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Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/lhomme/21873
DOI : 10.4000/lhomme.21873
ISSN : 1953-8103
Éditeur
Éditions de l’EHESS
Édition imprimée
Date de publication : 1 février 2007
Pagination : 189-195
ISSN : 0439-4216
Référence électronique
Victor Bissengué, « Pour une réconciliation des civilisations africaines avec l’histoire universelle »,
L’Homme [En ligne], 181 | 2007, mis en ligne le 01 janvier 2009, consulté le 19 avril 2019. URL : http://
journals.openedition.org/lhomme/21873 ; DOI : 10.4000/lhomme.21873
Victor Bissengué
Nous sommes petits, petits entre les petits. Pourquoi donc cela ? Parce que nos pères, les premiers de
tous les humains, ceux qui nous ont précédés, étaient ainsi faits, et bien de soleils ont luit, bien de lunes
ont brillé depuis leur époque. Combien ? Nul ne saurait les compter !
Un, deux, trois, et encore un, deux, trois, et longtemps, très longtemps :
un cerveau humain s’épuiserait à vouloir les dénombrer.
Propos d’un Pygmée Aka rapportés par Schweinfurth 1.
tations relatives à l’origine des Pygmées en Became an Excuse to Teach Myth as History, New
général et des Aka en particulier ? York, Basic Books, 1996).
Réponse à l'À Propos de Luc Bouquiaux paru dans L'Homme, 2006, 179 : 227-235.
Victor Bissengué
avaient coutume de convoyer depuis les tation des reliefs pharaoniques la meilleure
confins de la forêt équatoriale jusqu’à la approche n’est peut-être pas dans les
basse vallée du Nil les produits et autres Dialogues de Platon ou les chefs-d’œuvre de 191
marchandises indispensables à la Nubie et à Praxitèle, mais dans tel masque Senoufo ou
l’Égypte pharaonique. En outre, leur connais- les Entretiens avec Ogotemmêli ”. On conçoit
sance des vertus curatives des plantes médi- dès lors aisément que face aux démonstra-
cinales, la richesse exceptionnelle de leur tions scientifiques irréfutables de Cheikh
musique et de leur chorégraphie, la profon- Anta Diop et Théophile Obenga, les égypto-
deur philosophique de leurs cosmogonies logues Vercoutter et Leclant aient réitéré en
ancestrales, etc. contrastent singulièrement 1974 au Caire leur intime conviction : “Le
avec les clichés et autres stéréotypes racio- Professeur Vercoutter a déclaré que, pour lui,
logiques accumulés au fil du temps par l’eth- l’Égypte était africaine dans son écriture, dans
nographie coloniale. sa culture et dans sa manière de penser.
Au lieu de discuter techniquement de la Le Professeur Leclant a reconnu ce même
validité des arguments historiques contenus caractère africain dans le tempérament et la
dans l’ouvrage, Luc Bouquiaux se livre à une manière de penser des Égyptiens”.
croisade contre une prétendue “idéologie Mais pour notre propos, c’est le point de
afrocentriste”. Ce faisant, il ignore que la vue autorisé du grand égyptologue-gram-
légitimité d’une étude des relations entre mairien Serge Sauneron qui nous paraît
l’Égypte ancienne et le reste de l’Afrique décisif :“Le Professeur Sauneron, après avoir
noire a déjà été solennellement reconnue et noté l’intérêt de la méthode utilisée puisque
encouragée par les égyptologues français les la parenté en ancien égyptien et en wolof
plus qualifiés. des pronoms suffixes à la troisième per-
En effet, dès le 10 mai 1831, Jean- sonne du singulier ne peut être un accident,
François Champollion soulignait avec force a souhaité qu’un effort soit fait pour recons-
la valeur heuristique de l’argument linguis- tituer une langue paléo-africaine à partir des
tique notamment en ce qui concerne la langues actuelles.”
détermination de l’origine du peuplement De nos jours, les chercheurs africains
égyptien. regroupés au sein de l’École africaine d’égyp-
Par la suite, l’hypothèse sémitique repo- tologie poursuivent leurs recherches dans le
sant sur des présupposés idéologiques a sens indiqué par les recommandations du
longtemps pesé sur les recherches linguis- colloque du Caire 8. Luc Bouquiaux dans son
tiques sans que ses principaux protagonistes ouvrage intitulé Des chercheurs sans chaise
(de Theodore Benfey à Greenberg en pas- longue : plaidoyer pour les sciences molles 9
sant par Marcel Cohen) aient jamais pu admettait paradoxalement la consistance de
reconstruire selon les règles universellement la thèse d’une parenté linguistique de type
admises en linguistique historique compara- génétique entre l’égyptien ancien et les
tive, l’ancêtre commun supposé de l’égyp-
tien ancien, du berbère, du sémitique, etc.5 5. Joseph Harold Greenberg, The Languages of
Par conséquent, en qualifiant le colloque Africa, Bloomington, Indiana University, 1966.
6. Cf. Unesco, Histoire générale de l’Afrique : études et
international d’égyptologie du Caire 6 et cela documents, 1 : Le Peuplement de l’Égypte ancienne et
contre l’opinion parfaitement justifiée de le déchiffrement de l’écriture méroïtique. Actes du col-
Jean-Charles Coovi Gomez 7 de “mythe”, loque tenu au Caire du 28 janvier au 3 février 1974,
Luc Bouquiaux rejette du même coup avec Paris, Unesco, 1978 : 73-126.
dédain et arrogance les dépositions conver- 7. Jean-Charles Coovi Gomez, “La signification du
vocable akhu en Égypte ancienne et en Afrique noire
gentes des meilleurs égyptologues français contemporaine”, in Ankh, 1994, 3 ; cf. Maât, le principe
de notre temps, Jean Leclant, Jean Vercoutter organisationnel universel de la civilisation égyptienne
et Serge Sauneron. (à paraître, 2007).
Rappelons que deux années avant le col- 8. C’est le cas notamment de Théophile Obenga,
Mubabinge Bilolo, Aboubacry Moussa Lam, Gilbert
loque du Caire, Jean Leclant écrivait dans le
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« Parlé par des populations dont ce n’est phies différentes suivant sa place dans la
pas la langue maternelle et toujours appris phrase. Une solution plus simple serait de
par voie orale par simple contact, le sango ne pas noter le ton le plus fréquent, le bas 193
véhiculaire est pauvre, comptant tout au en l’occurrence” 18.
plus un millier de mots ». Le linguiste mettait Loin d’être “simple”, cette solution adop-
alors en valeur ce qu’il appelait « la créolisa- tée dans le Dictionnaire sango-français de Luc
tion du français par le sango véhiculaire, Bouquiaux paraît à juste titre aux locuteurs
phénomène réciproque », semblant vouloir du sango plutôt simpliste parce que mécon-
désigner par le terme de créolisation le naissant le génie créateur de la langue. Ainsi,
mélange des deux langues français et toutes les observations de Luc Bouquiaux
sango” 15. portant sur la transcription phonétique et
Cette conception erronée défendue par l’orthographe des langues sollicitées dans
le linguiste américain William J. Samarin et notre ouvrage sont dénuées de toute perti-
que Luc Bouquiaux reprend à son compte nence scientifique. On est donc loin de ce
repose sur un préjugé évolutionniste désor- qu’il appelle non sans outrance “les fantaisies
mais obsolète. C’est pourquoi, certains spé- diopo-obenguiennes”, car il ignore que des
cialistes qui ont l’avantage d’être des propositions sont actuellement à l’étude
locuteurs de ces langues la combattent sans dans un domaine qui évolue au fur et à
répit : “Nous avons été le premier (Diki- mesure qu’on découvre la complexité du
Kidiri 1979, 1982) à contester cette classifi- système phonologique et orthographique
cation, qui ne traduisait que le sentiment des langues africaines. À ce sujet, Marcel
subjectif de son auteur, et n’était fondé ni sur Diki-Kidiri nous informe qu’une nouvelle
une étude comparative des données de la orthographe du sango est actuellement à
langue, ni même sur une approche théo- l’étude :“Cette orthographe est en cours de
rique rigoureuse. D’autres auteurs d’hori- test par plusieurs organismes centrafricains
zons divers, notamment la Suédoise durant cette année 2006 et jusqu’en 2007.
Christina Thornell (1997) et l’Américain Une table ronde est prévue en 2007, à
Charles Morrill (1997) ont démontré par Bangui, pour en discuter” 19.
leurs travaux respectifs que le sango ne L’avenir des langues africaines passe par
pouvait pas être considéré comme un pid- leur promotion dans tous les domaines de la
gin ou un créole mais bel et bien une langue vie culturelle, économique, sociale et poli-
oubanguienne du groupe ngbandi. Bien que tique. Cela ne contredit en rien le statut des
désormais avéré comme faux, le classement langues européennes qui rendent possible
du sango parmi les pidgins et créoles conti- une communication avec le monde exté-
nue d’être recopié à l’infini… comme une rieur. En République Centrafricaine, le sango
onde sonore qui tarde à s’estomper”16. par exemple est devenu à côté du français
Cette mise au point démontre comme le
suggérait le linguiste Maurice Houis que la 15. Ambroise Quéffelec, avec la collaboration de
maîtrise des langues africaines est indispen- Martine Wenezoui-Deschamps & Jean Daloba, Le
sable avant tout effort de classification ou de français en Centrafrique : lexique et société,Vanves, Éd.
Edicef / Montréal AUPELF, 1997 [Cf. : www.biblio-
généralisation 17. Luc Bouquiaux l’admet theque.refer.org/livre11/partie4.htm].
implicitement mais il pêche ici encore par 16. Marcel Diki-Kidiri, Pour une véritable diversité des
esprit de contradiction :“Quant à la notation langues et des cultures dans le cyberespace. Texte mis
des tons, le problème est loin d’être résolu. à disposition sous forme d’un fichier téléchargeable
Si celle-ci s’impose dans une notation rigou- le 12 décembre 2002 sur le site internet de
l’Unesco.
reuse, elle peut paraître fastidieuse au locu- 17. Maurice Houis, “La description des langues
teur de la langue qui tape un texte ou qui négro-africaines : une problématique grammaticale”,
écrit au courant de sa plume. La solution Afrique et Langage, 1974 , 2 : 13.
préconisée par Marcel Diki-Kidiri dans son 18. Luc Bouquiaux, Dictionnaire sango-français, Paris,
Société d'études linguistiques et anthropologiques
ouvrage est relativement économique, mais
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sant les droits de tous. Munis de leur expé- témoignage d’espoir que nous avons voulu
rience et de leur savoir-faire millénaire, les porter à la connaissance des lecteurs et il
Pygmées Aka comptent peser dans le pro- est regrettable que Luc Bouquiaux dans son 195
cessus d’édification de la Nation. C’est ce compte rendu ne l’ait ni compris ni reconnu.