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L’Homme

Revue française d’anthropologie


181 | 2007
Divination et cognition

Pour une réconciliation des civilisations africaines


avec l’histoire universelle
Victor Bissengué

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/lhomme/21873
DOI : 10.4000/lhomme.21873
ISSN : 1953-8103

Éditeur
Éditions de l’EHESS

Édition imprimée
Date de publication : 1 février 2007
Pagination : 189-195
ISSN : 0439-4216

Référence électronique
Victor Bissengué, « Pour une réconciliation des civilisations africaines avec l’histoire universelle »,
L’Homme [En ligne], 181 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2009, consulté le 19 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/lhomme/21873 ; DOI : 10.4000/lhomme.21873

© École des hautes études en sciences sociales


Pour une réconciliation des civilisations africaines
avec l’histoire universelle

Victor Bissengué

Nous sommes petits, petits entre les petits. Pourquoi donc cela ? Parce que nos pères, les premiers de
tous les humains, ceux qui nous ont précédés, étaient ainsi faits, et bien de soleils ont luit, bien de lunes
ont brillé depuis leur époque. Combien ? Nul ne saurait les compter !
Un, deux, trois, et encore un, deux, trois, et longtemps, très longtemps :
un cerveau humain s’épuiserait à vouloir les dénombrer.
Propos d’un Pygmée Aka rapportés par Schweinfurth 1.

L ECTEUR ASSIDU de la revue L’Homme


dont nous louons la qualité de présentation,
2) quelles sont les sources anciennes
faisant état de façon indiscutable de la pré-
l’objectivité de la ligne rédactionnelle et l’ex- sence des Pygmées dans les annales de l’his-
trême richesse des contributions, notre toire universelle ?
attention a été attirée dans la dernière livrai- 3) quel est le legs de ces populations à
son par le compte rendu de Luc Bouquiaux l’humanité dans les domaines de la culture,
mettant en cause de façon tendancieuse et de l’économie, de la pharmacopée, etc. ?
discourtoise notre ouvrage intitulé Contri- Du reste, comme l’indique le titre même
bution à l’histoire ancienne des Pygmées : de l’ouvrage, les idées qui y sont exposées loin
l’exemple des Aka. d’être exhaustives, se veulent une contribution
En fait de recension, Luc Bouquiaux, fai- appelant des développements ultérieurs.
sant fi de toute règle déontologique, se livre Mais Luc Bouquiaux, dissipé et emporté
à des règlements de comptes visant d’autres par la passion, feint d’ignorer nos précau-
chercheurs africains, en l’occurrence les tions d’usage et choisit délibérément de se
égyptologues Cheikh Anta Diop, Théophile situer sur le terrain de l’invective, de la
Obenga et Jean-Charles Coovi Gomez. calomnie et du procès d’intention.
Ainsi, nous sommes de facto associé – Nous refusons pour notre part de le
par pur amalgame – à un courant malicieu- suivre dans cette voie infructueuse et stérile
sement dénommé “l’afrocentrisme” 2 alors
même qu’une telle terminologie, au demeu- 1. R. P. Henri Trilles, Les Pygmées de la forêt équato-
rant jamais définie, n’apparaît nulle part dans riale, Paris, Bloud & Gay, 1932 : 27.
notre essai. 2. Notons que Cheikh Anta Diop n’a jamais utilisé
Dans ces conditions, pour la sérénité du ce terme pour qualifier son œuvre et celles de ses
“débat” ainsi amorcé, nous rappelons au lec- continuateurs. Kete Asante (The Painful Demise of
Eurocentrism : An Afrocentric Response to Critics,
teur impartial que nos travaux visent avant Trenton, Africa World Press, 1999) parle plutôt
tout à élucider trois questions essentielles d’afrocentricité (afrocentricity) dans une acception
restées jusqu’ici sans réponses satisfaisantes totalement neutre. Le mot afrocentrisme affecté
et probantes : d’une connotation négative et caricaturale est plutôt
une invention des africanistes eurocentristes (cf.
1) quelles sont les plus anciennes attes- Mary Lefkovitz, Not Out of Africa : How Afrocentrism
DÉBAT

tations relatives à l’origine des Pygmées en Became an Excuse to Teach Myth as History, New
général et des Aka en particulier ? York, Basic Books, 1996).

Réponse à l'À Propos de Luc Bouquiaux paru dans L'Homme, 2006, 179 : 227-235.

L ’ H O M M E 181 / 2007, pp. 189 à 196


en rappelant une fois de plus l’opinion sances en paléontologie humaine, en archéo-
constructive de notre illustre préfacier feu logie préhistorique et en génétique, les
190 Pierre Kalck 3 qui nous interpellait en ces Pygmées descendent tous d’un même
termes : “Notre ami a pris soin d’effectuer ancêtre dont le prototype serait représenté
un rappel de l’ancienneté de la culture par le spécimen Homo sapiens sapiens dit
pygmée, faisant un sort, s’il en est encore d’OMO 1 qui lui-même, d’après les datations
besoin, aux idées reçues concernant cette absolues, remonterait à plus de 130 000 ans.
population d’une rare vitalité culturelle” Les travaux de Gérard Lucotte 4 fondés
(p. 13). Il ajoutait ensuite : “Il faut se réjouir entre autres sur les données des marqueurs
qu’en cette fin du vingtième siècle, l’identité protéiques, des marqueurs ADN nucléaires
et l’étrange force culturelle de la population et de l’ADN mitochondrial indiquent que ce
pygmée se trouvent, enfin, révélées, étu- sont les Pygmées Aka actuellement localisés
diées, présentées. Des chercheurs venus de en République Centrafricaine qui présentent
divers pays et appartenant à diverses disci- de façon majoritaire l’haplotype Y primitif.
plines se consacrent, depuis plusieurs Il en résulte que ces populations très
années aux études pygmées” (p. 16). anciennes ont pris une part prépondérante
C’est dans cette perspective d’une dans l’élaboration des premières manifesta-
coopération internationale pluridisciplinaire tions culturelles de l’humanité ;
que nous inscrivons notre propre démarche 2) dès la plus haute Antiquité, les Égyp-
théorique en prenant soin de ne jamais tiens de l’époque pharaonique les dési-
nous départir de la courtoisie, du respect et gnaient sous le nom de deneg afin de les
de l’équité dus à la communauté des pairs. distinguer des nains pathologiques et bra-
Au terme de cet échange que nous voulons chymorphes dénommés quant à eux nemou.
entièrement dépassionné, notre unique Le panthéon égyptien signale de façon pré-
ambition demeure la réconciliation des civi- coce les attributs du dieu d’origine souda-
lisations africaines avec l’histoire universelle naise Bès incarné par la figure d’un Pygmée
et le rétablissement sans complaisance de la authentique. Merenre 1er, pharaon de la VIe
vérité historique. dynastie, lança quatre expéditions en direc-
tion du pays de Yam, au-delà de la Nubie. Il
L’esquisse d’une histoire ancienne confia cette tâche au monarque d’Éléphan-
des Pygmées tine Herkhouf, mais après sa disparition
et les acquis scientifiques c’est son successeur Neferkare Pépi II qui
de l’égyptologie contemporaine accueillit le Pygmée Aka dont la présence à
la cour du pharaon fut alors assimilée à une
On est de prime abord intrigué par le véritable bénédiction divine. À ces époques
procédé inhabituel, dont Luc Bouquiaux est reculées, le rôle civilisateur des Pygmées
désormais coutumier, et qui consiste à éluder était reconnu et consigné dans les docu-
le fond de notre argumentation pour ergoter ments historiques ;
sur des détails insignifiants. Ainsi, la question 3) les Pygmées Aka semblent avoir été
de la transcription phonétique des langues des acteurs économiques de premier plan
parlées en République Centrafricaine ne dans le cadre du commerce transnilotique.
constitue nullement l’axe principal de notre Ils étaient familiarisés avec les voies de com-
démonstration. En réalité, l’ouvrage incri- munication anciennes, en particulier celles
miné se veut une contribution à l’historio- des oasis (Dounkoul, Khargeh, Dakhleh, etc.).
graphie moderne qui tend à occulter Outre leur réputation de grands pisteurs, ils
l’apport des Pygmées à l’humanité. En effet,
rares sont les synthèses permettant d’es- 3. Pierre Kalck était juriste, historien, ancien adminis-
quisser une histoire ancienne et solidement trateur civil en Oubangui Chari (République
étayée des Pygmées. On peut ainsi résumer Centrafricaine), membre de l’Académie des Sciences
d’Outre-Mer.
en trois principaux points les résultats des 4. Voir en particulier, Introduction à l’anthropologie
recherches récentes : moléculaire. Ève était noire, Paris, Lavoisier-Technique
1) dans l’état actuel de nos connais- et documentation, 1990.

Victor Bissengué
avaient coutume de convoyer depuis les tation des reliefs pharaoniques la meilleure
confins de la forêt équatoriale jusqu’à la approche n’est peut-être pas dans les
basse vallée du Nil les produits et autres Dialogues de Platon ou les chefs-d’œuvre de 191
marchandises indispensables à la Nubie et à Praxitèle, mais dans tel masque Senoufo ou
l’Égypte pharaonique. En outre, leur connais- les Entretiens avec Ogotemmêli ”. On conçoit
sance des vertus curatives des plantes médi- dès lors aisément que face aux démonstra-
cinales, la richesse exceptionnelle de leur tions scientifiques irréfutables de Cheikh
musique et de leur chorégraphie, la profon- Anta Diop et Théophile Obenga, les égypto-
deur philosophique de leurs cosmogonies logues Vercoutter et Leclant aient réitéré en
ancestrales, etc. contrastent singulièrement 1974 au Caire leur intime conviction : “Le
avec les clichés et autres stéréotypes racio- Professeur Vercoutter a déclaré que, pour lui,
logiques accumulés au fil du temps par l’eth- l’Égypte était africaine dans son écriture, dans
nographie coloniale. sa culture et dans sa manière de penser.
Au lieu de discuter techniquement de la Le Professeur Leclant a reconnu ce même
validité des arguments historiques contenus caractère africain dans le tempérament et la
dans l’ouvrage, Luc Bouquiaux se livre à une manière de penser des Égyptiens”.
croisade contre une prétendue “idéologie Mais pour notre propos, c’est le point de
afrocentriste”. Ce faisant, il ignore que la vue autorisé du grand égyptologue-gram-
légitimité d’une étude des relations entre mairien Serge Sauneron qui nous paraît
l’Égypte ancienne et le reste de l’Afrique décisif :“Le Professeur Sauneron, après avoir
noire a déjà été solennellement reconnue et noté l’intérêt de la méthode utilisée puisque
encouragée par les égyptologues français les la parenté en ancien égyptien et en wolof
plus qualifiés. des pronoms suffixes à la troisième per-
En effet, dès le 10 mai 1831, Jean- sonne du singulier ne peut être un accident,
François Champollion soulignait avec force a souhaité qu’un effort soit fait pour recons-
la valeur heuristique de l’argument linguis- tituer une langue paléo-africaine à partir des
tique notamment en ce qui concerne la langues actuelles.”
détermination de l’origine du peuplement De nos jours, les chercheurs africains
égyptien. regroupés au sein de l’École africaine d’égyp-
Par la suite, l’hypothèse sémitique repo- tologie poursuivent leurs recherches dans le
sant sur des présupposés idéologiques a sens indiqué par les recommandations du
longtemps pesé sur les recherches linguis- colloque du Caire 8. Luc Bouquiaux dans son
tiques sans que ses principaux protagonistes ouvrage intitulé Des chercheurs sans chaise
(de Theodore Benfey à Greenberg en pas- longue : plaidoyer pour les sciences molles 9
sant par Marcel Cohen) aient jamais pu admettait paradoxalement la consistance de
reconstruire selon les règles universellement la thèse d’une parenté linguistique de type
admises en linguistique historique compara- génétique entre l’égyptien ancien et les
tive, l’ancêtre commun supposé de l’égyp-
tien ancien, du berbère, du sémitique, etc.5 5. Joseph Harold Greenberg, The Languages of
Par conséquent, en qualifiant le colloque Africa, Bloomington, Indiana University, 1966.
6. Cf. Unesco, Histoire générale de l’Afrique : études et
international d’égyptologie du Caire 6 et cela documents, 1 : Le Peuplement de l’Égypte ancienne et
contre l’opinion parfaitement justifiée de le déchiffrement de l’écriture méroïtique. Actes du col-
Jean-Charles Coovi Gomez 7 de “mythe”, loque tenu au Caire du 28 janvier au 3 février 1974,
Luc Bouquiaux rejette du même coup avec Paris, Unesco, 1978 : 73-126.
dédain et arrogance les dépositions conver- 7. Jean-Charles Coovi Gomez, “La signification du
vocable akhu en Égypte ancienne et en Afrique noire
gentes des meilleurs égyptologues français contemporaine”, in Ankh, 1994, 3 ; cf. Maât, le principe
de notre temps, Jean Leclant, Jean Vercoutter organisationnel universel de la civilisation égyptienne
et Serge Sauneron. (à paraître, 2007).
Rappelons que deux années avant le col- 8. C’est le cas notamment de Théophile Obenga,
Mubabinge Bilolo, Aboubacry Moussa Lam, Gilbert
loque du Caire, Jean Leclant écrivait dans le
DÉBAT

Ngom, Babacar Sall, Jean-Charles Coovi Gomez,


Lexikon der Ägyptolgie : “On doit admettre Mohamadou Nissire Sarr, etc.
que pour la lecture des textes et l’interpré- 9. Paris, Atelier Alpha Blue, 1982.

Civilisations africaines et histoire universelle


langues africaines modernes. C’est ce dont Mboka qui souligne :“L’impossibilité d’inaugu-
témoigne Lilyan Kesteloot dans le passage rer dans la recherche sans une rupture épis-
192 suivant : “Il n’y a qu’un linguiste ethnologue témologique par rapport aux paradigmes
à Paris, qui puisse témoigner de la vali- existants. Or cette rupture n’est pas possible
dité des travaux de Cheikh Anta Diop, avec la seule connaissance enseignée par
avec la compétence nécessaire. C’est Luc l’Establishment qui défend les paradigmes
Bouquiaux, maître de recherches au CNRS ; institués. Il s’agit d’une connaissance tra-
il a d’abord fait des études sur la langue vaillant à la reproduction des valeurs établies
égyptienne. Ensuite il a travaillé au Nigeria [Nominalisme scientifique]… L’inauguralité
sur le haoussa. Il a été frappé par les res- s’ouvre alors comme la seule réponse au
semblances structurelles entre les deux péril de l’exclusion. Inaugurer est alors d’au-
langues, et en conséquence, les théories de tant plus nécessaire pour la science qu’elle
Cheikh Anta Diop lui paraissent parfaite- crée des théories capables de se concur-
ment fondées” 10. rencer et d’assurer son incessant procès.
De deux choses l’une : ou bien Luc Ainsi, la question de l’inauguralité convoque
Bouquiaux est un “afrocentriste” repenti ou d’abord le retour constant de la science sur
alors il est un “africaniste” amnésique. Quoi elle-même, condition de sa survie” 13.
qu’il en soit, il ne peut plus se retrancher Rappelons à la suite de Ferdinand de
derrière des arguments d’autorité pour Saussure et d’Émile Benveniste que toutes
esquiver la véritable question de fond qui lui les langues du monde sans aucune exception
avait été posée par le Professeur Obenga peuvent faire l’objet d’une étude scientifique
mais à laquelle il s’est bien gardé à ce jour rigoureuse. Dans le cas des langues négro-
d’apporter une réponse personnelle et africaines modernes, la classification généra-
argumentée : “À quelle famille de langues lement admise depuis les travaux de Joseph
actuellement connues appartient l’égyptien Greenberg est sujette à caution, car de l’avis
ancien compte tenu de l’état des connais- d’un expert comme Istvan Fodor, le linguiste
sances ? ” 11. américain a omis d’établir les règles de cor-
En effet, il est fort douteux que la réfé- respondances phonétiques (sound laws)14.
rence dogmatique au texte méthodologi- L’idée qu’il existe des langues pauvres,
quement confus de Pascal Vernus puisse exotiques, concrètes qui ne peuvent être
tenir lieu de réponse puisqu’il se contente viables que si on admet l’hypothèse d’une
d’aligner une liste non instruite “d’isoglosses “créolisation réciproque” avec les langues
lexicales” mais sans jamais reconstruire l’an- écrites, logiques et abstraites d’Europe a
cêtre prédialectal commun aux langues sup- toujours des adeptes parmi les ethno-
posées apparentées 12. linguistes africanistes : “Travaillant […] sur
l’enrichissement du sango, Luc Bouquiaux
La promotion des langues africaines insistait sur la pauvreté du sango véhiculaire :
dans le cadre du bilinguisme
10. Lilyan Kesteloot, Anthologie négro-africaine :
La mise en œuvre d’une approche sémio- panorama critique des prosateurs, poètes et drama-
logique (au sens de Ferdinand de Saussure et turges noirs du XXe siècle (1918-1981), Vanves, Édi-
cef, 1992 : 442.
de Charles Peirce) implique nécessairement 11. Théophile Obenga, “Réponse aux Réflexions…
qu’on renonce dorénavant au métalangage de Luc Bouquiaux”, Ankh, 1995-1996, 4-5 : 317-346.
formel mis au point par les linguistes africa- 12. Théophile Obenga, Le Sens de la lutte contre
nistes pour décrire, classer et analyser les l’africanisme eurocentriste, Paris, L’Harmattan / Gif-
sur-Yvette, Khepera, 2001.
langues africaines en faisant volontairement 13. Kiese Mboka, “Phénoménologie de l’inaugura-
abstraction de leur génie propre. Au demeu- lité”, in Kiese Mboka & Mâwa-Kiese Mawawa,
rant, cette remarque vaut pour toute autre Hommage à Cheikh Anta Diop, Paris, Paari, 2004 :
discipline à prétention scientifique. Elle ne 141.
peut être intelligible qu’à la lumière de la 14. Istvan Fodor, The Problems of the Classification of
the African Languages, Budapest, Center for Afro-
problématique de l’inauguralité telle qu’elle a Asian Research of the Hungarian Academy of
été énoncée et explicitée par M. Kiese Sciences, 1966.

Victor Bissengué
« Parlé par des populations dont ce n’est phies différentes suivant sa place dans la
pas la langue maternelle et toujours appris phrase. Une solution plus simple serait de
par voie orale par simple contact, le sango ne pas noter le ton le plus fréquent, le bas 193
véhiculaire est pauvre, comptant tout au en l’occurrence” 18.
plus un millier de mots ». Le linguiste mettait Loin d’être “simple”, cette solution adop-
alors en valeur ce qu’il appelait « la créolisa- tée dans le Dictionnaire sango-français de Luc
tion du français par le sango véhiculaire, Bouquiaux paraît à juste titre aux locuteurs
phénomène réciproque », semblant vouloir du sango plutôt simpliste parce que mécon-
désigner par le terme de créolisation le naissant le génie créateur de la langue. Ainsi,
mélange des deux langues français et toutes les observations de Luc Bouquiaux
sango” 15. portant sur la transcription phonétique et
Cette conception erronée défendue par l’orthographe des langues sollicitées dans
le linguiste américain William J. Samarin et notre ouvrage sont dénuées de toute perti-
que Luc Bouquiaux reprend à son compte nence scientifique. On est donc loin de ce
repose sur un préjugé évolutionniste désor- qu’il appelle non sans outrance “les fantaisies
mais obsolète. C’est pourquoi, certains spé- diopo-obenguiennes”, car il ignore que des
cialistes qui ont l’avantage d’être des propositions sont actuellement à l’étude
locuteurs de ces langues la combattent sans dans un domaine qui évolue au fur et à
répit : “Nous avons été le premier (Diki- mesure qu’on découvre la complexité du
Kidiri 1979, 1982) à contester cette classifi- système phonologique et orthographique
cation, qui ne traduisait que le sentiment des langues africaines. À ce sujet, Marcel
subjectif de son auteur, et n’était fondé ni sur Diki-Kidiri nous informe qu’une nouvelle
une étude comparative des données de la orthographe du sango est actuellement à
langue, ni même sur une approche théo- l’étude :“Cette orthographe est en cours de
rique rigoureuse. D’autres auteurs d’hori- test par plusieurs organismes centrafricains
zons divers, notamment la Suédoise durant cette année 2006 et jusqu’en 2007.
Christina Thornell (1997) et l’Américain Une table ronde est prévue en 2007, à
Charles Morrill (1997) ont démontré par Bangui, pour en discuter” 19.
leurs travaux respectifs que le sango ne L’avenir des langues africaines passe par
pouvait pas être considéré comme un pid- leur promotion dans tous les domaines de la
gin ou un créole mais bel et bien une langue vie culturelle, économique, sociale et poli-
oubanguienne du groupe ngbandi. Bien que tique. Cela ne contredit en rien le statut des
désormais avéré comme faux, le classement langues européennes qui rendent possible
du sango parmi les pidgins et créoles conti- une communication avec le monde exté-
nue d’être recopié à l’infini… comme une rieur. En République Centrafricaine, le sango
onde sonore qui tarde à s’estomper”16. par exemple est devenu à côté du français
Cette mise au point démontre comme le
suggérait le linguiste Maurice Houis que la 15. Ambroise Quéffelec, avec la collaboration de
maîtrise des langues africaines est indispen- Martine Wenezoui-Deschamps & Jean Daloba, Le
sable avant tout effort de classification ou de français en Centrafrique : lexique et société,Vanves, Éd.
Edicef / Montréal AUPELF, 1997 [Cf. : www.biblio-
généralisation 17. Luc Bouquiaux l’admet theque.refer.org/livre11/partie4.htm].
implicitement mais il pêche ici encore par 16. Marcel Diki-Kidiri, Pour une véritable diversité des
esprit de contradiction :“Quant à la notation langues et des cultures dans le cyberespace. Texte mis
des tons, le problème est loin d’être résolu. à disposition sous forme d’un fichier téléchargeable
Si celle-ci s’impose dans une notation rigou- le 12 décembre 2002 sur le site internet de
l’Unesco.
reuse, elle peut paraître fastidieuse au locu- 17. Maurice Houis, “La description des langues
teur de la langue qui tape un texte ou qui négro-africaines : une problématique grammaticale”,
écrit au courant de sa plume. La solution Afrique et Langage, 1974 , 2 : 13.
préconisée par Marcel Diki-Kidiri dans son 18. Luc Bouquiaux, Dictionnaire sango-français, Paris,
Société d'études linguistiques et anthropologiques
ouvrage est relativement économique, mais
DÉBAT

de France, 1978 : 618.


difficile et sûrement pas pédagogique, car le 19. Marcel Diki-Kidiri, Réforme orthographique Shango,
même mot peut avoir jusqu’à quatre gra- 01/06/2006 [http://sango.free.fr].

Civilisations africaines et histoire universelle


une véritable langue officielle et nul ne sau- ont été colonisés à un moment de leur his-
rait mettre en doute sa complexité gram- toire”. Il est inadmissible qu’un chercheur à
194 maticale et ses possibilités lexicales. Il y a court d’argument perde son sang-froid au
donc lieu de militer pour un véritable bilin- point d’attenter à l’image et à la dignité de
guisme au lieu de miser sur un hypothétique tout un continent ;
et illusoire processus de créolisation. • il ne s’agit pas de se “liguer” contre
Relevons enfin quelques procédés peu d’autres chercheurs ayant un point de vue
recommandables auxquels Luc Bouquiaux a différent, mais de créer les conditions d’un
recours pour disqualifier nos travaux : dialogue fécond et d’un échange permanent
• on ne peut que déplorer l’usage qu’il d’informations.
fait de la réputation et de l’autorité incon-
testable de Serge Bahuchet qui lui sert Notre intention était d’attirer l’attention
apparemment de bouclier. L’allusion aux des lecteurs non avertis sur l’extraordinaire
“minables travaux de Serge Bahuchet” abu- vitalité de la culture des Pygmées en général
sivement attribuée à Jean-Charles Coovi et des Aka en particulier. Il s’agit de combler
Gomez ne figure nulle part dans le texte une lacune persistante de l’historiographie
référencé. Loin de nous l’idée de sous-esti- moderne. C’est pourquoi il y a nécessité
mer la contribution de Serge Bahuchet à la d’encourager une véritable collaboration
connaissance de la culture des Pygmées. La entre les chercheurs africains et non afri-
même remarque vaut pour les travaux de cains, en actualisant dans la mesure du pos-
Simha Arom dans le domaine de la musi- sible les connaissances relatives au passé
cologie, de Jacqueline M.-C. Thomas et son humain de l’Afrique. Cela rend indispensable
équipe pour la volumineuse Encyclopédie une démarche pluridisciplinaire, et il faut évi-
des Pygmées Aka (12 volumes) signalée par ter de raisonner sur des idées qui remon-
Pierre Kalck en préface ; tent au XIXe siècle. Un tel dialogue suppose
• dans notre esprit, il n’y a aucune oppo- au préalable l’acceptation des règles élé-
sition entre les chercheurs africains et euro- mentaires du débat intellectuel et le respect
péens. Au contraire, les travaux de Marcel des opinions émises par tous les chercheurs
Griaule, Germaine Dieterlen, Théodore d’où qu’ils viennent, afin de prohiber à jamais
Monod, Jean Rouch, Pierre Kalck, Jean toute logique d’exclusion et de stigmatisa-
Leclant, Hartwig Alten-Muller, Gunther tion. Il est heureux que des auteurs comme
Brauer, etc., contribuent à une meilleure Jacqueline M.-C. Thomas, Serge Bahuchet,
connaissance des civilisations africaines ; Simha Arom, Gérard Lucotte, Pierre Kalck,
• il est regrettable que Luc Bouquiaux France Cloarec-Hess, Gilbert Rouget,
ait cru devoir faire état d’une mystérieuse Marcel Diki-Kidiri, Étienne Zangato, pour ne
communication entre lui-même et Marcel citer que ceux-là, se soient inscrits dans la
Diki-Kidiri pour insinuer que ce dernier n’au- dynamique d’une coopération internatio-
rait jamais apporté sa caution scientifique à nale pluridisciplinaire.
nos recherches. En se reportant au passage La condition actuelle des Pygmées du fait
incriminé, on s’apercevra qu’il y est fait men- de leur confrontation brutale avec de nou-
tion d’une simple dédicace. Le procédé veaux modes de vie qui mettent en péril leur
désormais connu consiste à opposer les patrimoine culturel et même leur existence
chercheurs africains les uns aux autres pour physique est des plus précaires.Aussi, les par-
ensuite les discréditer; tisans de “l’originalité absolue” s’appuyant sur
• dans un passage injurieux, Luc un prétendu antagonisme séculaire entre
Bouquiaux se permet de qualifier les Pygmées et “Grands Noirs” en arrivent à
peuples africains actuels de nostalgiques et opter pour un “développement séparé” qui
de dégénérés : “En regard des grands aboutirait en fait à la création de réserves en
ancêtres, les peuples d’aujourd’hui apparais- milieu forestier. La meilleure solution consis-
sent toujours comme les survivants dégéné- terait selon nous à favoriser au contraire une
rés, qui n’arrivent pas à se remettre d’un coexistence pacifique de tous ces peuples
passé colonial, oubliant que tous les peuples dans un cadre institutionnel unitaire garantis-

Victor Bissengué
sant les droits de tous. Munis de leur expé- témoignage d’espoir que nous avons voulu
rience et de leur savoir-faire millénaire, les porter à la connaissance des lecteurs et il
Pygmées Aka comptent peser dans le pro- est regrettable que Luc Bouquiaux dans son 195
cessus d’édification de la Nation. C’est ce compte rendu ne l’ait ni compris ni reconnu.

MOTS CLÉS/KEYWORDS : Pygmées/Pygmies – langues africaines/african languages – histoire/history – égyptolo-


gie/egyptology – afrocentricité/afrocentriciy.

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