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Revue Philosophique de Louvain

Le soi agissant et l'être comme acte


Bernard Stevens

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Stevens Bernard. Le soi agissant et l'être comme acte. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 88, n°80,
1990. pp. 581-596;

https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1990_num_88_80_6654

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ÉTUDES CRITIQUES

Le soi agissant et l'être comme acte*

Avec la parution, en 1950, du premier tome de la Philosophie de la


volonté — Le volontaire et l'involontaire, — Paul Ricœur se présentait
comme un disciple de Husserl, s'inscrivant tout comme celui-ci dans la
tradition la plus classique de la philosophie reflexive, issue du Cogito
cartésien. Cependant, dès l'abord, le rapport de Ricœur à Husserl est
critique et son attitude par rapport à l'autonomie prétendue du Cogito
est sceptique: il s'agit pour lui d'élargir la saisie du monde par le sujet à
l'expérience opaque du vouloir, du corps propre, de la nécessité de
nature, bref: à l'existence au sens plein; et il s'agit conjointement de
mettre à l'épreuve le Cogito par les modalités diverses du soupçon érigé
contre les illusions de la conscience pure.
Avec Soi-même comme un autre, paru quarante ans plus tard
(1990), il semble que rien n'ait foncièrement changé, et pourtant une
mutation décisive s'est produite. L'ancrage dans la philosophie reflexive
se maintient. Mais s'est accru le recul pris par rapport à l'ambition
auto-fondationnelle des philosophies du sujet, à tendance idéaliste,
issues du Cogito cartésien. A distance égale de l'exaltation du Je par ces
dernières et de son rabaissement par les philosophies du soupçon, issues
de la généalogie nietzschéenne, Ricœur propose une conception du sujet
où celui-ci n'est plus le point de départ fondationnel d'une constitution
du monde, mais le point d'arrivée d'une herméneutique du soi. Et parce
qu'un tel soi est foncièrement soi agissant, l'herméneutique qui
cherchera à le cerner sera essentiellement une herméneutique de l'action.
L'action, Ricœur va tâcher de la penser dans les registres divers de
l'analyse, de la narrativité, de l'éthique et de l'ontologie. En parcourant
tous ces registres, le lecteur découvre progressivement que
l'herméneutique du soi n'est pas seulement le dernier mot d'une clarification quant
au statut du sujet. C'est l'achèvement de la courbe qui, depuis Le conflit

* Paul Ricœur, Soi-même comme un autre (L'ordre philosophique). Un vol.


22 x 14 de 430 pp. Paris, Éditions du Seuil, 1990. Prix: 160 FF.
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des interprétations, devait infléchir la voie longue de l'herméneutique


méthodologique (le chemin parcouru par Ricœur lui-même) en
direction de la voie courte de l'herméneutique ontologique (le
questionnement heideggerien), en même temps que c'est déjà le déploiement partiel
de la «poétique de la volonté» qui avait été promis dès Le volontaire et
l'involontaire. («Partiel», disons-nous, car cette poétique ne connaîtra
son plein déploiement que dans une herméneutique des textes surtout
religieux où la «nomination de Dieu» contribuera à dessiner les
«figuratifs de la libération» ...).

A. Le plan analytico-descriptif

Soi-même comme un autre peut être lu comme une suite de


variations sur le thème de l'identité du soi compris comme ipse, par-delà la
mêmeté de Yidem. Prenant son départ — comme il se doit désormais
pour Ricœur — dans des considérations analytiques, il s'agit tout
d'abord de montrer comment, au niveau le plus pauvre de la notion
d'identification, on fait référence au sujet humain de la même manière
que l'on fait référence à un «quelque chose»: le sujet humain est ici un
individu quelconque et les prédicats attribués à l'un peuvent être
attribués indifféremment à l'autre (cf. Strawson dans Individuals). Pour
passer de l'individu quelconque (le même au sens de Yidem) à l'unicité
d'un chacun (le soi du soi-même, de Y ipse), il faut dépasser la référence
identifiante et il faut recourir à la capacité sui-référentielle (ou reflexive)
de l'acte d'énonciation : intégrer à la sémantique de la référence
identifiante une pragmatique du discours, celle des actes de langage (les
speach-acts d' Austin à Searle). Davantage: il faut recourir à l'altérité
d'autrui pour percevoir l'unicité et l'ipséité du soi visé par la sui-
référentialité de renonciation: «Je te déclare que». Ainsi le «je» est-il
corrélatif du «tu» propre à la situation d'interlocution. Par ailleurs la
mise en évidence du caractère performatif de renonciation nous montre
que le langage est déjà de l'ordre de l'action, et qu'il pointe ultimement
vers l'éthique ainsi qu'on le constate éminemment dans l'acte de
promettre.
La pragmatique du discours nous introduit ainsi naturellement
à une théorie de l'action. A ce stade, c'est la notion d'agent de l'action
qui va permettre de préciser la différence entre Yidem et Yipse. La
sémantique de l'action, issue de la philosophie analytique, ne suffit pas
ici pour définir l'agent de l'action en tant que personnage appartenant
au récit d'une vie et en tant que sujet responsable de sa parole et de ses
actes: en effet, qu'il s'agisse des études d'Anscombe sur la notion
d'intention ou de celles de Davidson sur la notion d'événement imper-
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sonnel, toujours la sémantique de l'action tend à privilégier le quoi et le


pourquoi de l'action, aux dépens du qui. C'est bien à une pragmatique
du discours, et même à une théorie de l'action — dans la bonne vieille
tradition aristotélicienne — qu'il faut avoir recours si l'on veut clarifier
les notions d'ascription de l'action à l'agent, d'attestation du soi par
son agir, d'imputation de l'acte au sujet. Pour dépasser la simple sui-
référentialité du locuteur en direction de l'imputation (à la fois morale
et juridique) d'une action à son agent, pour dépasser la simple
description d'une action quelconque en direction de la prescription d'une
action à faire ou ne pas faire, permise ou pas permise, il faut faire
intervenir la notion de décision (la prohairésis ou: choix préférentiel),
laquelle fait de l'agent le possesseur de son acte. Nous entrons alors ici
dans des considérations déjà ontologiques tendant à distinguer, en
termes kantiens, la causalité libre (propre à la puissance d'agir) de toute
causalité de nature. Ces considérations éthico-ontologiques débouchent
sur la notion d'initiative que l'on peut définir comme «une intervention
de l'agent de l'action dans le cours du monde, intervention qui cause
effectivement des changements dans le monde» (p. 133). La pensée
mixte à laquelle nous sommes ici contraints renvoie à une ontologie du
corps propre — déjà esquissée dans Le volontaire et l'involontaire, —
ontologie qui seule permettra de penser conjointement le soi comme un
corps de la nature et comme un organe de mon pouvoir d'agir, c'est-à-
dire de ma liberté.

B. Le plan narratif: l'identité narrative

La médiation décisive, permettant le passage de la description de


type analytique à la prescription de type éthique (avec ses implications
ontologiques), est la narration propre à la dimension temporelle de la
détermination du soi et de l'action. C'est ici que réapparaît une notion
déjà thématisée dans Le temps raconté (tome III de Temps et récit): la
notion d'identité narrative en tant qu'elle contribue à préciser l'identité
personnelle du soi, de Yipse. L'agent, dont l'action dépend, a une
histoire, sa propre histoire. La structure même de l'acte de raconter en
même temps que le contenu des récits (fiction et histoire) que l'on peut
raconter permettent, non seulement un élargissement du champ
pratique couvert par les descriptions analytiques, mais encore une
anticipation des considérations propres à l'éthique fondamentale. Tout d'abord,
l'enrichissement de la notion d'identité personnelle par celle d'identité
narrative permet, grâce à l'inclusion de la dimension temporelle, de
clarifier davantage encore la distinction entre la mêmeté (idem) et
l'ipséité (ipse). En effet, c'est la question de la permanence dans le
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temps qui d'une part définit la mêmeté en lui conférant la


détermination d'un substrat intangible (une substance) mais qui d'autre part
permet également — moyennant un changement de registre — de
définir l'ipséité d'un agent comme constance à soi: par le caractère,
cette constance à soi se rapproche encore de l'identité du même (la
constance des traits de caractère implique la mêmeté de la personne);
par la parole tenue, par contre, cette constance à soi, devenant fidélité à
soi, s'affranchit de cette mêmeté et marque la spécificité de l'ipséité.
«La parole tenue dit un maintien de soi qui ne se laisse pas inscrire,
comme le caractère, dans la dimension du quelque chose en général,
mais uniquement dans celle du qui!» (p. 148). Or précisément, — et en
opposition expresse aux positions de Derek Parfit qui ramènent l'ipséité
à l'impersonnalité du même — l'identité narrative selon Ricœur oscille
entre ces deux limites: celle où la permanence dans le temps exprime le
recouvrement de Yidem et de Yipse, celle où Yipse signifie le maintien de
l'identité sans le secours de Yidem.
Le jeu de concordance et de discordance, propre à la connexion
des événements opérée par la mise en intrigue, est ce qui permet
d'intégrer à la permanence dans le temps ce qui, dans le registre de
l'identité-mêmeté, apparaît comme son contraire: la variabilité, la
discontinuité, la diversité ... Transformant ainsi la contingence en
nécessité, il élabore — au plan de l'unité de l'intrigue totale — une identité
dynamique. Et lorsque cette notion de mise en intrigue est transposée
de l'action racontée aux personnages du récit, elle engendre alors une
véritable dialectique de la mêmeté et de l'ipséité, au niveau de l'identité
du personnage, révélant la nature profonde de l'identité narrative. La
configuration constitutive du récit en général (la synthèse de
l'hétérogène) est reportée à l'histoire d'une vie dont on «compose» ainsi la
cohésion intime, et la dialectique de la concordance-discordance au
plan de l'intrigue devient, corrélativement, une dialectique de l'unité
d'une vie (concordance) et des événements imprévisibles, hasards ou
revers de fortune (discordance) qui ponctuent le déroulement de cette
vie. «Ainsi le hasard est-il transformé en destin. Et l'identité du
personnage qu'on peut dire mis en intrigue ne se laisse comprendre que
sous le signe de cette dialectique» (p. 175). On peut clairement placer
cette dialectique sous le registre de la mêmeté-ipséité à partir du
moment où l'on explicite les variations imaginatives que le récit peut
opérer, conjointement, sur la cohérence de l'intrigue et sur l'identité du
personnage, ceci pouvant aller jusqu'à l'expérience déroutante de la
perte d'identité (comme dans L'homme sans qualités de Robert Musil).
Une telle perte d'identité, Ricœur l'interprète comme une mise à nu de
l'ipséité par la perte du support de la mêmeté. L'ipséité se manifeste
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alors inséparable de ce sans quoi on ne peut plus parler de personnage


humain: l'existence corporelle sur terre.
Il reste à voir, à propos de l'identité narrative, comment le récit,
que nous savons n'être jamais éthiquement neutre, «s'avère être le
premier laboratoire du jugement moral» (p. 167). Les implications
éthiques de la fonction narrative sont déjà perceptibles en ceci que toute
narration comporte des évaluations morales. Mais il faut voir en outre
que la connexion, précédemment soulignée, entre intrigue et
personnage, propose une extension considérable du champ pratique: il faut
d'abord souligner la capacité narrative d'intégrer les niveaux plus
élémentaires et pré-narratifs que couvrent la pragmatique et la théorie
de l'action (les «pratiques», actions de base, règles constitutives
d'action, interactions, «plans de vie» ...); souligner ensuite le niveau
proprement intégrateur que Ricœur, à la suite de Maclntyre, appelle
«unité narrative d'une vie», et sur lequel peut alors se greffer une visée,
proprement éthique, celle de la «vie bonne».

C. Le plan éthico-moral (prescriptif)

Comme dans les études précédentes du même volume, les chapitres


consacrés à la philosophie pratique entendent contribuer à mieux
identifier le sujet de l'action, à mieux cerner l'ipséité du soi visé par la
question «qui?». Pour assurer à ces considérations éthiques tout leur
impact, Ricœur commence par proposer une distinction, tout à fait
pertinente, entre éthique et morale. Il réserve le terme d'éthique pour
une investigation, en mode aristotélicien, sur la visée d'une vie
accomplie (perspective téléologique, avec son prédicat «bon») et il réserve le
terme de morale pour l'articulation, en mode plutôt kantien, de cette
visée dans des normes caractérisées par un effet d'obligation et de
contrainte, aussi bien que par leur prétention à l'universalité
(perspective déontologique avec son prédicat «obligatoire»). Ricœur se propose
d'établir: «1) la primauté de l'éthique sur la morale; 2) la nécessité pour
la visée éthique de passer par le crible de la norme; 3) la légitimité d'un
recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des impasses
pratiques» (pp. 200-201). Pour ce qui est de la question propre d'une
clarification de l'ipséité, la visée éthique contribuera au déploiement de
l'estime de soi et la visée morale à celui du respect de soi.
Le niveau téléologique, d'inspiration aristotélicienne, Ricœur le
définit ainsi: «la visée de la vie bonne avec et pour autrui dans des
institutions justes» (p. 202). L'ancrage de la «vie bonne», Aristote la
cherche dans la praxis dont il entend préciser à la fois la hiérarchie et la
téléologie internes: au plus bas, délibération et choix préférentiel por-
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tent sur les moyens pratiques nécessaires à telle ou telle fin, réduisant
l'action à une tekhné; tandis que la phronèsis, la sagesse pratique, hisse
la délibération au plan de la finalité, au plan d'une évaluation de la
direction générale d'une vie. Ricœur souligne alors — à la lumière des
théories de Maclntyre — que les critères permettant d'évaluer
l'excellence d'une vie sont établis socialement sur base des biens immanents
aux pratiques (leur téléologie interne) et sur base de leur adéquation à
la visée globale d'un «plan de vie» au niveau de l'unité narrative d'une
vie. S'installe alors une sorte de cercle herméneutique dans le va-et-vient
entre la visée globale de la vie bonne et l'adéquation à celle-ci de nos
pratiques ponctuelles. C'est dans le jeu d'une telle interprétation de soi
que peut alors se préciser l'estime de soi.
Cependant l'estime de soi — alors même qu'elle semble porter la
menace d'un repli sur soi — passe en fait, incontournablement, par la
seconde composante de la visée éthique: la «sollicitude» pour autrui.
La genèse de l'estime de soi comporte en effet une dimension dialogale,
absente des modernes philosophies politiques de l'individu, et dont
Ricœur précise la portée à l'aide des propos d'Aristote concernant
l'amitié et à l'aide des propos de Lévinas concernant l'initiative d'au-
trui. L'amitié (l'amitié vertueuse et non l'amitié utilitaire ou agréable) se
donne d'emblée sous le caractère de la mutualité, de la réciprocité:
chacun aime l'autre en tant que ce qu'il est, comme un autre soi-même.
En outre, elle est un bien nécessaire: en tout homme, il y a un besoin
d'amitié, besoin qui est le signe d'un manque à combler par l'existence
de l'autre mais en vue de l'estime de soi, manque qui est le signe d'une
puissance tendue vers sa propre actualisation («le soi est structuré par
le désir de sa propre existence», note de la page 220). A ces
considérations aristotéliciennes où domine le pôle du soi, Ricœur articule une
réflexion, empruntée à Lévinas, où c'est l'initiative de l'autre qui
l'emporte dans la relation intersubjective: autrui comme visage est le
site d'une injonction lancée vers le soi, injonction à ne pas tuer,
injonction à être juste. Cette injonction, avant d'être reprise dans la
sphère morale de l'obéissance au devoir, se fonde dans une spontanéité
bienveillante coextensive à l'estime de soi et qui se manifeste au plus
fort dans l'élan qui me fait sympathiser avec la souffrance d'autrui.
Enfin la quête de la vie bonne et la requête d'autrui ne peuvent
s'actualiser pleinement que «dans des institutions justes». Les
institutions permettent de donner aux relations interpersonnelles un cadre et
une structure au sein desquelles peut se réaliser une exigence éthique
que la sollicitude ne suffirait pas à imposer: la justice au sens propre de
l'équité ou de l'égalité. L'idée d'institution, avant d'être déterminée par
des règles contraignantes, se fonde dans des mœurs communes (Véthos
Le soi agissant et l'être comme acte 587

précisément) et elle entend garantir, non pas la domination politique


(marquée par la force et la violence), mais la durabilité du pouvoir-en-
commun qui — tel qu'il a été mis en évidence par Arendt — est marqué
par la condition de pluralité et l'activité de concertation: la pluralité
inclut des tiers inconnus qui ne se ramèneront jamais au «visage» de la
relation interpersonnelle stricte; la concertation constitue l'espace
public d'apparition, caractéristique de l'idée même de démocratie.
Quant à la justice, que l'institution a pour objet d'établir, elle peut être
perçue comme une extension aux institutions du «bon» qui est visé au
plan des relations interpersonnelles. Le sens de la justice — avant sa
formalisation par le sens proprement juridique et déontologique du
«légal» — s'enracine dans la conscience immémoriale de la tragédie et
des mythes, il s'exprime spontanément face à l'injustice subie (par soi
ou par autrui), il est présent dans le sens commun, et ce qu'il signifie
essentiellement c'est l'élargissement de la réciprocité, propre aux
relations interpersonnelles, à la dimension plurielle, publique et, pour cette
raison, institutionnelle du plan societal. La réciprocité, basée sur la
sollicitude, peut alors devenir: égalité, par quoi l'autre (ayant un visage
irremplaçable) devient chacun (base de la justice distributive, valable
pour l'humanité entière: universelle).

*
* *

Le niveau déontologique de la philosophie pratique, Ricœur le


caractérise en un premier moment précisément par cette
universalisation (ou formalisation): il s'agit de soumettre la visée éthique de la vie
bonne à l'épreuve kantienne de la norme, de l'impératif, avec son
double caractère d'universalité et de devoir. Le caractère contraignant
du devoir provient de ce que la loi morale propre à toute raison
pratique en général doit s'appliquer chaque fois à un être contingent et
empirique, c'est-à-dire fini, co-déterminé par des inclinations sensibles.
Mais la stratégie kantienne est d'élever la volonté à l'auto-législation;
l'obéissance véritable n'est plus soumission à une loi hétéronome mais
elle est autonomie d'une raison pratique qui se veut conforme à sa
propre rationalité.
Le deuxième moment de la morale déontologique —
correspondant à la sollicitude du niveau éthique — est ouvert par le second
impératif kantien : après la règle d'universalité, c'est la règle du respect
dû à la personne d'autrui, dans son humanité et comme fin en soi. Cette
règle n'est pas ajoutée à la précédente mais elle en déploie la structure
dialogique implicite : l'universalité (valable pour tous, pour toute
l'humanité) implique la pluralité concrète (valable pour chacun, pour chaque
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personne). La morale de l'obligation exprime ici une norme de


réciprocité, qui est à vrai dire — et malgré son formalisme prétendu —
largement dépendante d'une tradition reçue, celle de la Règle d'Or
(«fais à autrui le bien que tu voudrais qu'il te fasse, ne fais pas le mal
...»). Cette règle, en cherchant à remédier à la dissymétrie initiale entre
l'agent (qui fait) et le patient (qui subit le bien ou le mal), désigne le lieu
possible de la violence exercée contre autrui: le lieu en fait par où
s'introduit le mal, par le biais de la négation du respect dû à autrui.
C'est bien en fait de l'existence du mal que découle, pour l'éthique, la
nécessité du passage par la morale: «à toutes les figures du mal répond
le non de la morale» (p. 258). Mais la force du non au mal, et la force
du refus de l'indignité, coextensives à l'amplitude du respect de soi,
procèdent de l'affirmation originaire que fonde l'estime mutuelle au
plan éthique.
Le troisième moment de la morale déontologique — correspondant
au sens éthique de la justice au sein des institutions — est la «règle de
justice»: l'idée de distribution égale est ici formalisée et légalisée dans la
dimension proprement procédurale qui spécifie, en la radicalisant, la
finalité même du point de vue déontologique (l'exigence d'universalité
était déjà une manière de se libérer de tout contenu matériel et de toute
téléologie). C'est la fiction du contrat social qui, en déterminant le
passage de l'état de nature à l'état de droit, est supposée engendrer le
principe de justice. Mais la fondation effective de la république, par-
delà la fiction du contrat, reste une énigme. A la tentative kantienne
pour fonder le droit dans la morale répond la tentative de Rawls de
proposer une version du contrat social qui soit affranchie de toute
présupposition concernant le bien et de toute téléologie portant sur le
sens de la vie bonne: la radicalisation du contractualisme apparaît ici,
plus que jamais, comme la solution que trouve l'individualisme moderne
pour fonder la vie en commun dans une conception purement
procédurale de la justice (où le seul critère est l'équité, où la seule finalité est,
somme toute, la distribution équitable des avantages, corrélative de la
réduction maximale des inégalités). L'objection générale de Ricœur est
qu'une telle conception procédurale présuppose en fait toujours un
certain sens de la justice (ancré dans la règle de réciprocité ou Règle
d'Or, en même temps que dans le sens grec de l'équité), présuppose
même en fait une certaine conviction éthique, ou encore un certain
vouloir-vivre-ensemble — qu'il s'agit d'élucider préalablement.

*
* *

Par ailleurs la morale de l'obligation, prise dans sa globalité,


engendre des situations conflictuelles où la sagesse pratique n'a d'autre
Le soi agissant et l'être comme acte 589

ressource que de recourir, dans le cadre du jugement moral en situation,


à l'intuition éthique, de la «vie bonne». C'est ici la conviction morale, au
niveau de l'ipséité du soi, qui reste la seule issue possible. Une telle
conviction, propre au jugement moral en situation, confronté à des
conflits, trouve sa source première dans le phronein tragique : la
dimension non philosophique (et partiellement narrative) du discours tragique
redécrit fort bien l'épreuve même du jugement moral en situation. La
tragédie, en racontant l'action des hommes, évoque des grandeurs
spirituelles qui dépassent et dominent cette action, faisant des hommes
— inconciliablement — à la fois les jouets du destin et les responsables
de leurs actes. Bien que non transposable conceptuellement, la tragédie
nous enseigne sur l'essence du conflit moral. Antigone en particulier
nous parle du fond agonistique de l'épreuve humaine et du dur
apprentissage que doit traverser le soi pour atteindre sa propre reconnaissance.
Ce que l'épreuve tragique révèle, c'est — corrélativement au caractère
«trop humain» de toute institution — la sagesse des limites.
Le conflit tragique que l'on retrouve au plan moral, Ricœur
commence par l'évoquer au plan des institutions, parce que le conflit y
est plus visible mais aussi parce qu'il entend marquer d'emblée tout ce
qui éloigne sa réflexion sur l'effectuation morale concrète d'une
troisième instance, au sens de la Sittlichkeit hégélienne, qui serait
supérieure à l'éthique et à la morale. Il s'agit de désigner le lieu
(institutionnel) où s'exerce la sagesse pratique; et il s'agit de déterminer, non pas
une philosophie politique, mais la figure nouvelle de l'ipséité en
situation politique. Au niveau de la «règle de justice», exploitée par Rawls,
le conflit apparaît lorsque, dépassant le formalisme de la simple
procédure équitable de distribution, on s'enquiert de la diversité entre les
biens distribués dans leur rapport aux contributions de chacun. Et c'est
ici que se produit un retour en force de notions téléologiques, reliant le
«juste» au «bon». Q'est-ce qui permet de qualifier de bons, par
exemple, les «biens sociaux»? L'évaluation des biens est conditionnée
par un contexte historico-culturel dont il faut préalablement
s'enquérir.. Non seulement la diversité des biens comme celle des évaluations
aboutit à démembrer toute notion unitaire de justice en «sphères de
justice» (selon l'expression de Walzer), mais celles-ci renvoient dans
chaque cas à des prises de position de nature éthique (à propos de droit
à la citoyenneté, à la sécurité sociale, à propos des droits
économiques...). Surgit alors le conflit social et la nécessité corrélative d'un
arbitrage. Pour répondre à cette exigence renouvelée d'un recours à
l'éthique, pour remédier à l'atomisation sociale et à l'extériorité des
rapports entre individus (corrélative d'une conception purement
contractuelle de la justice, où celle-ci est en outre soumise aux intérêts
économiques), et pour résister à la tentation hégélienne d'une Sittlich-
590 Bernard Stevens

keit totalisante..., il n'y a de résolution que par la règle de concertation.


Celle-ci implique le sens de la phronësis aristotélicienne, ce jugement
politique en situation, dans l'espace public de la discussion, et elle seule
permet d'équilibrer les conflits qui naissent notamment au niveau de la
distribution des pouvoirs politiques, mais aussi au niveau de la
délibération quotidienne dans un État de droit, au niveau du débat portant
sur les fins du «bon» gouvernement, ou encore au niveau du procès
même de légitimation de la démocratie...
Après les institutions, la deuxième région conflictuelle est celle du
rapport à autrui qui découle du second impératif kantien: «traiter
l'humanité dans sa propre personne et dans celle d'autrui comme une
fin en soi et pas seulement comme un moyen». La notion d'humanité
rattache l'impératif à l'universalité et l'idée de personne y introduit la
pluralité. C'est ici que surgit la possibilité du conflit lorsque l'altérité
des personnes ne peut être coordonnée à l'universalité de la règle
valable pour chacun en tant qu'il est représentant de l'humanité: au
respect de la loi peut alors s'opposer le respect des personnes, et la
sagesse pratique peut en arriver à donner priorité à celui-ci au nom de
la sollicitude éthique qui s'adresse à la singularité irremplaçable de
chacun. Cette sagesse se fonde sur la réciprocité de l'estime de soi qu'on
peut mettre également à la base de l'exemple kantien: la promesse. La
promesse doit être tenue — non pas pour la raison que la volonté d'une
fausse promesse, érigée en loi universelle, deviendrait contradictoire
avec elle-même — mais pour assurer le maintien de soi de mon ipséité,
en même temps que la fidélité à autrui dans la réciprocité. A partir de
cette prise en compte de la personne plutôt que de la loi, on peut
multiplier les exemples de la contradiction entre l'universalité de la règle
et l'exception des cas particuliers, non pas l'exception en faveur de soi-
même (l'amour de soi), mais l'exception en faveur d'autrui. Ricœur
prend ici l'exemple poignant de la vérité due aux mourants (règle) : il est
des cas où le mensonge semble pouvoir mieux assurer une fin paisible
(exception). Ce qu'il s'agit ici de méditer c'est le rapport, nullement
évident, entre bonheur et souffrance. Ce qu'il faut développer c'est la
recherche du «juste milieu»... Et combien plus encore — dans le second
exemple — lorsque la phronësis doit s'appliquer aux situations,
extrêmement délicates et justement polémiques, où il est question du respect
dû aux personnes dans la «vie commençante». Les mises en garde de
Hans Jonas sont ici d'un poids très grave — dans ce jeu complexe entre
science et sagesse, où «la pesée des risques encourus à l'égard des
générations futures ne peut manquer de tempérer les audaces que les
prouesses techniques encouragent» (p. 317).
Enfin les conflits nouveaux, rencontrés au niveau de l'affirmation
kantienne de l'autonomie renvoient encore une fois la moralité déonto-
Le soi agissant et l'être comme acte 591

logique à l'affirmation éthique la plus originaire. Les problèmes


rencontrés ici convergent vers «un affrontement entre la prétention universa-
liste attachée aux règles se réclamant du principe de la moralité et la
reconnaissance des valeurs positives afférentes aux contextes historiques
et communautaires d'effectuation de ces mêmes règles» (p. 318). Il s'agit
alors de mettre en question notamment la tentative par Apel et Habermas
d'une reconstruction du formalisme sur la base d'une morale de la
communication. Celle-ci, en soulignant exclusivement l'exigence
d'universalité, occulte toute la zone de conflits ouverte par son contraste
avec une éthique contextualiste (celle par exemple des communauta-
riens). Par ailleurs, l'exigence de cohérence est reportée du
raisonnement déductif à l'argumentation au sein de l'activité communication-
nelle, mais toujours en fonction du principe d'universalisation, et en vue
d'une «fondation ultime». C'est ici que l'herméneutique — attentive au
contextualisme, à l'historicisme et au communautarisme — affirmera le
renoncement à l'idée de fondation ultime et insistera sur la finitude de
la compréhension.
Les objections du point de vue contextualiste se rencontrent, non
plus sur le trajet de la justification, mais sur celui de l'effectuation de la
morale, au niveau de réalisation de l'éthique de discussion. (Elles
pouvaient être ressenties dès l'interprétation purement procédurale des
principes de justice chez Rawls: avec la question de l'évaluation ou
estimation des biens sociaux premiers, le recours aux concepts téléologi-
ques s'imposait; or ceux-ci renvoient à des contextes historiques et
culturels qui déterminent une hiérarchie des valeurs, qui s'appuient sur
certaines conventions et traditions). En fondant toute son éthique sur le
caractère somme toute «procédural» de l'argumentation, la philosophie
de la communication (Habermas) rejette toute convention de manière
aussi radicale que Kant rejetait toute inclination sensible. «Ce qu'il faut
mettre en question, dit Ricœur, c'est l'antagonisme entre argumentation
et convention et lui substituer une dialectique fine entre argumentation
et conviction, laquelle n'a pas d'issue théorique, mais seulement l'issue
pratique de l'arbitrage du jugement moral en situation» (p. 334).
L'argumentation, si elle veut être cohérente avec elle-même, doit cesser
de se poser comme antagoniste de la tradition et de la convention, elle
doit intégrer ces dernières, au même titre que tous les interlocuteurs du
débat, comme des «convictions bien pesées». Ricœur ajoute: «Ce qui
fait de la conviction un partenaire inéliminable, c'est le fait qu'elle
exprime les prises de position d'où résultent les significations, les
interprétations, les évaluations relatives aux biens multiples, qui
jalonnent l'échelle de la praxis, depuis les pratiques et leurs biens immanents,
en passant par les plans de vie, les histoires de vie, jusqu'à la conception
que les humains se font, seuls ou en commun, de ce que serait une vie
592 Bernard Stevens

accomplie» (p. 335). Il ne peut rien résulter des discussions, tant que
chaque partie prenante n'admet pas l'universalité potentielle enfouie
dans des cultures tenues pour exotiques. D'une discussion réelle, où
chaque conviction s'élève au-dessus des conventions, et «au terme d'une
histoire à venir», pourra être convenu en commun quels universels
prétendus par certains deviendront des universels reconnus par tous.

*
* *

En conclusion de ces considérations éthiques, le soi n'est plus


seulement soi parlant, agissant et personnage-narrateur de sa propre
histoire: il est soi responsable. Qu'est-ce à dire?
C'est dire que les actions faites, à faire ou à ne pas faire, sont
imputables à un agent identifiable et capable d'évaluer ses propres
actes. Cela signifie que cet agent, de par le maintien de soi, est
responsable de la conséquence de ses actes dans le temps, c'est-à-dire
dans le futur, en même temps qu'il a une dette envers le passé : assumer
l'héritage des prédécesseurs. Enfin, la responsabilité face à autrui
implique la reconnaissance mutuelle où l'autre est constitutif de l'estime
de soi et du respect de soi. L'ipséité se fonde dans l'altérité, le Même se
fonde dans l'Autre.

D. Le plan ontologique

Expliciter les implications ontologiques de l'herméneutique du soi


qui vient d'être proposée, c'est expliciter le type d'être propre à un tel
soi. A la multiplicité des problématiques qui ont guidé l'herméneutique
du soi fait écho la multiplicité des sens de l'être, que Ricœur va tâcher
de préciser à la lumière des ontologies platonicienne et aristotélicienne,
qu'il s'agit, non de répéter, mais de se réapproprier à la faveur d'un
potentiel de sens laissé inemployé.
L'investigation ontologique, en se situant dans la foulée de
l'herméneutique du soi, est en même temps une radicalisation de la solution
que cette herméneutique entendait donner à la problématique du
Cogito, au statut du sujet. Problème qui hante Ricœur depuis Le
volontaire et l'involontaire (où il s'agit de fonder le Cogito théorique
dans l'incarnation du vouloir), Y Essai sur Freud (où il s'agit d'assumer
la blessure infligée au narcissisme de la conscience par l'emprise sur elle
de l'inconscient et du désir masqué) et Le conflit des interprétations (où il
s'agissait de faire face aux systèmes sans sujet des sémioticiens et
structuralistes) : l'ipséité du Je (le soi) ne se possède pas immédiatement,
elle doit traverser la médiation d'un long apprentissage des signes du
Le soi agissant et l'être comme acte 593

soi épars dans le monde, dans les productions du soi et dans le regard
d'autrui. Toute l'importance donnée — lors des considérations
analytiques — à la réflexivité, à la sui-référentialité du sujet parlant entendait
marquer le primat de la médiation reflexive sur la position immédiate
du sujet: indiquer le soi, par-delà le Je. Toute la dialectique de Y idem et
de Yipse, en marquant la priorité de Yipse sur Yidem, cherchait à
dépasser toute conception purement identitaire du même (basé sur un
substrat non changeant de la personnalité à travers le temps) au profit
d'une modalité, en un sens déjà «responsable», d'une attestation de soi:
la constance de Yidem n'étant plus que le soubassement du maintien de
soi de Yipse (notamment par la promesse à autrui). Et enfin, toute la
dialectique éthico-morale du soi et de l'autre que soi était, de cette
ipséité conquise sur l'identité, un approfondissement — un
approfondissement qui passe incontournablement par l'altérité.
L'acquis de cette progression dans l'élucidation du soi, lorsque
appliquée à la question philosophique du statut du Cogito, permet d'en
dépasser les querelles. Les philosophies du sujet, héritières du Cogito
cartésien (qui est à penser toujours comme ego cogito), en devenant des
philosophies transcendantales, des philosophies de la constitution à
tendance idéaliste, ont conduit à une apologie démesurée du Je. Face à
cette apologie se sont élevées les diverses philosophies du soupçon, dans
la foulée de la généalogie nietzschéenne, visant à une destitution du
Cogito.
Ce qui caractérise les philosophies du sujet, c'est avant tout leur
ambition fondationnelle : le Cogito doit être fondation dernière, ultime.
Un tel Je — abstrait de la condition concrète c'est-à-dire historique et
dialogale de l'interlocution — n'a besoin d'aucun autrui; il n'est
d'ailleurs lui-même personne. C'est peut-être la raison pour laquelle la
question de savoir «qui pense? qui doute?», Descartes la ramène à la
question de savoir «ce que» je suis: une chose qui pense. Un tel Je
abstrait possède la constance de l'identité-Kfem. Si Descartes semble
finalement avoir subordonné l'auto-position du Cogito à la véracité
divine (indiquant par là, indirectement, la nécessité d'une
reconnaissance de l'Autre pour la position du soi), la postérité idéalisante, de
Kant à Husserl, va radicaliser l'ambition auto-fondationnelle, radicali-
sant ainsi également le solipsisme du «Je pense» abstrait.
Ce qui caractérise l'attaque nietzschéenne — et post-nietzschéenne
(freudienne, déconstructive...) — contre le Cogito, c'est la critique de sa
prétention fondationnelle. Cette critique s'inscrit notamment dans un
plaidoyer contre la rhétorique classique (cf. la huitième étude de La
métaphore vive où Ricœur s'affrontait à la position commune à
Nietzsche, Heidegger et Derrida, selon laquelle toute méta-phorique est
méta-physique, parce que — d'une manière générale — elle se fonde sur
594 Bernard Stevens

l'illusion du discours littéral). En effet la rhétorique classique, en tenant


ensemble le préjugé de l'immédiateté de la réflexion et l'illusion de
l'immédiateté de sens du discours littéral, ne voit pas que le langage est
tout entier figurai. Le langage dit littéral est tout entier fondé sur des
métaphores mais qui ont été usées et dont on a oublié la force sensible.
Or pareillement, le Cogito — qui se croit immédiat et aussi «factuel»
que les faits auxquels croit le positivisme — est, dès l'abord, médiatisé
par des schématisations, des interprétations, soumis à des jeux de
forces, où la pensée du Je est sous l'effet de ses propres instincts.
Ce qui caractérise alors l'herméneutique ricœurienne du soi, c'est le
fait d'élaborer une sorte de topologie du sujet qui situe celui-ci au-delà
de l'alternative du Cogito et de l'anti-cogito. Le recours à l'analyse
linguistique, afin de mieux répondre à la question «qui parle?», permet
de souligner la médiation par laquelle le sujet — ayant renoncé à l'auto-
position du «Je pense» — peut faire retour à soi. Un tel soi, en tant que
soi parlant, est dès l'abord soi agissant dans la mesure où le parler est
un acte de discours: avec l'inflexion de la question «qui parle?» en la
question «qui agit?», nous sommes passés à une philosophie de
l'action. Et nous avons pu voir comment celle-ci s'articule tout
naturellement à une théorie de la narration dans la mesure où la tentative de
déterminer l'agent de l'action trouve dans le récit une clarification
décisive: l'identité narrative, en inscrivant la question de l'identité
personnelle dans la dimension du temps, aura permis de donner une
solution cohérente à la dialectique de Videm et de Yipse, de la constance
du soi et du maintien de soi. Avec la réflexion éthico-morale, la
médiation en direction du soi est explicitement celle de l'autre que soi.
Et c'est ici que va transparaître — derrière le rapport de l'ipséité et de
l'altérité — une dialectique ontologique du Même et de l'Autre. A la
recherche d'une unification du discours fragmentaire et polysémique
utilisé jusqu'ici pour dire l'agir humain, à la recherche en fait d'une
«unité analogique de l'agir humain» (p. 32) — , qui puisse dire le mode
d'être propre du soi en tant que soi agissant et souffrant, — Ricœur a
ici recours, conjointement, à la dialectique platonicienne du Même et de
l'Autre et à l'ontologie aristotélicienne. Mais l'unité analogique sera ici
déplacée de l 'être-substance (à laquelle elle est traditionnellement
réduite) à l'être comme puissance et acte (dans le sillage de la
réappropriation heideggerienne d'Aristote).
La dialectique du Même et de l'Autre était sous-jacente à la
dialectique entre la mêmeté et l'ipséité dans la mesure où l'ipséité, afin
de se distinguer de la simple identité-mêmeté, impliquait déjà l'altérité
dans la sui-référentialité inhérente à l'interlocution et plus encore dans
l'engagement propre à l'acte de promettre. La notion de maintien de soi
précisait en outre que cet engagement de la promesse se fondait sur la
Le soi agissant et l'être comme acte 595

bipolarité de la fidélité à soi et à autrui. Cette dialectique du Même et


de l'Autre apparaissait plus clairement encore au niveau éthico-moral
où la clarification de l'ipséité — au plan de l'estime de soi et du respect
de soi — passait incontournablement par l'altérité: l'estime de soi
implique la sollicitude pour autrui et elle s'élabore dans une dimension
dialogale (l'amitié nécessite l'autre; l'autre m'enjoint d'être juste); le
respect de soi est le fruit de la réciprocité fondamentale et de la
reconnaissance mutuelle propre au respect dû à la personne d'autrui.
C'est enfin au niveau de l'ontologie de l'être comme acte, corrélative de
l'herméneutique du soi agissant, que vient se déployer dans toute son
envergure la dialectique du Même et de l'Autre.
L'articulation des grands genres platoniciens du Même et de l'Autre
sur l'ontologie aristotélicienne de l'être comme Acte va permettre de
mieux comprendre la liaison entre l'herméneutique du soi, en tant que
soi agissant et souffrant, et l'ontologie de la dunamis-énergeia.
Rappelons d'abord que l'herméneutique ricœurienne de l'ipséité est une
manière d'attestation du soi qui d'une part renonce à l'ambition auto-
fondationnelle du Cogito (grâce à l'interprétation des signes et
notamment la médiation analytique, narrative et éthico-morale sur le chemin
du retour à soi) et qui d'autre part se défend contre la désintégration
totale de ce Cogito par les philosophies du soupçon (en affrontant les
diverses modalités du soupçon au fil précisément de la médiation par les
signes). Or ce qu'ont révélé les divers degrés de la médiation par les
signes désignant l'ipséité du soi, c'est que l'altérité est irréductiblement
constitutive de l'ipséité: c'est elle qui empêche l'ipséité de se limiter à la
mêmeté. La dialectique du Même et de l'Autre est donc ontologique-
ment constitutive de l'ipséité. Par ailleurs l'attestation du soi, ayant
renoncé tant à la certitude cartésienne qu'au soupçon généralisé, fait
signe vers un mode aléthique d'être qui n'est plus de l'ordre
exclusivement épistémique du vrai et du faux mais plutôt de l'ordre véritatif de
la confiance, opposé au soupçon. Et enfin, comme cette attestation
confiante du soi a pu caractériser l'ipséité dans une dimension
essentiellement active (agent et patient), le mode d'être qu'elle a affirmé
diversement jusqu'ici doit être cherché dans la modalité de l'acte et de
la puissance. En suivant les indications de l'ontologie aristotélicienne on
est invité à voir Y énergeia-dunamis comme un fond d'être, propre au
monde physique en général, sur lequel se détache l'agir et le pâtir de la
praxis humaine.
De même que Spinoza voyait dans le conatus humain un lieu de
plus grande lisibilité pour voir la totalité de l'être comme étant
puissance d'exister ou effort pour persévérer dans son propre être, de même
Ricœur voit dans l'action-passion humaine le mode plus lisible, parce
que nous le sommes nous-mêmes, de l'être comme acte-puissance.
596 Bernard Stevens

L'acte-puissance pensés en mode humain, c'est l'activité-passivité. Or


l'activité-passivité devient plus lisible en l'homme précisément par le
biais de la dialectique du Même et de l'Autre. L'Autre c'est l'altérité
d'autrui mais c'est aussi, condition de cela, l'irruption — au sein de la
Mêmeté du soi (défini comme soi agissant) — d'une passivité
spécifique, se manifestant comme réceptivité. C'est une telle passivité du soi
qui empêche celui-ci de jouer le rôle de fondement. Cette passivité
connaît essentiellement trois niveaux d'émergence: le corps propre (lieu
d'ancrage dans le monde et possibilité de subir la souffrance et la
violence), l'altérité d'autrui (l'initiative d'autrui me constitue
responsable) et la conscience (la voix de la conscience, rappelant le soi à son
authenticité, le rendant réceptif à l'injonction d'autrui). Ainsi l'ipséité
du soi, au point de convergence de l'activité et de la passivité, est-elle le
témoin de l'être comme Acte et Puissance, à la jonction du Même et de
l'Autre.

Avenue des Myrtilles, 58 Bernard Stevens.


B-1180 Bruxelles.

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