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Les devins de Rome : rien ne se faisait sans eux

Préoccupés par leur destin, les Romains prenaient la divination très au sérieux. Possédant
une grande influence, augures, haruspices et devins intervenaient dans tout, depuis les
tracas quotidiens jusqu’aux guerres et aux affaires publiques.

Giovanni di Stefano Lanfranco, scène de sacrifice, vers 1635.

Peu de peuples ont été aussi dépendants des bons et des mauvais présages pour mener leur vie que
les Romains de l’Antiquité. À tout moment du jour ou de la nuit pouvait se présenter un signe de
mauvais augure. Si un Romain trébuchait sur le seuil de sa maison en partant de chez lui, il pensait qu’il
valait mieux ne pas sortir ce jour-là ; et si un coq chantait pendant un banquet, on cessait aussitôt de
manger et l’on faisait des exhortations pour conjurer le mauvais présage. Il en allait de même pour les
affaires publiques. Avant de réunir une assemblée, de choisir un magistrat ou de se lancer dans une
bataille, on considérait comme indispensable de consulter la volonté des dieux, afin qu’ils garantissent
des résultats favorables. On employait pour cela une méthode de divination typique : les auspices,
c’est-à-dire l’observation des oiseaux – telle est la signification du mot latin auspicium ou avispicium –
, qu’il s’agisse de leur vol ou de leur chant. Comme l’affirmait le philosophe et homme politique Cicéron
au Ier siècle av. J.-C., depuis l’abolition de la monarchie romaine et l’instauration de la République, «
on n’entreprit, sans les auspices, aucune affaire publique, ni dans la ville, ni à l’armée ».

La pratique des auspices remonte aux origines de la ville. D’après le récit connu de la fondation de
Rome, les frères Romulus et Remus décident de consulter les présages pour savoir qui doit fonder la
nouvelle cité. Le second se place sur le mont Aventin et observe six vautours ; mais, au même moment,
depuis le Palatin, Romulus aperçoit deux fois plus d’oiseaux. Romulus et Remus sont considérés
comme les premiers augures, les prêtres spécialement chargés d’interpréter les signes livrés par les
oiseaux. Plus tard, on attribue à Numa Pompilius, deuxième roi de Rome, la fondation du collège des
augures. Apparemment, ce collège comptait à son origine trois membres, chiffre que le roi Tarquin
porta à six, et que César éleva finalement à 16 au Ier siècle av. J.-C. Pendant longtemps, l’accès à cette
charge fut limité aux patriciens, l’aristocratie qui dominait Rome depuis l’établissement de la
République. Mais, en 300 av. J.-C., une loi réserva aux plébéiens cinq des neuf postes qu’il comptait
alors.
Les augures, qui ont officié pendant toute la période impériale, se distinguaient par des insignes
propres : le lituus, ou bâton augural, dont l’une des extrémités estcourbée en volute, et la trabea, ou
trabée, une sorte de toge constituée de bandes écarlates avec une bordure pourpre. On disait que le
lituus de Romulus était conservé dans la curie des Saliens, sur le Palatin, et qu’il avait été
miraculeusement sauvé du feu qui avait consumé l’enceinte en 390 av. J.-C., pendant l’invasion de
Rome par les Gaulois. Ces derniers partis, l’importante relique a surgi du sol de l’édifice incendié sans
avoir subi aucun dommage. Le lituus était si emblématique du pouvoir de la République romaine que
son image figurait souvent sur le revers des monnaies.

La science des augures jouissait d’un immense prestige à Rome, ce qui s’explique par le lien particulier
qu’elle entretenait avec le dieu Jupiter. C’était Iovis Pater (Jupiter Père) que les augures consultaient
et invoquaient du haut d’une colline. Rappelons cependant que les augures n’étaient pas des
médiateurs entre le dieu et les hommes, mais, comme le dit Cicéron, « des interprètes de Jupiter ».
Les vrais intermédiaires (internuntiae Iovis) dont se servait le dieu pour communiquer avec les hommes
étaient en fait les oiseaux, pas les augures.

Cet arc de triomphe inspirait crainte et admiration aux visiteurs de la ville de Thamugadi. L’empereur
Trajan fonda cette colonie civile, à côté du fort de Lambèse, vers l’an 100 ap. J.-C. Les sillons laissés par
les chariots et les attelages sur les voies pavées sont toujours visibles.
Piédestal, Musée d’Etat Mayence, Allemagne.

Rome n’était pas le seul peuple de l’Antiquité qui consultait les dieux sur l’avenir. Les Grecs, comme
on sait, disposaient de différents oracles, comme ceux des sanctuaires de Zeus à Olympie ou d’Apollon
à Delphes. Les Romains aussi avaient un oracle, celui de la Sibylle de Cumes. Les prédictions de cette
pythonisse se fondaient sur des livres de prophéties qui avaient été apportés à Rome par les premiers
rois de la ville et qui, plus tard, étaient consultés par des magistrats, les décemvirs, chaque fois que
survenait un désastre dans la ville. Les chroniques racontent qu’une fois, la ville ayant subi de
nombreuses pluies de pierres, on consulta les Livres sibyllins. Leur réponse, confirmée par l’oracle de
Delphes, fut que l’on apporte à Rome depuis la ville de Pessinonte, en Asie Mineure, un bétyle (ou
pierre sacrée) qui représentait la déesse Cybèle.

UN SIGNE DU CIEL

En dehors de ces livres, la divination romaine était loin de rivaliser avec celle des Grecs ou des
Étrusques. L’augure, comme nous l’avons vu, observait et interprétait les signes que donnaient les
oiseaux, mais sans s’occuper de prévoir ou d’annoncer l’avenir. Il demandait à Jupiter de lui envoyer
un signe pour savoir s’il était permis d’entreprendre une guerre, de tenir une assemblée ou d’investir
un prêtre. La réponse du dieu ne pouvait qu’être affirmative ou négative ; elle n’éclairait jamais le
futur. La prise des auspices n’avait qu’un but : connaître la volonté de Jupiter, pas l’avenir du peuple
romain ; savoir si le dieu approuvait les projets des hommes politiques ou des militaires romains, mais
pas ce qu’il réservait à la ville. La consultation avait même une validité concrète, car elle expirait à la
fin de la journée, mais on pouvait la renouveler le lendemain, voire plus tard. L’augure romain n’était
donc pas un devin qui prédisait l’avenir. Cette fonction divinatoire était remplie à Rome par
l’haruspicine – une science antique introduite par les Étrusques – et l’astrologie.

Les auspices relevaient de deux catégories. À la première appartenaient ceux qui se présentaient de
façon inattendue (auspicia oblativa). Il s’agissait en général d’éclairs ou de coups de tonnerre, appelés
« signes du ciel » (ex caelo). On les considérait comme très défavorables, car ils mettaient en évidence
la rupture de la paix avec les dieux (pax deorum), et on les interprétait pour cette raison comme le
signe qu’il fallait empêcher ou annuler un projet déterminé. Par exemple, s’ils se produisaient pendant
la célébration des comices ou lors d’une séance sénatoriale, il fallait aussitôt les suspendre. Tout
citoyen pouvait les observer et les interpréter.
La deuxième catégorie d’auspices étaient ceux sollicités (auspicia impetrativa), c’est-à-dire ceux pris
par un magistrat possédant le droit d’auspice, comme les consuls ou les préteurs. C’était lui qui «
observait » ou « recevait le signe » que les dieux lui envoyaient, mais toujours avec l’aide de l’augure
qui, en qualité de « technicien » ou de « conseiller », interprétait les signes adressés au magistrat. Le
magistrat devait donc se soumettre à l’avis des augures, ce qui entraînait des conséquences
importantes, car ces derniers pouvaient paralyser ou retarder ses plans.

Pour la prise des auspices, on suivait une procédure parfaitement réglée. Les augures se tenaient dans
l’auguraculum, un espace quadrangulaire de petite taille, généralement délimité et pourvu d’une seule
entrée, situé au sommet d’une colline. On y montait une tente ou une cabane, avec un siège en pierre
à l’intérieur, sur lequel l’augure s’asseyait. De là, il traçait de façon imaginaire, en se servant du lituus,
un espace céleste (templum) qu’il soumettrait ensuite à son observation. La consultation devait se
faire à l’aube et dans un silence absolu ; le moindre bruit, qu’il s’agisse de la chute d’un objet, du
couinement d’un rat ou d’une simple erreur de l’officiant lorsqu’il récitait les formules, annulait les
effets de la consultation.

L’orientation nord-sud et est-ouest était essentielle, car elle divisait l’espace céleste en quatre régions
projetées de façon imaginaire sur la terre, le templum terrestre. Regardant par exemple vers le sud,
l’augure observait les oiseaux qui entraient dans le templum : les favorables arrivaient par la gauche ;
les défavorables, par la droite.

Les augures observaient non seulement le vol, mais aussi l’espèce d’oiseau. Les uns, appelés alites
(vautour, aigle, faucon), offraient des signes par leur vol et l’on tenait compte de la « région » où ils
apparaissaient, de la hauteur et du genre de vol ou de l’endroit où ils se posaient. Ceux appelés oscines
(corbeau, corneille, hibou) donnaient des signes au moyen de leurs cris, et l’on évaluait le ton, la
direction du son ou encore la fréquence du chant. Dans les deux groupes existait une hiérarchie entre
les oiseaux, l’aigle et le picus (pivert) fournissant les auspices les plus significatifs.

Amphithéâtre de Delphes
Les auspices étaient obligatoires dans de nombreuses circonstances de la vie de l’État romain. On les
réalisait, par exemple, lors de la prise de possession des principaux magistrats, comme les consuls, les
censeurs, les tribuns militaires… Dans le cas des magistrats élus, si les auspices n’étaient pas favorables,
ils devaient se démettre, mais la consultation pouvait être renouvelée un autre jour. Cicéron nous
rappelle de nouveau la capacité qu’avaient les augures de dissoudre les assemblées ou le Sénat,
d’annuler les séances déjà tenues, et même d’obtenir que les consuls renoncent à leur charge. Il
suffisait en outre, nous dit-il, d’une simple formule : « Pour un autre jour. »

Sur le champ de bataille aussi, il était obligatoire de consulter les auspices avant de se lancer dans le
combat. Tite-Live raconte que, pendant la guerre de Rome contre la ville étrusque de Véies, au début
du IVe siècle av. J.-C., l’armée romaine ne put prendre l’initiative du combat, alors que les Étrusques
attendaient des renforts, parce que le dictateur Camille (Marcus Furius Camillus) « avait le regard posé
sur la citadelle de Rome, pour recevoir des augures qui s’y trouvaient le signal convenu dès que les
oiseaux seraient dûment favorables ». Quand les Romains commencèrent à combattre loin de la ville,
la communication avec les augures devint plus difficile. C’est pourquoi, avant de partir en campagne,
les généraux effectuaient une cérémonie sur le Capitole, qui les autorisait à prendre les auspices de
guerre en dehors des limites de la ville.

LE SORT DE L'ÉTAT DÉPEND DES POULETS

Au Ier siècle av. J.-C., le dernier de la République, la science augurale a connu une crise, mais on peut
aussi considérer qu’elle s’est transformée pour s’adapter aux temps nouveaux. Les auspices
traditionnels ont été remplacés par la technique du tripudium, consistant en l’observation de l’appétit
et du comportement des poulets sacrés : si en sortant de la cage où ils étaient enfermés les volatiles
mangeaient avec avidité les grains qu’on leur avait jetés et que quelques-uns se détachaient de leur
bec et tombaient par terre, l’augure était favorable ; si, au contraire, ils n’avaient pas d’appétit et
battaient des ailes, l’augure était très défavorable. L’explication de ce changement réside peut-être
dans la relative simplicité de cette méthode, comparée à la complexité que présentaient l’observation
et l’interprétation des oiseaux auguraux. Les chefs militaires et les magistrats qui n’avaient pas de droit
d’auspice avaient recours à cette méthode. Ils avaient un assistant, le pullarius, pour pratiquer les
observations.

Musée du Louvre
Avant de partir au combat, l’armée romaine se purifiait par la cérémonie de la lustration. On y réalisait
le suovetaurile, le sacrifice d’un porc, d’un mouton et d’un taureau. Les haruspices interprétaient les
entrailles de ces animaux pour connaître la volonté des dieux. Les animaux étaient conduits par le
victimarius, tandis que bucinatores et symphoniaci interprétaient des mélodies sacrées.

Il est certain qu’au Ier siècle av. J.-C. on consultait les poulets sacrés en de multiples occasions, que ce
soit sur le champ de bataille ou pour ouvrir une séance du Sénat. La popularité de cette méthode est
illustrée par le fait que l’empereur Auguste n’hésitait pas à se faire représenter près des poulets sacrés
sur des oeuvres comme le camée de Cologne ou l’autel des Lares du Vicus sandalarius, le quartier des
fabricants de sandales à Rome. Cependant, beaucoup considéraient que cette méthode n’avait pas
autant de valeur que les auspices traditionnels. Cicéron, qui en plus d’être un homme politique et un
philosophe, était aussi augure, regrettait que l’on n’observe plus à ciel ouvert des oiseaux nobles
comme l’aigle, mais de simples poulets qui étaient restés enfermés dans une cage.

Au début du IIe siècle av. J.-C., le Sénat a introduit à Rome un nouveau genre de devin : les haruspices
étrusques. Il s’agit d’un cas exceptionnel, car peu de sociétés antiques ont permis qu’un sacerdoce
d’origine étrangère – étrusque dans ce cas – participe à la religion et aux affaires politiques nationales,
d’autant que Rome et l’Étrurie avaient été des puissances ennemies irréconciliables pendant plus de
deux siècles. L’haruspicine était un prestigieux sacerdoce, lié aux familles aristocratiques étrusques.
Mais, au fil du temps, les haruspices étrusques furent remplacés par des haruspices romains ou latins,
qui faisaient office de conseillers auprès des gouverneurs provinciaux et des empereurs, de
fonctionnaires dans les villes ou de devins de l’armée romaine.

L'ART D'OBSERVER LES VISCÈRES

Les haruspices utilisaient trois techniques divinatoires : l’haruspicine proprement dite (ou observation
des entrailles des victimes sacrificielles), l’interprétation de la signification des éclairs et
l’interprétation de prodiges comme les tremblements de terre, les éclipses de soleil, le passage de
comètes, la naissance d’enfants malformés ou androgynes, la naissance d’animaux à deux têtes, etc.
Ces trois techniques les ont rendus célèbres, mais la plus importante était sans doute l’haruspicine.
Celle-ci concentrait son attention sur le foie, l’un des six viscères de l’animal (les autres étant la rate,
l’estomac, les reins, le coeur et les poumons). On se déterminait d’abord sur sa position dans le corps,
puis on l’extrayait pour analyser sa couleur et son aspect externe. Adoptant une posture rituelle
caractéristique, l’haruspice tenait le foie dans la main gauche et le palpait avec la droite, tandis qu’il
posait son pied gauche sur une roche. Le foie devait toujours être orienté vers le sud. Pour déterminer
quelle divinité était impliquée et quelle était la signification de toute anomalie ou difformité, le devin
s’aidait d’un instrument : un foie en bronze de petites dimensions, tel que le « foie de Plaisance »,
découvert dans cette localité en 1878, sur lequel était inscrit le nom des divinités, à l’intérieur de cases
(sedes deorum) correspondant à chacune des parties de l’organe.

Au Ier siècle av. J.-C. ont été introduites d’autres formes de divination provenant de l’extérieur, comme
l’astrologie, l’interprétation des rêves ou les techniques prophétiques des engastrimythoi
(ventriloques) et des harioli (devins). À l’époque impériale existait une active circulation de prophéties
et d’oracles, avec des cercles de prophétesses germaniques (Velléda, Ganna, Aurinia) ou de druides
gaulois (Mariccus) qui annonçaient la fin de Rome. De fait, quand le temple de Jupiter capitolin subit
un gigantesque incendie en 69 apr. J.-C., les druides ont interprété le feu comme un signe de la colère
des dieux et prophétisé non seulement la fin imminente de l’Empire romain, mais aussi le transfert de
la domination du monde en Gaule.
Malgré cela, augures et haruspices furent présents jusqu’à la fin de l’Empire. En 410 apr. J.-C., les
seconds offraient encore leurs services au préfet de Rome pour arrêter l’invasion des Wisigoths
d’Alaric en attirant des éclairs par leurs prières pour les faire tomber sur l’armée ennemie. Cette fois,
le remède n’eut aucun effet.

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