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CADRAGE

Bureau UNESCO Côte d’Ivoire

Organisation d’un tournoi de “courses de masques” dans le département de Biankouma,


en juin 2021, dans le cadre du projet “Prévention et gestion des conflits identitaires liés à la profanation
et à l’exploitation des forêts sacrées de Biankouma” mis en œuvre par l’UNESCO et le PNUD
avec le soutien du Fonds pour la consolidation de la paix.

Cultures africaines et conservation


de l’environnement : l’exemple ivoirien
Dans les sociétés africaines précoloniales, la gestion de l’environnement et du milieu de vie
est structurée autour de normes hiérarchisées qui régulent l’organisation et le fonctionne-
ment des communautés avec les éléments de la nature comme les terres, les eaux, les forêts.
Cette gestion environnementale a évolué de la période précoloniale à nos jours, provoquant
tantôt hybridation, désacralisation et confusion. Cet article plaide en faveur d’une remise au
centre des décisions de politiques agricoles des valeurs écologiques locales.

ans la cosmogonie des groupes Le sacré au cœur de la gestion poissons et d’autres espèces vivantes de ces

D ethnoculturels de Côte d’Ivoire, les


termes de nature et de culture sont
interconnectés. Ils expriment à la fois la réali-
des ressources
De plus, des terres sont sacralisées. Si la tra-
dition constitue un fait social dynamique, on
espaces sont interdites de consommation par
la population sous peine de subir des malé-
dictions individuelles ou collectives. Lorsque
té des vivants et des non vivants (aïeux) et le y retrouve certains invariants culturels. Le sa- ces interdictions sont respectées à la lettre,
monde des êtres invisibles tels que les “Jins1”. cré est au centre de ces codes et des normes cela favorise le bonheur, la bonne récolte et
Des stratégies de régulation et d’exploitation sociales, il structure les manières de penser, autres. Une violation de ces interdits consti-
sont mises en place dans les sociétés tradi- de faire et d’agir dans l’environnement social tue une offense à la coutume, voire aux aïeux,
tionnelles voire actuelles pour encadrer ces et dans la nature. Celle-ci est conçue comme avec pour conséquences, le bannissement ou
relations. la mère nourricière qu’il faut implorer ou l’excommunication, et parfois la mort.
adorer afin de bénéficier de sa clémence C’est le cas également de tout un tas d’es-
En Côte d’Ivoire, les principales cultures dans lorsqu’on l’exploite, pour des activités agri- pèces animales qui partagent une histoire
la période précoloniale ou au début de la coles ou toute autre activité humaine. Ain- commune avec certaines communautés : ga-
colonisation, avant l’arrivée des cultures des- si, dans la pratique, cette sacralisation se zelles, buffles, lions, singes ou encore pois-
tinées aux industries des colons (coton, hé- manifeste par des rites et des interdictions sons, qui sont interdits de consommation car
véa, palme), étaient les tubercules (igname, (totems) autour des forêts, des étendues considérés comme des totems.
manioc…) et les céréales (riz, sorgho, mil…), d’eaux (rivières, fleuves, marigots), des es-
pratiquées sur des terres réservées spécifi- pèces fauniques et floristiques, terrestres et Une synergie entre la population
quement. En outre, pour reconstituer la fer- aquatiques, des montagnes… Les forêts sa- et son environnement
tilité des sols, des jachères longues étaient crées sont par exemple à la fois des espaces Cette gestion traditionnelle des ressources
indispensables. L’équilibre entre terres culti- de socialisation et de préservation environ- naturelles permet la préservation de la di-
vées et jachères est un autre niveau de ré- nementale. Elles sont gardées par des êtres versité faunique, floristique, terrestre comme
gulation. Afin d’être efficient dans l’utilisation sacrés, les masques (Glaé en langue Wê). aquatique. Elle a favorisé la sauvegarde de la
des sols, la jachère est la pratique associée Ils sont craints par les initiés et les non-ini- diversité du relief, du climat, de l’air (moins
à ces cultures. L’agriculture est destinée à la tiés compte tenu des pouvoirs magico-reli- de pollution du cadre de vie) et in fine conso-
consommation familiale et à l’économie do- gieux que détiendraient ces espaces dans la lidé la richesse de l’écosystème naturel qui
mestique. conscience collective. Ainsi, les animaux, les était source d’approvisionnement des gué-

1
Mot arabe communément usité par les populations africaines islamisées.
GRAIN DE SEL • N°82-83 - 2022 # 1&2 11
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risseurs et des tradipraticiens. Les périodes sources disponibles. D’autre part, l’option et parcs nationaux sont infiltrés par les pay-
coloniales et post-coloniales vont cependant d’une économie de plantation basée sur la sans à la recherche de terres fertiles pour la
bouleverser ces coutumes de gestion du paysannerie sera adoptée par le pays dès son culture de cacao. Tous ces processus et ac-
milieu de vie avec une politique développe- accession à l’indépendance. Ces politiques tions publiques ont eu pour conséquence la
mentaliste. contradictoires vont amener progressivement désacralisation des us et coutumes en lien
les paysans à exploiter les forêts classées et avec la conservation environnementale et
L’avènement de la politique réservées. n’ont nullement empêché la détérioration
développementaliste des écosystèmes et des sols.
Cette vision cosmogonique de la nature, c’est- Des impacts nuisibles
à-dire de l’exploitation efficiente de la nature La classification des forêts, la formalisation Il est évident aujourd’hui que les consé-
et du milieu de vie est mise à mal avec la des droits coutumiers en droit positif et la quences liées à la déforestation sont néfastes
colonisation qui, après la fin de la traite né- marchandisation de la terre ont donc eu pour l’environnement et le développement
grière transatlantique organise l’exploitation des effets inattendus en milieu rural. Elles durable. Pour renouveler l’approche de la
du continent au bénéfice des économies eu- ont brisé le lien intime des paysans et des conservation environnementale avec l’apport
ropéennes : exploitation des bois, plantations communautés avec leur milieu de vie. L’in- des valeurs écologiques africaines, il faudra
imposées du binôme café-cacao, du palmier troduction de l’échange marchand dans les tenir compte des aspirations des communau-
à huile et de l’hévéa, du coton. De grandes transactions foncières a quant à lui imprimé tés vivant autour et au sein de cet environne-
superficies seront ainsi spoliées aux commu- un langage flou, une confusion des termes ment. Il ne s’agit pas de faire du romantisme
nautés au profit de firmes agro-industrielles. entre les langues locales et le français. Ces local, mais plutôt d’extraire au sein des so-
Des petits planteurs sont incités et contraints confusions s’expriment dans les contrats ciétés africaines les valeurs écologiques qui
de “mettre en valeur” leurs terres pour four- locaux communément appelés “petits pa- structurent leurs rapports à l’environnement,
nir les mêmes industries. En Côte d’Ivoire, piers” à travers de phrases telles que “Moi X, la nature, les forêts, les terres… À l’heure
cette politique d’exploitation continuera avec concède 12 ha de forêt à Monsieur Y”. Les li- de l’Anthropocène, il faudrait revitaliser les
l’orientation libérale que le pays choisit dès tiges peuvent porter sur la définition de la politiques de gestion environnementale à
son accession à l’indépendance. forêt comme l’ensemble des arbres et du l’œuvre en mobilisant les visions locales qui
bois, mais non du foncier. On peut entendre prônent une interaction constante entre les
Le colonisateur, et à sa suite l’État indépen- ainsi le vendeur répliquer “J’ai vendu la forêt humains et la nature. Cette interaction dé-
dant, se sont appropriés la gestion exclusive et non la terre”. Cette rhétorique et la confu- termine la destinée et la survie de l’humain
des ressources naturelles en s’appuyant sur sion des termes contractuels ont été et sont sur terre, et se doit d’associer leurs aspira-
la notion juridique de Terra nullius, “territoire aujourd’hui encore la base de tensions so- tions, leurs croyances et leurs savoirs. Ainsi,
sans maître” en latin. En effet, ce statut a per- ciales entre détenteurs de droits coutumiers des cadres de collaboration pourront servir
mis de donner une force légale à l’appropria- et exploitants agricoles. d’ interface d’échanges et de rapprochement
tion foncière (et à la délivrance des droits à entre les acteurs étatiques et les populations
la terre, conditionnée par la mise en valeur Des dispositifs publics insuffisants riveraines des parcs et réserves, et forêts
productive de ces espaces). Ainsi, débuteront En vue de trouver une solution durable, la classées. Pour ce faire, les acteurs étatiques
progressivement la mise en parc et le classe- loi n°98-750 de décembre 1998 fut votée afin devront prendre en compte dans le cadre des
ment des forêts dans lesquelles vivaient les d’inciter à la certification foncière des terres actions de conservation forestière, les sa-
populations autochtones. Conséquence : ces rurales. Cette loi devait permettre de régler chants ou les coutumiers et d’autres forces
dernières se sont fait confisquer leur espace les conflits et d’inciter l’exploitation raison- vives locales telles que les jeunes et les
vital, social, dans lequel elles pratiquaient nable des terres par le truchement de la Loi femmes.
une agriculture familiale, de subsistance, d’Orientation Agricole. Force est de constater
basée sur l’exploitation raisonnable des res- que malgré ces dispositifs, les forêts classées
Oscar Toukpo

Évolution du couvert forestier en Côte d’Ivoire


sous l’effet des politiques développementalistes

DÉGRADATION DU COUVERT FORESTIER D’ENVIRON 60% EN 25 ANS


oscartoukpo@gmail.com
Sociologue, post-doctorant au Centre
d’Études et de Recherches Administratives,
Politiques et Sociales

Kouakou Appoh Enoc Kra

1990 2000 2015


- 275 000 ha/an - 113 000 ha/an
kranoc@yahoo.fr
7,9 Millions ha 5,09 Millions ha 3,4 Millions ha Enseignant chercheur au département
MINEF 2021

24% 16% 11% des sciences du langage à l’université


Félix Houphouët Boigny, Côte d’Ivoire

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L’Anthropocène est une époque géologique qui a débuté selon des chercheurs, quand l’ influence de l’humain sur la géologie
et les écosystèmes est devenue significative à l’échelle de l’histoire de la Terre.

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