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Stevens Bernard. Le soi agissant et l'être comme acte. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, tome 88, n°80,
1990. pp. 581-596;
https://www.persee.fr/doc/phlou_0035-3841_1990_num_88_80_6654
A. Le plan analytico-descriptif
tent sur les moyens pratiques nécessaires à telle ou telle fin, réduisant
l'action à une tekhné; tandis que la phronèsis, la sagesse pratique, hisse
la délibération au plan de la finalité, au plan d'une évaluation de la
direction générale d'une vie. Ricœur souligne alors — à la lumière des
théories de Maclntyre — que les critères permettant d'évaluer
l'excellence d'une vie sont établis socialement sur base des biens immanents
aux pratiques (leur téléologie interne) et sur base de leur adéquation à
la visée globale d'un «plan de vie» au niveau de l'unité narrative d'une
vie. S'installe alors une sorte de cercle herméneutique dans le va-et-vient
entre la visée globale de la vie bonne et l'adéquation à celle-ci de nos
pratiques ponctuelles. C'est dans le jeu d'une telle interprétation de soi
que peut alors se préciser l'estime de soi.
Cependant l'estime de soi — alors même qu'elle semble porter la
menace d'un repli sur soi — passe en fait, incontournablement, par la
seconde composante de la visée éthique: la «sollicitude» pour autrui.
La genèse de l'estime de soi comporte en effet une dimension dialogale,
absente des modernes philosophies politiques de l'individu, et dont
Ricœur précise la portée à l'aide des propos d'Aristote concernant
l'amitié et à l'aide des propos de Lévinas concernant l'initiative d'au-
trui. L'amitié (l'amitié vertueuse et non l'amitié utilitaire ou agréable) se
donne d'emblée sous le caractère de la mutualité, de la réciprocité:
chacun aime l'autre en tant que ce qu'il est, comme un autre soi-même.
En outre, elle est un bien nécessaire: en tout homme, il y a un besoin
d'amitié, besoin qui est le signe d'un manque à combler par l'existence
de l'autre mais en vue de l'estime de soi, manque qui est le signe d'une
puissance tendue vers sa propre actualisation («le soi est structuré par
le désir de sa propre existence», note de la page 220). A ces
considérations aristotéliciennes où domine le pôle du soi, Ricœur articule une
réflexion, empruntée à Lévinas, où c'est l'initiative de l'autre qui
l'emporte dans la relation intersubjective: autrui comme visage est le
site d'une injonction lancée vers le soi, injonction à ne pas tuer,
injonction à être juste. Cette injonction, avant d'être reprise dans la
sphère morale de l'obéissance au devoir, se fonde dans une spontanéité
bienveillante coextensive à l'estime de soi et qui se manifeste au plus
fort dans l'élan qui me fait sympathiser avec la souffrance d'autrui.
Enfin la quête de la vie bonne et la requête d'autrui ne peuvent
s'actualiser pleinement que «dans des institutions justes». Les
institutions permettent de donner aux relations interpersonnelles un cadre et
une structure au sein desquelles peut se réaliser une exigence éthique
que la sollicitude ne suffirait pas à imposer: la justice au sens propre de
l'équité ou de l'égalité. L'idée d'institution, avant d'être déterminée par
des règles contraignantes, se fonde dans des mœurs communes (Véthos
Le soi agissant et l'être comme acte 587
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accomplie» (p. 335). Il ne peut rien résulter des discussions, tant que
chaque partie prenante n'admet pas l'universalité potentielle enfouie
dans des cultures tenues pour exotiques. D'une discussion réelle, où
chaque conviction s'élève au-dessus des conventions, et «au terme d'une
histoire à venir», pourra être convenu en commun quels universels
prétendus par certains deviendront des universels reconnus par tous.
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D. Le plan ontologique
soi épars dans le monde, dans les productions du soi et dans le regard
d'autrui. Toute l'importance donnée — lors des considérations
analytiques — à la réflexivité, à la sui-référentialité du sujet parlant entendait
marquer le primat de la médiation reflexive sur la position immédiate
du sujet: indiquer le soi, par-delà le Je. Toute la dialectique de Y idem et
de Yipse, en marquant la priorité de Yipse sur Yidem, cherchait à
dépasser toute conception purement identitaire du même (basé sur un
substrat non changeant de la personnalité à travers le temps) au profit
d'une modalité, en un sens déjà «responsable», d'une attestation de soi:
la constance de Yidem n'étant plus que le soubassement du maintien de
soi de Yipse (notamment par la promesse à autrui). Et enfin, toute la
dialectique éthico-morale du soi et de l'autre que soi était, de cette
ipséité conquise sur l'identité, un approfondissement — un
approfondissement qui passe incontournablement par l'altérité.
L'acquis de cette progression dans l'élucidation du soi, lorsque
appliquée à la question philosophique du statut du Cogito, permet d'en
dépasser les querelles. Les philosophies du sujet, héritières du Cogito
cartésien (qui est à penser toujours comme ego cogito), en devenant des
philosophies transcendantales, des philosophies de la constitution à
tendance idéaliste, ont conduit à une apologie démesurée du Je. Face à
cette apologie se sont élevées les diverses philosophies du soupçon, dans
la foulée de la généalogie nietzschéenne, visant à une destitution du
Cogito.
Ce qui caractérise les philosophies du sujet, c'est avant tout leur
ambition fondationnelle : le Cogito doit être fondation dernière, ultime.
Un tel Je — abstrait de la condition concrète c'est-à-dire historique et
dialogale de l'interlocution — n'a besoin d'aucun autrui; il n'est
d'ailleurs lui-même personne. C'est peut-être la raison pour laquelle la
question de savoir «qui pense? qui doute?», Descartes la ramène à la
question de savoir «ce que» je suis: une chose qui pense. Un tel Je
abstrait possède la constance de l'identité-Kfem. Si Descartes semble
finalement avoir subordonné l'auto-position du Cogito à la véracité
divine (indiquant par là, indirectement, la nécessité d'une
reconnaissance de l'Autre pour la position du soi), la postérité idéalisante, de
Kant à Husserl, va radicaliser l'ambition auto-fondationnelle, radicali-
sant ainsi également le solipsisme du «Je pense» abstrait.
Ce qui caractérise l'attaque nietzschéenne — et post-nietzschéenne
(freudienne, déconstructive...) — contre le Cogito, c'est la critique de sa
prétention fondationnelle. Cette critique s'inscrit notamment dans un
plaidoyer contre la rhétorique classique (cf. la huitième étude de La
métaphore vive où Ricœur s'affrontait à la position commune à
Nietzsche, Heidegger et Derrida, selon laquelle toute méta-phorique est
méta-physique, parce que — d'une manière générale — elle se fonde sur
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