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La pensée de l’insulte dans

le cadre de l’existence
tragique : lecture de
Nietzsche

Mini-mémoire dans le cadre du Séminaire intitulé « Des


actes de parole : parjures, jurements, insultes »

Master 1 Histoire de la Philosophie

par
Ghazouani Sofiane

Université de Paris-Sorbonne (Paris-IV)


UFR de Philosophie
Année académique 2021-2022
En quels termes se pose la question ?

Nous proposons une méthode descriptive pour penser l’insulte. Aussi ne s’agira-t-il
que de décrire servilement le déploiement de l’insulte du point de vue du sujet qui insulte,
comme du point de vue de celui qui est l’objet d’une insulte, pour en tirer quelques richesses
philosophiques. Une telle description entend l’insulte comme un geste expressif, c’est-à-dire
comme un acte de parole et/ou une formule corporelle. L’insulte est d’abord une façon d’agir,
une façon de s’engager dans une certaine direction en tant que l’on a un corps capable
d’expression, une façon de proposer du sens à travers à ce corps capable de signifier. À ce
titre, le sens fort du terme « insulte » est instructif : insulter, c’est littéralement sauter sur
quelqu’un ou quelque chose. Le sens de l’insulte s’entend dans un premier temps comme
sa direction. « D’où provient l’insulte », ou « qui insulte ? », et « vers qui ou quoi l’insulte se
dirige-t-elle ? », ou « qui est insulté », sont les premières questions fondamentales pour une
pensée descriptive de l’insulte. La description la plus simple du processus de l’insulte illustre
un sujet qui vise un objet - ou quelque chose qui se place à l’extérieur de lui - en lui sautant
violemment dessus par un acte de parole ou une formule corporelle. La force physique de
l’expression fait d’abord la violence de l’insulte. C’est pourquoi le sens de l’insulte comme
direction d’un saut violent projeté par un sujet vers un objet fait entendre la pensée de
l’insulte comme la pesée d’un poids. « Quel est essentiellement le poids de ce saut ? » sera
la question principale de la pensée de l’insulte. Si, d’un point de vue descriptif, l’insulte ne
peut jamais être pensée absolument, c’est-à-dire en excluant tout rapport à quelque support
à partir duquel elle s’exprime ou sur lequel elle s’imprime, doit-on peser l’insulte en fonction
de la force du sujet qui s’exprime ? Ou bien doit-on mesurer son poids à l’aune de la
réception de l’insulte ? Où se trouve le poids essentiel de l’insulte ? Le processus physique
de l’insulte se montre comme une poussée, vécue par celui qui insulte ou celui qui reçoit
l’insulte comme un saut violent sur un objet : cette poussée peut avoir un certaine portée,
et ce jusqu’à concerner d’autres individus qui peuvent être atteints ou touchés par ladite
insulte, sans nécessairement être l’objet de la visée intentionnelle de l’insulte. La tâche de
la pensée sera de trouver le juste équilibre pour mesurer la gravité de l’insulte, gravité que
l’on peut mesurer du côté de celui qui insulte, du côté de celui qui est insulté, ou encore du
côté de celui qui est le témoin d’une insulte sans en être l’objet visé.
Mais cette dimension descriptive et presque exclusivement physique ne saurait faire
oublier la dimension spirituelle de l’insulte. En tant que symbole, c’est-à-dire en tant
qu’alliance d’un élément sensible et d’un élément idéal, l’insulte, d’abord physique, véhicule
une signification. Le sens de l’insulte consiste alors non seulement en une signification
violemment dirigée, mais aussi en une direction violemment significative. Non seulement la
force physique de l’expression fait la violence de l’insulte, mais la signification spirituelle
participe de cette violence. Comment une signification peut-elle se montrer comme violente ?
Le projet de l’insulte réside en une appréciation de la valeur. Insulter, c’est déprécier, projeter
sur un objet visé une appréciation qui place ledit objet au plus bas sur l’échelle des valeurs,
et ce à partir de quelque raison. La violence de l’insulte se rend alors présente à travers la
catégorisation d’un objet pour le faire descendre au plus bas d’une hiérarchie, laquelle
comprend le meilleur au plus haut et le pire au plus bas. Disons enfin que l’insulte est un
jugement de valeur : la poussée de l’insulte vise à faire descendre tel objet sur l’échelle des
valeurs. Mais si l’insulte est un jugement, le juge qui prononce un tel jugement le fait d’après
une certaine pesée - pesée plus ou moins juste. Selon le génitif objectif et subjectif de
l’expression « la pensée de l’insulte », nous avons alors pour tâche de penser cette pesée
de l’insulte. Penser cette pesée, c’est d’abord vérifier si celle-ci est juste. Quelle méthode
peut nous conduire jusqu’à une pesée justifiée ? Comment trouver le critère pour
reconnaître une insulte capable de donner absolument une valeur à un objet de façon
légitime, sachant que poser arbitrairement ce critère ne pourrait suffire à justifier cette

prétention ? Une raison doit pouvoir justifier universellement une insulte en se montrant
comme un principe véritable et indiscutable d’après lequel il est possible de juger, d’insulter.
D’après quel critère tel principe se montre comme ce à partir de quoi une insulte est
justement pensée ? Pourquoi tel principe serait-il apte à servir de raison pour placer tel objet
au bas de l’échelle des valeurs en l’insultant ? La pensée de l’insulte se donne une tâche
archéologique en recherchant le juste principe comme critère à partir duquel le jugement de
valeur qu’est l’insulte serait justement et universellement pensé.
Qu’en est-il alors du concept d’existence tragique tiré de la lecture des textes de
Nietzsche et que nous proposons de confronter au concept d’insulte ? Une telle existence
désigne le fait d’être là sans aucune raison, le fait de vivre pour un temps fini sans qu’aucune
doctrine ne puisse absolument et légitimement donner une valeur unique à ce fait de vivre.
L’existence tragique comprend le pur devenir fini et anarchique, un devenir fini et
littéralement sans quelque principe qui donnerait à ce qui existe une raison d’exister - ce
devenir n’étant rien de moins que tout ce qui existe. Cette existence qui se dirige finalement
vers le néant qu’est la mort n’a aucune valeur en soi, au mieux une valeur particulière pour
un individu particulier qui la valorise particulièrement. À comprendre l’insulte comme un
jugement de valeur dégradant, sa pensée dans le cadre d’une existence tragique fait
problème : comment doit-être pensé le jugement de valeur qu’est l’insulte si l’existence
tragique se défait de tout principe qui donnerait une raison d’être ou de ne pas être à quelque
objet existant ? Autrement dit, si l’existence tragique est une existence sans valeur, privée
de quelque fondement ou de quelque fin qui donnerait la valeur de la vie, comment se justifie
le jugement de valeur de l’insulte et comment celle-ci doit-elle être finalement pensée ?
Disons enfin que l’insulte se fie à une norme quelconque. Si tel objet est hors norme dans
un sens négatif, il sera susceptible d’être l’objet d’une insulte qui le catégorise comme
inférieur par rapport à la norme synonyme de supériorité ou de haute valeur. C’est pourquoi
nous nous demanderons plus spécifiquement : l’insulte est-elle normale ? Et si oui, en quoi
l’est-elle ? L’insulte est-elle « non normale » en ce qu’une existence tragique refuse
absolument quelque jugement de valeur, y compris l’acte de dévalorisation de l’insulte ? Ou
l’insulte est-elle normale en ce qu’elle possède légitimement le pouvoir de dévaluer quelque
objet en fonction d’une norme et à partir d’une certaine raison ?
Une fois la légitimité de l’insulte pensée dans le cadre d’une existence tragique (I),
l’on étudiera plus en détail son processus d’expression et d’impression (II), pour finalement
reconsidérer le poids de l’insulte et proposer une façon tragique de la vivre, c’est-à-dire de
l’émettre et de la recevoir (III).
I – Penser la légitimité de l’insulte.
1) Pensée l’insulte comme direction et jugement de valeur ...
L’insulte est avant tout une expression volontaire. En tant qu’expression, c’est-à-dire
en tant qu’acte de parole ou en tant que formule corporelle, l’insulte est une façon d’agir.
Celui qui insulte est celui s’exprime ou agit volontairement d’une certaine manière. Tel est
le visage que montre nécessairement l’insulte pour autant que l’on s’efforce de décrire ce
qui est. Avec Nietzsche, l’on dira que si tout ce qui existe n’est qu’apparence et n’est rien
d’autre que cela1 , si « tout [l’ensemble de l’existence, ou ce qui agit et vit] est ici apparence,
feu follet, danse des esprits et rien de plus », alors l’insulte n’est qu’une modalité de ce fait
de vivre, d’agir ou d’exister – termes synonymes dans le lexique nietzschéen, quand bien
même ces termes proposent diverses perspectives d’un même concept. Pour exister, pour
agir, c’est-à-dire pour être l’auteur d’une action qui s’inscrit dans le devenir, il faut être
apparence, c’est-à-dire s’inscrire dans le devenir en tant que volonté de puissance dont
l’essence est d’apparaître. L’insulte qui apparaît est pour un individu une façon temporaire
d’exister, un moment d’une existence. L’on retrouve le lien entre l’existence comprise
comme une sortie hors de soi, une ek-sistence, et l’insulte entendue comme un saut sur
quelque chose : l’existence, la volonté, l’agir - qui au sens fort signifie une poussée, agere
en latin -, et finalement l’insulte, ont le sens d’une prise de direction. En termes nietzschéens,
l’insulte est une perspective, une façon de s’engager physiquement dans une certaine
direction. Mais si l’insulte possède un sens en tant que direction physique, qu’est ce qui
rend légitime cette façon de se diriger ? Autrement dit, si l’insulte est une façon d’exister,
une perspective, une façon de se diriger, cette direction appelle nécessairement l’idée d’un
principe, un arche et un telos qui donneraient un fondement et une fin à ladite existence qui
choisit de se diriger en insultant. Nous excluons dans un premier temps tout principe
arbitraire qui ne pourrait suffire à justifier universellement l’insulte en tant que telle. Quel
principe qualifie la direction de l’insulte comme une direction universellement légitime ?
Qu’est-ce qui justifie universellement cette façon de diriger son existence ? Ajoutons qu’au
sein de la pensée de Nietzsche, exister, c’est nécessairement s’engager dans une direction
en excluant d’autres directions, c’est juger telle façon d’exister comme meilleure par rapport
à une autre. Puisque l’on doit nécessairement répondre à la question du sens de l’existence
en existant, la réponse pratique à la question du sens de l’existence est nécessaire en-deçà
de toute réponse théorique. C’est en ce sens que l’on constate que toute civilisation
développe nécessairement une spiritualité comprise comme moyen de donner sens à

1
Nietzche, Friedrich, Le gai savoir, § 54, trad. Wotling, p. 107.
l’existence : avec Nietzsche, l’on dira que « l’homme est un animal qui vénère »2. « Tout ce
qui est, vous voulez d’abord le faire pensable : car vous doutez, avec une juste méfiance,
que ce soit d’ores et déjà pensable »3 : autrement dit, le caractère a priori anarchique du
devenir, compris comme ensemble d’existences, suscite une méfiance, et exige l’activité
interprétante de l’individu qui doit se repérer au sein de ce devenir parce qu’il a à agir. Cette
activité interprétante consiste en une hiérarchie des sens de l’existence : l’homme rend
littéralement sacrées certaines choses plutôt que d’autres, instaure une échelle des valeurs
sur laquelle se place tout ce qu’il rencontre. Une foule de jugements de valeur permet à
l’individu de se diriger au sein du devenir. S’orienter au sein du devenir en tissant un réseau
de sens et de valeurs d’après une hiérarchie, voilà ce que signifie l’expression « je dois
continuer à rêver si je ne veux pas périr »4. Ne serait-ce que pour se diriger et ne pas périr,
l’homme doit donner sens à son existence, c’est-à-dire valoriser une certaine direction et
insulter d’autres directions en les méprisant par rapport aux directions choisies. Tout est
susceptible d’être l’objet d’une insulte, y compris soi-même, puisque tout est susceptible
d’être placé au plus bas d’une hiérarchie. Toute existence est finalement insultante parce
que tout existence est « interprétante » 5 . Ne pas vouloir insulter, c’est encore mépriser
l’insulte, insulter l’insulte. Une prise de position à partir d’une hiérarchie nécessaire implique
une insulte nécessaire. Mais s’il y a jugement de valeur pour la fondation d’une hiérarchie
dans l’optique de donner sens à mon existence, sur quel critère se fonde ce jugement de
valeur ? L’on voit poindre ici la dimension existentielle de la pensée de l’insulte, puisque sa
réponse implique le sens de mon existence, et plus largement le sens de l’existence de ce
qui existe. L’insulte consiste à catégoriser – littéralement à accuser – tel objet en bondissant
sur lui de façon à le placer au plus bas sur l’échelle des valeurs. Quel jugement de valeur
détient la perspective véritable ? Une certaine insulte a-t-elle une raison indiscutable de
déprécier tel objet ? Doit-on corriger son existence en fonction d’une insulte qui signalerait
de façon juste mon existence particulière comme ayant en soi moins de valeur ? Il s’agit
donc de penser le sens de l’insulte, c’est-à-dire à la fois ce qui la légitime comme façon de
donner momentanément sens à mon existence – en tant que direction –, mais aussi ce qui
la légitime en tant que jugement de valeur – en tant que dépréciation violente. Avec
Nietzsche, puisqu’il nous faut connaître ce qui légitime le saut et le jugement de l’insulte,
penser l’insulte revient à poser la question de la valeur de l’existence. En somme : à partir

2
Ibid., § 346, trad. Wotling, p. 290.
3
Nietzche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra II, « Du surpassement de soi », trad. G.-A. Goldschmidt,
Paris, Libraire Générale, 1972, p. 138.
4
Nietzche, Friedrich, Le gai savoir, § 54, trad. Wotling, p. 107.
5
Ibid., § 374, trad. Wotling, p. 340.
de quelque principe, est-il possible de justifier la perspective d’une insulte, de rendre juste
son existence et la pesée de son jugement de valeur ?

2) … revient à penser l’arche et le telos qui légitiment universellement


cette direction et ce jugement de valeur.
L’on en vient donc à penser le principe en tant que fondement ou fin qui justifierait
universellement l’insulte. Cette recherche trouve sa pertinence dans l’absence de réponse
la concernant. D’une part, nous n’avons aucune réponse évidemment donnée quant à la
question de la manière dont on doit s’engager dans l’existence - plus particulièrement, rien
ne légitime de manière évidente l’insulte comme une juste façon d’exister, ne serait-ce que
temporairement ; d’autre part, la question d’une hiérarchie universelle des valeurs n’est pas
évidemment résolue. Au contraire, une multitude de façons d’exister et de hiérarchies des
valeurs sont évidemment présentes. C’est ce qui explique qu’un terme soit considéré par
un individu à une certaine époque comme une insulte, quand ce même terme est considéré
par d’autres individus à une autre époque comme une façon de valoriser positivement un
objet. Sous le nom de « religion » ou de « morale », par exemple, divers individus ont
proposé diverses métaphysiques, c’est-à-dire diverses organisations systémiques du
monde qui hiérarchisent tout ce qui existe à travers un principe spéculatif chaque fois propre
à chacune. Comment choisir ? Quelle juste méthode peut nous conduire jusqu’à une
réponse justifiée ? Comment trouver le critère pour reconnaître une métaphysique capable
de hiérarchiser tout ce qui existe de façon légitime, sachant que poser arbitrairement ce
critère ne pourrait suffire à justifier cette prétention ? En d’autres termes, au nom de
quoi tel principe possède la légitimité de trier universellement les valeurs de chaque chose
qu’un autre « principe » ne possède pas ? Il nous faut saisir la valeur essentielle ou véritable
de n’importe quelle existence, la valeur qui se dévoile à partir de l’existence de ce qui existe.
Cela signifie que la recherche attend la découverte de la valeur propre de telle existence, et
non d’une valeur figurée - d’un valeur que l’on se figure et que l’on projette arbitrairement,
sans légitimité autre qu’une volonté particulière, pour donner de la valeur à ce qui existe.
Autre façon de dire que la recherche d’un principe évident ne provenant pas d’une figuration
arbitraire est nécessaire. Par son évidence, un tel principe devra se montrer comme légitime
et universel de façon indiscutable parce que donné à l’intuition que tout le monde possède ;
à moins que, pour reprendre une expression commune, l’individu ne « se voile la face » et
refuse d’accepter une telle vérité comprise comme un dévoilement, une présentation, et ne
se réfugie dans la fiction d’un principe arbitraire qui ferait dire à l’existence de ce qui existe
ce qu’elle ne dit pas, ce qu’elle n’indique pas, ce qu’elle ne montre pas d’elle-même. Si l’on
comprend le principe comme un socle spéculatif qui donne la valeur et finalement

la bonne direction de l’existence en répondant à la question « Que dois-je


faire ? », ledit principe donne les bonnes signification et direction de l’existence
en se posant comme son arche et son telos. C’est à partir de ce principe
spéculatif que l’insulte trouve sa légitimité. Songeons notamment aux doctrines
métaphysiques qui spéculent sur la possibilité d’une vie après la mort en
fonction d’un certain sens de l’existence à suivre, lui-même valorisé par un
principe – une Loi morale, une Loi naturelle, un Dieu, une Raison suprême...
Mais s’il s’agit de poser arbitrairement un socle spéculatif pour exister, c’est-à-dire de gager
son énergie présente sur un hypothétique bénéfice dans le futur, de miser sur une
valorisation possible d’un sens de l’existence sans savoir si ce sens sera effectivement le
sens le plus haut en valeur, la valorisation de l’existence ne fait qu’obéir au « caractère
perspectiviste de l’existence »6. La retombée dans une perspective est alors nécessaire,
même lorsque l’intellect souhaite s’examiner lui-même minutieusement, puisque celui-ci
« ne peut éviter de se voir lui-même sous ses formes perspectivistes et seulement en
elles »7. Si toute existence est essentiellement « interprétante » , nous devons refuser par
là « la présomption ridicule consistant à décréter depuis notre angle que l’on ne peut
légitimement avoir de perspective qu’à partir de cet angle-là »8. Comprenons ainsi que rien
ne légitime l’universalité d’une hiérarchisation de toutes les existences, hiérarchisation qui
n’est qu’une perspective arbitraire sur l’existence, la valeur n’étant valable que pour soi et
non en soi. L’insulte ne peut trouver sa légitimité dans un principe spéculatif, parce que rien
ne garantit que la hiérarchisation à partir de laquelle l’insulte est prononcée est justement
pensée. Tel est le problème insoluble du perspectivisme : le critère qui justifie une hiérarchie
doit lui-même être justifié, et ce à l’infini ; une solution consiste à poser un principe spéculatif
plausible pour hiérarchiser ce qui existe – ce que signifie encore une fois l’expression « je
dois continuer à rêver si je ne veux pas périr »9. Mais s’il ne s’agit que de spéculations

ou d’hypothèses comme autant de perspectives pour interpréter la valeur de


l’existence et ce qui est susceptible d’être insulté, sur quoi se projettent ces
interprétations, ces hypo-thèses ? Et Nietzsche de conclure : « Le monde nous
est bien plutôt devenu, une fois encore, ‘’infini’’ : dans la mesure où nous ne

6
Ibid., § 374, trad. Wotling, p. 340.
7
Ibid., § 374, trad. Wotling, p. 340.
8
Ibid., § 374, trad. Wotling, p. 341.
9
Ibid., § 54, trad. Wotling, p. 107.
pouvons pas écarter la possibilité qu’il renferme en lui des interprétations
infinies. Le grand frisson nous saisit une nouvelle fois – mais qui aurait donc
envie de recommencer d’emblée à diviniser ce monstre de monde inconnu à
la manière ancienne ? Et adorer cette chose inconnue comme ‘’l’être
inconnu’’ ? »10. Le perspectivisme nietzschéen relègue toute hiérarchisation de
l’existence fondée sur un principe spéculatif au statut de vision particulière
sans aucun privilège de légitimité, sans aucune possibilité de se poser comme
ce à partir de quoi l’on peut légitimement insulter. Comment penser l’insulte si
les hiérarchies fondées sur quelque principe ne permettent plus d’insulter
légitimement, c’est-à-dire selon un système de valeurs universel ? Si toute
spéculation n’est que perspective arbitraire, quelle méthode permet de
découvrir la valeur véritable de l’existence à partir de laquelle il est possible
d’insulter légitimement ?

3) L’existence tragique rend non juste la prétention d’une insulte à


dévaloriser universellement quelque chose qui existe.
Pour échapper au problème du perspectivisme qui fait comprendre toute
hiérarchisation de l’existence comme une spéculation arbitraire, il nous faut
trouver une méthode qui se défait des principes spéculatifs et accède à la
valeur véritable de l’existence. L’on doit se défaire des préjugés qui rendent
notre perspective arbitraire, et nous éloigne d’une insulte qui serait
potentiellement fondée sur une hiérarchie légitimement universelle. C’est
justement ce que propose Nietzsche au paragraphe 380 du Gai savoir : « Des

pensées sur les préjugés moraux, si l’on ne veut pas qu’elles soient des
préjugés sur des préjugés, présupposent une localisation à l’extérieur de la
morale, quelque par-delà bien et mal vers lequel il faut monter, grimper, voler
(...) » 11 . Pour cela :« il faut être très léger (…) pour se créer des yeux qui
puissent embrasser des millénaires et ajouter à cela du ciel pur dans ces

10
Ibid., § 374, trad. Wotling, p. 341.
11
Ibid., § 380, trad. Wotling, p. 347.
yeux ! »12. Autrement dit, il s’agit de prendre un recul par rapport à la tradition
et sa hiérarchie qui pèsent sur nous pour la comprendre comme une
interprétation fictive, et redécouvrir « le ciel pur », « ce monstre de monde
inconnu », ou le pur devenir, c’est-à-dire l’existence qui se dévoile tel qu’elle
est véritablement, lorsque se brise ladite interprétation. Prendre de la hauteur
par rapport aux perspectives particulières et contempler le devenir pur, telle est
la méthode nietzschéenne pour accéder à la valeur véritable de l’existence.
Nietzsche donne une traduction de cette expérience dans l’aphorisme 349 :
« Mais en tant que scientifique, on devrait sortir de son recoin humain : dans
la nature règne non pas la situation de détresse, mais la surabondance, la
prodigalité, jusqu’à l’absurde même. » 13 . Affranchi de l’interprétation trop
humaine de ce qui est, l’individu découvre l’existence sans raison de ce qui
est : une prodigalité, c’est-à-dire un don, es gibt en allemand, un « il y a » qui
n’a aucun pourquoi, qui est absurde. L’on se rend compte que ce que l’on
prenait comme la valeur en soi de l’existence de tel être n’est finalement qu’une
fiction, le fruit d’une volonté de puissance particulière, qui n’est valable que
pour soi : « Tout ce qui possède de la valeur dans le monde aujourd’hui ne la
possède pas en soi, en vertu de sa nature, — la nature est toujours dénuée de
valeur : — au contraire, une valeur lui a un jour été donnée et offerte, et c’est
nous qui avons donné et offert ! C’est nous seuls qui avons d’abord créé le
monde qui intéresse l’homme en quelque manière ! — Mais c’est justement le
fait de le savoir qui nous manque (...) » 14 . Savoir qu’il n’y a que de l’être
dépourvu de valeur et que l’insulte n’est qu’une dévalorisation arbitraire, c’est,
selon le titre de l’aphorisme 54 du Gai savoir, avoir « La conscience de
l’apparence » : « (…) je me suis soudain réveillé au beau milieu de ce rêve,
mais seulement pour prendre conscience que je suis en train de rêver, et que
je dois continuer à rêver si je ne veux pas périr (…). L’apparence, c’est pour
moi cela même qui agit et vit, qui pousse la dérision de soi-même jusqu’à me

12
Ibid., § 380, trad. Wotling, p. 348.
13
Ibid., § 349, trad. Wotling, p. 296.
14
Ibid., § 301, trad. Wotling, p. 247.
faire sentir que tout est ici apparence, feu follet, danse des esprits et rien de
plus(…). »15. Comprise comme du devenir pur, l’existence n’est qu’apparence
sans raison, une danse gratuite à laquelle je participe nécessairement en tant
qu’être qui apparaît. Parce que je fais partie de ce devenir, mon existence aussi
est en soi sans valeur. Voilà découvert l’absence de valeur du devenir, lequel
n’est en soi normé par aucun principe. C’est ce qui caractérise chez Nietzsche
l’existence tragique. Par conséquent, le cadre de l’existence tragique fait
comprendre l’insulte comme un jugement de valeur dont la pesée est arbitraire,
ce qui ne saurait justifier universellement ce jugement. La pesée de l’insulte
n’est pas légitime et ne peut proposer légitimement de norme. L’existence ne
mérite donc aucune insulte. Mais si une dévalorisation de l’existence est un
jugement de valeur non juste, l’existence de l’insulte en tant que saut physique
n’est ni légitime, ni illégitime. Au-delà de la relégation de l’insulte comme
jugement de valeur universel au rang de perspective dans le cadre de
l’existence tragique, comment doit être pensée l’insulte en tant que façon d’agir,
puisque rien ne permet de la mépriser ou de la valoriser en soi ?

15
Ibid., § 54, trad. Wotling, p. 107.
II – Expression et impression physique de l’insulte
dans le cadre de l’existence tragique.
1) L’émergence physique d’une l’insulte.
La découverte de l’existence tragique fait comprendre à Nietzsche que
le pur devenir appelle une infinité de hiérarchisations – donc d’insultes - sans
qu’aucune n’accède légitimement à la valeur véritable de l’existence. La vérité
du perspectivisme fait alors retentir le principe du sans principe en tant qu’il
indique le paradoxe suivant : la seule vérité est l’absence de vérité unique et
l’infinité de perspectives qui s’affrontent. La vérité réside dans le devenir
comme affrontement de volontés de puissance, affrontement sans valeur et
sans pourquoi, privé d’arche et de telos. La boucle infinie de l’éternel retour
symbolise ce devenir privé de principe, devenir qui est lutte éternelle des
volontés, lutte tragique parce que sans valeur. Notons alors que, sur le plan
théorique, toutes les hiérarchies s’effondrent pour que seul demeure le pur
devenir : c’est par la destruction de toute spéculation métaphysique que se
découvre l’existence tragique, le pur devenir comme lutte sans raison des
perspectives. Dans le cadre de la pensée nietzschéenne, n’importe quel
élément du devenir ne possède aucune valeur en soi. « Tout n’est
qu’apparence »16. De cette pure factualité, l’on comprend qu’une valeur n’est
qu’un repère arbitraire parmi d’autres qui permet à un individu parmi d’autres
de juger une existence parmi d’autres dans le chaos du devenir. Tout est une
question de goût particulier, d’appréciation particulière. Il faudrait replacer cette
idée à l’échelle d’une civilisation pour en saisir de riches enjeux. L’on se
demande alors avec Nietzsche : « Comment se modifie le goût général ? De
la manière suivante : des individus, des puissants, des hommes influents
expriment sans aucun sentiment de honte leur hoc est ridiculum, hoc est
absurdum, donc le jugement traduisant leur goût et leur dégoût, et l’imposent
de manière tyrannique : — ils soumettent ainsi beaucoup d’hommes à une

16
Ibid., § 54, trad. Wotling, p. 107
contrainte qui se transforme progressivement en habitude pour plus encore, et
enfin en besoin pour tous. (…) ils ont le courage de suivre leur physis et de
prêter l’oreille à ses exigences jusque dans leurs notes les plus subtiles : leurs
jugements esthétiques et moraux sont ces ‘’notes les plus subtiles’’ de la
physis. »17. Comprenons que l’émergence de principes n’est liée qu’à la force
de séduction – au charisme - d’un individu qui parvient à attirer sur son propre
chemin une quantité importante d’autres individus. Ce chemin, qui paraît
d’abord étrange et impropre, finit par devenir normal lorsqu’une quantité
suffisante d’individus reconnaît ce goût particulier comme familier, bon et juste.
C’est pourquoi Zarathoustra affirme : « La société humaine : c’est une tentative, voilà ce que
j’enseigne, une longue recherche : mais c’est celui qui commande qu’elle recherche
(…) ! » 18 . Un individu particulier adopte une perspective particulière en

développant selon son propre goût des normes qui lui permettent de spécifier
la valeur de ce qui apparaît, et finalement d’insulter. Si la force de séduction
de l’individu est assez forte, elle pourra influencer le regard d’une civilisation
entière sur ce qu’est le normal et le non-normal, sur ce qui est susceptible
d’être insulté ou non. Avec l’aide des textes de Nietzsche, l’on peut donc
ajouter que la « santé normale » et « la maladie » 19 , le normal et le
pathologique, respectivement synonymes de ce qui ne peut être insulté et de
ce qui peut être insulté, ne peuvent être conçues et appréciées qu’en fonction
d’une perspective particulière. D’aucuns adopterons cette perspective et
insulteront en conséquence. Voilà comment émerge une insulte.

2) L’existence toute entière comme foule d’insultes physiques et


historiques.
En sortant du cadre de la métaphysique et de sa distinction entre ce qui est bien et
ce qui est mal à partir de quelque raison, entre ce qui est sacré et ce qui ne l’est pas, ou
respectivement entre ce qui ne peut être l’objet d’une insulte et ce qui peut être insulté, l’on
doit se contenter d’une pure description qui propose seulement une distinction entre « le

17
Ibid., § 39, trad. Wotling, p. 96.
18
Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra III, « Des vieilles tables », trad. G.-A. Goldschmidt p. 255.
19
Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, § 120, trad. Wotling, p. 173
haut et le bas » de chaque existence – une pure différence de poids ou de force sans valeur.
S’il n’y a pas de raison ou de valeur de l’existence, la pensée de l’insulte ne peut consister
qu’en une pesée de poids. Nietzsche utilise ainsi le terme de physis20 : celle-ci désigne une
pure poussée physique, corporelle, ce qui agit comme ce qui s’épanouit, s’étend, pousse
simplement, sans arche ni telos pour l’orienter – la physis s’épanouit à partir d’elle-même.
C’est pourquoi, comme tout existence, l’existence de l’insulte, ni légitime, ni illégitime, est
un fait qui se justifie de lui-même. Elle ne doit être comprise que comme une donation
gratuite, sans raison qui aurait à justifier son jugement de valeur. L’insulte en tant
qu’expression ou façon d’agir n’est qu’un saut qui est à lui-même sa propre raison.
L’existence toute entière n’est qu’expression gratuite, c’est-à-dire une nuée d’existences ou
de poussées physiques sans raison qui se rencontrent les unes les autres. À comprendre
l’insulte comme un saut gratuit et agressif sur un objet, la vie toute entière est une foule
d’insultes, c’est-à-dire de poussées physiques qui s’orientent d’une certaine manière,
heurtent certains objets, et se justifient d’elle-même. La dévalorisation qu’impose l’insulte
s’inscrit dans le devenir comme fait physique. De plus, comme le ou les individus qui
imposent par force une dévalorisation s’inscrivent dans le devenir, il faut dire

que ce qui est susceptible de valeur comme ce qui est susceptible d’insulte le
sont de manière historique, relativement à une époque du devenir.
L’expression de cette insulte physique qui impose factuellement un jugement
de valeur peut être réprimée, peut s’exprimer un temps en choquant d’autres
perspectives, ou encore s’exprimer en même temps qu’elles. Mais une
perspective particulière ou une insulte - et son jugement de valeur - en vient
toujours à périr du fait de la finitude de tout ce qui devient. Toute physis qui
apparaît s’épanouit un temps avant de perdre de sa force jusqu’à disparaître.
Aussi une valeur et ce qui est la plus basse valeur d’une hiérarchie n’existent-
ils que le temps d’une époque donnée, dans un espace donné. La valeur
véritable de l’agir comme affrontement des volontés de puissance sans raison
fait de l’histoire une lutte de perspectives. À comprendre chaque perspective
comme une insulte particulière qui propose une hiérarchie à la nuance
particulière21, la vie tragique se montre comme un beau tableau aux milles

20
Ibid., § 39, trad. Wotling, p. 96.
21
« Mais toute la vie n’est une querelle sur les goûts et les couleurs ! », nous dit Zarathoustra. Nietzsche,
Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra II, « Des Hommes sublimes », trad. G.-A. Goldschmidt p. 143.
nuances, éternellement en devenir. C’est pourquoi Zarathoustra s’écrit, après
avoir répondu par un « oui » au tragique de l’existence : « Ainsi, de la même
façon sûre et belle, soyons ennemis mes amis ! Élançons-nous divinement les
uns contre les autres ! » 22 . La découverte de l’existence tragique comme
physis ou poussée anarchique permet à Nietzsche de comprendre que la vie
n’est qu’une somme de rencontres entre des insultes qui s’opposent ou
s’allient, amies ou ennemies, accordées dans la contradiction pour donner à
voir ce devenir qui se règle de lui-même. L’histoire des insultes, belle d’un ensemble
de hiérarchies singulières, n’est donc qu’une succession historique de perspectives liées à
autant d’individus dont le goût est singulier.

3) La gravité de l’insulte : prendre l’insulte au sérieux.


Comprenons donc que le poids de l’insulte ne dépend que d’une
perspective. D’aucuns pourraient recevoir telle expression comme une insulte
sans pour autant que celui qui s’exprime considère son expression comme
insultante, et inversement. Tout dépend de la perspective adoptée, et le poids
de l’insulte diffère en fonction de l’individu qui destine ou reçoit l’insulte de
façon directe ou indirecte. Plus largement, ce n’est que du point de vue d’une
hiérarchie extérieure qu’un individu peut être considéré comme pathologique.
Rien ne permet de dire que ce même individu peut être légitimement insulté si
ce n’est la perspective d’un autre individu. À ce titre, la distinction entre le
propre et le sale, et celle entre le propre et l’impropre, sont instructives. Ce qui
m’est propre, c’est ce qui m’appartient essentiellement, mais aussi ce que je
juge comme le contraire du sale. Par conséquent, un individu qui possède ses
propres valeurs aura tendance à juger comme étranges, impropres et sales les
valeurs différentes d’un individu étranger. « Bien des choses jugées bonnes
par ce peuple-ci, étaient jugées par un autre comme honteuses et
méprisable »23, nous dit Zarathoustra. Comme nous l’avons dit, toute valeur

22
Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra II, « Des Tarentules », trad. G.-A. Goldschmidt p. 123.
23
Ibid., I, « Des mille et un buts», trad. G.-A. Goldschmidt p. 77.
dépend d’une perspective. L’insulte a tendance déprécier ce qui paraît étranger,
et qui pourtant possède sa propre valeur. Au cœur des rapports sociaux, la
perspective d’autrui qui considère un individu dont l’existence est impropre à
ses yeux comme « malade » est fréquente. De cette situation pesante peut
naître une honte, l’incorporation par la conscience de cette perspective selon
laquelle on est sale, anormal, justement insulté. Cette insulte peut importuner
selon une double violence : selon une violence physique, évidemment, la
gravité de l’insulte s’imposant comme une expression concrètement violente ;
mais aussi selon une violence psychologique. Celle-ci s’exprime à travers
« l’instinct du troupeau », qui fonctionne comme un remord, et fait qu’autrui
pénètre ma conscience à travers une maxime telle que « Telle ou telle chose
est en contradiction avec les bonnes mœurs de ta société »24. Ce remord se
traduit par une situation dans laquelle l’âme est littéralement mordue lorsqu’elle
souhaite exister d’une certaine manière – c’est-à-dire penser ou donner sens
à son corps – au risque d’être insulté, et ce parce qu’autrui considère cette
conduite comme indigne ou pathologique. L’on craint ainsi l’isolement, le rejet
violent de ceux pour qui l’on paraît étrange, fou, bizarre, impropre et sale. Cette
perspective méprisante de la part d’autrui reste l’une des oppressions les plus
difficiles à surmonter. Nietzsche confirme que « l’on vient plus facilement à bout
de sa mauvaise conscience que de sa mauvaise réputation »25, qu’il est plus
facile de rendre convenable l’opinion que l’on a de soi que de modifier la
mauvaise opinion qu’une foule d’individus se fait de nous. Vivre l’insulte en
étant l’objet d’une dépréciation peut donner suite à des situations extrême. Si
l’on se souvient que l’insulte, prise comme un saut violent, se montre
finalement comme une expression violente, l’impression vécue par celui qui
est insulté peut entraîner une situation de dépression : l’insulte comme
expression violente écrase l’expression d’un autre individu jusqu’à l’anéantir et
étouffer son existence. Comment répondre à cette situation pesante, sachant

24
Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, § 50, trad. Wotling, p. 105.
25
Ibid., § 52, trad. Wotling, p. 106.
que faire appel à quelque valeur absolue et universelle ne serait pas juste au
regard de l’existence tragique ?

III – Vivre l’insulte de manière tragique : une


impression et une expression légères.
1) Recevoir tragiquement l’insulte : prendre l’insulte à la légère.
Quelle réponse est appelée par une telle situation dans le cadre d’une
existence tragique ? L’existence tragique nous fait comprendre de fait que
toute existence est dérisoire : si rien n’a de valeur, tout est risible, ridicule,
méprisable ou frivole parce que tragique. Si l’existence est tragique,
méprisable parce que dénuée de valeur intrinsèque, alors la seule réaction en
accord avec cette existence vaine est « le rire », c’est-à-dire l’émanation de la
vérité tout entière »26. Ce rire exprime une mise à distance, un recul suffisant
pour comprendre que la valeur de l’existence est nulle, qu’aucune façon
d’exister n’a le sérieux qu’exigerait une hiérarchisation absolue et universelle
de l’existence. Tout au contraire d’une existence sérieuse, l’existence tragique
consiste alors dans un jeu, un épanouissement compris comme synonyme de
joie et d’expansion de soi, de réalisation de l’être que l’on est. Si rien n’a en soi
de gravité, si celle-ci dépend d’une perspective, avoir un recul suffisant pour le
savoir revient à voler au-dessus de toutes ces perspectives pesantes : « car
ainsi parle l’oiseau sagesse : ‘’Vois, il n’y a pas d’en haut, pas d’en bas !
Retourne-toi, jette-toi au dehors, reviens, toi qui es léger ! Chante, ne parle
plus ! (…)’’. »27. Se défaire de toute hiérarchie qui propose un haut et un bas,
ne plus se servir de la parole pour justifier telle valeur et enfin chanter gaiement,
telle est la façon dont se traduit concrètement l’existence tragique de cet oiseau
léger, qui reçoit avec légèreté et insouciance ce qui advient. Recevoir ce qui

26
Ibid., § 1, trad. Wotling, p. 56.
27
Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra IV, « Les sept sceaux », trad. G.-A. Goldschmidt p. 278.
advient avec légèreté signifie accepter la contingence de l’existence sans
valeur. Cette acceptation est totale : il s’agit de s’ouvrir par un « oui sacrée » à
tout ce qui arrive, y compris à quelque insulte qui n’est qu’un moment du jeu
qu’est la vie28. C’est ce qui permet de comprendre pourquoi les deux hommes
de l’aphorisme 303 du Gai Savoir sont heureux : si le premier réussit tout ce
qu’il entreprend et se trouve ainsi heureux, le second échoue sans cesse. Mais
« croyez-vous qu’il en soit malheureux ? Il y a longtemps qu’il a décidé pour
lui-même de ne pas accorder trop d’importance à ses propres vœux et
projets. »29. Ne pas accorder trop de poids à ce qui peut déprimer, ne pas faire
reposer sa vie sur une expression qui peut s’essouffler, tel est la posture
fondamentale de l’existence tragique. Pour éviter par exemple la dépression,
la considération d’une perspective inconvenable – comme la perspective d’une
insulte par exemple – doit rendre cette même perspective non importante. Le
regard tragique rend l’insulte légère, amusante, pourvu que l’on ait le recul
suffisant pour comprendre la vie comme une mise en scène dérisoire. Mais il
faut dire que tout individu n’est pas toujours assez sensible pour recevoir
l’émanation de la vérité de l’existence tragique. Chacun entend avec plus ou
moins de sensibilité ce rire, le silence de l’existence tragique qui au fond
n’exprime aucune valeur. C’est pourquoi Nietzsche place le « sens de la
vérité » comme condition nécessaire pour recevoir « l’émanation de la vérité
toute entière »30. Avoir le sens de la vérité est une façon d’être parmi d’autres.
Nietzsche nous le confirme en se donnant en exemple : « parmi tous ces
rêveurs, moi aussi, ‘’l’homme de connaissance’’, je danse ma propre danse » ;
« l’homme de connaissance est un moyen de faire durer la danse terrestre »31.
Entendons que Nietzsche, sensible à l’absence de valeur de tout existence, ne
fait qu’adopter une posture particulière parmi d’autres, tandis que d’autres

28
Ibid., II, « Des Tarentules », trad. G.-A. Goldschmidt p. 123.
29
Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, § 303, trad. Wotling, p. 248.
30
Ibid., § 1, trad. Wotling, p. 56.
31
Ibid., § 54, trad. Wotling, p. 107.
individus qui n’aspirent pas à être « homme de connaissance » y sont moins
sensibles et dansent autrement, reçoivent autrement l’insulte.

2) Exprimer tragiquement l’insulte : le courage d’insulter.


À cette façon tragique de recevoir l’insulte s’ajoute une manière tragique
de l’exprimer. Si l’existence de l’insulte n’est ni légitime, ni illégitime, rien
n’empêche d’exprimer une insulte en gardant la légèreté de l’existence
tragique. Rappelons qu’aucun système de valeur ne peut légitimement étouffer
l’expression d’une existence. Tout est sans valeur et se justifie de lui-même :
« Tout passe, c’est pourquoi tout mérite de passer »32. L’individu peut justifier
son insulte de manière tautologique. Le saut de l’insulte est à lui-même son
propre pourquoi et ne se justifie par aucune valeur. Si donc il doit y avoir une
éthique, c’est au sens fort du terme : l’insulte doit être justifiée par l’ethos, c’est-
à-dire par le caractère de l’individu. En d’autres termes, il ne s’agit pas
d’affirmer le caractère légitime ou illégitime d’une insulte par une hiérarchie de
valeurs et quelque critère moral, mais de se tenir par-delà bien et mal et
d’imposer un jugement esthétique qui justifie l’insulte par l’affect d’un corps,
par la volonté de puissance : l’individu fait ce qui lui plaît. « Votre vertu, c’est
vous, c’est votre vous-même le plus cher. »33, affirme Zarathoustra. « Faire ce
qui me plaît », c’est, selon la signification de cette expression commune, être
libre. D’aucuns diront qu’une telle expression place le plaisir comme fin de
l’existence, et le caprice comme façon d’être. Mais si l’on examine précisément
cette expression, l’on comprend qu’il ne s’agit pas d’avoir le plaisir pour
principe ; l’expression expose seulement l’acte qui donne un plaisir comme le
but du « faire ». Faire ce qui me plaît, c’est littéralement « faire cela même qui
me plaît », cela même qui, par contingence, me donne du plaisir – ce dernier
n’étant que ce qui parachève l’action en s’ajoutant à elle, de façon à signaler
qu’elle s’est enfin accomplie. En d’autres termes, ce qui importe, c’est l’acte en

32
Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra II, « De la rédemption », trad. G.-A. Goldschmidt p. 170.
33
Ibid., II, « Des vertueux », trad. G.-A. Goldschmidt p. 116.
lui-même, le plaisir n’étant rien que le signe contingent que cet acte s’est
effectivement réalisé et qu’il convient à l’individu. Autre manière de dire que
l’individu vise son propre épanouissement. Accomplir l’insulte comme une
pulsion qui réalise ce que je suis, sans que l’insulte dépende d’un principe
extérieur, voilà la traduction de l’expérience concrète de la liberté, puisque je
suis motivé par ladite pulsion qui n’est rien d’autre que moi-même. « Nous
aussi nous devons croître et fleurir à partir de nous-mêmes, librement et sans
peur, en un égoïsme innocent ! »34. Fleurir à partir de soi ou s’en tenir à soi-
même comme principe pour insulter revient donc à agir de façon authentique,
selon son propre sens d’être. Nietzsche nous en donne un exemple concret à
travers le vécu de Napoléon : « Car [le tyran ou le César] pense de lui et veut
que l’on pense de lui ce que Napoléon a exprimé un jour à sa manière
classique : ‘’J’ai le droit de répondre à tout ce que l’on me reproche par un
éternel ‘’je suis ainsi’’. Je suis à part de tout le monde, je n’admets de condition
de la part de personne. Je veux que l’on se soumette même à mes caprices et
qu’on trouve naturel que je m’adonne à telles ou telles distractions.’’ Voilà ce
que Napoléon déclara à son épouse alors qu’elle avait des raisons de mettre
en doute sa fidélité conjugale. » 35 . Sans honte qu’une hiérarchie de valeur
voudrait me faire ressentir, je peux être capable d’imposer ma propre hiérarchie,
ma propre façon d’insulter – même en méprisant l’insulte. L’étape la plus
décisive de la réalisation de l’insulte dans le cadre d’une existence tragique se
déroule selon Nietzsche lors du franchissement de cette honte de soi. Quoi de
plus difficile que de surmonter cette honte et d’affirmer ses propres valeurs et
ses propres insultes ? Cela se traduit par exemple par de la timidité, une peur
en lien avec une norme extérieure qui freine et oriente l’agir de l’individu.
Nietzsche le sait au point de faire du chemin vers la liberté le « chemin de la
tristesse »36. Pourtant, rien ne légitime que l’on juge ou réprime ainsi cette
expression singulière : « Car il n’y a pas de santé en soi, et tous les essais

34
Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, § 99, trad. Wotling, p. 150.
35
Ibid., § 23, trad. Wotling, p. 86.
36
Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra I, « De la voie du créateur », trad. G.-A. Goldschmidt p. 80.
pour définir ce type de choses ont échoué misérablement. C’est de ton but, de
ton horizon, de tes pulsions, de tes erreurs et en particulier des idéaux et des
fantasmes de ton âme que dépend la détermination de ce que dois signifier la
santé même pour ton corps. »37. Entendons par-là que ce que l’on considère
comme normal ou pathologique ne dépend que du goût de l’individu. Ce que
l’on nomme « santé » ne doit pas s’entendre comme le « concept de santé
normale » en lien avec le dogme de « l’égalité des hommes », mais comme
une façon d’être propre à chacun. Ce n’est que du point de vue d’une hiérarchie
extérieure que l’individu est considéré comme pathologique. Rien ne permet
de dire que ce même individu est anormal si ce n’est le jugement de goût d’un
autre individu. Au regard du tragique de l’existence, un individu peut donc se
défaire de ce jugement que l’on porte sur lui et s’épanouir de la façon qui lui
convient le mieux, puisque cet épanouissement n’est pas en soi anormal. L’on
en déduit une nouvelle conception de la santé comme ce qui nous est propre
et ne mérite pas, en soi, de subir une honte. Avec Nietzsche, l’on dira que « le
sceau de l’acquisition de la liberté » ou la santé réside dans le fait de « ne plus
avoir honte de soi-même »38. Parvenir à affirmer librement sa hiérarchie et ses
insultes, c’est avoir le courage de dévoiler son goût particulier. Ce courage de
la vérité doit mener à la possibilité d’exprimer sa singularité, pathologique et
susceptible d’insulte aux yeux d’autrui mais normal aux yeux de soi. S’il
n’existe plus de divinité transcendante qui impose de l’extérieur une hiérarchie,
du sacré et du profane, chacun ne doit plus croire qu’en lui-même. Ce courage
ou ce fait de croire en soi accorde une impulsion à la force qui lutte
frontalement ou insidieusement contre l’oppression, et peut entraîner
l’émergence de nouvelles hiérarchies et la chute de hiérarchies plus anciennes,
sans qu’aucune n’ait en soi plus de légitimité qu’une autre. Se rappeler que
rien ne rend légitimement pathologique la singularité que je suis et savoir que
tout n’est qu’apparaître dénué de valeur permet de comprendre ce courage

37
Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, § 120, trad. Wotling, p. 172.
38
Ibid., § 275, trad. Wotling, p. 224.
comme le résultat d’un remède. La compréhension de l’existence tragique est
le remède qui peut entraîner le courage d’insulter à partir de ce qui nous est
propre. En fin de compte, Zarathoustra signale que dans ce courage « retentit
toute la musique du jeu »39. Jouer, c’est avoir le courage d’être à soi-même son
propre médecin existentiel ; c’est avoir le courage d’’insulter joyeusement au
sein d’un devenir tragique. Voilà que le chemin de la tristesse se présente
comme le chemin vers la joie.

39
Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra III, « De la vision et de l’énigme », trad. G.-A. Goldschmidt
p. 189.
3) L’expression artistique de l’insulte : pour une existence tragique
maîtrisée.
Doit-on pour autant réduire la liberté de l’existence tragique à un caprice,
un simple jeu sans raison ? À la lecture de certains passages clefs du Gai
savoir et d’Ainsi parlait Zarathoustra, cet épanouissement que l’on prendrait
comme une insulte brute dépourvue de finesse se montre finalement comme
un long processus de maturation et d’exercice dans l’optique de se réaliser.
C’est ainsi que Zarathoustra semble décrire une sorte d’ascèse : « Mais voici
ce que j’enseigne : celui qui un jour veut apprendre à voler, celui-là doit d’abord
apprendre à se tenir debout et à marcher et à courir, à grimper et à danser –
ce n’est pas du premier coup d’aile que l’on conquiert l’envol »40. Voler comme
cet oiseau délivré de repères dont l’origine est transcendante nécessite une
ascèse. Nietzsche le sait bien, entendre l’existence comme un jeu ou un art
nécessite de prendre en compte des règles du jeu ou des règles de l’art. Sans
qu’il soit question de lois strictes et immuables, l’on peut dire que toute
existence rencontre toujours une autre existence qui possède son propre ethos
et pèse sur ce qu’elle rencontre : je dois donc prendre en compte ce poids qui
se présente à moi avec son propre ethos pour mieux me réaliser, m’épanouir.
La poussée insultante que je suis ne peut s’épanouir si ce que je rencontre
s’exprime contre ma propre existence. Il me faut alors improviser une façon
d’être en composant avec les potentielles réactions de tous ces êtres existants
dont je fais l’expérience et créer une situation qui me convienne, c’est-à-dire
qui accompagne et favorise l’accomplissement de la pulsion que je suis. Cette
« improvisation de la vie » 41 nécessite des étapes fondamentales – quatre
selon moi – qui se présentent comme une stylisation de l’existence que
Nietzsche met au jour dans l’aphorisme 290 du Gai savoir : « Exerce [un art
grand et rare] celui qui embrasse du regard tout ce que sa nature offre de
forces et de faiblesses, et intègre tout ceci à un plan artistique jusqu’à ce que

40
Ibid., III, « De l’esprit de pesanteur », trad. G.-A. Goldschmidt p. 235.
41
Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, § 303, trad. Wotling, p. 248.
chaque élément apparaisse comme art et comme raison, et que même la
faiblesse enchante l’œil. On a ajouté ici une grande quantité de seconde nature,
retranché là un pan de nature originelle : — dans les deux cas au moyen d’un
long entraînement et d’un travail quotidien. Ici, le laid que l’on ne peut
retrancher est caché, là il est réinterprété sous la forme du sublime. » ; l’œuvre
s’achève enfin : « Ce seront les natures fortes, tyranniques, qui savoureront
leur joie la plus subtile dans une telle contrainte, dans une telle sujétion et un
tel accomplissement dictés par leur loi propre ; la passion de leur puissant
vouloir s’allège à la vision de toute nature stylisée, de toute nature vaincue et
mise à leur service ; même lorsqu’ils doivent construire des jardins, il leur
répugne de lâcher la bride à la nature. (…) Car une chose est nécessaire : que
l’homme parvienne à être content de lui-même – fût-ce au moyen de telle ou
telle poétique et de tel ou tel art : c’est alors seulement que l’homme s’avère
tolérable ! »42. Un tel texte imagé se traduirait en expérience concrète de la
façon suivante : après avoir d’abord identifié ce qui me convient et ce qui ne
me convient pas, ce que je rends sacré et ce que je préfère dévaloriser et
insulter, l’existence qui correspond ou non à mon épanouissement, mes forces
et mes faiblesses – et rien de mieux que de faire l’expérience d’une chose pour
savoir ce qui m’est propre et ce que je trouve sale, pas à mon goût donc au
plus bas de ma hiérarchie 43 –, c’est à travers un long entraînement, une
pratique concrète quotidienne, que je choisis de réagencer ma façon d’être en
fonction de ce que je rencontre, de manière à pouvoir me réaliser en tant que
corps fait de pulsions sous une forme que j’ai moi-même créée par contrainte
individuelle, c’est-à-dire selon un style artistique qui m’est propre. À travers
une seule et même expérience, l’individu expérimente différentes façons
d’exister qui lui conviendront ou non, selon son goût particulier, tout en se
confrontant au devenir pour engranger une connaissance pratique. Il s’agit

42
Ibid., § 290, trad. Wotling, p. 235-236.
43
« Car on doit pouvoir se perdre soi-même pour quelque temps si l’on veut apprendre quelque chose de ce
que l’on est pas soi-même. » (Nietzsche, Friedrich Le Gai Savoir, § 305, trad. Wotling, p. 250) : ainsi, la vie
est « moyen de la connaissance » (Nietzsche, Friedrich Le Gai Savoir, § 324, trad. Wotling, p. 261).
d’apprendre le monde en le pratiquant pour mieux se réaliser : ici, c’est en
jouant que l’on apprend à jouer. À partir de cet apprentissage, je dois pouvoir
affirmer subtilement ma façon de m’épanouir – ce que signifie « savourer sa
joie la plus subtile ». Nietzsche propose non seulement d’avoir le courage
d’affirmer sa hiérarchie, mais surtout de pouvoir maîtriser de cette affirmation.
Cette maîtrise se traduit par de la manipulation. Je peux par exemple esquiver
une insulte en « retranchant un pan de nature originelle », c’est-à-dire en
dissimulant une façon d’être qui m’est propre mais qu’autrui voudra insulter, ou
bien affirmer cette façon d’être d’une manière détournée, en la « réinterprétant
sous la forme du sublime ». La pleine liberté ou l’épanouissement s’acquiert
lorsque je suis capable de manipuler le devenir pour affirmer artistiquement
mes goûts particuliers, y compris mes insultes. Cette dimension artistique de
l’existence mène à cette idée de manipulation comme orientation physique ou
psychique du devenir pour se rendre la vie belle, comme peut l’être une œuvre :
selon un art de vivre génial, l’individu fait de sa vie une œuvre en tant qu’artiste
original. Cette dimension tragique et artistique de l’existence traduit l’inscription
dans le devenir comme l’écriture d’une histoire individuelle sur la scène du
monde. Il faut avoir ce recul pour « apprécier le héros caché dans tous ces
hommes de la vie quotidienne », pour considérer le devenir comme une
comédie, un moyen de se « mettre en scène », c’est-à-dire de jouer
joyeusement et artistiquement le rôle qui nous est propre, tout en appréciant
l’essence dérisoire de l’existence tragique pour ne pas être « que premier plan
et (…) totalement prisonniers de l’optique qui amplifie formidablement ce qu’il
y a de plus proche et de plus vulgaire et le fait passer pour la réalité en soi »44.
D’un mot, l’individu se montre comme le héros qui écrit sa propre histoire sur
les pages blanches du « monstre de monde inconnu »45, en gardant en tête
que son histoire n’est qu’une fiction artistique projetée sur un devenir pur et
tragique – projection qui comprend le saut violent de l’insulte selon un goût

44
Ibid., § 78, trad. Wotling, p. 125.
45
Ibid., § 374, trad. Wotling, p.341.
particulier. Finalement, comme l’entend Nietzsche, faire de sa vie une œuvre,
c’est refuser le caprice brut pour un épanouissement raffiné, ou, comme le dit
encore Nietzsche, pour « la joie la plus subtile ». En termes nietzschéens, l’on
dirait qu’il faut se confronter au devenir pour avoir la « peau dure »46, pour se
créer une façon originale d’être épanoui qui résulte du savoir engrangé par
l’expérience de la vie. Dans le cadre de l’existence tragique, l’insulte fait
essentiellement partie de la liberté comme affirmation de sa propre hiérarchie.
Mais l’existence tragique appelle une maîtrise de l’insulte pour s’épanouir
librement : tel est l’enseignement premier du Gai savoir.

46
Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra IV, « Le chant d’ivresse », trad. G.-A. Goldschmidt p. 374.
Pour conclure :

L’on confirmera que la lecture des textes nietzschéens présente l’insulte


comme nécessaire à l’épanouissement dans le cadre de l’existence tragique.
Il s’agit d’accepter avec légèreté les insultes étrangères, comme d’exprimer
librement ses insultes, toujours de manière artistique. Si toute l’existence est
une existence gratuite, sans valeur, le devenir tout entier est un ensemble
d’échanges, de donations gratuites, de sauts violents, d’insultes. Une minorité
seulement aura assez de sensibilité pour entendre l’insulte comme la manière
dont la vie s’affirme et devient ce qu’elle est par-delà bien et mal, comme le
confirme violemment Nietzsche dans la phrase suivante : « oui, mes amis !
L’heure du dégoût pour tout ce bavardage moral des uns au sujet des autres a
sonné. Prononcer des verdicts moraux doit répugner à notre goût. Laissons ce
bavardage et ce mauvais goût à ceux qui n'ont rien de mieux à faire que traîner
le passé un petit peu plus loin à travers le temps et qui eux-mêmes ne sont
jamais le présent, - donc le grand nombre, la plupart des gens ! Mais nous,
nous voulons devenir ceux que nous sommes, - les nouveaux, ceux qui
n’adviennent qu’une seule fois, les incomparables, ceux qui se donnent à eux-
mêmes leur loi, ceux qui se créent eux-mêmes ! »47.

47
Nietzsche, Friedrich, Le Gai Savoir, § 335, trad. Wotling, p. 272.
Bibliographie :

Source Primaire :

Nietzsche, Friedrich, Le gai savoir, trad. P. Wotling, Paris, GF-Flammarion, 1997.


Nietzsche, Friedrich, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Librairie
Générale Française, 1972.
Table des matières :

En quels termes se pose la question ?....…….………………………………………….. 2

I – Penser la légitimité de l’insulte…………..…………………………………………..… 5

II – Expression et impression de l’insulte dans le cadre de l’existence tragique.….…. 11

III – Vivre l’insulte de manière tragique : une impression et une expression légères… 15

Pour conclure….……………………………………………………………………………… 22

Bibliographie…….……………………………………………………………………
………. 23

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