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L’eau dans le Pays du Ziz
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L’eau dans le Pays du Ziz
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L’eau dans le Pays du Ziz
verses manifestations et appréhender ses enjeux ac- Les membres de l’équipe mixte tiennent à ex-
tuels et futurs est une gageure interdisciplinaire ; elle primer leur reconnaissance au CSIC (Espagne) et au
concerne aussi bien les sciences de l’eau, les sciences de CNRST (Maroc) pour le support financier, et aux per-
la terre, les sciences humaines et sociales que la géopo- sonnes qui ont apporté leur suggestions et conseils dans
litique, l’économie et l’environnement. la préparation de ce travail, et tout particulièrement
Le présent travail est le fruit d’une collaboration au Professeur Mohammed Ben Brahim qui, en plus
scientifique entre chercheurs marocains et espagnols, d’avoir collaboré à l’élaboration du contenu scientifique
dans le cadre de la coopération bilatérale, scientifique de ce travail, s’est également chargé de la mise au point
et technique, qui lie les deux pays. Elle comporte la définitive du présent volume.
synthèse des réflexions et des travaux de terrain menés Le travail, ainsi mis à la disposition du lecteur
conjointement sur la thématique de l’eau dans le Pays 1
de tout bord, tente de présenter l’eau dans sa fonction
du Ziz, au Sud-Est marocain. fondamentale de source de vie au sens géographique et
Ce travail répond toutefois à un but plus large social. Les réflexions s’inscrivent dans une double pers-
qu’à un travail académique autour d’une question spé- pective : sa place dans l’environnement aride du Pays
cifique associée à l’eau dans le Pays du Ziz ; il n’a pas du Ziz et les rapports de l’homme à ses ressources en
la prétention de se substituer aux travaux hydrologiques eau.
ou géographiques ou à toute étude scientifique menée Il est construit autour de trois axes majeurs :
dans la région. • I- les déterminants naturels en jeu, où le climat pa-
Étant donné la brièveté du temps imparti, il a raît à l’épreuve de la disponibilité de la ressource ;
fallu s’en tenir, sur un certain nombre de points, à des • II- puis la définition des rapports de l’homme à
généralités. Ce travail pourra néanmoins servir de ré- l’eau, où le paradigme de la rareté et de la pénurie
férence dans l’élaboration d’études plus détaillées ou impose sa loi dans les «territoire d’eau»;
encore d’orientation dans le cadre de mesures visant • III- et enfin le rôle fondamental de l’eau dans la
le développement local. On espère qu’il sera utile aussi société contemporaine au vue des politiques de gou-
à tous ceux qui ont la curiosité de connaître ce pays ; vernance et de gestion de la ressource.
par les renseignements qu’il fournisse et surtout les élé-
ments de comparaison aux chercheurs qui travaillent
dans des régions analogues.
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L’eau dans le Pays du Ziz
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L’eau dans le Pays du Ziz
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L’eau dans le Pays du Ziz
L’eau est une ressource intimement liée à son ter- située en grande partie dans la province d’Errachidia
ritoire, elle ne peut pas être appréhendée comme une qui fait partie de la Région Meknès-Tafilalet.
unité abstraite, mais comme partie intégrante d’un mi- Dans sa configuration générale, le Pays du Ziz
lieu (naturel), mais aussi souvent (anthropisé), avec le- s’allonge dans le sens méridien sur 220 km, de jbel
quel elle entretient des relations d’interdépendance. En Ayyachi (3751 m) au Nord au front de la hamada des
effet, les différentes fonctions de l’eau ne peuvent pas kem kem, au Sud (850 m), perpendiculairement aux
être analysées en faisant abstraction du contexte géo- lignes structurales du Haut Atlas oriental et de l’An-
graphique, historique, institutionnel, économique, so- ti-Atlas oriental. Véritable carrefour ethnique, le Pays
cial, culturel, etc., dans lequel elles s’insèrent. du Ziz a servi de trait d’union entre le Sahara et le reste
Souci séculaire, le problème de l’eau dans le Pays du Maroc, d’une part, et entre les différentes régions du
du Ziz se pose avec le plus d’ampleur, de là à entretenir Pré-Sahara marocain.
des relations plus évidentes entre les eaux superficielles
et les eaux souterraines. Ainsi, les première études
scientifiques dans le Sud-Est marocain furent-elles
hydrogéologiques et géologiques (Russo, 1933 ; Cla-
riond, 1933-38 ; Margat, 1948-62). Les efforts consentis
par les pouvoirs publics pour améliorer l’aménagement
hydraulique et accroître les ressources en eau dans
cette région, ont nécessité un développement constant
des études hydrogéologiques ; aussi, le Tafilalet s’en est
trouvé une des régions arides du sud marocain sur la-
quelle les connaissances hydrogéologiques sont proba-
blement les plus abondantes.
La zone géographique couverte par l’étude
concerne le Pays du Ziz, qui s’identifie au bassin
versant du Ziz dans le Sud-Est marocain, limité à
l’Est par le bassin du Guir et à l’Ouest par celui du
Rhriss, et au Nord par celui de la Moulouya, tota-
lisant quelques 13185 km2(figure. 1). Cette unité est
Figure. 1. Limite du bassin-versant du Ziz
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L’eau dans le Pays du Ziz
avec l’ambiance aride générale. parcelles, chacune close de murs de pisé, une foule de
La pluviométrie moyenne est marquée par une canaux la sillonnent, apportent l’eau et la fraîcheur »
forte irrégularité spatio-temporelle, passant de 300 mm écrivait Charles de Foucault (1888).
en moyenne sur les reliefs du haut pays atlasique à 100 Partout, l’utilisation de l’eau permet de racheter
mm dans la zone sub-atlasique d’Errachidia pour chu- la sécheresse ; sous l’ombre des palmiers, on cultive au
ter à moins de 75 mm au niveau de la plaine de Tafilalet, gré des faibles eaux de pluie, ou de celles captées des
plus au Sud. L’intrusion des vents chauds d’origine oueds et minutieusement réparties, quelques maigres
saharienne est à l’origine de la rigueur du climat dans céréales d’hiver, en assolement avec des légumes et des
le pays. La température moyenne annuelle varie de légumineuses (choux, lentilles, gombo, fèves…). Au
15,2°C dans le haut Ziz à 21,5°C à Rissani, dans le bas printemps, le maïs succède aux cultures d’hiver, met-
Ziz. Le gradient thermique est toutefois plus accusé tant à l’épreuve une terre déjà affaiblie que le paysan
avec respectivement des moyennes de températures, s’acharne à fertiliser par les engrais de l’étable qu’offrent
minimale et maximale, de 0,5°C et 42°C. L’évaporation une vache ou quelques brebis du genre demman (espèce
potentielle moyenne annuelle calculée varie de 2700 locale).
mm/an en zone intermédiaire à 4500 mm/an dans le L’agriculture oasienne comporte principalement
bas pays (ORMVA/TF . 2002). A l’intérieur des palme-
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le palmier dattier qui formait jusqu’à une époque ré-
raies, elle est réduite grâce au microclimat créé par la cente (années 1960) la base de l’alimentation des popu-
strate arboricole. lations du Sud-Est marocain, dont l’excédent de produc-
Le Pays du Ziz est un espace hydro-agricole tion constitue leur principale denrée commercialisable.
placé sous la dépendance de l’oued Ziz, dans une am- Le Pays du Ziz est connu par une population de
biance marquée par l’aridité. Mais, l’oasis célèbre au cultivateurs et de pasteurs relativement nombreuse et
cœur de l’aridité l’éphémère victoire du végétal : par une production dattière exportable fournie par les
«le fond de la vallée est un jardin enchanteur; oasis de Mdeghra, Rteb, mais principalement des pal-
figuiers, grenadiers s’y pressent, confondant leur meraies du Tafilalet. Cette situation, somme toute assez
feuillage et répandant sur le sol une ombre épaisse ; rare dans la zone aride saharienne, ne serait pas possible
au-dessus, se balancent les hauts panaches des dat- sans l’existence de conditions hydrauliques exception-
tiers. Sous ce dôme, c’est un seul tapis de verdure, pas nelles et d’une « civilisation hydraulique » remarquable.
une place nue, la terre n’est que culture, que semis ; elle La population humaine du Pays du Ziz est es-
est divisée avec un ordre minutieux en une infinité de timée à plus de 600 000 habitants dont 75% en milieu
1. Etablissement public chargé des études, de la réalisation et de la rural, cantonnée en gros le long de l’oued Ziz où la den-
gestion des infrastructures hydrauliques, et auquel les ressources en
eau à usage agricole sont affectées. Il a également la responsabilité de sité moyenne atteint 10 ha/hectare cultivé. La population
l’ensemble des actions de la mise en valeur
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L’eau dans le Pays du Ziz
urbaine se répartie en quatre centres importants, de A partir d’observations portées sur les décennies
l’amont à l’aval : Rich, Errachidia, Erfoud et Rissani. 1970-2000 (Sinan et al, 2009), et à partir de stations de
Cette population est en augmentation rapide, son taux mesures existantes (moins denses malheureusement), il
d’accroissement est de 1,8 ce qui produit une pression a été possible de déterminer la courbe de fluctuation des
humaine croissante sur le milieu. La population rurale totaux annuels de la période considérée (fig. 4B). Le vo-
se divise en deux catégories principales : les gens des lume moyen des précipitations annuelles présente une
oasis et les pasteurs nomades. Ce clivage est beaucoup très forte irrégularité tant à l’échelle annuelle qu’interan-
moins net que par le passé, car on note une forte ten- nuelle. Le régime annuel se caractérise par l’existence
dance à la sédentarisation des pasteurs nomades. de deux saisons de pluie bien distinctes : automne
Malgré cet effort soutenu, l’exiguïté des terres (septembre-décembre) et printemps (mars–avril), sépa-
cultivées fait que la production en céréales n’arrive pas rées par deux périodes sèches : été (mai-août) et hiver
à couvrir les besoins de la nombreuse population des (janvier-février). La fréquence des jours de pluie varie
oasis qui reste tributaire en cela, et de beaucoup d’autres entre 5 et 15% et les périodes de plusieurs mois sans
produits, aujourd’hui, des régions au Nord de l’Atlas. précipitations ne sont pas rares, surtout pour le pays in-
L’aridité climatique
De nombreux auteurs, dont Joly (1962)
et Margat (1958, 1962), auxquels on emprun-
tera beaucoup dans ce travail, s’accordent sur
la limite de 100 mm pour la zone désertique
au Nord du Sahara, ou ce qui est communé-
ment délimité par Pré-Sahara. Elle correspond
à un déficit permanent en eau (c’est-à-dire
qu’en moyenne tous les mois de l’année ont
une évapotranspiration potentielle supérieure
aux précipitations). Elle correspond à peu près
aux indices climatiques suivants :
Quotient pluviométrique d’Emberger Q2<10
Indice d’aridité de Thornthwaite Ia>90
P
ETP (Penman) Figure. 4. Historique des variations de température(A) et de précipitation(B)
dans le bassin-versant de Ziz-Rhriss pour la période 1975-2000 (in Sinan et
al, 2009).
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L’eau dans le Pays du Ziz
termédiaire et le bas pays du Ziz. Le maximum princi- baser la prévision sur les oscillations qui apparaissent
pal est celui d’automne, supérieur à celui de printemps. dans le régime hyperannuel des pluies depuis les trois
La répartition des précipitations dans le Pays du dernières décennies.
Ziz met bien en valeur la double influence de la latitude L’estimation des projections de changements
et du relief. Le maximum des pluies, observé en au- climatiques à l’horizon 2050, réalisée par Rherrari et
tomne, marque le repli du front polaire vers le Sud. Par Boussetta (2006) pour le bassin Ziz-Rhris, montre une
contre, la montagne atlasique, en perturbant les cou- augmentation de la température d’environ 2,2°C et une
rants aériens, favorise les orages qui se maintiennent diminution des précipitations d’environ -9,3%. Ces
jusqu’au cœur de l’été. De là non seulement un volume projections, selon les auteurs, auront un impact sur les
d’eau total supérieur, mais encore de moindre écarts ressources en eaux ; ainsi, les débits passeront de 100,4
saisonniers par rapport au moyen et bas pays du Ziz, où Mm3/an à 86,8 Mm3/an à l’horizon 2050, soit un déficit
la discontinuité et l’irrégularité sont les deux caractères de débit de 13,5%. Ces baisses devraient ramener le ca-
essentiels des précipitations (Dorize, 1976). pital eau, à l’horizon 2050, à des modules d’environ 500
Pour s’en tenir aux interprétations prudentes des m3/an/habitant (Sinan et al, 2009).
faits, on remarque que les écarts positifs par rapport à la
moyenne annuelle sont moins fréquents que les écarts Un modelé de relief aride
négatifs, mais par contre de valeur généralement plus Les formations géologiques du Pays du Ziz sont
grande que ces dernières. Les années à total inférieur à pour une grande partie d’origine sédimentaire, marine et
la moyenne sont près de deux fois plus nombreuses que continentale, qui appartiennent aux ères : paléozoïque,
celles à total supérieur. mésozoïque, cénozoïque et quaternaire. Les calcaires, les
Les paramètres hydro-climatiques des décen- calcaires marneux et les marnes dominent largement les
nies 1970 à 2000 montrent par ailleurs clairement la formes majeures du haut et moyen pays du Ziz (Haut At-
tendance à l’augmentation des températures (Fig. 4 A), las oriental), déterminées par des structures plissées rela-
notamment depuis 1980, ainsi que la baisse significa- tivement simples et des plateaux calcaires subtabulaires
tive des précipitations et des débits des écoulements su- qui s’abaissent vers le Sud, séparées par de larges dépres-
perficielles dans le bassin. Telles sont les ingrédients du sions ou des gorges (khneg) drainées par les affluents du
climat aride et continental à bilan hydrique fortement Ziz (photo. 2 & 3). Des roches gréseuses avec interca-
déficitaire lations gypseuses et des schistes sont également pré-
Dans l’état actuel de nos connaissances, la réalité sentes, avec une grande manifestation au niveau du
et surtout la permanence de véritables cycles pluviaux moyen et du bas pays du Ziz. Les alluvions et colluvions
demeure bien incertaine, et il est encore prématuré de quaternaires de vallées et de piémonts sont de nature
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L’eau dans le Pays du Ziz
très diverse : à côté de formations conglomératiques as- y a d’ailleurs entre tous ces « fragments d’une même
sociées aux modelés de surface, on note l’extension par- mosaïque » un lien que matérialise le réseau hydro-
ticulière des dépôts limoneux et des sables dunaires sur graphique endoréique du Ziz, convergent vers le Sud,
de vastes étendues dans le bas pays, alors que le long de et le travail de l’eau dans ses dimensions multiples et
la vallée de l’oued Ziz les matériaux sont souvent fins, diverses, depuis les processus simples d’altération aux
limons, argiles et sables, surtout pour les basses ter- mécanismes opérant à des échelles kilométriques (mo-
rasses supportant l’agriculture. dalités particulières de l’action des eaux courantes)
Les modelés de surface, hérités des systèmes (Joly, 1962).
morphoclimatiques du Quaternaires, et associés aux L’intervention de l’eau dans les processus de
différents compartiments du Pays du Ziz, ont une aire météorisation est matérialisée par les phénomènes
de famille qui les place tous sous le signe d’une évolu- d’encroûtement carbonaté, liés aux dissolutions diffé-
tion morphogénétique commune, au voisinage de l’ari- rentielles des roches calcaires, dans des ambiances de
dité. Aux modelés, étagés ou emboîtés, des terrasses climats saisonniers contrastés, affectant les dépôts des
et glacis-terrasses des vallées et des dépressions, les modelés de surface. La sécheresse de l’air, la pénurie
piémonts sont façonnés en glacis et glacis cônes, qui de l’eau et, surtout, la brièveté de sa présence, entravent
sont fréquemment recouverts d’un encroûtement cal- aujourd’hui l’altération chimique. De même que des
caire différencié selon leur chronologie (photo. 4). Il phénomènes de gélifraction dont les dépôts corrélatifs
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persistent encore en haute montagne, mais dont le rôle Ce mode de dégradation de l’écoulement a influé
dans les processus actuels restent peu appréciables. Les sur la morphogenèse régionale locale, en ce sens qu’il
formes et les différents faciès d’altération météorique qui a substitué aux processus d’évolution, en fonction d’un
s’apparentent à ces différents processus constituent au- réseau hydrographique régulièrement drainé, des pro-
jourd’hui un héritage des systèmes morphoclimatiques cessus d’évolution franchement aride ; le façonnement
quaternaires et de la dégradation du climat vers l’actuel. des versants, sous forme de nettoyage superficiel par
Mais, malgré une dégradation considérable depuis le ruissellement pelliculaire et par le vent, l’emporte sur le
début du Quaternaire, le réseau hydrographique du Ziz creusement des vallées.
conserve une incontestable unité (Joly, 1962 ; Ben Bra- C’est par rapport au réseau hydrographique du
him, 1994). Ziz que se sont organisés les grands ensembles du re-
Cette dégradation s’est accrue du Nord au Sud liefs, et les conditions climatiques des processus d’éro-
du Pays du Ziz, à mesure que s’aggravent les conditions sion. Ce réseau est cependant, dans son ensemble, ina-
arides du climat. On retiendra toutefois que la forme es- dapté à la structure : anticlinaux, plis-failles et cuestas
sentielle de la dégradation réside moins dans l’annula- sont franchis sans encombre dans des gorges pitto-
tion complète de l’écoulement que dans l’impuissance resques qui portent les noms de foum, de khneg ou de
des certaines artères du drainage à garder le contact tarhia (photo. 3). Ainsi, au Sud de foum Za’bal, et sur
avec le drain principal, l’oued Ziz. une quinzaine de kilomètres, l’oued Ziz coule dans
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L’eau dans le Pays du Ziz
Photo. 6a. Puits dans inter-dunes du grand Erg de Merzouga (bas pays du Ziz). «Ce qui embellit le désert, dit le petit
prince, c’est qu’il cache un puits quelque part» (St-Exupery, 1999)
Photo. 6b. Étagement de cultures dans une oasis du Moyen Ziz (Mdaghra)
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les oasis où l’eau est abondante : palmiers, arbres frui- une population sédentaire. L’agriculteur, l’agronome, le
tiers et céréales ou luzerne ou maraîchage (photo. 6b). pastoraliste et l’éleveur s’intéressent surtout à la possi-
Ainsi, dans l’oasis, là où les précipitations annuelles bilité d’apparition des phénomènes pluviaux, de l’eau.
sont insuffisantes, l’eau, par la vertu du travail hu- C’est d’ailleurs la promesse de vie !
main, produit les effets les plus merveilleux.
L’agriculture oasienne constitue en fait un mi-
lieu artificiel dont l’équilibre, fruit d’un travail sécu-
laire et de soins constants, demeure fragile et soumis
aux fluctuations de la ressource eau. L’agriculture
pluviale (bour) est très marginale et pratiquée sur de
faibles superficies : dans les larges couloirs et dépres-
sions du haut pays, des dayas et ma’der du pays in-
termédiaire et du bas pays, en années exceptionnelle-
ment humides.
En général, l’agriculture du Pays du Ziz se carac-
térise par la micro-propriété, la superficie moyenne par
exploitation irriguée est estimée à 1 hectare. Le statut
foncier des terres est plutôt privé (melk) à 95% alors que
les terres non irriguées sont à 99% des terres collec-
tives, vouées au pâturage (ORMVA/TF, 2002).
L’activité industrielle est quasi inexistante et l’ac-
tivité touristique demeure très en deçà des potentialités
existantes.
Partout, l’eau commandant les possibilités agri-
coles, et celles-ci les possibilités de vie humaine, l’ari-
dité dans le Pays du Ziz se traduit par une incapacité
du milieu de faire vivre dans des conditions normales
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L’eau dans le Pays du Ziz
Photo. 7b. Vue sur l’oued Ziz dans son cours aval au niveau d’Erfoud
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L’eau dans le Pays du Ziz
Les ressources en eau des écoulements plus ou moins importants drainent les
L’eau est par définition la cause déterminante topographies en relief en se dirigeant vers les parties
qui règle et conditionne la distribution des terres de déprimées. Les uns utilisent le réseau hiérarchisé des
culture. Associée au climat, elle façonna et condi- oueds, vallées ; les autres, d’allure diffuse, balaient les
tionna l’humanité. Sa présence dans le Pays du Ziz ap- versants avant d’inonder les régions déprimées.
porte une touche de beauté et d’élégance aux paysages Les eaux drainées par l’oued Ziz contribuent
qu’elle façonne, plus encore elle adoucit les formes et pour environ 80% des ressources globales et sont ori-
les contours tout en coloriant l’espace ; c’est une magi- ginaires du haut pays montagneux, mieux arrosé avec
cienne de beauté. persistance des neiges au cours de l’année (de décembre
Or à quelles réserves d’eau l’homme a-t-il re- à avril), constituant un château d’eau pour le reste du
cours en cette contrée aride pour créer des oasis ? les bassin. Celles, qui ruissellent à la fonte des neiges et
sources proprement dites ne sont pas abondantes, ce après les orages, vont directement au collecteur princi-
sont les cours d’eau qui, dans la plupart des cas four- pal et peuvent maintenir des écoulements permanents,
nissent seuls l’eau nécessaire pour l’irrigation. qui sont localement captées par des barrages, tradition-
nels, d’où partent des séguias permettant l’irrigation des
Les eaux de surface
secteurs alluviaux les plus riches.
Les potentialités hydrauliques du Pays du Ziz
Le bassin-versant du Ziz est l’un des premiers
sont régulièrement évaluées sur la base de nombreuses
bassins du Sud marocain qui a bénéficié d’un aménage-
études et observations des stations de mesures exis-
ment de grande hydraulique matérialisée par le barrage
tantes. Ainsi le bilan moyen annuel des ressources
Hassan Addakhil (photo. 7a), édifié en 1967, et mis en
conventionnelles du bassin versant du Ziz (eaux su-
service en 1971, d’une capacité totale de retenue de 380
perficielles et eaux souterraines) est estimé à 220 Mm3
Mm3 dont 350 Mm3 de capacité utile, avec un volume
dont 95% environ sont mobilisables chaque année,
annuel régularisé de 100 Mm3. La superficie des péri-
contre 125 Mm3 dans le Rhriss et 188 Mm3 dans le
mètres dominés par ce barrage est de 27.900 ha dont
Guir (DRH. 2005). Les eaux drainées par l’oued Ziz
1000 ha dans le périmètre de recasement, 4500 ha dans
et les eaux souterraines sont la principale ressource
la vallée du Ziz à l’aval de la cluse de foum Rhiour et
hydraulique du Pays du Ziz ; l’absence d’eau pérenne
22.400 ha dans le Tafilalet, sur une longueur respective-
superficielle y semble plus fréquente. Les cultures dé-
ment de 54, 154 et 343 km (ORMVA/TF, 2002).
pendent alors le plus souvent des nappes souterraines
Une évaluation de la qualité de eaux drainées
dont l’importance varie selon les unités paysagères .
par l’oued Ziz, effectuée à l’aval d’Errachidia en 2009,
A la suite de précipitations suffisamment intenses,
permet de rendre compte des variations de cette qualité
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L’eau dans le Pays du Ziz
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L’eau dans le Pays du Ziz
Tableau. 1. Analyse chimique des eaux de surface de l’Oued Ziz à l’aval d’Errachidia
CE. Mg K Na Sr Li Ca
pH
ms/cm mg/ l mg/ l mg/ l mg/ l mg/ l mg/l
Z1 7,66 0,853 28,3 4,82 63,3 1,34 0,201 44,1
Z2 7,33 1,16 46,81 3,44 93,3 2,28 0,24 81,96
Z3 7,11 1,97 68,70 0,70 216,11 3,24 0,24 130,05
Z4 7,3 2,22 79,04 4,88 263,01 3,50 0,25 118,03
Z5 7,25 0,95 34,50 6,11 83,5 1,69 0,21 60,6
Z6 7,62 0,97 35 4,92 84,4 1,64 0,21 49,6
moy 7,37 2,35 44,9 4,14 134 2,28 2,22 80,7
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L’eau dans le Pays du Ziz
pluies exceptionnelles. Les secteurs les mieux pourvus si des précipitations qui après avoir formé des mares,
en écoulement concentré se trouvent à l’amont de foum disparaissent lentement dans le sol et alimentent des
Rhiour, dans le haut pays du Ziz, qui comprennent les nappes phréatiques qu’exploitent les nomades en creu-
3/4 des écoulements pérennes, par contre, ce sont les sant des puits (photo. 6). Ces eaux alimentent en même
secteurs où les terres arables font défaut, restreints pour temps le grand lac Srij dans la région de l’Erg Chebbi,
la plupart, en raison du relief montagneux très accusé par remontée des nappes pendant l’hiver, ce qui permet
(photo. 3). à une faune migratoire de venir s’installer pendant cette
En même temps que les écoulements concentrés saison et offrir une biodiversité tout à fait particulière
relativement bien connus, il se produit périodiquement, et patrimoniale (photo.8). Cependant, l’évaporation pro-
dans le pays du Ziz, des écoulements diffus pour les- gressive des eaux du lac, en allant vers l’été, laisse un
quels les renseignements font défaut. En dehors des paysage blanchi de sels et de sols craquelés nommés
sous-bassins parfaitement délimités, il est des secteurs «fech fech» par les autochtones.
où les pluies entraînent la formation de filets d’eau Les eaux souterraines
anastomosés passant, lorsque leur intensité se fait plus Ces ressources jouent un rôle primordial dans la
importante, à des nappes ruisselantes. Ce type d’écou- satisfaction des besoins en eau, pour l’agriculture et la
lement a pu être généralisé au cours des périodes plu- consommation des populations. Elles sont constituées,
viales du Quaternaire à tout le Pays du Ziz (Joly, 1962; d’une part, de nappes phréatiques peu profondes mais
Ben Brahim, 1994). Et quand ces nappes s’écoulent sur de faible étendue, dépendant directement du climat et,
des terrains perméables, il y a des possibilités non né- d’autre part, de nappes profondes artésiennes. Elles font
gligeables d’alimentation de nappes souterraines. La partie du cycle de l’eau et du sous-sol, et constituent
grande superficie des versants intéressés compense en des stocks d’eau et de flux en circulation comme les
effet l’absence de concentration des eaux et l’action, eaux superficielles. Leur distribution dans l’espace est
plus importante, de l’évaporation. beaucoup plus continue que celle des eaux de surface,
Il faudrait enfin ajouter aux écoulements super- et dépend des formations géologiques dont la structure
ficiels l’infiltration directe des eaux de pluie dans le sol conditionne leur dynamique. Enfin, leur exploitation est
des champs dunaires. Les eaux de fortes pluies, très vite accomplie de plus en plus par pompage au déterminent
à l’abri de l’évaporation, circulent dans les sables et pé- des écoulements gravitaires (Khettaras, sources, émer-
nètrent dans le soubassement de l’erg, au moins là où les gences).
dunes sont de dimension modeste comme au front de Et comme partout, les eaux souterraines du pays
l’Erg Chebbi, dans le bas pays. D’ailleurs, entre chaque du Ziz constituent un patrimoine hydraulique remar-
édifice éolien, des couloirs inter-dunaires reçoivent aus- quable, menacé de dégradation. Le tableau 2 donne une
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L’eau dans le Pays du Ziz
Productivité
lieu
Profondeur
(m)
Salinité
(g/l)
Utilisation
(l/s)
Nappes du 1 à 3 (12 au
5 à 25 20 Puits et forages
Quaternaire Tafilalet)
Haut pays du Ziz 5 et 40 > à 100 <à2 Sources
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L’eau dans le Pays du Ziz
Photo. 8. Lac Srij en bordure de l’Erg Chebbi (région de Merzouga) avec remplissage en hiver 2008
constitue un appoint d’irrigation à la palmeraie au
Sud de Meski. Ces sources totalisent un volume an-
nuel d’environ 14 Mm3. Mais le recours au pompage
est cependant nécessaire pour palier au déficit en eau,
à usage domestique et pour l’irrigation des terroirs
Photo. 9. Source «bleu» de Meski. Photo. 10. Source artésienne d’Ayn El Ati. Aval qsar Douira
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voire aussi le tarissement de nombreuses khettaras généralisées et de courtes durées. Certaines, plus lon-
dans le bas pays du Ziz. En 1960, Margat estimait les gues, surviennent au printemps et sont liées à la fonte
besoins propres optimaux en eau des 700 000 palmiers des neiges et aux précipitations.
productifs du Tafilalet à 140 Mm3, qui devaient s’ajouter D’ailleurs les crues, si elles assurent de toute évi-
aux besoins des cultures sous palmiers. Aujourd’hui, dence la prospérité du bas pays du Ziz, elles font égale-
les ressources ponctuelles maximales de la ressource ment courir de gros dangers aux populations riveraines
sont loin de pouvoir couvrir les besoins. qui en tirent leur revenu; mais le phénomène prend par-
fois l’allure de véritable catastrophe (Planche. 1 & pho-
Manifestations hydrologiques du Ziz
to. 11).
On dispose aujourd’hui de quelques données Plus proche de nous, la crue exceptionnelle du
chiffrées relatives aux mesures des apports moyens de mois d’octobre 2008 sur l’oued Ziz (planche. 1), avec un
l’oued Ziz (figure. 9), au niveau des stations hydrolo- débit mesuré de 2600 m3/s à la station de Foum Za’bal,
giques mises en place à partir de 1948, mais avec des in- fait suite au pic des précipitations enregistré à l’amont
terruptions dans le prélèvement et des erreurs au niveau du barrage Hassan Addakhil atteignant 397 mm, contre
des estimations. Par contre l’absence de stations de me- une moyenne annuelle de 185 mm, soit un dépassement
sures hydrométriques et pluviométriques à différentes de 115%. Ces précipitations ont engendré des apports
altitudes du bassin et une meilleure prise en considé- qui ont dépassé de 270% la moyenne interannuelle et
ration des prévisions météorologiques permettant l’ac- ont permis d’atteindre une capacité de remplissage de
cès à des informations fiables en temps réel, ainsi que plus de 100% (DRH, Guir-Ziz-Rhriss, 2008). L’événe-
le renforcement du système de prévision par un réseau ment pluvieux a enclenché le déversement des eaux du
radars météorologiques, rendent aléatoire l’analyse des barrage, observé pour la première fois depuis sa mise
relations pluie-débit. en service en 1971 (photo. 4 planche. 1), préservant un
Le bassin versant du Ziz est caractérisé par des volume stocké de 326 Mm3 jusqu’à fin décembre, ce
périodes de crues plus ou moins fréquentes et violentes, qui a pu satisfaire les besoins des périmètres irrigués à
souvent aléatoires, qu’on peut différencier : les crues de l’aval du barrage, jusqu’au Tafilalet.
montagnes de faible importance, liées à des averses lo- Les apports exceptionnels enregistrés durant
calisées et de courte durée, qui peuvent survenir dans l’année 2008 s’élèvent à 520 Mm3, dont 355 Mm3
les différents oueds et à n’importe quel moment ; les uniquement entre le mois d’octobre à décembre 2008.
grandes crues qui se produisent généralement en au- Ils ont permis pour le Barrage Hassan Addakhil d’at-
tomne, très violentes et dévastatrices (notamment au teindre pour la première fois de son histoire un taux de
niveau des sols et des berges), dues à des fortes pluies remplissage de 100 % (320 Mm3). Grâce à ces condi-
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Photo. 1. Situation barométrique sur le Maroc. 21 oct. 2008 Photo. 2. Situation cyclonique sur Errachidia oct 2008.
Photo. 1. Crue de l’oued Ziz suite à la situation cyclonique Photo. 4. Mise en service du déversoir du barrage Hassan
oct2008 Addakhil suite à la crue du 21 oct 2008
Planche. 1. Photos montrant la situation météorologique du 21 octobre 2008 et les conséquences au
niveau de l’écoulement de l’oued Ziz, autour d’Errachidia (Source. http://www.Ziz.com)
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tions climatiques favorables, les deux déversoirs du bar- des 2/3 de l’écoulement sont constitués par les tranches
rage ont fonctionné et ont permis d’évacuer un volume supérieures à 10 m3/s, c’est-à-dire que les crues repré-
d’eau de 212 Mm3 durant la période du 21 octobre au sentent l’apport d’eau prédominant. Au printemps, au
31 décembre 2008, qui a été utilisé à l’irrigation du bas contraire, près des ¾ de l’écoulement correspondent à la
pays et du moyen Ziz, annonçant une compagne agri- tranche inférieure à 10 m3/s ; le débit soutenu à l’amont
cole 2008-2009 exceptionnelle. et les « queues de crue » sont donc l’apport essentiel. On
La retenue maximale réalisée depuis trois décen- conclut ainsi que les apports de printemps, bien qu’infé-
nies remonte au mois de novembre 1990, où le volume rieurs à ceux d’automne, sont beaucoup plus réguliers et
s’est élevé à 243 Mm3, et août 1996 qui a enregistré mieux répartis, donc beaucoup mieux utilisables pour
quelque 232 Mm3. l’irrigation
Notons que le débit de pointe le plus élevé de Au vue de l’utilisateur, c’est surtout le volume
l’oued Ziz a été enregistré en cette saison : 1100 m3/s d’eau écoulé qui constitue la donnée la plus importante :
le 8 octobre 1950, totalisant près de 70. 106 m3, soit elle est d’ailleurs plus fonction de la durée de la crue
64% du volume écoulé annuel en 15 jours seulement que du débit atteint en pointe. Une crue moyenne iso-
(Margat, 1962). . lée et courte de l’oued Ziz (quelques jours) atteint cou-
Le régime annuel de l’oued Ziz, comme tous les ramment 5 à 10 Mm3. Les crues prolongées et fortes
oueds analogues de la zone présaharienne issus du Haut peuvent atteindre ou même dépasser 100 Mm3
Atlas, se superpose au régime des pluies. Octobre est le Généralement, les débits moyens d’écoulement
mois à écoulement le plus élevé (1/5 du total moyen an- du Ziz sont relativement faibles de 3,48 m3/s en amont du
nuel, soit 40% du volume moyen écoulé), avec le mois barrage, ils diminuent en aval pour atteindre 1,78 m3/s
de mars-avril, tandis que juillet est le mois le plus sec. au niveau d’Erfoud. Il est d’ailleurs aisé de constater
A la lecture des annales de crues de l’oued Ziz, Octobre la diminution sensible du volume écoulé lors des
est non seulement le mois à plus fort débit moyen (crues crues exceptionnelles vers le bas pays ; l’oued Ziz
exceptionnelles), mais aussi à nombre de jours de crue peut écouler jusqu’à 80% des pluies tombées sur
maximal (près de 5); il faut dire que les deux-tiers des son bassin, c’est un chiffre élevé, explicable sans
crues dont les débits de pointe dépassent 110 m3/s sur- doute par l’importance des pentes fortes et l’exis-
viennent en automne. Mars-avril reste cependant le tence d’un écoulement notable avant la crue.
mois à maximum le plus fréquent. Par ailleurs, la régularisation du régime de l’oued
Au niveau de leur répartition, les crues d’automne Ziz, en période déficitaire, par des apports souterrains,
et de printemps diffèrent en terme de classement de n’est pas importante, et ceci explique la sensibilité de
leurs volumes écoulés (Margat, 1962) : en automne plus l’oued aux variations climatiques, qui s’observent ce-
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Photo. 11a. Destruction d’une auberge par inondation et gonflement d’un affluent du Ziz à Merzouga. (année2008)
Photo. 11.b. Voiture emportée par l’inondation de l’oued Ziz suite à la crue d’octobre 2008
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Photo. 12. Débordement du Ziz lors de la crue 1950 et dérivation des eaux par barrages au Nord de ksar Grinfoud (in Margat. 1962)
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pendant dans les stations situées aussi bien an aval qu’en mine les eaux vers plusieurs palmeraies situées plus à
amont du barrage. l’aval ; tel était le procédé employé traditionnellement
Mais au volume écoulé s’associe la charge so- sur l’oued Ziz.
lide que l’oued roule dans son lit inondable ; d’ailleurs, Ainsi, en repoussant vers le Sud les limites du
tout observateur peut remarquer la forte charge des Sahara, les crues de l’oued Ziz contribuaient plus que
eaux durant toute crue sur le Ziz. Elle est souvent li- n’importe quoi à rattacher le domaine saharien à la
moneuse avec roulement d’éléments grossiers sur le montagne atlasique nourricière.
lit de l’oued, à l’amont du barrage Hassan Addakhil, à Quelques mesures de turbidité locale, au niveau
limono-sableuse plus à l’aval, traduisant l’érosion sur les de la plaine du Tafilalet, montrent que la charge en li-
reliefs du bassin-versant. mons des eaux de crue varierait entre 1 et 5% en poids
Avant la construction du barrage Hassan soit 50 g/l, et que la turbidité est maximale dès le début
Addakhil, décidée suite aux drames causés par la crue de la crue, donc en avance sur la pointe de débit, puis
dévastatrice de 1965, pour protéger le Tafilalet et ré- elle diminue : d’abord rapidement, tandis que le débit
gulariser l’approvisionnement en eau, les débit solides augmente, puis lentement au cours de la décrue. Se-
pouvaient atteindre le bas pays où ils formaient une lon Margat (1962), la crue moyenne du Ziz (novembre
plaine alluviale remarquable, à dominance limoneuse, 1960) dont le volume d’eau écoulé égalait 5 Mm3, a
que les Filali s’empressaient à exploiter en fin de crue, transporté au Tafilalet environ 35 000 tonnes de limons,
étant donnée la qualité du dépôt riche en nutritifs et soit 20 à 25 000 m3 en dépôt sec. Donc une crue plus
l’humidité qu’il procure pour les cultures pratiquées. forte peut apporter plusieurs centaines de milliers de
Mais si les crues moyennes sont fertilisantes, les plus mètres cubes. Et si on estime à environ 100 Mm3 par an
brutales ou trop tardives sont dévastatrices pour les pal- le volume moyen annuel d’eau de crue épandues dans
meraies et les jardins occupant le lit majeur (photo. 12). les palmeraies pour l’irrigation, cela correspond à un
Ces dépôts étaient, et restent d’ailleurs, prisés pour la apport de 1,5 à 2 millions de tonnes de dépôts solide,
fabrication des briques pour la construction et de la po- soit sur 13 000 ha une couche épaisse en moyenne de
terie à usages multiples. 0,5 à 1 cm, autrement 0,5 à 1 m par siècle.
Les crues, relativement fréquentes, permettaient,
Qualité des eaux d’irrigation
avant la mise en service du barrage, l’irrigation des pal-
Les eaux de crue ne sont pas aussi douces qu’on
meraies de la plaine du Tafilalet et des terres de culture
peut le supposer : leur concentration en sel varie de 250
contractées dans le lit de l’oued Ziz, voire à d’autres ini-
à 2500 mg/l de résidu sec, soit dans le rapport de 1 à
tiatives humaines. Elles pouvaient être, aussi, retenues
10 (Margat, 1962). L’eau paraît, en première approxi-
par un barrage à partir duquel une canalisation ache-
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Photo. 13a. Irrigation par submersion à partir des lâchers de barrage ( aval de Rissani).
Photo. 13b. Remontée capillaire des sels par irrigation en eaux concentrées (aval de Rissani).
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querait plutôt soit une réponse instantanée de la nappe à anthropique. La sécheresse qui affecte tour à tour les
une transmission de pression et non pas de matière, soit le différents niveaux du cycle de l’eau fait que les pertes
transfert en zone non saurée du sol, telle que l’eau met un par évapotranspiration l’emportent largement sur les
certain temps à arriver jusqu’à la nappe (Ammary, 2007). apports météoriques. Mais, indépendamment de tout
changement climatique, la gestion de l’eau est l’un des
grands problèmes qui conditionne l’avenir du Pays du
Notons que la régularisation des débits de crues Ziz et le Sud-Est marocain.
et le rabattement de la nappe diminuent l’effet saison-
nier de dilution des sels et accentuent la concentration
de ces derniers dans les eaux des puits, surtout dans la
partie aval de l’oued Ziz. L’utilisation de cette eau pour
l’irrigation se fait sentir d’ailleurs dans les sols dont la
salinité s’accroît et qui voient par conséquence leur ren-
dement diminuer (photo. 13). Ceci souligne l’impor-
tance du facteur humain dans le développement de la
salinité des eaux et du sol.
Avec l’apparition de périodes plus au moins lon-
gues de sécheresse, le nombre de stations de pompage
et leur approfondissement se multiplient, dans le but
d’exploiter la nappe phréatique. Leur nombre dépasse
actuellement 1800 dans la plaine du Tafilalet et plus de
3000 à l’échelle du Pays du Ziz. Aussi, toute modifica-
tion des conditions hydrologiques renforce la rupture
de l’équilibre naturel et provoque une extension vers
l’amont des eaux salées, à défaut de mesures de protec-
tion essentiellement le drainage rationnel.
Bien que la succession des cycles de sécheresse
soit une réalité structurelle du domaine aride du Sud-
Est marocain, elle est néanmoins vécue aujourd’hui de
manière plus intense, compte tenu de la combinaison
d’un ensemble de facteurs d’ordre environnemental et
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Le paradigme de la rareté et gestion de domaine qui sera le plus abordé dans ce qui suit.
l’eau dans le Pays du Ziz
Le Tafilalet ou la civilisation de l’eau
La gestion territoriale de l’eau est une forme L’histoire du Tafilalet a été bâtie autour de l’eau,
d’organisation ancienne et évolutive qui s’est dévelop- comme nous le confirment toutes les sources histo-
pée sur l’ensemble du territoire marocain. Elle se ma- riques disponibles (in Mezzine, 1987). La présence de
nifeste sous des formes multiples, des échelles et des tumulus avec une densité de plus en plus forte vers les
découpages spatiaux variés et intervient dans les pro- bordures des oueds Ziz et Rhriss, drainant la plaine
cessus de gestion avec plus ou moins d’intensité selon du Tafilalet, est très significative de ce rapport établi
les contextes géographiques. La lecture détaillée des de longue date à l’eau. Les problèmes relatifs à l’eau
archives montre clairement que cette gestion s’indivi- constituent pour une part non négligeable les fils de
dualise par une forte spécificité, au vu des usages de la chaîne de l’histoire et de la culture de ce territoire.
ressource parmi lesquels dominent très largement l’ir- L’origine lointaine du peuplement, avant l’avè-
rigation. nement islamique, est extrêmement difficile à recons-
Il n’est pas inutile pour autant de rappeler à quel tituer et à dater avec précision, faute de prospections
point l’organisation sociale, l’économie et la survie archéologiques assez poussées. Ce qui est sûr c’est que
même des sociétés concernées ont dépendu, de l’Anti- le Tafilalet, comme l’ensemble du Sud marocain, a abri-
quité à nos jours, et de façon croissante, du contrôle de té une population hétérogène composée de Berbères,
la ressource hydrique, tant dans la capacité à maîtriser d’Arabes, de Juifs et d’esclaves noirs liés aux traites du
les techniques hydrauliques que dans celle à gérer la pé- Moyen âge, plus tard convertis à l’islam, qui ont vécu
nurie. en parfaite symbiose dans le cadre d’un contrat social
Face à la pénurie d’eau et aux contraintes du préétabli (Meunié, 1983).
milieu aride, les populations du Pays du Ziz ont déve- En nous fondant sur les travaux de Beucher,
loppées des stratégies d’adaptation basées sur une im- 1971 et de Ben Brahim, 1994, nous admettons donc
portante mobilité spatiale, mais aussi sur une diversifi- que dans l’Antiquité, l’environnement du Tafilalet était
cation dans l’usage de la ressource eau. Mais c’est dans sensiblement identique à l’actuel, même si un régime de
le bas pays, domaine du Tafilalet, que l’eau prend des crues, peut-être un peu plus puissant, affectait des sec-
dimensions plus importantes, du fait de l’étendu du do- teurs hors d’atteinte aujourd’hui. De petites oscillations
maine agricole mis en culture par irrigation, et où la ra- climatiques, qui mériteraient d’être mieux étudiées et
reté de sources et de résurgences exige une ingéniosité datées, ont vraisemblablement affecté non seulement
spécifique à trouver l’appoint et gérer la rareté. C’est ce le volume des précipitations, mais aussi leur répartition
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L’eau dans le Pays du Ziz
dans l’année et leur caractère plus ou moins torrentiel. sance d’une «civilisation hydraulique» typique (Ben
Avant la fondation de Sijilmassa en 757 du ca- Brahim, 2013). Par «civilisation de l’eau» on désigne la
lendrier grégorien, les Berbères (Zénètes) qui vivaient vie humaine organisée par l’eau et autour de l’eau, elle
au Tafilalet, combinant transhumance et nomadisme, comporte une origine, une évolution et une perspective
pratiquaient en même temps la culture pluviale avec le décadente (Ambroggi, 2006).
labour léger à l’aide de l’antique araire en bois. L’em- Au départ de leur installation dans le Tafilalet, les
placement de la ville est alors une plaine alluviale in- émigrants arabes issus de milieux arides de la péninsule
culte où les Berbères se rassemblent plusieurs fois par arabique connaissaient à ce titre la parcimonie de l’eau
an pour vendre et acheter (Meunié, 1983). Ibn Hawqal autant que sa valeur enrichissante et ses règles d’usage
au X siècle signale que les dattes de Sijilmassa étaient
e
en commun. Animés d’une foi nouvelle et préoccupés
consommées dans les régions qui dominaient cette ville par la quête de l’eau, ils possédaient, néanmoins, des
au Nord. Al Bakri au XI siècle rapporte que la laine d’Ira-
e
connaissances techniques fort simples en matière d’hy-
ra, dans le Haut Guir, alimentait une industrie de textile à draulique. Chemin faisant, ils recueillirent une riche
Sijilmassa. information sur le savoir et la technique hydrauliques
Fondée après Madrid (750 A.D), avant Tia- d’exhaure, de captage, ainsi que les types d’usage de
ret (761) et avant Fès (808), Sijilmassa, Cité-Etat du l’eau ; connaissance facilement mise à leur disposition
Tafilalet (757-1393), est la deuxième fondation musul- par le nouveau réseau de la connaissance que représen-
mane au Maghreb après Kairouan (683). Elle a connu tait Sijilmassa, lieu de négoce, mais aussi d’épanouisse-
des périodes de gloire et de prospérité, par le contrôle ment de la connaissance. Ils redoublèrent ainsi l’ardeur
du trafic caravanier assurant un va-et-vient continuel par la réhabilitation des terres et l’introduction des sys-
entre des foyers de civilisations éloignées : Afrique tèmes de culture et d’irrigation nouveaux, convaincus
subsaharienne, Maghreb, Europe, Orient, dont les rap- des richesses à tirer de la terre et du besoin de dévelop-
ports ont constitué un élément dynamique de l’histoire pement des cités, en concomitance avec l’approvision-
du Maroc. Sijilmassa avait une signification particulière nement en produits alimentaires et en eau.
parce que sa renommée commerciale, intellectuelle, po- Les premiers sédentaires ajoutèrent ainsi aux
litique et religieuse était internationale dans le monde cultures pluviales deux autres fonctions : les cultures
du Moyen Age, jusqu’au XVI siècle, époque à laquelle
e
maraîchères en potager et fruitières en vergers, étagées,
elle commencera son déclin. familières à tous ceux qui fréquentent les oasis.
L’arrivée des Arabes kharijites - Midrarides - Ils adoptèrent en même temps leurs demeure
dans le Tafilalet au VIII siècle, fuyant les persécutions
e
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L’eau dans le Pays du Ziz
(qsur)1 à l’image de leur habitat d’origine. L’Islam, d’irrigation qui s’est développé résulte, toutefois, d’une
issu d’une société de nomades et de caravaniers, accumulation d’étapes successives dont chacune a inté-
doit beaucoup aux vielles civilisations du Moyen gré les contraintes de son époque ; il s’est opéré ainsi
Orient sur lesquelles il a déferlé en quelques di- une « cristallisation du passé » à travers les éléments à
zaines d’années. Entre bien d’autres choses, il leur la fois immatériels (discours, valeurs, normes) et maté-
a emprunté leurs techniques millénaires d’utilisa- riels (structures hydrauliques).
tion des eaux, et les a véhiculées à travers les ter- Le besoin avide de nourriture ainsi que l’accrois-
ritoires qu’il a conquis. sement démographique, sans compter l’appât du gain,
La fondation de Sijilmassa inaugurait ainsi une poussaient les Filali à dompter et domestiquer l’eau,
véritable culture de l’eau; la distinction entre agriculture de toute nature, par des ouvrages hydrauliques et des
pluviale et irriguée fut ainsi établie, et une civilisation réalisations techniques en constant perfectionnement,
hydraulique se met en place, dont les modes de produc- et surtout par l’élaboration des « droits d’eau » pour ré-
tion et les formes des systèmes politiques ont été forgés glementer l’usage de cette ressource. Leurs dispositifs
par des types particuliers de rapport à l’eau. techniques et leurs activités de production induisaient,
Grande première dans l’histoire de la civilisa- cependant, une pression limitée sur les ressources du
tion de l’eau au Tafilalet, le nouveau savoir hydraulique milieu.
combinait harmonieusement l’eau courante, dite super- Mobilisation de l’eau courante
ficielle ou de surface, et l’eau souterraine. Ce progrès Les Filali ont très vite appris que le besoin en
fondamental de civilisation, équivalent d’une révolution eau pour l’irrigation exigeait un flux stable et un dé-
culturelle, mérite une mention particulière d’autant plus bit constant, ce que n’offrent jamais les cours d’eau du
qu’il fut passé sous silence jusqu’alors . 2
Tafilalet ; et pour assurer la régulation du flux, la col-
Rapport de la société à l’eau lecte des eaux s’avérait le travail le plus délicat. Ainsi,
Établi de bonne heure, le rapport des Filali à l’eau les eaux drainées par le Ziz et le Rhriss, en provenance
constitue un aspect du patrimoine oasien, qui est révéla- du Haut Atlas oriental au Nord, gonflées parfois par les
teur des formes de gestion intégrée de l’eau. Le système crues des oueds locaux, étaient mis à profit en amont
par la construction des barrages de dérivation en terre
1. Au singulier : qsar, qui désigne un village fortifié caractérisant
l’habitat des oasis du Sud marocain. Il constitue une adaptation à ou « uggugs » qui stockaient l’eau captée dans des bas-
plus d’un titre aux conditions défavorables du milieu, à l’étroitesse
des possibilités économiques et aux rapports de tensions sociales sins-réservoirs, de taille moyenne ou guelta (planche 2),
qui en sont les conséquences. En 1950, on dénombrait 200 qsur qui
concentraient une population d’environ 250 000 h (Margat, 1962) ;
aujourd’hui seulement quelques 80 qsur sont encore habitables et la
population du Tafilalet surpasse les 350 000 h (Recensement 2004,
Haut Commissariat au Plan. Maroc)
2. La littérature historique accordait peu d’attention à l’irrigation,
une affaire rurale ; les écrivains d’alors étaient exclusivement ci-
tadins.
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L’eau dans le Pays du Ziz
Planche. 2. Divers procédés de dérivation des eaux de l’oued Ziz (in Margat. 1962).
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L’eau dans le Pays du Ziz
desquels partent des canaux de dérivation ou «seguias»3 Parmi les enseignements a tirer de 1’étude des
répartissant l’eau d’irrigation sur les champs étroits, pé- réseaux d’irrigation et des parcellaires de la plaine du
niblement construits par les oasiens. L’emplacement Tafilalet, l’un des plus importants, est sans nul doute
de la digue de barrage était choisi judicieusement afin l’étroite relation existant entre 1’exploitation des res-
de créer, sous une faible hauteur de digue, la plus vaste sources hydriques (et plus exactement le partage de
retenue d’eau. La majorité de ces barrages se construi- celles-ci entre les groupes tribaux concernés) et la
saient en terre avec un noyau d’argile compacte ; peu formation des territoires, c’est-à-dire des paysages ba-
de leurs vestiges se retrouvent encore. Sur l’oued, les sés sur l’irrigation. Une telle disposition implique une
réseaux de séguias se disposent généralement en «arête certaine planification initiale conjointe des systèmes
de poisson» a partir des prises d’eaux qui les alimentent, hydrauliques et de l’habitat : partage d’eau, partage des
sans que la symétrie entre les deux rives soit toujours terres et distribution du peuplement, qui font partie d’un
respectée du fait de l’inégale disponibilité des terres de projet collectif d’organisation de l’espace aux époques
l’une a l’autre et aussi, bien sur, de la nature du peuple- considérées.
ment local. Une expansion démographique et/ou la culmina-
Entre le XIII et le XVII siècle, treize barrages,
e e
tion des dépôts limoneux dans les champs ont pu forcer
alimentant onze séguias rive droite et huit séguias rive la conquête de nouveaux espaces de culture. On peut
gauche, dérivent des eaux de crue de l’oued Ziz. Tous raisonnablement supposer que l’expérience de l’accu-
sont des ouvrages construits en maçonnerie de pierre mulation progressive des limons a montré aux Filali
et de chaux qui sont plus ou moins réparés, confortés que pour conserver longtemps un même terroir, il leur
et améliorés au cours du XX siècle. Le premier de ces
e
fallait pouvoir l’irriguer à partir de dérivations de plus
barrages est celui d’El Brouj, dans le Tizimi, au Nord du en plus élevées. La solution simple, fondée sur la tech-
Tafilalet, construit au XIII siècle, reconstruit au XVII
e e
nique de dérivation élémentaire, est d’approvisionner la
siècle et réparé (poses de vannes) en 1935 (Margat, zone de culture à partir d’un canal qui puisse être pro-
1962). Toutefois, la distribution de ces barrages com- gressivement surélevé, ce qui suppose de capter l’eau de
mandant les différents réseaux de séguias n’est pas plus en plus haut vers l’amont du cours d’eau en prolon-
aléatoire : ils sont installés sur la limite même des tribus geant à chaque fois le canal. La disposition parallèle des
et leur qsur médiévaux ; la coïncidence barrage/division séguias sur toute leur longueur et la situation de leurs
territoriale des tribus est plus ou moins parfaite. prises que cela laisse supposer, très proches l’une des
autres, est probablement dictée par une recherche d’une
3. Connus sous le nom de « Targa » en berbère; c’est le système d’ir-
rigation le plus répandu dans le Tafilalet. Il désigne l’artère principale exploitation optimum du cours d’eau.
d’amenée et plus précisément la « tête morte » de cette artère, c’est-à-
dire le tronçon qui permet de véhiculer l’eau de la prise sur l’oued, à Le creusement de grands canaux permettait le
proximité des terres à irriguer.
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L’eau dans le Pays du Ziz
transfert d’eau à plusieurs dizaines de kilomètres; la sa répartition dans le périmètre : l’artère principale est
construction de digues en maçonnerie assurait la déri- toujours inter-villageoise, la branche n’intéresse plus
vation ou la retenue des eaux mais non pas la protection qu’un seul qsar et le « mesref » (unité plus petite du ré-
des cultures. seau) seulement quelques usagers du qsar. Les moda-
Le débit maximal dérivable par les séguias est lités d’entretien du réseau permettent de mettre à jour
estimé compris entre 100 et 175 m /s alors que le péri-
3
cette correspondance ; ainsi la prise et la « tête morte »
mètre dominé par ces barrages dépasse 20 000 ha dont sont entretenues par la collectivité inter-villageoise.
13 000 à 15 000 ha sont assez régulièrement irrigués Par contre, l’entretien d’une branche ou d’un mesref
pendant les crues. La plupart des réseaux de séguias demeure l’affaire des seuls propriétaires des terres qui
sont interconnectés (Margat, 1962). reçoivent l’eau.
Des considérations d’ordre social et hydrolo- Depuis 1945, et sur décision des autorités admi-
gique intervenaient dans l’emplacement des barrages et nistratives du Protectorat français, des crues artificielles
des séguias. La priorité de l’amont, une des principales de l’oued Ziz sont provoquées assez régulièrement, par
composantes du système de distribution de l’eau, donne la fermeture de toutes les prises d’eau pérennes sur
aux prises de l’amont le droit (privilège) de prélever l’oued depuis Rich dans le haut pays. Un débit de 5 à 10
une quantité d’eau correspondant, en réalité, au débit m3/s parvient alors au Tafilalet ; la crue met quatre à six
maximum de leur séguia. En conséquence, les prises de jours à partir de la fermeture des séguias pour atteindre
l’aval n’ont plus qu’un résidu d’écoulement qui devient le barrage d’Irara à l’aval. La crue artificielle peut ainsi
nul en été et pendant les années sèches, à moins que apporter au Tafilalet 5 à 10 Mm3 qui sont répartis sur 4
ces prises ne dérivent l’eau des résurgences se trouvant à 5000 ha. Les crues sont généralement décidées pen-
à proximité du domaine à irriguer. dant la deuxième quinzaine de février, afin de sauver
Mais, il ne suffit pas de repérer un site par une les emblavures n’ayant pas bénéficié d’irrigation depuis
communauté pour y installer une prise, celle-ci doit au les semailles.
préalable s’entendre avec les communautés voisines Mais la pratique de ces crues artificielles a dé-
également intéressées ; il faut donc chercher le compro- montré que sans les dérivations en amont, le Ziz serait
mis, ce qui n’est pas toujours évident. Les règles coutu- quasi-pérenne au Tafilalet comme c’était encore le cas
mières donnent droit à chaque séguia de prélever une au Moyen Age. A côté des causes générales, les amélio-
quantité d’eau équivalente, en réalité, au maximum de rations apportées à l’équipement hydraulique en amont
ce qu’elle peut prélever. ont probablement contribué à accentuer l’irrégularité du
Le réseau de distribution des eaux concrétise le Ziz et à prolonger les étiages en aval.
plus souvent des niveaux d’appropriation de l’eau et de A côté de l’irrigation proprement dite par les ca-
48
L’eau dans le Pays du Ziz
naux arroseurs dérivés des canaux secondaires ou ter- leur alimentation d’infiltrations superficielles, a permis
tiaires, il faut signaler l’élévation de l’eau de crue pui- le développement de techniques révolutionnaires de
sée directement dans l’oued Ziz ou dans les séguias. l’exhaure de l’eau, et fournir ainsi une ressource d’ap-
Le système employé, dénommé gounina, est analogue point aux irrigations par les eaux de crue qui restent
à l’aghrour. Il se pratique surtout pour l’irrigation des partout la ressource principale, bien que beaucoup plus
terres hautes, riveraines du Ziz ou des canaux primaires aléatoire.
souvent profonds et non dominés par un réseau normal. Grâce au savoir et à l’esprit d’entreprise de la so-
Mobilisation des eaux souterraines ciété filali, l’agriculture irriguée et aussi la population
Al Karagi (XI siècle), le plus grand spécialiste
e
rurale quittaient les rives des cours d’eau pour s’installer
des aqueducs souterrains de son époque écrivait en in- et se répandre dans l’étendue de la plaine du Tafilalet,
troduction de son ouvrage : «il n’ y a pas de plus beau loin de l’eau courante, première réalisation objective de
sujet, ni d’art utile, plus fiable que l’exploitation des l’aménagement du territoire. L’essor agricole qui s’en est
eaux souterraines. Ce sont elles qui rendent partout suivi déclenchait la première transition démographique
possible la culture du sol et la vie des habitants.». Pro- et l’apparition des qsur du Tafilalet
pos pertinents d’un homme de zone arides et combien Le puits offrait la méthode de captage simple et
de fois confirmés par ses descendants. D’ailleurs en économique, mais le mode d’exhaure dépendait des
pays aride tel que le Sud-Est marocain, éprouvé par la moyens des usagers; les plus simples font appel à l’éner-
sécheresse, seulement l’eau souterraine assure le com- gie humaine ou animale, il s’agit de :
plément pour la survie. • puits à balancier ou shadouf (planche. 3a.) se pré-
Marqués par leur origine de bédouins de déserts, sente comme une grande perche basculante, dont la
les nouveaux migrants arabes, montraient une prédilec- branche longue porte à son extrémité un sceau (dlou
tion pour l’eau cachée et s’attachaient surtout aux sys- ou outre), tandis que la branche courte comportait un
tèmes élévatoires nécessaires à son utilisation. On a vite contrepoids qui facilite la manipulation.
compris que l’eau souterraine, gisant sous les plaines • l’aghrour (planche 3b.), est un système d’exhaure
alluviales du Tafilalet, pouvait être conduite partout où équipant des puits, dont le dispositif permet au conduc-
le besoin s’en faisait sentir, à l’inverse de l’eau courante, teur de l’animal qui tire le dlou d’obtenir son déverse-
qui demande à être drainée par des séguias ou canaux ment dans un bassin-réservoir, en bout de course, par
coûteux. simple traction exercée à distance sur la corde.
L’existence de nappes souterraines dans la plaine • la roue élévatoire ou saniya (planche. 3c&d.)consiste
du Tafilalet, relativement riches au regard des condi- en une grande roue verticale, dressée sur un axe ho-
tions hydro-climatiques locales et tirant l’essentiel de rizontal au-dessus de l’eau du puits et supportant la
49
L’eau dans le Pays du Ziz
Planche. 3. Quelque modes d’exhaure des eaux souterraines. dans le Tafilalet. (in Margat, 1962)
50
L’eau dans le Pays du Ziz
chaîne à godets ; à l’autre bout de l’axe s’engrène une libre de creuser un puits pourvu de ce dispositif et de
autre roue horizontale sur laquelle se fixe la barre ac- disposer comme il l’entend du débit ainsi généré.
tionnant la machine ; le mouvement étant imprimé par L’eau puisée selon ces trois procédures est ac-
un animal (chameau, mulet ou âne qui tourne sur une cumulée dans un bassin de réception ou directement
piste circulaire ; en tournant, la roue entraîne le pro- amenée par un canal d’évacuation ou mesref vers les
longement dans l’eau des pots fixés à sa périphérie ; terrains à arroser. Mais ces procédures demandaient
ils se remplissent puis se déversent, lorsqu’ils arrivent des efforts physiques considérables (homme ou animal)
au sommet de la roue et amorcent leur mouvement de contre un rendement obtenu qui restait souvent déri-
descente. La saniya se trouve souvent à l’entrée du jar- soire. Le travail de toute la journée (8 à 10 heures) ne
din, à un endroit surélevé pour dominer l’ensemble et dépassait guère un débit continu de 20 à 30 l/minute,
permettre l’irrigation par gravité. La mise au point des ce qui suffisait à peine à arroser une parcelle d’environ
saniya a été dictée par le besoin de libérer l’homme un are. Cette faiblesse de débit interdit cependant son
pour lui permettre d’accomplir d’autres tâches moins transport dans de longs canaux où l’eau se perdrait ra-
pénibles. pidement, par infiltration et évaporation. Aussi, les puits
Ce procédé d’exhaure est encore utilisé dans les sont-ils installés à l’intérieur ou à proximité immédiate
palmeraies du Tafilalet, il se prête particulièrement à des parcelles à irriguer, gardant ainsi une portée spatiale
une gestion individuelle de l’aquifère, normalement peu limitée et localisée.
profond, qu’elle permet d’atteindre. Le volume d’eau Néanmoins, ce système d’exhaure, à partir du
qu’il est possible d’extraire par son intermédiaire dé- puits, permet d’avoir, loin de tout cours d’eau, quelques
pend directement des dimensions du mécanisme4 ; il surfaces vertes qui tranchent souvent avec la blancheur
est à l’échelle de quelques parcelles (champ, jardin ou des terres limoneuses non irriguées qui les avoisinent.
verger) dont la faible superficie rend peu probable que • Les galeries drainantes ou khettaras (planche.4),
leur mise en valeur ait été collective. La saniya est ainsi restent cependant la technique d’acquisition de l’eau la
considérée comme un moyen d’appropriation indivi- plus ingénieuse et la plus performante (Ben Brahim,
duelle de l’aquifère : tout agriculteur propriétaire dis- 2001 ; 2003)5. Elles captent l’eau des sources souter-
posant des moyens techniques et économiques néces- raines, cachée, la conduisent par un aqueduc à la sur-
saires à sa construction, ainsi que d’un animal assurant 5. La khettara n’est pas une originalité filali. L’histoire nous apprend
que les Assyriens et les Perses la connaissaient depuis bien longtemps
sa mise en mouvement, est – à priori – dans les limites (plus de trois mille ans) et que les Romains l’ont utilisé en Syrie. Ce
système est connu sous le nom de «ghanat» ou « qanat» en Iran. On
le retrouve également au Proche-Orient, en Afghanistan, en chine, au
légales définies par les règles coutumières de la tribu, Japon, en deux ou trois endroits d’Amérique Latine et en Espagne.
Une riche bibliographie existe actuellement sur la question des ga-
4. La principale contrainte reste le poids total de la chaîne et des go- leries drainantes souterraines (entre autres : in Goblot, 1979, in Ba-
dets qui recueillent l’eau au fond du puits, ensemble qui doit être mis land ; 1992, in Ambroggi, 2006) et des monographies sont de plus en
en mouvement par l’animal. Ceci affecte donc tant la longueur de la plus produites, mais rares sont les analyses comparatives. Cependant,
chaîne (et donc la profondeur atteinte) que le nombre de godets (et toutes ces études posent encore des problèmes de géographie histo-
donc le volume extrait). rique qui sont loin d’être encore résolus.
51
L’eau dans le Pays du Ziz
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L’eau dans le Pays du Ziz
face du sol, sans intervention de la moindre énergie galerie de la plupart des khettaras n’est ni revêtue ni
(photo. 14a & b). confortée, sa hauteur est très variable, mais sa largeur
L’aqueduc souterrain se présente sous forme d’une est toujours toute juste suffisante pour permettre le pas-
galerie reliant par le fond une série de puits creusés à sage d’un homme. Son entretien fréquent représente
intervalle régulier en alignement ; cette chaîne de puits, une énorme charge annuelle indispensable à sa survie.
seule trace visible au sol de la galerie, permettait l’accès L’espacement des puits est cependant fonction de la na-
des ouvriers, l’évacuation des déblais, assurait la venti- ture du terrain traversé, et non pas de la profondeur ;
lation et garantissait l’entretien périodique ; la pente de on note par l’exemple dans le cas des khettaras du Ziz
la galerie demeurait inférieure à la déclivité du terrain ; le passage brusque d’un espacement de 12 à 15 m à un
ainsi l’eau d’une nappe phréatique parvenait par gravité espacement de 25 m. Les puits paraissent d’autant plus
à la surface après un certain parcours souterrain, par- rapprochés que le terrain est ébouleux (alluvions gra-
fois de plusieurs kilomètres. Sa construction impliquait veleux). On assiste depuis queqlues décennies au revê-
l’existence d’une nappe phréatique, un sol en pente, un tement des puits de galeries et des séguias conductrice
terrain perméable aquifère mais de tenue satisfaisante. vers les jardins et les parcelles à arroser (planche.5).
Le calcul de la pente de la galerie conférait au système Construction de la khettara
son atout majeur; trop importante, elle entraînait l’éro- La construction des khettaras requière un savoir
sion et l’effondrement ; trop faible, elle favorisait son et une technique détenus par des groupes spécialisés,
ensablement et nécessitait des curages Fréquents ; elle constitués en corporations, dont l’expérience, gardée
conditionnait enfin l’implantation de l’aqueduc souter- secrète, se transmet de génération en génération. Seules
rain de telle sorte qu’il atteigne des nappes phréatiques des communautés bien structurées et hiérarchisées,
profondes et alimentées par l’infiltration de la pluie et comme celles ayant existé dans le Tafilalet, peuvent
du ruissellement sur des surfaces importantes, en tout susciter et organiser le lourd investissement technique
point comparables aux lacs de retenue des barrages-ré- et humain indispensable à la construction d’un vaste ré-
servoir. ce type de captage assurait un écoulement seau de khettaras.
permanent à simples variations saisonnières de débit On emprunte à Margat (1962) la méthode de
plus ou moins sensibles selon la profondeur de la zone construction des khettaras : «En règle générale, la
aquifère en amont. D’ailleurs, en arabe on l’appelle khettara se construit d’aval vers l’amont. Elle débute par
source, traduit par ayn qui désigne l’œil. une tranchée, dont la cote de départ est celle du terrain
La longueur totale de la khettara est fonction de la à irriguer, puis se poursuit par une galerie dès que le
pente du sol, du gradient hydraulique de la nappe et de travail en tranchée devient moins avantageux. L’avan-
la profondeur de l’eau en tête (source souterraine). La cement se fait ainsi : à la distance adoptée pour l’espace-
53
L’eau dans le Pays du Ziz
Photo. 14b. Captage de l’eau souterraine et drainage vers la surface du sol à irriguer.
54
L’eau dans le Pays du Ziz
ment des puits, un puits est foré jusqu’à l’eau en amont Dans le cas ou une khettara, plus récente, est
de la tête de la galerie, puis deux ouvriers, travaillent amenée a en croiser une autre, son trace est affecté d’un
ensemble à la rencontre l’un de l’autre, respectivement coude en baïonnette (indiscutable indice d’une chrono-
à partir du nouveau puits et de la galerie. Entre deux logie relative), témoignage surtout de la volonté de mi-
puits, la galerie est alors souvent sinueuse, car les deux nimiser l’impact de l’une sur 1’autre.
tronçons se rejoignent tant bien que mal. La pente mini- On a lieu de penser qu’à leur origine les khettaras
male est déterminée en terrain sec en versant d’un réci- n’étaient pas très longues et exploitaient, certainement,
pient une petite quantité d’eau : le « débit » de cet écou- une nappe peu profonde ou à gradient plus élevé. Le
lement est évidemment très faible et la pente qu’il exige débit fourni diminuait plus ou moins rapidement, à me-
est plus forte que celle qui serait suffisante pour un débit sure que la dépression se stabilisait ; et pour le mainte-
de quelques litres par seconde dans un drain moderne. nir, il donc était nécessaire de prolonger sans cesse les
La distance à parcourir pour recouper la nappe est donc khettaras vers l’amont, à mesure que le point d’intersec-
plus longue : c’est là une première raison de la longueur tion avec la nappe reculait dans cette direction. Ce pro-
des khettaras ». cessus fut rapide dans le cas des faisceaux de dizaines
Le choix du puits de la tête de khettara condi- de khettaras très voisines.
tionne le succès de sa construction; ce puits vérifie en Mais tous les sites dans le Tafilalet ne se prêtent
fait la présence de la nappe, sa profondeur, sa nature et pas au creusement et à l’installation des khettaras. Leur
permet la conception du projet. Ensuite s’établit le tracé concentration est notée sur la rive gauche de l’oued Ziz,
de l’aqueduc ou séguia souterrain en calculant par ni- dans le secteur de Siffa, Rissani, Taouz mais c’est sur
vellement la localisation de son débouché en aval; cette la rive droite de l’oued Rhriss, au NO de la plaine du
opération délicate démontre l’habileté et l’expérience du Tafilalet, qu’elles ont atteint un développement consi-
constructeur (M’allam khtatri) et détermine la longueur dérable (plus de 300 khettaras au début de XXe siècle
de l’aqueduc ; certaines khettaras atteignent plusieurs pour environ 450 km de galeries)6,.
kilomètres (photo. 14a). Le débit de la plupart des khettaras de la rive
Le creusement s’entreprend à ciel ouvert depuis gauche de l’oued Ziz (Siffa), estimé et mesuré depuis
le débouché en aval et se recouvre de dalles, puis de les années 1940 jusqu’à 1971, montre globalement une
remblais, avant de poursuivre en tunnel dès que la dé- variation entre 180 l/s et 450 l/s, avec des minimum
nivellation par rapport à la surface du sol devient trop atteints au cours des années de sécheresses exception-
importante. C’est alors que se creuse la chaîne de puits nelles, conduisant au tarissement de quelques unes
qui permet l’évacuation des déblais et l’indispensable
6. Sur un nombre de 58 khettaras reconnues dans ce secteur pendant
ventilation du conduit. les années 1970, seules 20 d’entre-elles sont aujourd’hui fonction-
nelles.
55
L’eau dans le Pays du Ziz
Photo. 1. Construction de puits de khetrra en maçonnerie Photo. 2. Renforcement de puits de khettara par béton.
Photo. 3. Creusement de tête de khettara pour prolongement Photo. 4. Réfection du canal (séguia) aval de la khettara
Photo. 5. Point d’eau bétonné que draine la séguia Photo. 6. Seguia bétonnée. irriguant jardins de l’oasis
Planche. 5. Aménagement actuel des puits, des têtes de puits et des séguias des khettaras
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L’eau dans le Pays du Ziz
d’entre-elles. Leur croissance correspond à la tendance aléas d’apport (à l’instar des sources naturelles), durée
générale de remontée de la nappe souterraine nourri- de mise en équilibre dynamique souvent longue et mal
cière et des travaux de réhabilitation (réfection dimi- comprise, ce qui conduit à des extensions réitérées ré-
nuant les pertes). Les fluctuations saisonnières des dé- duisant la productivité des ouvrages, difficulté de mo-
bits de ces khettaras sont toutefois sensibles, les débits dulation du débit, impossibilité d’agir sur la réserve de
d’été peuvent diminuer de 15 à 20% suivant les secteurs. l’aquifère.
Mais le rendement de la khettara dans son ensemble L’ingéniosité du procédé7 réside cependant dans
peut accuser une baisse importante de son rendement sa conception et son adaptation aux conditions de la
par les pertes liées à l’évaporation qui se produisent vie et du climat aride du Tafilalet : il supprime les cor-
dans leur partie adductrice et qui peuvent atteindre 30 à vées d’eau épuisantes qui prennent l’essentiel du temps
50% du débit drainé en amont. des habitants et assure un approvisionnement à débit
Impressionnantes et remarquables par le travail constant, sans risque de tarir la nappe et en limitant
considérable qu’elles représentent, les khettaras ne ré- l’évaporation au minimum.
sultent cependant pas d’un plan ni d’une organisation Aujourd’hui, le nombre réel des khettaras en
d’ensemble. Elles sont le fruit d’un travail empirique et service dans la plaine du Tafilalet, le rôle exact qu’elles
opiniâtre, suivant une technique inchangée durant des jouent dans l’irrigation ainsi que leur répartition géogra-
siècles. phique précise à l’intérieur de la plaine sont assez mal
Mais cette technique de captage impose un po- connus8. Néanmoins, la tendance actuelle à la surexploi-
tentiel et fournit un débit variable, ce qui revient à créer tation des nappes par des procédés plus modernes, sta-
une source artificielle, à l’inverse du puisage qui impose tions de pompage et effets du barrage Hassan Addakhil
un flux et fait varier le niveau en conséquence (Margat, à l’amont, déprime de manière irréversible leur réserve
2001). Elle a cependant l’avantage d’utiliser des pentes d’où le tarissement progressive des khettras, observé
faibles contrairement aux circulations de surface. dès les années 1960, mais amplifié depuis les années
C’est là un intérêt majeur en plus des avantages écono- 1980 (décennie de sécheresse et accroissement du pom-
miques : économie d’énergie, meilleure adaptation aux 7. Deverdun (1912), assigne une importance décisive aux apports
de la phase arabo-islamique dans l’expansion de la technique
aquifères discontinus, aucun risque de surexploitation des galeries drainantes dans tout l’Extrême ouest musulman,
et notamment en Espagne où toutes les données convergent à
en rapporter l’introduction et la diffusion aux conquérants ara-
(autorégulation) et une permanence de l’eau pour les be-
bo-berbères.
soins agricoles et domestiques. 8. L’état des connaissances sur l’utilisation de l’eau est encore beau-
coup moins avancé que celui concernant les ressources. Les raisons
de cette situation sont multiples : il est particulièrement difficile de
Par contre, ce mode de captage est aussi assujetti recenser l’ensemble des intervenants et d’estimer les prélèvements
qu’ils opèrent ; les modes de prélèvement sont variables et les pré-
à des contraintes fortes : situation topographique, sen- lèvements eux-mêmes varient dans le temps au cours d’une année à
l’autre. Une autre source importante d’imprécision est celle relative
sibilité au régime naturel de l’aquifère en fonction des aux volumes d’eau effectivement consommés par rapport à ceux qui
retournent dans le système.
57
L’eau dans le Pays du Ziz
page). Soulignons au passage les changements dans est marocain en l’absence du liquide précieux exige, en
les conditions économiques et sociales des populations plus des ingénieux procédés de captage et de dérivation
qui ont beaucoup influé dans la détermination de cette précités, un travail de nivelage (tasfil) pour permettre à
« crise de l’eau » des temps modernes. l’eau de circuler, et gagner sur les bordures des terres à
La variété des formes de peuplement et leurs mettre en valeur. La fertilité de la terre n’étant possible
adaptations aux contextes du milieu aride du Tafilalet qu’autant que l’eau y a accès, les surfaces cultivées sont
illustrent nettement les capacités du génie humain à rares. Elles exigent, de ce fait, un travail de protection
modeler leur environnement hostile ; des procédés d’ir- par la construction de murettes autour d’elles, permet-
rigation aussi ingénieux les uns que les autres ont été tant de contenir le volume d’eau lors de l’irrigation et de
mis en œuvre, permettant de valoriser au mieux la res- le conserver longtemps (photo. 9a), et pendant les douze
source capricieuse : l’eau. mois de l’année, un travail soutenu d’irrigation préalable
Les efforts gigantesques pour maîtriser la faible au labour (Tlzaz ou udmkal), des labours profonds ef-
quantité d’eau que la montagne atlasique prodigue soit fectués à la houe, et après la moisson le retournement
par ruissellement en surface, soit par l’alimentation de de la terre en vue de son aération (glib) ; toutes ces dis-
la nappe phréatique, les procédés d’irrigation : uggug, positions ont pour but de suppléer, par une production
aghrour, seguia, sanya, khettara, traduisent l’impor- intensive, à l’étroitesse des terres cultivables.
tance capitale que revêt l’eau pour la subsistance de Mais les efforts que la terre exige pour être mise
l’homme dans ce domaine aride. Partagée minutieu- en valeur et l’insuffisance de la production, réclament
sement entre les familles constituant la population des la forte cohésion des utilisateurs. La force humaine que
oasis, l’eau donne, là où elle existe, naissance à une recèle chaque qsar seule permet d’entreprendre et de
agriculture de soins, à laquelle la chaleur et la fertilité défendre les grands travaux que nécessite le captage de
des terres limoneuses confèrent une précocité, et une l’eau.
production peu connues dans le monde méditerranéen. Or, dans un contexte régi par la rareté et la pé-
« Sa faible quantité et l’impossibilité d’une vie agricole nurie de la ressource en eau, les rapports entre les qsur
sans elle, dans ce monde aride, en fait, contrairement sont marqués souvent par des tensions lorsque le cap-
au monde septentrional, le moyen de production qui se tage de l’eau implique deux communautés, ou plus,
vend indépendamment de la terre, et dont la possession occupant et contrôlant des territoires voisins, distincts
domine le rapport entre les individus et les groupes » mais tributaires d’une même ressource hydrique. Il peut
(Célerier, 1925). s’agir également de groupes différents ayant à gérer
L’impossibilité de toute vie agricole dans le Sud-
58
L’eau dans le Pays du Ziz
1’eau d’un territoire qui leur est commun9. Aussi, des la cohésion au territoire commun, c’est bien le réseau
alliances entre différents qsur ou tribus se nouent, qui hydraulique partagé.
sont souvent fonction de la dépendance en eau. On cite Comme le note Mezzine, (1987), l’alimentation
à ce propos l’alliance de Lghourfa avec oued Ifli, sur la en eau, les avantages retirés du commerce, la pression
rive gauche de l’oued Ziz qui est due, en grande partie, des nomades, et le souci de l’équilibre, sont à l’origine,
au passage de la séguia Al ghorfia qui alimente Lghor- dans les tribus du Tafilalet comme partout ailleurs
fa en eau d’irrigation, sur le territoire de l’oued Ifli. Les le long du Ziz, d’un chassé croisé d’alliances que les
situations sont nombreuses et 1’on peut évoquer aussi conjectures politico-économiques peuvent changer, rendre
bien les pactes de répartition entre fractions d’un même aiguës ou au contraire affaiblir.
groupe tribal. Mais, quelle que soit 1’échelle adoptée, et même
Lorsqu’il s’agit d’une simple source ou résur- si 1’ampleur des réseaux concernés peut souvent at-
gence, c’est généralement un territoire unique qui est teindre plusieurs dizaines de kilomètres, il est bien clair
concerné et, sauf appropriation violente, il est alors rare que le domaine dont il s’agit ici est celui de la «petite
que les éventuels litiges concernent deux groupes tota- hydraulique »
lement distincts (mais ils peuvent être le fait de plusieurs
individus d’une même communauté, ou des divers
composants d’une population constituée par apports
successifs).
Lorsque le cours d’eau est suffisamment impor-
tant, en revanche, divers groupements humains peuvent
être impliqués dans son exploitation et sa gestion, cha-
cun occupant un territoire distinct, tout comme peuvent
l’être aussi différentes fractions d’un même ensemble
dans un seul territoire. En dernier ressort, ce qui donne
10. Les rapports entre les éléments constitutifs de la société filali sont
marqués par des conflits d’intérêts et des tensions autour de la ressource
en eau qui sont devenus une composante à part entière dans l’histoire
sociale des oasis du Tafilalet. Ces tensions ont une forte composante
socio-culturelle résultant de différentes perceptions de la valeur de la
propriété (terre et eau) en quoi consistent les différences de perception.
Les khettaras comme les seguia en portent ainsi des cicatrices qui y
ont laissées les passions individuelles ; qui transparaissent par exemple
dans la stratification sociale de « l’unité politique fondamentale » qu’est
le qsar (Mezzine, 1987).
59
L’eau dans le Pays du Ziz
Organisation de l’irrigation
la relation fondamentale qui existe entre « droit d’eau10 » et
L’image imprimée dans le paysage de la plaine maintenance de l’infrastructure hydraulique dans les sys-
du Tafilalet, dès le Moyen Age, par les réseau hydrau- tèmes traditionnels (Margat, 1962). On revient à ce qui
liques, est bien aussi celle du partage de l’eau. Cepen- a été explicité plus haut sur le rapport : travail fourni
dant, c’est la grande capacité de la société oasienne à au départ de la construction de l’ouvrage hydraulique
s’adapter autant à la pénurie qu’à l’excès de l’eau qui a (barrage plus seguia ou khettara) par la famille du clan
fait montre d’un savoir-faire sophistiqué, répondant et le temps d’accès à la ressource en eau qui en découle.
à l’approche du développement durable que celui dé- La répartition de l’eau soulevait parfois des
veloppé par la société contemporaine, figée dans sa conflits nés des besoins croissants de l’utilisateur, ain-
quête incessante de progrès technologique orienté vers si le recours à l’arbitrage devenait nécessaire. Aussi, la
la maximisation des profits à court terme. La manière communauté oasienne de chaque qsar s’est vue instau-
dont la société filali a veillé à la gestion de l’eau en dira rer une juridiction spécifique à la gestion de la ressource
long sur leur hiérarchie des valeurs et leur souci de pé- eau, sous forme de « droit coutumier » (recueil de lois)
rennité. azerf ou Ti’qqidin en berbère11, si bien répandu dans le
Cette maîtrise de l’eau et sa mobilisation ont incité monde oasien et rural du Maroc, auquel on pouvait se
la mise en œuvre d’un ensemble de techniques, dont il a référer en cas de litiges. Les préceptes du Saint Coran
fallu également socialiser l’usage par le jeu de lois et de leurs avaient fourni la matière pour élaborer cette légis-
règlements. La littérature historique et anthropologique lation fondée sur une éthique originale.
livre des descriptions sur l’organisation sociale des com- L’application de ce droit coutumier revient au
munautés oasiennes et son lien avec les modalités d’accès conseil communautaire du qsar, Jmaa ou Qbila, com-
à l’eau et les techniques et règles de son utilisation. posé de son président Amghar ou Cheikh, et de ses
Juridiction et droit d’eau conseillés Mzarig (pluriel de Mezrag), élus pour six
Face aux aléas tant naturels qu’anthropiques 10. Cet état de fait est très antérieur à l’établissement de la législation
établie lors du Protectorat français (dahirs du 1er juillet 1914 et du 8
pesant sur la ressource hydrique, les Filali cherchaient septembre 1919, incorporant toutes les eaux superficielles ou souter-
raines au domaine public), notamment à la réglementation des exploi-
de bonne heure à sécuriser leur accès à l’eau et l’usage tations d’eaux souterraines (dahir du 1er août 1925). Juridiquement,
les eaux des khettaras et des puits font partie du domaine public, mais
qu’ils en font. Ils élaborèrent des principes légaux et les droits d’usage de ces eaux peuvent être considérés comme ayant
été acquis antérieurement au 8 novembre 1919, et ils sont donc sau-
coutumiers de juridiction qui régissaient l’hydrau- vegardés.
lique agricole et qui ont valeur de technologie, car sans 11. Ti’qqidin pluriel de Ta’qqit, est le nom qui est utilisé par les tribus
berbères du Sud-Est marocain pour désigner le recueil où sont consi-
gnées les règles coutumières de droit qui régissent le rapports entre
eux, les ouvrages et les mécanismes d’irrigation n’au- les individus d’un qsar, d’une tribu, ou d’une « confédération ». Ces
documents, bien que discontinus, souvent en mauvais état et écrits
raient pas pu être mis en œuvre. C’est ainsi qu’apparaît dans une langue arabo-berbère difficilement compréhensible, sont
plus variés à partir de 1630 (Mezzine, 1987). Leur analyse nous met
directement en présence de la réalité économique et sociale de la ré-
gion
60
L’eau dans le Pays du Ziz
mois. Ce conseil, qui veille à l’entretien des équipe- nomie de cette juridiction. La Jmaa tranchait également
ments hydrauliques et arbitre les contestations, doit, pour la création de barrages de dérivation d’eau selon
en principe, faire l’unanimité des usagers et avoir une l’intérêt général, elle s’occupait en outre du dragage du
bonne connaissance du réseau d’irrigation et des droits lit de l’oued et du prolongement des têtes de khettaras
revenants à chaque branche d’irrigation, voire à chaque et de leur curage, en vue d’augmenter le débit afin
propriétaire. Cette tâche est exercée à tour de rôle par d’étendre l’irrigation à l’aval.
tous les usagers qui, de cette façon, participent directe- Par l’élaboration d’un dispositif réglementaire
ment à l’administration collective de la distribution. autour de l’eau, la communauté qui le supporte et le
Les droits d’eau reposent sur un corpus de règles, sécrète vise la gestion équitable de la ressource vitale
de principes et de normes, plus ou moins explicites et entre les membres de cette communauté, et évite tout
précis selon les cas, mais toujours existants. La popu- dérapage, de type accaparement, synonyme de despo-
lation du qsar se doit d’exécuter tout engagement que tisme12 qui menacerait l’équilibre fragile de l’agrosys-
le Cheikh et ses Mzarig prennent. Toute décision qu’ils tème oasien ; il s’agit là de l’autre grande dimension de
peuvent prendre, et principalement celle d’amender le la civilisation hydraulique oasienne.
recueil des lois, a force de loi. Cette autorité prononcée Le partage de l’eau; éthique de gestion
par la Jmaa est indispensable dans une société où le pa- Le processus de distribution de l’eau, dont l’usage
radigme de la rareté impose des rapports de violence. est collectif, consiste à livrer une part d’eau à un indivi-
Elle permet à la vie politique de la communauté d’avoir du qui en devient aussi propriétaire, indépendamment
un cours normal, où tout le monde se sent associé à la de l’importance de sa propriété foncière. Les droits
gestion des affaires de la cité, et où la garantie d’une ap- d’eau ou les parts d’eau sont proportionnels, du moins à
plication unanime de décisions politiques existera. On l’origine, à la contribution de chaque propriétaire (qsar,
souligne ici l’importance de l’esprit communautaire qui lignage, famille), aux travaux de construction de la se-
agit de manière décisive sur les projets mis en place et guia ou de la khettara.
leur réussite en milieu oasien. Le droit coutumier insistait particulièrement sur
Le recours au moindre mal constituait le principe la répartition de l’eau d’irrigation communautaire ; elle
fondamental sur lequel se basait un jugement dans les s’opérait selon le procédé mécanique du répartiteur, sys-
cas d’une opposition entre le principe de garantie d’ir- tème destiné à diviser l’eau du cours d’eau ou du canal
rigation et la sauvegarde d’un autre intérêt. Phénomène principal en un certain nombre de courants d’eau (mes-
distinctif, la Jmaa est capable, même de prononcer des ref) représentant chacun une part d’eau égale du débit
verdicts, contrairement à ce que pouvaient attendre les 12. Nous sommes loin de la thèse réputée de Wittfogel (1947)
sur le « despotisme oriental », relatant la grandeur des civilisa-
représentants de l’autorité supérieure, preuve de l’auto- tions, qui se sont érigées en grands empires, à travers la mono-
polisation de l’eau.
61
L’eau dans le Pays du Ziz
total, à laquelle une collectivité (qsar) a droit sur une tours d’eau individuels entre le jour et la nuit permet de
source, un cours d’eau ou une khettara. partager entre tous les usagers cette sujétion comme cet
Les parts d’eau des différents détenteurs se si- avantage. Elle exprime donc un réel esprit égalitaire au
tuent dans « un tour d’eau » selon lequel s’opère la dis- sein de la communauté oasienne et une organisation so-
tribution. Le mode connu de partage de l’eau est celui en ciale particulière.
temps d’utilisation ; ainsi la durée du tour varie selon les Par ailleurs, les droits d’eau revenant à chaque
séguias et les khettaras : 8, 10…15 jours et plus, elle est propriétaire ou à chaque fonds sont rarement consi-
divisée en nouba ou journée d’eau correspondant soit à gnés par écrit13. La règle générale est que chaque usager
24 heures (1 jour et 1 nuit), soit à 12 jours aux équinoxes connaisse les parts d’eau qui lui reviennent dans un tour
(1 jour ou 1 nuit). Chaque nouba est partagée entre un d’eau (nouba). Notons par ailleurs que l’eau appartient
ou plus ou moins grand nombre de propriétaires, elle- au territoire qui la contienne et ne peut être possédée
même divisée en sous-multiples. Tout un répertoire est par le propriétaire du territoire qui la traverse. Les droits
dressé des multiples et variables mesures vernaculaires, d’eau présentent un intérêt patrimonial fondamental
qui est transmis de manière orale et conservé dans la pour leur détenteur ; ils sont toujours l’expression des
mémoire de la collectivité et des usagers. rapports sociaux au sein d’un même groupe d’utilisa-
Le travail investi dans la réalisation d’un cap- teurs (qsar), et reflètent donc l’histoire de la société filali.
tage et du réseau d’adduction justifiait le droit à l’eau ou L’entretien du réseau de distribution de l’eau
« ayant droit » ; cela établissait une sorte de propriété Par le biais de ses instances exécutives, la com-
collective de la ressource eau (propriété des membres munauté filali veille au bon déroulement de la vie agri-
ou « ayant droit » du qsar qui se sont chargés de cette cole dans tous ses moments privilégiés : labour, irriga-
réalisation). Cependant, une des complications dans tion, récolte, entretien des ouvrages hydrauliques. Elle
le système de partage des eaux est fréquemment in- ne se limite pas seulement à énoncer ce que la popu-
troduite par l’alternance diurne et nocturne des prises lation ne devait pas faire, pour ne pas porter préjudice
d’eau successives d’un même usager. L’écoulement à l’équilibre économique du qsar, mais l’organise pour
d’une khettara, par exemple, se faisant de manière permettre une meilleure utilisation de la terre, de l’eau
continue, il est indispensable de procéder à des irriga- et des produits qui résultent de leur mise en valeur.
tions nocturnes. Celles-ci constituent pour le Filali une Le principe de prestation de travail revient à ce
contrainte pénible ; elles présentent en revanche l’avan- 13. Dans beaucoup d’aspects de la vie des campagnes marocaines
l’écrit est souvent absent, et à l’exception de la correspondance avec
le pouvoir central, des pactes tribaux, des actes fonciers et des docu-
tage d’une grande efficacité puisque les pertes d’eau ments à caractère juridique, toute la littérature affective des groupes,
leur histoire et même leur droit, sont transmis de façon orale, et
par évaporation sont alors considérablement diminuées conservés dans la mémoire de leurs membres. Or cette mémoire po-
pulaire qui est le répertoire de la tradition orale, exerce le plus souvent
par rapport aux arrosages diurnes. La permutation des une censure inconsciente sur les informations, et n’en retient que ceux
qui ont eu un effet sur la destinée des groupes, ou qui justifient et
perpétuent des privilèges présents.
62
L’eau dans le Pays du Ziz
que chaque propriétaire doit fournir une quantité de puits d’irrigation. La distance minimale entre deux
travail proportionnelle aux droits d’eau qu’il détient. khettaras est également fixée par l’usage.
La charge de travail est évaluée en nombre d’ouvriers • Chaque khettara est protégée par le droit d’emprise,
ou khaddam que doit fournir chaque famille selon l’im- le tarik (sentier ou chemin) dont la largeur semble d’au-
portance des travaux à effectuer. Ce principe de contri- tant pus grande que la khettara est moins profonde. A
bution aux travaux est remplacé, en cas de travaux l’origine, cette largeur est de l’ordre de quatre à cinq
urgents (reconstruction ou réfection d’une prise d’eau fois la profondeur de la khettara. Le respect de ces
après une crue dévastatrice, par exemple) par une mobi- règles avait pour conséquence une très grande exten-
lisation générale de toute la population masculine de la sion des zones d’emprise où l’irrigation est tradition-
communauté pouvant manier une houe (Had Essayem). nellement interdite.
Il faut souligner d’autre part que les différents qsur ou • Fréquemment, « un jour d’eau », le vendredi, est ré-
groupes tribaux qui partagent l’eau d’une séguia d’eaux servé à la fraction : cette eau est vendue aux enchères,
de crue partagent aussi la gestion des infrastructures par l’intermédiaire du crieur public pour les besoins de
qui permettent son utilisation. la communauté (entretien de la mosquée en l’occur-
Réglementation de l’eau souterraine rence).
Jusqu’au milieu du XXe siècle, on peut recon- D’autres dispositifs réglementaires régissent
naître la réglementation suivante dans les oasis à l’utilisation de l’eau elle-même ; ils diffèrent d’un qsar
khettaras (Margat, 1962 ; Ben Brahim, 2003 ; 2008) : à l’autre, voire d’une tribu à l’autre, ils consistent en
• Lorsqu’une khettara est isolée, elle peut être prolon- procédures de protection de l’eau aux moyens d’inter-
gée sans limitation. Les têtes des khettaras se trouvant dits. Nous citerons à l’occasion quelques règles qui sont
souvent en dehors des limites de la fraction irriguée ; transcrites sous forme d’articles, se rapportant aux dif-
de très anciens accords existent entre les fractions. férents qsur appartenant aux tribus des Ayt Atta, Ayt
Les têtes des khettaras, par exemple, ne peuvent être Isa et Ayt Izdeg de l’Oued Guir (Nehlil, 1915):
trop rapprochées par crainte d’un tarissement de leurs • Il est précisé que : quiconque intercepte l’eau de la se-
puits. Une réglementation précise intervient dans le guia destinée à une autre personne pour la faire passer
cas des réseaux de khettaras nombreuses, serrées et dans sa propriété, s’il est vu par une autre personne, est
exploitant la même nappe. pénalisé de 5 ouqias14
• Le prolongement d’une khettara vers l’amont ou le • Il est dit aussi que : celui qui se sert de l’eau de la
creusement d’une nouvelle khettara sont interdits sans seguia alors que ce n’est le tour de personne d’arroser a le
un accord unanime des propriétaires. Les khettaras droit de le faire ; si quelqu’un d’autre vient ensuite accapa-
ne peuvent non plus être développées au voisinage de
14. Divisions du système monétaire traditionnel marocain encore en
usage jusqu’au premier quart du XXe siècle.
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L’eau dans le Pays du Ziz
rer cette eau à son profit, il aura à verser 5 ouqias et devra source de bienfait.
laisser l’eau au premier ayant droit. Selon l’inspiration du Saint Coran, l’eau est
• On peut lire aussi : celui qui après avoir arrosé son jar- source de toute vie ; elle est aussi source de richesse à la-
din ou son champ, ne renvoie pas l’eau de la seguia à ceux quelle chacun a droit et doit en utiliser avec parcimonie.
qui y ont droit après lui, versera un metqa1 à condition que Il consacre d’ailleurs une large place à l’eau, sous forme
celui qui a droit à cette eau ait constaté l’accaparement et de louanges et magnifie ses bienfaits à travers 120 ver-
son préjudice. sets. Le Hadith, recueil des actes et paroles du Prophète,
• Un autre article dit : celui qui intercepte l’eau de la contient également plusieurs dispositions d’éthique rela-
seguia versera un metqal15, nonobstant le payement de la tives à l’eau et aux usages auxquels elle doit être sujette.
valeur de l’eau interceptée. De même, celui qui arrose Cette valeur de référence sacrée et spirituelle a orienté,
son champ et néglige ensuite de fermer la seguia et de ren- dès l’arrivée des Arabes dans le Tafilalet, les rapports
voyer l’eau dans la seguia commune versera 10 mouzou- du Filali à l’eau. Cet équilibre entre l’homme et la na-
nas16. ture a permis de sauver l’environnement du Tafilalet,
Par son aspect fonctionnel et la continuité orga- pendant plusieurs siècles, de l’abus destructeur (menant
nique existant entre lui et la société qui l’a engendré, à la désertification en l’occurrence).
le recueil coutumier, transmis oralement ou par écrit, Exploiter durablement les ressources naturelles,
constitue une source appréciable pour la connaissance c’est pour le Filali le devoir du croyant qui doit faire re-
de l’évolution sociale, économique et politique des oa- vivre la nature, et l’affirmation de l’identité et de l’atta-
sis du Tafilalet, ou du Sud marocain, et les principes chement à la terre, à l’espace territorial et aussi à la tribu
qui les régissent. Les règles et les dispositifs ances- et à la nation (Umma).
traux de partage des ressources en eau restent encore Dans leur relation à l’eau, les Filali sont passés
vivants comme une conscience collective de survie. Ils maîtres dans l’art de l’économie de l’eau et de l’irriga-
conservent des éléments compatibles avec le concept tion, en recourant au système du goutte-à-goutte, d’ins-
moderne de gestion intégrée de l’eau et peuvent être piration andalouse très probablement. Ils utilisaient ce
opérationnels dans des pratiques modernes de gestion. procédé très novateur qui consiste à placer au pied du
Éthique et développement durable palmier jeune une jarre d’argile neuve, remplie d’eau
Les Filali se sont conduits depuis toujours en douce ; un trou étant percé au fond de la jarre qui laisse
conservateurs de l’environnement et placent au premier l’eau s’écouler lentement au pied de l’arbre ; un inter-
rang de leurs préoccupations l’eau et la forêt. La na- valle était aménagé entre le fond de la jarre et le sol pour
ture est sacrée chez-eux et ils la respectent en tant que éviter que la terre n’obstrue le trou ; la jarre étant rem-
plie régulièrement. Ce procédé était utilisé essentielle-
15. Idem.
16. Idem. Ibidem
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L’eau dans le Pays du Ziz
Fonctionnement actuel
et
effets de la globalisation
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L’eau dans le Pays du Ziz
nagements a constitué un rouleau compresseur pour fait les principaux médiateurs de cette transformation
l’héritage technique et sociétal antérieur. volontariste.
Ce type d’analyse est communément repris pour Dès 1930, sept motopompes publiques ont été
expliquer le blocage actuel de l’intensification par l’em- installées par l’administration coloniale française,
prise toujours réelle de l’impérialisme, et plus récem- permettant l’irrigation de 950 ha (Margat, 1962).
ment de la mondialisation. L’eau de ces stations est gérée par des Centres de
La mise en place effective du Protectorat français Travaux (CT), organismes officiels à gestion finan-
dans le Tafilalet, à partir de 1930, a impulsé de nou- cière autonome qui sont censés jouer un rôle d’as-
velles dynamiques de mise en valeur du territoire ; elle sistance technique et administrative vis-à-vis de la
a enclenché un processus d’intensification des modes collectivité. Leurs prestations de services sont dans
d’usage des ressources en eau. Depuis, les palmeraies une certaine mesure à la charge des usagers et ils
du Tafilalet font face à une situation nouvelle dans la- interviennent dans l’évaluation du prix de vente
quelle leur infériorité économique s’est révélée au grand de l’eau. La distribution de l’eau devait être réglée
jour ; des réponses appropriées apparaissent et attestent comme s’il s’agissait de tour d’eau de khettara ou de
d’une complexité importante. .
séguia pérenne, à cela près que le débit n’était pas
La politique hydraulique qui a prévalu avec l’ad- continu.
ministration du Protectorat français, et après l’indépen- L’idée admise était essentiellement de créer
dance du pays, a constitué le champ d’affrontement de des ressources de secours destinées à prendre la re-
deux logiques : l’État et le Filali, qui déploie chacun lève des ressources traditionnelles, périodiquement
des stratégies antagonistes autour de la ressource eau défaillantes au cours des périodes sèches. Mais les
et la technique hydraulique associée. L’État, planifi- besoins potentiels en eau d’appoint, des palmeraies
cateur et aménageur, tente d’accroître son emprise sur du Tafilalet, sont très grands et de toute manière les
l’agrosystème oasien, au moyen d’aménagements hy- stations ne pourraient les satisfaire que très partiel-
dro-agricoles qui remodèlent fortement cet espace et lement. Leur variabilité des prélèvements annuels
bouleversent la vie des Filali. D’ailleurs, le périmètre est toutefois grande : de 0,7 à 2,8 Mm3, soit dans le
irrigué apparaît même comme la figure emblématique, rapport de 1 à 4 (Margat, 1962). D’ailleurs, les mo-
idéale, de cette intervention étatique qui se propose dules d’irrigation par eau pompée ne peuvent être
d’amener chez les oasiens la rationalité dans le travail et abaissés au-dessous d’une certaine limite dès que la
la modernité dans les esprits. Cette stratégie est servie salure dépasse 3 ou 4 g/l, si les épandages d’eau de
par l’action des ingénieurs et des techniciens des divers crue permettant un lessivage périodique ne sont pas
offices et services agricoles mis en place, qui sont en assurés.
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L’eau dans le Pays du Ziz
Photo. 15. Canalisation moderne et distribution de l’eau à partir du barrage Hassan Addakhil
Photo. 16. Chateau d’eau au niveau de Douira (amont du Tafilalet) assurant la distribution de l’eau potable
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L’eau dans le Pays du Ziz
du Tafilalet et les nouveaux aménagements hydro agri- sus de différenciations sociales apparaissent et la po-
coles engagés, en plus des sécheresses de la décennie pulation subit de plus en plus les effets de l’économie
1980 ont privé la nappe de ses ressources habituelles. monétaire. La notion classique de terroir ne suffit plus à
Mais des causes locales interviennent souvent : la rendre compte de l’organisation de l’espace. La situation
baisse constante de la nappe phréatique semble provo- du Tafilalet présente un caractère de repli, d’inertie, de
quée aussi par un déséquilibre entre consommation et crise qui se manifeste de diverses façons.
alimentation, qui résulte aussi de la somme des déficits De tels changements dans le mode d’alimenta-
produits en amont. tion des oasis en eau se sont accompagnés de boulever-
Cette baisse des eaux est plus forte là où la mise sements sociaux : les propriétaires peu fortunés, n’arri-
en culture est la plus ancienne et où la densité des pal- vant pas à s’équiper de motopompes, voient au contraire
miers est la plus élevée, mais aussi là où le pompage est s’amenuiser progressivement leur débit d’irrigation ;
élevé. La pratique dans ces zones de cultures irriguées le jardinier qui se permettait d’user d’une saniya ou
secondaires (maraîchage par exemple) accroît encore la d’aghrour, par exemple, n’est plus à l’abri de la pénurie,
consommation et contribue à la baisse du niveau des puisque son puits, se trouvant placé dans la zone d’in-
eaux. fluence d’un puits nouvellement équipé d’une pompe,
Enfin, le ralentissement de la circulation souter- enregistra rapidement une baisse brutale de débit, puis
raine provoquée par les encroûtements gypseux dont un tarissement total18. Les têtes de khettaras subissent
les cristallisations sont d’autant plus abondantes que le aussi le même sort lorsque ces motopompes sont ins-
terrain de culture est plus ancien est une cause évidente tallées à leur amont. Les disparités sociales existantes
d’abaissement de la nappe. Une étude effectuée en 1982 ne font ainsi que s’accroître à mesure que le pompage
par l’ORMVA/TF, portant sur 21 000 ha, a révélé que devient le mode prépondérant d’alimentation en eau
35% des sols de la palmeraie sont salés (4 à 6 g/l) et 18% des oasis.
sont très salés (> 16 g/l). Des bouleversements d’ordre naturel ont com-
La maîtrise de l’eau échappe de plus en plus aux mencé à se faire sentir, en l’occurrence l’ensablement
populations des palmeraies : le droit coutumier qui ré- des palmeraies, l’accroissement de la salinité des sols
gissait la répartition des eaux de crues dans l’espace et dans les espaces cultivés et leur pénurie en sédiments
dans le temps perd désormais de sa valeur devant le fertilisants : les limons des crues ; en conséquence
pouvoir de l’État, sans bénéfice pour la société locale. toutes les conditions favorables aux processus de déser-
La gestion de la ressource hydraulique relève ainsi de tification. A ces conditions s’ajoute bien évidemment la
la compétence exclusive des pouvoirs publics. Les qsur 18 L’étude de la variation du niveau de la nappe phréatique effectuée
entre 1980 et 1997 sur une quarantaine de puits montre un abaisse-
éclatent, perdant leur autonomie ; de nouveaux proces- ment du niveau piézométrique qui peut aller jusqu’à 6,8 m (Benmo-
hammadi et al, 2000).
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L’eau dans le Pays du Ziz
péjoration des conditions climatiques peu favorables. plus poussée et coûteuse de l’ensemble de ses res-
Ainsi, «les systèmes traditionnels qui étaient effi- sources en eau, le pays du Ziz, comme tout la Maroc,
caces pendant des milliers d’années deviennent désuets a connu de profondes mutations au cours du XXe siècle:
en quelques décennies, remplacés par les systèmes de sédentarisation et amélioration des conditions de vie des
surexploitation qui apportent des profits à court terme populations oasiennes, extension des surfaces irriguées
pour quelques uns et des dépenses à long terme pour mais aussi création de nouveaux périmètres irrigués par
beaucoup». (Mc. Neely. in Pérènnes, 1993). La situation pompage, essor de l’urbanisation, croissance rapide du
qui en a résulté est celle d’un déséquilibre généralisé, secteur touristique oasien et désertique, etc. Ces muta-
et la première victime, du progrès mal maîtrisé, semble tions socio-économiques et territoriales résultent à la
être la ressource eau. fois des dynamiques internes des communautés locales
mais aussi d’interventions très actives des pouvoirs pu-
L’eau, victime du progrès mal maîtrisé
blics. Elles sont suffisantes pour considérer le secteur de
Malgré des siècles d’efforts consacrés à la mise
l’eau comme un enjeu politique, économique et social
au point de techniques et à la réalisation d’aménage-
considérable.
ments visant à améliorer la disponibilité de l’eau (ou à
réduire ses effets néfastes), cette dernière demeure une Gestion territoriale de l’eau, la loi 10-95
limite fondamentale pour le développement des activi- A partir des années 1990, les moyens finan-
tés humaines, tout particulièrement en milieu aride. ciers consacrés aux politiques de développement ru-
La Conférence Euro-Méditerranéenne, tenue en ral changent véritablement d’échelle et les pouvoirs
1996 au sujet de la gestion de l’eau, concluait par l’état publics montrent une forte volonté d’intégration et de
alarmant des pays d’Afrique du Nord et leur confronta- territorialisation des actions sectorielles (hydraulique
tion au XXIe siècle au problème du manque d’eau. rurale en l’occurrence) qui ont été renforcées. L’impor-
Avec un équivalent de moins de 1000 m3/an en tance de cet enjeu en a fait d’ailleurs, au cours des
moyenne, et par habitant (en référence à la population décennies 1990-2000, un véritable sujet de société.
en 2000) de ressources en eau exploitables, le Maroc A tous les niveaux du système de gestion territo-
fait partie des pays considérés en situation de pénurie. riale, la politique de l’eau a fait l’objet de considéra-
D’ailleurs, est considérée comme «pauvre en eau», la tions et d’analyses qui ont fait le point sur les limites
population disposant selon les normes internationales et les manquements de ce système.
d’une ressource moyenne annuelle par habitant com- Dans ce contexte, les politiques de l’eau vont
prise entre 500 et 1000 m3 (Margat, 2004). connaître certaines inflexions avec la mise en place
Grâce en partie à une mobilisation toujours d’une nouvelle stratégie nationale de mobilisation et
73
L’eau dans le Pays du Ziz
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L’eau dans le Pays du Ziz
tique de la gestion de l’eau est si complexe et elle a de rieures à la loi 10-95 ont permis l’introduction de nou-
telles ramifications qu’elle ne peut se prêter à un traite- velles approches de gestion de la ressource hydrique,
ment purement technique, pas plus qu’elle ne peut être privilégiant la participation des populations concernées.
évacuée moyennant de simples aménagements partiels Mais il n’en demeure pas moins que si cette dernière est
ou ponctuels. En revanche, elle implique l’adoption maintenant largement reconnue, elle relève malheureu-
d’une approche globale… ». sement encore plus du discours que de l’action, et son
Une telle perspective s’est cependant renforcée application reste encore confrontée à des contraintes
avec les différentes recommandations faites depuis plus procédurales qu’il convient de surmonter.
d’une dizaine d’années par les organisations internatio- Soulignons toutefois que le dispositif juridique
nales, préconisant une gestion durable, intégrée, partici- marocain, parfois lacunaire et vétuste, est souvent frap-
pative et décentralisée des ressources en eau. L’objectif pé d’ineffectivité ou en avance sur les conditions réelles
avoué est d’élargir les processus de décision en termes de son opérationnalisation ; il se caractérise, cependant,
de gestion et d’allocation de l’eau, afin de les rendre plus par plusieurs ordres normatifs incontournables, qui ont
transparents et acceptables, en incluant l’ensemble des un effet miroir de la société qui les sécrètent : religieux,
acteurs concernés (publics et privés) et en particulier les coutumier et moderne, qui se chevauchent et rendent
usagers. Cet élargissement ne peut se faire sans l’émer- les droits d’eau complexes à tout observateur non initié
gence de nouvelles institutions, fondées sur des prin- Le dynamisme que connaît aujourd’hui le
cipes de démocratie locale, ou pour employer un terme monde rural et l’agriculture marocaine est sans pré-
au goût du jour, de nouvelles formes de gouvernance. cédent en termes de stratégie agricole « Plan Maroc
Dans les oasis du Sud marocain, l’impact de la Vert » (2008), d’Initiative Nationale de Développe-
loi 10-95 demeure limité, eu égard aux déficiences du ment Humain (INDH), de protection de l’environne-
cadre réglementaire. Ainsi, les conflits entre les droits ment « Charte de l’Environnement », de démocrati-
d’eau acquis et les exigences de l’aménagement consti- sation de la vie publique « nouvelle constitution » et
tuent un obstacle à une gestion rationnelle de l’eau. Les de la régionalisation avancée renforçant la légitimité
usagers des oasis refusent, par exemple, d’appliquer les démocratique et le pouvoir des élus.
arrêtés de tarification, du fait des droits d’eau antérieurs
Enjeux actuels et gestion durable de l’eau
à la réalisation des aménagements hydrauliques. Ce qui
Pour la Maroc, l’eau a toujours constitué la clé
garde les offices chargés de la gestion des périmètres
de son développement20, et elle restera d’ailleurs pour
des oasis maintenus dans une dépendance totale du
l’avenir, mais avec une grande inquiétude, quant à sa
budget général.
Les enseignements tirés des expériences anté- 20. “Au Maroc, gouverner c’est faire pleuvoir» disait le Maréchal
Lyautey.
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L’eau dans le Pays du Ziz
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L’eau dans le Pays du Ziz
Photo. 17. Irrigation moderne dans ferme équipée de moto pompe et de bassin-réservoir. Fezna.
Photo. 18a. Pipinnière pour plan de palmier dattier. Photo. 18b. Domaine agricole moderne avec plantation de pal-
mier dattier et irrigation localisée .
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L’eau dans le Pays du Ziz
collectifs d’irrigation. En effet, plus de 600 000 palmiers ont été plantés
• La poursuite des efforts visant la promotion de entre 2010 et 2012, portant ainsi le niveau de réalisation
la gestion participative de l’irrigation, notamment dans à 28% par rapport à l’objectif fixé à l’horizon 2020.
les périmètres de Petite et Moyenne Hydraulique, pour
L’alimentation en eau potable
impliquer et responsabiliser les usagers dans la gestion
A partir des années 1980 et jusqu’à nos jours,
des réseaux d’irrigation et la valorisation de l’eau.
les besoins en eau potable dans le Pays du Ziz se sont
L’inscription de la filière du palmier dattier, prin-
nettement accrus. Cet essor provient de l’effet conjugué
cipale activité agricole oasienne, dans la nouvelle dyna-
de la sécheresse de cette décennie, de la croissance dé-
mique insufflée par le « Plan Maroc vert », visant son
mographique, des progrès réalisés au niveau de la des-
repositionnement au sein du secteur agricole du pays,
serte en eau courante, des modifications des pratiques
ouvre de nouvelles perspectives. En effet, l’économie
domestiques liées à l’urbanisation et à l’amélioration des
des oasis du Sud-Est marocain repose essentiellement
conditions de vie, du développement des activités tou-
sur l’exploitation des palmeraies. L’activité phoénicicole
ristiques (Merzouga et environs) et dans une moindre
au Maroc contribue à hauteur de 20 à 60% dans la
mesure des activités industrielles. Ces besoins se
formation du revenu agricole pour plus de 1,4 million
concentrent surtout dans les villes où le branchement
d’habitants. La superficie occupée par le palmier dat-
au réseau d’eau potable est quasiment généralisé et où le
tier est de l’ordre de 48.000 Ha, pour un effectif total de
niveau de vie ainsi que l’équipement des ménages sont
près de 4,8 millions de pieds, ce qui représente 4,5% du
plus élevés qu’en milieu rural. Les principaux pôles de
patrimoine phoénicicole mondial estimé à 105 millions
consommation d’eau à usage domestique se situent au
de palmiers.
niveau des agglomérations de Rich, Errachidia, Erfoud,
Un contrat programme pour le développement
Rissani, Merzouga. Or, ces zones où se concentre la
de la filière dattière a été signé en 2010 entre le Gou-
majeure partie de la demande en eau, ne disposent pas
vernement et l’Interprofession. Il prévoit un ensemble
de suffisamment d’eau douce pour satisfaire la crois-
d’actions dont :
sance de leurs besoins. Les pouvoirs publics ont, depuis
• La réhabilitation et la reconstitution des palme-
la sécheresse prolongée de la décennie 1980, procédé
raies existantes;
à la mobilisation de l’eau des forages réalisés dans le
• La création de nouvelles plantations, à l’exté-
secteur de foum Rhiour vers Erfoud et Rissani, et plus
rieur des palmeraies;
tard vers Merzouga, en vue de sécuriser l’approvision-
• la réalisation d’une production en dattes de
nement (photo. 16) des populations du Tafilalet, qui ont
160.000 tonnes en 2020 et 185.000 tonnes en 2030
répondu à la pénurie par une émigration massive vers
contre 100.000 T actuellement ;
78
L’eau dans le Pays du Ziz
les villes du Nord. eaux usées et des eaux pluviales ? Ou bien s’agit-il du
prix de l’eau pour l’agriculteur qui la puise directement
La marchandisation de l’eau potable
dans le milieu naturel et l’utilise comme matière pre-
Depuis 1995, date du lancement du PAGER21, les
mière ou comme moyen de production?
ménages ruraux du Pays du Ziz sont confrontés à une
Mais, en matière de prix et de coût de l’eau, il est
situation paradoxale vis-à-vis de l’eau. Si la question
encore malaisé d’y porter un regard objectif, du fait de
de la desserte en eau potable (mais pas encore celle de
la grande complexité de la composition du prix de l’eau
l’assainissement) est aujourd’hui en voie d’être réglée,
et des paramètres ayant contribué à sa fixation, en mi-
l’accès effectif à cette ressource exige néanmoins de
lieu rural et en milieu urbain. Tellement, les situations
nouvelles capacités financières pour des usagers dont
sont changeantes et diverses d’une commune à l’autre et
les besoins en eau s’accroissent.
d’une région à l’autre du Maroc.
Or, dans un contexte d’amélioration des condi-
Notons que la marchandisation de l’eau n’est pas
tions de vie des acteurs ruraux et donc d’aspirations nou-
absente dans l’histoire du Maroc, et plus particulière-
velles, mais également d’intensification des systèmes de
ment dans le Pays du Ziz, où l’eau est traitée comme un
production agricole, les ménages ruraux répondent à
bien ayant une valeur économique, qui détermine, selon
l’augmentation de leurs besoins en eau par le recours à
les règles en cours, sa valeur d’usage. Mais, dès qu’une
des formes marchandes d’approvisionnement. Les pos-
intervention humaine transforme la ressource naturelle
sibilités offertes en matière d’achats d’eau constituent
en un bien ou en un service, il y a des coûts, et l’eau
ainsi une «soupape de sécurité» pour faire face aux si-
devient un bien économique objet d’échange et d’appro-
tuations prolongées de déficit pluviométrique.
priation privée.
Le prix de l’eau – qui diffère du coût de l’eau –
La décennie 1980-1990, marquée par une des
est celui payé par l’usager. Sa répartition dépend du sys-
grandes sécheresses connues dans le Pays du Ziz, est
tème de tarification en vigueur, c’est-à-dire du mode de
encore gravée dans la mémoire filali par la pénurie
répartition du coût de l’eau sur les usagers, ou les diffé-
d’eau domestique et le recours à des prestataires privés
rents coût : eau potable, assainissement, eau usée, eau
(transport d’eau par citerne) pour subvenir aux besoins
pluviale.
de la vie quotidienne (préparation de la nourriture). Or
Néanmoins, faut-il savoir ce que l’on désigne par
le choix du type d’approvisionnement dépend de plu-
prix de l’eau ; s’agit-il du prix que paie un usager du ser-
sieurs critères : prix, qualité, distance entre le point
vice public de distribution d’eau potable ? Et dans ce
d’approvisionnement et le lieu de consommation.
cas, inclut-on le prix du service d’assainissement des
Dans le monde rural, le sous-secteur de l’eau
21. Programme d’Approvisionnement Groupé en Eau potable des Po-
pulations Rurales. Il s’est donné pour objectif de réaliser un taux de potable, en principe prioritaire, ne bénéficie pas pour
desserte de 80% des populations rurales dans un délai de 10 ans.
79
L’eau dans le Pays du Ziz
autant d’un cadre institutionnel cohérent qui garantirait des populations rurales dans ces zones arides.
l’accessibilité de la population à la ressource et contrain- En quelques décennies (1980-2010), le Pays du
drait les opérateurs à assurer l’efficience de ce service Ziz est devenu un espace caractérisé par une forte pres-
public. La fonction de production d’eau potable est sion anthropique élevée sur les ressources en eau. Deux
désormais partagée par les régies avec les concession- phénomènes importants peuvent être mis en avant :
naires de distribution, un concessionnaire de production • le développement des pôles urbains et touris-
et d’adduction, et encore d’autres acteurs à statut plus ou tiques, mais aussi la concentration de l’habitat en bor-
moins bien déterminés (collectivités locales, PAGER, dure de l’oued Ziz, entraînent une augmentation des
etc) (Balafrej, 2000). Or, le principe d’économie de l’eau besoins d’adduction en eau potable ;
y est ignoré, de même ni la pérennité de la ressource, ni • l’intensification progressive des activités agri-
la protection de la nappe ou la qualité de l’eau ne sont coles par la création et la multiplication, ces dernières
assurées dans tous les cas. années, de périmètres irrigués privés. La poursuite de
La marchandisation des eaux, symbole des bien- l’extension de tels périmètres irrigués, exploitant des
faits du passage d’une culture de gestion de la pénurie nappes (profondes) considérées comme des réserves
à une culture de la permanence de l’approvisionne- stratégiques, n’est pas sans risque, tant du point de vue
ment, tant pour les usages domestiques qu’agricoles, écologique que de celui de l’aggravation des disparités
confronte les populations rurales du Pays du Ziz à de socio-économiques entre exploitants agricoles.
nouvelles contraintes financières et à de nouveaux Compte tenu des caractéristiques climatiques
risques de dépendance, mais aussi de disponibilité, de du pays, où l’aridité conditionne aussi bien les eaux de
partage, d’usage de l’eau et de sécurité par rapport aux surface que celles souterraines, la complexité et l’im-
risques associés ; l’eau est abandonnée au libre jeu du brication des processus spatio-temporels, socio-écono-
marché ! miques et culturels nécessitent enfin une bonne coordi-
Ces évolutions témoignent de contradictions nation des politiques publiques, tant dans le domaine de
auxquelles sont confrontées les autorités dans leur vo- la gestion des espaces que dans celui de la gestion des
lonté de baser la politique d’alimentation en eau potable ressources en eau et de leurs usages.
sur un principe d’équité, visant à réduire les écarts entre
populations citadines et rurales. La politique sociale,
tout comme celle d’aménagement du territoire, se sont
fixées depuis longtemps comme priorité le maintien
80
L’eau dans le Pays du Ziz
81
L’eau dans le Pays du Ziz
«Ce qui va contre la nature est injuste, mauvais, et ne résiste pas au temps» A.V. Humboldt
82
L’eau dans le Pays du Ziz
La rareté relative des ressources en eau au Maroc, meurent» avait bien écrit P. Gourou (1971).
leur fragilité et leur inégale répartition font naître un Ainsi l’urgence est moins de revenir à des solu-
risque majeur de pénurie, qui, en dépit de toutes les tions révolues que de trouver les moyens d’une appro-
tentatives pour accroître l’offre, semble inéluctable. Ce priation croissante de techniques nouvelles. La capacité
constat général prend toute son importance à la lec- à trier et à filtrer les apports extérieurs va d’ailleurs sou-
ture des prévisions pour 2025, où la ration marocaine vent de pair avec une aptitude à intégrer aux solutions
annuelle en eau par individu sera de 500 m3 (normes nouvelles des éléments locaux fort anciens. Mais en as-
internationales) ; l’espoir donc en un avenir meilleur ne sociant l’ancien et le nouveau, il faut toutefois ne rien
peut être nourri !! rejeter à priori ni de son patrimoine, ni des inventions
Établi de bonne heure, le rapport des populations nouvelles, voilà une tâche difficile dans le milieu oasien !
du Pays de Ziz à l’eau constitue un aspect du patrimoine Malgré des siècles d’efforts de maîtrise consa-
oasien, qui est révélateur des formes de gestion intégrée crés à la mise au point de techniques et à la réalisation
de l’eau. Le système d’irrigation qui s’est développé d’aménagements visant à améliorer la disponibilité de
résulte, toutefois, d’une accumulation d’étapes suc- l’eau (ou à réduire ses effets néfastes), cette dernière de-
cessives dont chacune a intégré les contraintes de son meure une limite fondamentale pour le développement
époque ; il s’est opéré ainsi une «cristallisation du passé» des activités humaines, tout particulièrement en milieu
à travers les éléments à la fois immatériels (discours, aride. Le Pays du ziz a de tous temps conféré à l’eau la
valeurs, normes) et matériels (structures hydrauliques). place qu’elle mérite, son héritage historique est riche en
L’affranchissement de l’aléa climatique passait certes convergences culturelles et religieuses qui ont contribué
par la maîtrise de l’eau, sa gestion intégrée et le déve- à forger une véritable culture de l’eau.
loppement de l’agriculture. La situation actuelle des ressources en eau et de
Mais ce savoir-faire ancestral ne suffit pas à leurs usages dans le Pays du Ziz présente des enjeux qui
conjurer l’effondrement global de l’environnement oa- sont communs à de nombreuses régions du Maroc. Grâce
sien. C’est là un défi de changement dans les façons en partie à une mobilisation toujours plus poussée et coû-
d’intervenir, mais également défi d’apporter des aides teuse de l’ensemble de ses ressources en eau, le pays a
efficaces en matière de stratégie d’action, d’organisa- connu de profondes mutations au cours du XXe siècle :
tion, de négociation et de gestion : l’état d’esprit est ainsi sédentarisation et amélioration des conditions de vie des
appelé à changer. populations rurales, extension des surfaces irriguées, essor
Les modèles asiatiques montrent que l’urgence de l’urbanisation, croissance rapide du secteur touristique,
est de gérer l’ouverture, plutôt que de se replier sur etc. Corrélativement, se mettent en place : une situation de
l’endogène ; «Les civilisations qui n’empruntent pas concurrence entre usages sectoriels, une marchandisation
83
L’eau dans le Pays du Ziz
croissante des ressources, et des conditions climatiques le recul probable du financement public, la permanence
contraignantes qui viennent renforcer les tensions au- d’un stress hydrique consécutif aux caprices des préci-
tour de l’eau. Ces mutations socio-économiques, cultu- pitations, les impératifs de l’aménagement du territoire,
relles et territoriales résultent à la fois des dynamiques l’évolution annoncée de la démocratie locale et les exi-
internes des communautés locales mais aussi d’inter- gences d’un développement durable, on admet facile-
ventions très actives des pouvoirs publics. ment que le maintien des pratiques et du mode d’admi-
Dans ce contexte, ces derniers s’interrogent au- nistration actuels du secteur ne peuvent qu’hypothéquer
jourd’hui sur la meilleure façon d’équilibrer sur le long davantage encore son avenir. Ainsi, la « Loi sur l’Eau »
terme offre et demande en eau. Comment parvenir à (loi 10-95) fournit, au plus, les éléments d’encadrement du
stabiliser la demande en eau et à préserver les milieux secteur et ne consacre pas explicitement une démarche
naturels tout en restant garant d’un développement soli- opérationnelle globale. Une stratégie du secteur basée sur
daire des oasis, face aux contraintes liées à l’offre mais les options fondamentales de cette législation reste donc
aussi aux fortes pressions sociales, exacerbées lors des à construire avec les principaux acteurs (Balafreg, 2000)
périodes de sécheresse prolongée ? Une telle perspec- D’ailleurs, ce code de loi est confronté à des diffi-
tive s’est cependant renforcée avec les différentes re- cultés héritées du passé et qui sont en relation avec « le
commandations faites depuis plus d’une dizaine d’an- droit acquis » ; or il y a une contradiction entre le bien
nées par les organisations internationales, préconisant public et les droits acquis en général.
une gestion durable, intégrée, participative et décentra- Dans le contexte des mutations en cours et face
lisée des ressources en eau. aux risques de déficits en eau et à la nécessité d’un dé-
La gestion et la valorisation des ressources en eau veloppement économique et social équilibré, ces carac-
du Pays du Ziz se trouvent actuellement confrontées à téristiques, parmi d’autres, font du Pays du Ziz un cas
une série de défis, notamment : la baisse de la disponibili- d’étude exemplaire des difficultés que pose la gestion
té de l’eau ; la croissance rapide du coût marginal de l’eau intégrée de l’eau.
et des coûts d’investissement ; la nécessité de l’améliora- Si l’on veut assurer la durabilité de la ressource eau
tion de l’efficience et de la productivité de l’irrigation ; la sur le long terme, il faut lever la confusion entre valeur
conservation des ressources et la nécessité de la mise en et prix de l’eau, et promouvoir une « éthique de l’eau »,
œuvre et d’une gestion de la demande, intégrée et partici- fondée sur la solidarité et la subsidiarité active – les dé-
pative, des ressources hydrauliques. cisions étant prises au plus bas niveau – privilégiant une
Ces contraintes et constats sont suffisants pour approche de coopération étendue, donnant la parole à
considérer le secteur de l’eau comme un enjeu politique, tous les acteurs et attentive aux technologies appropriées
économique et social considérable. Lorsqu’on y ajoute et aux savoirs locaux (Federico Mayor, 1997)
84
L’eau dans le Pays du Ziz
Ce qui est en jeu aujourd’hui, nouvel environne- En se référant au droit coutumier, les valeurs sous-
ment socio-politique oblige, c’est le rôle fondamental, jacentes à l’approche coutumière sont bien à la fois tra-
aux yeux des citoyens et des usagers de l’eau en particu- ditionnelles et modernes. Qu’il suffise d’évoquer les sys-
lier, que doivent jouer les services publics en charge de tèmes des tours d’eau (nouba) que géraient des aiguadiers
cette ressource. Ils doivent être capables d’assurer dans nommés par la jma’a et dont nul ne contestait les savantes
les meilleures conditions d’équité et d’efficacité, les in- mesures de débits et de temps d’irrigation. Évoquons aus-
dispensables missions de garants des valeurs constitu- si aujourd’hui que l’on se plaint des difficultés d’entretien
tionnelles, de défenseurs de l’intérêt général, et de pro- collectif des réseaux d’irrigation aménagés par l’État, les
moteurs du progrès économique et social. mécanismes d’entraide et de répartition des taches qui, au
Étant à la croisée de la Nature et de l’Homme, cours des siècles, ont assuré la maintenance des ouvrages
l’approche de l’eau renvoie d’abord et avant tout à une de prise et celles de canaux, celles des khettaras ou en-
approche multiple et globale de la dimension envi- core celles des barrages qui permettaient d’utiliser les
ronnementale, sociale, humaine, éthique, religieuse et eaux de crues dans le Tafilalet. Les communautés d’irri-
économique de la ressource. Il incombe à cet effet aux guants, facilement batailleuses et en conflit les unes avec
institutions d’enseignement et de recherches du pays de les autres, faisaient, par contraste, montre d’une capacité
s’investir dans la réflexion autour de l’eau et de l’intégrer d’arbitrage et d’une efficacité étonnante pour gérer une
à toutes les facettes du développement. ressource dont tous savaient dépendre de façon vitale. On
A cet égard, l’héritage socio-culturel en matière ne peu aujourd’hui qu’admirer cette sagesse.
de gestion des ressources en eau offre-t-il des voies de Avec la globalisation initiée par la colonisation et
salut ? poursuivie par l’État indépendant (ouverture sur l’éco-
Appliquée au Pays du Ziz, voire au Maroc tout nomie monétaire et sur l’économie de marché) la tra-
entier, cette référence à l’histoire sociale démontre en ef- dition de solidarité, assise sur un système de protection
fet et sans équivoque, que la responsabilisation des col- sociale de la communauté se heurte aux exigences de la
lectivités dans la gestion des terres et des eaux fait partie marchandisation de l’eau et des systèmes industrialisés
d’un héritage commun très ancien. De tout temps, les de production et de consommation. Le développement
modes d’utilisation des terres et des eaux, dans le Sud de l’individualisme et ses conséquences constitue un
marocain, ont été fondés sur une responsabilisation du frein à la reconnaissance et au respect des valeurs de
système social ainsi que sur un souci de ce nous appel- solidarité, d’égalité, de dignité en particulier. Dans le
lerions aujourd’hui une gestion durable des ressources même temps, le schéma traditionnel, essentiellement
naturelles. On doit savoir se souvenir de ce passé pour rural, se heurte au fait urbain de masse et de précarité,
mieux comprendre les défis d’aujourd’hui. qui plus est dans un contexte de complexité. On est pas-
85
L’eau dans le Pays du Ziz
sé en un siècle d’une relative abondance de la ressource nous sommes enrichis de l’utilisation prodigue de nos
à une situation de pénurie croissante. ressources naturelles, et nous avons de juste raisons
Le constat actuel laisse entrevoir les enjeux in- d’être fiers de notre progrès. Mais le temps est venu
hérents au statut de l’eau et à la marchandisation crois- d’envisager sérieusement ce qui arrivera quand nos fo-
sante, souvent au mépris de la culture et des pratiques rets ne seront plus, quand le charbon, le fer et le pétrole
traditionnelles de gestion de la ressource. Les connais- seront épuisés, quand le sol aura été appauvri et léssivé
sances traditionnelles, les cultures matérielles et les vers les fleuves, polluant les eaux, dénudant les champs
techniques constituent non seulement un héritage cultu- et faisant obstacle à la navigation.»
rel à connaître et à sauvegarder, mais également, et plus Mais jusqu’aux années 1970, la nature n’avait ni
encore, un atout pour l’avenir. C’est justement dans un droit, ni coût, elle était à dominer, à maîtriser, à valori-
tel contexte que l’on plaide désormais pour un retour ser; le «surhomme» de Nietzsche veillait avec orgueil et
à la discipline collective, pour le respect d’un intérêt égoïsme comme vertus suprêmes. Jusqu’à l’avènement
commun placé au-dessus des intérêts individuels. Un d’une prise de conscience qui donna naissance à cet ob-
constat qui ne fait que souligner la difficulté de la tache. jectif désormais obsessionnel d’un recours à un déve-
Pensons l’eau dans ses environnements à partir loppement qui puisse être durable.
d’un double constat : si l’eau circule dans la nature, elle « Il est vrai que l’homme peut être tenu pour
circule aussi dans les sociétés humaines, mais nos so- responsable des atteintes portées à l’environnement,
ciétés sont encore en incapacité d’intégrer les cycles de des violations de ses lois et de la dilapidation de ses
la nature, encore moins celui de l’eau. Le problème qui richesses, du fait d’un comportement excessif. Il n’en
se pose pour les années à venir, n’est pas uniquement reste pas moins que, mu par une volonté de redresse-
le manque d’eau, mais la pénurie d’eau douce de ment et conscient de l’acuité du problème, l’homme dé-
qualité : la baisse de la disponibilité en eau par habitant tient les clés du salut entre les mains.» Feu Sa Majesté
classe désormais le Maroc parmi les pays à risque. Hassan II, Colloque Environnement et Développement,
Le XX siècle voit apparaître le premier désé-
e
1999. Marrakech.
quilibre socio-économique de notre planète, provoqué Aujourd’hui, au Maroc, et quelles que soient les
surtout par le développement conjoint de l’agriculture et inflexions de la politique de l’eau et celle de la politique
de la force motrice hydraulique grâce à un usage raffiné agricole à l’aube du XXIe siècle, la réflexion sur le mo-
de l’eau. Néanmoins, déjà les prémisses d’une atteinte dèle de développement qui en définit la logique, doit
à l’environnement se font sentir dans les sphères poli- déborder du cadre strictement agricole et rural, car la
tiques des grandes nation de l’époque, comme le signi- pression sur les ressources, eau et terre, la croissance
fie le propos de Théodore Roosevelt en 1908 :«Nous démographique et les impératifs du développement du
86
L’eau dans le Pays du Ziz
monde rural interrogent sur le projet global de société cessus d’information, d’explication et de prise de
à construire pour aborder les défis du développement conscience. les risques écologiques de demain, les exi-
équilibré de demain. gences de la sécurité alimentaire, les nécessités de la
La sécurité alimentaire dépend largement de durabilité rendent aujourd’hui ces élites solidaires des
l’agriculture et donc d’une bonne gestion des terres et paysans qui exploitent les ressources menacées. Leur
des eaux. Le problème de la disponibilité en eau en engagement dans ce combat est plus que pertinent et
vient à affecter toute une nation lorsque les pénuries se ne doit pas être des moindres que ce que l’on souhai-
font aussi sentir dans l’alimentation des villes. terait voir se développer parmi les populations rurales.
La protection de l’environnement concerne tous En vérité, et on le savait depuis longtemps, si
les habitants d’un pays et leur patrimoine commun est la nature propose, l’homme dispose, en fonction sans
d’autant plus précieux qu’il est constitué de ressources doute de certaines contraintes, mais aussi d’un en-
devenues rares. « Toute politique d’aménagement vi- semble de techniques et surtout d’un système de va-
sant l’atténuation des disparités spatiales, la maîtrise leurs. Placée devant l’abondance ou la pénurie possible
du territoire et le développement socio-économique, des eaux, chaque civilisation élabore sa réponse, en
exige nécessairement la gestion de la contrainte hy- fonction des héritages techniques, intellectuels ou re-
draulique. Le changement climatique ignore les fron- ligieux qu’elle reçoit, des répugnances qu’elles ressent,
tières de l’urbain et du rural » (Lazarev, 2000) . des projets ou des bienfaits qu’elle supporte. Et chacune
La responsabilisation à laquelle on doit se réfé- des réponses est originale !
rer ne s’arrête pas aux ruraux, usagers des terres et des Finissons ce voyage dans le Pays du Ziz par ce
eaux ; elle interpelle , en fait, l’ensemble de la société. rappel de G. Bachelard : « C’est près de l’eau que j’ai le
Ce constat en appelle un autre : ce dont on a besoin, mieux compris que la rêverie est un univers en émana-
c’est d’une immense prise de conscience et pour y par- tion, un souffle odorant qui sort des choses par l’inter-
venir, on ne doit négliger aucun moyen. Le plus global médiaire d’un rêveur. Si je veux étudier la vie des
de ces moyens, doit sans nul doute, concerner l’éduca- images de l’eau, il me faut
tion, la vulgarisation des thèmes environnementaux donc rendre leur rôle domi-
dans l’école. Mais il faut aussi sensibiliser les médias, nant à la rivière et aux sources
mobiliser les multiples associations et organisations, po- de mon pays. »
litiques ou autres, faire de chacun un relais actif dans la
transmission.
Rappelons aussi le rôle essentiel que peuvent
jouer les élites intellectuelles du pays dans un tel pro-
87
L’eau dans le Pays du Ziz
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