43 | 2018
Proust-Schelling : Une affinité élective ?
Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/cps/408
DOI : 10.4000/cps.408
ISSN : 2648-6334
Éditeur
Presses universitaires de Strasbourg
Édition imprimée
Date de publication : 30 mai 2018
Pagination : 209-231
ISBN : 979-1-03440-015-7
ISSN : 1254-5740
Référence électronique
Gregorio Demarchi, « « Thématisme variable » : facettes du Moi chez Schelling et Proust », Les Cahiers
philosophiques de Strasbourg [En ligne], 43 | 2018, mis en ligne le 03 décembre 2018, consulté le 08
novembre 2022. URL : http://journals.openedition.org/cps/408 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cps.
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« Thématisme variable » :
facettes du Moi chez Schelling et Proust
Gregorio Demarchi
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La « pointe mouvante »
Ce n’est ni Schelling ni Proust qui écrit de la « pointe mouvante
que notre passé pousse à tout moment dans notre avenir »5 mais bien
Bergson, dans la conclusion de Matière et Mémoire, pour illustrer ce
principe « que la mémoire ne consiste pas du tout dans une régression
du présent au passé, mais au contraire dans un progrès du passé au
présent. »6 Il est bien connu que, bien que l’on définisse volontiers la
Recherche comme un « roman bergsonien », des problèmes se posent
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10 Schelling, op. cit., p. 50 sqq. (SW III, 389). Cette double perspective
sur l’évolution du Moi – « pour nous qui philosophons » et pour le Moi
en tant que conscience subjective – anticipe ici la structure de fond de la
Phénoménologie de l’Esprit, comme l’ont vu des interprètes différents tels
que X. Tilliette dans Schelling – Une philosophie en devenir, p. 199 ; W.
Marx, dans Schelling : Geschichte, System, Freiheit, p. 63 sqq. ; M. Frank
dans Eine Einführung in Schellings Philosophie, p. 94. On peut rappeler
ici que P. Macheray dans Proust entre littérature et philosophie, p. 56-64,
consacre dans son livre sur Proust un chapitre au parallèles entre la
Recherche et la Phénoménologie, en mettant pareillement en évidence la
dynamique « double » qui soutient les deux œuvres : « Le livre de Hegel
relate simultanément ces deux « histoires » : l’histoire avec une minuscule
et l’Histoire avec une majuscule, qui marchent en sens inverse, l’une à
l’endroit et l’autre à l’envers. Ceci est, si l’on veut, la version hégélienne
du cercle herméneutique. Par d’autres moyens, et dans un style rugueux et
âpre qui n’a rien à voir avec celui, imbibé du « vernis des maîtres », utilisé
par Proust – ce qui rend la lecture du livre de ce dernier infiniment plus
séduisante –, Hegel obtient donc un résultat comparable : il fait apparaître la
trajectoire de l’esprit aliéné au temps comme étant suivie dans deux sens à la
fois, l’un tirant vers l’avant, l’autre tendant vers l’arrière, deux mouvements
opposés qui coexistent sans jamais se confondre » (p. 61-62).
11 Schelling, op. cit., p. 260 (SW III, 628 sq.).
12 Idem, p. 33 (SW III, 369).
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parallélisme qui nous intéresse ici, fait aussi, dans un texte contemporain
au Système, le réservoir d’une « mémoire transcendantale »13.
Avant de passer à une analyse plus détaillée de l’évolution de la
synthèse absolue dans le Système schellingien, il conviendrait d’examiner
trois passages tirés de Du côté de chez Swann qui montrent que la double
perspective sur le procès de développement du protagoniste fait apparaître
le même événement, vécu par le Je-Narré en tant que nouveauté absolue,
d’une autre manière au Je-Narrant, qui réfléchit du point de vue
« transcendantal », c’est-à-dire du point de vue d’une instance capable de
saisir les structures universelles à la base des événements singuliers : ce qui
pour le Je-Narré n’a été qu’une première rencontre à travers un certain
phénomène vécu devient pour le Je-Narrant point de départ d’une ligne
évolutive sur laquelle le « bourgeon » initial se ramifie et se différencie,
amenant ainsi le protagoniste à saisir l’essence ou loi générale instanciée
par les événements singuliers constituant « synthétiquement » la ligne
évolutive en question14. Ce qui relie les passages que je vais alléguer est
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18 CS I, 157.
19 CS I, 393 sq.
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Une question qui reste à résoudre et qui n’a été abordée jusqu’à
présent que de manière marginale, est celle de la nature précise de
ce processus de développement, dont l’arrière-fond biologique a été
déjà marqué par l’usage d’images comme celle du bourgeon ou de
la germination. Il est bien connu que Bergson, à partir de Matière
et Mémoire au moins, a toujours souligné le moment « créatif » de ce
mouvement parallèle d’« éclosion de [la] conscience » d’une part et de
différenciation de corps organiques de plus en plus complexes d’autre
part20. Chez Schelling, en revanche, l’usage du terme « évolution » pour
se référer à la dynamique de la conscience transcendantale permettant
à celle-ci de déployer successivement les Vermögen impliqués dans la
synthèse absolue, semblerait plutôt renvoyer à un processus au cours
duquel des organes préformés ne font que se manifester tels qu’ils
existaient déjà au départ, sans que rien de véritablement nouveau
soit créé. Il est en fait connu que le terme « évolution » était utilisé
à la fin du XVIIIe siècle en tant que synonyme de « préformation »
(comme par exemple au § 81 de la Critique de la faculté de juger de
Kant), alors que c’était plutôt le système adverse de l’« épigenèse » qui
prévoyait, par l’interaction complexe entre les différentes parties de
l’embryon, l’apparition d’organes véritablement nouveaux21. Mais quelle
est précisément la position de Schelling à ce propos ? Et est-ce que l’on
peut rapprocher d’elle la conception proustienne de l’action du temps
dans son rapport à la dimension essentielle ?
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26 Idem, p. 139, pose les quatre questions suivantes : « 1) Pourquoi une nature
organique en général est-elle nécessaire ? 2) Pourquoi une gradation est-elle
nécessaire dans la nature organique ? 3) Pourquoi y a-t-il une différence
entre organisation animée et organisation inanimée ? 4) Quel est le caractère
fondamental de toute organisation ? » (SW III, p. 491). La troisième
limitation est introduite dans le cadre de la réponse que Schelling donne à
la troisième question.
27 Schelling, op. cit., 130 sq. (SW III, p. 480 sq.).
28 Chez Kant il est en fait au § 65 de la troisième Critique question d’une
auto-organisation des structures organiques. Schelling transpose ce modèle
de l’auto-organisation au processus d’évolution de l’auto-conscience.
29 Schelling, op. cit., p. 140 (SW III, 491).
30 Idem, p. 142 (SW III, 494).
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Le point qui nous doit intéresser le plus est le fait que Schelling
relie ce processus d’individuation découlant de la structure graduelle
du déploiement évolutif de la synthèse originaire à une troisième
limitation, qui s’ajoute aux deux précédentes et permet le passage du Moi
absolu, non pas seulement à un état de finitude empirique, mais aussi
d’individualité se définissant par rapport à une pluralité d’organismes.
Pour le dire avec Schelling : « ce que nous avons appelé la troisième
limitation consiste en ce que l’intelligence doit s’apparaître à elle-même
comme individu organique »31. Nous verrons dans notre prochaine
étape que la pluralisation des individus organiques qui résulte de la
troisième limitation est fondamentale aussi dans la cadre de la déduction
schellingienne de l’intersubjectivité, nous permettant de relier la partie
théorique à la partie pratique du Système.
Revenons cependant à notre question : faut-t-il conclure de ces
considérations à une conception de l’évolution au sens du préformisme
ou plutôt au sens de l’épigénèse ? Sans vouloir trancher la question d’une
manière définitive, il peut être opportun de rappeler que le contexte
explicitement organique dans lequel Schelling pose le problème de
la troisième limitation en tant que principe d’individuation doit être
comparé avec les textes de philosophie naturelle s’occupant de ces mêmes
questions, où Schelling s’exprime souvent en faveur de l’épigénèse32, tout
en reconnaissant à la théorie de la préformation ses mérites33. L’évolution
progressive de la synthèse absolue semble ainsi se poser entre les deux
conceptions adverses et chercher une médiation entre elles qui ne va
pas sans ressemblance avec la médiation que Schelling recherche, dans
ses écrits de jeunesse, entre la forme des jugements analytiques (dont
l’universalisation amène, comme chez Leibniz, à une attitude favorable
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43 TR IV, 508.
44 TR IV, 623.
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53 TR IV, 483.
54 Là aussi faut-il ajouter que pour ce qui est la vie individuelle du héros, la
série amoureuse trouve son point de départ dans le rapport avec la mère.
Mais comme le dit G. Deleuze dans Marcel Proust et les signes, p. 64 : « La
mère apparait plutôt comme la transition d’une expérience à une autre,
la manière dont notre expérience commence, mais déjà s’enchaîne avec
d’autres expériences qui furent faites par autrui. À la limite, l’expérience
amoureuse est celle de l’humanité toute entière, qui traverse le courant
d’une hérédité transcendante. » L’archétype en jeu n’est donc pas celui de
la Grande Mère mais celui, tout proustien, de la Femme née pendant le
sommeil du protagoniste « d’une fausse position de [sa] cuisse » (CS I, 4).
55 Voir G. Deleuze, Marcel Proust et les signes, p. 63 : « […] la série de nos
amours dépasse notre expérience, s’enchaîne avec d’autres expériences,
s’ouvre sur une réalité trans-subjective. L’amour de Swann pour Odette fait
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déjà partie de la série qui se poursuit avec l’amour du héros pour Gilberte,
pour Mme de Guermantes, pour Albertine ».
56 Voir aussi le passage de Sodome et Gomorrhe où le protagoniste réfléchit
aux similitudes et différences entre son amour pour Albertine et l’amour
de Swann pour Odette : « Aussi la douceur apportée par les affirmations
d’Albertine faillit-elle en être compromise un moment parce que je me
rappelai l’histoire d’Odette. Mais je me dis que s’il était juste de faire sa part
au pire, non seulement quand, pour comprendre les souffrances de Swann,
j’avais essayé de me mettre à la place de celui-ci, mais maintenant qu’il
s’agissait de moi-même, en cherchant la vérité comme s’il se fût agi d’un
autre, il ne fallait cependant pas que par cruauté pour moi-même, soldat
qui choisit le poste non pas où il peut être le plus utile mais où il est le plus
exposé, j’aboutisse à l’erreur de tenir une supposition pour plus vraie que
les autres, à cause de cela seul qu’elle était la plus douloureuse. N’y avait-il
pas un abîme entre Albertine, jeune fille d’assez bonne famille bourgeoise,
et Odette, cocotte vendue par sa mère dès son enfance ? La parole de l’une
ne pouvait être mise en comparaison avec celle de l’autre » (SG III, 228).
57 Voir par exemple l’Erster Entwurf, où Schelling écrit : « Der Natur ist
das Individuelle zuwider, sie verlangt nach dem Absoluten, und ist
kontinuierlich bestrebt, es darzustellen » (SW III, p. 43).
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58 Il faut mentionner ici aussi l’intérêt de Marcel Proust pour les phénomènes
étudiés par la psychologie expérimentale de son temps et surtout le fait que
son père Adrien Proust était une des figures de proue de la nouvelle science,
s’étant intéressé justement au phénomène de la division de conscience,
comme l’a bien montré E. Bizub, Proust et le moi divisé : la « Recherche »,
creuset de la psychologie expérimentale, p. 121 sq.
59 TR IV, 516.
60 Dans le même sens va aussi la lecture que propose Levinas dans l’essai
« L’Autre dans Proust » dans Noms propres : ce n’est que par le fait
d’être étrangers à nous-mêmes que nous arrivons à nouer des liens de
communication véritable avec autrui. Voir E. LeVinas, Noms propres,
p. 120 : « Le moi s’est déjà séparé de son état, dans l’intimité même où
il se maintient normalement avec lui, comme le bâton immergé se brise
tout en restant entier. […] En dépit du principe de Lachelier qui distingue
la douleur, de la réflexion sur la douleur, l’une étant douloureuse, l’autre
seulement vraie ou fausse, la réflexion proustienne, commandée par un
écart entre le moi et son état, par une espèce de réfraction met sur la vie
intérieure, son accent même. Tout se passe comme si un autre moi-même
doublait constamment le moi, dans une inégalable amitié, mais aussi dans
une froide étrangeté que la vie s’efforce à surmonter. Le mystère chez Proust
est le mystère de l’autre. »
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Bibliographie
N.B. : Pour les publications le plus fréquemment utilisées dans ce recueil, voir la
Bibliographie générale figurant à la fin de l’introduction.
Ben Moustapha Jamila, « Les échos de la loi biogénétique fondamentale
dans la Recherche », in : Bulletin d’informations proustiennes, n° 39,
2009, p. 125-134.
Bergson Henri, Matière et mémoire, Paris : PUF, 1953.
Bergson Henri, L’Évolution créatrice, Paris : PUF, 1962.
Bizub Edward, Proust et le moi divisé : la « Recherche », creuset de la
psychologie expérimentale, Genève : Droz, 2006.
Carbone Mauro, Proust et les idées sensibles, Paris : Vrin, 2008.
Carbone Mauro, Amore e musica, Milano : Mimesis, 2011.
Deleuze Gilles, Marcel Proust et les signes, Paris : PUF, 1964.
Deleuze Gilles, Le Bergsonisme Paris : PUF, 1989.
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