synthèse qui la
réunit à tout le reste de la connaissance et seulement dans la mesure où elle contribue à
répondre à la question « Qui sommes-nous ? »33
Ce tableau a une profondeur temporelle qui remonte plus loin dans le temps que
l’apparition de l’espèce humaine.
“The universe of energy is we are told running down. I t tends fatally towards an equilibrium
which shall be final. An equilibrium in which life cannot exist. Yet life is being evolved without
pause. Our planet in its surround has evolved it and is evolving it. And with it evolves mind. If
mind is not an energy-system how will the running down of the universe affect it? Can it go
unscathed? Always so far as we know the finite mind is attached to a running energy-system.
When that energy-system ceases to run what of the mind which runs with it? Will the universe
which elaborated and is elaborating the finite mind then let it perish?” (Arthur Sherrington,
Man on his Nature, p. 232, cité dans MM, 136)
« Sherrington dit : « L’esprit de l’homme est un produit récent de la surface de notre planète ».
Je suis d’accord, évidemment. Si les mots « de l’homme » étaient soustraits, je ne le serais pas.
(…) Il semblerait bizarre, pour ne pas dire ridicule, de penser que l’esprit conscient, capable de
contemplation, qui seul reflète le devenir du monde, ait dû apparaître seulement en un
moment précis de ce devenir. »
« Et avant que cela n’arrive, tout cela aurait-il été une pièce de théâtre devant une salle vide ?
Pouvons-nous même appeler de ce nom un monde que personne ne contemple. » (EM, 261 ;
MM, 135)

Si l’esprit n’est pas un système d’énergie comment la fin de l’univers pourrait-il l’affecter ?
Comment un univers soumis à l’entropie aurait-il pu produire un esprit qui y échappe ? Et s’il
33
Erwin Schrödinger, Science and humanism, Cambridge University Press, 1952, p. 5 ; Science et humanisme, La
physique de notre temps, in Physique et représentation du monde, Points Sciences, 1992.

25
l’a bien produit, celui-ci ne peut être qu’un système énergétique, le condamnera-t-il à périr
comme lui ? (EM, 262-263).
C’est pour Schrödinger la situation absurde que la science implique et dont il faut sortir.
Mais comment sortir de cette dualité « déconcertante », « vertigineuse » entre la conception
d’un esprit de l’homme attaché à de la matière-énergie, mais qui n’apparaît nulle part dans
l’image scientifique du monde – et la conception d’un esprit « tout court », détaché de cette
matière-énergie, échappant à loi de l’entropie, qui a précédé l’esprit de l’homme, l’habite
provisoirement et lui survivra ? Propos énigmatiques de Schrödinger. Il n’y aurait donc pas
une histoire naturelle de l’esprit comme il le suppose dans les premiers chapitres de L’esprit
et la matière ?
J’ai vu que cette interrogation s’exprime dans la tension non vraiment résolue entre deux
images (1.4). L’esprit de l’homme, c’est le barde aveugle qui dans l’Odyssée représente
Homère, où un personnage secondaire qui représente Dürer dans son tableau. L’esprit
« tout court », c’est l’auteur de L’Odyssée ou le peintre du Retable de tous les saints qui
s’identifient à leur œuvre.
Schrödinger s’élève sur le plan des valeurs esthétiques, éthiques et religieuses qu’aucun
monde physique, « sans but, insensé » ne peut produire. Le silence de la science à cet égard
est « extrêmement pénible ». Il conclut par une forme de théisme qui est tout aussi
déconcertant : aucun Dieu personnel ne peut faire partie de l’image du monde, scientifique
et impersonnelle : « Dieu est esprit ». (EM, 267)
“No personal god can form part of a world model that has only become accessible at the cost
of removing everything personal from it. We know, when God is experienced., this is an event
as real as an immediate sense perception or as one's own personality. Like them he must be
missing in the space-time picture. I do not find God anywhere in space and time - that is what
the honest naturalist tells you. For this he incurs blame from him in whose catechism is written:
God is spirit.” (MM, 138-139, EM, 267)

Je reviens à la réponse plus prosaïque que je tentais d’apporter. Pourquoi ne pas traiter
toutes ces métaphores littéralement et voir dans les œuvres de Homère et de Dürer des
manifestations réelles de leurs créateurs, d’une réalité symbolique qui permet d’agir sur le
monde ?

2.4 DÉPASSER LES FAUX DUALISMES OU LES UNITÉS IMPOSSIBLES PAR UN


SCHÉMA TERNAIRE ET CYCLIQUE - LA CONSCIENCE SYMBOLIQUE
RÉFLÉCHISSANTE
Je conclurai ce chapitre « houleux » en apportant une autre réponse qui est de « travailler »
le modèle somme toute dual de Schrödinger des deux formes d’esprit.
Cette réponse est fondée sur le principe de la coupure épistémique de Howard Pattee : les
symboles sont des structures non déformables et énergétiquement dégénérés résultant de
la coupure épistémique qui est à l’origine un phénomène biologique qui a produit le code
génétique, précurseur de nos symboles détachables de leurs référents (CSLA, 4.4.1). Je
pense que nous pouvons ou, plutôt, devons les inclure dans notre image scientifique du
monde et non comme une unité mystique des consciences avec le monde. Je reviendrai plus

26
en détail sur ce modèle symbolique (3.3).
Schrödinger adopte-il un schéma ternaire, comme Bitbol le suggère (L’Elision, p. 170), qui
dépasse un faux dualisme, qui se joue en fait entre trois personnages ?
Esprit humain incarné – Esprit impersonnel
– Esprit réfléchissant la dualité esprit incarné/esprit impersonnel.
Ou, dans mon vocabulaire :
Conscience incarnée – conscience scientifique (détachée)
Conscience symbolique réfléchissante ou récursive (unificatrice)
Ce schéma ternaire induit un mouvement cyclique (que tout dualisme interdit) : des
récursions, des boucles autoréférentielles, qui produisent de nouveaux contenus de
conscience comme « le cerveau en tant que concept est le produit du cerveau en tant
qu’organe ». Ces contenus acquièrent une autonomie symbolique par une forme
d’objectivation propre aux productions symboliques : le détachement du signe à l’égard de
ce qu’il désigne. L’esprit/conscience réfléchissante alimente ainsi l’esprit impersonnel ou la
conscience scientifique en contenus relatifs à l’esprit/conscience incarné grâce au
métabolisme de celui-ci.
Le processus est temporel ce qui permet de lever le problème grammatical, jugé comme tel
par Wittgenstein, posé par des expressions comme « Je sais ce que je pense ». Le processus
temporel est parfaitement naturel : Je pense ceci – Je sais que je pense ceci - je sais
pourquoi et comment je pense ceci, etc.
Le principe d’objectivation exclut certes le sujet de connaissance mais il n’exclut pas sa
présence dans le processus d’objectivation. Et nous n’avons besoin que de cela pour faire de
la science, nous n’avons plus besoin de cette dualité statique encombrante, qui a pu servir
de déclencheur mais qui s’évanouit dans le processus dynamique de sa dissolution, de son
remplacement par des formes symboliques comme le sont les images de Schrödinger.
Parti d’un certain désenchantement du monde, d’un « monde déserté », Bitbol conclut que
Schrödinger est parvenu au « chant véridique » et aperçoit « quelque éclat inconnu du sujet
élidé » (E, 173). Je suis moins lyrique que lui et je me contente de ces boucles récursives qui
permettent à l’esprit humain, selon l’expression du philosophe Daniel Dennett « de nous
élever par nos seules forces dans la liberté » (bootstrap ourselves into freedom),
littéralement à l’instar du Baron de Munchhausen qui s’élevait en tirant sur ses lacets…
(PLA, 4.1)

27
3 LE SUJET DE CONNAISSANCE – L’ESPRIT CONSCIENT

Dans ce chapitre, je poursuis l’idée que le « sujet de connaissance » (Subject of Cognitanze),


thématisé par Schrödinger comme s’étant exclu du processus d’objectivation, ne peut pas
être un sujet désincarné, « l’esprit », qu’il est tenté de voir comme existant de tout temps et
destiné à ne jamais s’éteindre que capturerait l’identité Atman = Brahman. Ce sujet
particulier, une des formes de l’esprit humain, est inclus dans l’image scientifique du monde
pour autant qu’on élargisse cette image au processus de l’action scientifique. Ce sera la
principale conclusion de cet essai, dont le relief n’apparaît qu’en se penchant sur certains
moments de l’histoire de la pensée scientifique où la notion d’esprit a pu devenir
problématique, Schrödinger étant un cas emblématique. J’apporte cette fois des arguments
puisés dans la physique contemporaine qui a pu « digérer » avec le recul les perplexités
énoncées par les pionniers de l’aventure quantique.
L’idée d’un sujet qui objective en renonçant à sa propre objectivation est une idée
relativement récente, absente de la physique classique comme une hypothèse aussi inutile
que celle de Dieu dans le système laplacien, énoncée sous la pression de la physique
quantique naissante sans doute. Une telle idée a produit d’autres concepts du sujet, plus
raisonnables comme l’ego abstrait de Von Neumann et Henry Stapp qui n’est pas non plus
soumis aux lois physiques, mais l’auteur libre des théories et des modèles qui sont à l’origine
de dispositifs expérimentaux choisis librement. (CSLA, 10.4)
On retrouve une telle idée chez les physiciens John Bell, Gerard ‘t Hooft, Thomas Brody, ou
encore Nicolas Gisin qui dénoncent les conséquences désastreuses de faire du sujet un
simple objet d’une physique déterministe (CSLA, 8.2.2). Sans liberté expérimentale, aucune
théorie réaliste n’est possible, aucun modèle physique ne peut être construit. Le monde
physique ne peut influencer le choix d’une expérience sous peine de rendre caduque les
résultats de cette expérience. La science ne peut exister sans le libre arbitre du physicien.
Gerard ‘t Hooft résume bien la situation :
« Pourquoi devrions-nous introduire le libre arbitre en fin de compte ? Pourquoi est-il aussi
important ? Et pourtant, nous avons besoin d’une supposition de cette nature pour formuler
des théories réalistes. Sans elle nous ne pouvons construire aucun modèle physique du tout. »
(Gerard ‘t Hooft, On the free-will postulate in quantum mechanics, 2007, p. 4)34

34
« Why would one want to introduce ‘free will’ at all? What is so important about it? Indeed, an assumption of
this nature is needed to formulate realistic theories. Without it one cannot build any model of physics at all! »

28
Tous ces physiciens appartiennent à des générations plus récentes que celle de Schrödinger.
Ils posent le problème de l’objectivation du sujet autrement que par sa négation ou son
exclusion. Le sujet de connaissance est un sujet qui crée librement des théories puis des
expériences et discute les résultats de celles-ci au sein de la communauté scientifique. A ce
titre, il ne peut être décrit comme un système physique ni être inclus dans les systèmes qu’il
étudie, sous peine de n’être qu’une marionnette des lois qu’il cherche à établir. Schrödinger
voit bien l’absurdité d’une telle inclusion, pose le bon diagnostic, mais son tropisme
spiritualiste le pousse à chercher un cadre nouveau pour la physique.

3.1 LE PRINCIPE D’EXCLUSION DU SUJET DE CONNAISSANCE DE L’IMAGE


SCIENTIFIQUE DU MONDE
J’ai évoqué à plusieurs reprises le principe d’objectivation qui selon Schrödinger tend à
exclure le sujet de connaissance de l’image objective du monde. Cette exclusion serait le prix
à payer pour obtenir une image satisfaisante (MM, 119) :

« Sans en être conscients et sans être “Without being aware of it and without
rigoureusement systématiques à ce sujet, being rigorously systematic about it, we
nous excluons le sujet de la connaissance du exclude the Subject of Cognizance from the
domaine de la nature que nous nous domain of nature that we endeavour to
efforçons de comprendre. Nous sommes understand. We step with our own person
relégués, en tant que personne, au rôle d’un back into the part of an onlooker who does
spectateur qui n’appartient pas au monde, not belong to the world, which by this very
qui par la même procédure devient un procedure becomes an objective world.”
monde objectif. » (EM, 234, trad. modifiée) (MM, 118)

Ce principe conduit à l’antinomie que j’ai aussi évoquée : exclu de la science physique qu’il
construit, le sujet cesse de pouvoir être traité comme un « système d’énergie », incapable
donc de fournir un travail en termes de physique élémentaire donc d’agir sur le monde.
« Car une action physique est toujours une interaction, elle est toujours mutuelle. Là où je
garde un doute, c’est uniquement en ceci : use-t-on d’un langage approprié quand on appelle
l’un des deux systèmes en interaction physique le « sujet » ? Car l’esprit qui observe n’est pas
un système physique et ne peut être mis en interaction avec aucun système physique. »
(Schrödinger, Science et humanisme (La physique de notre temps), 1951, dans Physique
quantique et représentation du monde, Points sciences, 1992, p. 72)

Mais s’il y était inclus, il deviendrait alors une marionnette soumise aux lois de la mécanique,
sans aucun degré de liberté. C’est une « conclusion scientifique » qui s’est imposée au fur et
mesure que nous comprenions mieux la mécanique des systèmes puis la biologie des
événements physiologiques liés à notre activité mentale où le déterminisme joue un rôle
méthodologique essentiel. L’indétermination ne nous mettrait certainement pas dans une
meilleure posture pour agir efficacement. (PLA, 2.1)
Le sujet ou l’esprit est ainsi réduit par la science à l’état d’un fantôme, invisible, intangible,
incapable de jouer du piano ou bouger un doigt (MM, 121). Et la science est conduite à une
impasse par ce principe d’exclusion qu’aucun décret officiel ne peut révoquer.

29
“The impasse is an impasse. Are we thus
« L’impasse est une impasse. Ne sommes-
not the doers of our deeds? Yet we feel
nous donc pas les auteurs de nos actes de
responsible for them, we are punished or
nos actes ? Pourtant, nous nous sentons
praised for them, as the case may be. It is a
responsables d’eux, nous sommes punis ou
horrible antinomy. I maintain that it cannot
loués pour eux, selon les cas. C’est une
be solved on the level of present-day
horrible antinomie. Je maintiens qu’il ne
science which is still entirely engulfed in the
peut être résolu au niveau de la science
'exclusion principle' - without knowing it -
actuelle qui est encore entièrement
hence the antinomy. To realize this is
engloutie dans le « principe d’exclusion » -
valuable, but it does not solve the problem.
sans le savoir - d’où l’antinomie. Réaliser
You cannot remove the 'exclusion principle'
cela est précieux, mais cela ne résout pas le
by act of parliament as it were. Scientific
problème. Vous ne pouvez pas supprimer le
attitude would have to be rebuilt; science
« principe d’exclusion » par une loi du
must be made anew. Care is needed. »
Parlement pour ainsi dire. L’attitude
(MM, 122)
scientifique devrait être reconstruite; la
science doit être refaite à nouveau. Des
soins sont nécessaires. » (MM, 122)

3.2 LE SUJET SENTANT ET LE SUJET CONSCIENT - L’ANTINOMIE DES POINTS


DE VUE OBJECTIF ET SUBJECTIF
Si l’objectivation a été un processus historique graduel d’exclusion du sujet de connaissance,
elle est vécue sur le plan personnel comme une antinomie entre notre point de vue subjectif
où nous faisons l’expérience indiscutable que nous agissons sur le monde matériel et le
point de vue objectif que nous sommes soumis aux lois de la nature qui sont déterministes,
si ce n’est au sens strict mais statistiquement à l’échelle des systèmes macroscopiques.
Ce qui est curieux est que ce sujet, qui n’est pas le sujet de connaissance mais un « ego
sentant et percevant » (sentient ego, MM, 128), observe cependant que son propre corps et
« les autres corps d’autres personnes font partie de ce monde objectif » mais, en même
temps « sont liés à des sphères de conscience, voire en sont le siège » ! (EM, 233)
“Secondly, the bodies of other people form part of this objective world. Now I have very good
reasons for believing that these other bodies are also linked up with, or are, as it were, the
seats of spheres of consciousness.” (MM, 118)

Nous avons donc, en présence, trois instances de l’esprit ou du sujet : le sujet de


connaissance, le sujet sentant et le sujet conscient dont il serait bon de trouver une unité si
nous comprenons bien ce que ne cesse de chercher Schrödinger, à savoir un tableau
d’ensemble.

3.2.1 Un indice de la dimension symbolique de l’esprit qui lui donne son unité
Schrödinger ajoute que l’esprit conscient est au mieux localisé symboliquement dans le
corps ; mais ce n’est là qu’une aide à un usage pratique :
“It is very difficult for us to take stock of the fact that the localization of the personality, of the
conscious mind, inside the body is only symbolic, just an aid for practical use.” (MM, 123, EM,
241)

30
Mais réaliser que la « science physiologique » ne peut que conclure que nos crânes et nos
corps sont vides de toute moindre parcelle d’esprit conscient, de personne ou d’âme est
plutôt une « consolation », une fois le moment de contrariété passé. Ce vide n’est rien à côté
de « la vie et des émotions de l’âme » :

« Nos crânes ne sont certes pas vides. Mais “Now our skulls are not empty. But what we
ce que nous y trouvons, malgré le vif intérêt find there, in spite of the keen interest it
qu’il soulève, n’est vraiment rien face à la arouses, is truly nothing when held against
vie et les émotions de l’âme. Prendre the life and the emotions of the soul. To
conscience de cela peut en premier lieu become aware of this may in the first
nous troubler. C’est, il me semble, à bien y moment upset one. To me it seems, on
réfléchir, plutôt une consolation. Si vous deeper thought, rather a consolation. If you
devez faire face au corps d’un ami décédé have to face the body of a deceased friend
qui vous manque cruellement, n’est-il pas whom you sorely miss, is it not soothing to
apaisant de réaliser que ce corps ne fut realize that this body was never really the
jamais vraiment le siège de sa personnalité, seat of his personality but only symbolically
mais seulement de façon symbolique, 'for practical reference'?” (MM, 124)
comme « référence pratique » ? (EM, 243)

Schrödinger n’emploie le terme « symbolique » que deux fois dans L’esprit et la matière mais
fait souvent référence à la littérature (Homère, Poe), à la peinture (Dürer) et à la musique et
utilise très souvent du terme « picture ». Je suis tenté d’y trouver un indice mince pour sortir
de « l’horrible antinomie » (EM, 239) sur laquelle Schrödinger avait commencé la discussion,
mais sans rester dans l’incantation à laquelle il nous ramène le plus souvent.
Il est curieux de dire que le corps ne peut être le siège de « la vie et des émotions de l’âme »,
si ce n’est symboliquement, à titre de référence pratique, quand il illustre l’impuissance de
l’esprit en ce qu’il ne peut jouer du piano où les émotions éduquées jouent un rôle central.
Notre compréhension moderne du rôle des émotions dans la « vie cognitive » inverse le
schéma encore intellectualiste de Schrödinger. Les émotions, fussent-elles les plus éthérées
ou les moins tangibles comme les émotions esthétiques sont des marqueurs somatiques
(Antonio Damasio), des formes d’expressions qui précèdent le sentiment (feeling) qui lui
suppose un sujet minimal (le proto Soi pour Damasio). Damasio distingue l’émotion qui est
un phénomène observable suscitée par un stimulus externe et le sentiment qui est un
phénomène interne relatif à l’esprit. Et le sentiment précède à son tour la connaissance du
sentiment (par la conscience-noyau du soi central) et les expressions au moyen de symboles
plus abstraits (par la « conscience étendue » et le « soi autobiographique »). Damasio
conteste donc le présupposé cartésien d’un point de départ nécessaire qui serait un sujet à
qui attribuer des émotions. Le sujet conscient n’est pas tant la source que le produit des
formes d’expression d’un organisme35.
Schrödinger maintient donc un schéma dualiste qu’il ne peut dépasser que par le haut
(métaphysiquement) en invoquant l’unité des consciences dans leur soi-disant immatérialité
alors que nous pouvons relier les deux termes pour en faire un schéma continu, un va-et-
vient permanent entre les expressions émotionnelles et les expressions symboliques, qui est

35
CSLA, 7.6.3. Antonio Damasio, Le sentiment même de soi, corps, émotions, conscience, Odile Jacob, 1999
(1995), p. 281.

31
un dépassement vers le dehors : de l’intimité des émotions à l’extériorité publique des
systèmes de symboles.
Une telle articulation pouvait échapper au physicien derrière son bureau en train de penser
la mécanique ondulatoire ou dans son laboratoire, mais pouvait-elle échapper à l’amant ?

3.3 LES DEUX ANTINOMIES SONT ABSURDES D’UN POINT DE VUE


ANTHROPOLOGIQUE
D’un point de vue anthropologique, les deux antinomies, celle du sujet de connaissance
exclu et impuissant pourtant conscient de sa capacité d’agir, celle du point de vue objectif et
du point de vue subjectif, peuvent être rapportées aux deux modalités de l’être et à la
matrice des quatre régions ontologiques de Descola. Nous, humains, faisons l’expérience de
nous-mêmes comme intériorité (soi, âme, for intérieur, etc.) et comme physicalité (corps
physique). Dans le mode ontologique du naturalisme, les physicalités sont pensées comme
continues et donc aucun organisme vivant n’échappe aux lois naturelles qui sont
universelles. Quant aux intériorités, elles sont discontinues au sens où l’intériorité humaine
occupe une place singulière qui engendre un paradoxe équivalent à celui auquel fait face
Schrödinger, celui de dissoudre l’intériorité humaine dans le monisme de lois universelles 36.
Les signes positifs que tire Schrödinger de la « vie de l’âme », déliée des vicissitudes de la vie
organique, sont absurdes car elles entrent en contradiction avec les faits élémentaires
relatifs à l’évolution de notre espèce. La pensée scientifique occidentale a fini par pervertir le
concept d’action en le réduisant à une interaction physique entre deux systèmes physiques,
des collisions d’atomes et de rayonnement, dont Schrödinger pense s’échapper par la voie
des « émotions » d’une âme dématérialisée.
Les moyens d’action des animaux sont limités comme adopter des stratégies de feinte
devant un prédateur, construire des nids ou des barrages, etc. Ils sont dictés par leurs
émotions primaires comme la peur, la surprise, la colère, la tristesse, la joie. Le degré de
conscience de leurs actions est sans doute limité à la capacité de ressentir (sentience) et à la
conscience phénoménale (d’une scène où figurent différents stimuli) (CSLA, 1.1.1). Pour faire
court, Sapiens ajoute à ses moyens d’action la capacité à réaliser des images du monde sur la
base de ses émotions (déjà sur les parois de la grotte Chauvet), qui captent les aspects du
monde déterminants pour agir sur lui, voire entrer en contact avec les mondes situés
derrière les parois37. Ce sont les premiers mondes environnants, les premiers Umwelten,
dont il ne sera sans doute jamais possible de dire s’ils étaient conscients ou à quel degré ils

36
La matrice des quatre régions ontologiques ou grands schèmes d’identification est obtenue en combinant les
deux modalités de l’être : la physicalité et l‘intériorité, selon que nous les voyons ou les pensons continues ou
discontinues dans notre expérience des autres intériorités et physicalités habitant le monde. Descola en déduit
quatre régions ontologiques : l’animisme : continuité des intériorités et discontinuité des physicalités, le
naturalisme : discontinuité des intériorités et continuité des physicalités, le totémisme : continuité des
intériorités et des physicalités, l’analogisme : discontinuité des intériorités et des physicalités. Descola voit une
antinomie entre les deux dogmes du naturalisme si on se réfère à la matrice : entre le principe que les lois de la
nature s’appliquent à tous les objets (continuité des physicalités) et la reconnaissance de la singularité de
l’esprit humain (discontinuité des intériorités). Voir mon essai en cours de rédaction La liberté théorique et
critique de l’anthropologue - Le retour réflexif de Philippe Descola, un exercice d’équilibrisme, 2021, 4.1.
37
Jean Clottes, Pourquoi l’art préhistorique ? Folio essais, 2011.

32
pouvaient l’être.
Nous pouvons faire l’hypothèse d’une continuité ou d’un passage graduel de l’intelligence
émotionnelle à l’intelligence symbolique. Les images deviendront de plus en plus libres avec
l’art mais aussi avec la pensée scientifique des concepts, des théories, des modèles, des
allégories comme le « chat de Schrödinger », des expériences de pensée comme la boîte à
photons d’Einstein.
Ce lieu où se forment et se décident les actions libres est la conscience symbolique et
réflexive que Schrödinger nomme implicitement, quasiment performativement avec les sept
mots : « because it is itself that world picture », cette conscience symbolique qu’il exerce
pour réfléchir l’antinomie et chercher comment changer l’état de la science.
Schrödinger comprend la coupure nécessaire entre le monde et le sujet de connaissance
pour que le monde puisse être objectivé, mais ne franchit pas l’étape suivante de la coupure
matière-symbole nécessaire, qui est aussi une complémentarité, un pont, pour comprendre
comment nous pouvons agir sur le monde au moyen des leviers intermédiaires
sensorimoteurs et leurs extensions technologiques. Nous pouvons, ou plutôt nous devons
inclure dans notre image scientifique du monde les symboles au sens de Pattee, comme
structures non-déformables et énergétiquement dégénérées (2.3, CSLA, 4.4.1), plutôt
qu’ajouter à cette image une unité mystique des consciences avec le monde.
De « L’unité de la conscience » et de « l’identité des consciences », nous pouvons croire que
ce ne sont la que des métaphores pour tenter de comprendre, pour une petite part, ce
qu’est la conscience scientifique et que le point de vue interne peut rejoindre le point de vue
externe.
Comment avancer sur un sol aussi glissant ? En revenant comme toujours à la question du
réalisme pour ensuite repenser le rapport que nous avons établi, en tant que Sapiens, avec
le monde au moyen de symboles.

3.4 LE CYCLE ACTION - AJUSTEMENT – ACTION DANS LE PROCESSUS DE


L’ACTION SCIENTIFIQUE
Les dualismes ont occulté l’idée simple que la connaissance est un processus d’ajustement
constant avec le réel, de contraintes pouvant être réciproques et nécessaires pour les
actions ultérieures.
Sous le terme « ajustement » du schéma « action – ajustement – action » se cache tout un
corps de connaissances et un processus complexe, le processus de l’action scientifique (PAS)
(CSLA, 8.2) que je ne détaille pas ici, mais qui démontre selon moi que toutes ces querelles
autour du réalisme n’ont pas lieu d’être dès lors que rien n’est figé, qu’aucune catégorie
kantienne de la sensibilité ou de l’entendement, nous dirions aujourd’hui cognitive, ne nous
contraint de manière définitive. Simplement parce que ces catégories sont d’ordre
symbolique et entrent dans le jeu de l’interaction dynamique entre des systèmes physiques,
les uns jouant le rôle de système étudié et les autres de systèmes « étudiant », et que ces
rôles peuvent être échangés grâce à la technologie, tous les dispositifs expérimentaux que

33
nous pouvons appeler des prothèses de l’esprit, des outils exosomatiques 38 qui prolongent
son action comme la lunette de Galilée ou les « lunettes » de John Bell.
« Le problème de la mesure et de l'observateur est de savoir où l'un et l'autre commencent et
finissent. Prenez mes lunettes par exemple: si je les enlève, à quelle distance dois-je les mettre
pour qu'elles fassent partie de l'objet plutôt que de l'observateur? Il y a de tels problèmes
depuis la rétine jusqu'au nerf optique et au cerveau. Je pense que, quand on analyse ce
langage dans lequel les physiciens sont tombés, à savoir que la physique concerne les résultats
d'observations, vous voyez qu'à l'analyse tout cela s'évapore et que rien de très clair n'est dit. »
(John Bell cité par Jean Bricmont, Contre la philosophie de la mécanique quantique, p. 7)39

L’observateur, écrit Schrödinger ne peut être remplacé entièrement par des instruments
mais, complémentairement, ai-je dit, il se tient dans ses instruments (1.4.1). Ce rapport
dynamique produit des cycles de connaissances successifs et induit une définition très
simple du réalisme :
« Le réalisme consiste à penser que nous pouvons élaborer des théories qui nous donnent une
connaissance objective du monde au moyen de la confrontation systématique de la théorie et
de l'expérience. » (Jean Bricmont, Contre la philosophie de la mécanique quantique, p. 4)

Ou, d’après Samuel Johnson : « La réalité est ce qui peut rendre les coups. » (Reality is what
can kick back40), telle la pierre qui « rend les coups » en provoquant une douleur au pied qui
l’a heurtée. Que nous ayons réussi à exprimer ces expériences élémentaires dans le langage
mathématique des nombres réels et de l’identité entre des quantités (F = ma) (l’accélération
d’un objet est directement proportionnelle à la force qui lui est appliquée) ne change pas
soudainement cette simplicité qui d’ailleurs apparaît dans l’identité simple. Qu’il y ait tout un
traitement différentiel complexe sous les symboles simples F et a ne démontre que notre
capacité à combiner les forces et les mouvements au moyen d’un langage formel plus riche.
La connaissance, en fin de compte, est simplement de la matière informée qui finit par
accéder à la conscience et à la symbolisation. Elle est reflétée de la manière la plus nette par
la seconde loi de Newton. Un exemple emblématique pour moi est l’archer qui ajuste son
corps et son arc à la cible (sa position, son orientation, la tension de la corde, etc.). L’archer
ne calcule pas sur la base de la formule F = ma, il l’éprouve, il la vit. Un autre exemple est le
marin qui tient la barre et en un seul mouvement éprouve toutes les combinaisons de forces
physiques qui agissent sur le voilier. Il éprouve la troisième loi de newton 41. Et tous deux sont
en mesure d’en tirer la première loi, le principe d’inertie selon lequel, en l’absence de telles
38
CSLA, 15.4 L’évolution des types d’esprit. Selon le philosophe Daniel Dennett, nous sommes un type
particulier de créatures (« grégoriennes » dans la terminologie de Dennett) qui produisons des outils
exosomatiques de l’esprit dont les plus puissants sont le langage et la symbolisation en général. Daniel Dennett,
Kinds of Minds, Towards an Understanding of Consciousness, Weindenfeld & Nicholson, London, 1996, p. 88-
111. Traduction française La diversité des esprits, Une approche de la conscience, par Alexandre Abensour,
Hachette, 1998.
39
Jean Bricmont remarque que Niels Bohr avait lui aussi insisté sur l’impossibilité d’une distinction nette entre
le système et l’appareil de mesure. il avait raison mais en faisait un a priori alors que dans la théorie De Broglie-
Bohm, c’est une conséquence des équations. Voir Jean Bricmont, La théorie de Broglie-Bohm (vidéo).
40
Richard Dawkins a rendu cette phrase populaire. Pour définir le réalisme, David Deutsch (The Fabric of
Reality), John Wheeler (Delayed-Choice Experiments), Karl Popper (L’univers irrésolu, 95) et Alfred Landé
exploitent aussi cette formule tirée du livre de James Boswell, Life of Samuel Johnson, où l’auteur relate une
conversation avec le docteur Samuel Johnson qui réfute ainsi la théorie solipsiste de Berkeley.

34
forces :
« Tout corps persévère dans l'état de repos ou de mouvement uniforme en ligne droite dans
lequel il se trouve, à moins que quelque force n'agisse sur lui, et ne le contraigne à changer
d'état. »

Prenons un autre exemple célèbre qui est l’anomalie de l’avance du périhélie de Mercure
résolu par Einstein qui fut une des premières vérifications expérimentales de la théorie de la
relativité générale, apportant la correction nécessaire à la mécanique de Newton. Einstein a
dans ce cas ajusté les lois au modèle du système solaire alors que pour l’anomalie de la
trajectoire d’Uranus, les physiciens ont ajusté leur modèle du système solaire aux lois en
prédisant correctement la présence d’une planète inconnue, Neptune, qui « sauvait » la
théorie de Newton42.
Le philosophe de l’esprit, John Searle exprime l’idée d’une interaction dynamique comme
source de la connaissance avec le concept d’intention-en-action, qui n’est pas antérieure à
l’action mais tendue dans l’action43.
« Si je dis qu’un corps tombe à une certaine distance à un moment donné parce que c’est une
instance de la loi, S = ½ gt2, je donne une explication du comportement du corps qui tombe en
énonçant une loi qui a un certain contenu sémantique ou intentionnel, mais le contenu, S = ½
gt2 ne joue pas de rôle causal. Il décrit simplement et explique, il ne cause pas. Mais si
j’explique le comportement d’un coureur en disant qu’il essaie de courir un mile en six minutes,
alors l’état intentionnel réel présent chez l’agent et spécifié dans l’explication, « essayer de
courir en six minutes », joue un rôle causal dans la production du comportement, le
comportement étant précisément de réaliser les conditions de satisfaction de cet état
intentionnel. » (John Searle, The Connection Principle and the Ontology of the Unconscious: A
Reply to Fodor and Lepore, 1994, p. 847)

Si nous voulons encore utiliser certains dualismes pour éclairer ce qui est en jeu, ce sera
pour les abandonner dès que possible comme des auxiliaires ou des échafaudages devenus
inutiles. Nous les traitons comme de simples divisions symboliques (dépendant des
circonstances) nous permettant de laisser couler la pensée de l’un à l’autre. Ainsi le
processus de l’action scientifique peut être décrit, à la manière de Bergson 44, comme un
écoulement entre la matière et l’esprit, image qui restitue bien l’interaction dynamique.

3.5 CONCLUSION : L’UNITÉ DES CONSCIENCES ET DU MONDE EST PUREMENT


SYMBOLIQUE
Nous pouvons maintenant conclure et revenir à l’inspiration spiritualiste de Schrödinger
pour retrouver l’unité de la conscience et du monde et l’unité des consciences entre elles
face à un monde partagé. Les exemples de l’archer ou du marin manifestent l’unité de leur
conscience, de leurs corps avec leur monde environnant. Quel doute raisonnable peut-il être
41
« L'action est toujours égale à la réaction ; c'est-à-dire que les actions de deux corps l'un sur l'autre sont
toujours égales et de sens contraires. »
42
La liberté du physicien - Complément au Concept scientifique du libre arbitre, chapitre 13. La nature des lois
physiques : transcendante (législative) ou immanente (ontologique) par rapport à l’Univers ?
43
CSLA, 16.2 L’explication intentionnelle et l’intention-en-action.
44
CSLA, 21 L’écoulement réciproque entre la matière et l’esprit : Bergson revisité.

35
avancé contre leurs actions ? Quant à l’unité des consciences elle résulte simplement du
travail intersubjectif d’élaboration et de partage des ressources symboliques 45.
L’unité n’est plus un absolu, un objet mystique mais un objet naturalisé : un ajustement de
contraintes réciproques entre des systèmes physiques et des systèmes symboliques que je
qualifie de processus sémiodynamique46. Cette unité est le point culminant d’un processus
sémiotique qui a commencé avec ce que Howard Pattee appelle la biosémiose primaire où le
précurseur des objets symboliques, la première coupure épistémique fut établie entre le
métabolisme cellulaire et le code génétique47.
Dans le cas particulier de Schrödinger, sa conscience symbolique fut d’élaborer des images
du monde et des modèles, comme la fameuse équation qui porte son nom et délivre une
image ondulatoire de la matière et du rayonnement ou le modèle du chat vivant et mort à la
fois qui illustre l’absurdité d’étendre le principe de superposition à des états
macroscopiques. Elle fut de triturer ces images en cherchant des équivalents dans la
littérature ou la peinture pour composer un tableau d’ensemble.
Mais cette conscience symbolique a été bridée ou détournée par une unité qu’il pensait
supérieure alors qu’elle est sous nos yeux, dans l’environnement symbolique élaboré au
cours de l’évolution culturelle.
Voici la principale conclusion de cet essai qui ne prend de relief que dans l’histoire de la
pensée figurative et scientifique qui a pu être « troublée » par l’existence nécessaire d’un
sujet pour la mettre en œuvre :
L’artiste peut choisir de figurer ou non dans son œuvre (comme Homère ou Dürer). Le
sujet de connaissance, l’esprit conscient, ne peut être inclus dans une image
scientifique du monde au sens étroit d’un arraisonnement au moyen de lois physiques
ou biologiques, mais il occupe une position centrale et joue un rôle actif si nous
incluons dans cette image le processus de l’action scientifique qui agit en retour sur
celle-ci. Et, en ce sens, l’esprit est bien cette image.
Rien de neuf ne sera présenté dans les deux chapitre suivants si ce n’est une reprise de la
question symbolique dans l’œuvre Schrödinger en se concentrant cette fois sur la vision qu’il
avait de la vie, de la conscience et du libre arbitre.

45
La liberté du physicien - Complément au Concept scientifique du libre arbitre, 2.4 Les dualismes s’effacent en
simples divisions symboliques – La conscience symbolique.
46
Tout système symbolique suffisamment robuste peut être traité comme un système téléodynamique d’ordre
supérieur, que j’appelle sémiodynamique, couplant deux ou plusieurs systèmes téléodynamiques. Terrence
Deacon considère trois niveaux de profondeur dynamique, le premier niveau homéodynamique tend à
minimiser les contraintes, le second morphodynamique à les maximiser, et le troisième téléodynamique tend à
les ajuster ou en produire de nouvelles. Je fais l’hypothèse d’un quatrième niveau de profondeur dynamique
qui est celle des systèmes sémiodynamiques qui n’ajustent ou ne produisent pas seulement de nouvelles
contraintes réciproques entre sous-systèmes, ils produisent des systèmes de contraintes partagées. Ce sont les
rituels, les traditions, les institutions, les narrations, les pratiques culturelles, scientifiques, etc. Sur le plan social
des échanges linguistiques, on parlera d’un couplage sémiodynamique « argumentatif » des locuteurs entre
eux, par ajustement de contraintes spécifiques comme les règles d’une éthique de la discussion ou de couplage
sémiodynamique de chaque locuteur à une langue vivante partagée.
47
De la biosémiose primaire à la liberté sémiotique - Emergence de la conscience symbolique (From Primary
Biosemiosis to Semiotic Freedom – Emergence of Symbolic Consciousness).

36
4 L’ÉTRANGETÉ DE LA VIE ET DE LA CONSCIENCE
HUMAINE

« L’être humain qui n’a jamais pris conscience, à aucun moment, de ce que la condition dans
laquelle nous nous trouvons peut avoir d’étrange et d’extrêmement particulier, celui-ci n’a rien
à faire avec la philosophie. » (Erwin Schrödinger, Ma conception du monde, 1961, Mercure de
France-le-Mail, 1982)

Schrödinger est l’auteur de trois conférences célèbres Qu’est ce que la vie ? 48, publiées en
1944 ainsi que des conférences sur La matière et l’esprit (Mind and Matter) en 1956. Il se
penche sur l’étrangeté de la vie par rapport à la matière inanimée, de la conscience humaine
au sein du monde vivant et, couronnant le tout, l’étrangeté du « sujet de connaissance » et
du libre arbitre dans un monde objectivé par la science.

4.1 L’ÉTRANGETÉ DE LA VIE


Dans Qu’est ce que la vie ?, Schrödinger s’interroge sur la nature et la dimension des gènes,
encore inconnues à son époque. S’appuyant sur des expériences exposant les gènes aux
rayons X, il suppose que le taux de mutation des gènes en fonction de la dose de rayons X
absorbés contient une information implicite sur les dimensions du matériel génétique. Il fait
ainsi l’hypothèse qu’une molécule assimilable à un cristal apériodique soit le « support
matériel de la vie » (WL ?, 5)49. Cette hypothèse influença Francis Crick, un des découvreurs

48
Erwin Schrödinger, What is Life? The Physical Aspect of the Living Cell, Cambridge University Press, 1958,
1967, Qu'est-ce que la vie ? : de la physique à la biologie, traduit de l'anglais par Léon Keffler, avant-propos de
Roger Penrose, préface d'Antoine Danchin, postface de Claude Debru, Points Seuil, 1993.
49
Pour une présentation détaillée, je renvoie à l’article de Michel Bitbol (« Qu’est-ce que la vie de
Schrödinger », disponible sur academia.edu). « De cet ouvrage, lu durant l’hiver de 1945 alors qu’il étudiait la
zoologie à l’université de Chicago, Watson avait retiré l’impression que deux problèmes majeurs étaient
urgents à résoudre: (a) Qu’est-ce que le gène? et (b) Comment un gène est-il recopié? Sur le premier problème,
la piste fournie par Schrödinger était celle d’une molécule assimilable à un “ cristal apériodique ”. Des
recherches effectuées la même année 1944 par O. Avery, permettaient par ailleurs d’identifier cette molécule,
puisqu’elles désignaient l’Acide DésoxyriboNucléique comme support chimique de l’hérédité. Quant au second
problème, Watson avait la conviction qu’il se résoudrait automatiquement avec le premier; que la mise en
évidence de la structure moléculaire du gène suggérerait du même coup un mécanisme de réplication. Un
programme de travail en pointillé se trouvait ainsi établi. Francis Crick. Tous deux, nourris de la métaphore
cristallographique de Schrödinger, entreprirent de comprendre la disposition spatiale de l’ADN ».

37
avec James Watson, du code génétique et de la disposition spatiale de L’ADN en double
hélice en 1953 (Une séquence de triplets de nucléotides (dans l’ADN) code une séquence
d’acides aminés qui constituent une protéine.)
Schrödinger interprète cette « image moléculaire » du gène comme un plan de
développement de l’organisme, à la manière d’un artisan qui fabrique ses objets d’après ce
modèle, donne une forme à la matière. Pour Michel Bitbol, cette métaphore de l’artisan est
une pétition de principe « parce qu’elle présuppose ce dont il s’agit de rendre raison: un être
vivant (l’artisan) apte à imposer un ordre matériel d’après l’ordre d’un plan. »
Schrödinger lui-même remarque qu’un plan ne dit rien sur le mécanisme qui produit les
constituants du vivant à partir du plan. Il envisage alors l’idée que l’explication de la vie
implique de nouvelles lois physiques encore inconnues. Un physicien qui ne connaîtrait que
la mécanique de Newton, ignorerait donc l’électromagnétisme, et serait soudain confronté à
un moteur électrique, ferait sans doute l’hypothèse de nouvelles lois de la physique qui ne
sont pas purement mécaniques.

« La matière vivante, tout en n’évitant pas “Living matter, while not eluding the 'laws
les « lois de la physique » telles qu'elles of physics' as established up to date, is likely
sont aujourd'hui établies, est susceptible to involve 'other laws of physics' hitherto
d'impliquer « d'autres lois de la physique » unknown, which, however, once they have
jusqu'ici inconnues, qui, pourtant, une fois been revealed, will form just as integral a
révélées, formeront une partie intégrante part of this science as the former.”
de cette science tout autant que les (Schrödinger, WL?, p. 68)
précédentes. » (Schrödinger, QV ?, ma
traduction)

4.1.1 Le principe d’ordre à partir de l’ordre


Schrödinger envisage de telles lois nouvelles lois parce que la « matière vivante » se
comporte comme si elle s’opposait aux lois de la thermodynamique, en produisant une
forme d’entropie négative (WL ?, 69). Elle possède un métabolisme (manger, boire, respirer,
assimiler) qui lui permet de rester loin de l’équilibre thermodynamique (WL ?, 82). Elle ne
peut pas non plus être soumise aux lois de la physique statistique :
« De surcroît, elle diverge des lois de la physique statistique dont la particularité est de montrer
(a) comment une certaine forme d’ordre (macroscopique) se manifeste à partir d’un désordre
microscopique, et (b) comment ce processus dépend d’une tendance irréversible vers
l’accroissement du désordre microscopique. Ni le “ principe d’ordre à partir du désordre ” ni la
tendance, exprimée par le second principe de la thermodynamique, vers un désordre
microscopique croissant, n’apparaissent (aux yeux de Schrödinger) respectés par les êtres
vivants. » (Michel Bitbol, Le “ Qu’est-ce que la vie? ” de Schrödinger, in F. Monnoyeur (ed.),
Questions vitales, Kimé, 2009)50

Contre la tendance au désordre, la vie manifeste ainsi un principe d’ordre à partir de l’ordre
(order based on order, WL?, 68) qui se reflète dans les processus très complexes régulant
« l’expression des gènes », c’est-à-dire la « production » de matière vivante à partir du
génome, qu’on appelle aujourd’hui l’épigénétique.

50
https://www.academia.edu/22515761/SUR_LE_QUEST_CE_QUE_LA_VIE_DE_SCHR%C3%96DINGER

38
4.1.2 Fabriquer un objet d’après un modèle et un modèle d’après un objet
Je ne poursuis pas plus avant l’analyse de ce texte pour revenir à un des thèmes de cet essai
qui est la part d’imagination nécessaire au progrès de la pensée scientifique.
Ce principe d’ordre à partir de l’ordre est une source d’inspiration pour l’opération
symétrique qui consiste à fabriquer un modèle à partir d’un objet, dont nous avons vu
qu’elle est un des moteurs de l’épistémologie de Schrödinger. Mais dans la fonction
symbolique qui use de ce procédé, il y a un processus d’ajustement conscient entre les deux
formes d’ordre. Il ne résulte plus du hasard des mutations ou des contingences de
l’environnement dans lequel l’organisme vit et mobilise ou non ses « ressources
génétiques ». Cette articulation entre deux modes expressifs et une coupure épistémique
consciente entre la matière et les symboles, par détachement symbolique. (3.5)
Partant d’un objet encore inconnu à son époque, le gène, Schrödinger conçoit une image
(moléculaire), établit les limites d’une telle image dans l’objectivation du phénomène de la
vie, qui ne se réduit pas à la simple exécution d’un plan, pour envisager des lois du vivant
spécifiques. De là, il envisage de nouvelles images plus englobantes qui puissent réunir les
deux types de phénomènes dissociés (physiques et biologiques). Il s’engage dans un travail
symbolique pour éprouver ses modèles sur une base critique et réflexive. Et ce travail le
conduit ensuite à affronter le problème de la conscience humaine.

4.2 L’ÉTRANGETÉ DE LA CONSCIENCE HUMAINE OU DE L’ESPRIT HUMAIN


(HUMAN MIND)
Une autre raison plus énigmatique encore à l’étrangeté de la vie réside dans le fait qu’elle
produit de la conscience. L’être humain, entièrement constitué de « matière vivante »,
possède une conscience de soi, distincte d’une supposée conscience animale, voire d’une
conscience associée à la matière inorganique.
Chercher des formes précoces de conscience en « descendant l’échelle des espèces animales
(…) relève de la spéculation gratuite » selon Schrödinger qui nourrit un préjugé qui consiste à
séparer trop nettement l’homme des autres animaux (préjugé parfois inversé aujourd’hui
mais aussi excessif)51.
“A rationalist may be inclined to deal curtly with this question, roughly as follows. From our
own experience, and as regards the higher animals from analogy, consciousness is linked up
with certain kinds of events in organized, living matter, namely, with certain nervous functions.
How far back or 'down' in the animal kingdom there is still some sort of consciousness, and
what it may be like in its early stages, are gratuitous speculations, questions that cannot be
answered and which ought to be left to idle dreamers. It is still more gratuitous to indulge in
thoughts about whether perhaps other events as well, events in inorganic matter, let alone all
material events, are in some way or other associated with consciousness. All this is pure
fantasy, as irrefutable as it is unprovable, and thus of no value for knowledge.” (Erwin
Schrödinger, Mind and Matter, p. 93)

51
Interprété dans la matrice des quatre régions ontologiques de Descola, Schrödinger nourrit un préjugé
naturaliste qui consiste à refuser toute intériorité aux animaux. Le préjugé animiste serait l’inverse : mettre les
intériorités animales voire végétales sur le même niveau que l’intériorité humaine, comme leur donner une
personnalité juridique.

39
La conscience humaine est donc un objet contingent d’un point de vue biologique que
Schrödinger associe, nous l’avons vu, à l’esprit humain lui aussi contingent. Mais celui-ci doit
être dissocié de « l’esprit » que Schrödinger cherche dans la notion d’Atman, une entité
irréductible au premier. Comment alors justifier son intérêt pour la conscience
humaine dans l’élaboration de son tableau d’ensemble ? C’est, de nouveau, en pointant une
oscillation chez lui entre le mode de pensée naturaliste et le mode analogiste propre à la
société hindoue. Par réflexivité, la conscience humaine conduirait aux concepts d’esprit
désincarné et, de là, à ce que j’ai appelé un peu ironiquement « l’esprit tout court ». (2.3)

4.2.1 La conscience est un phénomène unique, propre à l’espèce humaine, liée à


certaines fonctions nerveuses mais son usage est bien circonscrit
La conscience n’est cependant qu’un phénomène limité dans l’activité mentale. Nos
comportements sont le plus souvent des routines, des habiletés (comme l’usage d’outils). La
conscience n’est mobilisée que dans des situations inédites où le contrôle conscient
redevient indispensable.
“What material events are associated with, or accompanied by, consciousness, what not? The
answer that I suggest is as follows: What in the preceding we have said and shown to be a
property of nervous processes is a property of organic processes in general, namely, to be
associated with consciousness inasmuch as they are new.” (MM, 98)
“One might say, metaphorically, that consciousness is the tutor who supervises the education
of the living substance, but leaves his pupil alone to deal with all those tasks for which he is
already sufficiently trained. But I wish to underline three times in red ink that I mean this only
as a metaphor. The fact is only this, that new situations and the new responses they prompt
are kept in the light of consciousness; old and well practiced ones are no longer so” (MM, 97)

C’est une conception très moderne de la conscience comme phénomène biologique qui
s’appuie sur l’articulation et l’économie cognitive entre les processus conscients et non
conscients que Stanislas Dehaene, par exemple, a bien mis en évidence52.

4.2.2 La science occidentale tend à poser une pluralité de consciences individuelles


Contrairement à la pensée mystique, la pensée scientifique pose la pluralité des consciences
humaines, chacune d’elles étant associées à un corps différent 53. Elle relie la conscience à
des états physiques divers, soumis à des perturbations (intoxications, fièvres, lésions, etc.), à
ce qu’on appelle aujourd’hui des « états modifiés de conscience » (EMC) ou encore des
pathologies mentales comme les troubles dissociatifs de l’identité (TDI).
Pour lui, cette vision conduit à des concepts monstrueux comme celui de « sous-esprits »
(sub-minds) qui composeraient mon esprit, ou d’ « esprits pluriels » (plural-mind), de
« plusieurs consciences en moi », qui n’est pas sans évoquer un pandémonium et le modèle

52
Je renvoie aux cours de Stanislas Dehaene au Collège de France
(https://www.college-de-france.fr/site/stanislas-dehaene/).
53
Ce serait la version la plus charitable du mode ontologique naturaliste (dans la matrice de Descola) : concéder
qu’il y ait des consciences plutôt que les dissoudre toutes dans la physicalité. Dans les neurosciences nous
trouvons plusieurs orientations : la conscience est un objet scientifique à part entière, une illusion utile, une
fiction. (CSLA, chapitres 14 et 15)

40
des « brouillons multiples » de Daniel Dennett54.
“Let me turn to something quite different. I find it utterly impossible to form an idea about
either how, for example, my own conscious mind (that I feel to be one) should have originated
by integration of the consciousnesses of the cells (or some of them) that form my body, or how
it should at every moment of my life be, as it were, their resultant” (MM, 131)
“Yet we know that a sub-mind is an atrocious monstrosity, just as is a plural-mind - neither
having any counterpart in anybody's experience, neither being in any way imaginable.” (MM,
134)

4.2.3 C’est un fait empirique que la conscience n’est jamais éprouvée comme plurielle
mais toujours comme singulière
Schrödinger ne peut se satisfaire de ce verdict « naturaliste » de « sous-esprits » ou d’
« esprits pluriels » qui brise autant l’unité de la conscience individuelle que toute vision
d’une unité supérieure entre les consciences.

« Pourtant un argument peut être présenté “Still, one thing can be claimed in favour of
en faveur de L’enseignement mystique de the mystical teaching of the 'identity' of all
« l’identité » de tous les esprits avec leurs minds with each other and with the
semblables et avec l’esprit suprême – aussi supreme mind - as against the fearful
bien contre l’effroyable monadologie de monadology of Leibniz. The doctrine of
Leibniz. La doctrine de l’identité peut identity can claim that it is clinched by the
proclamer qu’elle est confirmée par le fait empirical fact that consciousness is never
empirique que la conscience n’est jamais experienced in the plural, only in the
éprouvée au pluriel, mais seulement au singular. Not only has none of us ever
singulier. Non seulement aucun d’entre experienced more than one consciousness,
nous n’a jamais éprouvé plus d’une but there is also no trace of circumstantial
conscience, mais encore il n’y a jamais eu evidence of this ever happening anywhere
trace de preuve indirecte que cela soit in the world.” (MM, 142)
jamais arrivé quelque part dans le monde. »
(EM, 252)
Les aspects multiples des états de conscience que nous pourrions avancer contre la théorie
de l’identité de la pensée orientale ne sont que des apparences. Elles sont considérés dans la
tradition hindoue, mais seulement comme des illusions (Maya, qui est aussi la divinité, mère
de toutes les illusions). Ils conduisent aussi aux « extravagances » dont Kant est responsable,
d’une pluralité d’expériences qui rendrait impossible la connaissance de la chose en soi (les
différentes expériences que chacun fait d’un arbre nous empêcheraient de voir l’arbre réel)
(MM, 126).
Schrödinger écarte d’un revers l’extravagance kantienne de la chose en soi comme une idée
vide, parce que le monde ne nous est donné qu’une fois, non pas deux fois comme monde
existant et comme monde perçu :
54
Selon le modèle des brouillons multiples(multiple drafts model) de Dennett, le cerveau est un lieu d'activité
intense animé par une foule d'agents, ressemblant davantage à un pandémonium qu'à un atelier bien ordonné.
S’y produisent de manière incessante des « brouillons d'activités » dont très peu sont « édités » (comprenez :
deviennent conscients), sans que la « conscience » ne soit jamais l'instance juridictionnelle ultime. L’idée d’une
conscience ou d’un esprit transparent et unifié, idéalement rationnel, est un mythe pour Dennett : pas
d'instance centrale de production d'intentions (central intender) qui donnerait ordre à quelque subalterne de
produire une transcription verbale de ses états mentaux

41
“It is the same elements that go to compose my mind and the world. This situation is the same
for every mind and its world, in spite of the unfathomable abundance of 'cross-references'
between them. The world is given to me only once, not one existing and one perceived. Subject
and object are only one. The barrier between them cannot be said to have broken down as a
result of recent experience in the physical sciences, for this barrier does not exist.” (MM, 127)

Mais, en fin de compte, selon Schrödinger, ces « pluralités » ne parviennent pas à briser
l’unité que nous éprouvons de notre personne que est distincte de l’unité d’une autre
personne, pas plus que la pluralité des expériences d’un arbre que plusieurs personnes
peuvent avoir de l’arbre qui est devant elles n’entame la certitude qu’il y a bien un seul arbre
(« that there is obviously only one tree and all the image business is a ghost-story »).
De nouveau, comment donner un sens non mystique, à ce que Bitbol ose appeler « l’unité
du soi conscient et du monde, aussi bien que des consciences entre elles. » qui serait
l’expression de la métaphysique de Schrödinger ? Comment redescendre sur Terre ?
Et, je me répète (3.5), comment le faire autrement qu’en invoquant la conscience
symbolique qui réfléchit toutes les constructions symboliques échafaudées depuis des
millénaires pour tenter de composer, comme Schrödinger, un tableau d’ensemble ?

42
5 L’ÉTRANGETÉ DU LIBRE ARBITRE

J’en viens au thème du libre arbitre qui est apparu à Schrödinger sous deux formes : la forme
positive d’une réalité, conséquence de l’existence d’un esprit détaché des lois physiques
mais agissant (2.3), et la forme négative d’une illusion subjective qui serait impliquée par
l’image scientifique objective du monde. Illusion étrange, ais-je écrit, puisque le sujet de
connaissance est lui-même l’inventeur de cette image. Sans surprise, Schrödinger refuse la
seconde option, voulant remplacer l’image scientifique par une image plus englobante, ce
qui dans son esprit implique de dépasser le cadre strict du naturalisme scientifique.
Ce chapitre possède une certaine autonomie et contient des redites ou des reprises que
Schrödinger lui-même n’hésite pas à faire d’un texte à l’autre. Dans le chapitre précédent,
j’ai tenté de suivre son cheminement pour refuser ce que le naturalisme délivrait comme
options relativement à la conscience quand elle ne la niait pas purement et simplement :
morceler la conscience en autant de routines et de consciences spécialisées, n’obtenant ainsi
que des sous-esprits (sub-minds) ou la multiplier en autant de corps qui les portent le temps
d’une vie : des esprits-pluriels (plural-minds). Le cheminement est semblable pour le libre
arbitre qui est évidemment intimement lié à la conscience, qui est pour Schrödinger, une
« implication philosophique » de ses réflexions sur la vie et la conscience.
Les textes consacrés au libre arbitre reprennent le schéma utilisé pour décrire l’impasse du
principe d’objectivation qui conduit au principe d’exclusion du sujet/conscience/esprit hors
de l’image scientifique du monde qui est déterministe, le rendant passif et impuissant, donc
sans liberté d’agir. Schrödinger envisage deux solutions, celle qu’il a déjà proposée et qui est
métaphysique : en s’identifiant à une conscience plus large (comme celle du Brahman), la
conscience individuelle gagne son autonomie, celle d’un « sujet législateur » de lui-même,
libre et responsable de ses actes. Solution que j’associe à la volonté de vouloir de William
James, qui est beaucoup plus simple et auquel il tend. La seconde solution est en effet de
faire du déterminisme un auxiliaire nécessaire de la volonté consciente ou du libre arbitre,
qui est un retournement de situation spectaculaire somme toute.
Avant de décrire le cheminement de Schrödinger face à la science de son temps, qui est un
peu une fuite en avant, je rappelle ma propre solution en la reliant aux neurosciences
actuelles :
Une pointe avancée du naturalisme scientifique aujourd’hui, les neurosciences, a pu traiter
le libre arbitre avec un certain dédain, notamment à travers les expériences de Benjamin

43
Libet et toutes celles qui ont été développées à sa suite 55. Et lorsque la recherche sur la
conscience se libère peu à peu des schémas internalistes, le libre arbitre reste encore à
l’arrière-plan comme un concept vague ou métaphysique. L’objection majeure à la tentation
réductionniste des neurosciences est de négliger l’élément constitutif du libre arbitre qui est
la conscience symbolique qui ne se réduit pas à de l’imagerie cérébrale - même si ces
observations sont cruciales pour analyser les corrélats neuronaux des contenus conscients -,
mais une conscience qui manipule des objets externes et publics particuliers : les symboles.
L’étrangeté du libre arbitre n’est donc qu’apparente, elle ne survient que si nous ne
regardons qu’en un seul endroit. Ce n’est qu’en embrassant d’un même regard les contenus
conscients (internalisés) et leurs corrélats sensibles (externalisés), sans établir de hiérarchie,
que l’exercice du libre arbitre devient une évidence que j’ai essayé de traduire sous la forme
d’une preuve dans un autre essai56.
Se souvenir de Schrödinger a au moins ce mérite de voir l’excès ou la fuite en avant inverse
de la « naturalisation » du libre arbitre par les neurosciences » qui était celle d’un refuge
dans des identités tellement englobantes qu’on n’y voit plus rien du tout. Pourtant, la
pensée en acte de Schrödinger laisse apparaître tout le travail symbolique mené pour
contester le premier excès naturaliste.

5.1 SUR LE DÉTERMINISME ET LE LIBRE ARBITRE


C’est avec ce titre que Schrödinger conclut Qu’est-ce que la vie ?, comme une
« récompense » à ses efforts, une courte réflexion « nécessairement subjective » sur les
implications philosophiques de son exposé scientifique.

« En récompense aux sérieuses difficultés “As a reward for the serious trouble I have
que j’ai rencontrées pour exposer les taken to expound the purely scientific
aspects purement scientifiques de notre aspects of our problem sine ira et studio, I
problème sine ira et studio (sans colère ni beg leave to add my own, necessarily
passion), je vous prie de me laisser ajouter subjective, view of the philosophical
ma propre vision, nécessairement implications.” (WL?, p. 86)
subjective, de ses implications
philosophiques. » (QV?, p. 149)

5.1.1 Schrödinger résout l’antinomie du déterminisme et du libre arbitre en invoquant un


sujet législateur
Schrödinger écarte l’idée émise par Pascual Jordan que l’indéterminisme quantique puisse
jouer un rôle au niveau biologique en faveur du libre arbitre. Un déterminisme à ce niveau
serait une menace directe puisqu’il ferait de nous de simples mécanismes.
Un physicien qui s’aventure sur le terrain de la biologie, même s’il peut envisager la
possibilité de lois spécifiques au vivant, ne peut abandonner l’idée que les événements
55
CSLA, Chapitre 13 : La saga des expériences sur le libre arbitre : de la défiance à la reconnaissance mesurée.
56
La preuve de l’existence du libre arbitre – Sans liberté symbolique pas de ressources symboliques et, donc, pas
de libre arbitre - Complément au Concept scientifique du libre arbitre (Free Will Proof – Without Symbolic
Freedom no Symbolic Resources, and, so, no Free Will - Complement to The Scientific Concept of Free Will).

44
spatio-temporels survenant dans le corps d’un être vivant, qui correspondent à l’activité de
son esprit, sont, si ce n’est strictement déterministes, du moins statistico-déterministes. Le
biologiste non plus, même si cela leur donne à tous deux l’impression déplaisante de n’être
qu’un pur mécanisme dénué de libre arbitre alors que celui-ci nous semble évident par
introspection de nos expériences et de nos actions.
“According to the evidence put forward in the preceding pages the space-time events in the
body of a living being which correspond to the activity of its mind, to its self-conscious or any
other actions, are (considering also their complex structure and the accepted statistical
explanation of physico-chemistry) if not strictly deterministic at any rate statistico-
deterministic.” (WL?, p. 86)

Schrödinger reprend ici le schéma de l’antinomie entre le point de vue objectif et le point de
vue subjectif (3.2) :
1. Mon corps fonctionne comme un pur mécanisme conformément aux lois de la
nature. (WL?, 86)
2. Pourtant je sais, par expérience directe incontestable, que je dirige ses mouvements,
dont je prévois les effets, qui peuvent être fatidiques et capitaux, auquel cas je me
sens et assume l’entière responsabilité de ceux-ci. (WL?, 87)
L’antinomie ne peut être résolue par la science occidentale qui ne peut admettre que la
vérité d’une seule prémisse et c’est la première. La seule manière de passer outre et de
sauver la seconde prémisse est alors de conclure : « je suis la personne qui contrôle le
« mouvement des atomes conformément aux lois de la nature »57.
“I in the widest meaning of the word, that is to say, every conscious mind that has ever said or
felt 'I' - am the person, if any, who controls the 'motion of the atoms' according to the Laws of
Nature.” (WL ?, 87)

Schrödinger précise que le « je » est pris au sens le plus large de « tout être conscient qui ait
dit « je » ou s’être senti comme tel ». Il poursuit en invoquant la tradition culturelle
chrétienne qui pourrait, avec une telle prétention de « contrôler les atomes », y voir un
blasphème : « Ainsi je suis le Dieu tout-puissant ». Mais dans les Upanishad, aucun
blasphème. L’identification Atman = Brahman est le sens même de l’expérience mystique
qui peut être reformulée par des phrases comme « je suis devenu Dieu ».
Cette soudaine et curieuse emphase a pour but d’écarter le sens habituel du « je » comme je
individuel, limité à son corps et à son expérience personnelle. Le « je » auquel pense
Schrödinger ne peut devenir « législateur » que parce qu’il a cette capacité de s’identifier à
une conscience plus large, à l’échelle de l’univers, conscience qui par définition de l’univers
ne peut se trouver en dehors de lui. C’est donc une forme d’immanence qui tranche avec la
57
Max Planck évoque aussi le paradoxe entre point de vue extérieur et point de vue introspectif : « Planck
levait le paradoxe apparent entre libre arbitre et causalité en distinguant introspection et analyse objective.
Quand nous nous analysons en train de décider d'une action, nous perturbons nécessairement le système
analysé et, ne pouvant l'analyser d'un point de vue causal, nous avons le sentiment réel et justifié d'une liberté
d'action. Toutefois, un observateur extérieur parfaitement informé serait en mesure d'analyser notre conduite
passée avec une précision si grande qu'il prévoirait nos décisions futures de façon scientifique, c'est-à-dire
causale. Plus nous prenons du recul par rapport à nos propres décisions, plus nous rapprochons notre analyse
de celle de l'observateur extérieur qui connaît tout. » (https://www.pourlascience.fr/sd/histoire-sciences/la-
causalite-menacee-2682.php)

45
conception monothéiste d’un dieu transcendant.
Michel Bitbol en parle en ces termes58 :
« Le “ Je ” législateur n’est pas “ Ahamkara ” (“ se faire moi ” par auto-identification à un
corps) mais “ Atman ” (fondement immanent de l’apparaître, dénué de propriétaire). Un “ Je-
Atman ” au demeurant identifié avec le Brahman ou “ soi omniprésent, omni-englobant et
éternel ”. Rien d’étonnant que Schrödinger appelle cette conception métaphysique à laquelle il
adhère, et qu’il emprunte aux courants dominants de la philosophie de l’Inde, la “ doctrine de
l’identité ”. Car elle prononce l’unité du soi conscient et du monde, aussi bien que des
consciences entre elles. » (Michel Bitbol, Le “ Qu’est-ce que la vie? ” de Schrödinger, p. 29)

La vision de Schrödinger me laisse perplexe au sens où il cherche une unité qui serait encore
au-delà de la philosophie de l’Inde, englobant toutes les traditions spirituelles y compris sa
propre tradition qui devient Atman = Brahman = Dieu (sous quelque forme que ce soit). Il
refuse le dualisme corps-esprit qui serait la conséquence du principe d’objectivation, un
« matérialisme d’élimination » (eliminative materialism) tout en s’appuyant sur le dualisme
(la seconde prémisse ainsi sauvée) pour le laisser de côté une fois qu’il a atteint cette unité
terminale, que je serais tenté d’appeler un « matérialisme spirituel ».
Le recours à la spiritualité indienne affaiblit le propos qu’on attend d’un physicien 59. Non
qu’il ne soit pas légitime de s’inspirer d’autres formes de pensée, mais parce qu’il semble
négliger le fait que le processus scientifique est un processus réflexif par excellence,
intersubjectif, cyclique et continu, une unité de consciences en mouvement, capable de
s’extraire des légalités qu’elles découvrent tout en les construisant. C’était ma conclusion
principale. (3.5)
Schrödinger envisage certes l’idée d’une unité des consciences, mais il la tire d’une
généralisation : l’unité personnelle pouvant se relier directement à une conscience
universelle implique par généralisation que les consciences individuelles forment à leur tour
une unité. L’expérience directe ne permet pas de voir tout le travail nécessaire pour réunir
les consciences sur des objets déterminés et eux-mêmes changeants.
Quand le physicien ou le biologiste réfléchit sur le paradoxe du déterminisme et du libre
arbitre, il se réfléchit en même temps, enrichit son symbolisme et, de ce fait, prend une
longueur d’avance sur les déterminismes dont il a besoin par ailleurs pour fonctionner :
penser et agir, étayer ses idées.
Dans les termes de Dennett, il communique avec celui qu’il était à des moments passés :
« Une personne doit être capable de garder le contact avec ses intentions passées et
anticipées, et une des principales fonctions de l’illusion de soi formée par l’utilisateur du
cerveau (brain’s user-illusion of itself), ce que j’appelle le self comme centre de gravité narratif,
est de me fournir les moyens d’interagir avec moi à d’autres moments. » (Daniel Dennett,
Freedom Evolves, 2003, p. 253)
58
Bitbol précise en note que c’est là une synthèse opérée sur les textes de Schrödinger : « Ces idées brièvement
exposées dans “ What is life? ” ont été développées plus longuement dans E. Schrödinger, L’esprit et la matière
op. cit., chapitre 4, et dans E. Schrödinger, Ma conception du monde, Mercure de France, 1982, première partie
“ La quête du chemin ”. »
59
Michel Bitbol (Qu’est-ce que la vie de Schrödinger ?, disponible sur academia.edu) creuse le texte de
Schrödinger à partir de ses allusions à Kant et Schopenhauer. Mais lui aussi ne parvient pas, me semble-t-il à
une vision claire de la position de Schrödinger à l’égard du libre arbitre.

46
Cette dynamique est absente de la réflexion de Schrödinger ou en germe dans le concept du
« sujet législateur » ou du « sujet de connaissance » et dans l’affirmation que la conscience
est toujours éprouvée comme singulière et jamais plurielle.
Schrödinger termine son Epilogue sur un ton plus modeste : nous sommes un « peu plus »
qu’une collection de données singulières (expériences et mémoires). Chacun de nous est le
canevas, le support sur lequel elles sont réunies.
“Yet each of us has the indisputable impression that the sum total of his own experience and
memory forms a unit, quite distinct from that of any other person. He refers to it as 'I' and
What is this 'I'? If you analyze it closely you will, I think, find that it is just the facts little more
than a collection of single data (experiences and memories), namely the canvas upon which
they are collected. And you will, on close introspection, find that what you really mean by 'I' is
that ground-stuff upon which they are collected.” (WL?, 89)

Schrödinger prend l’exemple d’une personne qui décide d’aller vivre dans un pays lointain.
Tous les changements radicaux de sa vie comme perdre ses amis et s’en faire de nouveaux
n’affecteront pas cette unité. En aucun cas il n’y a à déplorer la perte d’une existence
personnelle. (“In no case is there a loss of personal existence to deplore. Nor will there ever
be.”)
Schrödinger, ici, se rapproche de l’idée de Paul Ricoeur d’un « sujet narratif » ou celle de
Daniel Dennett d’un « centre de gravité narratif », mais il ne va pas plus loin. L’épilogue se
termine abruptement.

5.2 « INDÉTERMINISME ET LIBRE ARBITRE » ET « SCIENCE ET


HUMANISME »
Schrödinger aborde également la question du libre arbitre dans un article plus ancien de
1936 Indeterminism and free will60et, en 1951, dans Science et humanisme61. Comme dans
l’Epilogue de Qu’est ce que la vie ?, Il écarte l’idée que l’indéterminisme quantique ou les
relations d’incertitude de Heisenberg puissent avoir un rapport quelconque avec le libre
arbitre. La première raison est que la « marge d’indétermination » n’est large que pour les
petits systèmes mais très réduite pour les plus grands. L’indétermination apparente de la
matière animée ne peut donc être expliquée par l’indétermination quantique.
La seconde raison est que les actions se fondent sur des schéma déterministes, mais en
termes de motivation, tout simplement pour être compréhensibles pour leur auteur et pour
les observateurs.

5.2.1 Indéterminisme et libre arbitre – La corrélation entre un déterminisme des


motivations et le déterminisme physique
Schrödinger établit une corrélation entre la causalité naturelle de l’enchaînement des
événements physiques et la causalité par motivation des enchaînements mentaux dont nous
60
Erwin Schrödinger, Indeterminism and free will, Nature 138, 1936.
(https://www.informationphilosopher.com/solutions/scientists/schrodinger/
indeterminism_and_free_will.html)
61
Erwin Schrödinger, Science et humanisme (La physique de notre temps), in Physique et représentation du
monde, Points Sciences, 1992.

47
avons besoin, mêmes si nous sommes poètes, pour décider si une action est authentique ou
une réaction passive. L’indéterminisme sert à nouveau de repoussoir :

« Lorsqu’elles sont observées objectivement “When observed objectively in other


chez d’autres créatures, les actions libres creatures, free-will actions do not call for a
n’appellent pas une explication special 'indeterminist' explanation any more
« indéterministe » spéciale, pas plus que than other events. When two persons (or
d’autres événements. Lorsque deux the same person on different occasions)
personnes (ou la même personne à des react differently under apparently the same
occasions différentes) réagissent conditions, we feel compelled to account for
différemment dans des conditions it, whether the reaction is a passive or an
apparemment identiques, nous nous active one, by a real, though unknown,
sentons obligés d’en rendre compte, qu’il difference of conditions, including, of
s’agisse d’une réaction passive ou active, course, character and temporary disposition
par une différence réelle, bien qu’inconnue, on the part of the reacting persons. A poet
des conditions, y compris, bien sûr, le unrolling before us the objective picture of
caractère et la disposition temporaire de la free-will actions is just as concerned about
part des personnes qui réagissent. Un poète proper causation (here called motivation) as
qui déroule devant nous l’image objective the classical physicist was for inanimate
des actions libres est tout aussi préoccupé Nature.” (Erwin Schrödinger, Indeterminism
par la causalité appropriée (ici appelée and free will, Nature 138, 1936, p. 13-14)
motivation) que le physicien classique l’était
pour la nature inanimée. (Erwin
Schrödinger, Indeterminism and free will,
Nature 138, 1936, p. 13-14)
Le schéma causal joue donc un rôle essentiel pour déterminer si un événement est bien une
action et si cette action est libre ou limitée à des degrés divers (irréfléchie, suggérée,
imposée, interdite, etc.)
Selon mon point de vue, la causalité naturelle du scientifique et la causalité par motivation
(ou causalité intentionnelle62) se transforment en partie en une causalité symbolique. Dans
nos actions libres, le schéma déterministe que nous appliquons pour leur donner une
cohérence ou une rationalité s’appuie sur les événements passés mais non pas à la manière
d’un déterminisme strict mais en pondérant l’importance de ces expériences passées dans la
prise de décision (comme les doutes que nous nourrissons en les interprétant
rétrospectivement), un processus de type narratif (Ricoeur, Dennett) qui s’appuie
nécessairement sur une symbolisation, le plus souvent par des mots. Ce processus de
pondération est donc un processus symbolique qui affecte aux événements une description
(un contenu propositionnel) et une force symbolique (une force illocutoire dans la théorie
des actes de langage) qui va « peser dans la balance ». Dans ce cas, la causalité symbolique
se substitue à la causalité naturelle qui est reléguée à la périphérie, au contexte de l’action,
ses contraintes ou conditions aux limites. Même dans les actions libres qui se prétendent
gratuites (une performance artistique par exemple), sans raison ou encore rebelles aux
injonctions, le schéma agit encore mais comme repoussoir conscient. La fonction biologique
primitive de surprendre pour survivre que je tiens pour être les germes des actions libres est
en quelque sorte réactivée.
62
La causalité intentionnelle est un thème central de la philosophie de l’esprit et en particulier chez John Searle.
Voir CSLA, 16.2 L’explication intentionnelle et l’intention-en-action.

48
Dans les décisions « réelles » pour autant qu’on puisse accoler cet adjectif, qui ont une
valeur et une portée, la causalité est voulue, déroulée en temps réel, mobilisée et surtout
réfléchie d’acte en acte. Elle n’est plus simplement observée (n’en déplaise à Hume) ou
inférée, mais vécue comme volonté, donnant l’impression que « les lois de la nature sont à
ma merci. » (that the laws of Nature are after all at "my" mercy).
C’est une impression erronée pour Schrödinger car, écrit-il, il n’existe pas de fonction d’onde
pour la vie et ma décision de fumer ou non une cigarette au petit déjeuner n’est pas régie
par les relations d’incertitude.
Mais Schrödinger va bien dans le sens d’une imbrication des causalités quand il conclut :

«Nous devons décider. Une chose doit “We must decide. One
arriver, va arriver, la vie continue. Il n’y a thing must happen, will happen, life goes
pas de fonction-ψ dans la vie. J’ai toujours on. There is no ψ-function in life. I have
considéré ce devoir de décider comme une always considered this having-to-decide as
corrélation subjective étonnamment proche a strikingly close subjective correlate to the
du modèle déterministe classique de la classical, the deterministic model of Nature.
nature. Il faut souligner que la physique It ought to be emphasized that modern
moderne ne nous oblige pas à abandonner physics does not compel us to abandon this
cette corrélation. Les unités matérielles qui correlation. The material units which
déterminent les processus de la vie determine the processes of life seem to be
semblent être assez grandes pour - peut- large enough for - possibly and even
être et même probablement - sauvegarder probably - safeguarding the essential course
le cours essentiel de ces processus contre of these processes against any perceptible
toute manifestation directe et immédiate direct and immediate manifestation of the
perceptible de l’incertitude de Heisenberg" Heisenberg uncertainty” (Erwin
(Erwin Schrödinger, Indeterminism and free Schrödinger, Indeterminism and free will)
will)

5.2.2 Science et humanisme – La volonté consciente comme moteur de l’enchaînement


des motivations
Dans Science et humanisme, Schrödinger revient à nouveau sur la tentative totalement
inadéquate de Jordan et rapporte la réponse cinglante de Ernst Cassirer : « Le hasard est le
dernier que l’on peut invoquer pour en faire le correspondant physique du comportement
éthique. »63. Il en vient à penser que « l’antagonisme entre libre arbitre et le déterminisme
s’estompe et s’évanouit sous les coups puissants que Cassirer porte à la théorie qu’il
combat » :
« En fait, on en vient à se demander si le soi-disant paradoxe dont il s’agit est vraiment si
choquant et si le déterminisme n’est pas, après tout, un corrélatif adéquat du phénomène
mental de volonté qu’il n’est pas toujours facile de prédire « de l’extérieur », mais qui est
ordinairement fortement déterminé de l’intérieur. » (Schrödinger, Science et humanisme,
1951, p. 81)

63
Le débat s’est poursuivi en déplaçant la portée de l’argument : l’indéterminisme quantique n’est pas
constitutif du libre arbitre, évidemment, mais est une condition, un pré requis pour qu’il puisse se développer,
une condition nécessaire mais non suffisante. Voir Michael Esfeld, Quantum Indeterminism Relevant to Free
Will, 2000. Disponible en ligne.

49
La volonté consciente est un ingrédient essentiel du libre arbitre, établi par William James :
« Mon premier acte de libre arbitre consistera à croire au libre arbitre. » 64. Ce serait une
erreur d’y voir un acte de foi puisque cette croyance n’est pas dirigée vers une entité
transcendante mais un acte pur de volonté, une volonté de volonté (will to will).
C’est ce que j’appelle l’axiome de James de la volonté consciente, corrélat nécessaire de
l’axiome d’Einstein de la liberté symbolique dans mon essai The Free Will Proof – La preuve
du libre arbitre (PLA, 4).
Je dois rester prudent et le propos de Schrödinger l’est aussi. Il ne va pas plus loin qu’une
possible réconciliation et un vœu : « On pourrait développer ce point » (SH, 81). Michel
Bitbol, discutant ces deux textes (L’Elision, p. 131-132), conclut péremptoirement que « Sur
cela, la physique n’a et n’aura jamais rien à dire. ». Je tends à penser que Schrödinger en dit
un peu plus en invoquant ce qu’on pourrait appeler un déterminisme des raisons ou des
motivations qui vient s’engrener dans les relations causales du contexte de l’action. Les lois
de la nature ne sont pas « à ma merci » mais elles sont « à ma disposition ». Ce sont bien
elles que j’utilise pour agir, via l’acte de signifier, une faculté libre de l’esprit selon Cassirer,
qui sélectionne et formate adéquatement dans un langage symbolique ce sur quoi je peux
agir et grâce à la causalité symbolique qui donne à l’action sa structure narrative.

64
« Après avoir lu Renouvier, mon premier acte de libre arbitre consistera à croire au libre arbitre ». (William
James, Journal, 30 Avril 1870) (“After reading Renouvier, my first act of free will shall be to believe in free will).

50
6 EPILOGUE : L’EXPÉRIENCE DE LA LIBERTÉ SYMBOLIQUE

Que fut la conscience symbolique de Schrödinger ? Une goutte dans l’océan des
consciences ? Oui. Mais nous en avons des traces symboliques fortes.
Nous pouvons interpréter son expérience personnelle d’une unité des consciences avec
l’âme universelle, elle-même unité du vivant et du non vivant (Atman = Brahman) comme
une hyperbole et une construction à partir d’expériences plus ordinaires, au même titre que
fut le doute hyperbolique pour Descartes, ici inversé par Schrödinger. Une première
expérience, directe (sans inférence), est celle « la liberté de nos actes », ensuite un second
niveau d’expériences répétées de notre propre conscience symbolique « au travail » qui
élève cette liberté première au niveau des actions de connaissance, actions qui se saisissent
du réel au moyen de formes symboliques : des images (moléculaires, théoriques,
universelles), des expériences de pensée, des modèles puis des théories, des équations et
des appareils critiques, fussent-ils inspirés par des pensées éloignées de la physique du
XXème siècle, pour tenter de composer un tableau d’ensemble.
Si nous définissons la conscience scientifique comme une conscience symbolique aigue et
comme liberté symbolique affirmée, qui définit des systèmes physiques bornés par des
variables, des conditions initiales et aux limites, des contraintes internes permettant de leur
attribuer des lois d’évolution ou de clôture (des déterminismes partiels), pour mieux agir sur
ces systèmes et pouvoir communiquer avec les autres consciences scientifiques, nous
pouvons éprouver la puissance dynamique du processus de l’action scientifique qui, en
retour, nous montre de la manière la plus simple comment fonctionne le libre arbitre dans la
vie de tous les jours, un travail mental sur des ressources symboliques moins fiables que des
équations (des croyances, des savoirs pratiques), un exercice limité donc mais bien réel.
Schrödinger illustre l’oscillation entre deux relations ontologiques au monde : le mode
naturaliste et le mode analogiste dans le schéma proposé par l’anthropologue Philipe
Descola (la matrice des quatre relations ontologiques) 65. Naturaliste dans sa visée à
l’objectivité au moyen d’équations, analogiste dans son usage d’images générales du monde
pour retrouver la présence de l’esprit dans cette quête de l’objectivité.
Le « cas Schrödinger » était donc un bon prétexte pour comprendre l’interaction dynamique
entre niveaux de conscience symbolique et niveaux de libre arbitre.

65
Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Folio essais, 2005. Voir mon essai La liberté théorique et critique
de l’anthropologue - Le retour réflexif de Philippe Descola, un exercice d’équilibrisme, 2021.

51
6.1.1 L’expérience directe de la liberté symbolique
Le premier niveau de l’expérience de la liberté symbolique est l’expérience directe que nous
faisons, selon Schrödinger, de diriger les mouvements de notre corps. (5.1.1)
Je rappelle la deuxième partie de l’antinomie des points de vue objectif et subjectif :
« Pourtant je sais, par expérience directe incontestable, que je dirige ses mouvements, dont je
prévois les effets, qui peuvent être fatidiques et capitaux, auquel cas je me sens et assume
l’entière responsabilité de ceux-ci. » (WL?, 87)

Il faut donc ajouter : l’expérience directe que parfois nous échouons, pensons aux erreurs et
aux fautes dans les gestes d’un sportif. C’est le fait que je peux choisir les symboles que je
vais utiliser et leurs combinaisons, si je le veux, avec toute la part inhérente d’automatismes
et d’erreurs. Dans les deux cas, c’est avant tout l’expérience d’une volonté consciente qui a
été établie par William James comme constitutive du libre arbitre : une volonté de volonté,
une force mentale, que Schrödinger a lui-même soulignée. (5.2.2)
Schrödinger s’oppose à Kant sur la question de l’expérience de la liberté comme il l’a fait
pour la chose en soi (QV ?, 89) jugée extravagante et comme une « complète
démission » (MM, 126). Il est tout simplement faux pour lui que la liberté ne puisse pas être
atteinte, pas plus que l’unité de la personne qui, dans son cas précis, s’est dévouée à la
connaissance scientifique (4.2.3). Cette expérience directe de la volonté consciente qui
réussit et échoue a évolué vers le niveau médiat de l’expérience symbolique qui chez
certains esprits est voulue à son tour et comprise comme un niveau intermédiaire vers une
unité supérieure.

6.1.2 L’expérience symbolique de la liberté symbolique


Au second niveau, l’expérience symbolique est elle-même vécue réflexivement et
récursivement comme le symbole d’un nouveau dépassement. C’est la conscience au
« travail » qui, nécessairement, appuie sa liberté à la fois sur des légalités qu’elle sait
naturelles et incontournables (les lois de la nature) et des légalités qu’elle sait symboliques
mais flexibles et contingentes.
Schrödinger levait l’antinomie en « sauvant » la seconde prémisse pour conclure : « je suis la
personne qui contrôle le « mouvement des atomes conformément aux lois de la nature ».
L’antinomie est ici levée en observant simplement comment fonctionne notre conscience
symbolique qui nomme le réel puis détache ces symboles du réel pour établir des
combinaisons plus fiables et plus flexibles, pour le contrôler et agir.
Dennett résume ces deux niveaux avec deux métaphores : nous avons pu « nous élever par
nos seules forces dans la liberté » (bootstrap ourselves into freedom) comme le Baron de
Munchhausen qui s’élevait en tirant sur ses lacets, et ensuite avons fabriqué « une grue qui
fabrique d’autres grues » (a crane-making-cranes) pour nous élever dans plus de liberté66.
Un des plus grands physiciens s’est livré à une activité symbolique surprenante de
composition d’un tableau d’ensemble des systèmes philosophiques (2.3). Il a produit des
images du monde auxquelles il a osé s’identifier (1.4) pour s’émanciper des légalités
partielles qui structurent ces images et voudraient s’imposer à lui, ne les admettant que
66
Daniel Dennett, Darwin’s Dangerous Idea (1995), Kinds of Minds (1996).

52
pour que son esprit soit bien irrigué à son tour. Il a composé des symboles qu’aucune loi
physique, aucune fonction d’onde ne peut décrire en vertu de la dernière coupure
épistémique opérée par Sapiens entre la matière et les symboles, dont les précurseurs
furent le code génétique, premiers « symboles physiques » et les configurations neuronales,
premiers « symboles neuronaux ». De cette biosémiose primaire ont émergé les sémiotiques
rudimentaires des protolangages et des représentations dans les grottes ornées du
Paléolithique. Elles culminent dans les sémiotiques artistiques et scientifiques et, ici, dans
cette discussion sur la validité des images et des modèles inventés par des physiciens de la
trempe de Schrödinger ou d’Einstein67.
Le concept de « sujet de connaissance » est selon moi le concept qui tempère les tentations
mystiques de Schrödinger et réunit ce qui a été dit au fil des chapitres sur la conscience
symbolique de Schrödinger. La conscience symbolique du « sujet de connaissance » permet
de résoudre l’antinomie de l’impossible action de l’esprit sur la matière puisque les actions
sont en partie réalisées par des extensions physiques d’instruments symboliques comme un
protocole d’expérience est une extension technologique d’une théorie (PLA, 1.2).
La conscience symbolique permet d’expliquer simplement le libre arbitre, ici la liberté
symbolique du physicien, sans devoir ruser avec l’idée obsédante mais vide d’un
déterminisme absolu, aussi vide que l’idée de « chose en soi » (PLA, 1.3).
Je pourrais poursuivre la discussion, évoquée au début du chapitre trois, sur les conceptions
plus modernes du « sujet de connaissance » comme « l’ego abstrait » de John Von Neumann
et Henry Stapp, qui n’est pas non plus soumis aux lois physiques, mais l’auteur des théories
et des modèles qui sont à l’origine du dispositif expérimental (CSLA, 10.4). Je pourrais
invoquer le « sujet transcendantal » de Philippe Descola, indispensable à la recherche en
anthropologie, qui n’appartient ni au milieu d’existence étudié ni à son milieu d’origine, dans
un effort mental et critique constant de produire des symboles qui puissent s’appliquer à
toutes les manières de faire monde, être utilisés et travaillés par tous les anthropologues.
Je pourrais établir une correspondance entre « l’union des consciences » et « l’expérience
intégrale » de Paul Ricoeur, décrite dans son débat avec le neurobiologiste Jean-Pierre
Changeux, mentor de Stanislas Dehaene et co-auteur du modèle de l’espace de travail
neuronal global, qui permet d’articuler, sans dualisme, le point de vue interne des
neurosciences et le point de vue externaliste de mon approche symbolique du libre arbitre
(CSLA, 17, 22.1).
Mais ce sont d’autres travaux de composition du tableau d’ensemble imaginé par
Schrödinger, d’autres travaux pour la raison symbolique qu’il a incarnée.

67
Albert Dechambre, De la biosémiose primaire à la liberté sémiotique - Emergence de la conscience
symbolique (From Primary Biosemiosis to Semiotic Freedom – Emergence of Symbolic Consciousness).

53
Table des matières
1 Introduction....................................................................................................................................8
1.1 Le chat de Schrödinger et son chien Atman...........................................................................8
1.2 Invisibilité de l’esprit ? – L’unité ontologique est symbolique..............................................10
1.3 Les images et les modèles du monde...................................................................................11
1.3.1 Les images du monde...................................................................................................12
1.3.2 Les modèles..................................................................................................................13
1.4 L’esprit est parfaitement visible : « Parce qu’il est lui-même cette image du monde. »......14
1.4.1 L’observateur se tient à la fois dans et en dehors de ses instruments..........................16
2 Le rôle des images et des modèles dans la pensée scientifique...................................................18
2.1 Le parcours scientifique de Schrödinger – Le travail de refonte conceptuelle sous l’exigence
d’unité 18
2.1.1 Sur le déterminisme et l’ontologie...............................................................................19
2.1.2 L’équation de Schrödinger – Quel sens donner à la fonction d’onde ?.........................19
2.1.3 La mécanique ondulatoire vs la mécanique des matrices.............................................20
2.1.4 Un réalisme de la forme...............................................................................................22
2.2 Les images du monde reflètent un certain réalisme symbolique.........................................23
2.3 « L’esprit » ne peut se réduire à « l’esprit de l’homme » qui est un objet contingent.........24
2.4 Dépasser les faux dualismes ou les unités impossibles par un schéma ternaire et cyclique -
La conscience symbolique réfléchissante.........................................................................................26
3 Le sujet de connaissance – l’esprit conscient...............................................................................28
3.1 Le principe d’exclusion du sujet de connaissance de l’image scientifique du monde...........29
3.2 Le sujet sentant et le sujet conscient - L’antinomie des points de vue objectif et subjectif. 30
3.2.1 Un indice de la dimension symbolique de l’esprit qui lui donne son unité...................30
3.3 Les deux antinomies sont absurdes d’un point de vue anthropologique.............................32
3.4 Le cycle Action - Ajustement – Action dans le processus de l’action scientifique.................33
3.5 Conclusion : l’unité des consciences et du monde est purement symbolique......................35
4 L’étrangeté de la vie et de la conscience humaine.......................................................................37
4.1 L’étrangeté de la vie.............................................................................................................37
4.1.1 Le principe d’ordre à partir de l’ordre...........................................................................38
4.1.2 Fabriquer un objet d’après un modèle et un modèle d’après un objet........................38
4.2 L’étrangeté de la conscience humaine ou de l’esprit humain (human mind).......................39
4.2.1 La conscience est un phénomène unique, propre à l’espèce humaine, liée à certaines
fonctions nerveuses mais son usage est bien circonscrit.............................................................40
4.2.2 La science occidentale tend à poser une pluralité de consciences individuelles..........40

54
4.2.3 C’est un fait empirique que la conscience n’est jamais éprouvée comme plurielle mais
toujours comme singulière...........................................................................................................41
5 L’étrangeté du libre arbitre..........................................................................................................43
5.1 Sur le déterminisme et le libre arbitre..................................................................................44
5.1.1 Schrödinger résout l’antinomie du déterminisme et du libre arbitre en invoquant un
sujet législateur............................................................................................................................44
5.2 « Indéterminisme et libre arbitre » et « Science et Humanisme ».......................................47
5.2.1 Indéterminisme et libre arbitre – La corrélation entre un déterminisme des
motivations et le déterminisme physique....................................................................................47
5.2.2 Science et humanisme – La volonté consciente comme moteur de l’enchaînement des
motivations...................................................................................................................................49
6 Epilogue : L’expérience de la liberté symbolique.........................................................................51
6.1.1 L’expérience directe de la liberté symbolique..............................................................51
6.1.2 L’expérience symbolique de la liberté symbolique.......................................................52

55

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