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Génies de l’eau et protection des zones humides en pays Dogon (Mali)

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Bertrand Sajaloli
Université d'Orléans
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Génies de l’eau et protection des zones humides en pays dogon (Mali)
Bertrand Sajaloli (université d’Orléans)

http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/fait-religieux-et-
construction-de-l-espace/corpus-documentaire/genies-de-leau-et-protection-des-zones-humides-en-pays-
dogon-mali

Précocement étudiés par les anthropologues et les ethnologues (Desplagnes, 1906, Griaule, 1938 ; Dieterlen,
1941), omniprésents dans l’œuvre de Michel Leiris (1992, 1996), les Dogons font partie des rares peuples de
l’Afrique de l’Ouest ayant accédé à une certaine notoriété européenne, voire à une véritable fascination, du
fait de l’extraordinaire site de falaise dans lequel ils enterrent leurs morts (photographie 1) mais aussi de
leurs croyances et de la complexité de leur cosmogonie. Celle-ci mobilise intensément les milieux naturels,
et notamment l’eau et les zones humides, particulièrement rares et précieuses dans cette région malienne
caractérisée par la longueur de sa saison sèche. Dès lors, si les pratiques rituelles n’ont pas pour objectifs de
préserver la ressource en eau, il est néanmoins troublant de constater qu’elles en déterminent un calendrier
et une gestion propices à un usage collectif et solidaire (photographie 2). C’est ce lien entre sacré et
préservation des milieux qui est évoqué ici, et ce d’autant plus que le pays dogon est en proie aujourd’hui à
des concurrences religieuses, salafistes et djidahistes notamment, qui menacent l’équilibre dogon entre
homme et nature.

1. Une cosmogonie de l’eau

Au Mali, dans la boucle du Niger, le pays dogon, vaste plateau gréseux dominant la plaine sableuse du Seno
par la célèbre falaise de Bandiagara, est soumis à un climat sahélo-soudanien. Pendant la saison des pluies
(de juin à septembre), les eaux collectées par les diaclases du plateau forment de multiples cascades dévalant
l'escarpement et alimentent les zones humides en contrebas. Durant la longue saison sèche, l'aridité est forte
et seules persistent quelques sources et mares, alors essentielles pour les communautés villageoises qui
enregistrent, pour des raisons historiques 2, de très fortes densités. Jean Gallais parle ainsi « d'erreur
géographique » corrigée par une utilisation extrêmement fine du milieu et de l'eau et par une organisation
sociale complexe en partie régulée par l'animisme. La cosmogonie dogon, attribuant à l'eau et à l'humide,
une valeur essentielle, nous conduit à formuler une hypothèse fonctionnelle. Le sacré animiste, contrôlant
les rapports de l'homme à l'eau, protégerait la ressource aquatique et interviendrait dans la conservation des
zones humides.
Le peuple dogon a fait l’objet d’études anthropologiques approfondies depuis 1931 et la mission Griaule3.
Dans la cosmogonie dogon, l'eau, fondatrice du mythe, est à la fois semence divine et force vitale. En effet,
Amma, dieu suprême créa la terre et en fit son épouse. De leur union naquirent des jumeaux qui portent le
nom de nommo, maîtres de la parole et de l’eau. Les nommo, génies de l’eau, dont l’apparence habituelle
est le serpent-python, peuplent tous les points d’eau : il n'y a pas d'eau sans eux. Selon la croyance, s'ils
« quittent le puits ou la mare, l'eau ne va pas tarder à tarir » (Bouju, 1997). Les nommo, sont donc vénérés
comme génies positifs, car ils fournissent l'eau indispensable à toute vie. Mais, ils en protègent et en limitent
aussi l’accès. Ils peuvent alors prendre forme humaine et contraindre ceux qui n’ont pas respecté les
consignes religieuses à se baigner dans la mare. La victime, souvent étrangère au clan, est alors entraînée

2 Les Dogons se sont réfugiés au XVe siècle sur ces terrains difficilement accessibles afin de fuir la domination des autres
ethnies, notamment islamiques.
3 La Mission Dakar-Djibouti est une célèbre expédition ethnographique qui a été menée en Afrique sous la direction de

Marcel Griaule de 1931 à 1933 en compagnie de Michel Leiris. Il s'agissait pour une équipe composée de linguistes,
d'ethnographes, d'un musicologue, d'un peintre, d'un naturaliste et d'un responsable des prises de vue
cinématographiques, de traverser le continent d'ouest en est afin de collecter un maximum de données
ethnographiques. Ce projet scientifique commandé par l'État français (loi du 31 mars 1931) eut également des visées
politiques et économiques : asseoir la position française en Afrique, notamment en Afrique de l'Est, et s'opposer de
cette façon à l'influence grandissante de la couronne britannique sur ce continent. Plusieurs expéditions de Griaule ont
ensuite suivi celles-ci : la Mission Sahara-Soudan (1935), puis la Mission Sahara-Cameroun (1936-1937) et enfin la
Mission Niger-Lac Iro (1938-1939).
vers le fond. Les récits évoquant ces disparitions mystérieuses où le nommo « boit le sang » du noyé sont
nombreux.

2. Rituels de l'eau et protection de la ressource

Sous l’égide du Hogon, chef de la communauté qui détient le pouvoir religieux et politique, les pratiques
rituelles structurent les relations entre les hommes et les génies, et par là même l’utilisation collective des
ressources naturelles. L'eau, rare et précieuse, peut être souillée matériellement et symboliquement d’où
les multiples précautions et interdits visant à minimiser son utilisation abusive, à éviter les pollutions, à
préserver les réserves halieutiques. L’accès à l’eau est sévèrement contrôlé. Les rites de pluie, parmi les seuls
qui soient publics et collectifs, donnent lieu à de grandes cérémonies et des sacrifices pour que les
précipitations se déclenchent. La pêche annuelle de saison sèche, comme celle de la mare de Bamba
(photographies 3 et 4), voit sa date fixée par le Hogon et est également précédée de longues cérémonies
rituelles qui assurent le respect des règles et leur bon déroulement.
De même, l'animisme attribue une valeur symbolique aux éléments naturels. Crocodiles, silures, serpents
sont liés aux génies d'eau et aux ancêtres défunts : ils sont donc respectés. Les usages des plantes,
notamment celles associées aux zones humides, peuvent aussi être réglementés. Par exemple, certains clans
dogons ne doivent pas entrer en contact avec la plante hygrophile Ipomea repens, considérée comme l’herbe
du génie d’eau, d’où son appellation de nommo-bele. Enfin, la connaissance des génies tient une place
importante dans les mécanismes de la décision pour la gestion des ressources naturelles, et constitue ainsi
un puissant vecteur d'autorité. Des institutions villageoises Alamodiou, qui émanent directement du Hogon,
ont pour mission la protection de la nature. Elles communiquent, par un crieur public, les règles à respecter
concernant la coupe du bois, la lutte contre les incendies, les droits de pâturage, l'accès à l'eau,
l’aménagement et la protection des sources, marigots et puits. Pour assurer le respect de ces règles,
l’Alamodiou dispose de « brigades » souvent affublées de masques spéciaux et investies de pouvoir magique.

3. Mettre le sacré à distance dans un système en mutation

Ce lien entre pratiques rituelles et protection de la ressource en eau connaît aujourd’hui quelques limites.
D’une part, il existe un biais anthropologique tendant à figer le mythe dogon alors que la tradition est
particulièrement plastique et s’adapte à la modernité que représentait, par exemple, le tourisme européen
avant l’insécurité chronique de cette région4. D’autre part, les religions monothéistes sont en fort
développement et cherchent à effacer la sacralité de la nature pour la restituer à un Dieu unique ; c’est
notamment le cas d’un islam sectaire qui impose un strict abandon des pratiques animistes (sacrifices,
masques, cérémonies de l’eau…) liées aux rites dogons de même qu’ils contestent toute autorité coutumière
comme celle du Hogon. Enfin, les influences extérieures, des colons aux ONG, tendent à disqualifier ce sacré
de nature. L'État malien avait en particulier, sous la dictature de Moussa Traoré (1968-1992), conduit une
politique de coercition des villageois dans laquelle savoirs traditionnels, pouvoirs de décision et de sanction,
avaient été très diminués, notamment pour les Alamodiou. Avec le retour de la démocratie en 1992,
l'engagement du processus de décentralisation entendait réactiver les pouvoirs traditionnels locaux tout en
dotant les communes de maires élus. Mais, depuis 2006, l’arrivée des salafistes djihadistes liée au
démantèlement de leurs groupes par l’Algérie et à la chute de Khadafi en Lybie (2011), d’une part, la montée
en puissance de mouvements islamistes de libération du Nord du Mali (AQMI, MNLA, Ansar Dine, MUJAO)5,

4 Le pays dogon, notamment grâce à son extraordinaire falaise et à l’originalité de sa culture et de son artisanat, fut un
des rares sites d’Afrique de l’Ouest ayant suscité un tourisme important notamment par le biais de l’agence de voyage
Point Afrique. Depuis l’insurrection des Touaregs et des islamistes fondamentalistes de 2012, ce tourisme, à l’origine
d’un réel développement local, a entièrement disparu du fait de l’insécurité de la région.
5 Créé en 2006, AQMI est l’acronyme de Al-Qaïda au Maghreb Islamique.

MNLA signifie Mouvement National de Libération de l’Azawad ;


Ansar Dine, les défenseurs de la religion –musulmane- ; ce mouvement allié à AQMI ne doit pas être confondu avec un
mouvement religieux Ançar Dine qui, légalisé en 1992, est dirigé par le prédicateur Chérif Ousmane Haïdara, vice-
président du Haut Conseil Islamique du Mali, qui s’est opposé à la charia, aux amputations et à la destruction des
d’autre part, le contrôle de la région par l’insurrection islamique de janvier 2012 à janvier 20136, enfin, ont
considérablement accru l’insécurité dans le pays dogon ainsi que l’influence exercée par les islamistes.
Dernier avatar de ce conflit complexe entre le Nord du Mali et le reste du pays, le Front de Libération du
Macina (FLM), dirigé par des Peuls djihadistes mène depuis 2015 des actions violentes dans le secteur du
pays dogon. La question se pose donc de la résistance de la tradition dogon face à la diffusion de l’islam, qu’il
soit progressiste ou radical, et plus généralement des autres religions monothéistes (Togo, 2011).

En définitive, la mythologie dogon n'a pas pour principal objectif la préservation de l'environnement ;
cependant, en structurant les systèmes politiques et religieux traditionnels, elle tend à instaurer un contrôle
autoritaire mais équilibré des ressources naturelles et donc des zones humides. Elle en constitue donc une
heureuse conséquence. Au moment où cette région connaît des mutations profondes (accroissement
démographique, manque de terre, et surtout conflits armés entre des islams de différentes obédiences et
l’État…), la question majeure réside dans la faculté de ce système traditionnel à intégrer la nouvelle donne
territoriale et à résister à des cultures religieuses qui lui sont étrangères.

Bibliographie :

Dierterlen, H., 1941, Les âmes des Dogons, Institut d’ethnologie, Paris.
Desplagnes L., 1906, La région du moyen Niger, Annales de géographie, vol 15, n° 80, p. 177-180
Gallais J., 1994, Les tropiques, terres de risques et de violence, A. Colin.
Gallier F., 2003, Etude du patrimoine naturel dogon, UNESCO/AFVP
Griaule, M., 1938, Jeux dogons, Travaux et mémoires de l’Institut d’ethnologie, Université de Paris
Griaule M., 1966, Dieu d’eau, Fayard.
Leiris, M., 1992, Journal 1922-1989, Paris Gallimard
Leiris, M., 1996, Miroir de l’Afrique 1931-1967, coll. Quarto, Gallimard
Togo, A., K., 2011, L'Assaut des "nouvelles" religions au Pays Dogon : islam, protestantisme et catholicisme
face aux croyances traditionnelles, L'Harmattan.

Sitographie :

Bouju J., 1997, Nommo, le génie d’eau. Paroles Dogon, Tellem et Nongom, in
http://www.olats.org/africa/projets/gpEau/pouvoir/contrib/contrib_bouju.shtml
http://whc.unesco.org/fr/list/516
http://www.slateafrique.com/99231/mali-pays-dogon-survie-crise-mali-alimentaire-religion
http://culturesdogon.blogspot.fr

Photographie 1 : La falaise de Bandiagara, village dogon et tombes perchées. © B. Sajaloli, 2007.


Photographie 2 : Une mare collective au pied de la falaise. © B. Sajaloli, 2007.
Photographie 3 : La cérémonie avant la pêche de la mare de Bamba © Sajaloli, 2011
Photographie 4 : La pêche traditionnelle de la mare de Bamba© Sajaloli, 2011

mausolées de Tombouctou.
MUJAO signifie Mouvement pour l’Unicité et le Jihad en Afrique de l’Ouest. Il est issu d’une scission d’AQMI
6 En janvier 2013, la France lance l’opération Serval et repousse les mouvements salafistes au nord du Mali.

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