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Gestion des crises et droits de l’eau en Mésopotamie

à l’époque de Hammurabi*
(ca 1792-1750 avant J.-C.)*

Daniel Bonneterre – UQAM Montréal

Pays des grands fleuves s’il en est, la Mésopotamie offre une illustration tout à
fait spectaculaire de l’interaction entre politique, conditions écologiques et crises
agraires. Située au cœur d’un réseau de canaux, entourée de déserts et de steppes,
clairsemée d’oasis, façonnée par des fleuves puissants et redoutables, mais aussi par le
travail de centaines de générations de cultivateurs, la région présente l’image d’une
contrée versatile. Les paysages, les événements climatiques, les régimes des fleuves, les
aménagements varient en effet considérablement d’un lieu à l’autre. Contrairement aux
idées reçues, les modes de mise en valeur des terroirs y sont multiples, et bien souvent
concurrents. Depuis les cultures irriguées des régions steppiques du nord-est jusqu’aux
cultures presque aquatiques du sud irakien en passant par les techniques du dry-farming,
reposant sur la jachère labourée, intégrant les formes de pastoralisme dans les zones
semi-arides, le pays présente une grande diversité de paysages et de cultures. Malgré
cette diversité de paysages, de populations et de techniques d’agriculture, on y observe
une permanence dans le recours constant à l’irrigation. L’irrigation est bien sûr le
corrélatif nécessaire de la température élevée. C’est, sous ce rapport, un art autant qu’une
technique qui sert à pallier l’insuffisance des eaux de pluie et l’absence notable de source.
Les avantages de l’irrigation pour les cultures et ses bienfaits pour les établissements
urbains ne s’arrêtent toutefois pas à l’alimentation rudimentaire en eau des cités et des
domaines agricoles. D’autres raisons, imparfaitement connues et appréciées, entraînent le
creusement artificiel du lit des fleuves et l’aménagement d’ouvrages, de digues et de
canaux à proximité de ceux-ci : la navigation et le transport des marchandises, par
exemple, justifiaient une mise en communication efficace des voies d’eau. De grands

*
Le texte de cet article constitue une version révisée de celui présenté en 2003 sur le même site. Je
remercie vivement M. Hermann Gasche pour les suggestions utiles qu’il a bien voulu me faire.
*
Par commodité, on utilise ici la « chronologie moyenne ».

1
travaux de canalisation s’imposaient aussi comme une nécessité absolue pour se protéger
des crues dévastatrices qui, périodiquement, menaçaient la plaine et ses habitants 1.

Il est certes impossible d’imaginer la civilisation mésopotamienne sans ses canaux


d’irrigation, sans son fabuleux réseau de voies d’eau, ses réservoirs et ses bassins
d’alimentation et ses rivières artificielles, tout un ensemble planifié assurant
raisonnablement la maîtrise de l’eau pour parvenir au cœur des cités et alimenter ainsi les
jardins les plus raffinés et mieux conçus qui soient. La réputation légendaire du réseau
hydraulique de la Mésopotamie faisait dans l’Antiquité l’objet d’éloges innombrables2.
Les témoignages des voyageurs tels qu’Hérodote et Xénophon nous assurent que ce
réseau était grandiose et digne d’émerveillement. Ces sources classiques sont, pour
l’historien moderne, un élément essentiel de la réflexion, mais se révèlent insuffisantes. Il
est donc pertinent de savoir quelles étaient les techniques d’irrigation communément
utilisées, quels en étaient les usages et les limites et de quelles données précises
disposons-nous aujourd’hui pour apprécier ce dossier.
D’emblée, il nous faut avouer que le domaine de l’irrigation en Mésopotamie
ancienne est un sujet assez mal connu. Les études concernant les techniques, la gestion et
les droits de l’eau sont à ce jour assez peu nombreuses. Elles ne dépassent guère la
dizaine de titres. Si les prospections archéologiques, les inscriptions et les nombreuses
tablettes cunéiformes que l’on met au jour depuis maintenant une centaine d’années nous
font connaître l’existence des systèmes d’irrigation antiques, éventuellement leurs
particularismes, l’interprétation générale de l’environnement et des pratiques reste le plus
souvent fort difficile. Que peut-on dire, par exemple, des transformations du cadre de
vie? Des événements climatiques, des déplacements du lit des fleuves, des désastres
écologiques et de leur perception ? Comment la présence d’un fleuve de caractère,

1
On pourra se référer utilement au numéro spécial de la revue Les ANNALES de mai 2002 consacré au
thème « Politiques et contrôle de l'eau dans le Moyen-Orient ancien » notamment les articles de D.
CHARPIN, La politique hydraulique des rois paléo-babyloniens, Annales, Histoire Société, volume 3, 545-
559 et J.-M. DURAND 2002, La maîtrise de l’eau dans les régions centrales du Proche-Orient, Annales,
Histoire Société, vol. 3, 561-576. (= J.M. DURAND 2002a).
2
Hérodote dans ses Enquêtes (I, 184) évoque « ces levées de terres impressionnantes » …que,
successivement, les reines Sémiranis et Nitocris firent exécuter afin de protéger la plaine : « le fleuve
Euphrate, qui coule par le milieu de Babylone, de droit qu’il était fut par elle rendu sinueux, au moyen de
canaux qu’elle fit creuser en amont de la ville, elle (Nitocris) fit faire ce travail, et le long de chaque rive
du fleuve, elle éleva une digue, digue d’admiration par l’épaisseur et la hauteur qu’elle a. », HERODOTE,
Histoires, Livre 1, Texte établi et traduit par P. LEGRAND, Les Belles Lettres, Paris, 1970.

2
comme l’Euphrate, entraîne-t-elle une soumission au cosmos ? Comment l’adversité est-
elle intégrée dans une perspective qui échappe à l’entendement humain ? Plus
simplement, comment les conflits frontaliers et les réflexions identitaires s’articulent-ils
autour de la présence de l’entité fluviale ? Pour tenter de répondre à quelques-unes de ces
questions, il nous faudra faire un voyage imaginaire à l’intérieur du palais d’un des
souverains de la région. Nous rentrerons dans la salle des archives du palais de Mari et
interrogerons les documents que les archéologues ont découverts. Après quatre mille ans
de silence, les archives royales révèlent à ceux qui en ont la patience et la motivation, les
techniques et les usages de jadis. Les documents administratifs et surtout les lettres
permettent de saisir la vie quotidienne, la justice et l’organisation du royaume ; ils
révèlent aussi les particularismes locaux et les infractions face aux codes de lois,
notamment celui de Hammurabi dont ils sont les exacts contemporains.

Les spécificités du fleuve Euphrate

La chose est bien connue. Face aux contraintes de l’aridité, l’irrigation est un
impératif majeur. En Mésopotamie, sans techniques d’irrigation, il n’y a guère
d’agriculture possible. L’utilisation des eaux, celle des sources, des nappes, celle des
pluies, et celle des grands fleuves et de leurs affluents permet de racheter la sécheresse,
mais la riposte n’apporte cependant pas que des bienfaits. Quantité de problèmes
techniques, humains et environnementaux surgissent, presque inévitablement, dès lors
que l’on cherche à canaliser et emprisonner cette précieuse ressource.
Cependant, le problème le plus important est celui des inondations produites par
les crues irrégulières et particulièrement dévastatrices des deux fleuves, le Tigre et
l’Euphrate. En effet, les pluies hivernales ajoutées à la fonte des neiges en Anatolie, d’où
proviennent les eaux, viennent subitement grossir le débit et provoquent à terme la
montée des eaux. De la même façon, les affluents comme le Vabûr et le BaliJ entrent
annuellement en crue et inondent les campagnes environnantes. Ils contribuent ainsi à un
gonflement rapide des eaux en aval. Autrefois, avant que l’on ne construise des barrages
de régulation, ces crues naturelles étaient diversement appréciées. Si elles assuraient de
toute évidence la prospérité du pays elles faisaient également courir de grands dangers
aux populations riveraines qui en tiraient leur revenu. Ces cours d’eau d’allure si paisible
pouvaient en un rien de temps déborder et inonder les terres cultivées, emporter les

3
installations et ruiner une région entière. Le phénomène prenait parfois l’allure de
véritable catastrophe, détruisant barrages, digues et villages, entraînant un cortège de
fléaux difficilement maîtrisables3.
Dans les textes de Mésopotamie, il est souvent question de ces violentes
inondations (biblu), quelquefois même avec une description particulièrement évocatrice :

« La crue puissante est venue de bonne heure : d’énormes


masses d’eau sont arrivées emportant les îlets de roseaux,
faisant régner partout l’humidité, livrant aux oueds et aux
torrents la terre de la plaine, charriant les coteaux,
submergeant les prairies, bouleversant les prés, inondant la
campagne »4.

Les descriptions les plus imagées de ce phénomène dévastateur se retrouvent avec plus
d’évidence dans les textes littéraires, et notamment dans les mythes comme celui de
@ilgameX et celui du Déluge.

L’identité du fleuve

Pour l’historien, ces mythes et ces sources littéraires ne sont aucunement neutres.
Ils constituent au contraire un registre éminemment révélateur de l’identité du fleuve
responsable des crues et des catastrophes. Dans l’imaginaire des Anciens, le Fleuve, le
grand Fleuve représentait une entité formidable de puissance, créatrice et meurtrière, qui
le rendait égal sinon supérieur aux dieux eux-mêmes. Sa force étrange, troublante et
largement inexpliquée inspirait une crainte révérencieuse et constituait une base de
réflexion touchant l’ordre du monde.
Dans les vallées fluviales de Mésopotamie, l’Euphrate jouait de toute évidence un
rôle capital dans la vie économique, mais aussi dans la vie sociale et religieuse. Fleuve
nourricier par excellence, pourvoyeur de toutes les commodités, le grand fleuve
constituait un axe de communication vital entre le monde méditerranéen et les mers du

3
Sur ces questions des inondations sur les différentes branches du réseau euphratique, à partir d’analyses
des textes antiques et des données géomorphologiques, on consultera le travail interdisciplinaire de H.
GASCHE et M. TANRET, Changing Watercourses in Babylonia : Towards a Reconstruction of the
Ancient Environment in Lower Mesopotamia., vol. 1, Mesopotamia History and Environment, Series 2
Memoirs 5., Ghent, University of Ghent, Chicago : Oriental Institute of the University of Chicago, 1998.
4
W. G. LAMBERT, Babylonian Wisdom Literature, Oxford., 1960, 178, lignes 27-33.

4
sud. Sans doute n’est-il pas exagéré de dire à son propos qu’il tenait lieu de colonne
vertébrale du Proche Orient ainsi, pour ne citer qu’un seul exemple, un royaume tel que
celui de Mari se définissait-il sans ambiguïté comme « le royaume des Bords de
l’Euphrate ». Ses deux rives correspondaient à une réalité sociologique précise et
distincte, car les principaux habitants, les Bédouins, se définissaient par rapport aux deux
berges du fleuve. Indéniablement, une relation d’identité, étroite et durable, s’est nouée
entre l’homme et son fleuve.
Doté d’une formidable vitalité ainsi que d’une identité bien spécifique, ce fleuve
ne pouvait logiquement qu’être chargé d’attributs complexes, et de caractéristiques
sacrées particulières. Diverses croyances et rites invocatoires, qui nous sont spécifiés par
les textes d’incantation et les textes cosmogoniques, les exorcismes complémentaires et
même des élégies, soulignent la place cardinale qui revenait à la « Rivière divine » dans
l’imaginaire collectif5. Nous avons indiqué plus haut combien cette entité hantait
l’imagination des Anciens, et sans doute, n’est-il pas inutile de rappeler ici toute la
fascination, et les craintes que cette étrange puissance a plus tard exercé sur les Romains.
Cette fascination, disons-le, reste sans commune mesure avec son rôle économique et
militaire6. Au vrai, ce fleuve apparaît aux yeux des Anciens comme un véritable
démiurge à la personnalité mystérieuse et tenace, nous voyons que son culte a
curieusement persisté, hypostasié et divinisé, jusqu’à l’époque romaine. Penchons-nous
un instant sur les raisons d’une telle persistance dans le temps et dans l’espace.
Le grand fleuve, par les conditions de son régime, représente une force naturelle
spectaculaire. Cette force est évidemment admirable. Reste qu’une vigilance de tout
instant s’impose à l’égard de sa nature violente et versatile. En effet, de temps à autre, le
fleuve devient prédateur et sort brusquement de son lit, son flot est alors si puissant qu’il
entraîne les barrages et les digues, bouleverse les cultures et met en péril villes et
villages. L’Euphrate est assimilé, exactement comme la grande rivière chinoise, le

5
On peut ajouter le curieux petit « Fragment d’élégie » publié par A. CAVIGNEAUX, Fragment d’élégie,
Revue d’assyriologie 94, 2000, 11-15. On remarquera cette évocation de la mort de Damu, noyé dans
l’Euphrate et dont la sœur se sent responsable.
6
« Plus que le Rhin, plus que le Danube, l’Euphrate a hanté l’imagination des Romains de la fin de la
République et au début de l’Empire parfois sous la forme de cauchemar »; E. FRÉZOULS, Les fonctions
du Moyen Euphrate à l’époque romaine, Moyen Euphrate, Zone de contacts et d’échanges, J.-C.
Margueron éd., Strasbourg, 1977, 355-389. F. CUMONT, Le culte de l’Euphrate, Études syriennes, Paris,
1917.

5
Houang-Ho, à un grand fauve qui sort brutalement de sa cage7. Son intervention soudaine
et menaçante tient alors véritablement du prodige, voire du providentiel. Le grand fleuve,
tour à tour créateur et destructeur de la vie, peut occuper un domaine spécifique du droit,
domaine où son omniscience lui confère un prestige inégalé. Ainsi, par exemple, le fleuve
avait-il, par le procédé ordalique, un redoutable pouvoir : celui de trancher les litiges que
les hommes ne pouvaient – ou plus exactement ne voulaient résoudre. Il est vrai que
l’étrangeté du paysage exerçait une influence et une attraction profondes sur
l’imaginaire : la composition et les formes du terrain, les linéaments du relief qui
encadrent l’horizon, les qualités de l’eau, les phénomènes météorologiques et la
végétation tenaient assurément une place remarquable dans la réflexion. Dans certains
lieux, le paysage fluvial présentait un aspect si mystérieux qu’il était sacralisé, comme
par exemple à Vît où les sources de bitume et de naphte se mélangeaient aux eaux du
fleuve de façon particulièrement inquiétante. Il faut comprendre, comme le suggère la
théologie locale, que cette eau courante et purificatrice était parfaitement capable
d’entraîner et d’engloutir le mal, sous toutes ses formes, qu’elle était également capable
de recréer de nouvelles entités, dotées de caractéristiques différentes. Les textes
d’incantations l’affirment clairement : « le fleuve est créateur de tout »8. Ses
manifestations le prouvent : sa masse d’eau personnalisée, douée d’une vitalité splendide
et formidable, se manifeste par un gonflement (tappištum) comparable à celui de la
poitrine et par un souffle mystérieux porté par le Fleuve. Elle est donc bien créatrice de
toute chose (bânât kalama), mais aussi dévastatrice et meurtrière. C’est pourquoi, tout
comme une bête sauvage, il convient de l’apprivoiser et de la domestiquer. On l’a
compris : le roi fleuve n’est pas qu’une simple donnée géographique brute. Ce dernier
concept, d’ailleurs, n’a guère de sens. Par ses œuvres, le fleuve exerce autour de lui son
influence. Il est une entité active, un être redoutable, un véritable fauve qui s’empare de
la vie autant qu’il la crée. C’est, comme on peut l’observer sur certains documents
privilégiés, un être qui peut donner et reprendre puissance et surpuissance.
Compte tenu de la crainte panique inspirée par cette force redoutable de
l’Euphrate, par ses débordements et ses caprices, et de manière générale par tous les

7
P. VIDAL DE LABLACHE, Principes de géographie humaine, Paris, 1922, 57-58.
8
J. BOTTÉRO, Mythes et rites de Babylone, Paris, 1985, 288.

6
dangers plus ou moins explicables, nous serions facilement tentés d’en déduire que les
inondations étaient imparfaitement comprises et qu’elles demeuraient des faits
absolument mystérieux, impénétrables à la réflexion, et surtout qu’elles étaient
imprévisibles. Pourtant, on peut observer par la lecture attentive des textes anciens que
ces manifestations ne sont pas, le plus souvent, considérées comme de parfaites fatalités,
ni même comme relevant de l’irrationnel le plus déconcertant. La nécessité d’organiser
avec efficacité l’espace géographique habitable a, très tôt, dès le second millénaire,
contraint les autorités à procéder à des enregistrements systématiques et à des
accumulations de données pertinentes concernant à la fois le comportement des agents
naturels et les atteintes aux établissements humains. Récits de construction, inscriptions
de fondation ou de restauration de monuments, documents administratifs, recensements,
inventaires topographiques, cartes et cadastres, mais aussi textes religieux et
mythologiques, tous ces témoignages écrits reflètent de l’importance des moyens mis en
œuvre pour maîtriser et rationaliser un environnement particulièrement rude et
notoirement sujet aux agressions de la nature et des hommes.

Une politique hydraulique audacieuse

Au milieu du IIIe millénaire, dans les inscriptions royales, se trouvent évoqués le


problème essentiel de l’alimentation en eau et celui du développement de moyens
consistant à resserrer les fleuves et à les empêcher de courir anarchiquement dans la
nature. Dans ces textes, les projets d’irrigation se présentent comme l’affirmation
politique de la mise en ordre du monde. La grande majorité des tenants du pouvoir
marquent ainsi leur règne par des travaux extraordinaires : aménagement de sources,
creusement de canaux, travaux d’entretien et de réparation, amélioration des réseaux et
surtout création de villes nouvelles, alimentées par des canaux importants.
S’agissant du sud babylonien, à l’époque qui nous occupe, nous possédons des
inscriptions qui nous donnent des renseignements précieux sur le programme que les
souverains se sont fixé pour atteindre leurs objectifs politiques et économiques. Pour
bien faire comprendre avec quelle sagacité furent menées ces entreprises, nous
mentionnerons quelques extraits de ces récits de constructions.

7
Citons d’abord Sîn-iddinam. Ce roi de Larsa se targue, dans une de ses
inscriptions, d’avoir eu une démarche sage et ingénieuse, « elle fera, précise-t-il,
resplendir son héroïsme, aujourd’hui et à l’avenir.

« Pour procurer de l’eau douce aux villes du pays…je creusai


grandement le Tigre, et le fis restaurer dans son état antérieur,
en surélevant le sommet du talus de l’ancien remblai, je le
transformai en une eau coulant librement. J’établis à Larsa,
dans mon pays, une eau éternelle, une abondance qui ne cesse
point ».

Pour mener à bien ses travaux, le roi ajoute qu’il a été généreux et a tenu compte du
travail accompli et, par conséquent, qu’il a accordé à chaque ouvrier un salaire honorable
en grain, en nourriture, en bière et en huile: « nul ne reçut un salaire inférieur ni un salaire
supérieur »9.
Son successeur, le roi Rîm-Sîn expose pareillement son programme en insistant
sur les progrès réalisés au cours de son règne. C’est une mission qui lui a été suggérée par
le dieu Enlil, alors que jadis la moitié de l’eau du grand Canal se déversait inutilement
dans la mer ; Rîm-Sîn, lui, fit :

« Creuser un canal pour apporter au pays de Sumer et


d’Akkad une eau éternelle de prospérité, un héritage que de
toute antiquité, le Tigre et l’Euphrate avaient apporté, une crue
de printemps qui ne tarirait jamais, pour permettre à ses vastes
champs de donner de l’orge, pour permettre à ses vergers et
jardins de donner du miel et du vin et pour faire que ses
marais abondent en poissons et autres victuailles »10.

On a effectivement relevé que le roi, Rîm-Sîn, après des jours agités, a décidé de se
lancer dans d’audacieux projets de remise en état du système d’irrigation : il a donc fait

9
E. SOLLBERGER et J.-R KUPPER, Inscriptions royales sumériennes et akkadiennes, Paris, 1971, 192.
10
D. CHARPIN 2002, 550.

8
recreuser un canal « dont le nom était oublié depuis longtemps, il le nomma « Canal
pur », ajoutant de larges surfaces de terre cultivable à ses localités riveraines ».11
À l’instar des souverains célèbres qui l’ont précédé, Hammurabi met aussi
l’accent sur le développement de sa politique hydraulique. Dans le Prologue du célèbre
recueil de lois, le roi de Babylone se qualifie à plusieurs reprises de souverain « qui
accumule l’abondance et la prospérité, (il est) celui qui assigne à ses gens les eaux de
l’opulence » (šakin mê nuHšim ana Jegallim)12. En effet, lors de sa 32e année de règne, le
roi fit creuser un canal qu’il nomma « Hammurabi-est-la-richesse-du-peuple »13. Le canal
de prospérité irriguait les principales cités du pays de Sumer et d’Akkad : Nippur, Eridu,
Ur, Larsa, Uruk, et Isin. Il n’apportait à la région rien de moins qu’ « une eau de
fertilité »… « En procurant l’eau perpétuelle au pays de Sumer et d’Akkad, ajoute-t-il, je
convertis ses deux rives en terres cultivables ». On sait en effet, par d’autres documents,
que le roi, à la suite de ses conquêtes, a bel et bien développé de vastes périmètres
irrigués contribuant ainsi à assurer la prospérité économique du pays.

Un pays de soif…

Il est en général facile, grâce aux inscriptions officielles et grâce aux lettres des
gouverneurs de province, d’apprécier l’action royale en matière de création et d’entretien
du réseau. Le nombre important d’enregistrements écrits au sujet de la jouissance de l’eau
constitue à cet égard une preuve manifeste de la vigilance du pouvoir ; quelquefois, les
documents en manifestent la susceptibilité extrême ; parfois, ils en reflètent les
particularismes locaux. Sous ce rapport, les textes découverts sur le site de Tell Hariri,
l’antique Mari, nous fournissent, au sujet de la politique hydraulique des rois du Moyen
Euphrate, des renseignements très précis, mais quelque peu différents de ceux émanant du
sud iraqien. En bordure du désert, cette région rencontre des problèmes d’arrosement
considérables. C’est ce que l’on peut observer dans une inscription du souverain Yahdun-
Lim. Le roi présente ainsi son plan d'action:

11
D. CHARPIN 2002.
12
Prologue du Code de Hammurabi ,§ II- 40; §, Traduction A. FINET, Le Code de Hammurapi, Paris,
1973.
13
Cette réalisation appartient à la 33ème année de règne de Hammurabi.

9
« ... j'ouvris des canaux" ; le puiseur d'eau, dans mon pays, je
le supprimai. Je construisis la muraille de Mari et, en outre, je
creusai son fossé. Je construisis la muraille de Terqa et en
outre, je creusai son fossé. En outre, dans les terres brûlées
(ina Xawê qaqqar), en un lieu de soif auquel jamais un roi
n'avait donné de nom, où (aucun roi) n'avait construit de ville,
moi, j'en conçus le désir (lalâm arXîma) : j'y construisis une
ville, j'en creusai le fossé. "Dûr-Yahdun-Lim" je la nommai.
En outre, je lui ouvris un canal, puis "IXim-Yahdun-Lim" je le
nommai. J'agrandis mon pays ; les fondements de Mari et de
mon pays j'affermis : ainsi pour l'éternité j'établis mon
nom... »

On imagine difficilement la hardiesse de l'entreprise de création d'une ville au


milieu d'un paysage naturellement aride et en retrait de tout centre politique existant. Si
l'on connaît bien sûr le penchant particulier des nomades pour les installations en bordure
du désert, il faut certainement y ajouter des nécessités stratégiques et des buts de
propagande. Le goût immodéré de la construction, le souci légendaire de bâtir plus vaste
et plus riche que l'ancien, la volonté de surpasser l'action de ses prédécesseurs, sont bien
connus, mais il faut bien voir que cette insistance à souligner la virginité du lieu a aussi
vraisemblablement une signification toute particulière. En effet, afin de mieux penser
l'espace, le roi nous précise qu'il en a d'abord conçu le désir. C'est ici, notons-le, une
initiative toute personnelle qui se passe de l'assentiment des dieux, une sorte d'utopie
politique visant à transformer le monde et la nature. Pour laisser un témoignage de sa
personne, le roi Yahdun-Lim choisit un lieu désertique, dans la steppe desséchée et
inhospitalière, il a fait place à un décor humain, il a ordonné de construire une ville
nouvelle qui va porter son nom. Il insiste sur le fait qu'aucun de ses prédécesseurs royaux
n'avait le souci de construire sur ces terres brûlées. Il insiste également sur le but utilitaire
du projet, à savoir l'appropriation d'un espace nécessaire aux besoins de la communauté et
notamment l'amélioration de l'habitat, l'assainissement des cités.
La première chose à faire dans cette région aride, plus qu'ailleurs, c'est donc bien
de résoudre les problèmes d'alimentation en eau. De grands travaux de terrassement sont

10
nécessaires pour la fondation de cités à proximité du désert. Avant même de préparer les
plans et de construire, il faudra soit creuser des puits soit aménager de nouveaux canaux
afin de répandre l'eau fécondante dans le sillon. La ville royale ne sera pas un produit du
hasard ou de la Providence, mais d’une transformation radicale de l’environnement
naturel. Voulue par le roi, elle sera le témoignage éloquent de sa parfaite maîtrise des
éléments physiques; L’action d’un monarque civilisateur aménageant l'espace à des fins
d'occupation civile. Le roi est venu, non seulement, pour concrétiser ses ambitions, ses
volontés et proclamer le pouvoir d'un souverain riche et puissant, mais aussi pour
imposer une loi nouvelle, celle de la réorganisation. Le souverain va au-devant du monde.
Il a établi des instructions très précises : « Il ne doit plus y avoir de puiseur! ».
Nous sommes bien renseignés, avons-nous dit, sur les politiques menées par les
différents souverains de la région et tout particulièrement par Hammurabi de Babylone
grâce à ses fameuses inscriptions royales. La célèbre législation que le roi a établie pour
la postérité évoque l’instauration des « lois de justice » destinées à aménager la vie
quotidienne de ses sujets. Ses lois organisatrices sont destinées avant tout à les protéger
de l’arbitraire. Essentiellement adressées aux particuliers qui ne relèvent pas de l’État,
elles indiquent les devoirs et les obligations qui incombent à chacun, elles évoquent aussi
les droits de l’eau, les responsabilités et les privilèges, insistant particulièrement sur les
précautions à prendre dans les usages de l’irrigation.
Qu’en est-il de l’application de ces lois ? De quels exemples dispose-t-on? Il faut
bien l’avouer, nous sommes plutôt mal informés sur le fonctionnement normal de
l’irrigation destinée aux particuliers. Car l’essentiel de nos sources est constitué par des
enregistrements faits directement soit par le roi soit par les gouverneurs, très rarement par
les pouvoirs locaux ou par des particuliers. De fait, nous disposons de quantité de
rapports et de lettres éclairant les multiples rouages de l’administration centrale dans les
royaumes assujettis au roi Hammurabi (Larsa, Ur, Nippur). Nous disposons également
d’une appréciable documentation concernant les royaumes voisins de Mari et ceux des
vallées de l’Euphrate et du Vabur. La documentation nous permet au total de nous
représenter les forces et les faiblesses ainsi que les usages essentiels de cette distribution

11
de l’eau14. Nous allons ici nous attacher à souligner le fonctionnement de ces
aménagements et les dispositions légales concernant les droits de l’eau.

Risques et sécurité

Liés tout à la fois à la sécurité et à la production15, l’entretien du système


d’irrigation ainsi que son bon fonctionnement font l’objet d’une attention particulière
dans la correspondance entre Hammurabi et IamaX-Vâzir, le responsable du domaine
royal dans la province de Larsa. Continuellement, le roi de Babylone adresse à IamaX -
Vâzir, installé à 200 km de distance, des instructions précises lui enjoignant tantôt de
mobiliser des hommes, d’entretenir avec soin les canaux et se préparer à construire un
barrage, tantôt le conseillant sur la manière de répandre l’eau afin de tirer le meilleur
profit de la situation. Malgré quelques tâtonnements, des concessions au niveau local et
des improvisations que l’on relève ici et là, l’ensemble du système apparaît sévèrement
surveillé et contrôlé par le pouvoir central. Régulièrement, la hauteur du fleuve est
relevée, enregistrée et des rapports sont périodiquement adressés au bureau de
l’irrigation16. Il s’agit de rationaliser le phénomène naturel de la crue pour en prolonger
les effets bénéfiques pour l’agriculture.

14
Pour saisir comment pouvait fonctionner concrètement ce système, nous disposons de très nombreux
documents datant de l’époque babylonienne ancienne. Ces textes nous livrent à propos de royaumes
indépendants des quantités d’informations et des données objectivement mesurables : des chiffres, des
faits précis, des événements, du vocabulaire technique. Ils indiquent au plan technique un degré de
sophistication basé à la fois sur l’observation de l’environnement, le bon sens et une connaissance
approfondie du comportement des fleuves. Des documents majeurs, comme ceux de Larsa ou encore les
archives royales de Mari, nous renseignent sur de vastes territoires irrigués et sur les dégâts des crues et
des intempéries. Mais, face aux contraintes environnementales, les situations ne sont pas comparables. Si
l’irrigation est partout présente dans ces régions : celle du royaume de Mari représente un cas un peu plus
singulier que celui de Babylone ou celui de Larsa. Le royaume de Mari est couvert par un réseau de
canaux branché aux principales cités : Terqa, Saggaratum et la capitale, Mari. (Plus en aval, il est aussi
attaché à celui de Babylone). Ce sont ces canaux qui assurent la prospérité toute relative du «Pays des
Rives de l’Euphrate », mais assez curieusement, au royaume de Mari, ce réseau de canaux ne sert
qu’occasionnellement de voie d’eau pour le transport.
15
M. DeJ ELLIS M, Agriculture and the State in Ancient Mesopotamia, Occasional Publication Fund 1,
Philadelphia, 1976.
16
Des textes antérieurs (période néo-sumérienne ca 2000 av. J.-C.) font état de relevés systématiques,
d’enregistrements de la montée de la crue qui sont faits deux fois par jour, à midi et à minuit, pendant
une période de 10 jours, l’on observe alors une augmentation de 189,75 cm. P. STEINKELLER, Notes
on the Irrigation System in Third Millenium Southern Babylonia, Bulletin on Sumerian Agriculture, vol.
IV, Cambridge, 1988, 73-72.

12
La taille et la complexité du système imposent non seulement une coopération
complète entre les différents gouverneurs des cités, mais imposent aussi l’existence d’une
structure administrative compétente17. Il est indispensable d’établir une coordination des
moyens au plan technique et une parfaite synchronisation des activités humaines avec le
flux saisonnier18. Le palais est, comme centre du pouvoir étatique, la seule autorité légale.
Il gère l’essentiel des activités publiques. Son rôle ne se réduit toutefois pas à celui d’une
simple institution étatique. Le palais partage en effet des terres, des domaines et des
pouvoirs avec ses dépendants et, à ce titre, il se trouve régulièrement impliqué dans
nombre d’affaires concernant le domaine privé. Nous voyons ainsi que le roi s’intéresse
personnellement aux terres irriguées et affermées aux serviteurs et aux militaires. Il veille
à l’avancée des travaux entrepris sur ces domaines. Il exerce une surveillance attentive
sur le domaine du palais, tout spécialement lorsque les fleuves sont en crues. « La crue
nous arrive et il va y avoir beaucoup d’eau, écrit Hammurabi au gouverneur de Larsa.
Ouvre donc les surverses en direction du marécage pour remplir d’eau les alentours de
Larsa »19.
La fragilité des matériaux risque de ne pas résister aux assauts de cette force
puissante. Malgré les efforts, l’installation est précaire. À tout moment les crues peuvent
réduire à néant les efforts entrepris, les récoltes et les travaux antérieurs, ruiner
l’économie locale pour une période indéfinie. Aussi faut-il non seulement prévoir,
prévenir les incidents, réduire les «risques», déployer des stratégies et des modes de
défense, contraindre par une législation adéquate, et ne pas se priver du secours
surnaturel à travers les prières, les incantations, les rites, il faut aussi, sur le plan humain,
limiter l’indécision, inhérente à toute situation de crise, il faut surtout rallier les

17
L’existence d’un bureau de l’irrigation présentée par S. D. WALTER, Water for Larsa, An Old
Babylonian Archive Dealing with Irrigation, New Haven et London, Yale University Press, 1970) a fait
l’objet de critiques sévères de la part des spécialistes, notamment D. ARNAUD, La législation de l’eau
en Mésopotamie du IIIème au 1er millénaire, L’homme et l’eau en Méditerranée et au Proche Orient, vol
2, Aménagements hydrauliques, états et législation sous la direction de F. et J. Métral, Lyon, 1982, 45-
60. En dépit de ces critiques, je ne vois aucune raison de mettre en doute l’existence de cette
administration spécialisée dans les questions d’irrigation.
18
Voir notamment la lettre Texts of the Iraqi Museum 1, 6 : quatre hauts fonctionnaires écrivent de
concert une réponse à leur roi : « Au sujet du lâché des eaux d’irrigation (dont notre Seigneur nous a
parlé), l’eau ne nous a pas encore atteint. Nos canaux de dérivations ont été nettoyés. Puisse NP (le
maître éclusier) retenir encore les eaux… ».
19
Texte cité par J. BOTTÉRO, Irrigation, Dictionnaire archéologique des techniques, Paris, tome 2, 1964,
521.

13
populations, pousser la collaboration à un niveau général afin de permettre au plus grand
nombre de bénéficier des eaux de la crue. Se résigner devant cet état de fait ne va pas de
soi. Accepter les règles d’un partage des eaux, non plus, ne va pas de soi. Chacun veut en
effet profiter de cette eau qui appartient à tous, et comme toujours en pareil cas, les
mesures que le gouvernement va prendre ne satisferont pas tout le monde. Plusieurs
textes font allusion à ces situations, mais nous en avons un exemple net lorsque
Hammurabi recommande à IamaX -Vâzir, plus haut cité, de consulter préalablement les
autorités locales, les Anciens et les conseils de ville, avant d’entreprendre quoi que ce
soit. Le gouverneur devait être très attentif aux revendications des populations locales et
au respect du droit coutumier20.
Là aussi, la correspondance de l’époque montre clairement que les fonctionnaires
royaux sont chargés de veiller à l’entretien du réseau. Pour le pouvoir politique,
l’irrigation est une préoccupation vitale, un souci constant. Il faut veiller à l’entretien du
système, creuser les canaux, nettoyer, curer les dépôts d’alluvions, arracher les joncs et
les roseaux qui entravent la circulation, placer des surveillants pour une répartition
équitable et juste de l’eau, surveiller la montée des eaux, le bon état des berges, celui des
barrages, des digues et des vannes, constamment contrôler le drainage, aménager des
bassins de rétention, préserver les terres inondées, et tirer partie des bras morts et des
mares en pratiquant la pisciculture ou l’élevage d’animaux (canards, porcs et bovidés). Il
faut également contrôler la montée des eaux, la résistance des digues, mais aussi l’état
d’esprit des gens affectés à l’entretien du réseau ; il faut bloquer les eaux par des
«bouchons », des barrages, pratiquer des brèches dans la roche afin de diriger l’eau,
installer des vannes. Il faut surveiller les travaux, affronter les problèmes pratiques et
diriger les hommes. Au moment de la crue, la surveillance des digues est une tâche plus
délicate encore ; elle accapare pour ainsi dire totalement les autorités. Les gouverneurs
doivent à cette occasion mettre de côté leurs conflits personnels, leurs querelles et unir
tous leurs efforts pour vaincre le fléau.

20
G. R. DRIVER et J. C.MILES, The Babylonian Laws, volume 1, Legal commentary, Oxford, 1968,
152-154.

14
Une main d’œuvre constamment requise

Il faut bien comprendre que l’irrigation, comme tous les travaux agricoles, est, à
cette époque autre chose qu’une affaire de capacités techniques et de machines
élévatoires. C’est d’abord et avant tout une affaire de main d’œuvre, d’hommes et de
femmes, mais aussi d’enfants. Disposer de suffisamment de bras, voilà tout le problème
des gouverneurs de province. En de très nombreuses occurrences, on relève la grande
difficulté qu’il y a à rassembler ces bras indispensables au fonctionnement des réseaux
d’irrigation. Comment motiver et embaucher des travailleurs au moment des moissons ?
Qui accepterait ? La tâche est par trop pénible. C’est littéralement une corvée qui se fait
sous la contrainte. Sans l’intervention des chefs de villages, les hommes ne seraient
jamais volontaires. Abandonner le foyer et se contenter des maigres rations que le palais
voudrait bien accorder ? On ne peut pas non plus compter sur des captifs, des prisonniers
de guerre, cette main d’œuvre est le plus souvent inexistante. Lorsque c’est possible, l’on
se rabat sur les « petites gens ». Sinon, le palais doit assumer seul le recrutement et le
financement des opérations. L’on doit par conséquent renoncer à imaginer ici des
cohortes d’esclaves et de déportés contraints par la force d’accomplir des corvées pour
l’entretien des canaux.
Des quantités de documents, tant du royaume de Mari que celui Larsa, donnent
des précisions sur le nombre d’ouvriers occupés à creuser et à aménager les réseaux. Une
lettre de Larsa enregistre par exemple l’embauche pour dix jours de 1800 travailleurs
qu’il faudra payer dix mines d’argent21. Les textes précisent aussi les dimensions,
longueur et largueur des surfaces à déblayer. Les dimensions sont ainsi évaluées en GAR
et en coudées (ammatum). Ces surfaces sont presque toujours de faibles importances et
correspondent à des carrés. Elles varient entre 9 et 1450 m2 et sont creusées jusqu’à 50cm
de profondeur. Le travail est réparti en deux sections, la première sous l’autorité probable
d’un représentant du gouvernement, la seconde est constituée par la communauté
villageoise qui a fourni une corvée de 12 hommes22. Ces documents nous montrent que

21
S. D. WALTER, Water for Larsa, An Old Babylonian Archive Dealing with Irrigation, New Haven and
London, 1970, 34-35.
22
M. BIROT, Correspondance des gouverneurs de QaTTunân, Archives royales de Mari XXVII, Paris, 1993,
83.

15
l’entretien des canaux n’était généralement pas confié à une main d’œuvre servile, mais à
des particuliers, corvéables ou recrutés selon les besoins.

L’estimation chiffrée des moyens requis

Aussi, dans ces conditions, comprend-on mieux l’impérieuse nécessité de pouvoir


évaluer le plus précisément possible le travail à effectuer. Cette pénurie de main d’œuvre
était pour les autorités mésopotamiennes une hantise telle que l’on devait en permanence
anticiper les coûts, prévoir bien à l’avance la durée des travaux et le nombre d’hommes à
mobiliser. Nombre de textes administratifs et de textes mathématiques nous montrent
d’ailleurs que ces « problèmes à résoudre » étaient conceptualisés et utilisés à des fins
scolaires. Ils constituaient des séries de cas théoriques et figuraient dans le corpus
normal des études. Comme l’attestent les tablettes scolaires retrouvées à l’état de
brouillon, les jeunes scribes s’appliquaient à calculer les rapports entre les volumes de
terres à déplacer et le nombre d’hommes et de journées de travail nécessaires.
L’évaluation précise des travaux à entreprendre était un impératif majeur et une
des principales responsabilités des gouverneurs de district. Pour le saisir, observons celui-
ci accomplir son devoir et tout d’abord prendre connaissance de la situation de son
domaine. Comme chaque année, quelque temps avant l’arrivée de la crue, le gouverneur
de la cité de Terqa a envoyé ses experts pour vérifier l’état des exploitations agricoles et
surveiller le bon fonctionnement du système d’irrigation. Les hommes sont maintenant de
retour et remettent au gouverneur un rapport optimiste : « ce travail, affirment les
surveillants, représente peu de chose ». Voilà où le bât blesse. Est-il bien raisonnable de
se fier au seul avis des experts ? Sans doute pas. Depuis toute éternité, les experts ont leur
faiblesse, leur intérêt propre. Qu’importe le motif, le gouverneur décide de se rendre à
l’embouchure du canal et de constater la situation de ses propres yeux. Sur place, il
découvre que son domaine a été laissé à l’abandon pendant de longues semaines. Faute
d’entretien, le canal est totalement envasé, et surtout le verger qui en dépendait a fini par
prendre l’allure d’une friche. Comment a-t-on pu abandonner aussi facilement un
domaine appartenant au palais? La question n’est pas évoquée par notre texte. Ce qui
importe maintenant c’est de se mettre au travail pour reprendre possession du sol ; pour

16
cela il faudra des hommes et du temps. « C’est, conclut-il, un travail considérable »23. Cet
état de dégradation des propriétés du palais serait-il un cas unique ? Absolument pas. On
peut observer en de nombreux endroits, non seulement pendant les jours troublés, mais
aussi en temps de paix, les multiples détériorations qui ruinent le système : des
éboulements, des amoncellements et des accumulations de végétaux ou de limons qui
forment autant d’obstacles à la libre circulation des eaux. Le nombre important
d’accidents signalés par les lettres attestent assurément du regard attentif et de la
sensibilité à l’égard de l’environnement fluvial entendu comme un espace
particulièrement fragile.
Prenons un autre exemple, celui de l’obstruction d’un canal de dérivation, dans la
région de Dêr. Sa description en sera rapide. Les alluvions se sont déposés et ont fini par
assécher totalement le canal ; maintenant, il n’est rien de plus qu’un « ouvrage mort ».
Pour lui redonner vie, il faudra le recreuser totalement. Dans un premier temps, ce sont
les scribes administratifs qui viennent sur place évaluer et calculer le plus précisément
possible la quantité de travail nécessaire. Selon les experts, « la tâche est
considérable (éternel problème!): une troupe de 2000 hommes n’y suffirait pas ! » On
renonce au projet. On opte pour une solution plus modeste24. De toute façon, c’est le
temps des moissons. Là encore, il faut disposer de suffisamment de temps et d’hommes.
L’on s’occupera par conséquent du canal d’irrigation plus tard. C’est le même argument
qui est avancé par le gouverneur du district de QaTTunân, situé sur le Vabûr, où les
conditions sont analogues. Dans cette région du Vabûr, à plus de 250 kilomètres de Mari,
tout un réseau de petits canaux plus ou moins bien entretenus borde de part et d’autre le
fleuve jusqu’au confluent de l’Euphrate. Une fois de plus, la main d’œuvre locale fait
défaut pour procéder à l’ouverture annuelle du canal : « Cette année, explique le haut
fonctionnaire, le canal d’irrigation ne pourra être ouvert ». Il faut d’abord prendre soin du
grain, propriété du palais, ensuite, promet-il, « avec tous les hommes, je me mettrai à
curer ce canal avant l’hiver ». C’est là une éventualité, croyons-le. Lorsqu’il a pris son
poste dans cette cité de QaTTunân, Zakira-Vammu a dû procéder à un recensement, puis
imposer des prises de serment pour s’assurer une parfaite loyauté des citoyens.

23
ARM III 5, texte revu et réédité par J.-M. DURAND, Les documents épistolaires du palais de Mari,
Littérature ancienne du Proche Orient, Paris, (= LAPO 17), 1999, 602-3.
24
ARMVI 7 (=LAPO 17, 599).

17
L’évaluation du nombre de travailleurs ne permet pas pour autant d’évaluer leur
disponibilité réelle pour de grands travaux. Les habitants du pays, surtout les intrépides
nomades et les transhumants occasionnels, ne voient guère les avantages d’un
regroupement permanent le long des cours d’eau et les mobilisations lors des corvées de
curage que le pouvoir leur impose leur semblent vaines et inutiles25. Peut-être intéressent-
elles davantage les fermiers en possession des tenures militaires que l’administration
royale a octroyées ?

…des effets néfastes sur le terroir

Chose certaine, ces mesures ne sont pas seulement contraignantes et propres à


soulever des objections, elles ont aussi des effets pervers sur l’économie. Chaque
catastrophe, chaque inondation, chaque mobilisation des hommes provoque la
démoralisation et l’abandon des terroirs. Cette préoccupation essentielle nous est
rapportée dans une lettre d’un gouverneur, déjà cité. Consciencieux, le fonctionnaire s’est
affairé à l’entretien des canaux, profitable à l’ensemble des districts, il n’a
malheureusement pas pu développer son propre domaine. Comme il n’a reçu aucun grain
compensatoire, son district se trouve à présent dans la disette. Les cultivateurs les plus
riches sont restés sur place, mais les plus pauvres ont dû quitter les bords du fleuve,
entraînant une ruine plus sérieuse. Tirant leçon de cette expérience, Zakira-Vammû
manifeste quelque hésitation à suivre les conseils du roi. Comment le blâmer ? À un autre
moment, alors que les invasions de criquets font le désespoir des agriculteurs, le roi lui
recommande cette fois de pratiquer la mise en eau d’un canal. La mesure s’avère
dérisoire. Comment peut-on lutter contre un tel fléau ? L’essaim qui ne se laisse pas
stopper par ce filet d’eau va poursuivre son avancée funeste vers les cultures, dévorant la
moisson et ruinant le pays26. Dans ces conditions, il est difficile de savoir si, comme le
propose M. Birot, l’exploitation pâtit réellement des mauvais procédés de Zakira-

25
On peut à ce sujet évoquer les propos de IamXi-Addu, souverain du royaume de Haute Mésopotamie,
(revendiquant fièrement son extraction nomade). Pour le roi bédouin, les activités agricoles ne méritent
guère de respect, et de toute évidence, seules les razzias et les actes guerriers sont dignes de respect.
26
M. BIROT 1993, Lettres 25; 40.

18
Vammû, ou si, comme je le crois, la somme des attaques et des calomnies eurent raison
du fonctionnaire, mais, chose certaine, le gouverneur dut abandonner le domaine à un
autre administrateur.
Pour permettre la libre circulation de l’eau, il convient de nettoyer annuellement
l’embouchure du canal. Tâche fastidieuse que ce curage, puisqu’il demande une forte
mobilisation et plus d’une semaine de travail. En outre, lorsque la situation l’exige, le
gouverneur doit se déplacer et s’impliquer personnellement. Il installe alors son
campement sur place à la fois pour contrôler l’avancée des travaux et visualiser la montée
des eaux de la crue, également pour donner aux hommes tout le tonus
nécessaire : « Aujourd’hui, jour où je fais porter cette tablette de moi chez mon Seigneur,
vers le soir, je dois bloquer les eaux. Mais je pourrai en garder le contrôle à 2 cannes 1/3
(env. 2,80 mètres) »27. Tout se passe donc sous l’œil vigilant du gouverneur qui fixe la
discipline et n’hésite pas, à l’occasion, à déplacer la troupe.
Le gouverneur de Terqa, Kibrî-Dagan, explique dans plusieurs de ses lettres en
quoi consiste le travail de réfection du canal IXîm-Yahdun-Lîm. Ce canal principal
desservait, comme nous l’avons dit plus haut, les principales localités du royaume de
Mari. L’entreprise, nous assure-t-il, est considérable. Le terrain pose des problèmes
d’accès, et les hommes en nombre insuffisant rechignent devant la levée. « C’est, dit-on,
une corvée qui réclame une troupe plus nombreuse ». Il faut enlever la terre sur deux ou
trois coudées (de 60 cm à un mètre), nettoyer les roseaux, les broussailles, là où se
présente un rétrécissement : « je ferai, précise-t-il, un travail solide en sorte que l’eau
d’arrosage ne soit nulle part refusée et que les particuliers ne connaissent point la
famine »28. Plusieurs centaines d’hommes ont bien été réquisitionnés, c’est-à-dire
éloignés de leur foyer et de leurs activités agricoles, puis dirigés vers le théâtre des
opérations ; mais ces équipes de travailleurs se révèlent, une fois de plus, insuffisantes.
On en arrive à une conclusion : il faut encore enrôler des hommes des districts voisins et,
pour cela, il faut préalablement obtenir l’accord des gouverneurs. Kibrî-Dagan redoute
que la rumeur du mécontentement ne parvienne jusqu’aux oreilles du palais.

27
ARM XIII 118, texte revu et réédité par J.-M. DURAND, 1999, 586.
28
ARM III 1 et 79. Retraduit par J.-M. DURAND 1999, 600 et 594-5, respectivement.

19
À moindre échelle, le même problème est observable lors de la crue du Vabûr.
Cette fois, c’est le limon qui a engorgé les conduites. Les pertuis (ou les vannes), installés
trop haut, ne permettent plus à l’eau de s’écouler normalement ; « il faudrait, suggère l’un
des gouverneurs en poste, une mobilisation analogue à celle qu’il y a eu pour le canal
IXîm-Yahdun-Lîm afin que cette conduite soit ouverte dans les 10 jours »29. Précisons les
choses. La simple évocation de l’œuvre a ici une valeur menaçante. La réfection de cet
important ouvrage d’irrigation fut, comme on le sait par ailleurs, une entreprise fort
coûteuse. Elle impliqua une mobilisation plus ou moins forcée des gens de différents
districts, occasionnant sans doute bien des ressentiments à l’endroit des autorités. Dès
lors, l’on comprend aisément pourquoi les gouverneurs de province s’y référent
constamment et pourquoi ils rappellent (respectueusement!) au roi l’effort qu’avait coûté
cette mobilisation mémorable.

La lutte contre les éléments et les figures du danger

Plusieurs cités du royaume de Mari rencontrent des situations identiques à celles


plus haut mentionnées. Pour juger de l’efficacité et de la rapidité de ces interventions
effectuées (ou prétendues), consultons un des rapports de Bahdî-Lîm. Au beau milieu de
la nuit, on vient réveiller Bahdî-Lîm, gouverneur du district du Vabur, pour lui remettre
une dépêche. La chute d’un énorme rocher de la falaise vient subitement d’obstruer le
cours normal du fleuve. L’eau ne passe plus. Il faut agir vite, très vite. Le gouverneur,
malgré la maladie qui le taraude, se hâte de lever une petite troupe d’une quarantaine
d’hommes qu’il dirige à grands pas vers le lieu de l’incident. Les hommes vont travailler
toute la nuit avec des pics et des pioches pour réduire en pièces l’obstacle. Au petit matin,
les dégâts sont réparés. Notre gouverneur a évité de justesse la catastrophe ; il se veut
rassurant : « demain les eaux retourneront à leur capacité normale d’irrigation. L’eau ne
manquera nullement à Mari »30. L’homme n’en est pas à sa première expérience. Il
rapporte ailleurs qu’il a remis en état un petit barrage endommagé pour une raison non
précisée. L’échange de courrier entre le roi et le gouverneur nous apprend fort
opportunément comment était confectionné le barrage en question : tout d'abord, une

29
Lettre de Yaqqim Addu , ARM XVI 14 (=LAPO 17, 606).
30
ARM VI 5 =LAPO 794.

20
accumulation de ballots de broussailles avait pour fonction de diriger les eaux en
direction des champs environnants. Mais, soumis à une intense pression, le barrage a
cédé, entraînant une brèche large de quatre cannes (env. 4,80 mètres). « J’ai fermé cette
brèche, explique-t-il, et j’ai fait couler à nouveau les eaux dans leur endroit normal »31.
Habile dans ses rapports et soucieux de sa réputation, notre gouverneur ne place pas tout
son crédit dans les seules capacités techniques des humains. À l’occasion, il peut
judicieusement invoquer les puissances divines : « Que les divinités protectrices de mon
Seigneur m’assistent! (Demain), j’aveuglerai la brèche… »32. Bien évidemment ! ces
eaux indomptables qui causent tant de soucis aux officiels ne peuvent être dominées que
par des éléments spirituels, des entités nécessairement abouchées avec la personne royale.
Dans ce cas, la force et la ruse, inspirées par le souverain pourront constituer des outils
précieux dans cette lutte contre un adversaire de taille. Car ces eaux, on le soupçonne
aisément, sont de véritables ennemis qui doivent non seulement être pacifiés et encagés,
mais qui doivent aussi payer tribut à la couronne.
Aussi, pour contenir les crues violentes, pour réguler l’irrigation, pour canaliser
l’eau précieuse et la diriger vers les terres cultivées, les champs et les zones d’élevage, les
autorités ont pris des mesures de sécurité de grande envergure: elles ont ordonné le
creusement d’un canal parallèle afin de servir de dérivation principale. L’objectif était de
maîtriser, d’encager le Roi Fleuve, de l’étirer et de le contraindre à maintenir un certain
niveau d’eau. Ce canal est celui que l’on nomme « le grand canal ». Il représente un
intérêt considérable pour la vie économique du pays de Mari: sa fonction essentielle est
d’alimenter les champs en eau, mais il permet occasionnellement d’assurer le transport
des marchandises lourdes, et surtout d’augmenter le tonnage des péniches chargées de
céréales après les moissons.

L’importance du transport fluvial

Cette question essentielle justifie à nos yeux une petite digression. Précisons donc
par quelques données chiffrées notre dossier. Partout où cela était possible, le mode de
transport privilégié, et le moins cher, pour toutes les marchandises pondéreuses, restait la

31
ARM IV 4= LAPO 803.
32
ARM VI 12= LAPO 823.

21
navigation fluviale. En plaine, le réseau de canaux de navigation permettait un
acheminement efficace et sûr. En pays de montagnes, par contre, les ânes étaient préférés
à tout autre moyen de transport: leurs qualités de sobriété et de rusticité leur conféraient
une supériorité indéniable pour le transport des charges sur de longues distances. On
observe cependant que ce sont des marchands, de véritables armateurs aux multiples
talents, qui assurent le transport des marchandises les plus encombrantes pour les
acheminer sur des distances considérables (depuis des villes du nord et de l'ouest, opérant
depuis KarkémiX jusqu'à Mari, donc sur un tronçon navigable de plus de 300 km). Un
texte relate que pour transporter la moisson, depuis la région de production du haut Vabur
jusqu'à l'Euphrate, il ne faut pas moins d'une dizaine de cargos d'une contenance
approximative de 36 tonnes chacun33. Et si l'on en croit les états de compte de certaines
transactions, exceptionnelles sans doute, il en fallait certainement davantage. Un autre
document enregistre ainsi le chiffre record de 2200 tonnes de céréales34.
Comment dans les faits se déroulait ce transport ? Le recours à des procédés aussi
audacieux que celui rapporté par un des gouverneurs en poste dans la région du BaliJ
permet d’entrevoir la technique mise en œuvre. La moisson vient de se terminer. Il faut
donc rapidement évacuer les grains et les mettre en sécurité. Afin de transporter très
rapidement les céréales, on a décidé de faire monter le niveau des eaux et de rendre
navigable le canal d’irrigation. Après avoir fermé toutes les rigoles et surélevé les digues
de retenue, on a bloqué les vannes en amont et tout le long ; puis, on a laissé l’eau monter
dans le canal. L’opération est périlleuse. Les digues de terre, trop fragiles, peuvent céder
à la pression. L’eau envahit alors les cultures, se répand inutilement dans les champs et
risque de tout submerger. Voilà très précisément le scénario catastrophe qui faillit arriver,
en l’espace d’une nuit, si notre gouverneur, plus haut évoqué, ne s’était levé en hâte
(malgré sa maladie) pour aveugler une brèche de quatre cannes (env. cinq mètres) de
large, car ladite brèche était susceptible de mettre en péril les cultures environnantes35.

33
ARM XIII 35, voir J.-M. DURAND, MARI Annales de Recherche Interdisciplinaires 2, Paris, 1983,
160-3.
34
XXIV 4 + J.-M. DURAND, NABU 1989/11; B. LAFONT, Un homme d’affaire à KarkémiX, marchands,
diplomates et empereur, Paris, 1991, 278-9.
35
LAPO 17, 813 et B. LAFONT, Nuit dramatique à Mari, J.-M. DURAND dir., Florilegium Marianum 1,
Paris, 1992, 93-103.

22
Chacun des gouverneurs a pour tâche d’informer le roi, de le rassurer. Il note tout
ce qui lui semble digne d’intérêt, et rapporte ainsi les discordes et les querelles qui agitent
le monde de la politique. C’est à l’un de ces observateurs que l’on doit d’avoir une nette
compréhension du déroulement des opérations. Yaqqim-Addu, gouverneur de la cité de
Saggaratum, évoque dans plusieurs rapports les difficultés inhérentes aux mobilisations
des hommes et les rapports difficiles qu’il entretient avec ses collègues. Certes, le
personnage semble imbu de lui-même (« Qui d’autre que moi pourrait en assurer le
contrôle? »). Surtout, il ne peut s’empêcher de comparer la qualité de son travail avec
celui accompli par ses collègues qui, dit-il, « ne se sont jamais mobilisés », mais eux
profitent indûment des bienfaits du système d’irrigation. Cette collaboration entre les
divers agents du roi s’impose par elle-même, en fonction de leur mission et de
l’empiétement des responsabilités, mais n’implique pas pour autant et automatiquement
des rapports harmonieux entre les intéressés. Tout comme nos modernes fonctionnaires
qui s’entre-déchirent, les serviteurs du souverain de Mari entrent régulièrement en
compétition et s’accablent mutuellement de tous les maux. On ne manquera pas
d’observer, au passage, que ce sont les deux personnages les plus bruyants de toute la
correspondance royale, Bahdî-Lîm et Yaqqim-Addu, qui ont bénéficié des promotions les
plus manifestes.

Une métaphore à propos

Dans la correspondance avec le roi, le gouverneur ne cache jamais sa prévoyance


ni sa hardiesse au travail ni même lorsqu’il s’agit par exemple de construire un barrage
(muballittum). « Lorsque Vabur monte d’un doigt, explique-t-il, on installe des troncs
d’arbre afin de former une palissade et pendant dix jours, on entasse des broussailles »36.
Ici encore, cette palissade, ou plus exactement cette fascine, est faite de matériaux légers.
Si on connaît des barrages en pierre, ici, il ne s’agit que de bois équarri, de branchages et
de fagots ; l’ouvrage a bien pour fonction de briser le gros du courant, mais son intérêt

36
Le même gouverneur de poursuivre qu’il a « à cinq reprises demandé officiellement à Bahdi-Lîm de
lever des gens pour renforcer les points faibles du Vabûr. Il ne prend pas même pas la peine de répondre!
Le travail est pourtant urgent et considérable. Il excède, ajoute-t-il. mes moyens. Il faut donc que le roi
donne des instructions à Bahdi-Lîm afin qu’il m’envoie 200 hommes et que je puisse renforcer les points
faibles du Vabûr. Si, à l’endroit de la dite digue, une brèche se produit, nul ne pourra la fermer », ARM
XIV 13 (= LAPO 804).

23
essentiel pour nous ne réside pas dans ses performances techniques, il tient dans son nom.
Le terme muballittum en akkadien est un nom adjectival dérivé de la racine VIVRE, il
désigne la cage où est enfermée la bête fauve et dangereuse que l’on maintient
volontairement en vie pour l’exhiber. L’utilisation de cette construction temporaire, mais
parfaitement captivante, permet d’endiguer le mal au moins par l’allusion de la
métaphore. Par son utilisation, l’on cherchait non seulement à mettre en œuvre des
capacités techniques, mais aussi à mobiliser toutes les forces (de conjuration) disponibles
pour maîtriser l’adversité.
Nous avons déjà dit, plus haut, combien les corvées pouvaient être contraignantes,
combien elles provoquaient d’animosité et de ressentiment parmi les communautés
locales, il faut ajouter qu’elles revêtaient un caractère plus contraignant encore lorsque
les événements tournaient à la guerre et que l’atmosphère fleurait la rébellion. Aussi pour
mettre toutes les chances de son côté, pour adoucir la situation, Yaqqim-Addu prend donc
les grands moyens. Pour motiver totalement ses gaillards et leur donner du cœur à
l’ouvrage, il envoie 13 servantes aux 80 personnes déjà affectées. En sorte d’indemnité, il
leur adresse du grain et surtout 360 litres de bière. Sa libéralité lui permet d’ajouter une
note morale « puisque ça se passe bien et que vous ne prenez pas l’affaire à cœur… »37.

Les dispositions légales

En dehors de son côté technique et de ses divers aspects humains, l’irrigation est
une affaire de droit. C’est un domaine qui intéresse l’ensemble des communautés
riveraines, mais qui, de par son importance première, relève de la juridiction royale38.
Par principe, tout le travail d’organisation déployé sur le réseau d’irrigation était soutenu
et facilité par diverses dispositions légales. À commencer par les décisions d’ouvrir et de
fermer les vannes qui étaient prises en amont par le pouvoir politique ; elles influençaient
en aval la vie de la région. Ces décisions relevaient véritablement de ce qu’il nous faut
bien appeler le droit international dans la mesure où celui qui retenait les eaux

37
Lettre traduite par M. BONECCHI et A. CATAGNOTI, Deux nouvelles lettres de Yaqqim Addu
gouverneur de Saggarâturm, MARI Annales de Recherches Interdisciplinaires 8, Paris, 1997, 777-780.
38
Depuis la plus haute antiquité, c’est une préoccupation du pouvoir étatique. Les réformes d’Urukagina
(2351-2342 av. J.-C.) évoquent le respect du droit, la protection des classes les plus pauvres, et
interdisent la spoliation dans les bassins aménagés pour la pisciculture. Le code d’Ur-Nammu (2112-
2095 av. J.-C.) prévoit la réparation des dommages provoqués par l’inondation du fonds d’autrui.

24
d’irrigation, ou celui qui empêchait leur libre circulation, commettait un délit sérieux, un
acte de violence justifiant des représailles. Prenons un exemple. Lorsque la cité de Tuttul
entre en rébellion contre le pouvoir de Mari au motif d’une retenue des eaux du BaliH, les
sensibilités sont exacerbées par des événements, des considérations stratégiques où deux
logiques s’affrontent, l’une civile, l’autre militaire. Objet de convoitise, cette région de
sources est l’enjeu d’une formidable rivalité entre les localités de sédentaires et les
revendications des nomades39.
D’autres dispositions légales se rapportent spécifiquement à l’obligation
d’entretien des digues et des aménagements riverains. Le mauvais entretien, ainsi que les
pertes provoquées au cours d’inondation sont évoqués dans le Code de Hammourabi. À
travers ces dispositions, on perçoit évidemment le souci de fonder et d’assurer la
prospérité par un accès à l’eau équitable pour tous. Mais, pour optimiser les rendements
de certaines parcelles, ou de cultures privilégiées comme celle du sésame, plus haut
évoquées, des dérogations et des aménagements d’ordre légal peuvent être retenus.

Les infractions en matière d’irrigation

Les infractions en rapport avec le droit de l’eau sont, en Babylonie tout comme en
Assyrie, réputées des «cas royaux ». Ce sont des affaires sérieuses impliquant des
sanctions d’une sévérité absolument exemplaire. Les codes de lois de la Mésopotamie ne
prévoient par contre que les cas de négligence voire de paresse (litt. « celui qui baisse les
bras »), et il n’y est pratiquement pas question de ce que nous appelons des « désastres
naturels »40. Le Code de Hammurabi évoque brièvement les crues dévastatrices et les
pluies orageuses, ainsi d’ailleurs que la sécheresse, comme des conditions parfaitement
extérieures aux contrats41. Les réparations occasionnées par les intempéries, telles les
fortes pluies, font l’objet de trois paragraphes présentés par ordre de gravité § 45, 46 et
48.

39
P. VILLARD, Un conflit d’autorité à propos des eaux du Balih, MARI Annales de Recherches
Interdisciplinaires 5, Paris, 1987, 591-596.
40
Au vrai, il faut dire que cette expression peut nous fourvoyer. On note en effet à Mari que les causes
météorologiques, les précipitations de l’hiver, les orages de grêles, avant les travaux agricoles sont
constamment sujets d’inquiétude et d’interrogations religieuses. La formulation en témoigne : « il s’est
mis à pleuvoir ( litt. les cieux se sont ouverts, ou bien le dieu Adad s’est mis en colère et a grondé) ». Ce
qui relève alors ici non plus du naturel ou du juridique mais bien du religieux.
41
Traduction A. FINET 1973, 62-63.

25
« Si un laboureur loue un terrain contre une part de la récolte
et qu’ensuite après avoir reçu le payement une crue ou des
pluies orageuses surviennent (litt. le dieu Adad a noyé le
terrain), le dommage est la charge du laboureur seul ».

En d’autres mots, tant pis pour lui! Comme le propriétaire a été payé à l’avance42, avant
même la moisson, le dommage est en réalité à double niveau : il y a celui de la récolte,
mais aussi celui du terroir avec ses installations, ses rigoles. Par contre, § 46, si un
contrat a été établi stipulant le versement, au pro rata soit de la moitié de la récolte, soit
le tiers, ce contrat devra être respecté. Propriétaire et fermier se répartissent les pertes. Au
§ 48 :

« Si quelqu’un a une dette et qu’une inondation ou bien de


fortes pluies –ou encore une sécheresse- et que l’orge n’a pas
été produite sur le terrain, en cette année-là, il ne payera pas
son créancier (litt. il ne rendra pas le grain), il mouillera sa
tablette, et ne livrera pas l’intérêt dû cette année-là. »

Suite à une catastrophe naturelle, l’homme endetté est dans l’incapacité de rembourser
son créancier. Obligation est faite d’effacer la dette.
Les quatre dispositions légales § 53, 54, 55 et 56 s’inscrivent dans le renforcement
des principes de protection de la propriété, ils spécifient les devoirs qui incombent aux
riverains. Les quatre articles de loi évoqués illustrent clairement leurs responsabilités en
rapport avec l’irrigation. Ceux-ci sont tenus expressément d’entretenir les digues qui se
trouvent sur leur terrain, ils doivent en premier lieu veiller à ce que l’eau ne déborde pas à
outrance. La rupture d’une digue ou bien l’ouverture d’une vanne peut en effet balayer en
un rien de temps le travail et les espoirs de récolte. Aussi le texte de lois se veut sans la
moindre ambiguïté : « L’homme dans la digue duquel une brèche s’est ouverte
compensera l’orge qu’il a fait perdre ». Le second article (§ 54) renforce le premier : «s’il
est incapable de rembourser l’orge, on le vendra lui-même, ses biens et les occupants de
la terre à limon. ». Le législateur envisage ici, on le comprend implicitement, le cas d’une

42
On ne connaît pas de cas où le loyer serait payé à l’avance, et cette situation est jugée par les
commentateurs comme invraisemblable. Voir à ce sujet les commentaires de G. R. DRIVER et J. C.
MILES 1968, 152-154.

26
infraction délibérée, avec des circonstances sans doute aggravées par l’incapacité du
coupable à compenser équitablement la perte subie. Le troisième article (§ 55) envisage
le cas général de l’individu qui, par négligence, ou par paresse, a laissé les eaux emporter
le terrain non ensemencé du voisin. Pour sa peine, il est condamné à rembourser une
somme égale à celle estimée par la perte (« il mesurera de l’orge dans la même proportion
que son voisin »). Dans le quatrième article (§ 56) l’interprétation est moins facile ; elle
offre plusieurs difficultés sur lesquelles nous ne pouvons ici nous étendre. Mais,
globalement, il est question de l’agriculteur qui a laissé l’eau emporter les travaux (les
moissons) de son voisin. (On ne précise pas si c’est par négligence ou
intentionnellement). Le coupable est condamné à verser pour le préjudice subi par le
cultivateur fautif un montant établi en nature et correspondant au rapport normal que le
propriétaire en attend, ce sont en quelque sorte des dommages-intérêts43. Il apparaît assez
clairement, malgré les difficultés que l’on peut rencontrer dans l’interprétation des
derniers articles, que les peines prévues dans les lois de Hammurabi sanctionnent les
mauvais cultivateurs qui, par négligence ou par intérêt, portent préjudice à leurs voisins.
Ces règlements, qui ne concernent ni les militaires, ni les serviteurs, ni même les
fonctionnaires, ni le domaine du religieux, visent essentiellement à rappeler à chacun ses
responsabilités en matière de répartition des ressources naturelles ; enfin et surtout, les
lois cherchent à prévenir les négligences individuelles qui peuvent engendrer une
aggravation insoupçonnée.

L’application du droit des eaux

Dans plusieurs documents juridiques, on peut observer l’application concrète de


ces règlements. Ainsi, il est parfois stipulé que la préparation du terrain, le labour, et les
semailles se font à une date déterminée et qu’en cas d’inondation entraînant des dégâts
pour les travaux d’un voisin, l’agriculteur négligent et fautif devra comparaître devant le
roi. Nous devons bien comprendre que le contrevenant ne sera pas simplement condamné
au paiement d’une amende ou à une simple réparation. Il risque de perdre la vie. Sa faute
n’est pas accessoire. Elle entraîne des préjudices nombreux et des contraintes graves. Par

43
G. R. DRIVER et J. C. MILES 1968, 152ss; G. CARDASCIA, La réparation des dommages agricoles
dans le code de Hammurabi, Revue d’Assyriologie 79, 1985, 169-180.

27
conséquent, la sanction évoquée dans les contrats et les textes de la pratique se veut
intimidatrice et largement plus sévère que celle prévue par les codes de lois.44
Force est de constater que ces questions sérieuses et parfois dramatiques n’étaient
pas abandonnées au hasard, ni à une législation nécessairement théorique et aisément
détournée. Bien au contraire, constamment, les principes de responsabilité se trouvaient
soulevés. La distribution de l’eau ne pouvait être organisée que par de véritables
spécialistes et par nul autre. Maîtres en leur domaine, ces experts étaient non seulement
fort recherchés, mais aussi parfaitement indispensables au bon fonctionnement du
système. « Sans contrôleur d’irrigation, écrit un gouverneur, le Vabur se trouve pour ainsi
dire à sec ».45 « Il n’y a ici personne qui sache irriguer » se plaint le gouverneur Kibrî-
Dagan au roi Zimri-Lim. Situation critique et paradoxale que celle du royaume de Mari ?
Sans doute pas. Cette situation difficile semble avoir perduré de longues années, car on
retrouve le même écho dans la bouche d’un autre officiel réclamant au roi qu’il lui
envoie, cette fois, un responsable de l’irrigation plus perspicace46.

Un personnage clé, le sêkerum

Assurer la répartition en eau dans le temps et dans l’espace, selon les besoins des
cultures est, on l’a bien saisi, une opération particulièrement délicate. Il faut maîtriser les
méthodes et les moyens de calcul, évaluer au plus près les besoins pour chaque culture, et
connaître aussi bien la juridiction royale que les usages locaux. Au moindre manquement,
à la moindre négligence le système reste paralysé. On comprend mieux dès lors le rôle
essentiel du sêkerum47 ; une sorte de fonctionnaire, dépendant directement du palais, qui
avait la lourde responsabilité d’ouvrir les vannes et de les fermer, de faire couler dans
telle ou telle direction, d’alimenter un domaine plutôt qu’un autre. Plus qu’un simple
« éclusier », le sêkerum, l’homme se trouvait souvent à la tête d’une entreprise
confortable. Donnons deux exemples :

44
Texte provenant de Larsa, traduit et publié par H. LIMET, Actes juridiques paléo-babyloniens, De la
Babylonie à la Syrie, en passant par Mari, Mélanges offerts à M. J.-R. Kupper, Textes réunis par Ö.
Tunca, Liège, 1990, 35-58.
45
LAPO 17, 828.
46
ARM III 79 et XIV 15.
47
A. FINET 1990, 143-154; J.-M. DURAND 1999, 595.

28
a) C’est l’objet d’une plainte adressée au roi par le gouverneur, nouvellement en poste
dans une cité du nord (Iubat Enlil). Le gouverneur en question accuse le spécialiste de
l’irrigation de détourner à son profit l’alimentation en eau, et de mettre ainsi en grande
difficulté la culture du sésame et du même coup les cultivateurs qui s’adonnent à cette
activité. Les besoins en eau pour la culture du sésame sont importants et bien connus des
agriculteurs. De son côté, le répartiteur des eaux, sûr de son bon droit, invoque une
mesure royale visant expressément la culture du sésame: « Nul ne doit (plus) sur son
champ pratiquer la culture du sésame ». Il s’agit là, semble-t-il, d’un régime particulier
où le palais s’attribue le monopole de la culture du sésame. Furieux, le gouverneur
rappelle que les terres en question sont libres, qu’elles ne relèvent pas de la juridiction du
palais, qu’il peut par conséquent en disposer à son gré. Qu’on lui donne de l’eau et que
les agriculteurs pratiquent tranquillement la culture du sésame. Autant dire que la
situation est bloquée. Seule une intervention royale pourrait contraindre le répartiteur à
céder. Encore faudrait-il que le dossier soit réglé avec doigté :

« Il faut, précise-t-il, le faire en ces termes : -Yawi-Ila, à qui


l’on a confié une mission (en terre étrangère)…n’est pas
encore au courant des usages du pays. Tu ne dois pas exercer
de contrainte envers cet homme. Tu dois le guider dans ses
entreprises. C’est toi-même qui dois lui octroyer sa place à
l’intérieur du domaine, pour qu’il ne commette aucune
négligence et me donne entière satisfaction »48.

Ces plaintes pour détournement de l’eau réservée à la culture du sésame offrent une
excellente illustration d’une pratique attestée en plusieurs lieux à Iubat Enlil, à Terqa et à
Larsa : celle de zones irriguées pouvant bénéficier des meilleures conditions49.

b) Autre situation paradoxale que celle de cet « éclusier » incarcéré. Une lettre nous
apprend que le spécialiste de l’irrigation se trouve incarcéré pour une faute qui ne nous
est pas précisée. Sa libération est vivement réclamée50. L’affaire est sérieuse, car

48
ARM XIII 142 (=LAPO 17 832).
49
AbB. IX 78, Lettre de Sîn-gâmil au roi : « au sujet des champs de sésame, je ne reçois pas d’eau des
mains de Sîn-iddinâm , le grain va (donc) mourir ».
50
ARM XIV 16.

29
l’homme (un certain Ili-Xakim) risque la peine de mort. Qu’on se rassure, le roi est
clément : l’homme en effet peut « en échange de sa faute » s’acquitter d’une amende de 5
mines. C’est une somme considérable, aussi le coupable entreprend-il une négociation et
propose d’abord la somme d’une mine d’argent, puis deux mines. Mais le roi reste
inflexible : « Le prix de rachat de sa vie c’est cinq mines! ». L’homme, s’il veut
recouvrer la liberté, devra régler intégralement la somme requise. N’essayons pas de
raconter. Laissons plutôt la place au dialogue puisque le gouverneur intervient ici, en
avocat-conseil pour le plus grand bénéfice du contrevenant. Dialogue :
« Que l’on emporte donc ma maison et mon bien au palais !
- Ta maisonnée (ne) vaut (guère plus qu’) une mine d’argent.
- Moi, je veux bien vendre chez le prêteur mon épouse, un esclave mâle et une de sexe
féminin qui m’appartenaient, afin d’obtenir deux mines. Or, voici (à quoi s’élève) ma
fortune : 7 bovins, ce qui vaut 1 mine ; 30 moutons mâles à un sicle pièce et 60 brebis
à un demi-sicle chaque, soit 90 ovins, une mine d’argent. Deux mines d’argent en
métal pur et la valeur de deux mines d’argent, en 7 bœufs et 90 ovins, cela fait un
total de 4 mines, l’un dans l’autre.
- Il doit bien te rester quelque part un terrain ? Donne-le, et tu arrives au total de 5
mines !
- Le (seul) champ qui me reste est un bien du palais. Convient-il que je vende un
champ appartenant au palais ? Je tourne en rond dans cette affaire.

Pour s’assurer de la véracité des dires du contrôleur de l’irrigation, le gouverneur


Yaqqim-Addu a mené son enquête et en rapporte le résumé au roi. L’homme dit vrai, au
total, il ne peut réunir que 4 mines. « Maintenant, dois-je accepter (la somme…) et libérer
l’homme ? Ce qu’il doit en être, que mon Seigneur me l’écrive »51. Gageons que
l’intéressé saura réunir la somme nécessaire pour sa relaxe. L’expert en question est
assurément un technicien précieux et une autorité en matière de droits de l’eau, et la très
lourde sanction pécuniaire qui s’abat sur ses épaules nous permet d’entrevoir
indirectement toute la prospérité des affaires que sa fonction l’amène à brasser. On

51
ARM XIV 17+ (=LAPO 17, 829); Trad. M. BIROT et J.-M. DURAND, - Quelques courts passages ont
été adaptés par l’auteur de cet article pour rendre plus accessible la compréhension générale du dialogue.

30
devine par les quelques textes ici sollicités que la gestion du canal constitue une source
de profit considérable.

Conclusion

Les considérations qui précèdent sont évidemment préliminaires, mais elles


peuvent néanmoins être résumées en trois points fondamentaux. En premier lieu, la
nature même de l’environnement fluvial crée dans la région des conditions diverses et
particulières, mais aussi des conditions fort contraignantes, nécessitant, pour ne retenir
que ce seul trait, une abondante main d’œuvre ponctionnée auprès des communautés
locales. Si la culture irriguée pouvait être pratiquée en toute saison, des aménagements
multiples, le plus souvent de taille modeste et fragile, se révélaient nécessaires et même
indispensables pour une gestion convenable de l’écosystème, par souci de la sécurité des
populations et aussi pour pallier toutes sortes de problèmes afférents (en l’occurrence les
inondations). En second lieu, la nature essentielle, formidable et redoutable, le
comportement irrégulier et capricieux du fleuve Euphrate amenait les antiques
Mésopotamiens à intégrer les craintes dans une perspective religieuse, et à concevoir, à
travers ses manifestations, une personnalité spécifique de l’Euphrate, menant bientôt à sa
divinisation (comme pour le Tibre, plus tard). En troisième lieu, et bien que nous n’ayons
guère ici eu l’occasion de le traiter en détail, il convient d’évoquer, au moins pour une
étude ultérieure, l’importance des pratiques d’irrigation, puisqu’elles entraînaient une
kyrielle de conséquences à court terme (accroissement des productions, développement
des communications, du commerce et des techniques), à moyen et à long terme
(surexploitation et salinisation des sols).

Daniel Bonneterre

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