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Prologue

Luke la remarqua dès qu’il entra dans le bar à vins.


Assise sur un haut tabouret, un verre plein d’un liquide rose à la main et
dont émergeait une minuscule ombrelle multicolore, elle regardait devant
elle, apparemment indifférente au brouhaha et à la musique jazzy qui
emplissait la salle bondée.
— Pas mal, dis donc ! s’exclama Ray Carpenter en posant la main sur
l’épaule de Luke. Tu crois qu’elle est seule ?
Luke secoua la tête.
— Tu as sans doute raison, reprit son compagnon, elle est trop
charmante pour ne pas être accompagnée…
— Sûrement, répliqua machinalement Luke.
Soudain, il regretta d’être avec Ray. Mais, comme ils venaient de
terminer les plans de leur dernier projet de lotissement, il aurait été grossier
de refuser son invitation.
C’était Ray qui avait choisi cet endroit ; de son côté, Luke aurait préféré
aller au pub situé en face de leurs bureaux, à Covent Garden. Mais Ray avait
insisté, disant qu’il fallait fêter ça…
À cet instant, la jeune femme tourna la tête et les aperçut. Son regard
croisa celui de Luke, qui la contempla quelques instants en retenant son
souffle. Puis il s’écarta de son associé et s’avança vers elle.
L’inconnue était ravissante et grande à en juger par ses longues jambes
sagement croisées. Cheveux blond platine, beau visage ovale, yeux bleus, nez
droit et fin, lèvres sensuelles…
Une écharpe diaphane drapait ses épaules et le haut de son buste,
laissant entrevoir un haut sans manches noir, qu’elle portait avec une courte
jupe rouge, un collant noir et des chaussures à hauts talons, noires elles
aussi.
— Bonsoir, commença Luke en s’arrêtant devant elle. Je peux vous offrir
un verre ?
La jeune femme souleva son cocktail sans regarder Luke.
— J’en ai déjà un.
Auquel elle n’avait pas touché, remarqua-t-il.
— Très bien.
Il dévisagea le type avachi sur le tabouret voisin. Un ivrogne,
probablement, à en juger par le nombre de bouteilles de bière vides posées
devant lui sur le bar.
— Vous êtes seule ?
Elle tourna les yeux vers lui, une légère moue aux lèvres.
— Non. Je suis avec des amies, répondit-elle en désignant un groupe de
femmes évoluant sur la minuscule piste de danse.
Après un léger haussement d’épaules, elle ajouta :
— C’est un enterrement de vie de jeune fille.
— Et vous n’avez pas envie de danser ?
— Non.
Après avoir repoussé la petite ombrelle piquée dans une rondelle de kiwi
de l’autre côté du verre, elle porta celui-ci à ses lèvres et avala une brève
gorgée du liquide rose clair.
— Je ne danse pas.
— Même si je vous invite ? demanda Luke.
— Je ne suis pas d’humeur à danser, répliqua-t-elle en contemplant son
verre. Écoutez, vous ne voulez pas aller bavarder avec quelqu’un d’autre ?
Je crains de ne pas être de très bonne compagnie.
Elle se tourna vers la piste.
— Posez la question à la fiancée : elle vous confirmera que je suis le
rabat-joie de la soirée.
— Si vous le dites, répliqua-t-il en haussant un sourcil.
Levant le bras pour attirer l’attention du serveur, il commanda une bière
et un mojito pour Ray.
— C’est pour le type assis là-bas, dit-il en se retournant.
Il découvrit son associé en pleine conversation avec une superbe brune…
Soulevant la bouteille que le serveur venait de poser devant lui, Luke en
avala la moitié d’un coup.
— J’en avais besoin, dit-il en la reposant sur le bar.
La jeune femme ignora ses paroles, lorsque soudain le soûlard rota
bruyamment, avant de se laisser glisser au bas du tabouret et de s’éloigner
d’une démarche mal assurée.
Luke s’appuya de la hanche au tabouret qui venait de se libérer.
— Vous permettez ? demanda-t-il en souriant.
Cette fois, elle daigna lever les yeux vers lui.
— Vous êtes libre de faire ce que vous voulez, non ?
Puis, comme si elle regrettait son attitude, elle soupira.
— Ouf, il est enfin parti !
Après un instant de réflexion, elle ajouta :
— Vous croyez qu’il va se débrouiller ?
— Oh ! Ne vous en faites pas pour lui ! répondit Luke.
À sa grande surprise, l’inconnue lui sourit.
— Vous êtes sûre que vous ne voulez pas boire autre chose ?
— Eh bien, un verre de vin blanc, peut-être, dit-elle en reposant son
cocktail sur le bar.
Elle portait un anneau à la main gauche. Mais au médium.
— C’est Liz qui a commandé ce truc bizarre pour moi, reprit-elle. Mais
ce n’est vraiment pas ma boisson préférée.
— Liz ?
— Oui, la fiancée, dit-elle en se tournant vers ses amies. C’est celle qui a
des oreilles de lapin et qui porte un tutu rose sur son jean.
— Difficile de la louper, en effet…
Le serveur revenant de leur côté, Luke le héla et lui commanda un verre
de chardonnay.
— Au fait, je me présente, Luke Morelli, dit-il quand le serveur se fut
éloigné. Et vous ? Comment vous appelez-vous ?
— Annabel, répondit-elle après une légère hésitation.
Le serveur lui apportant son verre de vin, elle en prit une gorgée, les
yeux pétillants.
— Hum… C’est bon…
Oui, délicieux, même, songea Luke en la regardant. Sauf qu’il ne pensait
pas au vin. Cela faisait des mois qu’il n’avait pas ressenti une telle attirance
envers une femme.
— Parlez-moi un peu de vous, dit-il. Vous travaillez à Londres ?
— Je fais de la recherche. À l’université. Et vous ?
Elle laissa descendre son regard sur son costume bleu marine, sa
chemise de la même teinte.
— Vous êtes dans la finance ? Vous en avez l’allure.
— Non, je suis architecte.
Luke lui adressa un petit sourire en coin.
— Désolé de vous décevoir…
— Oh ! Je ne suis pas du tout déçue ! s’exclama-t-elle en souriant. Au
contraire, je suis soulagée. La plupart des gens s’imaginent que travailler à
la Bourse c’est le paradis…
— Pas moi.

* * *

Quand les fêtardes se décidèrent à revenir vers elle, Abby se sentit


presque déçue.
Elle avait passé une soirée délicieuse, ce qui ne lui était pas arrivé depuis
une éternité. Ces temps-ci, elle sortait rarement, sauf quand Harry avait
besoin d’un chauffeur pour rentrer chez eux.
Lorsqu’elle l’avait rencontré, à l’occasion du mariage d’une amie, puis
qu’ils avaient commencé à sortir ensemble, Abby avait cru avoir trouvé la
perle rare. Avec lui, elle se sentait spéciale, aimée. Il lui offrait des cadeaux
de prix, était aux petits soins avec elle qui, ayant grandi seule avec sa mère,
n’avait jamais été habituée à de telles attentions.
Mais après leur mariage tout avait changé, et elle avait pris conscience
que le personnage que Harry Laurence jouait en public — en particulier
devant sa mère — était complètement différent de l’homme qu’il était en
privé.
Abby avait rapidement compris qu’il fréquentait d’autres femmes, mais
lorsqu’elle avait eu la bêtise de l’interroger à ce sujet Harry était entré dans
une colère noire.
Elle aurait dû le quitter, c’était une évidence. Elle s’était répété que, le
jour où il lèverait la main sur elle, elle s’en irait. Mais alors que, deux ans
plus tôt, elle songeait sérieusement à demander le divorce, sa mère, Annabel
Lacey, était tombée malade.
Son état s’était vite dégradé, au point qu’elle avait eu besoin de soins
vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Et, lorsqu’il avait fallu la faire entrer
dans un établissement spécialisé, seul Harry, qui travaillait à la Bourse et
dont les revenus étaient plus que confortables, avait eu les moyens d’en
assumer les frais exorbitants.
À ce moment-là, Abby avait compris que, tant que sa mère serait en vie,
sa propre existence, ses besoins passeraient après…
— On s’en va, dit soudain Liz, la ramenant au présent.
Son amie regarda Luke Morelli d’un air appréciateur.
— Qui est-ce ?
— Euh… Je te présente Luke, murmura Abby tandis qu’il descendait de
son tabouret.
— Enchanté de faire votre connaissance, dit-il en souriant à Liz.
— Moi aussi, susurra celle-ci en battant des cils. On va au Blue Parrot
— vous venez avec nous ?
— Pas moi, je crois que je vais rentrer, si cela ne te dérange pas, dit
Abby en se levant à son tour.
Liz tourna les yeux vers Luke.
— Mais non, je comprends… Il est superbe !
— Liz ! protesta Abby, affreusement embarrassée.
— Bonsoir, intervint alors Amanda en les rejoignant. Pas étonnant
qu’Abs vous ait gardé pour elle toute seule…
— Je n’ai pas… Nous ne…
— Elle ne savait pas que je viendrais, l’interrompit Luke d’un ton léger.
Mais puisque je suis là vous comprendrez que je raccompagne… Abs chez
elle, n’est-ce pas ?
— Bien sûr ! s’exclama Amanda en souriant. Quelle veinarde… Mais si
un jour vous vous sentez seul…
— Je m’en souviendrai, répliqua-t-il avec le plus grand sérieux.
De plus en plus embarrassée, Abby resta silencieuse mais, dès que le
petit groupe de fêtardes fut parti, elle tendit la main vers son sac, accroché
au dossier du tabouret.
— Pourquoi leur avez-vous laissé croire que nous étions ensemble ?
demanda-t-elle sans regarder Luke. Nous nous connaissons à peine.
— Nous pouvons remédier à cela, répliqua-t-il en l’aidant à passer la
bandoulière de son sac sur son épaule.
Lorsque sa main frôla la sienne, Abby sentit une décharge électrique lui
parcourir le bras.
— Venez, poursuivit-il. Je vous raccompagne — c’est le moins que je
puisse faire.
— Je…, murmura-t-elle, mal à l’aise.
— Je vous jure que je ne suis ni un voleur ni un pervers.
— Et je suis censée vous croire sur parole ?
Elle contempla son beau visage allongé. Liz avait raison : Luke était
superbe. Grand, mince mais musclé, les cheveux presque noirs et le teint
hâlé, avec de sublimes yeux bruns aux étranges reflets fauves. Il la
contemplait d’un air amusé.
— Vous n’avez qu’à demander à mon ami, dit-il en désignant l’homme
pour qui il avait commandé un mojito.
— Il ne va pas dire le contraire, je suppose ! répliqua Abby, pince-sans-
rire.
Puis, sans regarder Luke, elle reprit d’un ton faussement détaché :
— Très bien. Je vais récupérer mon manteau.
— Donnez-moi le ticket : je m’en charge, proposa-t-il aussitôt.
Abby lui tendit le petit carton bleu en retenant un soupir résigné.
Inutile de compter filer en douce…
1.

Après avoir sorti du four la dernière fournée de muffins aux myrtilles —


qui exhalaient un arôme délicieux —, Abby posa la plaque brûlante sur le
comptoir.
Puis, quand elle eut transféré les muffins sur un plateau pour les laisser
refroidir, elle vérifia que la machine à café était bien allumée. Quant aux
scones, il n’y avait plus qu’à les déposer dans une corbeille.
Restait encore à remplir les coupelles de confiture, ainsi que les petits
pots de crème ; elle s’occuperait de ceux-ci à l’arrivée des premiers clients.
Il faudrait aussi faire cuire les cupcakes, mais la pâte étant prête, il
suffirait de la verser dans les petits moules et de les mettre au four.
Abby regarda autour d’elle et sourit. Le café librairie qu’elle avait créé
dégageait une atmosphère accueillante et paisible, exactement comme elle
l’avait souhaité. Sa mère s’y serait sentie bien, songea-t-elle avec regret.
Malheureusement, elle n’aurait jamais l’occasion de connaître ce lieu,
puisqu’elle était décédée de la maladie de Charcot deux ans après être entrée
dans un établissement spécialisé.
Abby avait découvert ce café tenu par deux sœurs désormais à la retraite
en surfant sur Internet. Jusque-là, l’idée de quitter Londres n’avait été qu’un
rêve lointain. Mais quand elle avait appris que la location comprenait un
appartement situé au-dessus du café, elle n’avait plus hésité.
Une fois le divorce d’avec Harry prononcé, elle s’était acheté une
bouteille de vin pour fêter l’événement, puis elle avait dit adieu à Londres et
était partie s’installer à Ashford-St-James, petite ville du Wiltshire — avec
Harley, le labrador qui lui tenait désormais compagnie.
M. Gifford, le propriétaire du café, ne voyant aucune objection à ce
qu’elle fasse des transformations, Abby avait rénové les lieux en utilisant le
peu d’argent qu’il lui restait. À présent, l’endroit n’avait plus rien à voir avec
le salon de thé vieillot et défraîchi qu’elle avait visité la première fois.
Elle avait commencé en se faisant livrer gâteaux et pâtisseries. Mais après
s’être hasardée un jour à préparer des muffins et les avoir trouvés délicieux,
elle avait décidé de ne plus proposer que des produits maison.
Elle s’était néanmoins vite rendu compte que le café à lui seul ne
rapportait pas de gros bénéfices, même s’il était fréquenté par une clientèle
régulière et fidèle. Ashford-St-James n’était pas très prisé par les touristes…
Pour toutes ces raisons, Abby avait eu l’idée d’ouvrir une librairie. De
nombreuses personnes âgées vivaient en effet à proximité et pour elles, aller
jusqu’à Bath pour acheter des livres était compliqué. Aussi étaient-elles
enchantées de pouvoir venir prendre un café accompagné d’une pâtisserie, et
d’aller, avant ou après, fureter dans la librairie pour s’y procurer le dernier
best-seller ou un bon vieux classique.
Si bien que depuis quatre ans, Abby vivait confortablement et était mille
fois plus heureuse qu’à l’époque où elle était mariée avec Harry.
En outre, et en dépit des amis qui la disaient folle d’aller s’enterrer dans
un trou pareil, elle savourait son indépendance. Après avoir travaillé comme
une forcenée au département d’anglais de l’université, elle appréciait de fixer
ses propres horaires et de n’avoir de comptes à rendre à personne.
S’éloignant de la belle machine à café italienne, son investissement le
plus important — qu’elle n’avait jamais regretté —, elle se dirigea vers la
librairie, gérée par Lori.
La jeune femme travaillait à temps partiel avec Abby depuis la création
du nouvel espace. Elle habitait le quartier et souhaitait avoir du temps pour
s’occuper de sa fille de 6 ans. D’ailleurs, elle n’arrivait qu’à 9 heures, après
l’avoir conduite à l’école.
Savourant le calme et l’aura de mystère qui se dégageait des rayonnages
de livres, Abby remettait un roman policier à sa place lorsque des coups
vigoureux furent frappés à la porte du café. Il était à peine 7 heures, constata-
t-elle en jetant un coup d’œil à sa montre, et elle n’ouvrait qu’à la demie…
Qui cela pouvait-il bien être ? Harley aurait-il réussi à s’échapper de
l’appartement et à sortir sans qu’elle ne s’en rende compte — et fait du
grabuge… ?
* * *

Luke Morelli quitta l’appartement de sa petite amie du moment et sortit


dans la rue.
À cette heure matinale, il faisait plutôt frais du côté de Grosvenor Mews,
mais cela ne diminua en rien son soulagement. Il n’avait pas menti en disant à
la jeune femme qu’il avait des rendez-vous ce matin-là et que, par
conséquent, il ne pourrait la conduire à son shooting à Bournemouth comme
elle l’avait escompté.
Mais leur relation commençait à prendre un tour trop sérieux au goût de
Luke qui ne dépassait jamais les deux semaines en matière de liaison
amoureuse. De temps en temps, quand il s’autorisait une petite séance
d’introspection, il attribuait son attitude au fait que sa mère avait quitté son
père alors que lui-même était enfant. Après avoir vu Oliver Morelli anéanti
par la trahison de sa femme, Luke s’était promis de ne pas s’exposer à ce
genre de souffrance.
Et il n’avait jamais été tenté de déroger à la règle. Sauf une fois, des
moins glorieuses.
En dépit de la fraîcheur, un petit parfum de printemps flottait dans l’air,
constata-t-il en levant les yeux vers le ciel bleu. Et comme il avait le temps, il
décida de faire une partie du trajet à pied.
Morelli Corporation se trouvait dans le quartier d’affaires de Canary
Wharf, loin de Covent Garden où lui et Ray Carpenter avaient démarré
ensemble. Cela faisait déjà longtemps que Ray avait décidé d’aller s’établir
en Australie. Luke était allé lui rendre visite l’an passé et s’était d’ailleurs
aperçu qu’il se débrouillait plutôt bien, là-bas. Mais comme son ami le lui
avait fait remarquer — non sans une pointe d’envie dénuée de toute
animosité —, il ne pouvait plus rivaliser avec Luke, désormais.
Jacob’s Tower, où il allait tenir sa réunion, était très bien située sur Bank
Street et n’hébergeait pas seulement les bureaux Morelli mais aussi plusieurs
autres entreprises spécialisées dans la location de biens immobiliers, ainsi que
le siège d’une chaîne d’hôtels de luxe réputée.
Le bureau de Luke se trouvait au dernier étage, jouxtant un appartement
qu’il occupait de temps à autre. Il possédait par ailleurs une ravissante maison
géorgienne à Belgravia, acquise avant la flambée des prix de l’immobilier.
Deux heures plus tard, sortant de la réunion hebdomadaire du comité de
direction, il informa sa secrétaire qu’il serait absent durant le reste de la
journée.
— Je vais dans le Wiltshire, expliqua-t-il en rassemblant les dossiers dont
il aurait besoin. Je veux voir de plus près les commerces de la région, et j’ai
promis à mon père de passer chez lui, à Bath. Je ne l’ai pas vu depuis que je
suis allé chez le notaire, après la mort de Gifford.
— Serez-vous de retour demain ? s’enquit aimablement Angelica Ryan,
qui travaillait avec lui depuis dix ans.
— Je l’espère ! répondit-il avec humour. S’il y avait un imprévu, je vous
préviendrais, de toute façon.

* * *

Lorsqu’elle reconnut Greg à travers la porte vitrée, Abby poussa un


soupir agacé.
Greg Hughes tenait le commerce voisin, un studio de photographie.
Celui-ci avait sans doute été prospère autrefois, mais avec l’apparition des
téléphones portables et des appareils numériques, il devait avoir du mal à
vivre de son activité.
En dépit de ses efforts pour le trouver sympathique, Abby n’aimait pas
Greg, qu’elle trouvait obséquieux et sournois — et trop enclin à se mêler de
ce qui ne le regardait pas. Harley ne l’aimait pas non plus et, lui si doux et
placide d’ordinaire, grondait toujours à son approche.
— Greg ? Quelque chose ne va pas ?
— Ça, vous pouvez le dire ! s’exclama-t-il d’un ton irrité. Vous n’avez
pas ouvert votre courrier ?
— Mais, le facteur n’est pas encore passé ! répliqua-t-elle en lui ouvrant
la porte.
Comment ne pas l’inviter à entrer, même si son haleine empestait l’ail ?
— Vous n’avez pas regardé celui d’hier, alors ? demanda-t-il en fronçant
les sourcils. Comme vous avez pu le constater, je n’étais pas là — je suis allé
à une foire artisanale —, et je n’ai ouvert le mien que ce matin.
Abby se retint de lui dire que non seulement elle n’avait pas remarqué
son absence, mais qu’en outre elle n’ouvrait pas son courrier tous les jours,
redoutant toujours une mauvaise surprise. Une facture d’un montant
astronomique, par exemple.
— J’ai dû oublier, dit-elle avec un sourire forcé. Vous voulez boire un
café ?
— Volontiers, merci.
Sans même attendre qu’elle le lui propose, il s’installa à une table,
laissant à Abby le soin de lui apporter son café.
Ensuite, il prit le temps d’y ajouter de la crème, du sucre, tourna
lentement le tout avec sa petite cuiller…
— Alors, vous ne savez pas que Gifford est décédé et que son fils vend
tous les commerces à un promoteur ? lança-t-il enfin.
Elle le regarda avec stupeur.
— Non ! Quand est-il mort ? Pourquoi ne nous en a-t-on pas informés
plus tôt ?
— C’est tout récent, apparemment. Je l’ai croisé en ville il y a trois mois
à peine.
— Mais son fils a-t-il le droit de vendre ? J’ai un bail !
— Qui prend fin quand ?
— Dans six mois environ, répondit Abby. Mais je comptais le renouveler.
— Comme nous tous, dit Greg.
— Mais moi, j’habite ici ! s’exclama-t-elle, atterrée. Je ne fais pas qu’y
travailler !
— Je comprends, répliqua-t-il avant d’avaler la moitié de son café.
Il se lécha les lèvres, les yeux brillants.
— Fameux…
— Qu’est-ce qu’on peut faire ? demanda-t-elle, refusant encore d’y
croire.
— Je n’y ai pas vraiment réfléchi, répondit Greg avant de reprendre une
gorgée de café. Il faut d’abord en discuter avec les autres. Ensuite, nous
prendrons contact avec Martin Gifford pour lui demander s’il ne voudrait pas
plutôt envisager d’augmenter les loyers.
— Vous croyez qu’il pourrait accepter ? répliqua-t-elle en fronçant les
sourcils.
— Non, reconnut Greg, il y a peu de chances… De même qu’il est inutile
d’envisager de demander au promoteur de retirer son offre.
— Nous n’avons aucune chance, donc, résuma Abby.
Les mains croisées derrière la nuque, elle se mit à faire les cent pas,
tandis que Greg terminait son café et poussait sa tasse vers elle. S’il espérait
qu’elle allait lui en resservir un, il allait être déçu !
— Vous savez qui est le promoteur ? demanda-t-elle.
— Pourquoi ? Vous comptez faire appel à sa générosité ?
— Bien sûr que non ! répliqua-t-elle avec impatience. Je vous pose la
question par curiosité, c’est tout. On ne peut pas dire qu’Ashford est un pôle
attractif.
— Non, mais la ville aurait besoin d’un supermarché. D’après ce que le
notaire explique dans sa lettre, Morelli envisage de faire construire une zone
commerciale.
Abby eut l’impression que son cœur s’arrêtait de battre.
— Vous avez bien dit… Morelli ?
— Oui. Vous le connaissez ?
— Seulement… De réputation, répondit-elle à la hâte…

* * *

Incapable de fermer l’œil, Abby contempla la lumière qui filtrait à


travers les rideaux de la fenêtre donnant sur la rue, tandis que Harry dormait
tranquillement à côté d’elle, après avoir profité — à sa façon toute
personnelle — de ce qu’il considérait comme un droit.
Sa colère l’avait complètement prise au dépourvu. Il savait où elle
passait la soirée, et avec qui. Et pourtant il lui avait fait une scène
épouvantable quand elle était rentrée.
— D’où viens-tu, bon sang ? avait-il lancé brutalement en s’emparant de
la bandoulière de son sac.
Puis il s’en était servi pour l’attirer vers lui.
— Tu le sais très bien, avait-elle répondu, refusant de lui montrer sa
peur. Nous avons fêté l’enterrement de vie de jeune fille de Liz. Tu m’avais
permis d’y aller.
— Uniquement parce que je ne veux pas entendre ta mère me faire à
nouveau des reproches et m’accuser de te négliger, avait-il rétorqué en
rapprochant son visage du sien. Tu empestes l’alcool. Combien de verres as-
tu bus ?
— Un seul. Un verre de vin blanc. Je ne suis pas comme toi…
Elle avait évité de justesse la main de Harry.
— Ne me parle pas sur ce ton ! Je t’ai posé une question poliment et
j’attends une réponse polie. À moins que tu ne souhaites que ta chère maman
apprenne que sa fille est une ingrate ?
Combien de temps supporterait-elle d’être traitée ainsi ? s’était-elle
demandé en lui arrachant son sac des mains. Il était hors de question que sa
mère soit impliquée dans leurs sordides histoires de couple. Quand elle
l’avait vue la veille, Abby avait été choquée de voir à quel point son état
avait empiré. Harry le savait. Et comme d’habitude, il s’en servait contre
elle.
De toute façon, quand il était de cette humeur, il ne servait à rien
d’essayer de le raisonner. D’autant que Abby culpabilisait d’avoir laissé
Luke Morelli la raccompagner en voiture. Mais elle n’avait rien fait de mal,
pour l’amour du ciel ! Et ç’avait été si agréable de parler avec un homme qui
semblait apprécier sa compagnie, et qui ne la traitait pas comme sa
domestique — ou pire encore.
— Alors, où es-tu allée ?
— Au Parker, avait-elle répondu, la main sur la poignée de la porte.
Comme je te l’avais dit avant de partir.
— Et tu n’es allée nulle part ailleurs ?
— Non, avait-elle affirmé, mais après une légère hésitation.
— Tu as hésité ! avait-il aussitôt riposté en se précipitant sur elle. Et tu
comptais me le cacher. Pourquoi ?
— Je suis revenue directement du Parker. Les autres ont décidé d’aller
au Blue Parrot, mais je ne les ai pas accompagnées.
— Pourquoi ? Tu avais trouvé quelqu’un de plus intéressant, au Parker ?
avait demandé Harry en fouillant son regard. Si tu es partie avec un
homme…
— Non. J’étais fatiguée, c’est tout, et je désirais rentrer.
— Et comment es-tu rentrée ? Je croyais qu’elles avaient loué un
minibus.
Abby n’avait pu s’empêcher de trembler.
— Oui, elles en avaient loué un, en effet. J’ai… pris un taxi.
— Bonne idée, avait-il répliqué en lui saisissant le poignet pour l’attirer
contre lui. Moi aussi, je suis fatigué, ma chérie.
Puis il l’avait embrassée dans le cou en même temps qu’il refermait les
mains sur ses seins, avant de chuchoter contre sa bouche :
— Et si on allait se coucher, maintenant, hein… ?

* * *

Luke contempla la liste des universités londoniennes qui s’affichait sur


son écran d’ordinateur. Il y en avait beaucoup, et il n’avait pas la moindre
idée du domaine dans lequel Annabel travaillait.
Presque une semaine s’était écoulée depuis qu’il l’avait rencontrée dans
ce bar à vins et raccompagnée chez elle. Et il ne cessait de penser à elle
tandis que de son côté, elle n’avait même pas pris la peine de l’appeler alors
qu’il lui avait donné son numéro de téléphone.
La seule chose dont Luke était certain, c’était qu’elle travaillait dans
l’une de ces universités. À supposer que ce soit bien son prénom. Les autres
l’ayant appelée « Abs », elle s’appelait sans doute plutôt Abigail. Ou Abby.
Peut-être qu’en retournant au Parker il la reverrait. Mais il pressentait
qu’elle n’était pas du genre à fréquenter régulièrement les bars. Et le fait de
savoir où elle habitait ne lui servait pas à grand-chose : l’immeuble au bas
duquel il l’avait déposée comprenait une quarantaine d’appartements, et il
ne connaissait même pas son nom de famille.
Il soupira. Pourquoi cette femme l’intriguait-elle autant ? Elle était
attirante, certes, mais il avait connu beaucoup de femmes ravissantes. Non, il
s’agissait d’autre chose.
Apparaissant soudain sur le seuil du bureau, Ray s’avança et s’arrêta
derrière lui.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-il en regardant l’écran.
— Je cherche quelque chose.
— Quelque chose ou quelqu’un ? répliqua son associé d’un ton
malicieux. Tu es sur le site d’une université, non ? Et si je me souviens bien,
tu m’as dit que la femme que tu as raccompagnée chez elle…
— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? reprit Luke, agacé.
— Rien. Sinon qu’apparemment tu cherches à la joindre. Dans quel
domaine travaille-t-elle ?
— Je n’en sais rien.
— Mais tu sais où elle habite.
— Je sais dans quel immeuble, mais pas dans quel appartement.
— Alors, va consulter la liste des occupants. Il y en a toujours, dans le
hall des immeubles.
— Effectivement.
Luke quitta la page et referma son ordinateur portable. Il n’avait aucune
envie d’avouer à Ray qu’il ne lui avait même pas demandé son nom de
famille.
Soucieux de ne pas brusquer Annabel, il n’avait pas non plus tenté de
l’embrasser avant de la quitter. Pourtant, il en brûlait d’envie. Un délicieux
parfum émanait de la jeune femme, qui avait continué de flotter dans sa
voiture longtemps après qu’elle en fut descendue. Il était mordu, admit-il
soudain en son for intérieur. Ce qui, pour lui, était une première.
Dieu merci, Ray laissa tomber le sujet, et ils discutèrent de leurs projets
en cours. Ray avait passé la journée à Milton Keynes, de façon à vérifier sur
le terrain que les chefs de travaux suivaient bien leurs directives. Luke, avait
rencontré un agent immobilier à propos du local qu’ils envisageaient
d’acheter.
Ils commençaient en effet à se sentir à l’étroit dans les locaux de Covent
Garden. Les architectes, les designers, les comptables, et tout le personnel
administratif de Morelli & Carpenter Development avaient maintenant
besoin de plus d’espace.
En quittant le bureau ce soir-là, Luke ne put s’empêcher de prendre la
direction de Chelsea. Annabel habitait un immeuble assez luxueux, songea-t-
il, alors elle vivait peut-être avec une amie. L’une des jeunes femmes avec qui
il l’avait vue au Parker, par exemple… L’appartement pourrait donc ne pas
être à son nom — auquel cas, il n’était pas au bout de ses peines…

* * *

Debout devant la fenêtre du salon, Abby regarda la pluie ruisseler le long


des vitres, tandis que l’obscurité tombait déjà sur Chandler Court.
Harry avait appelé pour la prévenir qu’il rentrerait sans doute tard, mais
avec lui, elle ne savait jamais à quoi s’en tenir. Quelque temps auparavant, il
l’avait prévenue qu’il serait retenu jusqu’à au moins 22 heures, avant de
réapparaître une demi-heure plus tard.
Le reste de poulet aux légumes qu’elle s’était fait réchauffer était resté
dans la poêle. Abby n’avait pas faim, comme cela lui arrivait fréquemment,
ces temps-ci.
Ce soir-là, elle avait eu l’intention d’aller voir sa mère, mais l’infirmière
lui avait téléphoné en début de soirée pour lui dire que, après avoir passé
une journée difficile, Mme Lacey se reposait. Ce qui signifiait qu’on lui avait
de nouveau administré un sédatif, avait compris Abby en tressaillant.
Elle vit tout à coup une voiture déboucher entre deux immeubles avant de
ralentir, la carrosserie vert foncé luisant sous la pluie à la lumière du
lampadaire.
Aussitôt, elle pressentit qu’il s’agissait de la voiture de Luke Morelli.
Que faire ? se demanda-t-elle, un doigt pressé sur les lèvres. Inutile de
paniquer : Luke ne connaissait même pas son nom de famille. À moins que,
après l’avoir quittée ce soir-là, il soit allé au Blue Parrot pour se renseigner
sur elle auprès d’un membre de la joyeuse bande de fêtardes ?
C’était peu probable, et elle se faisait sans doute des idées en
s’imaginant qu’il ait pu s’intéresser à elle à ce point. Néanmoins, pouvait-
elle prendre le risque de le voir apparaître sur le pas de la porte ?
Certainement pas.
Se retournant, Abby contempla le mobilier en verre et acier. Luke la
croirait-elle si elle lui disait qu’elle détestait cet appartement ?
Comprendrait-il qu’elle restait avec Harry uniquement pour que sa mère
puisse profiter d’un traitement qu’elle-même n’avait pas les moyens de lui
offrir ?
Non, il ne la croirait pas. Alors elle devait se débarrasser de lui. Et vite.
Après s’être emparée de sa veste au passage, elle enfila une paire de
bottines à la hâte, puis se regarda dans le miroir de l’entrée. Son tailleur de
velours noir n’était pas assez chaud pour un soir d’octobre, surtout qu’il
pleuvait à verse et qu’elle n’avait pas de parapluie.
L’appartement étant situé au sixième étage, Abby prit l’ascenseur en
priant pour que Harry ne rentre pas plus tôt que prévu. S’il la surprenait en
train de parler à un inconnu dans le hall de l’immeuble…
À son grand soulagement, elle ne vit aucun signe de Harry ou de Luke au
rez-de-chaussée. S’était-elle trompée ? Luke était-il venu dans le quartier
pour une raison n’ayant rien à voir avec elle ? Et puis, ce n’était peut-être
pas lui qu’elle avait aperçu au volant, se répéta-t-elle pour se rassurer.
Décidant d’aller jeter un coup d’œil dehors pour voir si la voiture verte
était encore là, elle fut forcée de passer devant la loge du gardien. Par
chance, M. McPhelan regardait la télévision et ne prêtait manifestement
attention qu’aux personnes venant de l’extérieur…
2.

En arrivant chez son père, Luke comprit que ce dernier s’attendait à ce


qu’il passe la nuit chez lui. Alors il décida de repousser sa visite à Ashford-
St-James au lendemain. Ce serait d’ailleurs plus simple pour faire un tour
incognito dans les boutiques le matin.
Luke n’était jamais allé dans cette ville, mais son père lui en avait
beaucoup parlé. Celui-ci connaissait en effet Charles Gifford, l’ancien
propriétaire de ces biens, pour avoir longtemps joué au golf avec lui. À sa
mort, le fils de Gifford avait aussitôt annoncé au notaire de son père son
intention de vendre la rangée de boutiques d’Ashford.
Luke avait eu la chance d’avoir été informé de la vente avant tout le
monde et en avait profité. Et, bien qu’il s’agisse d’un projet très modeste
comparé à ceux qu’entreprenait d’habitude Morelli Corporation, il savait que
son père serait heureux d’avoir contribué, même de loin, aux réussites
professionnelles de son fils.
Après avoir décidé de se rendre à South Road à pied, il se gara en centre-
ville puis longea High Road et ses boutiques de vêtements plutôt haut de
gamme. Il y avait aussi quelques cafés, mais peu de magasins d’alimentation,
ce qui expliquait que la municipalité soit favorable à la construction d’un
supermarché.
Un charme typiquement anglais se dégageait de la petite ville, avec son
église de pierre dont le clocher dominait le jardin public bien entretenu et
agrémenté d’un étang où une famille de canards avait élu domicile. En ce
début de printemps, les fleurs coloraient déjà les massifs et les bourgeons
commençaient à s’épanouir sur les branches des arbres.
C’était tout à fait le genre d’endroit susceptible d’attirer les Londoniens
las de l’agitation de la capitale, mais ne désirant pas pour autant renoncer aux
avantages de la vie citadine, songea Luke en s’éloignant.
Après avoir continué pendant quelques minutes, il quitta la rue principale
et s’avança dans South Road, puis, grâce aux indications de son père, trouva
sans difficulté la rangée de commerces en question.
D’après ses informations, il y avait une boutique de cadeaux, un magasin
de lainages, un studio de photographe et une boutique de robes de mariée. Et
enfin, un café librairie, — sans doute le plus prospère des cinq commerces,
lui avait dit le notaire.
Luke traversa la rue et passa devant le premier magasin, dans la vitrine
duquel trônait une robe de dentelle blanche assez extravagante. Le studio du
photographe venait tout de suite après, mettant en valeur un unique appareil
photo numérique.
Au moins, il proposait du numérique… Mais existait-il encore des
amateurs de portraits classiques ? Le photographe survivait peut-être en
filmant des mariages ou des baptêmes. Peut-être travaillait-il d’ailleurs avec
la boutique de mariage ?
Un léger sourire aux lèvres, Luke se dirigea vers le café librairie, puis la
boutique de cadeaux, mais les lainages disposés en vitrine le dissuadèrent de
s’y attarder très longtemps. Il revint donc vers le Harley’s, le fameux café
librairie.
À travers la vitre, il aperçut un plateau de scones et divers gâteaux fort
appétissants. La plupart des tables étaient occupées : certains habitants
préféraient donc l’intimité de ce petit café à ceux, plus spacieux et pourtant
mieux situés, de la rue principale.
À moins qu’ils ne soient attirés par l’espace librairie.
Après avoir poussé la porte vitrée, Luke s’installa à une table. Puis, le
visage en partie masqué par le menu, il regarda discrètement autour de lui.
L’endroit était décoré avec goût, arborant sur l’un des murs une fresque
représentant un assortiment de muffins et de cupcakes peints de façon si
réaliste qu’ils donnaient envie d’y goûter. Au fond, à côté d’une ouverture en
forme d’arche conduisant à la librairie, une énorme machine à café italienne
donnait un aspect moderne à l’ensemble.
— Qu’est-ce que je vous sers ?
Absorbé dans son examen des lieux, Luke n’avait pas entendu que
quelqu’un s’était approché de lui. Reposant le menu, il leva les yeux vers la
jeune femme qui se tenait à côté de sa table.
— Un café, s’il vous plaît, commença-t-il avant de s’interrompre,
interloqué.
Il se leva aussitôt de sa chaise.
— Abby ! Que faites-vous ici ?

* * *

— C’est moi qui tiens ce café, répondit Abby, avec un calme qui la
surprit elle-même.
Depuis qu’elle avait lu la lettre du notaire quelques semaines plus tôt, une
foule d’émotions contradictoires s’étaient succédé en elle, mais pas une
seconde elle ne s’était imaginé que Luke pourrait venir en personne dans son
café.
— Inutile de vous demander pourquoi vous êtes venu, bien sûr,
poursuivit-elle. Pour évaluer votre dernière acquisition, je suppose ?
Il la dévisagea sans répondre. Il n’avait pas changé. Grand, les cheveux
brun foncé, presque noirs, la peau hâlée, Luke Morelli était plus beau, plus
attirant que jamais. Et terriblement dangereux, songea Abby.
De son côté, elle avait beaucoup changé. Une histoire d’amour avortée et
un divorce amer, ça laissait des traces.
— Vous tenez ce café ? demanda-t-il, incrédule. Je pensais que vous
travailliez toujours à Londres… J’ignorais que vous aviez déménagé.
— Vraiment ?
Abby s’était effectivement demandé si Luke n’avait pas racheté les
boutiques simplement pour se venger d’elle.
— Mais oui, vraiment ! Je n’aurais pas imaginé que votre mari quitterait
son poste aussi facilement. Il travaillait à la City, n’est-ce pas ?
— Harry et moi avons divorcé, répliqua-t-elle d’un ton neutre.
Puis, consciente que leur conversation prolongée attirait l’attention des
autres clients, elle ajouta à la hâte :
— Je vais m’occuper de votre café.
— Attendez. Quand avez-vous divorcé ?
— Je ne vois pas en quoi cela vous regarde, répondit Abby, heureuse que
sa voix n’ait pas tremblé.
— Si c’est comme cela que vous traitez vos clients…
— Mais vous n’êtes pas un vrai client, monsieur Morelli, n’est-ce pas ?
Vous êtes venu enquêter sur place, ne dites pas le contraire. Alors je pourrais
très bien refuser de vous servir — j’en ai le droit.
Il laissa échapper un léger soupir, puis regarda autour de lui, comme s’il
comprenait à son tour qu’ils n’étaient pas seuls.
— Pas de problème. Dans ce cas, indiquez-moi une bonne adresse, et je
vous invite à dîner ce soir.
— Je ne pense pas que ce soit une bonne idée, monsieur Morelli. Je vais
préparer votre café.
Sans lui laisser le temps de réagir, Abby se dirigea rapidement vers le
comptoir et échangea quelques mots avec les clients qui attendaient pour
payer leur note, encaissa l’argent, puis prépara la commande de Luke.
Les mains légèrement tremblantes, elle posa la tasse sur un plateau,
ajouta un petit pot de crème et un autre contenant du sucre et de l’édulcorant,
puis se retourna et se figea.
Il avait disparu.
Lentement, elle reposa le plateau sur le comptoir. Revoir Luke lui avait
causé un choc, certes, mais elle ne s’était pas attendue à ce qu’il parte aussi
précipitamment.
Et tout à coup la journée lui parut vide, insipide.
Elle avait souvent pensé à lui, bien sûr, surtout après son divorce. Mais,
déjà à l’époque, elle était parfaitement consciente qu’à ses yeux elle
demeurait une menteuse et une épouse infidèle.
Pourquoi l’avoir invitée à dîner, alors ?
En règle générale, café et librairie fermaient à 16 heures, et d’ordinaire,
Abby n’était pas pressée de regagner l’appartement où l’attendait son
labrador. Mais ce jour-là, elle remonta aussitôt après avoir verrouillé la porte,
enfila son manteau, s’empara de la laisse et redescendit quelques instants plus
tard avec Harley, ravi.
Si Luke s’était déplacé en personne, cela signifiait forcément qu’il
poursuivait son projet, songea-t-elle. Jusque-là, elle s’était accrochée à
l’espoir qu’il n’obtiendrait peut-être pas le permis de construire, ou que lui et
son équipe rencontreraient un obstacle quelconque qui les amènerait à
renoncer. Mais à présent, tous ses espoirs se voyaient anéantis.
Derrière la rangée de boutiques s’étendait un terrain vague, qui avait
appartenu lui aussi à M. Gifford père. Avec les boutiques donnant sur la rue,
le promoteur aurait tout l’espace pour y construire non seulement un parking,
toujours utile en ville, mais peut-être aussi un cinéma, avait expliqué Greg
Hughes.
En attendant, le terrain était à tout le monde… Aussi Abby débarrassa-t-
elle Harley de sa laisse pour le laisser courir librement comme d’habitude.
Puis, se penchant pour ramasser un bâton, elle lança celle-ci au loin — droit
sur Luke qui s’avançait dans sa direction.

* * *

Après avoir poussé doucement la porte de l’immeuble, Abby risqua un


coup d’œil à l’extérieur et aperçut aussitôt l’Aston Martin verte toujours
garée un peu plus loin, sous le lampadaire.
Heureusement, le conducteur était resté au volant, à l’abri. Mais
s’agissait-il bien de Luke Morelli ? En tout cas, l’homme dont elle distinguait
à peine le visage lui ressemblait.
De toute façon, elle ne pouvait prendre aucun risque. Elle se rappelait
trop bien la réaction violente de Harry lorsqu’il avait appris qu’elle avait
déjeuné avec l’un des professeurs de l’université où elle travaillait.
Le fait qu’elle ne porte plus son alliance n’avait fait qu’exacerber sa
rage. En fait, tout était prétexte à se comporter de façon excessivement
possessive alors que de son côté, il n’avait sans doute jamais raté une
occasion de lui être infidèle.
Remontant le col de sa veste, Abby s’avança vers la voiture.
C’était bien celle de Luke qui était immobile derrière le volant. Sans
hésiter, elle contourna le véhicule, ouvrit la portière côté passager et s’assit
sur le siège en cuir.
— Vous permettez ? Il fait un temps épouvantable.
— Il vient subitement de s’améliorer, répliqua-t-il en souriant. Comment
avez-vous su que j’étais là ?
— Oh…, dit-elle avec un geste désinvolte de la main. Je regardais
justement par la fenêtre, et j’ai cru reconnaître votre voiture.
— Et vous vous êtes dit que vous alliez venir vous excuser de ne pas
m’avoir appelé ? avança-t-il, pince-sans-rire. Est-ce que vous vous imaginez
le mal que j’ai eu à vous retrouver ?
— Vous avez cherché à me retrouver ? demanda Abby, qui fut parcourue
d’un frisson à cette idée.
— Oui, j’ai surfé sur le site des universités de Londres, mais comme je ne
connais ni votre nom de famille, ni le domaine dans lequel vous travaillez,
j’ai perdu mon temps.
— Ah…
— Alors, Ray — l’ami avec qui j’étais l’autre soir au Parker —, m’a
conseillé de venir rôder par ici.
Il leva les yeux vers l’immeuble.
— Plutôt chic, comme endroit…
Son regard s’assombrit.
— Je ne sais pas si vous êtes à ma portée.
— Ne soyez pas stupide ! s’exclama-t-elle avec un petit rire embarrassé.
Je partage l’appartement avec… une amie. Et… Elle m’attend, justement.
Nous allions dîner.
Elle posa la main sur la poignée de la portière.
— Je vais vous laisser.
Après une légère hésitation, Luke demanda :
— Vous ne préféreriez pas aller dîner au restaurant ?
— Je ne peux pas, désolée. Une autre fois, peut-être.
Seigneur, pourquoi avait-elle dit cela ?
— D’accord. Demain soir ? Je pourrais passer vous prendre vers
20 heures ?
Abby le regarda en silence. Elle devait refuser. Si Harry avait seulement
soupçonné qu’elle envisageait de sortir avec un autre homme… Elle préférait
ne pas imaginer sa réaction.
— Je ne pense pas, répondit-elle sans regarder Luke. Je… Je ne vous
connais pas.
— Cela peut s’arranger. La seule question, c’est : voulez-vous qu’on se
revoie ?
Sans attendre sa réponse, Luke se pencha vers elle, referma la main sur
sa nuque et approcha son visage du sien.
— Laissez-moi vous persuader d’accepter, murmura-t-il avant de
l’embrasser avec fougue, annihilant aussitôt toute volonté de résistance en
elle.
Une chaleur délicieuse l’enveloppa tandis que, sans réfléchir, elle
agrippait les revers de la veste de Luke pour se serrer contre lui.
Sa bouche ferme dévorait la sienne, le baiser s’approfondissait… S’ils
n’avaient pas été séparés par la console centrale, Abby pressentit que Luke
l’aurait attirée sur ses genoux…
À cet instant, il referma une main sur son sein et en caressa la pointe à
travers le velours, puis écarta sa bouche de la sienne.
— Viens avec moi, Annabel, dit-il d’une voix rauque.
Lorsqu’il glissa la main sous son haut, Abby se mit à trembler. Mais
alors qu’elle se sentait sur le point de succomber, elle vit une autre voiture
déboucher au bout de l’allée, et son sang se glaça dans ses veines.
Comme elle l’avait redouté, Harry revenait plus tôt que prévu.
Laissant retomber ses bras, elle se retourna vivement vers la portière.
— Je… Je ne peux pas. Je dois rentrer. Harriet doit s’inquiéter…
— Attends ! s’écria Luke en lui saisissant le poignet. Accepte au moins
de dîner avec moi demain. Comment t’appelles-tu ? Je ne connais même pas
ton nom. Ni ton numéro de téléphone.
— C’est moi qui t’appellerai, lança Abby à la hâte.
— Quand ?
— Demain ! répondit-elle, paniquée.
— Tu me le promets ?
— Oui ! Lâche-moi, je t’en prie. Je dois vraiment y aller !
— D’accord. Mais tiens, prends ça.
Après lui avoir lâché le poignet, il lui tendit sa carte de visite qu’Abby
fourra dans sa poche avant de sortir précipitamment du véhicule. Puis, se
retenant de courir, elle traversa le parking et entra en trombe dans le hall.
Dieu merci, Luke avait dû imputer sa hâte à la pluie qui tombait toujours
à verse, songea-t-elle en s’engouffrant dans l’ascenseur. Et, heureusement, le
gardien était toujours devant sa télévision.
Avec un peu de chance, Harry ne s’apercevrait même pas qu’elle avait
quitté l’appartement.
* * *

Alors que, tard dans la soirée, Luke parcourait des documents officiels en
vue d’un rendez-vous organisé pour le jour suivant, il sursauta en entendant
sonner le téléphone.
L’appel provenait d’un numéro inconnu. Certainement son père qu’il
n’avait pas vu depuis plusieurs semaines. Il pouvait s’agir d’une urgence…
Se traitant d’imbécile, il décrocha.
— Luke ?
Il laissa échapper un petit halètement. C’était Annabel, qui avait promis
de l’appeler le lendemain — trois semaines plus tôt…
— Annabel ? dit-il tout en se demandant s’il ne s’agissait pas d’une
hallucination auditive. C’est bien toi ?
— Tu m’as déjà oubliée ? riposta-t-elle avec un petit rire nerveux.
— Non. Je commençais à croire que toi tu m’avais oublié.
— Aucun risque, dit-elle, la voix un peu tendue. Comment vas-tu ?
— Très bien… Mais il est un peu tard pour venir prendre de mes
nouvelles, non ?
— Excuse-moi.
Craignant qu’elle ne raccroche, Luke reprit aussitôt :
— Je suis heureux de t’entendre.
Après une courte pause, il ajouta :
— Dois-je comprendre que tu m’appelles pour prendre un rendez-vous ?
— En quelque sorte. Qu’est-ce que tu fais, là, maintenant ?
— Maintenant ? Je travaille. Et toi ?
— Oh… Pas grand-chose.
Silence.
— Je me demandais si cela te dirait d’aller prendre un verre.
Luke déglutit.
— Maintenant ? répéta-t-il de nouveau.
— Oui, si tu es disponible, bien sûr.
— Oui. Tu veux que je passe te prendre ?
— Non, répondit-elle aussitôt. Retrouvons-nous quelque part.
— Où ?
— Je… Au Parker ?
— Entendu. Tu es sûre que tu ne veux pas…
— Oui, le coupa-t-elle. Rendez-vous là-bas dans une demi-heure ?
— J’y serai, répondit Luke, perplexe.
Décidant que son pull et son jean noirs feraient l’affaire pour le Parker,
il s’empara de sa veste en cuir et fourra portefeuille et téléphone portable
dans ses poches.
Dehors, il faisait froid, mais il ne pleuvait pas, c’était déjà ça, et habitant
dans le nord de Londres, il n’eut aucun mal à atteindre le West End à cette
heure de la soirée.
Pourquoi Annabel l’avait-elle appelé aussi tard pour lui proposer d’aller
boire un verre ? se demanda-t-il en s’arrêtant à un feu rouge. Avait-elle déjà
bu ? Non, il la connaissait peu, mais il était certain que ce n’était pas son
genre. Le Parker était bondé, mais Annabel n’était pas encore arrivée.
S’installant au bar, il commanda une bière.
— Bonsoir.
Il se retourna et la vit, immobile derrière lui, plus ravissante que jamais
mais les joues pâles, et les cheveux rassemblés en un chignon rapide sur le
dessus de la tête. Elle était à peine maquillée, la blancheur de son teint
contrastant avec son manteau noir au col remonté jusqu’aux oreilles. Elle
semblait s’être préparée à la hâte… songea Luke en se demandant ce qu’elle
avait bien pu faire avant de l’appeler.
— Bonsoir, dit-il, soulagé qu’elle soit venue. Qu’est-ce que tu bois ?
— Je… Tu ne préfères pas aller ailleurs ? répliqua-t-elle en regardant
autour d’elle. Cet endroit est affreusement bruyant, tu ne trouves pas ?
En effet, mais pourquoi lui avoir donné rendez-vous au Parker si elle ne
souhaitait pas y rester ?
— Où veux-tu aller ? demanda-t-il en réglant sa bière au serveur. À cette
heure-ci, tous les bars sont bruyants… Regarde, il y a un box de libre là-bas,
un peu à l’écart… Si on s’y installait pour discuter ?
Elle acquiesça d’un haussement d’épaules. Elle aurait préféré partir sur-
le-champ, devina Luke. Elle accepta néanmoins qu’il réquisitionne le box
avant que quelqu’un d’autre ne se l’approprie.
— C’est plus tranquille, ici, dit-il en s’asseyant à côté d’elle sur la
banquette.
Lorsque sa hanche frôla la sienne, Luke la sentit retenir son souffle. Il
adorait son parfum. Les effluves exotiques d’une sensualité inouïe lui
caressaient les narines, embrasant sa libido. Il la désirait comme un fou.
Avait-il une chance de la persuader de l’accompagner chez lui ?
— Tu n’ôtes pas ton manteau ? demanda-t-il. Tu as froid ?
— Non, je…, murmura-t-elle en resserrant néanmoins le col autour de
son cou.
— Peu importe ce que tu portes en dessous, tu sais. Tu ne peux pas
savoir à quel point je suis heureux de te revoir. Je commençais vraiment à
croire que tu m’avais oublié pour de bon.
— Pas du tout !
— Alors… Si je perdais mon temps, tu me le dirais, n’est-ce pas ?
répliqua Luke d’une voix rauque. Parce que je dois t’avouer que je n’ai
jamais ressenti ce que je ressens avec toi, Annabel.
— Tu ne parles pas sérieusement.
— Au contraire.
Lui prenant le menton, il tourna son beau visage ovale vers le sien.
— Je ne peux pas dire que j’ai mené une vie de moine, commença-t-il en
effleurant ses lèvres des siennes. Mais ce que j’éprouve pour toi est différent.
Tu es différente.
Il l’embrassa, savourant le goût délicieux de sa bouche.
— Que dirais-tu si je t’invitais chez moi ?
— Chez toi ? Où habites-tu ?
— Au nord de Londres, à Camden.
Tandis qu’elle semblait réfléchir à cette proposition, le col de son
manteau se rabaissa, dévoilant plusieurs bleus sur son cou.
Comment s’était-elle fait ces bleus ? Tendant la main, Luke effleura
délicatement les endroits meurtris. Mais aussitôt, elle remonta son col.
— Que t’est-il arrivé ?
— Oh ! Rien…, répondit-elle d’un ton détaché. Je suis tombée dans la
salle de bains. Au fait, tu vis seul ?
Croyait-elle vraiment qu’il ne comprenait pas qu’elle essayait de changer
de sujet ?
— Oui, je suis célibataire, si c’est ce que tu veux savoir, répondit-il avec
humour. Et toi ?
— Très drôle, que vous lui posiez cette question.
— Harry ! s’écria Annabel d’une voix étranglée, tandis que ce dernier
s’asseyait en face d’eux dans le box.
Harry était costaud, pas très grand mais solidement bâti et plutôt musclé,
dégageant le genre d’assurance et d’arrogance typiques des hommes que
Luke avait souvent l’occasion de rencontrer.
Vu son costume, il travaillait sans doute à la City. Mais qui était ce type ?
Le petit ami d’Annabel ? Vivait-elle avec lui, au lieu de la prétendue
Harriet ? Impossible.
— Tu ne me présentes pas à ton… compagnon, Abby ? lança l’homme en
décochant un regard méprisant à Luke.
Abby ? Ainsi, il ne s’était pas trompé : Annabel n’était pas son vrai
prénom.
— Je te présente Luke, commença-t-elle d’une voix à peine audible et le
visage blême. Luke Morelli, un… ami.
— Un ami… Ou un amant ? interrogea Harry en regardant fixement la
jeune femme. J’ai bien fait de venir te chercher ici en premier !
Elle redressa les épaules.
— Tu avais dit que tu ne rentrerais que demain.
— Et toi, tu avais dit que tu irais te coucher de bonne heure ! Sale petite
menteuse !
Sidéré, Luke frappa du plat de la main sur la table.
— Retirez ce que vous venez de dire !
Puis il se leva, agrippa Harry par le col de sa veste et le souleva de son
siège.
— Comment osez-vous lui parler sur ce ton ? poursuivit-il, fou de rage.
J’ai bien envie de…
— Non, Luke !
Abby retint son bras à l’instant où il allait frapper Harry.
Celui-ci éclata d’un rire dur.
— Écoutez-la, Luke, dit-il en se dégageant. Demandez-lui pourquoi je
suis en droit d’attendre un minimum de loyauté de sa part. Je parie qu’elle ne
vous a pas parlé de moi. Je me trompe ?
— Si vous êtes son petit ami, vous devriez vous montrer plus respectueux
envers elle, riposta Luke.
Il se tourna vers Abby.
— Qui est ce type ? Tu le connais ?
Question stupide, évidemment.
— Je suis le mari d’Abby, répondit Harry. Depuis, voyons… Trois ans.
Et si elle veut divorcer, elle n’a qu’à le dire. N’est-ce pas, Abby ? Allez-y,
Luke, demandez-lui si elle veut divorcer.
Il dévisagea Luke en plissant les yeux d’un air mauvais.
— Mais je crois qu’elle n’en a pas envie… C’est que Mme Laurence a
des goûts de luxe que vous ne pourriez pas satisfaire. N’est-ce pas, Abby ?
Dis la vérité à ton ami.
Face au silence d’Abby, Luke sentit son univers basculer. Inutile de lui
demander si elle souhaitait divorcer. La réponse était évidente. Non
seulement elle n’avait pas l’intention de quitter son mari, mais elle s’était
moquée de lui. Autant que de ce salaud de Harry Laurence.
3.

Dès qu’il l’aperçut, Harley se précipita vers Luke, tout excité, avant de
tourner autour de lui en remuant joyeusement la queue.
Mon chien est un traître ! songea Abby en regardant Luke se pencher
pour gratter la tête de son chien.
— Il est à toi ? lui demanda-t-il en se redressant.
— Oui.
— Bel animal !
Hochant la tête, Abby se pencha pour fixer la laisse au collier.
— Ne le rattache pas pour moi. J’aime les chiens, et ils me le rendent
bien, en général.
Harley eut beau glapir pour manifester sa désapprobation, elle refusa de
se laisser attendrir.
— Je ne pensais rencontrer personne, répliqua-t-elle. Sinon je ne l’aurais
pas lâché.
— Je venais simplement jeter un coup d’œil au terrain. Ce coin du
Wiltshire ne manque pas de charme.
— En effet.
Qu’ajouter ? Que c’était pour cela qu’elle était venue s’y installer ?
— Tu connaissais déjà la région ? demanda Abby.
— Mon père vit à Bath depuis quelque temps, mais je ne connais pas très
bien Ashford-St-James.
Alors, comment avait-il su que le fils de M. Gifford vendait ses biens ?
— C’est lui qui m’a parlé de cette vente, reprit-il, comme s’il avait lu
dans ses pensées. Il jouait au golf avec Charles Gifford, le père de l’actuel
propriétaire.
— Je sais qui est Charles Gifford. Enfin, qui il était.
— Dans ce cas, tu savais que j’étais impliqué dans ce projet avant de me
voir ce matin ?
— Oui. J’ai reçu une lettre, comme les autres commerçants.
— Et depuis tu me maudis, lâcha Luke d’un ton cynique. Ne dis pas le
contraire, cela se voit sur ton visage.
— En fait, soupira Abby, j’avoue avoir pensé que tu savais que je tenais
l’un des commerces, et que tu les avais achetés… Pour te venger de moi, en
quelque sorte.
— Tu plaisantes !
— Non. Nous ne nous sommes pas vraiment quittés en bons termes, ce
soir-là, au Parker.
— Non, en effet. Mais si tu crois que je t’en veux encore pour ce qui s’est
passé il y a… Combien ? Quatre ans ?
— Cinq, corrigea-t-elle, tendue. Eh bien, je suis contente de ne pas
t’avoir laissé de souvenir désagréable.

* * *

Si tu savais ! songea sombrement Luke en baissant les yeux sur le


labrador, pour qu’Abby ne voie pas l’hostilité qui devait transparaître dans
ses yeux.
C’était à cause d’elle que Ray Carpenter et lui s’étaient séparés. Son
associé n’était pas parvenu à supporter l’amertume qui teintait désormais le
regard que Luke portait sur sa vie.
Et c’était aussi à cause d’elle que Luke avait épousé Sonia, la femme
qu’il fréquentait avant de la rencontrer dans ce bar à vins. Ce mariage avait
été une erreur dès le départ et un an plus tard, ils avaient divorcé.
— J’ai tout oublié, prétendit-il d’un ton désinvolte. Je suis passé à autre
chose, comme toi.
— Tant mieux.
Elle se mordilla la lèvre, l’air un peu coupable.
— Je suis néanmoins désolée pour… Pour ce qui s’est passé. C’était ma
faute.
Luke n’allait pas la contredire. Rien ne pourrait changer le fait qu’elle lui
avait proposé de le revoir alors qu’elle était mariée. Au lieu d’avoir envie de
frapper son mari, il aurait dû le plaindre.
Et puis à quoi bon cette conversation ? Dès qu’il l’avait revue dans ce
café, il aurait dû ficher le camp et en rester là. Mais au lieu de s’en aller, il
avait passé les dernières heures à traîner dans Ashford en cherchant un
prétexte pour retourner la voir.
Quand il avait reconnu Abby, il avait été désarçonné par sa propre
réaction. Il ignorait complètement qu’elle avait quitté Londres et ouvert un
café. Au moment où il l’avait rencontrée, elle travaillait à l’université, au
département d’anglais. Aussitôt qu’il avait appris son vrai nom grâce à Harry,
il n’avait eu aucun mal à en savoir davantage sur elle.
Il avait découvert que son mari travaillait à la City et qu’il était bien
connu dans le milieu du courtage en valeurs immobilières — mais aussi
qu’aux yeux de certains il passait pour une sorte de barbare.
Luke s’était demandé si les bleus aperçus sur le cou d’Abby avaient été
causés par son mari, avant de se rappeler aussitôt ce qu’avait affirmé Harry :
sa femme ne le quitterait jamais. Manifestement, ils avaient tout de même fini
par divorcer. Quand ? Et était-ce elle qui en avait pris l’initiative ? Vu qu’elle
l’avait trompé, c’était sans doute plutôt Harry Laurence qui avait souhaité
reprendre sa liberté.
Néanmoins, Luke n’avait rien oublié des instants partagés avec elle. Il se
souvenait encore du goût de sa bouche, de sa douceur. Leur histoire s’était
terminée avant même de commencer, se rappela-t-il avec amertume. Abby
avait quitté le bar à vins avec son mari, et il ne l’avait plus jamais revue.
Jusqu’à aujourd’hui.
Le fait qu’elle soit encore plus attirante que cinq ans plus tôt ne le
réjouissait pas. Et contrairement à ce qu’il avait prétendu, il savait
exactement combien de temps s’était écoulé depuis cette scène mémorable,
au Parker.
Avait-elle pris un peu de poids ? Peut-être, et cela lui allait bien. Quant à
ses cheveux, toujours aussi beaux, ils étaient d’un blond plus clair
qu’autrefois.
Pourquoi remarquait-il ces détails ? Comptait-il se ridiculiser une seconde
fois ? Il la désirait toujours, impossible de le nier. Mais il s’agissait d’un désir
purement physique, que Luke n’avait pas l’intention d’assouvir.
Après une légère hésitation, elle reprit :
— Tu es parti sans avoir pris ton café, ce matin… As-tu eu peur qu’il ne
soit empoisonné ? dit-elle avec un faible sourire.
Il serra les mâchoires.
— Non, cela ne m’a pas traversé l’esprit.
— Tant mieux. Je préférerais qu’il n’y ait pas d’animosité entre nous.
— Nous ? répéta Luke en fronçant les sourcils. Il n’y a pas de nous.
Une légère roseur colora les joues de la jeune femme.
— Plus maintenant, je sais.
— Il n’y en a jamais eu, trancha-t-il d’une voix dure.
— Je vois.
Elle se mordilla la lèvre, puis reprit précipitamment :
— J’espère que tu ne penses pas que j’essaie de me servir de notre…
rencontre passée pour t’influencer par rapport à…
— Pas de cela, s’il te plaît ! l’interrompit-il en levant la main. Tu n’aurais
aucune chance d’y parvenir, de toute façon. Et puis je préférerais quant à moi
que tu ne me rappelles pas que je t’ai presque incitée à tromper ton mari. À
moins que ça n’ait pas été ta première fois.
— Je te rappelle que ce n’est pas moi qui ai commencé ! riposta-t-elle
sèchement. Tu cherchais une compagne pour la soirée, et je me suis trouvée
là par hasard.
— C’est faux !
— Vraiment ? Je parie que tu pensais avoir réussi…
— Eh bien, je m’étais trompé, non ?
— Je n’arrive pas à croire que tu aies pu dire une chose pareille !
s’exclama-t-elle en le foudroyant du regard.
— Abby…
Le labrador choisit ce moment pour tourner autour de Luke, lui
emprisonnant les jambes dans la laisse. Essayant de garder l’équilibre, il
agrippa l’épaule d’Abby qui lui passa aussitôt un bras autour de la taille.
Un courant électrique passa entre eux. Certes, Luke n’avait pas cherché
ce rapprochement, mais il ne pouvait pas nier qu’il… lui faisait de l’effet.
Réprimant un juron, il saisit la laisse et se libéra.
— Je crois que je ferais mieux de m’en aller, dit-il.
— Oui, mais ne pars pas à cause de moi, je retourne au Harley’s, de toute
façon.
Il la regarda un instant en silence, l’esprit en proie à une foule d’images
importunes.
— Au café ?
— Oui. Et ne pénalise pas les autres commerçants à cause de moi, s’il te
plaît.
— Je ne vois pas comment je pourrais le faire.
— Oh ! Ne te sous-estime pas, Luke, répliqua-t-elle d’un ton amer. La
situation n’est facile pour aucun de nous.
— J’en suis désolé.
— Ah ? dit-elle d’un air incrédule. Bon, si tu veux bien m’excuser…
— Qu’attends-tu de moi, Abby ? demanda-t-il en se passant la main dans
les cheveux. L’absolution ?
— Certainement pas ! riposta-t-elle, le menton haut. Je n’attends rien de
toi, Luke. Je n’ai jamais rien attendu de toi.
— Ce n’est pas l’impression que tu m’avais donnée. Mais je me trompais
peut-être. Avec toi, je me suis trompé sur toute la ligne, n’est-ce pas ?
— Espèce de salaud !
Tenant la laisse à deux mains, elle recula, avant de s’éloigner d’un pas
rageur.
Il n’avait pas voulu la blesser, bon sang !
— Abby…
— Non ! Ne t’approche pas !
— Je ne veux pas me battre contre toi…
Parce qu’il s’excusait, maintenant ? Agacé par ses propres réactions,
Luke la suivit néanmoins.
— Ne t’en fais pas, lui lança-t-elle par-dessus son épaule. Je ferai comme
si cette conversation n’avait jamais eu lieu. Et dès que ton notaire m’aura
signifié de vider les lieux, je m’en irai.
La rattrapant, il la prit par le bras pour la forcer à se tourner vers lui. Elle
pleurait. Incapable de s’en empêcher, Luke leva la main pour essuyer ses
larmes.
— Arrête, chuchota-t-elle.
Mais il ne l’écouta pas. Son parfum l’enivrait, des images brûlantes
défilaient dans son esprit, évocatrices des étreintes torrides qu’ils auraient pu
partager si tout avait été différent. Sa joue était si douce sous ses doigts…
Lentement, il laissa son pouce glisser sur sa joue, jusqu’à ses lèvres
entrouvertes.
Elle ne tenta pas de l’arrêter, s’accrochant à la laisse du labrador comme à
une bouée de sauvetage. N’y tenant plus, Luke se pencha et posa ses lèvres
sur les siennes.
Sa bouche était si chaude, si étrangement vulnérable, que toutes les
émotions ressenties cinq ans plus tôt rejaillirent en lui, irrépressibles.
Soudain, Luke comprit pourquoi il n’avait jamais oublié cette femme,
pourquoi il se rappelait aussi bien le goût de sa bouche, son parfum. Et à
sentir ainsi la pression de son ventre sur son érection, il craignit de perdre la
tête.
— Luke…
Lorsqu’elle lui passa une main autour du cou, une sensation inconnue le
traversa, glacée et brûlante à la fois.
Dans un ultime éclair de lucidité, Luke prit conscience qu’ils se
trouvaient au beau milieu d’un terrain vague, et que n’importe qui aurait pu
surgir à tout instant…
Et puis à quoi jouait-il, bon sang ?
À cet instant, Harley aboya, comme pour répondre à sa place. Ayant sans
doute aperçu un chat, ou un lapin, le labrador tirait sur sa laisse, forçant Abby
à reculer.
— Harley !
— Je dois y aller, dit Luke, frustré et soulagé à la fois.
Puis, sans regarder Abby qui tentait de calmer son chien, il s’éloigna à
grands pas.
4.

Ce qui s’était passé avec Luke sur le terrain vague était totalement
absurde, se répéta Abby une semaine plus tard. Elle était une femme libre et
indépendante, désormais, plus une épouse tyrannisée par son mari.
Lori étant allée chercher sa fille à l’école et son dernier client parti, Abby
décida de fermer plus tôt. De toute façon, la journée n’avait pas été fameuse,
et elle n’avait pas vu grand monde.
Alors qu’elle se retournait pour ranger le chiffon qu’elle utilisait pour
nettoyer la machine à café, la porte s’ouvrit soudain — sur Greg Hughes.
Abby retint un soupir. Elle n’était vraiment pas d’humeur à bavarder avec
lui ! Mais le photographe s’avançait déjà dans le café comme s’il était chez
lui, avant de s’arrêter devant le comptoir et d’y poser les coudes.
— Vous avez des nouvelles ? demanda-t-il sans même la saluer.
— Pardon ?
— Je demandais si vous…
— Oui, j’ai entendu, l’interrompit-elle froidement. Mais je ne vois pas de
quoi vous parlez.
— Du grand projet, répondit-il avec une moue méprisante. Vous avez des
détails ? Vous avez dû lire la lettre.
En effet, mais elle n’avait aucune envie de parler du projet, et encore
moins du promoteur qui l’avait lancé.
— Eh bien, oui, j’ai lu la lettre du notaire. Et je ne sais rien de plus.
— Si vous voulez mon avis, c’est louche, cette affaire… J’aimerais bien
savoir ce qu’ils vont nous offrir en guise de dédommagement.
— De dédommagement ?
— Oui, ils doivent me dédommager, puisque mon bail n’arrive à
échéance que dans dix-huit mois. Tant qu’ils ne m’auront rien précisé, je ne
peux pas savoir quel type de local je pourrai envisager de louer.
— Je comprends.
— Vous n’aurez pas ce problème, vous ! reprit-il avec hargne. Quand ils
vous mettront à la porte, votre bail sera déjà arrivé à terme.
— Comment le savez-vous ?
— Vous m’avez dit vous-même qu’il ne vous restait plus que six mois. Je
me demandais simplement, comme vous semblez connaître le gars, s’il vous
avait donné des infos supplémentaires.
L’espace d’un instant, Abby fut tentée de mentir et de dire qu’elle ne
connaissait pas Luke. Mais on les avait peut-être aperçus une semaine plus
tôt, sur le terrain vague.
— Je vous ai dit aussi que je le connaissais de réputation, se justifia-t-
elle. Je… Je crois qu’il est venu ici récemment, pour jeter un coup d’œil à son
acquisition. Incognito.
— Ah bon ?
Ainsi, Greg ne savait rien. Quelle idiote ! Elle venait d’admettre qu’elle
connaissait Luke…
Mais son voisin ne releva pas.
— Eh bien, commença-t-il en plissant le front, j’aurais bien aimé le voir,
ce Morelli. Histoire de lui dire ce que je pense de son fichu projet !
— Vraiment ? Très intéressant…
Abby sursauta. La sonnette étant hors d’usage, elle n’avait pas entendu la
porte s’ouvrir.
Quant à Greg, il sursauta lui aussi et tourna à demi la tête vers le nouvel
arrivant.
— Dites donc, vous ! Vous voulez bien vous mêler de vos affaires ?
— Oh ! Excusez-moi, répliqua Luke en refermant la porte derrière lui. Je
croyais avoir entendu prononcer mon nom.
Estomaqué, Greg se retourna, bouche bée.
— Vous êtes Morelli ?
En jean et pull à col roulé bleu marine sous une vieille veste en cuir, Luke
ne ressemblait en rien au riche promoteur qu’il était pourtant.
Perplexe, Greg se tourna vers Abby en haussant les sourcils d’un air
interrogateur.
— Alors ? lança Luke en allant se poster à côté de lui. Si vous me disiez
qui vous êtes, pour commencer…
— Hughes. Greg Hughes. Je tiens le studio, juste à côté du café.
— Je vois, dit Luke en hochant la tête. Eh bien, monsieur Hughes, vous
souhaitiez me parler ? Je vous écoute.
Greg serra les mâchoires, puis sembla comprendre qu’il devait dire
quelque chose.
— Je ne suis pas d’accord avec… Avec les gens qui…
— Les gens comme moi.
Il savourait cet échange, devina Abby en observant le sourire en coin
qu’il arborait.
— Eh bien… Oui, acquiesça Greg d’un ton rogue. Je crois que vous ne
vous rendez pas compte de la valeur… historique de ces boutiques que vous
allez détruire pour les remplacer par un supermarché. C’est un sacrilège, il
n’y a pas d’autre mot ! Un sacrilège !
Luke se tourna vers elle en haussant les sourcils.
— Est-ce aussi votre avis, madame Laurence ?
— Mademoiselle Lacey, corrigea Abby en rougissant.
Greg la dévisagea aussitôt d’un air bizarre…
— Je… J’ai repris mon nom de jeune fille après m’être installée ici.
— Ah…
Les yeux mi-clos, Luke promena son regard sur son visage avec une
lenteur déstabilisante. D’autant qu’elle devait avoir une tête épouvantable…
Sa queue-de-cheval était à moitié défaite, des mèches pendaient sur ses
épaules et pour ne rien arranger, elle portait encore le vieux tablier qu’elle
mettait pour faire le ménage…
— Vous n’avez toujours pas répondu à ma question… mademoiselle
Lacey.
— Elle est d’accord avec moi, bien sûr ! intervint Greg d’un ton agressif.
Qu’est-ce que vous croyez ? Ces boutiques sont notre gagne-pain — et en
plus, Abby habite sur place.
— Vraiment ? répliqua Luke en haussant les sourcils.
— Oui, vraiment. Moi, au moins, j’ai eu la sagesse de m’acheter une
maison, au moment où les prix de l’immobilier étaient encore bas.
— Je ne pense pas que nos problèmes intéressent M. Morelli, Greg, lui
dit Abby en le foudroyant du regard.
Puis elle se tourna vers Luke.
— Que puis-je faire pour vous, monsieur Morelli ? Seriez-vous venu
tester mon café ?
— Bonne idée ! s’exclama aussitôt Greg. Et vous devriez goûter aussi à
ses muffins aux myrtilles. Après, vous reconsidérerez peut-être votre projet !
— Greg ! protesta Abby, horrifiée. Je pense que rien de ce que nous
pourrions dire ou faire ne serait susceptible d’inciter M. Morelli à changer
d’avis !

* * *

Luke croisa les bras en se retenant de répliquer qu’elle avait raison. Mais
même s’il en voulait à Abby, il n’avait pas l’intention de l’embarrasser
devant ce ballot.
— Je prendrais volontiers un café, dit-il. À condition que cela ne vous
dérange pas, mademoiselle Lacey.
— Je crains que ce ne soit pas possible, répliqua-t-elle d’un ton guindé. Je
viens juste d’arrêter la machine à café.
— On dirait que vous n’avez pas de chance, Morelli, persifla Hughes
sans dissimuler sa satisfaction. Et je crois bien que vous allez devoir nous
dire ce qui vous amène…
— Je ne pense pas vous avoir invité à entendre ce que j’ai à dire à
Mlle Lacey, répliqua Luke d’un ton neutre. Et je suis sûr que vous avez
mieux à faire que de rester là à bavarder.
Après l’avoir toisé avec dédain, le photographe se tourna vers Abby.
— Vous voulez que je m’en aille ?
Elle était partagée, devina Luke. Elle avait beau ne pas apprécier
beaucoup son voisin, elle se méfiait encore plus de lui.
— Pas de problème, Greg, répondit-elle enfin. Vous pouvez vous en aller.
Si M. Morelli nous apporte des nouvelles, je vous les communiquerai plus
tard.

* * *
— Je pensais que nous n’avions plus rien à nous dire, poursuivit-elle en
redressant le menton, dès que Hughes fut sorti. Et comme j’allais fermer, je te
serais reconnaissante d’en venir au but de ta visite.
À vrai dire, Luke ne savait pas vraiment pourquoi il était là. Son père
l’avait bien appelé pour lui dire qu’il avait attrapé la grippe mais, en temps
normal, Luke n’aurait pas quitté une réunion pour se précipiter à son chevet.
En fait, avant de recevoir le coup de fil de son père, il avait sérieusement
envisagé de faire une pause et de proposer à Jodi, sa dernière petite amie en
date, une escapade aux Seychelles. Ciel bleu, mer turquoise, brise tropicale,
hébergement cinq étoiles… Rien de tel pour recharger ses batteries et se vider
la tête !
Alors, pourquoi était-il là, à Ashford-St-James, après avoir menti à son
père en disant qu’il devait aller vérifier la réglementation locale en matière de
construction ? Il en avait terminé avec celle qui avait presque détruit sa vie
cinq ans plus tôt, non ?
Non, hélas. C’était bien cela, le problème.
— Très bien, dit-il au bout d’un instant. Et si tu me disais pourquoi tu as
quitté un job intéressant et stable à Londres pour venir t’installer ici ?
Elle le regarda en silence, l’air sidéré.
— Tu ne parles pas sérieusement ?
— Si. Explique-moi, juste pour me faire plaisir.
— Et pourquoi te ferais-je plaisir ? Mon parcours ne te regarde en rien.
— J’aimerais seulement savoir ce qui a causé un changement aussi
radical.
Quand elle secoua résolument la tête, il crut qu’elle ne lui répondrait pas.
Mais soudain, elle dit d’un ton neutre :
— J’ai divorcé, c’est tout. Mais tu le sais déjà. Alors pourquoi poser la
question ?
— Sans doute parce que je me demande si, quand tu devras quitter ton
affaire, tu retourneras à Londres.
Elle le dévisagea un long moment, puis se détourna pour poser le chiffon
qu’elle tenait la main sous le comptoir.
— Je crois que tu ferais mieux de t’en aller, reprit-elle. Je ne répondrai
plus à aucune question, de toute façon.
Sans dire un mot, Luke la regarda ôter son tablier, puis lisser la courte
jupe plissée qu’elle portait dessous — et qui mettait en valeur ses longues
jambes.
Sans paraître remarquer qu’il la dévorait des yeux, elle vint s’arrêter à
l’extrémité du comptoir et le regarda d’un air dépourvu de toute chaleur.
— Va-t’en, s’il te plaît, insista-t-elle d’une voix tendue. Je voudrais
fermer, maintenant.
S’avançant nonchalamment vers la porte, il lui lança d’un ton désinvolte,
et sans se retourner :
— Lorsque Laurence t’a fichue dehors, tu as eu dû avoir du mal à
changer de style de vie…
Il la sentit, davantage qu’il ne la vit, passer à côté de lui.
— Sors d’ici.
— La vérité n’est pas toujours bonne à entendre, répliqua-t-il d’un ton
moqueur. Tu aurais dû réfléchir aux conséquences, avant d’envisager de
tromper ton mari.
Lorsqu’il la regarda, Luke crut voir des larmes briller au fond de ses yeux
bleus, mais il refusa de céder aux remords. Non seulement elle avait trompé
son mari, en effet, mais elle s’était fichue de lui, Luke.
Néanmoins, quand il entendit la porte claquer derrière lui, il ne put
s’empêcher de se traiter de salaud.
5.

L’avion de Luke atterrit à Heathrow un peu après 20 heures. Son vol


ayant été retardé à Hong Kong, il avait dû traîner dans l’aéroport international
pendant plus de trois heures.
Aussi n’était-il pas d’humeur à bavarder quand, sortant du hall d’arrivée,
il aperçut Felix qui l’attendait.
— Vous avez fait bon voyage ? demanda celui-ci en s’installant au
volant.
— Depuis combien de temps êtes-vous là ? répliqua Luke d’un ton
renfrogné.
— Environ deux heures, répondit Felix en lui souriant dans le rétroviseur.
Luke s’étira les jambes en tournant les yeux vers la vitre.
— Désolé. Le voyage a été long…
— Vous auriez peut-être mieux fait d’aller à Mahé, après tout.
— Oui, peut-être.
Effectivement, peut-être aurait-il dû emmener Jodi aux Seychelles
comme il en avait d’abord eu l’intention. Mais après sa dernière entrevue
avec Abby, il avait perdu toute envie de passer du temps avec une autre
femme et décidé d’aller deux semaines à Melbourne — histoire de voir
comment allaient Ray et sa famille. Et d’éviter de penser au projet d’Ashford-
St-James.
— Alors, quelles nouvelles ?
— Cela dépend de ce que vous entendez par nouvelles, répondit
tranquillement Felix. Un type qui tient un commerce sur le site du Wiltshire a
lancé une pétition. Au prétexte que les maisons que vous comptez faire
démolir font partie du patrimoine local et qu’à ce titre elles devraient être
classées monuments historiques.
Inutile de demander à Felix comment il avait obtenu cette information —
il était toujours au courant de tout. Quant au type en question, ce n’était pas
difficile de deviner de qui il s’agissait…
Abby était-elle de mèche avec le photographe ? Il le saurait bientôt.

* * *

Lorsque Abby rentra chez elle après avoir sorti Harley, la nuit tombait
déjà. Et en plus il pleuvait de nouveau à verse.
Après avoir fait plusieurs fois le tour du jardin public, elle était passée à
l’épicerie fine faire quelques courses. Elle détestait l’admettre, mais c’était
vrai qu’un supermarché correct n’aurait vraiment pas été du luxe… Ainsi
qu’un parking. Les clients du café se plaignaient souvent de ne pas pouvoir se
garer aux alentours.
Abby, elle, ne possédait pas de voiture, seulement une vieille camionnette
qui lui servait à aller s’approvisionner chez les grossistes et qu’elle devait
garer dans la petite impasse située à proximité de la rangée de commerces.
Son divorce s’était plutôt mal passé. À tel point que, après avoir réglé les
frais des obsèques de sa mère, elle s’était retrouvée démunie. Heureusement,
la vente de la minuscule maison d’Annabel Lacey lui avait permis de quitter
Londres et de venir s’installer à Ashford-St-James. De toute façon, Abby
avait été tellement déterminée à s’en aller qu’elle aurait tout sacrifié pour y
parvenir.
Si elle était restée à Londres, Harry aurait trouvé le moyen de lui nuire.
D’ailleurs, s’il n’avait craint de voir ses amis se moquer de lui, il aurait
contesté le divorce afin de ne pas la laisser partir. Elle en était convaincue.
S’efforçant de ne pas penser à cette période difficile, elle entra par la
porte latérale du café et, après l’avoir verrouillée derrière elle, se dirigea vers
l’escalier tandis que Harley grimpait déjà devant elle à toute allure. Combien
de temps pourraient-ils encore rester là ? se demanda Abby en le suivant plus
lentement.
Une fois chez elle, elle se rendit dans la petite cuisine pour y déposer ses
courses et lui préparer sa gamelle. Le logement comprenait par ailleurs un
salon — décoré et meublé avec ce qu’elle avait acheté chez les brocanteurs
du coin et dans une salle des ventes —, un coin repas, ainsi qu’une chambre
de taille raisonnable avec une salle de bains adjacente. Cela ne ressemblait en
rien à l’appartement luxueux où elle avait vécu avec Harry mais, pourtant,
c’était un vrai paradis pour Abby.
Paradis qu’elle devrait, hélas, bientôt quitter.
Après avoir nourri Harley, elle alla ouvrir la porte du réfrigérateur et en
contempla le contenu sans enthousiasme. Puis elle décida de prendre sa
douche avant de se préparer à dîner.
Plus de trois semaines s’étaient écoulées depuis le matin où Luke était
apparu dans le café, songea-t-elle en laissant l’eau bien chaude ruisseler sur
son corps. Elle se remémora leur altercation ce même jour, quand elle l’avait
mis à la porte… Et quand, elle lui avait demandé de partir.
Abby savait que c’était à cause de lui qu’elle se sentait un peu déprimée.
Et pas seulement à cause de son projet. De toute évidence, Luke lui en voulait
toujours, et continuait de la considérer comme coupable. Mais elle n’avait pas
l’intention de lui dire la vérité. De toute façon, il lui aurait renvoyé ses
paroles à la figure.
Et, depuis son installation à Ashford, elle avait tiré un trait sur son
misérable passé avec Harry. Elle n’y repensait que de temps en temps,
lorsqu’elle allait se recueillir sur la tombe de sa mère, par exemple.
Seigneur, heureusement que celle-ci n’avait jamais soupçonné à quel
point sa fille était malheureuse, elle aurait été horrifiée.
Sortant de la cabine de douche, Abby s’enveloppa dans une grande
serviette lorsqu’elle entendit frapper à la porte d’en bas. Ou plus exactement
cogner à la porte.
Harley se mit aussitôt à aboyer.
Qui cela pouvait-il être ? S’il s’agissait de Greg Hughes, pas question de
le laisser entrer. Mais non, ce n’était pas son genre de débarquer à une heure
aussi tardive.
Les aboiements de Harley redoublèrent alors que l’inconnu recommençait
à tambouriner sur la porte. Si Abby ne mettait pas fin à ce vacarme, Joan
Miller, qui tenait la boutique de cadeaux jouxtant le café — et qui elle aussi
vivait au-dessus de son commerce —, allait finir par s’inquiéter…
Abby reposa la serviette sur le portant, s’essuya rapidement les cheveux
avant d’enfiler son peignoir en tissu-éponge dont elle noua la ceinture à la
hâte. Puis elle se rendit au salon où Harley faisait un raffut épouvantable.
— Du calme ! dit-elle d’un ton de reproche quand il vint tourner autour
d’elle en remuant la queue.
Après avoir ouvert la porte donnant sur l’escalier, elle appuya sur
l’interrupteur tandis que Harley dévalait les marches en jappant joyeusement.
Ce ne pouvait pas être Lori, tout de même…
Une fois arrivée au rez-de-chaussée, Abby s’arrêta derrière la porte.
— Qui est-ce ?
— C’est moi.
Luke ! Que venait-il faire chez elle à une heure pareille ?
— Je… Je ne suis pas présentable. Qu’est-ce que tu veux ?
Harley recommença à aboyer.
— Ouvre cette fichue porte, Abby ! s’exclama Luke avec impatience. Tu
veux que j’attrape une pneumonie, ou quoi ?
Elle fut tentée de répondre qu’elle s’en fichait, mais ç’aurait été un
mensonge. Après une dernière hésitation, elle ouvrit.
Il pleuvait des cordes, en effet, et Luke était trempé. Sa veste grise, sans
doute en cachemire, était presque entièrement noire de pluie.
Se penchant pour saisir Harley par le collier, elle recula sans réfléchir.
Aussitôt, Luke s’engouffra à l’intérieur avant de refermer la porte derrière lui.
Puis il s’y appuya et contempla Abby en plissant les paupières.
Son regard se promena sur ses cheveux mouillés, descendit sur sa gorge,
son buste… À quoi pensait-il ? se demanda Abby en réprimant un frisson.
Pourquoi était-il là ? Pas pour lui donner de mauvaises nouvelles, au moins ?
Elle se reprocha aussitôt de s’interroger ainsi. Il n’avait absolument pas le
droit de débarquer chez elle sans prévenir. Mais bien sûr, cet idiot de Harley
qui l’avait accueilli en lui faisant la fête se précipitait maintenant vers
l’escalier en espérant de toute évidence que Luke le suivrait…
Le labrador traversa le salon à toute vitesse, pour aller chercher son jouet
favori et l’apporter à Luke…
— Pourquoi es-tu trempé ? demanda-t-elle enfin.
— Je suis venu à pied de la place principale — et figure-toi qu’il est
impossible de rester sec quand il pleut.
Ah, ah… Sarcastique, en plus…
Eh bien, elle n’avait plus qu’à passer devant lui, rouvrir la porte et lui
intimer de s’en aller… Mais d’abord, elle devait connaître la raison de cette
visite tardive.
— Tu ferais peut-être mieux de monter, dit-elle. Il fait froid, en bas.
— Ah ? Tu crois ?
Préférant ignorer cette nouvelle pique, Abby commença à gravir les
marches de bois, terriblement consciente de la proximité de Luke derrière
elle. Et du fait qu’elle était pieds nus, que son peignoir s’arrêtait au-dessus du
genou — et qu’elle ne portait rien dessous…
Quand elle pénétra dans le salon, la pièce lui parut affreusement banale.
Le sofa tapissé de tissu à fleurs avait connu des jours meilleurs, même si elle
l’avait égayé avec des coussins colorés. Et, Luke devait être accoutumé à un
tout autre standing… Sans doute possédait-il une bonne demi-douzaine de
maisons, à présent.
Heureusement, grâce à la présence de Harley et des lampes disposées çà
et là, le salon dégageait une atmosphère cosy et accueillante. Après être entré
derrière elle, Luke referma la porte.
Ils étaient seuls, chez elle.
— Tu devrais peut-être ôter ta veste ?
— Merci.
Après avoir posé le vêtement trempé sur le dos d’une chaise, il ajouta
d’un ton plus aimable :
— Il fait froid pour cette époque de l’année.
— Oui, plutôt.
— Tu vis ici depuis longtemps ? demanda-t-il en regardant autour de lui.
— Un peu plus de quatre ans. Pourquoi cette question ?
— Par simple curiosité. Tu es venue à Ashford-St-James directement
après avoir quitté Londres ?
— Et toi, pourquoi es-tu ici ?
Il fronça les sourcils sans répondre tandis qu’elle baissait les yeux sur sa
chemise en soie bordeaux, sur laquelle tranchait une cravate gris perle
légèrement desserrée au-dessous du col italien entrouvert. Luke était d’une
beauté ténébreuse. Sans parler de ce pantalon gris anthracite qui, mouillé,
moulait ses cuisses musclées…
— Alors, tu es restée avec Laurence pendant plus d’un an après l’épisode
du Parker ? dit-il soudain d’un ton provocateur. Cela a dû te faire un sacré
choc quand il t’a fichue dehors.
— C’est pour cela que tu es venu ? s’indigna Abby, écœurée. Qu’est-ce
que tu cherches, Luke ? À justifier ton comportement ?
— Pardon ? dit-il, l’air incrédule.
— Oui. Tu es incapable de lâcher prise, n’est-ce pas ? Eh bien, désolée de
te décevoir, mais c’est moi qui ai quitté Harry, et non l’inverse.
— Ce n’est pas pour parler de cela que je suis venu, se défendit-il en lui
décochant un regard noir.
Elle resserra les pans de son peignoir sur son buste.
— Pourquoi, alors ?

* * *

Cette fois, ç’en fut trop pour Luke. Il s’avança vers elle et l’embrassa.
Le désir le submergea aussitôt, brûlant, irrépressible. Refermant les mains
sur les hanches d’Abby, il la serra contre lui à l’étouffer. Une excitation
incroyable s’était emparée de lui. Qu’y avait-il chez cette femme pour le
troubler ainsi et lui faire perdre tout contrôle de lui-même ?
Quand elle laissa échapper un faible gémissement de protestation avant
de creuser les reins pour mieux sentir son membre durci, Luke craignit de
jouir tout de suite. Se raidissant contre les émotions qui déferlaient en lui, il
se força à se ressaisir. Il était venu voir Abby pour parler de la pétition lancée
par Greg Hughes, pas pour se ridiculiser une nouvelle fois.
Mais elle était si belle, si désirable… Incapable de résister, il fit remonter
ses mains sur ses seins puis, tout en continuant de dévorer sa bouche, il écarta
les pans du peignoir en éponge.
La ceinture céda, dévoilant le corps nu d’Abby, et Luke recula pour
promener son regard avide sur ses courbes ravissantes.
— Tu es aussi belle que je l’avais imaginé…
6.

Dès que la bouche de Luke s’était refermée sur la sienne, Abby avait
renoncé à lutter. Plongeant son regard dans le sien, elle y vit du désir, ainsi
qu’une autre émotion. Du ressentiment ? De la réticence à admettre le désir
qu’il éprouvait pour elle ?
Abby déglutit avec peine. S’imaginait-il qu’elle souhaitait oublier le
passé ? Ou se donner à lui pour sauver son café ? Seigneur, elle s’égarait…
Cet homme était son ennemi, point final.
Et pourtant, elle ne pouvait nier que les mains lui caressant les seins, les
pouces titillant leurs pointes gonflées, faisaient naître des sensations
délicieuses au plus profond de son être.
— Tu es si belle, murmura-t-il. Je n’ai pas pu résister…
— Luke…
— Encore… J’aime entendre mon prénom sur tes lèvres, murmura-t-il en
faisant glisser le peignoir sur ses épaules. Tu sais que j’ai envie de toi, n’est-
ce pas ? Tu l’as su dès le premier soir…
— Peut-être, mais moi je ne te désire pas, répliqua Abby d’un ton peu
convaincu.
Au même instant, le peignoir tomba sur le plancher et Luke la souleva
dans ses bras.
— Je ne te crois pas…
Il entendit bien Harley protester mollement, mais traversa le salon sans
un regard en arrière.
Dans la chambre d’Abby, le lit était ouvert, et un délicieux parfum
exotique émanait de la salle de bains adjacente. Refermant la porte d’un coup
de pied, Luke s’avança vers le lit pour y déposer son précieux fardeau.
Puis, après s’être débarrassé de ses boots, il s’allongea à côté d’elle et
reprit ses lèvres. Aussitôt, elle lui referma les mains sur la nuque en le serrant
contre elle.
Le goût de sa bouche était aussi divin que dans son souvenir, sa douceur
aussi incroyable. Tout en continuant de l’embrasser, il effleura son cou, à
l’endroit où le pouls palpitait sauvagement.
Puis il laissa glisser ses mains sur sa gorge, s’aventura entre ses seins, et
quand elle se mit à trembler sous ses caresses, Luke faillit perdre tout
contrôle.
Abby tira alors sur sa chemise, défit la ceinture du jean, la fermeture
Éclair… Il ne fallut qu’une seconde à Luke pour achever de se déshabiller.
Lorsqu’elle toucha soudain l’extrémité de son membre viril, il pensa qu’il
n’avait pas de préservatif sous la main. Mais il était hors de question qu’il
s’éloigne d’Abby pour aller en chercher un dans son portefeuille…
Pour la première fois de sa vie, il se sentait l’esclave de son propre désir.
Glissant fébrilement une main entre leurs deux corps, il caressa le bourgeon
gorgé de désir puis le sexe offert… Et, quand Abby se mit à gémir sans
retenue, il la pénétra tandis qu’elle soulevait les hanches pour mieux
l’accueillir. Presque aussitôt, elle s’abandonna à la jouissance.
Luke laissa échapper une plainte. Il aurait voulu prolonger ces instants
fabuleux, savourer plus longtemps la merveilleuse sensation d’être en elle,
mais l’intensité de son orgasme et la caresse sensuelle de ses seins contre son
torse, achevèrent de lui faire perdre la tête.
Avec un long gémissement rauque, Luke la suivit dans l’extase.

* * *

Elle sentit quelque chose sur sa joue…


Sans ouvrir les yeux, Abby tendit la main et rencontra… un museau froid
et humide.
Surprise, elle souleva les paupières pour voir Harley installé à côté d’elle
sur le lit. Il lui avait léché le visage pour la réveiller et, à en juger par la
rapidité avec laquelle il sauta au bas du lit et se précipita vers la porte
ouverte, il avait un besoin urgent de sortir.
Se redressant sur son séant, elle tourna les yeux vers la fenêtre. Il ne
faisait pas encore complètement jour, mais un rai de lumière filtrait entre les
rideaux.
Abby alluma la lampe de chevet et baissa les yeux sur le réveil. Même
pas 5 heures…
Elle s’empara d’un vieux pantalon de jogging et d’un T-shirt en
frissonnant.
Où était Luke ? Elle contempla le creux dans le second oreiller. Elle
n’avait pas rêvé, il avait bien dormi là. Et il fallait bien que quelqu’un ait
ouvert la porte de la chambre…
Le salon était vide, la cuisine aussi. Après avoir enfilé ses espadrilles,
Abby remarqua que les lampes étaient éteintes.
Comme Harley s’impatientait, elle descendit au rez-de-chaussée et
traversa le café en direction de la porte donnant sur le petit jardin situé à
l’arrière. Puis, après avoir laissé le labrador sortir, elle resta là à l’attendre,
gelée.
Non, elle n’avait pas rêvé, songea-t-elle de nouveau en refermant les bras
sur son buste. Ses seins étaient sensibles, et entre ses jambes, une légère
douleur lui rappelait la vigueur de l’étreinte partagée avec Luke. Elle n’avait
pas non plus imaginé l’orgasme fulgurant qui l’avait submergée, ni celui qui
l’avait suivi un peu plus tard…
Jamais elle n’avait ressenti pareille explosion, pareille exultation de tous
ses sens. Et certainement pas avec Harry.
Mais que penser, maintenant… Que Luke était venu assouvir son désir
avant de s’en aller sans même lui dire au revoir ?
La porte laissée entrebâillée s’ouvrit brusquement sur Harley qui bondit à
l’intérieur, s’attendant à voir sa maîtresse lui donner son biscuit habituel.
— Oui, oui… Une minute ! soupira Abby tandis qu’il s’agitait dans ses
jambes. Si tu pouvais parler, tu me dirais à quelle heure il est parti…
Une fois remontée à l’appartement avec Harley, elle décida de ne pas se
recoucher. De toute façon, elle ne réussirait pas à se rendormir.

* * *
S’étant appliquée à dissimuler les rougeurs sur son menton et son cou
sous une bonne couche de fond de teint et un col roulé, Abby fut vite
rassurée : les clients se contentaient de lui dire bonjour en souriant comme
d’habitude. Et puis, la pluie ayant recommencé à tomber, leurs propos
tournaient principalement autour du mauvais temps et de la fraîcheur
inhabituelle pour la saison.
Plus tard, après l’arrivée de Lori, alors qu’elles discutaient ensemble des
livres attendus pour ce matin-là, Joan Miller entra dans le café.
Charmante et sympathique, Joan était une célibataire d’une soixantaine
d’années, et une cliente assidue du café et de la librairie. Lectrice avide et
passionnée, elle lisait en tricotant quantité de pulls, gilets, et écharpes, tous
destinés aux petits-enfants de sa sœur.
Et le fait de ne pas avoir d’homme dans sa vie ne semblait pas la déranger
le moins du monde.
— Bonjour, Abby ! s’exclama-t-elle en s’arrêtant devant le bar. Vous
allez bien ? J’ai entendu Harley aboyer hier soir et j’ai failli venir voir si tout
allait bien. Mais il pleuvait tellement… Et puis, je me suis dit que si vous
aviez eu un problème, vous m’auriez appelée, n’est-ce pas ?
Abby retint un gémissement. À en juger par le regard interrogateur de
Lori, elle allait devoir inventer une histoire qui tienne le coup…
— Ah ! Harley avait trouvé une grosse araignée ! répliqua-t-elle avec un
petit rire désinvolte. Vous savez à quel point il déteste ces bestioles !
— Vous me rassurez, soupira Joan, l’air soulagé. Je craignais que ce type
ne soit revenu vous importuner.
— Quel type ? demanda Abby en haussant les sourcils.
— Oh ! Vous savez, ce Morelli qui est venu vous voir il y a quelques
semaines.
Elle s’interrompit un instant en plissant le front.
— C’est Greg qui m’en a parlé. Depuis qu’il a lancé sa pétition, je
m’attends à voir réapparaître Morelli un jour ou l’autre.
— De quelle pétition parlez-vous ? demanda Abby, perplexe.
— Il y en a plusieurs ? repartit Joan, l’air franchement amusé, à présent.
Celle destinée à la Commission du patrimoine, bien sûr, et dans laquelle Greg
demande que ces maisons soient classées monuments historiques. Vous
l’avez forcément eue entre les mains… Aux dernières nouvelles, Greg avait
rassemblé plus d’une centaine de signatures.
7.

S’arrêtant de faire les cent pas, Luke se tourna vers Ben Stacey, assis
derrière son bureau.
— Quelles sont leurs chances, d’après toi ?
— Comment veux-tu que je le sache ! s’exclama Ben en haussant les
épaules. Je suis un agent immobilier, un évaluateur, Luke. Nous nous
occupons occasionnellement de monuments classés, c’est vrai, mais dans ce
cas-là il s’agit en général de constructions présentant un intérêt d’ordre
historique ou architectural. Je n’aurais jamais pensé qu’une rangée de
boutiques vouées à la démolition entrerait dans cette catégorie.
— Moi non plus, répliqua Luke avec impatience. Je suis certain que
Hughes a lancé cette pétition pour m’obliger à lui verser des indemnités…
— Je croyais qu’il avait dépassé les cent signatures, fit remarquer Ben en
haussant les sourcils.
— En effet. Mais je suis certain de ce que j’avance.
Vraiment ? Après la façon dont il s’était comporté avec elle une semaine
plus tôt, Abby n’avait pas non plus de raison de lui vouloir du bien…
N’avait-il pas couché avec elle avant de s’en aller sans même lui dire au
revoir ? C’était impardonnable.
Cela n’avait pas été son intention, pourtant. Quitter son lit lui avait même
coûté un effort surhumain. Il aurait préféré rester, mais ç’aurait été absurde.
Désirait-il qu’Abby le croie incapable de lui résister ?
Elle ne le lui pardonnerait jamais, songea Luke. Pas plus qu’il ne se le
pardonnait lui-même, d’ailleurs. Ce n’était pas pour la séduire qu’il s’était
rendu à Ashford-St-James. Il comptait lui parler, l’interroger à propos de la
pétition évoquée par Felix. Rien de plus.
Mais, quand elle avait ouvert la porte, les joues roses, tout juste sortie de
la douche, qu’il l’avait devinée nue sous ce peignoir enfilé à la hâte, il avait
perdu la tête.
Encore maintenant, il sentait son délicieux parfum de femme !
— Alors, qu’est-ce que tu envisages de faire ?
Planté devant la fenêtre et regardant dehors sans rien voir, Luke se
retourna brusquement vers Ben.
— À propos de quoi ?
Son collègue et ami plissa un instant les paupières.
— De la pétition, évidemment. Pour l’amour du ciel, qu’est-ce que tu as ?
Tu n’as rien écouté de ce que je t’ai dit durant les cinq dernières minutes.
— Excuse-moi, répliqua Luke avec un sourire d’excuse. Je rêvassais.
— Eh bien, le sujet de ta rêverie devait être passionnant, fit remarquer
Ben avec un petit sourire moqueur. Si tu me permets d’avancer une
hypothèse, je dirais qu’il y a une femme là-dessous…
Il s’interrompit un instant avant d’ajouter :
— Je me trompe ?
Irrité, Luke se passa la main dans les cheveux.
— Oui, des femmes sont impliquées dans cette pétition, en effet. Et
alors ? lança-t-il en évitant de croiser le regard de Ben. De toute façon, je
ferais mieux de m’en aller, j’ai des tas de choses à faire, aujourd’hui.
— Très bien, acquiesça Ben se levant. Tiens moi au courant si tu as du
nouveau !
— D’accord. Et de ton côté, si tu croises quelqu’un qui s’y connaît en la
matière, demande-lui de m’appeler, OK ?
— Pas de problème, répliqua Ben en souriant. Et… Salue la dame en
question pour moi !

* * *

Abby rentrait après avoir sorti Harley comme chaque soir, lorsqu’elle
aperçut la voiture gris métallisé garée au bout de la rue.
Ignorant la pluie qui recommençait à tomber, elle s’arrêta en contemplant
le véhicule. Personne de sa connaissance ne possédait une Bentley…
Cela faisait plus d’une semaine que Luke était monté chez elle. Et, s’étant
renseignée depuis sur la pétition lancée par Greg, elle s’était dit que c’était
sans doute à cause de cela qu’il était venu la voir…
Harley manifestant son impatience, Abby se raidit d’instinct lorsque la
portière de la Bentley s’ouvrit. Fascinée, elle vit se déployer une longue
jambe, une seconde…
Les mains crispées sur la laisse, elle retint à grand-peine le labrador,
impatient de bondir vers la haute silhouette familière émergeant du véhicule.
Mais au lieu de venir vers eux, Luke se retourna pour parler à quelqu’un. Sa
petite amie ?
Après avoir refermé la portière, Luke s’appuya contre la carrosserie,
sombre et outrageusement beau dans un costume bleu marine, une chemise
de soie noire et une cravate bleu nuit.
La dernière fois qu’elle l’avait vu, il était nu entre ses bras, consumé par
le même désir qu’elle…
Refoulant les souvenirs brûlants qui se bousculaient dans son esprit, elle
se ressaisit. Il avait un sacré culot de revenir ! S’attendait-il à ce qu’elle fasse
comme si rien ne s’était passé une semaine plus tôt ?
— Allez, viens, Abby ! Je te dépose au café. Sinon tu vas vite être
trempée — et moi aussi.
— Cela semble être une habitude, chez toi, répliqua-t-elle sans réfléchir.
Que veux-tu, Luke ? Si tu t’inquiètes à propos de la pétition, va voir Greg !
Quand il s’écarta de la voiture, Harley se mit à aboyer en tirant comme un
fou sur sa laisse.
— Lâche-le, Abby ! s’exclama Luke avec impatience. À moins que tu ne
veuilles te retrouver les fesses dans la boue ?
Résolue à ne pas céder, Abby s’avança. Or pour regagner le café, elle
devait passer devant la Bentley. Évitant délibérément de regarder à
l’intérieur, elle accéléra le pas, mais Harley s’agitant de plus en plus, elle fut
obligée de le libérer.
Profitant de l’inévitable mêlée qui s’ensuivit, elle s’éloigna presque en
courant et arriva devant sa porte hors d’haleine. Elle ne put retenir un sourire
satisfait en imaginant les dégâts qu’avaient dû causer les pattes de Harley sur
le costume raffiné…
Après avoir laissé la porte ouverte pour le chien, qui devait être mort de
faim, elle se débarrassa rapidement de ses chaussures mouillées, puis se
pencha pour les ramasser et monta l’escalier. Une fois dans la cuisine, elle ôta
son manteau et le posa sur le dossier d’une chaise pour le laisser sécher.
Ensuite, elle mit au four la pizza achetée en route.
Une fois au salon, Abby évita de se regarder dans le miroir mais du coin
de l’œil, elle ne put s’empêcher d’apercevoir sa natte à moitié défaite. Et
alors ? se dit-elle en se repoussant une mèche humide derrière l’oreille.
Pourquoi se serait-elle souciée de son apparence ? Peu importait qu’elle ait
plu ou non à Luke. C’était fini, tout cela.
À cet instant, elle entendit la porte d’entrée grincer, puis le bruit des
pattes de Harley résonner dans l’escalier. Il allait se précipiter à la cuisine
pour boire, comme d’habitude ; il avait toujours soif, après une balade.
Elle n’avait plus qu’à descendre fermer la porte. Si Luke attendait dehors
dans l’espoir qu’elle l’invite à monter, il se faisait des illusions.
Mais quand elle arriva en haut des marches et baissa les yeux, elle
s’arrêta net : il était là, dans l’entrée, trempé, nonchalamment adossé à la
porte…

* * *

Elle s’attendait peut-être à ce qu’il attende dehors ? songea Luke en


voyant une expression indignée passer sur les traits d’Abby.
Son attitude était néanmoins justifiée, reconnut-il. Lui-même se méprisait
encore d’être venu, mais il devait la revoir. Ne serait-ce que pour se prouver
qu’il exagérait l’emprise qu’elle exerçait sur lui, ainsi que l’intensité du désir
qui l’empêchait de trouver le sommeil.
Hélas, quand il la regarda, Luke eut la très nette impression que, au
contraire, il n’avait rien exagéré du tout.
Abby était ravissante et incroyablement sexy, dans un jean moulant qui
mettait en valeur la rondeur de ses hanches et de son adorable postérieur. En
haut, elle portait un chemisier rose dragée entrouvert à l’encolure, dévoilant
ainsi la naissance de ses seins doux et fermes.
— Je peux monter ? J’aimerais te parler.
— Pourquoi me demander la permission ? répliqua-t-elle froidement. Tu
n’en fais qu’à ta tête, de toute façon.
— Abby…, soupira-t-il en s’écartant de la porte. Je sais que je t’ai
blessée…
— Tu crois ?
— Mais nous avons des choses à nous dire.
Dès qu’il la rejoignit en haut des marches, elle lui tourna le dos et rentra
dans l’appartement.
— Ah ? Au revoir, par exemple ?
Sans tenir compte de ses paroles, Luke ferma la porte du salon derrière
lui, puis se retourna vers Abby au moment où elle disparaissait dans la
cuisine.
— Je sais que je me suis conduit comme un salaud, la dernière fois,
commença-t-il. Alors laisse-moi au moins m’excuser.
Après avoir sorti un grand sac d’un placard — de la nourriture pour
chien, constata-t-il en s’approchant —, elle se pencha pour remplir la gamelle
de Harley.
— Vas-y, mange. Tu mourais de faim, hein ?
Luke s’avança vers elle.
— Et toi, tu as faim ?
— Qu’est-ce que cela peut te faire ? Je ne t’invite pas à dîner.
— Non, je sais. C’est moi qui allais te proposer d’aller dîner avec moi.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout. D’après mon père, il y a un pub dans le village voisin où
l’on sert des steaks convenables. Laisse-moi te montrer que je ne suis pas le
sale égoïste que tu crois.
— Parce que tu penses me convaincre du contraire en m’offrant un
steak ? répliqua-t-elle, l’air incrédule.
— Non. Mais cela pourrait m’aider à te persuader que je regrette de
m’être conduit comme un goujat avec toi.
— Et, bien sûr, cela n’a aucun rapport avec la pétition dont tu as
forcément entendu parler ? répliqua-t-elle avec hauteur. Tu es sûr de ne pas
être venu pour te renseigner, comme la première fois ?
Luke se défendit avec force.
— Mon invitation n’a rien à voir avec la pétition de Hughes !
Comme elle le contemplait toujours d’un air dubitatif, il se retint de la
persuader de façon plus… physique. Il brûlait de la prendre dans ses bras…
— J’aimerais pouvoir te parler sans être interrompu par Harley, reprit-il
d’une voix plus posée. Ou par un client.
8.

Elle devait refuser, songea Abby. Elle allait refuser…


— De quoi veux-tu discuter ? Si tu n’étais pas parti en douce l’autre jour,
nous aurions pu parler.
— Tu aurais voulu que tes voisins me voient sortir de chez toi juste avant
l’ouverture du café ? riposta-t-il d’une voix crispée.
— Ne me dis pas que tu es parti au milieu de la nuit pour protéger ma
réputation !
— Non, pas exactement…
— Pas du tout, le corrigea-t-elle avec dédain. Je suis sidérée que tu aies
eu le toupet de revenir.
— Pourtant, cela devrait te renseigner sur ma personnalité. Allez, Abby,
donne-moi une chance…
— Je ne suis pas habillée pour sortir, répliqua-t-elle pour gagner du
temps. Et ton costume est mouillé.
— Il va sécher. Et je te trouve très bien comme tu es.
Mais oui, bien sûr…
— Je suis sincère, insista-t-il, le regard soudain sombre. Tu ne peux plus
douter de ma parole, maintenant que nous avons couché ensemble.
Après un instant d’hésitation, Abby redressa le menton.
— En tout cas, je n’ai pas l’intention de recommencer.
— Entendu. Alors, tu viens dîner avec moi ?
— Je dois d’abord prendre une douche.
Peut-être finirait-il pas perdre patience et s’en aller…
— Tu la prendras plus tard, dit-il nonchalamment en croisant les bras.
Soudain, elle se ravisa. Après tout, il n’y avait aucun mal à aller dîner au
pub avec Luke. Et puis il lui devait bien ça, en effet !
— D’accord, acquiesça-t-elle en se dirigeant vers sa chambre, après avoir
éteint le four. J’en ai pour une minute : je voudrais simplement me recoiffer.
Par sécurité, elle ferma néanmoins la porte à clé derrière elle avant de
gagner la salle de bains. Parce que même si elle s’efforçait de se justifier à ses
propres yeux, Abby savait très bien que s’il l’avait suivie, elle n’aurait pas pu
lui résister…
Quand ils redescendirent au rez-de-chaussée cinq minutes plus tard, elle
songea tout à coup que Luke n’était pas venu seul et se tourna vivement vers
lui.
— Hé, attends ! s’exclama-t-elle en lui posant la main sur le bras. Tu es
venu avec quelqu’un, non ? Si c’est l’une de tes petites amies…
— Je n’ai pas de petite amie, l’interrompit-il avec humeur. Viens, je vais
te présenter Felix.
Quand il ouvrit la porte donnant sur la rue, Abby découvrit avec surprise
que la Bentley les attendait de l’autre côté de la rue, en stationnement interdit.
La portière côté conducteur s’ouvrit, et un homme habillé tout en noir
descendit du véhicule — légèrement plus âgé que Luke, mince, presque
chauve, et le visage avenant.
Il ouvrit la portière arrière en souriant.
— Bonsoir, mademoiselle, dit-il d’un ton aimable. Sale temps, n’est-ce
pas ?
Confuse, Abby se tourna vers Luke, qui lui sourit à son tour.
— Monte — et ne fais pas attention à Felix, dit-il avec humour. Il oublie
souvent qu’il est à mon service.
— Il travaille pour toi ? dit-elle en ouvrant de grands yeux.
— Il devrait, en tout cas, répartit-il d’un ton pince-sans-rire. Je te présente
Felix Laidlaw, chauffeur, maître d’hôtel, et accessoirement cuisinier — n’est-
ce pas, Felix ?
— Si vous le dites… Mais ne prenez pas ce qu’il dit trop au sérieux,
mademoiselle. Nous nous connaissons depuis des années, Luke et moi, nous
avons été soldats ensemble.
Une fois que Luke se fut installé à côté d’elle, le prénommé Felix se
pencha vers lui avant d’ajouter :
— Et là-bas, il s’agissait vraiment de servir…
Luke fronça les sourcils, comme pour lui intimer de ne pas continuer,
mais son homme à tout faire n’en eut cure.
— Il m’a sauvé la vie, figurez-vous. En Afghanistan. Il y a maintenant
plus de dix ans de cela, n’est-ce pas, Luke ?
— Allons-y, répliqua celui-ci en se détournant. Le Bell, à Chitterford.
Mon père vous a indiqué le chemin.
De toute évidence, sa brusquerie n’avait pas froissé Felix qui parla de tout
et de rien durant tout le trajet. Ce qui arrangea bien Abby — et Luke, à en
juger par la façon dont il garda le visage tourné vers la vitre.
Lorsqu’ils descendirent de voiture, il dit à Felix qu’il l’appellerait
lorsqu’ils seraient prêts à partir, et celui-ci hocha la tête en souriant.
Le Bell, un petit établissement dont le restaurant était réputé, dégageait
une atmosphère chaleureuse et accueillante qui plut d’emblée à Abby. Elle et
Luke suivirent bientôt la serveuse amène qui les conduisit vers une table pour
deux.
Abby contempla la nappe immaculée sur laquelle trônait un bouquet de
roses ainsi qu’une petite lampe au pied de porcelaine dont l’abat-jour orangé
diffusait une lumière douce.
— Charmant, comme endroit, dit-elle.
— Oui, mon père a eu raison de me le recommander.
Lorsque la serveuse revint leur demander s’ils souhaitaient prendre un
apéritif, Luke dut se rappeler leur première rencontre car il commanda un
verre de chardonnay et une bière.
— Tu m’as dit qu’il vivait à Bath, en effet, répliqua-t-elle lorsque la jeune
femme se fut éloignée.
Puis, embarrassée par la façon dont Luke la regardait, elle répéta :
— C’est vraiment charmant, ici.
— Toi aussi, tu es charmante. Ravissante, même.
Abby se sentit aussitôt rougir…
— Parle-moi plutôt de Felix.
— Que veux-tu savoir ?
— Oh ! Je ne sais pas, répondit-elle d’un ton évasif.
Elle redressa la tête.
— Comment tu lui as sauvé la vie, par exemple.
— Il exagère.
— Vraiment ? Ce n’est pas l’impression qu’il m’a donnée.
— Nous étions tous les deux à bord d’un hélicoptère et, quand j’ai dû
faire un atterrissage forcé, Felix a été blessé. Je n’ai fait que le sortir de
l’appareil.
— Il était en feu ?
— Ne me fais pas passer pour un héros, Abby, dit-il avec un sourire de
dérision.
— Mais tu sais piloter un hélicoptère ?
— Parlons d’autre chose, s’il te plaît. Tes parents habitent-ils dans la
région ?
— Non… J’avais cinq ans lorsque mon père a été tué dans un accident de
voiture, et ma mère est décédée… Il y a quelques années.
— Je suis désolé.
Après un léger silence, il souleva le menu.
— Alors, qu’aimerais-tu manger ?
Abby eut du mal à choisir, puis se décida pour les roulades de prosciutto
à l’avocat en entrée, suivi du filet de bar et noix de Saint-Jacques à la sauce
au beurre blanc. La serveuse revenant avec les apéritifs, Luke jeta un bref
coup d’œil au menu et commanda la même entrée et un steak.
Quand la jeune femme fut repartie, le silence s’installa, jusqu’à ce
qu’Abby repose son verre en disant :
— Et toi ? Tu m’as parlé un peu de ton père, mais tu n’as pas fait allusion
à ta mère.
— Pour la simple raison qu’elle est partie quand j’avais dix ans, répliqua-
t-il d’une voix crispée. Mon père n’est pas pauvre, mais elle lui a préféré un
homme plus fortuné.
— Tu la vois de temps en temps ?
— Non. La dernière fois que j’ai eu de ses nouvelles, elle en était à son
quatrième mari. Je ne sais pas où elle vit et je m’en fiche royalement.
Il ne s’en fichait pas tant que cela, soupçonna Abby en l’observant. Après
avoir hésité, elle risqua la question qui lui brûlait les lèvres.
— C’est pour cela que tu ne t’es jamais marié ?
— Je l’ai été, Abby, répondit-il d’un ton amer. En fait, j’ai épousé la
femme que je fréquentais avant de te rencontrer.
Confuse, elle resta silencieuse un instant avant de répliquer avec défi :
— Donc tu n’étais pas libre non plus, à l’époque.
— Oh ! si, j’étais libre, Abby. Je ne fais pas dans le long terme, n’importe
qui aurait pu te le confirmer.
— Mais…
— Mais j’ai été assez stupide pour penser que tu étais aussi innocente que
tu en avais l’air, la coupa-t-il. Alors que, surprise, j’ai découvert brutalement
que tu ne l’étais pas.
Comme elle demeurait de nouveau silencieuse, il poursuivit sur le même
ton amer :
— Mon mariage n’a pas duré. Comme je le disais il y a un instant, je ne
suis pas doué pour les relations longues. Mais Sonia n’en a pas souffert. Je
suis même certain qu’elle s’était renseignée sur l’état de mon compte en
banque avant d’accepter de m’épouser.
— Quel cynisme ! ne put s’empêcher de s’exclamer Abby.
— Cela t’étonne ? Vas-tu me dire que toi, tu en es dépourvue ?
— Je l’espère, en tout cas. Et pourtant j’aurais sans doute davantage de
raisons d’être cynique que toi.
— Tu me pardonneras de ne pas compatir à ton sort, riposta-t-il avec
mépris.
Elle pinça les lèvres, tentée de s’en aller sur-le-champ. Mais la serveuse
revenant avec les entrées, Abby baissa les yeux sur son assiette et retint la
réplique cinglante qui lui montait aux lèvres.
Dès que la jeune femme se fut de nouveau éclipsée après leur avoir
souhaité bon appétit, elle redressa la tête et regarda Luke droit dans les yeux.
— Tu crois vraiment que j’ai encore envie de manger, après cela ?
— Ne compte pas sur moi pour m’excuser, soupira-t-il.
— Je ne te le demande pas. Je vais prendre un taxi.
Mais quand elle voulut se lever de sa chaise, il tendit le bras et la retint
par le poignet.
— Je n’aurais pas dû reparler de cette vieille histoire. Mais c’est toi qui as
commencé en me posant des questions sur ma mère. Elle a presque détruit la
vie de mon père, bon sang !
— Et c’est une excuse, d’après toi ?
— Oui.
— Sous-entendrais-tu par là que j’ai presque détruit ta vie ?
— Euh… non, répondit-il en plissant le front.
Il resserra les doigts autour du poignet d’Abby.
— Ne t’en va pas, murmura-il. Ce qui s’est passé autrefois ne change rien
au fait que je te désire encore.
Une délicieuse chaleur parcourut Abby. Il n’aurait servi à rien de nier
qu’elle désirait Luke autant qu’il la désirait.
— Qu’attends-tu de moi ? demanda-t-elle avec calme en se dégageant.
— Que tu restes. Je te promets de me tenir tranquille…, dit-il avec un
petit sourire en coin. Pourquoi ne pas passer une soirée agréable ? La
nourriture a l’air excellente, reconnais-le, et en dépit de ce que j’ai pu dire, je
suis très heureux d’être ici avec toi.
— Tu le penses vraiment ?
Le regard de Luke fouilla le sien, dense, incandescent.
— Oui, et tu le sais.
— Très bien, répliqua Abby d’une voix mal assurée. Ça a l’air délicieux,
en effet.
— Alors mange, et bois ton chardonnay. Que dit-on, déjà ? Que l’alcool
adoucit les mœurs ?
— Je crois que c’est plutôt la musique, répliqua-t-elle avec un sourire.
Mais je reconnais que ce vin est divinement bon.

* * *

Après avoir débuté de façon laborieuse, la soirée se révéla la plus


agréable qu’elle eût passée depuis bien longtemps. Quand il ne faisait pas
dans la provocation ou le sarcasme, Luke était un compagnon des plus
charmants. Ce qu’elle savait déjà, songea Abby en repensant à leur première
rencontre, au Parker.
En d’autres circonstances, elle aurait même pu l’aimer…
Sans les frais exorbitants nécessités par la maladie de sa mère, elle aurait
demandé le divorce et quitté son pervers de mari, sans hésiter.
Réprimant la tristesse qui l’envahissait, Abby se rappela brusquement
qu’elle devait se lever à 5 heures le lendemain matin pour aller
s’approvisionner chez les grossistes… Dès qu’elle en parla à Luke, il appela
Felix qui vint aussitôt les chercher.
Mais comme il était à peine plus de 22 heures quand ils regagnèrent
Ashford, Abby se sentit obligée de l’inviter à monter prendre un café —
d’autant qu’il n’en avait pas pris au restaurant pour ne pas la retarder.
— Voulez-vous vous joindre à nous, Felix ? demanda-t-elle, espérant à
moitié que celui-ci accepte sa proposition.
Mais il la déclina, expliquant qu’il allait dîner dans un restaurant fast-
food qu’il avait repéré en traversant Ashford.
Quand ils entrèrent chez elle, Abby fut heureuse que Harley monopolise
l’attention de Luke. De toute évidence, celui-ci avait conquis le labrador qui
lui tournait autour en laissant échapper des petits jappements ravis.
Les laissant au salon, elle alla préparer le café à la cuisine.
Elle versait de l’eau frémissante dans le filtre lorsqu’elle comprit que
Luke l’avait suivi et l’observait, appuyé contre le chambranle de la porte.
Il avait desserré sa cravate, déboutonné sa chemise à l’encolure et
remonté ses manches, laissant voir ses avant-bras couverts d’une fine toison
brune.
À quel moment avait-il ôté sa veste ? Quant à elle, pourquoi l’imaginait-
elle nu ?
Parce qu’il était scandaleusement sexy…
Se forçant à détourner les yeux, Abby se concentra sur le café, bien
déterminée à ne pas craquer.
Mais, seule avec lui dans l’intimité de son petit appartement, elle sentait
tout son corps palpiter, se réjouir, réclamer…
— Tu ne veux pas aller t’asseoir ? demanda-t-elle d’un ton un peu crispé.
Elle s’interrompit avant d’ajouter à la hâte :
— Tu me rends nerveuse.
— Vraiment ? demanda-t-il en haussant un sourcil brun.
— Tu le sais très bien, répliqua-t-elle sans le regarder. Cela t’amuse, de
troubler les gens ?
Cette fois, il plissa le front, l’air dérouté.
— Pardon ? Je peux savoir ce que j’ai fait pour mériter ça ?
— Rien, soupira Abby. Tu n’as rien fait, excuse-moi. Je suis fatiguée,
c’est tout. La journée a été longue.
— Et tu veux que je m’en aille, c’est cela ?
Non, surtout pas !
Elle leva les yeux vers lui et plongea son regard dans le sien.
— Je… Fais comme tu veux, dit-elle d’une voix rauque. Pars ou reste, ça
m’est égal.
9.

Non seulement elle lui avait menti, mais dès que Luke ouvrit la bouche,
Abby comprit son erreur.
— Même si ce que je veux, c’est aller au lit avec toi ? demanda-t-il d’un
ton désinvolte en s’écartant de la porte.
Elle le regarda, le souffle court.
— Je t’ai dit dès le début de la soirée…
— Oui, je n’ai pas oublié, l’interrompit-il avec un soupir. Allons donc
prendre le café, comme des gens civilisés.
Quelques instants plus tard, Abby déposait un plateau sur la table basse,
devant la cheminée. Et le sofa se trouvant juste à côté, elle ne put faire
autrement que s’y installer…
— Merci.
Luke s’adossa confortablement avant d’ajouter d’un ton ironique :
— On est bien, non ? Dire que j’ai failli refuser de monter…
— Alors, tu comprends pourquoi j’aurai du mal à quitter cet endroit,
maintenant, répliqua Abby sur le même ton.
— Ah ! Je vois… Tu m’as invité à boire un café pour parler de la
pétition, c’est cela ?
Se penchant en avant, il reposa sa tasse sur le plateau.
— Je suppose que tu fais partie des cent et quelques personnes qui l’ont
signée ?
— Eh bien, non, répliqua-t-elle sèchement. Avant d’en entendre parler
par Joan Miller, j’ignorais tout de cette pétition, figure-toi.
Il la regarda en haussant les sourcils.
— Et je suis censé te croire ?
— Crois ce que tu veux. Mais je ne suis pas une menteuse.
— Tu ne l’as pas signée, mais tu es d’accord avec son contenu, puisque
tu viens de dire que tu auras du mal à partir d’ici, insista-t-il en allongeant les
jambes devant lui.
— Oui, je regretterai de devoir m’en aller, soupira Abby. Mais Greg ne
m’a pas demandé de signer sa pétition. De toute évidence, il a pensé que je
refuserais.
— Et pourquoi cela ?
— À ton avis?
— Je n’en sais rien. D’où ma question.
— Parce qu’il pense sans doute que je suis… une amie à toi, répondit-elle
avec un haussement d’épaules. Il n’est pas stupide, il a bien compris que nous
nous connaissions… avant.
— Et que lui as-tu dit ?
Craignant qu’il ne se rende compte que ses mains tremblaient, Abby
reposa sa tasse à son tour.
— Rien, répondit-elle d’un ton neutre. Qu’aurais-je pu lui dire ? Que
nous nous étions rencontrés il y a cinq ans dans un bar à vins ? Et que tu
avais été prêt à défendre mon honneur, avant de découvrir que j’étais une
épouse infidèle ?
Elle s’interrompit un instant.
— Aurais-tu préféré que je lui raconte que tu avais pris ta revanche en me
séduisant il y a une semaine ? Que tu avais… profité de moi, disons, avant de
disparaître sans même me dire au revoir ?
— Tu déformes la réalité ! protesta Luke en se raidissant. Comment
peux-tu m’accuser d’avoir profité de toi ? Tu ne m’as pas vraiment repoussé,
que je sache !
— Je crois que tu ferais mieux de t’en aller, déclara Abby en se levant.
— Pourquoi ?
Quand leurs regards se croisèrent, la chaleur qui couvait au fond de celui
de Luke l’envoûta malgré elle.
— Tu n’aimes pas la tournure que prend la conversation ? reprit-il d’une
voix douce. Peux-tu affirmer sincèrement que tu ne me désires pas autant que
je te désire ?
Ordonnant, sans grand succès, à Harley de rester là où il se trouvait, elle
s’avança vers la porte.
— Va-t’en, s’il te plaît, dit-elle à Luke sans le regarder. Il est trop tard
pour ce genre de discussion.
— Entièrement d’accord.
Bondissant sur ses pieds, il la rejoignit et l’attira contre lui avant
d’enfouir le visage dans son cou.
— Cesse de résister, Abby, murmura-t-il. Tu ne peux pas imaginer l’effet
que tu me fais.
— Non… Luke !
Je t’en supplie, se retint-elle d’ajouter. Mais la langue chaude de Luke la
cajolait déjà là où son pouls battait sauvagement, en même temps qu’il lui
caressait la joue du bout des doigts. Son pouce trouva bientôt sa bouche, lui
entrouvrit les lèvres, se glissa entre elles…
— Dis-moi d’arrêter…
Incapable de nier le désir qui enflait en elle, au plus intime de son être,
Abby lui lécha le pouce. Luke était une véritable drogue, songea-t-elle
confusément. Maintenant qu’elle avait goûté au plaisir dans ses bras, elle
brûlait de recommencer.
La main de Luke quitta sa bouche et glissa sur son cou, sa gorge.
S’arrêtant sur son sein, il en caressa la pointe sous le chemisier de coton fin,
la faisant haleter malgré elle.
Pouvait-elle vraiment s’abandonner au désir qui la dévorait ? À la volupté
que seul Luke avait le pouvoir de faire naître en elle ?
— Tu veux que je m’en aille ? demanda-t-il d’une voix rauque.
Lorsqu’il lui prit le menton pour lever son visage vers le sien, Abby ne
tenta pas de résister et lui offrit sa bouche.
Un vertige la gagna. Sa chaleur virile l’enveloppait, semblable à un cocon
de désir. Posant les mains sur son torse, elle sentit le cœur de Luke battre à un
rythme effréné. Elle ferma un instant les yeux et caressa la soie fine en se
laissant sombrer dans une sorte de brume sensuelle.
Les doigts tremblants, Abby déboutonna sa chemise, caressa sa peau
douce et chaude.
— Abby, protesta Luke d’une voix rauque.
Elle l’ignora, enivrée par le goût de sel et la sensation de la fine toison
brune sous ses doigts. Des souvenirs brûlants lui remontaient à la mémoire.
Elle se rappela Luke cinq ans plus tôt, tandis qu’il l’embrassait dans l’Aston
Martin verte. Elle se souvint de la nervosité affreuse qui l’avait saisie quand
elle l’avait appelé. Elle le revit au Parker, au moment où Harry lui disait la
vérité.
Et maintenant, voulait-elle qu’il la prenne pour une femme facile ?
Luke glissa une jambe musclée entre les siennes, son érection se pressant
contre son ventre tandis qu’Abby sentait une chaleur liquide l’envahir.
Au même instant, Harley poussa un petit jappement plaintif, la faisant
redescendre aussitôt sur terre.
Emergeant du délicieux cocon, elle se rappela alors que, même s’il la
désirait, Luke croyait qu’elle était restée avec Harry par intérêt. Qu’il la
prenait toujours pour une infidèle qui avait voulu s’amuser, le temps d’une
soirée.
En outre, il s’apprêtait à les expulser, elle et ses voisins.
Le souffle court, Abby s’écarta et recula d’un pas.
— On peut parler ? demanda-t-elle.
Luke fronça les sourcils, l’air incrédule.
— Tu plaisantes ?
— Non.
— Abby… Tu ne peux pas avoir envie de parler dans un moment pareil !
s’exclama-t-il, une légère irritation dans la voix. Et de quoi, bon sang ?
— De Harry, répondit-elle en soutenant son regard.
— La question est réglée, non ?
— Pas en ce qui me concerne. Je voudrais t’expliquer pourquoi je suis
restée avec lui.
— Oh ! Non… Tu ne vas pas recommencer ! soupira-t-il, l’air soudain
las. Je sais pourquoi tu es restée avec lui.
— Non, tu n’en sais rien.
— Je ne suis pas idiot, Abby. Ce type était une vache à lait. Tu n’es pas la
première à t’être mariée par intérêt.
— Tu te trompes complètement.
— Vraiment ?
Il la regarda un instant en plissant les yeux.
— Ne me vois pas comme une cible potentielle, Abby. J’ai déjà donné et
je ne m’y laisserai pas prendre une seconde fois.
— Tu n’es qu’un salaud !
— Tu l’as déjà dit. Tu pourrais peut-être te renouveler ?
— Tu crois sérieusement que je vais accepter de devenir ta maîtresse ?
riposta-t-elle avec colère.
— Pourquoi pas ?
Écœurée, Abby serra les poings à s’en faire mal.
— Ce n’est pas parce que je t’ai cédé la dernière fois que je suis à ta
disposition !
— Qui t’a parlé d’être à ma disposition ? demanda-t-il en l’observant
avec attention.
— Ce n’était pas la peine.
— Pardonne-moi, rétorqua-t-il d’un ton sarcastique. Mais j’ai du mal à
ressentir de la compassion envers une femme qui a trompé autrefois son mari.
— Tu ne sais rien de mon mariage avec Harry.
— Et je ne veux rien en savoir, répliqua-t-il en tendant la main vers sa
veste, posée sur le bras du fauteuil. Tu as raison, je devrais sans doute m’en
aller.
— En effet, acquiesça sèchement Abby.
Mais au lieu de prendre sa veste, Luke lui posa la main sur le poignet, la
glissa sous sa manche, remonta sur son bras nu…
Elle essaya bien de reculer, mais la caresse de ses doigts eut raison de sa
volonté. Tous ses sens s’éveillaient, et elle fondait littéralement sous ses
mains…
Sans lui laisser le temps de protester, il se laissa tomber sur le sofa en
l’entraînant avec lui, puis la fit rouler sur le dos.
— Qu’est-ce que tu disais tout à l’heure ? murmura-t-il avec arrogance
contre sa bouche. Que tu ne deviendrais pas ma maîtresse ?
10.

Luke revint d’Edimbourg de fort mauvaise humeur. Comme il fallait s’y


attendre, il avait fait un temps exécrable, et la conférence à laquelle il avait
participé avait été d’un ennui mortel. En plus de cela, il avait passé les trois
derniers jours à repousser les avances de la fille de son hôte, qui,
manifestement, se prenait pour une déesse irrésistible.
Pour couronner le tout, le retour lui avait paru interminable et, après avoir
travaillé un moment sur son ordinateur portable, il avait passé le reste du
voyage à regarder le paysage défiler derrière la vitre.
Felix avait eu beau faire de son mieux pour tenter de le distraire, Luke
n’avait pu lui répondre autrement que par monosyllabes. Ensuite, lorsque
Felix lui avait demandé s’il pouvait mettre de la musique, il avait répliqué
qu’il n’y voyait pas d’inconvénient — avant de faire monter néanmoins
l’écran séparant l’arrière et l’avant du véhicule. Aussitôt, Felix avait éteint la
stéréo, et le silence avait régné à bord, jusqu’à l’arrivée à Eaton Close.
Une fois rentré chez lui, Luke prit une douche et enfila un jean et un T-
shirt. Mme Webb, la gouvernante, lui avait préparé un excellent dîner mais,
après avoir mangé le saumon fumé, il ne fit que picorer le porc braisé aux
légumes, et ne toucha pas à la mousse au chocolat.
Mme Webb débarrassa la table en fronçant les sourcils d’un air
désapprobateur mais sans faire de commentaire, avant de lui demander s’il
apprécierait de prendre le café dans la bibliothèque.
— Mais oui, répondit-il avec un sourire forcé. Très bonne idée !
À vrai dire, le seul mot « café » suffisait à le troubler. Plusieurs semaines
s’étaient écoulées depuis cette fameuse soirée à Ashford, chez Abby, mais les
souvenirs en demeuraient très vivaces. Et lui rappelaient que dès qu’il
s’agissait de cette femme, il perdait tout contrôle de lui-même.
Pour la énième fois, Luke se demanda pourquoi il était retourné la voir,
alors qu’il n’avait pas du tout l’intention d’entamer une liaison avec elle. Il
avait seulement voulu lui prouver qu’il n’était pas le salaud qu’elle pensait.
Eh bien, ç’avait été plutôt raté…
Enfin, pas complètement, car il avait apprécié leur dîner en tête à tête.
Trop apprécié, sans doute. Et, succombant une fois de plus à son charme, il
avait fait ce que n’importe quel homme digne de ce nom aurait fait avec elle.
Leur étreinte avait été incroyable, il ne pouvait le nier. Passionnée,
fabuleuse.
Cela n’excusait toutefois en rien son comportement.
Quand ils s’étaient séparés, il n’avait pas demandé à Abby s’il pourrait la
revoir. Alors que pourtant il n’avait pas du tout eu envie de la quitter. Mais
Felix l’attendait, et Luke s’était convaincu qu’il n’avait rien à se reprocher.
Après tout, elle avait été aussi excitée que lui…
Peut-être, mais il aurait pu au moins se fendre d’un coup de fil. En vérité,
il n’arrivait pas à accepter le fait qu’elle détienne toujours un tel pouvoir sur
lui. Cela ne lui était jamais arrivé, avant Abby. Avec aucune femme.
Et en dépit de l’emploi du temps chaotique qui avait été le sien
dernièrement, il ne parvenait pas à l’oublier. Alors qu’elle avait trompé son
mari, bon sang ! Mais il avait beau se le répéter, la duplicité d’Abby ne
l’empêchait pas de penser sans cesse à elle.

* * *

Abby se réveilla avec un mal de tête épouvantable, ce qui n’était pas dans
ses habitudes. Pas plus que la nausée qui lui monta aux lèvres dès qu’elle
descendit du lit. Elle aurait volontiers fait la grasse matinée mais, hélas, elle
ne pouvait se le permettre.
Quand elle se dirigea vers la salle de bains, tout se mit soudain à vaciller
autour d’elle, et elle eut à peine le temps d’atteindre les toilettes avant de
vomir.
Après s’être douchée et habillée, Abby descendit rapidement au rez-de-
chaussée pour faire sortir Harley dans le petit jardin. Puis, après l’avoir
ramené à l’appartement, elle redescendit mettre la machine à café en route. Et
comme elle avait un peu de retard, elle ne prit pas le temps de déjeuner, se
contentant d’une tasse de thé préparée à la hâte.
Une chance qu’elle n’ait pas à aller chez les grossistes ce matin-là ! Mais,
hélas, l’odeur de la pâte à gâteau lui redonna vite la nausée, si bien qu’elle
dut se faire griller une tranche de pain.
Après l’avoir mangée, elle se sentit mieux, et put se remettre à la
confection des pâtisseries. Il faudrait vraiment qu’elle embauche quelqu’un
en plus de Lori, se dit Abby un peu plus tard en sortant une fournée de
muffins du four.
Quelle idiote ! Dans quelques mois, elle n’aurait plus de café ! Par
conséquent, au lieu d’envisager d’embaucher du personnel, elle ferait mieux
de réfléchir sérieusement à d’autres projets.
À vrai dire, elle avait évité de penser à l’avenir après avoir compris que
Luke n’avait pas l’intention de la revoir. Depuis sa dernière visite, il n’avait
même pas pris la peine de lui téléphoner.
Au fond, tout était sa faute. Jamais elle n’aurait dû l’inviter à monter
prendre un café. Mais après cette délicieuse soirée, Abby aurait trouvé
mesquin de le congédier sans le lui proposer.
En réalité, elle avait voulu prolonger la soirée, reconnut-elle en déposant
les muffins sur un plateau. Et après avoir affirmé qu’il était hors de question
qu’elle devienne sa maîtresse, elle s’était laissée renverser sur le sofa !
Ils s’étaient déshabillés l’un l’autre à la hâte, puis, perdant complètement
la tête, elle s’était abandonnée au plaisir. Abby se rappela la façon dont, après
s’être redressé au-dessus d’elle, Luke avait penché la tête avant de
l’embrasser là, entre les cuisses, à l’endroit même où pulsait son désir. Il
l’avait caressée avec sa langue tandis que, les doigts enfouis dans ses cheveux
épais, elle s’envolait rapidement vers l’extase.
Ensuite, il l’avait pénétrée et, alors qu’elle était certaine de ne plus jouir,
elle avait été de nouveau emportée par une vague de volupté incroyable, en
même temps qu’elle sentait la semence de Luke se répandre en elle.
Celui-ci n’avait pas filé en douce au beau milieu de la nuit, cette fois. Il
était parti à la première heure, certes, mais pas sans lui dire au revoir. Il
l’avait même embrassée avec une telle ardeur qu’Abby avait eu la nette
impression qu’il n’avait pas du tout envie de la quitter. Mais, sachant que
Felix l’attendait dans la Bentley, elle n’avait pas tenté de le retenir.
Par moments, elle avait le sentiment que son passé et son futur étaient liés
à lui. Que Luke avait infléchi le cours de sa vie de façon irrévocable. Le fait
de le rencontrer avait eu des répercussions désastreuses sur son couple, même
s’il n’y avait été pour rien. C’était elle qui avait pris le risque de mettre son
mariage en péril. Et elle l’avait payé cher. Harry y avait veillé.
À présent, Luke semblait avoir un effet tout aussi dévastateur sur son
présent. Mais cette fois-ci elle n’était pas la seule à en pâtir.
Cinq ans plus tôt, elle était venue s’installer à Ashford-St-James pour
tirer un trait définitif sur son triste passé. En pensant ne jamais revoir Luke ou
Harry. De son côté, Luke n’avait sans doute jamais compté se retrouver face
à elle.
La vie réservait assurément des surprises, et pouvait se montrer très
cruelle, songea Abby en mettant à refroidir la dernière fournée de muffins.
À une autre époque, et dans d’autres circonstances, elle et Luke auraient
peut-être eu une chance de développer une vraie relation amoureuse. Cette
idée lui plaisait énormément. Elle adorait être avec lui, s’avoua-t-elle
soudain.
L’aimait-elle ?
Abby soupira. Cinq ans plus tôt, elle aurait pu l’aimer, c’était certain.
Sinon, elle ne l’aurait jamais appelé tard ce soir-là pour lui proposer d’aller la
rejoindre, dans un endroit où elle était certaine que Harry ne mettait jamais
les pieds…
Il lui avait fallu beaucoup de courage pour prendre le téléphone. Mais
après ce qui s’était passé avec Harry, elle était dans un tel état qu’elle devait
parler à quelqu’un. À un être humain qui ne déformerait pas la moindre de
ses paroles pour la retourner contre elle.
Harry était devenu expert en la matière. Il avait toujours répété qu’il ne
pouvait avoir confiance en elle, mais avec le recul, Abby s’était rendu compte
qu’il s’était servi de cet argument pour justifier ses propres infidélités et son
comportement abject.
Ce soir-là, après lui avoir lancé des accusations ridicules à la figure, il
s’était rué sur elle, les yeux étincelants d’une telle rage qu’elle avait soudain
craint qu’il la tue. De toute évidence, le fait de l’effrayer le faisait jouir, mais
quand il lui avait refermé les mains autour de la gorge, elle avait soupçonné
qu’il était lui-même surpris par sa propre violence. Les yeux toujours
étincelants d’une lueur mauvaise, il l’avait lâchée brutalement, avant de sortir
en trombe de l’appartement en disant qu’il allait à son club et ne rentrerait
que le lendemain matin.
Durant quelques minutes, Abby était d’abord restée recroquevillée sur le
sol, encore sous le choc. Elle avait bien entendu la porte d’entrée claquer,
mais cela ne prouvait rien. Harry avait feint de s’en aller à plusieurs reprises,
avant de revenir un peu plus tard, pour la surprendre.
Ensuite, heureuse d’être encore en vie, elle s’était forcée à se redresser,
puis s’était traînée jusqu’à la salle de bains. Là, elle avait constaté avec
soulagement qu’elle ne saignait nulle part. Harry laissait rarement des traces
des traitements cruels qu’il lui infligeait mais, cette fois, il avait
manifestement perdu tout contrôle.
Non seulement elle avait des bleus sur les bras, mais aussi sur le cou.
Horrifiée, elle avait failli s’évanouir et, se sentant meurtrie dans tout son
être, elle était restée longtemps sous la douche, dans l’espoir d’effacer de son
esprit les souvenirs de ces heures affreuses. Mais même l’eau brûlante n’avait
pu la réchauffer.
Puis, se souvenant soudain que Luke Morelli lui avait donné sa carte,
Abby était sortie de la douche et s’était rendue dans la chambre, paniquée à
l’idée de l’avoir peut-être jetée…
Mais le petit carton blanc était bien là, dissimulé parmi ses sous-
vêtements. Où avait-elle ensuite trouvé la force de l’appeler ? De prendre ce
risque insensé ?
Cinq ans après, elle se souvenait encore du frisson qui l’avait parcourue
en le voyant assis au bar, qui l’attendait.
Quand il s’était tourné vers elle, Abby avait eu envie de se jeter dans ses
bras…

* * *

En milieu de matinée, Lori quitta la librairie pour venir boire un café


comme d’habitude et, profitant de fait qu’il y avait un peu moins de monde,
Abby décida de l’accompagner.
— Un muffin à la banane ? demanda-t-elle en souriant.
— J’allais te le demander ! répliqua la jeune femme mince en s’appuyant
du coude au comptoir. Si je travaillais ici toute la journée, je crois que je
goûterais à tous tes gâteaux — et je deviendrais un vrai tonneau !
— Toi ? Jamais de la vie ! s’exclama Abby en déposant le muffin sur une
petite assiette. Vas-y, savoure…
— Hum… Fabuleux !
— Je suis contente que tu aimes. C’est une nouvelle recette que j’ai…
L’accès de nausée fut si violent qu’Abby reposa son capuccino en laissant
échapper un gémissement. Puis, levant la main d’un geste d’excuse, elle se
précipita vers les toilettes.
Après avoir vomi le peu qu’elle avait ingurgité, elle se passait de l’eau
froide sur le visage lorsque Lori frappa à la porte.
— Ça va ? dit-elle en la regardant d’un air inquiet.
Abby jeta la serviette en papier dans la poubelle et se força à sourire.
— Ça va mieux, merci… Excuse-moi.
— Tu n’as vraiment pas à t’excuser ! se récria son amie en lui passant un
bras autour des épaules. Cela t’arrive souvent ?
— Non. Je me sens un peu patraque depuis quelques jours, mais je
n’avais pas vomi jusqu’à aujourd’hui.
— Tu as mangé quelque chose de suspect, récemment ?
— Euh… Non. Enfin, je ne crois pas.
Lori s’écarta en se mordillant la lèvre, l’air embarrassé.
— Ne le prends pas mal, surtout, mais tu ne pourrais pas être enceinte,
n’est-ce pas ? Tu es un peu… pâlichonne, ces temps-ci.
Abby la regarda en réprimant un brusque assaut de panique.
— Enceinte ? répéta-t-elle. Je… Bien sûr que non !
— Mais tu as revu ce Luke Morelli, non ? insista Lori, visiblement mal à
l’aise. Je l’ai reconnu, la première fois qu’il est venu au café.
Elle se mordilla de nouveau la lèvre.
— Que veux-tu… C’est la faute des magazines people… Je l’avais vu en
photo plusieurs fois, la plupart du temps avec une superbe créature à son bras.
À cette simple pensée, Abby fut assaillie par une nouvelle vague de
nausée.
— Luke Morelli est une vraie célébrité, tu sais, poursuivit Lori.
— Ah bon ? Et comment sais-tu que je l’ai revu ? demanda-t-elle
prudemment.
— C’est Greg qui m’en a parlé, soupira son amie. Quelle pipelette, celui-
là ! Je ne l’aurais pas cru, bien sûr, mais Joan Miller, qui était là, a dit qu’elle
avait vu la voiture de Morelli il y a quelques semaines, garée à proximité du
café.
— Oui, il est passé, reconnut Abby, la bouche soudain sèche. Je… Je le
connaissais avant de venir ici, Lori. Je l’ai rencontré il y a plusieurs années, à
Londres. À l’époque où j’étais encore mariée.
— Cela ne me regarde pas ! s’empressa de protester son amie. Et tu as
probablement attrapé un virus, c’est tout.
— Oui, ça doit être un virus, tu as raison.
Mais Lori n’avait pas l’air convaincue.
— Je devrais peut-être te dire que Greg pense que tu uses de ton
influence auprès de Luke Morelli pour faire arrêter le projet, reprit celle-ci
après un léger silence.
— Quoi ? s’écria Abby, éberluée.
— Oui. Il est persuadé que c’est pour cela que tu l’as revu. Il dit que tu es
la seule à pouvoir le faire changer d’avis.
11.

Angelica Ryan, l’assistante de Luke, l’attendait quand il arriva au bureau,


l’air inquiet.
Tôt ce matin-là, elle l’avait appelé pour l’informer qu’une lettre était
arrivée pour lui, postée à Bath et portant la mention « Privé et confidentiel ».
Alors qu’il n’avait pas prévu de venir à Canary Wharf, Luke avait changé
ses plans pour passer la prendre, pensant qu’il s’agissait peut-être d’un
courrier envoyé par le médecin de son père.
La dernière fois qu’il l’avait vu, celui-ci s’était plaint d’une douleur à
l’épaule. Et, même si son médecin avait affirmé que ce n’était rien de grave,
Luke savait que son grand-père ayant souffert d’une angine de poitrine, son
père craignait de développer à son tour le même mal.
L’enveloppe ne portait pas le cachet du cabinet médical, remarqua-t-il
avec soulagement. En fait, elle avait l’air tout à fait inoffensive. Mais qui
avait bien pu lui écrire au bureau ? S’il s’agissait d’un courrier personnel,
pourquoi ne pas le lui avoir envoyé chez lui ?
Préférant l’ouvrir sans témoin, il se dirigea vers son bureau.
— Vous avez besoin de quelque chose, monsieur Morelli ? demanda
Angelica en le suivant.
— Non, merci.
Dès que son assistante se fut retirée et eut refermé la porte derrière elle,
Luke s’assit à son bureau et tendit la main vers le coupe-papier, impatient de
découvrir le contenu de la mystérieuse enveloppe.

* * *
Abby s’apprêtait à fermer le café lorsqu’elle entendit la porte s’ouvrir
derrière elle et se raidit d’instinct.
Depuis qu’elle avait envoyé sa lettre à Luke à la seule adresse qu’elle ait
pu trouver, elle s’attendait à sa venue, sûre qu’il préférerait se déplacer plutôt
que téléphoner.
C’était lui, en effet. Vêtu d’un jean et d’un T-shirt moulant noir, tenant du
bout d’un doigt une veste en daim vert foncé sur son épaule, il était superbe.
Et follement sexy.
— Bonjour, dit-il en s’arrêtant au milieu du café.
Les quelques clients encore présents dans la librairie se turent aussitôt.
— Bonjour, répliqua-t-elle, paniquée à la perspective de voir Lori
apparaître…
Lissant nerveusement sa jupe, Abby regretta de l’avoir choisie aussi
courte. Il était hors de question que Luke pense qu’elle cherchait à le séduire.
Mais, ne pouvant rester indéfiniment derrière le comptoir, elle se dirigea vers
la librairie et, comme elle s’y attendait, rencontra Lori qui arrivait en sens
inverse.
— Je vais monter, Lori, dit-elle à la hâte. Tu veux bien fermer, quand tu
auras terminé ?
— Bien sûr.
Son amie tourna les yeux vers Luke avant d’ajouter :
— Bonne soirée, et à demain.
— Merci, toi aussi.
Puis, faisant signe à Luke de la suivre, elle s’avança vers l’escalier.
Habitué à sortir à cette heure-là, Harley l’attendait avec impatience
derrière la porte, mais dès qu’il aperçut Luke, il sembla moins pressé d’aller
faire son petit tour habituel.
Luke se pencha pour lui gratter les oreilles tandis qu’Abby, en proie à une
nervosité sans nom, se dirigeait vers la cuisine.
— Tu veux un café ? Un thé ?
Du coin de l’œil, elle le vit poser sa veste sur le dossier du sofa, puis
contempler un instant les coussins. Se rappelait-il ce qui s’était passé là
quelques semaines plus tôt ? Rien ne transparut sur ses traits, en tout cas.
Tranquillement, il vint la rejoindre à la cuisine et s’arrêta en face d’elle,
de l’autre côté du petit bar.
— Je suppose que tu ne m’as pas demandé de venir pour parler de la
pluie et du beau temps, commença-t-il en haussant un sourcil. Que se passe-t-
il ? Hughes a-t-il obtenu gain de cause avec sa pétition ?
— Tu crois vraiment que je te le dirais, si c’était le cas ?
— Pourquoi voulais-tu me voir, alors ?
— Si je comprends bien, tu n’avais pas l’intention de revenir…
Luke la regarda en plissant les paupières.
— Tu espérais me revoir ? riposta-t-il d’un ton moqueur. Tu me plais
beaucoup, Abby, je ne le nie pas. Et j’ai toujours envie de toi. Mais je t’ai
prévenue : je ne fais pas dans le long terme. Surtout avec une femme en qui je
ne peux pas avoir confiance.
Sidérée par son arrogance, elle en resta d’abord sans voix, avant de se
ressaisir.
— Tu ne sais rien de moi, rétorqua-t-elle d’une voix glaciale. Tu ignores
tout de ma vie !
— Je sais au moins que tu as trompé ton mari ! Je n’aimais pas ce salaud,
mais il ne méritait pas d’être bafoué et ridiculisé.
— Ah, tu crois ? Tu ne le connaissais pas mais, comme la plupart des
hommes, tu reportes bien sûr la faute sur la femme. Harry était un salaud, en
effet. Mais tu n’as rien à lui envier !
— Si tu m’as fait venir ici pour m’insulter…
— Non !
Seigneur, cette entrevue lui échappait complètement… Et si elle ne
reprenait pas le contrôle de la situation, Luke allait repartir, sans qu’elle ait
pu lui parler.
— Je suis enceinte, reprit-elle. Et avant que tu ne me poses la question :
oui, de toi.

* * *

Luke eut l’impression d’avoir reçu un coup de poing en pleine poitrine.


Cela ne pouvait pas être vrai, songea-t-il, son pouls lui martelant les tempes.
Il avait pris ses précautions. Il utilisait toujours un préservatif. Même du
temps où il était marié avec Sonia.
Brusquement, il se rappela la première fois qu’il était venu chez Abby,
alors qu’il pleuvait à verse et qu’il était trempé. Et qu’elle sortait de la
douche, toute douce, chaude, parfumée…
Ce soir-là, il avait vraiment perdu la tête…
Il regarda Abby en se massant la nuque dans l’espoir de contrôler le
chaos d’émotions qui déferlaient en lui.
Non seulement la nouvelle lui faisait un choc — ce qui était
compréhensible — mais il y avait autre chose.
La perspective de devenir père le stupéfiait. Abby, la femme dont il avait
repoussé le souvenir pendant si longtemps, portait son enfant !
Les joues roses et l’air toujours aussi farouche, elle le dévisageait en
silence. Cela avait dû lui coûter de lui annoncer cela, comprit Luke en
soutenant son regard. D’autant plus qu’il venait de l’insulter…
— Eh bien ? commença-t-elle en redressant le menton. Tu ne me traites
pas de menteuse ? Tu viens pourtant de me dire que tu ne pouvais pas avoir
confiance en moi, non ?
Il secoua la tête.
— Depuis quand le sais-tu ?
— J’ai fait deux tests de grossesse la semaine dernière. Ils étaient positifs
tous les deux.
— Et tu es enceinte de combien ?
— Je compte garder cet enfant, dit-elle en se raidissant.
— T’ai-je demandé le contraire ? répliqua Luke d’une voix crispée. Je
voulais simplement… Sais-tu de combien de semaines…
— Laisse-moi réfléchir, ironisa-t-elle. La première fois que nous avons
couché ensemble, c’était il y a cinq — non, six semaines. Voilà, j’ai répondu
à ta question.
— J’ai du mal à y croire…
— Je ne désirais pas non plus que cela arrive, tu sais. Mais quand j’en ai
parlé avec une amie, elle m’a dit qu’il fallait que j’en parle à… au père.
Après l’avoir regardée un instant en silence, il se passa la main dans les
cheveux.
— Finalement, j’accepterais bien une tasse de thé. Si cela ne te dérange
pas, bien sûr.
— Du sucre ?
— Oui, deux, s’il te plaît.
Abby mit la bouilloire sur le feu, tandis que Luke regagnait le salon. Une
fois assis sur le sofa, il ferma les yeux en se passant de nouveau les doigts
dans les cheveux. Sa main tremblait. Jamais il ne se serait attendu à cela. Un
bébé. Abby était enceinte. De lui. Il allait être père !
Laissant retomber la main, il prit une profonde inspiration. Et quand une
truffe humide se posa soudain dans sa paume, il en éprouva une sensation
étrangement réconfortante. Comprenant d’instinct que quelque chose n’allait
pas, Harley le regardait de ses yeux bruns et doux.
— Dis donc mon vieux, commença Luke d’un ton faussement désinvolte.
Qu’est-ce que tu vas faire, quand il y aura un bébé à la maison ?
Comme Abby posait une tasse devant lui, il leva les yeux vers elle, puis
tapota le sofa.
— Viens. Il faut que nous parlions.
Après lui avoir lancé un regard méfiant, elle s’assit dans le fauteuil.
— Il n’y a pas grand-chose à dire, commença-t-elle. J’ai fait mon devoir :
tu es au courant. Et quand le bébé sera né, je ne t’empêcherai pas de le voir, si
tu le souhaites.
— Hé, une minute ! dit Luke en reposant sa tasse sur la table. Quand ai-je
dit que vous vivriez loin de moi, toi et notre enfant ?
Abby le regarda en retenant son souffle, puis tira sa jupe trop courte sur
ses cuisses.
— Ce n’est pas à toi d’en décider. Et j’espère que tu ne sous-entends pas
que…
— Que je ne sous-entends pas quoi ?
— Que nous pourrions vivre ensemble.
— Pourquoi pas ? répliqua-t-il sans réfléchir.
— Oh ! non, Luke. Ce n’est pas toi qui vas faire la loi ! Tu as dit toi-
même que tu n’étais pas doué pour le long terme. Et je n’ai pas l’intention
d’exposer mon enfant à…
— Notre enfant !
— À des situations scabreuses lorsque tu recevras tes maîtresses.
Luke bondit, fou de rage.
— De quel droit m’accuses-tu d’avoir des maîtresses ?
Quand elle se leva à son tour, il remarqua qu’elle reculait d’un pas avant
de répliquer :
— Ce n’est pas ce que tu m’avais proposé de devenir ? Ta maîtresse ?
Enfin, une maîtresse éphémère, puisque tu n’avais pas l’intention de me
revoir, comme tu l’as reconnu toi-même tout à l’heure.
— Je n’ai pas dit cela, se défendit-il, les mâchoires crispées. De toute
façon, c’était… avant.
— Avant que tu ne te retrouves pris au piège, c’est ça ? riposta Abby
avec un rire dur. Eh bien, je vais t’apprendre quelque chose, Morelli…
— Ne m’appelle pas Morelli !
— Je n’ai pas l’intention de te piéger, poursuivit-elle. Ni de t’imposer ma
présence. Nous sommes au XXIe siècle, Luke. Une femme n’a plus besoin
d’être entretenue par un homme pour survivre, de nos jours. Pour l’instant,
j’ai le café et, quand il fermera, je trouverai du travail. Ou un autre local, qui
sait ? Mais de toute façon, je me débrouillerai très bien sans toi.
Luke se passa rageusement la main dans les cheveux.
— Tu ne peux pas m’empêcher de participer à la vie de mon enfant.
— Oh ! Mais si, je peux ! J’ai fait ce que j’avais à faire : je t’ai informé
que j’étais enceinte de toi. Et après la naissance, nous pourrons partager la
garde de notre enfant si tu le souhaites. Point final.
Elle avait raison, mais cela n’empêchait pas Luke de lui en vouloir ! Elle
lui posait un ultimatum ! Et en dépit de ce qu’il avait affirmé un peu plus tôt,
il avait désiré la revoir — comme un fou !
— J’ai besoin d’y réfléchir, dit-il.
Jamais il ne l’avait trouvée aussi désirable qu’en cet instant… La jupe
courte mettait en valeur ses longues jambes nues, un débardeur échancré
laissant entrevoir la naissance de ses seins…
Abby…
Mais elle se dirigeait déjà vers la porte.
— Je crois qu’il vaudrait mieux que tu t’en ailles, dit-elle d’un ton neutre.
Merci d’être venu, et au revoir.
Il la suivit, mais quand elle s’effaça pour le laisser passer, Luke se tourna
vers elle et appuya les mains sur le mur, de chaque côté de sa tête.
— Nous n’en avons pas terminé, tous les deux, dit-il en pressant son
corps contre le sien.
Quand il pencha la tête et l’embrassa dans le cou, elle laissa échapper un
soupir.
— Si, murmura-t-elle. Nous en avons terminé. Va-t’en, Luke. J’aurais
préféré ne jamais te revoir.
12.

Les semaines suivantes, Luke se concentra sur son travail et passa


davantage de temps au bureau que de coutume.
C’était le seul moyen de ne pas penser à elle.
Depuis qu’il avait quitté l’appartement d’Abby, il s’était efforcé de
réfléchir à ce qu’elle lui avait dit. Et une chose était sûre : sa vie ne serait plus
jamais la même.
Profondément ébranlé, il avait parlé sans réfléchir, certes, mais il était
encore sous le choc, à ce moment-là.
Avec le recul, il craignait maintenant d’avoir détruit toute possibilité de
relation entre eux.
Et alors ? Pourquoi cette éventualité le préoccupait-elle autant ? Luke se
força à repenser qu’elle avait trompé Harry Laurence. Au fond, il ne pouvait
même pas être certain qu’Abby était enceinte. Elle aurait très bien pu tout
inventer pour tester sa réaction.
Mais au fond de son cœur il savait qu’elle avait dit la vérité. Il avait beau
se répéter qu’il lui en voulait toujours à cause de ce qu’elle avait fait
autrefois, il pressentait qu’il s’était mépris sur son compte.
Cela signifiait-il que Laurence n’avait pas été un saint, et que par
conséquent, lui, Luke, s’était trompé sur toute la ligne ? Il rejeta aussitôt cette
possibilité. Le soir où elle l’avait appelé pour lui proposer de la rejoindre au
Parker, elle avait de toute façon agi dans le dos de son mari. Et si ce dernier
avait vraiment été un salaud, elle aurait obtenu le divorce sans difficulté.
Baissant les yeux sur le plan qu’il était censé examiner, il se demanda
soudain ce que devenait Harry Laurence. D’après ce qu’il avait entendu dire,
celui-ci avait quitté la Bourse peu après son divorce. Peut-être avait-il désiré
repartir de zéro ?
Il pourrait être intéressant de savoir pourquoi il avait demandé le divorce,
et si c’était lui qui en avait pris l’initiative. Abby avait affirmé le contraire et,
à vrai dire, Luke n’arrivait pas à l’imaginer collectionner les amants. Ce
n’était pas son genre.
Que faisait-elle, à cet instant précis ? Pensait-elle à l’enfant qu’elle
portait ? À leur enfant ?
Comme par hasard, ce fut Felix qui remarqua qu’il avait la tête ailleurs.
Alors qu’ils rentraient d’un rendez-vous à Oxford le lendemain, celui-ci
demanda d’un ton détaché :
— Avez-vous décidé ce que vous allez faire, concernant les boutiques
d’Ashford-St-James ? Et cette pétition, a-t-elle donné quelque chose ? Mais
vous préférez peut-être ne pas en discuter…
Luke leva les yeux de son écran d’ordinateur.
— D’après nos avocats, ils n’ont aucune chance de faire arrêter le projet.
Mais de mon côté j’ai réfléchi à la question.
— Ah oui ?
— J’en discute actuellement avec les architectes, nous envisageons
d’apporter des modifications au projet initial.
— Des modifications ? répéta Felix d’un ton amusé.
— Oui, des modifications. De façon à pouvoir intégrer la rangée de
boutiques à la galerie marchande qui conduira au supermarché proprement
dit. Elles continueraient d’être louées, bien sûr. Et certains des commerçants
concernés pourraient être intéressés.
— Cela se pourrait, en effet, acquiesça Felix en croisant le regard de
Luke dans le rétroviseur. Notamment la gérante du café librairie, par
exemple. Je suis certain qu’elle serait soulagée de pouvoir rester — ainsi que
les autres commerçants.
— Vous êtes content de vous, hein ? dit Luke en plissant les yeux. Mais
ne vous réjouissez pas trop vite : rien n’est encore fait.
— J’aime bien… Abby. C’est bien son prénom, n’est-ce pas ? Une belle
femme ! Et charmante, en plus.
— Il n’y a pas que l’apparence qui compte, marmonna Luke.
Felix approuva d’un hochement de tête.
— De toute façon, je ne le fais pas seulement pour Abby Lacey.
— Bien sûr que non.

* * *

Se tournant et retournant dans son lit ce soir-là, Luke fut forcé de


reconnaître qu’il avait menti. En dépit de tout ce qu’il s’était passé, et du fait
qu’Abby avait affirmé ne plus rien vouloir avoir à faire avec lui, il avait pris
cette décision pour elle.
Elle comptait beaucoup pour lui, depuis le début, sans doute. Et quoi
qu’elle eût fait autrefois, il brûlait de la revoir. Jamais il n’avait ressenti un tel
désir envers une autre femme. Il l’aimait, c’était aussi simple que cela.
Renonçant à trouver le sommeil, Luke descendit se préparer un café — et
trouva Felix dans la cuisine, en train de siroter un thé en lisant le journal du
matin.
Mme Webb était là elle aussi, racontant le dernier épisode de sa série
télévisée préférée. Mais Luke était prêt à parier que Felix n’écoutait pas un
mot de ce qu’elle disait.
— Luke ! s’exclama la gouvernante, stupéfaite.
Felix reposa son journal en haussant un sourcil.
— Vous êtes bien matinal, aujourd’hui, poursuivit Mme Webb. Il est à
peine 6 h 30… Tout va bien ?
— Mais oui ! Pourquoi cela n’irait-il pas ?
Luke traversa la cuisine et se servit une tasse de café bien chaud.
— Je n’arrivais pas à dormir, c’est tout, alors je me suis dit que je ferais
aussi bien de me lever. Et puis, comme je compte aller à Ashford ce matin,
j’ai pensé qu’à cette heure-ci il y aurait un peu moins de circulation.
Felix se leva aussitôt.
— Je vais sortir la voiture.
— Merci, Felix. Je conduirai moi-même.
— Vous en êtes sûr ? demanda son chauffeur et ami en plissant le front.
— Certain. Vous pouvez prendre votre journée. Profitez-en pour aller
voir votre fille, par exemple.
Avant d’entrer dans l’armée, Felix avait en effet eu une brève liaison dont
était née une fille. Et même s’il n’avait jamais épousé la mère, lui et la jeune
femme s’entendaient étonnamment bien.
— Elle est à Majorque avec son petit ami.
— Ah… Eh bien j’ai une idée : tâchez de savoir ce qu’est devenu un
certain Harry Laurence, d’accord ? Débrouillez-vous pour savoir ce qu’il fait
maintenant, qui il fréquente…

* * *

Ayant son premier rendez-vous de suivi de grossesse ce matin-là, Abby


avait décidé de ne pas ouvrir le café de la journée. Lori ne pouvait s’occuper
à la fois des clients du café et de ceux de la librairie, c’était impossible.
Mais comme elle se sentait très en forme en revenant du cabinet médical,
elle changea d’avis. Il suffirait d’appeler Lori, qui accepterait de venir, elle en
était persuadée.
Brusquement, Abby vit la voiture garée en face du café et sentit aussitôt
les battements de son cœur s’accélérer.
Une Aston Martin, si elle ne se trompait pas. Du genre de celle que
conduisait Luke cinq ans plus tôt…
Si c’était bien lui, que faisait-il là ? Était-il venu lui donner — ainsi
qu’aux autres — son préavis ?
D’instinct, elle posa la main sur son ventre. Se l’imaginait-elle, ou
sentait-elle un léger renflement sous sa tunique ? Elle avait dépassé les huit
semaines, à présent, et le médecin lui avait dit de revenir passer sa première
échographie dans quinze jours. Elle allait avoir la preuve qu’elle portait bien
un enfant…
Devait-elle demander à Luke s’il souhaitait l’accompagner ? Elle n’en
avait pas envie, mais c’était son enfant aussi. Et s’il était libre ce jour-là, elle
pressentait qu’il accepterait avec empressement.
Quand Abby se rapprocha de la voiture, la portière côté chauffeur
s’ouvrit sur une longue jambe moulée de jean. C’était bien Luke, plus
ténébreux et attirant que jamais, vêtu d’une chemise à col montant noire et
chaussé d’élégants mocassins. Cousus main, probablement.
À sa grande surprise, il eut l’air soulagé de la voir. Sans doute avait-il vu
la petite pancarte, à la porte du café.
Quand elle l’ôta, il la rejoignit et demanda en fronçant les sourcils :
— Tu vas bien ? Lorsque j’ai trouvé le café fermé, j’ai pensé que tu
devais être malade.
— As-tu essayé la porte latérale ? Harley a dû…
— Oui, mais quand je l’ai entendu aboyer, je me suis dit qu’il était seul.
— Sinon, je me serais précipitée pour t’accueillir ? suggéra-t-elle, pince-
sans-rire.
— Non, pas vraiment… Mais si tu avais été là, tu l’aurais fait taire.
Après avoir incliné la tête en silence, Abby se tourna vers la voiture.
— Il faut que tu ailles prendre un ticket, sinon tu vas avoir une amende.
— Eh bien, je la paierai ! répliqua-t-il d’un ton désinvolte. Enfin, Felix
s’en occupera, c’est son rôle.
— Pourquoi es-tu ici, Luke ? Viens-tu nous annoncer que nous devons
partir ? Si c’est le cas, je vais demander aux autres…
— Je ne suis pas venu pour demander à quiconque de partir,
l’interrompit-il. Je voulais te voir.
— Ah… Et pourquoi ?
— Dois-je avoir une raison ? Allons bavarder à l’intérieur.
Évidemment, il était venu pour parler du bébé. Peut-être même
envisageait-il de le lui prendre aussitôt après la naissance…
Non, il ne serait tout de même pas aussi cruel, se rassura-t-elle en
déverrouillant la porte du café. Dès qu’elle fut entrée, Luke ne lui laissa
même pas le temps de poser son sac. Il la poussa contre le mur, puis posa la
main sur sa nuque et pencha son visage vers le sien.
Sa bouche était si chaude, si ferme et douce à la fois… Incapable de lui
résister, Abby frémit en sentant son érection contre son ventre.
— J’étais fou d’inquiétude. Où étais-tu passée, bon sang ?
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? répliqua-t-elle dans un souffle.
— Cesse de poser des questions stupides ! riposta-t-il avant de reprendre
sa bouche.
Et cette fois, il se pressa délibérément contre elle pour lui faire sentir
l’intensité de son désir.
— Je t’ai attendue une heure, murmura-t-il. J’ai envie de toi, Abby. Je ne
sais pas comment j’ai pu résister au désir de venir plus tôt.
— Tu as gardé tes distances parce que je te l’avais demandé.
Se libérant de son étreinte, elle s’empressa d’aller fermer la porte. Si
Greg Hughes était passé par là et les avait vus s’embrasser à pleine bouche…
— Je suis allée chez le médecin, dit-elle en se tournant vers Luke.
Pourquoi ne m’as-tu pas appelée avant de partir ? Je t’aurais dit de ne pas
venir ce matin.
Sur ces mots, Abby se dirigea rapidement vers l’escalier. Harley s’était
remis à aboyer, et elle ne tenait vraiment pas à attirer davantage l’attention
des voisins. La présence de l’Aston Martin devait déjà suffisamment
alimenter les commérages. Inutile d’en rajouter…
13.

Après avoir réussi à calmer l’enthousiasme quelque peu tapageur du


labrador, Luke se tourna vers Abby.
Dans ce chemisier ample et ce short exposant ses jambes fuselées, elle
dégageait une sensualité inouïe, mais il s’interdit de la toucher. Pour l’instant,
du moins.
— Tu es allée chez le médecin ? Pourquoi ?
— Je suis enceinte, au cas où tu l’aurais oublié.
— Comme si j’étais susceptible d’oublier une chose pareille ! protesta-t-il
d’une voix crispée. Mais, dis-moi, tout va bien ?
— Oui, répondit-elle en passant derrière le petit bar. Tu veux boire
quelque chose ?
— Non, merci. Et qu’a dit le médecin ?
— Je n’ai pas retenu ce qu’il a dit exactement, soupira-t-elle. Je suis
enceinte d’un peu plus de huit semaines, ma tension est bonne, et les nausées
dont j’ai souffert au début ne reviendront sans doute pas. Voilà.
— J’ignorais que tu avais souffert de nausées.
— Cela t’étonne ?
Encaissant le reproche à peine voilé, Luke se passa les deux mains dans
les cheveux.
— On peut s’asseoir ? Je voudrais te parler.
— Assieds-toi si tu veux. Je suis très bien debout.
— Tu es sûre que tu ne devrais pas t’asseoir ? Si j’ai bien compris, tu es
revenue du cabinet médical à pied…
— Je suis enceinte, Luke, reprit-elle d’un ton ironique. Pas invalide.
— Oui, je sais… Mais je… je m’inquiète pour toi.
— Ça, c’est une première ! Qu’est-ce que tu veux, Luke ? S’il ne s’agit
pas du café, tu veux sans doute parler du bébé ?
— Assieds-toi, soupira-t-il. S’il te plaît.
— Bon, d’accord…
Quand elle sortit enfin de son refuge, Luke lui indiqua le sofa d’un petit
mouvement de tête.
Soupirant de nouveau, elle s’y installa, tout au bout. Et lorsque Luke
s’assit à côté d’elle, il remarqua qu’elle serrait le bras contre son buste pour
éviter de le toucher.
— Pourquoi es-tu venu ? demanda-t-elle sans le regarder. Je n’ai pas
l’intention de coucher avec toi.
— Pas maintenant, peut-être, répliqua-t-il en se retenant de sourire.
Aussitôt, les joues d’Abby s’empourprèrent.
— Ni maintenant ni jamais.
Elle tourna brusquement la tête vers lui.
— Je sais ce que tu penses de moi, Luke. Tu as été parfaitement clair.
Comprenant qu’il devait s’y prendre en douceur, il tendit la main pour lui
effleurer le genou, mais elle recula encore sur le sofa, au risque de perdre
l’équilibre.
— Abby, commença-t-il d’un ton cajoleur, je reconnais que j’ai commis
des erreurs. Beaucoup d’erreurs. Mais j’aimerais avoir une chance de les
réparer.
— Comment ? demanda-t-elle, amère. Tu continues de penser que j’ai
trompé Harry en t’appelant ce soir-là.
— C’était il y a cinq ans ! protesta-t-il. Presque six, même. Et je me suis
peut-être précipité sur la mauvaise conclusion, mais regardons les choses en
face : je ne connaissais pas Laurence…
— Non, en effet, l’interrompit-elle.
— Et s’il était effectivement le dernier des salauds, poursuivit-il, tu avais
peut-être de bonnes raisons de faire ce que tu as fait.
— Peut-être ? répéta-t-elle. Oh ! Luke, si tu savais…
— Eh bien, raconte-moi.
— Pourquoi ?
— Parce que je veux savoir.
— Oui, répliqua-t-elle en se levant d’un mouvement brusque. À cause de
l’enfant, n’est-ce pas ? Tu as peur que, si nous ne sommes pas en bons termes
au moment de sa naissance, je cherche à me venger de la façon dont tu t’es
comporté envers moi.
Luke bondit, faisant se redresser Harley, allongé à ses pieds.
— Tu dis n’importe quoi ! J’aimerais en savoir davantage sur toi, sur ce
que tu as vécu, notamment avec Harry Laurence. Je me suis conduit comme
un idiot, je m’en rends très bien compte. Mais ne vois-tu pas que j’ai
changé ?
— Il est trop tard, Luke, répliqua Abby en secouant la tête. Je ne te crois
pas. Comme de ton côté, tu ne me crois pas.
Elle se tourna vers lui et carra les épaules.
— Je crois qu’il vaut mieux que tu t’en ailles. Et dorénavant, je propose
que tu envoies Felix, si tu souhaites avoir des nouvelles de ma santé.
Après un léger silence, il reprit d’une voix rauque :
— Ce n’est pas pour cela que je suis venu, Abby. Je me demandais
comment tu allais, bien sûr, mais tu ne peux pas imaginer le nombre de fois
où j’ai pris le téléphone pour t’appeler, avant de le reposer.
— Je ne te crois pas une seconde.
— Pour l’amour du ciel, qu’est-ce que je dois faire pour que tu me
croies ? Te supplier à genoux ? Je t’aime, bon sang et je n’avais encore
jamais dit cela à aucune femme !
Ses lèvres pulpeuses s’entrouvrirent, puis elle recula vivement en
écarquillant les yeux.
— Je n’en reviens pas… Tu serais vraiment prêt à faire n’importe quoi
pour ton enfant…
Luke se sentit glacé.
— C’est ce que tu penses ? Dans ce cas, tu as raison. Je perds mon temps.
— Effectivement.
Mais à présent elle paraissait ébranlée, remarqua-t-il, et un peu moins
sûre d’elle. À moins qu’il ne prenne ses désirs pour des réalités. Quand il
s’approcha d’elle, elle s’écarta, comme si elle craignait qu’il ne la frappe.
Était-il possible que Harry l’ait brutalisée ? Soudain, Luke se rappela les
bleus aperçus sur son cou, lors de cette fichue soirée.
— Abby…
— Va-t’en, murmura-t-elle en se détournant.
Incapable de résister, Luke l’enlaça et la fit tourner dans ses bras. Des
larmes brillaient dans ses yeux bleus, constata-t-il aussitôt.
— Abby…, répéta-t-il en penchant la tête pour l’embrasser au coin des
lèvres. Je t’aime vraiment, tu sais…
Sans lui laisser le temps de répliquer, il se dirigea vers la porte et dévala
les marches avant de se raviser.
Mais il reviendrait, se promit-il en se dirigeant vers l’Aston Martin.

* * *

Tard ce soir-là, Abby entendit soudain quelqu’un frapper à la porte.


Harley se mit aussitôt à aboyer… Le cœur battant la chamade, elle lui
ordonna de se calmer. C’était forcément Luke, personne d’autre ne viendrait
la voir à 23 heures passées.
Durant tout l’après-midi, elle s’était efforcée de ne plus penser à ce qu’il
lui avait dit. Mais, n’ayant finalement pas pu ouvrir le café, elle avait eu du
mal à s’occuper et à se concentrer sur quoi que ce soit.
Par ailleurs, elle se doutait bien qu’il reviendrait, mais pas le jour
même…
Abby se mordit la lèvre. Luke pensait sans doute qu’à cette heure-là, elle
se laisserait amadouer par ses déclarations d’amour…
Comme s’il l’aimait !
Harley grondait, à présent, et tournait en rond derrière la porte donnant
sur l’escalier. Et si ce n’était pas Luke ? se demanda-t-elle avec appréhension.
D’habitude, Harley ne se méfiait pas de lui… Mais à cette distance, le
labrador ne pouvait sans doute pas reconnaître Luke à son odeur.
Pas vraiment présentable, comme tenue, songea-t-elle en baissant les
yeux sur le kimono de soie qu’elle portait sur sa chemise de nuit. Mais c’était
forcément Luke, se répéta-t-elle en ouvrant la porte. Après avoir allumé la
lampe de l’escalier, elle descendit derrière Harley qui continuait de gronder,
puis s’arrêta au bas des marches.
— Je n’ai pas l’intention de t’ouvrir, Luke, commença-t-elle en
redressant le menton. Désolée que tu…
— Ce n’est pas Luke, mademoiselle Lacey, coupa une voix familière.
C’est Felix, Felix Laidlaw. Je travaille pour Luke.
Il s’interrompit un instant.
— Il a eu un accident, mademoiselle Lacey. Il a été transporté à l’hôpital
de Bath et vous réclame.
Un froid glacial envahit Abby tandis qu’elle retenait un cri.
— Vous voulez bien ouvrir la porte ?
Sans réfléchir, elle fit glisser le loquet de sécurité et déverrouilla la porte
en tenant Harley par le collier.
Felix apparut devant elle, le visage pâle et les traits tirés.
— Il est gravement blessé, mademoiselle Lacey.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
— Sa voiture est entrée en collision avec un véhicule agricole. Cet
imbécile de conducteur est sorti de son champ et a déboulé sur la route sans
faire attention ! C’est un miracle si Luke n’a pas été tué sur le coup.
Il s’interrompit un instant et se passa la main sur le front.
— Excusez-moi de vous brusquer, mais le temps presse, reprit-il. Vous
voulez bien aller vous habiller et m’accompagner ?
— Mon Dieu, murmura Abby. Oui, bien sûr !
Laissant Harley se débrouiller, elle fit demi-tour et remonta
précipitamment à l’appartement, le cœur battant à tout rompre.
Une fois dans sa chambre, elle ôta kimono et chemise de nuit avant de
renfiler à la hâte le short et le chemisier qu’elle avait portés ce jour-là. Et
quand elle regagna le salon, Harley et Felix l’y attendaient.
— J’espère que cela ne vous dérange pas que je sois monté,
mademoiselle Lacey. Mais j’avais du mal à retenir le chien et j’ai eu peur
qu’il ne file dans la rue, alors j’ai préféré le ramener chez vous.
— Vous avez bien fait, Felix. Merci.
Abby déglutit avant d’ajouter :
— Je suis prête.
— Vous devriez prendre un pull, dit gentiment Felix. Il fait froid, dehors.
14.

Quand il ouvrit les yeux, Luke fut aveuglé par une puissante lumière
blanche et les referma aussitôt.
Son crâne vibrait et, à côté de sa tête, il entendit un son continu,
semblable à celui d’un moteur électrique, ponctué par un autre, régulier. Un
bruit de gouttes tombant dans du liquide.
Soulevant à demi les paupières, il se rendit compte que la lumière
aveuglante tombait du plafond, juste au-dessus de sa tête. Pourquoi
n’éteignait-on pas ce fichu engin ?
Était-il à l’hôpital ? Si c’était bien le cas, comment était-il arrivé là ? Il se
rappelait être sorti de sa voiture, mais après, plus rien.
Seigneur, il avait la bouche si sèche ! On aurait dit que ses glandes
salivaires avaient cessé de fonctionner…
Un homme se tenait à côté du lit, remarqua-t-il en se risquant à
rentrouvrir les yeux. Mais vu qu’il ne portait pas de blouse blanche, il ne
s’agissait pas d’un médecin.
Au prix d’un suprême effort, Luke leva les yeux vers le visage du visiteur
et laissa échapper un petit soupir de soulagement.
C’était son père. Que faisait-il là ? Le pauvre, il avait l’air si épuisé et si
anxieux que Luke voulut tendre la main vers lui, avant de comprendre qu’il
ne pouvait pas bouger et qu’au moindre effort, une douleur atroce lui
déchirait la poitrine.
— Luke, murmura son père. Mon fils…
Luke le regarda, essaya de dire « papa », mais aucun son ne franchit ses
lèvres, affreusement sèches.
— Te souviens-tu de quelque chose ? demanda son père en tirant une
chaise à côté du lit. Quand ils t’ont amené à l’hôpital, il y a vingt-quatre
heures, tu étais conscient, mais…
Il s’interrompit, comme s’il préférait ne pas parler de ce qui s’était passé
ensuite.
— Comment te sens-tu ? reprit-il doucement. Souffres-tu ? Veux-tu que
je fasse quelque chose pour toi ?
Me donner à boire. Hélas, seul un son guttural sortit de sa bouche.
— Je vais chercher l’infirmière, dit aussitôt son père en se levant.
— Ab… Abby, réussit à murmurer Luke.
Son père se retourna.
— Abby ? Oh ! Tu fais allusion à la jeune femme qui était là quand je
suis arrivé ?
Abby était venue ? Comment avait-elle su ? Et où était-elle, maintenant ?
Un sentiment horrible d’impuissance l’envahit. Dès qu’il essayait de
réfléchir, sa tête vibrait encore plus fort.
La porte s’ouvrit soudain sur une infirmière qui s’avança vers le lit.
— Depuis combien de temps M. Morelli est-il réveillé ? demanda-t-elle à
Oliver d’un ton de reproche. Vous auriez dû venir me chercher dès qu’il a eu
repris connaissance.
— Cela ne fait que quelques minutes, se défendit son père. J’allais
justement…
— Peu importe !
L’infirmière se pencha au-dessus de Luke, puis tourna la tête en direction
d’un appareil qui émettait une sorte de tic-tac, avant de prendre des notes sur
la fiche qu’elle avait prise du pied du lit.
Il avait quelque chose dans le nez, réalisa soudain Luke, et une sorte de
tube fin dans la bouche.
Que lui était-il arrivé ?
Après avoir réglé ce qui devait être une perfusion, l’infirmière se pencha
de nouveau au-dessus de lui.
— Comment vous sentez-vous, monsieur Morelli ? Vous souvenez-vous
de ce qui s’est passé ?
Il s’efforça de bouger la langue, mais en vain.
— Vous avez soif, n’est-ce pas ?
Se tournant vers la table de nuit, elle prit la carafe posée dessus et versa
un peu d’eau dans un verre. Puis elle y glissa une paille, qu’elle fit passer
doucement entre les lèvres de Luke.
— Un tout petit peu, pour commencer.
Le liquide frais lui parut délicieux mais, hélas, l’infirmière écartait déjà le
verre.
— Cela suffira pour l’instant, monsieur Morelli. Je vais aller chercher le
Dr Marsden.
— Non…, réussit-il à murmurer.
L’infirmière hocha la tête.
— Il a demandé à être prévenu dès que vous auriez repris connaissance,
dit-elle d’une voix ferme. Et ne vous inquiétez pas, monsieur Morelli : c’est
lui qui s’est occupé de vous à votre arrivée à l’hôpital.
Sur ces paroles, elle disparut tandis que son père se rasseyait sur sa
chaise, à côté du lit.
— Te souviens-tu de l’accident ? demanda-t-il en fronçant les sourcils
d’un air inquiet.
Brusquement, Luke se trouva ramené au moment où il s’était rendu
compte que l’énorme engin agricole débouchant du champ n’allait pas
s’arrêter.
Le souvenir était si vivace, si violent, qu’il eut l’impression que son
cerveau allait exploser, en même temps qu’une douleur insupportable se
propageait sous son crâne. Son pouls lui martela les tempes, les battements de
son cœur s’accélérèrent…
Lorsque Luke ferma les yeux, il crut entendre son père pousser un cri,
puis sombra dans le néant.

* * *

Installée dans la salle d’attente de l’unité de soins intensifs, Abby se


demanda avec anxiété si Luke avait repris connaissance.
Quand elle était arrivée, il était encore conscient et la réclamait, comme
l’avait dit Felix. Dès qu’elle était entrée dans la chambre, il l’avait reconnue.
— Je t’aime, avait-il dit, d’une voix à peine audible.
— Oh ! Luke…, avait-elle murmuré, le cœur brisé de ne pouvoir rien
faire pour le soulager. Moi aussi, je t’aime.
Il était resté silencieux, tandis que l’infirmière demandait à Abby de bien
vouloir s’en aller. Luke ne l’avait pas entendue, avait-elle soudain comprit. Il
avait perdu connaissance aussitôt après lui avoir dit qu’il l’aimait.
La mort dans l’âme, elle s’était dirigée vers la salle d’attente, où se
trouvait déjà Felix. Quand il l’avait aperçue, en larmes, il s’était avancé vers
elle et l’avait prise dans ses bras.
— Il va s’en sortir, avait-il murmuré. C’est un dur, vous savez.
— Oh ! Felix… Je me sens tellement responsable…
— Pourquoi ?
Il la regardait d’un air si compatissant qu’elle lui avait raconté leur
dispute, juste avant que Luke ne parte de chez elle. Mais sans faire allusion à
sa grossesse, bien sûr.
Felix l’avait rassurée en lui expliquant qu’elle n’y était pour rien. D’après
ce que l’on savait pour l’instant, Luke ne conduisait pas trop vite, comme
ç’aurait pu être le cas s’il avait été dans de mauvaises dispositions d’esprit. Il
se dirigeait simplement vers Bath, avec l’intention de passer chez son père
avant de regagner Londres.
— Essayez de vous détendre, avait dit Felix en lui souriant. Nous allons
peut-être devoir attendre longtemps.
Le père de Luke était arrivé quelques minutes plus tard, l’air si perdu que
Felix était aussitôt allé lui parler.
À un moment donné, Oliver Morelli avait lancé un regard interrogateur
en direction d’Abby, puis ils étaient sortis tous les deux, avant que Felix ne
revienne seul.
Abby et lui étaient alors restés assis durant plusieurs heures, échangeant à
peine quelques mots de temps à autre, ou un simple regard.
Le lendemain matin, un médecin était venu leur annoncer que Luke était
tombé dans le coma. Avant de leur demander de ne pas s’inquiéter,
expliquant qu’ils allaient tout faire pour éviter qu’il souffre. Puis il était parti,
après leur avoir conseillé de rentrer chez eux, et promis de les prévenir s’il y
avait du changement.
Abby aurait préféré rester sur place, de crainte que quelque chose de
terrible ne se passe en son absence. Mais Felix lui avait rappelé qu’elle ne
serait pas d’un grand secours si elle était trop fatiguée.
Trois jours s’étaient écoulés depuis et, même si elle s’occupait de Harley
et avait fermé le café pour une durée indéterminée, expliquant aux voisins
que ce n’était pas elle mais un ami proche qui était malade, elle n’avait le
cœur à rien.
Elle appelait l’hôpital régulièrement, mais comme elle ne faisait pas
partie de la famille, elle n’obtenait que des informations vagues. Dieu merci,
Felix lui ayant donné son numéro de portable, elle avait des nouvelles plus
précises grâce à lui. L’état de Luke était stationnaire, et il allait aussi bien que
possible, vu son état.
Le fait qu’il soit dans le coma était certes préoccupant, lui avait-il
expliqué, mais cet état végétatif permettait à son organisme de récupérer. En
outre, il bénéficiait des meilleurs traitements.
Mais cela n’aidait pas Abby à mieux dormir pour autant.
Aussi était-elle revenue à l’hôpital, dans l’espoir qu’on lui permette de
voir Luke. Mais jusqu’à présent on lui refusait toujours l’accès de sa
chambre, poliment mais fermement.
Alors qu’elle se morfondait dans la salle d’attente, Oliver Morelli, qu’elle
n’avait pas revu depuis l’arrivée de Luke à l’hôpital, apparut sur le seuil et
s’immobilisa.
Puis, après l’avoir regardée quelques instants en silence, il s’avança vers
elle.
— Vous êtes Abby, n’est-ce pas ? Felix ne nous a pas présentés, mais je
sais que Luke vous a réclamée. Je suis Oliver Morelli, son père.
— Oui, dit-elle en se levant pour serrer la main qu’il lui tendait.
L’annonce de son accident a dû vous faire un choc terrible.
— En effet, acquiesça-t-il.
À en juger par les cernes sombres soulignant ses yeux, il ne devait pas
beaucoup dormir non plus.
— Avez-vous vu Luke, ce matin ? reprit-il.
— Non. À vrai dire, je ne l’ai pas revu depuis le soir où il est arrivé ici. Je
ne fais pas partie de la famille, vous comprenez. Je ne suis qu’une… amie.
Il la dévisagea en fronçant les sourcils.
— Ce n’est pas vous qui tenez le café librairie de South Road, à Ashford-
St-James ?
— Si…
— Oh ! Mon Dieu, soupira-t-il soudain. J’avais oublié cette histoire de
pétition… Ce n’est vraiment pas le moment d’embêter mon fils avec cela…
— Je n’ai rien à voir avec cette pétition, se défendit Abby. Et je ne suis
pas ici à cause du projet de Luke.
— Tant mieux, tant mieux, dit Oliver Morelli en hochant la tête. Je
préfère ça…
Une expression de tristesse envahit ses traits.
— De toute façon, je doute que Luke se souvienne de ce projet, pour
l’instant. Mais excusez-moi, je dois aller voir le Dr Marsden, le médecin qui
le suit — il désire me parler.
— Je peux vous accompagner ? demanda-t-elle avec espoir.
Oliver Morelli la regarda un instant en silence.
— Luke vous a de nouveau réclamée, lorsqu’il a brièvement ouvert les
yeux.
À ces mots, Abby se sentit vaciller, et il ajouta en lui prenant le bras.
— Vous ne le saviez pas ? Pourtant, votre prénom est le premier — et le
seul — mot qui a franchi ses lèvres. Malheureusement, Luke est retombé
dans le coma aussitôt après l’avoir prononcé.
15.

La gouvernante s’arrêta à l’entrée du ravissant salon meublé et décoré


avec goût, puis désigna à Abby la porte située au fond de la pièce lumineuse.
— Vous pouvez y aller, mademoiselle Lacey. Il vous attend.
La chambre jouxtant le salon était d’un style plus sobre, mais tout aussi
spacieuse. Abby aperçut un jeté en lin et des rideaux assortis, d’une belle
nuance de bronze, remarqua les tableaux ornant les murs tapissés de vert
amande. Quant au parquet, il était recouvert presque entièrement d’un tapis
persan dont les teintes vives ajoutaient une note gaie à l’ensemble.
De toute évidence, Mme Webb s’était trompée : Luke n’était pas dans sa
chambre.
Au même instant, elle le vit, assis sur une banquette installée dans le coin
fenêtre. Vêtu d’un pantalon ample couleur ivoire, une jambe reposant sur les
coussins, pieds nus, le torse moulé dans un T-shirt noir, il lui parut plus
mince qu’avant l’accident, et le visage plus allongé. Mais Luke dégageait
toujours le même charisme puissant, en dépit de la cicatrice lui barrant la
joue.
Sous le pantalon souple, Abby distingua le relief d’un bandage lui
entourant la jambe, puis remarqua le pansement sur son avant-bras.
Oliver Morelli avait expliqué à Abby que, en outre, il avait eu plusieurs
côtes cassées et que l’une d’elles lui avait perforé le poumon. Mais il avait
ajouté que, d’après le chirurgien, le rétablissement de Luke était en très bonne
voie, que ce n’était maintenant plus qu’une question de temps et de patience.
— Bonjour, murmura-t-elle en posant la main sur son ventre arrondi.
À présent, même une tunique ample et fluide ne suffisait plus à
dissimuler son état.
— Je suis contente de te revoir, poursuivit-elle.
— Ah…, dit-il, l’air peu convaincu. Tu me pardonneras de ne pas me
lever pour t’accueillir ?
— Bien sûr. Tu… Tu dois être content d’être rentré chez toi. Comment te
sens-tu ?
— À ton avis?
— Je… Tu as l’air d’aller bien. Mieux que la dernière fois que je t’ai vu,
en tout cas.
— Ce n’est pas difficile ! Dis-moi, à quoi est-ce que je ressemblais,
quand j’étais dans le coma ? Je ne devais pas être beau à voir…
Désarçonnée par l’amertume colorant sa voix, Abby le regarda en silence.
— Tu ne réponds pas, Abby ? Serais-tu trop polie pour me dire la vérité ?
— En fait, je n’ai pas pu te voir beaucoup, répondit-elle, sur la défensive.
Mais de toute façon, je me moquais de ton aspect.
— Franchement, j’ai du mal à te croire.
— Eh bien, tu as tort.
Oliver Morelli l’avait prévenue que depuis son retour chez lui, son fils
était d’humeur morose et parfois même agressive. Et que, bien qu’il doive se
reposer, il passait ses matinées à travailler sur son ordinateur, ou au
téléphone, à invectiver son personnel. En outre, il ne voulait voir personne,
hormis lui-même et Felix. Seul son travail semblait l’intéresser.
D’après Oliver Morelli, Luke ne supportait pas d’être à moitié invalide, et
il était persuadé que la cicatrice de sa joue ne s’effacerait jamais. Il
ressemblait à une gargouille, avait-il dit à son père.
Ce qui était très loin de la vérité.
Abby soupira, consciente qu’il l’observait, guettant la moindre de ses
réactions. Il garderait une marque sur la joue, et alors ? Elle s’en fichait
complètement. À ses yeux, Luke demeurait l’homme le plus beau du monde.
L’être unique et merveilleux dont elle était tombée amoureuse. De façon
stupide, et irrémédiable.
Mais comment le lui faire comprendre ? L’en persuader ?
Soudain, elle regretta presque de ne pas avoir amené Harley. Sa présence
l’aurait réconfortée, et Luke aurait peut-être été content de le revoir. Mais elle
avait jugé plus prudent de le confier à Lori qui s’en était occupée à chaque
fois qu’Abby s’était rendue à l’hôpital, durant le long coma de Luke.
Émue, elle se rappela la première fois qu’il avait ouvert les yeux et l’avait
aperçue. Il avait eu l’air si heureux de la voir… Il n’avait pas pu dire grand-
chose, mais son regard parlait pour lui et, ce soir-là, elle était rentrée à
Ashford au volant de sa vieille camionnette en se sentant flotter sur un petit
nuage.
Dont elle était redescendue brutalement le lendemain. Luke refusait de la
voir, avait-elle appris en arrivant à l’hôpital. Les jours suivants aussi, si bien
qu’Abby avait de nouveau dû passer par Felix pour avoir des nouvelles.
C’était par lui qu’elle avait su que Luke se remettait tout doucement, que
son état s’améliorait et qu’il pourrait bientôt rentrer chez lui.
— Vous verrez, tout sera différent, quand il sera sorti de l’hôpital, avait-il
dit pour la rassurer.
Mais après sa sortie, rien n’avait changé, il refusait toujours de la voir, de
répondre à ses appels. Et Abby ne comprenait pas son attitude. La dernière
fois qu’il était venu chez elle, il avait dit qu’il l’aimait. Qu’est-ce qui avait
changé depuis ?
Ne savait-il pas que, durant son coma, elle avait passé tout son temps
libre auprès de lui ? Ne se rendait-il pas compte qu’elle avait été folle
d’inquiétude ?
C’est le père de Luke qui l’avait renseignée sur l’état psychique de son
fils. Abby et lui étaient devenus amis, et il était venu plusieurs fois la voir au
café.
D’après Oliver Morelli, Luke ne voulait voir personne qui lui rappelât le
jour de son accident. En outre, il pensait que les médicaments rendaient son
fils dépressif et confus. Luke se concentrait sur son travail parce que cela le
rassurait, avait-il expliqué. Par conséquent, sa vie personnelle devrait
attendre.
Même si elle était persuadée que Luke avait une autre raison de refuser de
la voir, Abby avait dû se contenter de ces explications, en attendant de
pouvoir parler directement à Luke.
Mais cela n’allait pas être facile, se dit-elle, mal à l’aise. Et puis, Luke
devait la trouver changée…
— Assieds-toi, dit-il soudain en lui désignant un fauteuil, à proximité de
la fenêtre.
Il tendit le bras pour saisir la béquille appuyée contre le mur et se leva, au
prix d’un effort visible qui lui arracha une grimace — qu’il réprima aussitôt.
— Où vas-tu ? demanda-t-elle en le regardant s’éloigner lentement.
Quelque chose ne va pas ?
— Mais non, voyons ! Tout va très bien, au contraire.
Il s’arrêta un instant avant de faire un nouveau pas.
— Je veux simplement te donner quelque chose.
— Me donner quelque chose ? répéta-t-elle d’une voix blanche.
— Pas de panique, dit-il en continuant d’avancer vers un secrétaire
ancien situé tout au fond de la pièce. Comme c’est peut-être la dernière fois
que nous nous voyons avant longtemps, je tiens à m’assurer que tu ne
manqueras de rien.
— Pardon ? dit Abby, de plus en plus déconcertée.
— C’est peut-être la dernière fois que…
— Oui, j’ai entendu ce que tu as dit, l’interrompit-elle vivement. Mais je
ne…
Elle se tut, se ressaisit, puis demanda avec calme :
— De quoi parles-tu ?
— N’est-ce pas évident ? répliqua-t-il sans se retourner. Je pense que
nous ne devrions plus nous revoir.
— Pourquoi ? Ce n’est pas ce que tu disais, la dernière fois que tu es venu
chez moi.
Il poursuivit sa lente progression vers le secrétaire.
— Un peu de patience, et tu comprendras.
— J’en doute, dit-elle en se levant. Tu ne devrais pas t’arrêter ? Tu es
si…
— Faible ? Mal en point ? la coupa-t-il d’un ton moqueur. Oui, je
comprends que tu sois choquée de me voir aussi diminué, Abby. Je ne suis
plus l’homme attirant et viril que tu as connu.
— Ne sois pas ridicule ! J’allais dire que tu étais très pâle.
Elle s’interrompit un instant avant d’ajouter :
— Je ne te croyais pas aussi vaniteux, Luke.
— Je ne suis pas vaniteux, Abby, riposta-t-il d’une voix crispée.
Seulement réaliste.
— Vraiment ? Alors, si je comprends bien, tu as refusé de me voir durant
tout ce temps parce que tu craignais que je sois déçue ?
— Non, je n’ai jamais pensé cela.
— Pourquoi, alors ?
— Parce que ce n’est pas juste que tu t’encombres d’un compagnon
diminué physiquement et aigri, répondit-il d’une voix dure. Tu as vécu une
mauvaise expérience autrefois, et il est exclu que je t’en fasse vivre une
deuxième.
16.

Elle s’était levée, comprit Luke. Un instant plus tôt, il avait également
perçu son soupir d’impatience ; elle se demandait sans doute à quoi il faisait
allusion.
Grâce aux informations rassemblées par Felix, il savait maintenant que
Harry Laurence était une véritable ordure. Par conséquent, il était hors de
question que lui-même impose maintenant ses propres problèmes à Abby.
— Je ne comprends pas, dit-elle tout à coup. Tu parles de Harry ?
— De qui d’autre veux-tu que je parle ?
— Mais tu ne le connais pas… Et je peux t’assurer que tu ne lui
ressembles en rien !
— Tu crois ? demanda-t-il en arrivant enfin devant le secrétaire.
Il comptait en ouvrir le tiroir de sa main libre mais, muni de deux
poignées, celui-ci résista. Agacé, Luke laissa échapper un juron en même
temps que sa béquille tombait sur le tapis. Si Abby n’était pas accourue à son
aide, il se serait effondré sur place.
Lorsque ses bras minces lui entourèrent la taille, il sentit le léger
renflement de son ventre contre ses reins.
Le désir de se retourner entre les bras d’Abby et de la serrer contre lui
était presque irrépressible, mais il devait désormais renoncer à elle. Et à leur
enfant.
— Tu aurais dû me demander de venir chercher ce que tu veux me
donner, murmura-t-elle. Au lieu de prendre le risque de tomber.
— J’ai mal évalué la manipulation, c’est tout, répliqua-t-il sans pouvoir
dissimuler son amertume. Et ce n’est pas la première fois que cela m’arrive,
crois-moi.
— Et si tu t’asseyais, pendant que j’ouvre ce tiroir ?
Il se permit de rester appuyé contre elle durant quelques instants,
s’émerveillant de sa chaleur et de son délicieux parfum de femme. Mais le
désir prenait déjà possession de lui, or il ne pouvait plus s’autoriser ce genre
de folie.
De son côté, Abby ne semblait pas pressée non plus de s’écarter de lui et,
si ses mains descendaient un peu plus bas, elle se rendrait compte qu’il n’était
pas aussi indifférent à sa proximité qu’il le prétendait.
— Tu veux bien qu’on parle tranquillement de tout cela ? chuchota-t-elle.
Tu ne t’imagines quand même pas que je vais te laisser tomber au prétexte
que tu ne te vois plus comme un irrésistible séducteur ?
— Je n’ai jamais été un irrésistible séducteur, protesta-t-il d’une voix
rauque. Mais je ne serai jamais un fardeau pour toi, Abby. Maintenant que je
sais ce que tu as souffert avec Laurence, je pense que tu mérites de vivre
sereinement, et en sécurité.
Elle garda le front appuyé contre son dos quelques instants, puis s’écarta
pour se pencher vers la béquille, qu’elle ramassa avant de la lui glisser dans
la main. Ensuite, s’étant assurée qu’il tenait bien sur ses jambes, elle s’avança
d’un pas et se tourna vers lui.
— Comment l’as-tu appris ? demanda-t-elle avec calme
— Harry est en prison. Tu étais au courant ?
— En prison ? répéta-t-elle, ahurie. Non, je n’en savais rien…
Après un léger silence, elle reprit en fronçant les sourcils.
— Mais comment l’as-tu… Ah… Tu as fait enquêter sur lui, c’est cela ?
Comme tu ne me croyais pas, tu as voulu vérifier de ton côté.
— Non, tu te trompes, Abby. Enfin, en partie. Avant l’accident, avant de
me rendre compte que je…
Luke se retint de justesse de dire « que je t’aimais ».
— Avant l’accident, reprit-il, j’ai demandé à Felix de se renseigner sur
Laurence. Je ne pouvais pas prévoir que j’allais avoir un accident qui
m’empêcherait de t’en parler.
— C’est bizarre, Felix ne m’a rien dit, répliqua-t-elle, l’air méfiant.
— Il ne t’aurait rien dit sans ma permission, évidemment. Et il savait que
tu penserais que j’avais fait enquêter sur toi.
— C’est le cas, non ?
— Pas de la façon que tu crois, Abby. Et si tu veux tout savoir, je
soupçonnais déjà que je m’étais trompé au sujet de Laurence. Quand j’ai
appris la vérité, j’ai eu envie de le tuer.
— Mais à ce moment-là, tu as justement découvert qu’il était en prison…
— Quand Felix est venu me l’annoncer, l’interrompit-il d’un ton las, je
me morfondais à l’hôpital, avec le moral à zéro. Il avait cru bien faire, se
disant que le fait d’apprendre que ton ex-mari avait été arrêté me redonnerait
des forces.
— Pourquoi aurait-il pensé une chose pareille ? demanda-t-elle en
plissant le front.
— Ne sois pas naïve, Abby, soupira Luke. Felix n’est pas idiot. Il savait
— il sait — ce que je ressens pour toi.
Après un léger silence, elle répliqua :
— Je ne comprends toujours pas comment il a découvert ce qui était
arrivé à Harry.
Luke vacilla légèrement, mais réussit à rester debout.
— Il connaît un type qui travaille dans les milieux boursiers et, quand il a
mentionné le nom de Laurence, le type en question a aussitôt dit qu’il avait
été reconnu coupable de violences sur sa femme.
— Sur sa femme ? Mais je n’ai…
— Non, tu n’as jamais porté plainte, je sais, la coupa-t-il avec amertume.
Je ne comprends pas pourquoi, d’ailleurs.
Après un léger silence, il ajouta :
— Apparemment, il s’est remarié il y a deux ans.
— Et quand comptais-tu me le dire ?
— Je ne sais pas, reconnut-il. Mais les circonstances ont tout changé.
Renonçant à ouvrir le tiroir pour l’instant, Luke fit demi-tour et se dirigea
vers lit qui se trouvait à proximité.
— Excuse-moi, dit-il en s’asseyant. Tu vas devoir patienter encore une
minute. Mes jambes ne sont pas aussi solides que je le croyais.
Aussitôt, l’expression d’Abby se radoucit, et elle vint s’asseoir à côté de
lui.
— C’est moi qui devrais m’excuser.
Après une légère hésitation, elle lui posa doucement la main sur le dos.
— J’aurais dû me rendre compte que tu avais besoin de temps,
poursuivit-elle. Si tu veux, nous pouvons reprendre cette conversation lorsque
tu…
— Non !
Il devait en finir maintenant, avant de céder au désir qui le consumait.
D’être avec elle. De lui parler, de…
Seigneur, la main qui lui massait délicatement le dos faisait naître des
sensations délicieuses en lui. Une merveilleuse chaleur se répandait dans son
corps, rendue plus précieuse encore par le fait que c’était sans doute la
dernière fois qu’ils partageaient une telle intimité.
Luke se força à se rappeler pourquoi il l’avait fait venir. Il devait lui faire
part de ce qu’il avait décidé, pendant qu’il en avait encore la volonté.
— Abby…
Sa main fine glissa sur son dos, atteignit l’épaule, lui effleura la nuque.
Les tourments exquis qu’elle lui infligeait étaient à peine supportables. Le
souffle court, il contempla le beau visage ovale d’Abby, l’adorable roseur
colorant ses joues, la bouche dont le souvenir le hantait nuit et jour…
— Je ne pourrai jamais te faire de mal, Abby.
Ce n’était pas du tout ce qu’il comptait lui dire, bon sang !
— Tu dois me croire, insista-t-il néanmoins.
— Je te crois, murmura-t-elle en lui caressant la mâchoire. Mais toi, tu
n’as pas eu confiance en moi.
Luke tourna à regret le visage pour échapper à la caresse de ses doigts.
— Je t’aurais dit la vérité concernant Harry. Mais ce qui me tracassait,
c’était le fait que tu sois restée avec un salaud pareil. Pourquoi ne l’as-tu pas
quitté plus tôt ?
— J’avais mes raisons, soupira-t-elle.
— Tu l’aimais ?
— Je ne l’ai jamais vraiment aimé. Mais ma mère lui voyait toutes sortes
de qualités, et je me suis sans doute laissée influencer par son jugement.
— Et plus tard ?
— Ma mère ignorait qu’il me… maltraitait, répondit-elle après avoir
dégluti. Harry veillait à ne pas éveiller ses soupçons, évidemment.
— Quand a-t-il commencé à se montrer violent ?
— Oh…, murmura Abby. Tu me crois, maintenant ?
— Je m’en doutais depuis un certain temps, dit-il en lui prenant la main
malgré lui. Notamment à cause des bleus que j’avais aperçus sur ton cou ce
soir-là, au Parker. Ce que je ne comprends toujours pas, c’est que tu sois
restée avec lui.
— Mais tu ne me posais pas la question…
— Peut-être parce que je ne voulais pas entendre la réponse, admit Luke.
Seigneur, chaque fois que je pense à vous deux ensemble, je…
— Ma mère était malade et elle est entrée en phase terminale environ
deux ans après mon mariage, l’interrompit-elle à la hâte. Son état nécessitait
des soins constants que je ne pouvais pas assumer avec mon modeste salaire.
Alors Harry lui a dit de ne pas s’inquiéter. Qu’il prenait tout en charge.
— Et il a tenu parole ?
Abby hocha la tête en silence.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ?
— Quand aurais-je pu le faire ? répliqua-t-elle en dégageant sa main. La
première fois que tu es venu au café, et que tu m’as accusée d’avoir trompé
mon mari ? Ou plus tard, au moment où, après m’avoir fait l’amour, tu m’as
jeté à la figure que tu n’aurais jamais confiance en une femme comme moi ?
— Et le soir où tu m’as appelé et que nous nous sommes retrouvés au
Parker, riposta-t-il. Tu n’aurais pas pu m’en parler ?
— Oh si, bien sûr, commença-t-elle en se levant. Voyons, comment
aurais-je pu présenter la chose… « Au fait, Luke, j’aurais dû te dire que je
suis mariée. Mon mari me maltraite, mais comme, grâce à sa générosité, ma
mère bénéficie des meilleurs soins palliatifs dans un établissement réputé, je
n’en parle à personne ! »
Elle lui adressa un sourire désabusé.
— Tu m’aurais crue, n’est-ce pas ?
Incapable d’en entendre davantage, Luke lui saisit le poignet pour la
forcer à se rasseoir. Puis lui referma la main sur la nuque et rapprocha son
visage du sien.
— Je suis désolé, murmura-t-il contre ses lèvres. Tellement désolé. J’ai
été si stupide… Me pardonneras-tu un jour ?
Un petit soupir échappa à Abby, mais elle ne le repoussa pas. C’était si
bon de la tenir ainsi dans ses bras… Cela faisait si longtemps qu’il ne l’avait
pas serrée contre lui. Ignorant la douleur qui irradiait dans son bras, Luke la
poussa doucement en arrière et s’allongea sur elle.
Et lorsqu’elle glissa la main sous la ceinture de son pantalon et referma
les doigts autour de son érection, il retint un gémissement.
Avait-il le droit de s’abandonner ainsi ? Alors qu’il ne pourrait peut-être
plus jamais marcher normalement ?
Luke se redressa, conscient que s’il ne se ressaisissait pas maintenant, il
perdrait le peu d’estime de soi qu’il lui restait encore.
Saisissant sa béquille, il se leva et retourna lentement vers le secrétaire.
Cette fois, il réussit à ouvrir le fichu tiroir, dont il sortit la chemise verte
contenant les documents destinés à Abby.
Ensuite, il repartit en sens inverse et alla se rasseoir sur la banquette.
17.

— Luke ? Que se passe-t-il ?


— Je meurs d’envie d’être avec toi, répondit-il d’une voix sourde. Mais
c’est impossible.
Abby se redressa sur son séant sur le lit et le regarda.
— Qu’est-ce qui est impossible ?
— Toi, moi… Nous, dit-il en baissant les yeux sur le dossier qu’il avait
sorti du tiroir. Tu dois te demander pourquoi je t’ai priée de venir
aujourd’hui.
— Je pensais que tu voulais me voir parce que tu revenais à la raison.
— Oui, on peut dire cela, répliqua-t-il avec un sourire désabusé. Mais pas
de la façon que tu imagines.
— Continue, dit Abby, crispée et pressentant à moitié ce qui allait suivre.
Après avoir extrait des documents de la chemise verte qu’il posa à côté de
lui, il redressa la tête et la regarda enfin.
— J’aurais sans doute dû laisser mon avocat s’en charger, mais je n’ai
pas pu résister au désir de te revoir, alors j’ai décidé de t’en parler
directement.
— Me parler de quoi ? Si c’est en rapport avec l’accident…
— En effet, l’interrompit-il. En plus des marques extérieures, il y a
d’autres problèmes. On m’a prévenu que je ne retrouverais peut-être jamais
l’usage complet de mes jambes.
— Et alors ? Tu sais que je serai là pour toi, quoi qu’il arrive.
— Non, répliqua Luke d’un ton tranchant. Tu crois vraiment que je désire
que tu passes le restant de ta vie avec un infirme ? Je vais peut-être finir mes
jours en fauteuil roulant, Abby. Et je ne veux pas que tu vives cela.
— Et as-tu pensé à ce que je veux, moi ?
— Abby, je sais que tu as de bonnes intentions, mais nous ne pouvons
pas prendre la situation à la légère. Je pourrais avoir une rechute… Et rester
paralysé, par exemple, ou pire encore…
— Si cela arrivait, nous ferions face, soupira Abby. Ne sois pas aussi
pessimiste, Luke ! Personne ne sait ce que nous réserve l’avenir, de toute
façon.
— Ton attitude est très courageuse, mais tu manques de réalisme.
L’espace d’un instant, il baissa les yeux sur le ventre d’Abby et pinça les
lèvres.
— Tu auras déjà suffisamment de nouvelles responsabilités à assumer, je
ne ferais que t’encombrer.
— Tu ne crois pas que pour l’enfant — notre enfant —, le plus important
sera qu’il connaisse son père ? riposta-t-elle farouchement. Il ou elle aura
besoin de toi, Luke. J’ai besoin de toi et je t’aime — cela ne te suffit pas ?
Il pencha de nouveau la tête vers les documents.
— J’ai pris des dispositions vous concernant, toi et l’enfant, dont je vais
te parler dans un instant, mais auparavant…
— Luke…
— Auparavant, je voulais t’informer que le projet d’Ashford suivra son
cours comme prévu, mais que j’y ai fait apporter quelques modifications par
rapport au projet initial, et que celles-ci devraient te satisfaire.
— Luke, tu ne devrais pas te préoccuper de ce genre de choses
maintenant.
— Il y aura bien un supermarché, poursuivit-il avec obstination, mais j’ai
décidé de conserver les anciens commerces qui deviendront ainsi le point de
départ de la galerie marchande…
Après s’être interrompu un bref instant, il reprit :
— Naturellement, toi et tes voisins aurez la possibilité de rester, et je suis
certain que ce nouvel agencement ne pourra que profiter à vos différentes
activités.
Il étala un plan sur la banquette, à côté de lui.
— Voici une copie du plan que j’ai soumis à la municipalité, et, bien sûr,
vous en recevrez chacun un exemplaire avant que toute décision définitive ne
soit prise.
— Luke, ce n’était vraiment pas la peine de…
— Au contraire, c’était essentiel, la coupa-t-il d’une voix ferme. De toute
façon, j’avais décidé d’effectuer ces modifications avant… Avant l’accident.
Je me suis par ailleurs arrangé pour que vos loyers soient bloqués — ce qui
devrait ravir ton ami Hughes.
— Il n’est pas mon ami, répliqua Abby, mais tu as raison, il sera ravi. Il
aura l’impression d’avoir gagné.
Luke la regarda.
— Tu crois que je me soucie de son opinion ? Je ne fais pas cela pour lui,
Abby, mais pour toi. Je ne veux pas te priver de ton gagne-pain, surtout si tu
refuses mon aide.
— Ton aide ?
— J’y arrive…
Quand elle le vit fermer les yeux et prendre une inspiration profonde,
Abby se leva et se précipita vers lui. Après avoir soulevé le plan, elle le replia
avec soin sans même y jeter un coup d’œil.
— Merci, dit-elle doucement. Je connais des gens qui vont être soulagés.
— Tant mieux.
— Bon, si on parlait de nous, maintenant, répliqua-t-elle. Parce qu’il y a
bien un nous, quoi que tu dises.
— J’allais y venir.
— J’espère que tu ne comptes pas m’acheter ?
Luke retint un instant son souffle.
— Je ne le formulerais pas ainsi. Mais je veux faire au mieux pour toi et
le bébé…
— Moi aussi.
— Et en vous assurant la sécurité financière, je me sentirai moins
coupable de vous laisser vous débrouiller sans moi.
— Qu’entends-tu par nous débrouiller sans toi, au juste ? demanda Abby
en fronçant les sourcils.
— J’envisage d’aller vivre quelque temps à l’étranger, répondit-il après
un léger silence.
— À l’étranger ? répéta-t-elle d’une voix blanche.
— Oui, je n’ai pas encore décidé de l’endroit. Comme tu peux le
constater, je ne suis pas en état de voyager, pour l’instant.
— Et tu envisages de partir seul ?
— Oui, répondit-il en se passant nerveusement la main dans les cheveux.
Enfin, avec Felix, bien sûr. Je ne pense pas qu’il me laisserait partir sans
lui…
— Mais moi je n’ai pas droit à ce privilège, c’est cela ? demanda Abby
en retenant ses larmes. Pour l’amour du ciel, Luke, tu avais dit que tu
m’aimais, je porte ton enfant… Cela ne représente donc rien pour toi ?
— Au contraire. Tu crois que j’ai envie de partir, d’aller m’enterrer je ne
sais où, dans un trou paumé où je ne connais personne ?
Au prix d’un effort sans doute immense, il réussit à se lever et reprit sa
béquille.
— Je ne peux pas rester près de toi. C’est trop tentant, et trop douloureux,
Abby. J’avais prévu de te proposer de m’épouser, mais à présent, ce serait de
la folie pure.
— Alors, permets-toi un peu de folie ! s’exclama Abby en se levant à son
tour. Permets-nous d’être heureux !
Elle s’avança d’un pas pour lui bloquer le chemin.
— Tous les trois, ajouta-t-elle d’une voix rauque.
Prenant la main libre de Luke, elle la posa sur son ventre.
— J’ai besoin de toi. Nous avons tous les deux besoin de toi. Peux-tu nier
que tu as besoin de nous aussi ?
Il la regarda dans les yeux, l’air torturé.
— Tu connais la réponse aussi bien que moi.
— Alors, pourquoi hésiter ? s’écria-t-elle en le prenant dans ses bras. Ne
vois-tu pas qu’ensemble nous ferons face à tous les problèmes qui pourraient
se présenter ? Du moment que nous nous aimons, rien ne pourra nous séparer,
Luke.
— Mais tu ne mérites pas de vivre ainsi !
— Toi, tu ne le mérites pas, reprit-elle avec force.
— Après l’existence que tu as menée avec Laurence, je ne serai pas un
fardeau pour toi.
— Tu ne pourras jamais être un fardeau pour moi, chuchota-t-elle en
l’embrassant au coin des lèvres. Je veux vivre avec toi, tout partager avec toi.
Et je me fiche de t’épouser ou pas — ce qui m’importe, c’est d’être avec toi.
— Je devrais…
— Tu devrais me faire l’amour, le coupa Abby en se pressant contre lui.
Ensuite, tu me diras que nous n’avons pas d’avenir ensemble.
* * *

Luke ouvrit les yeux et sentit une cuisse nue et chaude blottie contre la
sienne. Et quand il tourna la tête, il vit la femme de sa vie battre
paresseusement des paupières.
Il contempla ses cheveux soyeux répandus sur l’oreiller, savoura la
sensation de ses seins moelleux appuyés sur son bras indemne… Abby… Elle
était si belle, si sexy…
Quand elle lui sourit soudain d’un air heureux, il ne put s’empêcher de
murmurer :
— Seigneur, je t’aime tant… Comment vais-je pouvoir te laisser partir ?
À cet instant, quelqu’un frappa à la porte.
— Tu n’auras pas ce problème, répliqua-t-elle. Mais je ferais mieux
d’aller ouvrir, sinon on va croire que je t’ai enlevé…
Elle ramassa sa tunique et l’enfila à la hâte.
— Ce doit être Mme Webb : elle avait dit qu’elle nous apporterait du thé.
— Du thé ! s’exclama Luke en faisant la grimace. J’ai besoin de quelque
chose de plus fort, si je veux te demander en mariage…
La main posée sur la poignée de la porte, Abby se retourna vivement.
— Tu ne peux pas dire une chose pareille et t’attendre à ce que je ne
réagisse pas, chuchota-t-elle en le regardant, les yeux brillants.
— Eh bien ? Que comptes-tu faire ?
Des coups discrets étant de nouveau frappés à la porte, elle hésita, puis
revint précipitamment vers le lit.
— Tu exagères, Luke !
— Dois-je prendre cela comme une réponse à ma proposition ?
Se glissant sous le drap, elle se serra contre lui, prit son visage entre ses
mains et l’embrassa avec passion.
— Non, murmura-elle quelques instants plus tard contre ses lèvres. Ma
réponse, c’est oui. Oui et mille fois oui, mon amour…
Épilogue

La nuit commençait à tomber lorsque Luke franchit les grilles de la


propriété qu’ils avaient achetée presque un an plus tôt.
Quand la maison apparut au bout de l’allée, avec ses murs couverts de
glycine, Abby savoura encore une fois son bonheur. C’était si bon de pouvoir
venir se réfugier là, loin de l’agitation urbaine.
Au départ, Luke ayant parlé d’acheter un petit cottage à proximité de
Bath, où vivait toujours son père, elle avait imaginé un cottage des
Costwolds, avec toit de chaume et murs de pierre. Alors qu’en fait il
s’agissait d’un véritable petit manoir, avec six chambres et salles de bains
privées, sur lequel veillait une gouvernante à domicile, Mme Bainbridge.
Quant à son mari, il s’occupait de l’entretien de la propriété, le couple vivant
dans un ravissant pavillon situé non loin de la maison principale.
Cependant, tous deux respectaient leur intimité et Mme Bainbridge
laissait sans problème Abby gérer la cuisine.
Luke s’arrêta dans l’allée de graviers tandis qu’elle se retournait vers
l’arrière du véhicule, où Matthew Oliver — leur fils de dix-huit mois —
dormait dans son siège auto, à côté de Harley, solidement attaché sur son
propre siège.
Après être resté éveillé durant presque tout le trajet, gazouillant comme
d’habitude à sa façon, Matthew avait fini par s’endormir. Au grand
soulagement de Harley, songea Abby. Matthew pouvait en effet se montrer
fort bruyant, par moments !
— Tu crois que Harley va nous laisser sortir les bagages sans vouloir se
joindre à nous ? demanda Luke, pince-sans-rire.
— Oh ! Comme Mme Bainbridge lui a préparé quelque chose de bon
pour son dîner, je suis sûre qu’il va nous laisser tranquilles…
Luke se pencha vers elle et l’embrassa tendrement.
— Moi aussi, j’espère avoir quelque chose de bon pour mon dîner,
murmura-t-il en lui caressant les lèvres du bout de la langue. Ou même
avant…
Le cœur d’Abby se mit à battre la chamade. Rien n’avait changé. Après
quasiment deux ans de mariage, elle fondait toujours au moindre baiser, à la
moindre caresse de Luke.
— Si ton fils est calme après avoir pris son bain, je pourrai peut-être faire
quelque chose pour toi, répondit-elle d’un ton taquin. Mais je ne peux rien te
promettre…
— Vous êtes une tentatrice née, madame Morelli, dit-il d’une voix rauque
avant de s’écarter et d’ouvrir sa portière. Ah, voici Mme Bainbridge, toujours
fidèle au poste.
La gouvernante, une femme charmante âgée d’une soixante d’année,
venait d’apparaître sur le seuil et s’avançait vers eux en souriant. Elle
semblait toujours ravie de les voir, et Matthew les avait conquis d’emblée
tous les deux, elle et son mari.
— Avez-vous fait bon voyage ? s’enquit-elle en se dirigeant vers le
coffre.
— Oui, merci, répondit Abby en ouvrant la porte arrière pour libérer
Harley. Tout a bien été, côté circulation. Enfin, une fois que nous nous
sommes éloignés de Londres…
Dès qu’elle eut détaché son harnais, le labrador bondit hors du véhicule et
se précipita en jappant gaiement vers M. Bainbridge qui taillait les haies de
buis entourant la pelouse.
— Doucement, Harley ! lui cria Abby.
Elle échangea un sourire chaleureux avec le mari de la gouvernante.
— Bonjour, monsieur Bainbridge. Comment allez-vous ? Toujours en
train de travailler, à ce que je vois…
— On s’occupe, madame Morelli, on s’occupe ! répondit-il en se
penchant pour caresser les oreilles de Harley.
— Il vient de venir prendre une tasse de thé accompagnée d’un scone à
peine sorti du four, intervint sa femme en riant. Ne vous inquiétez pas pour
lui, madame Morelli, il n’est pas à plaindre, croyez-moi ! Surtout maintenant
que vous avez engagé Sam pour l’aider.
De son côté, après avoir fait quelques étirements pour se détendre le dos
et les épaules, Luke se redressa d’un air soulagé. Deux ans s’étaient écoulés
depuis l’accident, mais il souffrait parfois d’une légère raideur dans la cuisse
droite, surtout quand il était resté longtemps dans la même position.
Hormis cela, il n’avait gardé aucune séquelle, et il était plus heureux qu’il
ne l’avait jamais été de toute sa vie, répétait-il souvent à Abby. Oliver
Morelli, qui adorait sa bru, considérait quant à lui que son fils s’en était sorti
grâce à elle.
Et quand la petite famille séjournait au cottage, comme continuait de dire
Luke, son père venait fréquemment les voir.
— On annonce du beau temps pour ce week-end, dit Mme Bainbridge en
revenant prendre un autre sac de voyage dans le coffre. Je dis toujours à Joe
que vous devriez vous installer ici définitivement, madame Morelli.
Maintenant que votre mari travaille beaucoup en ligne, il n’a plus besoin
d’aller au bureau.
Abby retint un sourire. Luke n’allait pas au bureau tous les jours, même
quand ils se trouvaient à Londres. Depuis leur mariage, il déléguait une partie
de son travail aux vice-présidents de Morelli Corporation, de façon à passer
plus de temps avec sa femme et son fils. Et l’entreprise fonctionnait très bien
ainsi.
Ces deux années avaient passé comme un rêve, songea-t-elle en le
regardant bavarder avec M. Bainbridge. Elle repensa à leur merveilleuse lune
de miel, un mois après la naissance de Matthew.
Après avoir insisté pour qu’ils s’en aillent tous les deux, Oliver Morelli
avait embauché sans leur dire une nounou pour s’occuper du bébé. Elle et
Matthew s’étaient installés chez lui durant leur absence, puis la nounou était
restée au service de la petite famille.
Ces trois semaines à Hawaï avaient été paradisiaques. Ils avaient dormi,
fait l’amour, nagé, fait l’amour, mangé, fait l’amour… Et Luke avait pu se
reposer totalement, loin de toute activité professionnelle et de tout souci.
Mais, au retour, ç’avait été si bon de retrouver le petit Matthew, et son
grand-père, bien sûr. Ainsi que le fidèle Felix. Et Harley…
Revenant au présent, Abby pénétra dans leur « petit » cottage et monta à
l’étage où se trouvait la chambre qu’elle partageait avec Luke, ravie de
retrouver ces lieux qu’elle aimait tant.
Dès que celui-ci avait pu se passer de béquille, ils avaient fait les salles
des ventes et les antiquaires des environs, y dénichant toutes sortes de
meubles et d’accessoires qui leur plaisaient.
Quant au projet d’Ashford, il s’était développé comme prévu, et le site
serait bientôt terminé. De son côté, Abby avait eu la chance de trouver
quelqu’un de confiance pour s’occuper du café : la sœur de Lori…
Et finalement, même Greg Hughes avait reconnu que Luke était un type
bien !
Elle se tourna vers l’homme merveilleux qui s’avançait dans la chambre,
leur fils dans les bras. Bien réveillé, Matthew causait gaiement à son père, et
même si elle et Luke ne comprenaient en moyenne qu’un mot sur deux, le
petit garçon apprenait à obtenir ce qu’il désirait.
— Je vais prendre une douche, dit Luke en déposant son fils sur le tapis.
Aussitôt, Matthew trottina sur ses petites jambes en direction d’Abby.
— Tu viens me rejoindre ?
— Ton fils doit d’abord prendre son bain et dîner.
— Mme Bainbridge pourrait s’en charger, non ?
Se rapprochant d’Abby, il pencha la tête pour l’embrasser dans le cou.
— Tu sais bien qu’elle ne demande qu’à s’occuper de Matthew…
— Je vais réfléchir à la question, répliqua-t-elle d’un ton faussement
sérieux. Va prendre ta douche, en attendant.

* * *

Lorsque Abby ouvrit la porte de la salle de bains, l’eau coulait dans la


douche. Mme Bainbridge avait bien sûr accepté avec joie de donner son bain
à Matthew et de le faire dîner, si bien qu’Abby avait rapidement regagné leur
chambre et s’était déshabillée à la hâte, ne gardant que ses sous-vêtements.
Elle s’apprêtait à dégrafer son soutien-gorge lorsque Luke dit d’une voix
rauque :
— Viens, je t’attendais…
— Je finis de me déshabiller…
— Laisse-moi faire, l’interrompit-il en tendant la main vers elle avant de
l’attirer sous la douche.
Lui appuyant le dos contre son torse, il défit l’agrafe placée entre ses
seins. Le soutien-gorge glissa bientôt au sol tandis que Luke promenait les
mains sur le buste d’Abby, son ventre, puis effleurait lascivement sa culotte
de dentelle.
— Hum… Tu es prête à m’accueillir, murmura-t-il en la caressant entre
les cuisses. Tu es toute mouillée…
— Je crois que c’est plutôt la douche…
Il passa un doigt sous la dentelle.
— L’eau ne peut pas aller jusque-là, dit-il d’une voix rauque en glissant
deux doigts en elle. Tu es brûlante…
Sans plus attendre, il débarrassa Abby de sa culotte avant de la faire
pivoter vers lui. Lui aussi était très excité, remarqua-t-elle en baissant les
yeux sur sa puissante érection.
Elle laissa glisser ses mains sur son ventre, de plus en plus bas…
— Abby ! protesta-t-il d’une voix rauque. Aie pitié de moi, bon sang !
Puis il la souleva dans ses bras et la pénétra tandis qu’elle enroulait les
jambes autour de ses hanches. Il l’emplissait totalement, et son ensorcelant
va-et-vient lui arracha bientôt des cris de volupté.
Quand elle se laissa emporter par la jouissance, Luke la suivit en exhalant
une longue plainte. Mais il n’en avait pas terminé avec elle… Après l’avoir
laissée glisser contre lui, il prit du gel douche et lui caressa les seins, les
fesses, jusqu’à ce qu’elle gémisse de nouveau et le supplie de la prendre.
Alors, il la souleva de nouveau dans ses bras et l’emporta dans la
chambre. Pour lui faire de nouveau l’amour avec autant de fougue et de
passion que s’ils s’étaient rencontrés la veille.

* * *

Longtemps après, alors qu’Abby somnolait, le corps envahi d’une fatigue


délicieuse, Luke lui murmura à l’oreille :
— Je t’aime, madame Morelli. Et je veux que tu saches que mon amour
pour toi grandit chaque jour.
Elle lui passa les bras autour du cou.
— Moi aussi je t’aime, monsieur Morelli, susurra-t-elle en le regardant
dans les yeux. Je crois même que je t’ai aimé dès le premier soir, au Parker.
— Je vais te dire un secret : moi aussi je suis tombé amoureux de toi à ce
moment-là. Dès le premier instant.
Il poussa un soupir tremblant.
— Dire que je t’avais proposé de devenir ma maîtresse… Quel imbécile !
Tu étais destinée à être ma femme, dès le début.
TITRE ORIGINAL : MORELLI’S MISTRESS
Traduction française : LOUISE LAMBERSON
© 2016, Anne Mather.
© 2017, HarperCollins France pour la traduction française.
Le visuel de couverture est reproduit avec l’autorisation de :
HARLEQUIN BOOKS S.A.
Tous droits réservés.
ISBN 978-2-2803-7136-0

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Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de
l’imagination de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes
réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des événements ou des lieux, serait une pure coïncidence.
1.

Il avait neigé toute la journée. Un épais manteau blanc recouvrait la


lande, et les sommets des monts Cheviot disparaissaient sous la glace. Même
si elle appréciait toujours autant la beauté pittoresque de ce paysage du nord-
est de l’Angleterre, Emma, soucieuse, ralentit prudemment pour négocier un
virage. Ce n’était vraiment pas drôle de conduire avec ce verglas. Le soir
tombait, le thermomètre était descendu largement au-dessous de zéro et,
comme on n’avait pas sablé les routes de campagne, les déplacements en
voiture pouvaient s’avérer traîtres et aventureux.
Le Northumberland connaissait souvent des hivers rudes, mais la neige
était inhabituelle aussi tard dans le mois de mars. Heureusement, le vieux 4x4
qui avait autrefois servi à ses parents dans leur ferme écossaise était
parfaitement adapté à ces conditions météorologiques. Emma trouvait qu’il
manquait d’élégance, mais il était pratique et robuste. Comme son anorak
matelassé, songea-t-elle en baissant les yeux sur la doudoune qu’elle portait
par-dessus sa blouse d’infirmière. Elle ressemblait un peu au Bibendum
Michelin mais, au moins, elle avait chaud.
La petite route sinueuse grimpait à l’assaut de la pente, bordée par des
congères qui s’étaient formées de chaque côté quand un fermier,
probablement, avait dégagé la route avec son tracteur. Il restait encore cinq
kilomètres avant Nunstead Hall, et l’inquiétude d’Emma grandissait de
minute en minute. Même si elle parvenait jusqu’à la maison isolée, elle
risquait fort de se retrouver bloquée là-bas par le mauvais temps. Un instant,
elle hésita à faire demi-tour, mais elle n’avait pas rendu visite à Cordelia
depuis deux jours et elle se faisait beaucoup de souci pour la vieille dame, qui
vivait seule.
Emma fronça les sourcils. Bien qu’âgée de plus de quatre-vingts ans,
Cordelia Symmonds tenait farouchement à son indépendance. Elle avait fait
une mauvaise chute six mois plus tôt et s’était fracturé le col du fémur. Plus
récemment, elle s’était brûlé la main assez gravement dans sa cuisine. Il
n’était plus très raisonnable pour elle de continuer à vivre seule à Nunstead.
Cependant, elle refusait catégoriquement de déménager pour se rapprocher du
village.
Son petit-fils, sa seule famille, apparemment, ne s’occupait pas beaucoup
d’elle. Il vivait à l’étranger, où sa brillante carrière l’accaparait, l’empêchant
sans doute de venir régulièrement dans le Northumberland. Cordelia parlait
de lui avec beaucoup d’orgueil et d’affection, ce qui rendait la situation
d’autant plus triste car elle semblait complètement abandonnée.
L’attitude égoïste de cet homme révoltait Emma. Le sujet des personnes
âgées lui tenait particulièrement à cœur, surtout depuis qu’elle avait
découvert, au début de l’année, M. Jeffries, quatre-vingt-dix ans, mort dans
son fauteuil, isolé dans une maison sans chauffage. Ses enfants étaient partis
pour les vacances de Noël sans se soucier d’engager une auxiliaire de vie.
Emma pensait souvent à ce pauvre homme délaissé qui avait connu une fin si
dramatique.
Il ne fallait pas que Cordelia subisse le même sort que M. Jeffries. Emma
se dit qu’elle prendrait peut-être la liberté de téléphoner à son petit-fils pour
le mettre en face de ses responsabilités…
La voiture fit une embardée sur la route glissante et elle plissa les yeux
pour se concentrer sur la conduite, de plus en plus périlleuse. La journée avait
été rude, surtout à cause du mauvais temps. Après cette dernière visite, elle
irait chercher Holly chez sa nounou. En rentrant, elle allumerait un bon feu
dans la cheminée avant de préparer à dîner.
Elle se mordit la lèvre en songeant à la toux de sa fille. Elle avait attrapé
une mauvaise grippe, un virus particulièrement violent, et cet hiver qui n’en
finissait pas ne l’aidait pas à se rétablir. Vivement le printemps ! songea
Emma. Dès que Holly pourrait sortir et jouer dans le jardin, le soleil
redonnerait un peu de couleur à ses joues pâles.
Soudain, en sortant d’un virage serré, elle poussa un cri. Aveuglée par des
phares puissants, elle freina brusquement, heureusement sans sortir de la
route. Puis elle poussa un soupir de soulagement : la voiture qui allait en sens
inverse était à l’arrêt. Elle avait dû déraper et faire un tête-à-queue avant de
heurter la congère.
Le conducteur, apparemment le seul occupant, ouvrit la portière pour
mettre pied à terre. Il n’avait pas l’air blessé. Emma s’arrêta à côté de lui et
descendit la vitre.
— Vous n’avez pas de mal ?
— Moi, non, mais je ne peux pas en dire autant de ma voiture, répondit
l’homme en considérant son cabriolet gris métallisé encastré dans la congère.
Il avait une voix chaude et grave, bien timbrée, avec un petit accent
indéfinissable mais délicieux, aussi sensuel qu’un bon chocolat. Emma
frissonna puis, aussitôt, haussa les sourcils, étonnée, elle d’habitude si terre à
terre, de s’être laissé émouvoir par un tel détail.
L’inconnu se tenait en dehors du faisceau des phares et elle ne distinguait
pas ses traits. Mais il était exceptionnellement grand, probablement plus d’un
mètre quatre-vingt-dix. Avec son superbe manteau en mouton, qui accentuait
sa large carrure, il avait l’allure d’un aristocrate fortuné. Que faisait-il dans ce
coin perdu ? Le village le plus proche était à plusieurs kilomètres en
contrebas et la vaste lande désolée du Northumberland s’étendait à perte de
vue. Ce n’était visiblement pas un randonneur. Emma baissa les yeux sur ses
élégantes chaussures en cuir : il devait avoir les pieds gelés…
Il sortit un portable de sa poche.
— Il n’y a même pas de réseau, maugréa-t-il d’un air dégoûté. Je me
demande comment on peut habiter dans un trou pareil.
— Le Northumberland est renommé pour sa beauté sauvage, fit Emma,
irritée par son ton méprisant.
Elle adorait ces paysages tourmentés. À l’époque de son mariage avec
Jack, ils avaient loué un appartement à Newcastle, mais la vie citadine ne lui
avait pas vraiment plu. Les landes désertes lui manquaient.
— Il y a de magnifiques promenades à faire dans le parc national, reprit-
elle. Même si l’hiver n’est pas la meilleure saison pour marcher.
Si cet homme avait eu un brin de bon sens, il ne se serait pas aventuré
dans une tempête pareille sans prendre des précautions élémentaires.
Percevant son impatience, elle changea de sujet.
— Il faudra aller au village pour téléphoner. Mais personne ne vous
enverra une dépanneuse avant demain.
Accoutumée à rester sur ses gardes avec des inconnus, elle hésita un
instant. Malgré tout, elle ne pouvait pas l’abandonner en rase campagne et en
pleine nuit.
— Je n’ai plus qu’une visite à faire avant de retourner à Little Copton,
dit-elle. Voulez-vous venir avec moi ?

* * *

Rocco leva les yeux au ciel. Il n’avait pas le choix : les roues arrière de sa
voiture étaient dans le fossé ; même s’il avait réussi à déblayer la neige, il
n’aurait pas pu se sortir de là tout seul. Il n’avait plus qu’à chercher un hôtel
pour la nuit et attendre le lendemain matin pour contacter un garagiste et se
faire remorquer.
Il prit son sac de voyage sur la banquette arrière et considéra avec
curiosité la conductrice du 4x4. Sans doute une fermière des environs qui
allait soigner le bétail dans une étable. Sinon, que pouvait faire une femme
seule dans ce coin perdu, en pleine tempête ?
Il s’installa à côté d’elle sur le siège avant. Avec son bonnet de laine
enfoncé jusqu’aux sourcils et sa grosse écharpe qui lui cachait l’autre moitié
du visage, il était impossible de lui donner un âge. Une parka l’empêchait par
ailleurs de deviner ses formes.
— Merci, murmura-t-il en refermant la portière.
Un souffle d’air chaud l’accueillit à l’intérieur. En fait, il avait eu de la
chance de se tirer indemne de l’accident et il aurait pu marcher pendant de
longues heures avant de retrouver la civilisation.
— J’ai eu de la veine de vous rencontrer.
Emma ôta le frein à main et démarra prudemment en s’agrippant au
volant. En passant en seconde, elle effleura la cuisse de son passager et se
raidit. Dans l’espace confiné du véhicule, il paraissait encore plus immense.
Sa tête touchait presque le plafond. Comme il avait relevé son col, elle ne
distinguait pas son visage et apercevait seulement une mèche de cheveux
noirs qui retombait sur son front.
Le parfum de son eau de toilette très masculine réveilla inopinément le
souvenir de Jack. Elle se crispa en revoyant le beau visage de son mari,
auréolé de cheveux blonds. Jack était un charmeur, un séducteur invétéré.
Pour le dernier Noël qu’ils avaient passé ensemble, elle s’était ruinée pour lui
offrir un parfum de luxe, sans se douter alors qu’il le porterait probablement
en couchant avec d’autres femmes.
Elle chassa résolument ces pensées de son esprit. À côté d’elle, l’inconnu
la regardait fixement.
— En quoi consiste cette visite dont vous parliez tout à l’heure ?
demanda-t-il en reportant son regard sur le paysage.
À la lueur des phares, ce coin de campagne parut familier à Rocco.
Quand ils auraient dépassé la prochaine maison, le chemin se rétrécirait
encore pour se perdre dans la lande. C’était vraiment un coup de chance
d’avoir été secouru par quelqu’un qui le rapprochait de sa destination. Il se
demandait bien où allait sa conductrice.
Emma n’avait pu réprimer un tressaillement au son de la voix grave et
sensuelle de son passager. Cette réaction l’avait déstabilisée. Elle tâcha de se
concentrer sur l’inconnu. Il n’était certainement pas français ; peut-être
espagnol ou italien. En tout cas, elle était curieuse de savoir ce qu’il faisait
sur cette route isolée, loin de tout. Seules sa politesse et sa réserve naturelle
l’empêchèrent de poser des questions.
— Je suis infirmière à domicile, expliqua-t-elle. Une de mes patientes
habite dans les parages.
À côté d’elle, l’homme se raidit. Il ouvrit la bouche pour dire quelque
chose mais, juste à ce moment-là, deux piliers en pierre émergèrent de
l’obscurité.
— Nous voici à Nunstead Hall, dit Emma, soulagée d’être enfin arrivée.
C’est une propriété gigantesque. Et magnifique. Il y a même un lac tout au
fond du parc.
Elle tourna dans l’allée majestueuse, au bout de laquelle s’élevait une
vieille maison imposante, dont une seule fenêtre était éclairée. Elle jeta un
bref coup d’œil à son passager, qui fronça les sourcils avec une expression
bizarre.
— Votre patiente habite ici ?
Quelque chose, dans le comportement de cet homme, énervait Emma.
— Oui. Elle s’appelle Cordelia Symmonds. Vous pourrez probablement
téléphoner au garage de chez elle. Attendez-moi ici pendant que je lui
demande.
Elle saisit sa trousse sur le siège arrière avant de descendre.
— Hé ! lança-t-elle d’une voix irritée en voyant que l’inconnu, ignorant
ses instructions, se dirigeait d’un pas décidé vers la porte d’entrée.
Elle le rattrapa en courant presque.
— Vous ne m’avez pas entendue ? Je vous ai dit de rester dans la voiture.
Ma patiente est une très vieille dame, qui risque d’avoir peur en voyant un
inconnu.
— J’espère ne pas être trop effrayant, répliqua-t-il avec une arrogance
amusée.
Il secoua les flocons qui s’amoncelaient déjà sur ses épaules avant
d’ajouter :
— Dépêchez-vous ! Sinon, je vais ressembler à l’affreux yéti qui hante
l’Himalaya.
— Ce n’est pas drôle, lâcha Emma sèchement.
Devant son aplomb, elle regrettait presque de l’avoir secouru. Elle aurait
plutôt dû aller chercher Jim à Yaxley Farm pour lui demander de venir avec
son tracteur. Quand l’homme lui prit carrément la clé des mains pour la
glisser dans la serrure, elle poussa une exclamation de colère, mêlée
d’inquiétude. C’était peut-être un criminel évadé de prison, ou un fou
échappé de l’asile !
— Retournez à la voiture, commanda-t-elle fermement. Vous ne pouvez
pas entrer dans cette maison comme chez vous.
— C’est pourtant le cas, annonça-t-il froidement en poussant la porte.
Pendant quelques secondes, Emma resta bouche bée.
— Que voulez-vous dire ? interrogea-t-elle en recouvrant l’usage de la
parole. Qui êtes-vous ?
Elle s’interrompit brusquement quand la frêle silhouette de Cordelia
apparut dans le vestibule. La vieille dame allait avoir la peur de sa vie.
— Cordelia, je suis désolée… Cet homme était bloqué dans la tempête de
neige et…
Elle s’interrompit car sa patiente ne l’écoutait pas. Elle regardait fixement
l’étranger, un large sourire illuminant son visage ridé.
— Rocco, mon chéri. Pourquoi ne m’as-tu pas annoncé ton arrivée ?
— Je voulais te faire une surprise, répondit-il avec un accent tendre et
velouté. Malheureusement, ma voiture a dérapé sur une plaque de verglas.
Mais… j’ai été secouru par une infirmière providentielle.
Il jeta un regard sardonique en direction d’Emma, dont la confusion
sembla échapper à la vieille dame.
— Ma chère Emma ! Comme c’est gentil de m’avoir amené mon petit-
fils !
Son petit-fils ! Emma le considéra attentivement. À présent, à la lumière,
elle le reconnaissait. Les magazines people publiaient fréquemment des
photos de lui, avec des commentaires enflammés sur les vicissitudes de sa vie
amoureuse. Rocco D’Angelo était le P-DG d’Eleganza, une très célèbre
entreprise de construction automobile italienne. C’était aussi un play-boy
multimillionnaire, l’un des célibataires européens les plus en vue.
Ainsi que le petit-fils de Cordelia, comme elle venait de l’apprendre.
Emma se demanda comment elle avait pu ne pas le reconnaître. Pourtant,
les indices n’avaient pas manqué : la voiture de sport, l’accent étranger et
cette aisance indéfinissable que seuls possèdent les gens fortunés. Mais elle
ne s’attendait pas à le rencontrer en pleine campagne à côté de chez elle.
D’ailleurs, pourquoi ne s’était-il pas présenté ?
— Allons, venez, tous les deux, dit Cordelia en se dirigeant vers le salon.
Emma s’apprêtait à la suivre quand D’Angelo se planta devant elle pour
lui barrer le passage.
— Attendez un instant, chuchota-t-il. J’aimerais vous parler. Que faites-
vous ici ?
Il avait tiré la porte du salon pour plus de discrétion.
— Cordelia a l’air de se porter comme un charme, reprit-il, toujours à
voix basse. Pourquoi aurait-elle besoin d’une infirmière ?
Il avait repris ce ton méprisant qui hérissait Emma. Avec sa grand-mère
qui l’accueillait comme le Messie, Rocco D’Angelo ne risquait pas de perdre
sa mâle arrogance…
— Vous ne me poseriez pas cette question si vous vous occupiez
davantage d’elle, répliqua-t-elle d’une voix coupante. Cordelia s’est cassé le
col du fémur il y a quelques mois et elle se rétablit très lentement de
l’intervention chirurgicale.
— Vous ne m’apprenez rien, lui répondit-il d’un ton glacial, visiblement
excédé par son agressivité. D’ailleurs, elle se remet très bien, si j’en crois son
médecin.
— À plus de quatre-vingts ans, votre grand-mère ne devrait plus habiter
toute seule ici. Récemment, elle a eu un autre accident domestique et s’est
gravement brûlée à la main. C’est vraiment dommage que vous ne fassiez pas
plus attention à elle. Surtout qu’elle n’a plus que vous. Vous devriez l’aider
davantage.
Elle lui passa devant, la tête haute.
— Maintenant, excusez-moi, poursuivit-elle. Je dois examiner ma
patiente.

* * *

Dans le salon, il faisait chaud comme dans un four : Cordelia ne lésinait


pas sur le chauffage. Quand son petit-fils enleva son pardessus, Emma ne put
s’empêcher de l’observer à la dérobée. Il l’attirait comme un aimant. Dans
son jean noir et le pull à col roulé assorti qui lui moulait le torse, il était beau
comme un dieu. La coupe à la mode de ses cheveux aile de corbeau dégageait
son front et accentuait la symétrie parfaite de ses traits finement ciselés, avec
des pommettes hautes et une mâchoire carrée qui soulignaient son allure
aristocratique. Avec un physique pareil, il aurait pu être une star de cinéma,
ou l’un de ces mannequins photographiés pour les magazines de papier glacé
qui racontent la vie des célébrités et des têtes couronnées.
Elle rougit d’embarras en croisant son regard. Surtout quand ses yeux,
d’une belle couleur d’ambre, la détaillèrent insolemment. Puis il battit des
paupières, comme si elle n’était pas digne de son intérêt. Ce qui n’avait rien
d’étonnant, songea Emma avec irritation. Elle n’avait rien de commun avec
Juliette Pascal, la top model française qui était sa maîtresse du moment. Elle
avait depuis longtemps abandonné tous les régimes pour se résigner à garder
quelques kilos superflus et des formes. Avec son anorak rembourré, elle
devait avoir l’air d’un lutteur de sumo.
Rocco bouillait intérieurement, sa gratitude envers la jeune infirmière
complètement évanouie. Elle ne savait rien de sa relation avec Cordelia, alors
de quel droit le jugeait-elle ?
Il adorait sa nonna. Comment cette péronnelle pouvait-elle se permettre
de le critiquer ? Quel que soit son emploi du temps, il lui téléphonait une fois
par semaine. C’est vrai qu’il n’avait pas réussi à venir en Angleterre depuis
un bout de temps… Depuis Noël, en fait, se rappela-t-il avec une pointe de
culpabilité après un rapide calcul. Cela faisait presque trois mois… Mais
l’infirmière se trompait : Cordelia ne vivait pas seule. Avant de repartir pour
l’Italie, il avait engagé une gouvernante pour veiller sur elle et s’occuper de la
maison.
Il dévisagea la jeune femme, furieux. Son épouvantable bonnet rouge lui
descendait jusqu’aux sourcils. Comment pouvait-elle porter une horreur
pareille ? Elle examinait les pieds de sa nonna en fronçant les sourcils.
— Cordelia, comment se fait-il que vos chaussons soient mouillés ? Vous
êtes sortie dans le jardin par un froid pareil ! Vous auriez pu tomber et vous
faire très mal.
— Oh ! je me suis juste avancée un peu. Thomas a disparu.
— Je vais le chercher et vous préparer une bonne tasse de thé, déclara
fermement Emma.
Elle gagna la cuisine, où elle remplit la bouilloire avant de la poser sur le
fourneau. Puis elle ouvrit la porte de derrière. Le jardin étincelait de
blancheur au clair de lune et on voyait encore les traces de pas sur la pelouse
recouverte de neige. Si Cordelia avait glissé, elle n’aurait pas résisté
longtemps à ce froid glacial.
Deux yeux verts attirèrent soudain son attention.
— Thomas, viens ici, petit garnement.
Une petite boule de poils roux fila devant elle mais Emma réussit à s’en
saisir ; quand le chat lui planta ses griffes dans la main, elle regretta d’avoir
ôté ses gants.
— Cordelia aurait pu se faire mal à cause de toi, dit-elle d’un ton mi-
sévère mi-amusé.
Néanmoins, elle se faisait du souci. La situation ne pouvait pas durer. La
vieille dame devait se rapprocher du village, ou alors il faudrait persuader son
petit-fils de prendre les mesures qui s’imposaient : soit l’emmener avec lui,
soit engager quelqu’un à demeure à Nunstead Hall.
Rocco D’Angelo était dans la cuisine quand elle rentra. Il faisait les cent
pas comme un lion en cage et la pièce, pourtant grande, semblait trop petite
pour lui. Quand il s’immobilisa devant elle, elle sentit son cœur s’affoler.
— Qui est Thomas ? demanda-t-il avec brusquerie. Et pourquoi faites-
vous du thé ? La gouvernante ne peut pas s’en charger ?
— Voici Thomas, dit Emma en posant le chat par terre. Cordelia l’a
adopté après l’avoir trouvé sur le pas de sa porte il y a quinze jours. C’est
probablement un animal abandonné qui cherchait un endroit où se réfugier. Il
est à moitié sauvage et votre grand-mère est la seule à pouvoir l’approcher.
Pendant qu’elle regardait l’écorchure sur le dos de sa main, Thomas,
comme pour la provoquer, se frotta contre les jambes de Rocco en
ronronnant.
— Il n’y a pas de gouvernante ici, comme vous devriez le savoir, ajouta-
t-elle sèchement. Ce qui est bien dommage pour Cordelia, qui aurait grand
besoin de quelqu’un qui fasse les courses et la cuisine. Sans parler de
s’occuper d’elle et de lui tenir compagnie. Vous êtes probablement débordé,
monsieur…
— J’ai engagé quelqu’un lors de ma dernière visite à Nunstead,
l’interrompit-il. Je peux même vous donner son nom. Elle s’appelle Morag
Stewart.
Rocco n’était pas d’humeur à écouter les sermons ineptes de cette petite
infirmière de campagne ; il avait clairement conscience de ses défauts et nul
besoin qu’on les lui rappelle. De ses défauts et de ses négligences. Mais pas
question d’avouer à Mademoiselle-la-Vertu combien chacune de ses visites à
Nunstead Hall réveillait le souvenir douloureux de Giovanni. Même si cela
faisait vingt ans que son petit frère s’était noyé dans le lac, le temps n’avait
pas effacé de sa mémoire les cris hystériques de sa mère rejetant sur lui la
responsabilité de l’accident.
« Je t’avais dit de le surveiller ! Tu es aussi irresponsable que ton
imbécile de père ! »
L’image du corps sans vie de son frère le hantait encore aujourd’hui. Gio
n’avait que sept ans à l’époque. Rocco, lui, en avait quinze et était donc assez
grand pour qu’on lui confie la garde de son cadet pendant quelques heures. Il
aurait dû le sauver. Il avait lamentablement manqué à son devoir.
Rocco serra les dents. Son sentiment de culpabilité avait encore empiré
ces derniers temps, lorsque Rosalinda avait absorbé des somnifères après
qu’il eut rompu avec elle. C’est seulement par hasard qu’une de ses amies
l’avait trouvée et avait appelé une ambulance. Rosalinda, qui heureusement
avait survécu — il s’en était fallu de quelques minutes —, avait attenté à ses
jours parce qu’elle ne supportait pas l’idée de vivre sans lui.
« J’ai toujours espéré davantage qu’une simple liaison, Rocco, lui avait-
elle avoué sur son lit d’hôpital. Je faisais semblant d’être heureuse, mais
j’aurais tant voulu que tu tombes vraiment amoureux. »
Rocco revécut en une seconde ces moments pénibles passés au chevet de
la jeune actrice A sa grande surprise, les parents de Rosalinda s’étaient
montrés compréhensifs lorsqu’il leur avait expliqué la situation : non
seulement il ne lui avait jamais parlé de mariage, mais il n’avait jamais eu
conscience des sentiments qu’elle nourrissait pour lui.
Les Barinelli lui avaient appris que Rosalinda, très fragile
émotionnellement, avait en fait déjà connu une telle passion névrotique avec
un autre homme avant lui. Loin de blâmer Rocco pour la tentative de suicide
de leur fille, ils s’étaient au contraire efforcés de le rassurer. Mais il n’en
continuait pas moins à s’incriminer.
Il posa le regard sur la jeune infirmière. Elle réveillait d’autres remords
dans sa conscience. Elle n’avait peut-être pas tort de s’inquiéter pour sa
grand-mère, mais il ne comprenait pas pourquoi cette dernière était seule à
Nunstead Hall. Il lui fallait éclaircir ce mystère.
2.

Après avoir versé l’eau bouillante dans la théière, Emma déroula sa


longue écharpe. Comme elle avait marché dans la neige, une grosse flaque
d’eau s’était formée à ses pieds ; elle enleva ses bottes avant d’ouvrir la
fermeture Éclair de son anorak.
— Je n’ai jamais vu de gouvernante ici depuis que je connais Cordelia,
affirma-t-elle. Je n’ai jamais rencontré cette Morag Stewart et votre grand-
mère ne m’a jamais parlé d’elle. Quand l’avez-vous engagée, dites-vous ?
— Juste avant Noël.
Son incrédulité irritait Rocco au plus haut point. Il n’avait pas l’habitude
qu’on mette sa parole en doute, encore moins que ce soit une femme qui se le
permette. Généralement, elles se contentaient d’acquiescer quand il parlait.
— Nonna était encore fragile après son intervention, reprit-il. Une
prothèse de hanche nécessite une longue convalescence. Je voulais
l’emmener en Italie mais elle refusait de quitter Nunstead. Vous savez peut-
être que je dirige une très grosse entreprise ? Mes responsabilités ne me
laissent pas beaucoup de liberté ni de loisirs.
Rocco ne précisa pas que les quatre derniers mois avaient tout
simplement été démentiels. Quand la maladie avait brutalement emporté son
père, sa charge de travail s’était accrue considérablement. En plus, Enrico
avait laissé derrière lui une kyrielle de problèmes inextricables.
— Comme j’étais dans l’impossibilité de venir régulièrement en
Angleterre, j’ai contacté une agence d’intérim pour recruter une employée
comme gouvernante et dame de compagnie.
Emma se mordilla nerveusement la lèvre. Avait-elle commis une erreur
de jugement ?
— Je connais seulement votre grand-mère depuis la fin du mois de
janvier, dit-elle lentement. J’ai pris la suite d’une collègue après une
réorganisation du service. Je me suis tout de suite fait du souci pour Cordelia,
à cause de l’éloignement. Au début, je la voyais seulement une fois par
semaine pour vérifier sa tension mais, depuis qu’elle s’est brûlé la main, je
passe tous les deux jours.
Elle lança à Rocco un regard d’excuse. Il n’avait certainement pas
inventé cette histoire.
— Morag Stewart a dû démissionner pour une raison ou pour une autre,
ajouta-t-elle.
— En tout cas, j’ai bien l’intention d’avoir le fin mot de l’histoire.
Pourtant, Rocco n’était soudain plus très pressé de rejoindre sa grand-
mère pour lui demander des explications. Avec ses vêtements faits pour le
Grand Nord, la jeune infirmière ressemblait à un explorateur en partance pour
l’Arctique, mais en se débarrassant de ses énormes après-ski elle avait révélé
de très jolies jambes moulées dans un pantalon noir, et son écharpe avait
jusqu’alors caché un visage étonnamment jeune, avec une peau crémeuse et
des lèvres pleines, très sensuelles.
Elle tira sur son bonnet et secoua la tête pour libérer de magnifiques
cheveux blonds, coupés au carré, qui brillaient comme de la soie sous la
lumière vive de la cuisine. Finalement, elle était plutôt jolie. Il y avait de la
fermeté dans sa mâchoire et de l’intelligence dans ses yeux gris couleur de
nuages. La bonne impression de Rocco se confirma quand elle laissa tomber
sa parka. Sa blouse bleue d’infirmière, serrée à la taille, soulignait la courbe
de ses hanches et se tendait sur la ferme rondeur de sa poitrine.
Une vraie femme, songea-t-il, fasciné. Il était fatigué de tous ces
mannequins à la mode, androgynes et maigrichons. La silhouette voluptueuse
de la jeune Anglaise contrastait délicieusement avec celle de ses maîtresses
habituelles. Elle évoquait à Rocco une peinture de la Renaissance figurant
Ève dans le jardin d’Éden. Douce et sensuelle, elle était tentante en diable !
Rocco essaya de l’imaginer nue et se vit caresser ses seins veloutés comme
des pêches mûres…
Le désir très vif qu’il éprouva à ce moment-là le déconcerta. Cette
infirmière n’était pourtant pas du tout son genre. Même si elle l’attirait
physiquement — ce qui l’étonnait au plus haut point —, la vivacité de son
caractère et sa personnalité rigide lui rappelaient trop une de ses institutrices.
Elle avait de plus une fâcheuse tendance à tirer des conclusions hâtives sans
la moindre analyse.
D’ailleurs, sa voix désapprobatrice le tira de ses pensées.
— Je persiste à croire que vous avez attendu trop longtemps pour revenir
voir votre grand-mère. Vous n’avez pas pris conscience de la gravité de la
situation. Vous êtes sûrement écrasé de travail, mais les coupures de journaux
que Cordelia collectionne à votre sujet en disent long sur votre vie sociale. La
semaine dernière, elle m’a montré une photo de vous à Val-d’Isère, ce qui
prouve que vous avez trouvé le temps d’aller skier. À mon avis…
— Votre avis ne m’intéresse pas, mademoiselle, l’interrompit sèchement
Rocco en s’efforçant de maîtriser sa colère. Surtout s’il concerne ma vie
privée.
Cette petite donneuse de leçons l’exaspérait. Il la regarda lever le menton
avant de sortir trois tasses et trois soucoupes du placard. Elle était fière, à
n’en pas douter. Se serait-elle au moins excusée s’il lui avait expliqué la
raison de son séjour à la neige ? Il essayait de nouer une relation avec Marco,
le jeune fils illégitime d’Enrico. Il avait appris l’existence de ce demi-frère
quelques jours seulement avant la mort de leur père.
— Ma vie personnelle ne vous regarde pas, conclut-il froidement.
— C’est vrai, répondit Emma d’une voix crispée. Contrairement à la
santé de votre grand-mère. Je m’inquiète beaucoup à son sujet. Je suis sûre
qu’elle ne s’alimente pas correctement. Je faillirais à mon devoir si je
n’alertais pas les services sociaux.

* * *

Quand Rocco D’Angelo la foudroya du regard, Emma se dit qu’elle


l’avait sans doute vexé par sa franchise. Beaucoup de gens étaient sur la
défensive quand on les rappelait à leurs devoirs envers un parent démuni ou
fragilisé. Eh bien, tant pis pour lui ! Il ne l’intimidait pas. Depuis qu’elle
s’était prise d’affection pour Cordelia, elle vivait dans la hantise d’un
accident. Si la vieille dame tombait, personne ne volerait à son secours.
Exactement comme pour ce pauvre M. Jeffries.
— Votre grand-mère a besoin d’assistance, insista-t-elle avec obstination.
Il est inadmissible que vous l’abandonniez pour courir le monde, que ce soit
par obligation professionnelle ou pour votre plaisir.
La jolie blonde qui apparaissait sur la photo de Val-d’Isère à son côté
n’était sûrement pas une collègue ni une relation d’affaires…
Rocco marmonna un juron. Il était à bout de patience.
— Je dirige une société internationale qui vaut des milliards de dollars. Je
ne « cours pas le monde » pour mon plaisir. Et je n’ai pas abandonné ma
grand-mère. J’apprécie votre sollicitude, mais elle est totalement superflue. Je
suis tout à fait capable de m’occuper de Cordelia.
— Vraiment ? lança Emma en haussant un sourcil sceptique. Permettez-
moi d’en douter. Cordelia vient de passer quelques semaines particulièrement
difficiles avec une brûlure au deuxième degré à la main. Il ne suffit pas de
passer la voir de temps en temps à l’improviste. Elle a besoin de votre
présence à ses côtés.
— Malheureusement, c’est impossible. Le siège d’Eleganza se trouve en
Italie. Je ne peux pas habiter ailleurs.
D’autant plus maintenant qu’il avait retrouvé son demi-frère… Mais il
n’allait tout de même pas se justifier aux yeux de cette mijaurée. Il trouverait
bien le moyen de résoudre le problème de Cordelia, même si cela risquait de
s’avérer difficile tant qu’elle refuserait de quitter Nunstead Hall.
Emma n’avait aucun mal à comprendre pourquoi Rocco D’Angelo
préférait sa villa de Portofino, dans la région de Gênes, au Northumberland.
Sa grand-mère lui avait montré des photos de sa propriété et de son yacht, sur
fond de mer turquoise, avec une jolie brune en bikini allongée sur le pont.
— Mon petit-fils est un play-boy et un séducteur, exactement comme son
père, avait déclaré Cordelia avec un mélange de tendresse et de résignation.
Mais les erreurs d’Enrico lui ont servi de leçon. Il n’a pas l’intention de se
marier et d’avoir des enfants.
Emma chassa de son esprit l’image du corps musclé et bronzé de Rocco
D’Angelo pour revenir à la réalité.
— En tout cas, il faut faire quelque chose, conclut-elle sèchement.
Le thé était prêt. Elle allait prendre le plateau quand Rocco tendit les
mains en même temps. Elle sursauta au contact de sa peau, comme si elle
s’était brûlée, et se retira vivement.
La porte s’ouvrit à ce moment-là sur Cordelia, qui ne sembla pas
remarquer la rougeur d’Emma ni son expression embarrassée.
— Je commençais à m’impatienter, lança la vieille dame.
— J’arrive avec le thé, annonça Rocco, sans rien trahir du désir qu’il
avait de passer les doigts dans les cheveux blonds de la belle infirmière.
Ils avaient de très jolis reflets roux et son parfum subtil, délicatement
citronné, lui plaisait infiniment. Mais ce n’était pas le moment de penser à
cela.
— Nonna, où est passée la gouvernante que j’avais engagée pour te tenir
compagnie ? demanda-t-il à sa grand-mère.
— Oh ! il y a longtemps que je l’ai mise à la porte. Quand j’ai découvert
qu’elle me volait de l’argent dans mon porte-monnaie. Quelle femme
épouvantable ! Depuis, je me suis rendu compte qu’elle avait aussi pillé mon
argenterie.
Rocco exhala un long soupir.
— Pourquoi ne m’as-tu rien dit ? Tu sais pourtant que je ne veux plus que
tu restes seule à Nunstead depuis ta chute de l’an dernier.
Son irritation se teinta de satisfaction quand il remarqua l’expression
contrite de l’infirmière — cela lui apprendrait peut-être à se montrer moins
péremptoire à l’avenir. Malgré tout, elle n’avait pas eu tort de lui reprocher sa
longue absence de trois mois.
— Je ne voulais pas t’inquiéter, expliqua Cordelia. Tu as assez à faire
avec la direction d’Eleganza. Et puis la mort de ton père a dû te causer un tel
choc… Moi-même, je n’arrive pas à croire à la disparition de mon gendre. Je
l’aimais beaucoup. Il était encore si beau, à soixante ans passés ! Il venait de
terminer un film quand on a découvert son cancer, n’est-ce pas ?
Rocco hocha la tête.
— Heureusement, sa maladie n’a pas duré trop longtemps, expliqua-t-il.
Il aurait détesté cela.
Enrico D’Angelo n’avait pas été un malade facile. Le célèbre acteur
italien avait réclamé la présence de son fils à son chevet vingt-quatre heures
sur vingt-quatre. Pourtant, il ne lui avait jamais consacré beaucoup de temps
pendant son enfance. Les médecins ne pouvaient plus grand-chose pour lui,
sinon lui épargner des souffrances inutiles. Rocco avait été assailli par un
immense sentiment d’impuissance ; le même qu’il avait éprouvé à la mort de
son frère, puis lors de l’accident fatal qui avait emporté sa mère quelques
années plus tôt.
Secouant la tête, il s’arracha à ses souvenirs.
— Ne détourne pas la conversation, nonna. Tu as eu tort de ne pas me
prévenir. Je croyais que quelqu’un s’occupait de toi.
— Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi ! Je suis solide comme le
roc. Et ne t’avise pas de recommencer à me sermonner. Je ne bougerai pas de
Nunstead. Je suis née ici et j’ai bien l’intention d’y mourir.
À contrecœur, Emma éprouva une pointe de compassion envers le
milliardaire italien. Malgré sa petite taille et sa frêle ossature, Cordelia avait
une volonté de fer. Son petit-fils en verrait de toutes les couleurs s’il la forçait
à déménager.
Il tourna la tête vers elle à ce moment-là. Elle lui devait des excuses. Non
seulement il avait pris des dispositions pour alléger le quotidien de sa grand-
mère, mais il était resté en Italie pour accompagner son père pendant la phase
terminale de sa maladie. Elle l’avait accusé à tort.
— Retournons dans le salon, proposa-t-elle à sa patiente afin de masquer
son embarras. Je voudrais examiner votre main.
Elle fut soulagée de s’éloigner un peu du bel Italien, qui les précéda
néanmoins dans le vestibule. Il la rendait terriblement nerveuse et la troublait
d’une manière incompréhensible. Elle remarqua presque sans le vouloir ses
hanches étroites et ses cuisses musculeuses sous son jean noir serré. Il était
vraiment très beau et bien bâti. Mais elle connaissait sa réputation de
charmeur invétéré et, après son expérience avec Jack, elle s’était juré de ne
plus succomber au charisme des séducteurs.
Juste avant d’arriver dans le salon, elle jeta un coup d’œil au portrait de
Flora Symmonds. La fille de Cordelia avait été une actrice mondialement
célèbre, une vraie beauté, morte trop jeune, au faîte de la gloire.
Rocco, qui s’était retourné, suivit son regard et s’arrêta un instant.
— Elle était magnifique, n’est-ce pas ? Ma chère mamma… Éblouissante
et talentueuse, mais malheureusement très mauvaise mère, ajouta-t-il
durement.
Emma fut choquée par cette remarque. Heureusement, Cordelia, qui ne
s’était pas arrêtée et les avait précédés dans le salon, n’avait rien entendu.
— Vous ne dites pas cela sérieusement !
— C’est la stricte vérité, insista Rocco. Mes parents étaient deux
monstres d’égoïsme, terriblement narcissiques, qui n’auraient jamais dû avoir
d’enfants. Ils s’en sont d’ailleurs rendu compte très vite et nous ont mis en
pension le plus tôt possible.
— Nous ? répéta Emma, étonnée.
Cordelia n’avait jamais évoqué l’existence d’autres petits-enfants.
Rocco resta silencieux un long moment avant de répondre :
— Mon jeune frère et moi avons été pensionnaires en Angleterre. Ma
grand-mère s’est davantage occupée de moi que ma mère ou mon père. Je
passais toutes mes vacances scolaires ici, à Nunstead, alors que mes parents
étaient en tournage.
Il lui adressa un sourire amusé avant d’ajouter :
— Je suis d’accord avec vous, il y a de magnifiques promenades à faire
dans le parc national du Northumberland. J’ai passé une grande partie de mon
enfance à explorer la lande.
Emma se sentit rougir jusqu’aux oreilles.
— Je ne pouvais pas savoir que vous… connaissiez la région, bredouilla-
t-elle, sur la défensive. Vous auriez dû vous présenter.
Il haussa les épaules.
— J’ignorais que vous vous rendiez chez ma grand-mère. Maintenant, je
comprends pourquoi vous vous inquiétiez. Si j’avais été tenu au courant de ce
qui se passait, je serais immédiatement venu en Angleterre pour prendre de
nouvelles dispositions.
Emma n’en doutait pas. Il avait manifestement beaucoup d’affection pour
Cordelia et elle s’en voulait de l’avoir jugé si hâtivement.
— Je vous présente mes condoléances pour la mort de votre père. En fait,
je n’avais pas établi de relation entre Enrico D’Angelo et vous. C’était un
acteur extraordinaire. J’ai été très peinée d’apprendre sa disparition.
L’accident qui avait coûté la vie à Flora Symmonds remontait, lui, à
plusieurs années. Rocco devait être un tout jeune homme à l’époque où la
voiture de sa mère, lancée à vive allure, avait quitté la route de la corniche,
sur la Côte d’Azur, pour tomber du haut de la falaise.
L’événement avait fait les gros titres des journaux du monde entier. Les
relations orageuses du célèbre couple d’acteurs défrayaient la chronique
depuis des années, avec leurs innombrables aventures extraconjugales et le
divorce retentissant qui en avait résulté. Il était compréhensible que Rocco ait
préféré passer ses vacances avec sa grand-mère, dans l’atmosphère paisible
de Nunstead Hall.
Involontairement, Emma croisa le regard couleur d’ambre de Rocco et
tressaillit quand il esquissa un sourire. Il était l’archétype du séducteur sûr de
son charme. Tout le portrait de Jack, exactement le type d’homme qu’elle
avait juré d’éviter comme la peste.
Le souvenir de son mari agit sur elle comme une douche froide. Il n’était
pas question de fléchir.
— Rejoignons Cordelia, proposa-t-elle avec raideur. Le thé va refroidir.

* * *

Rocco grimaça à la vue de la main de sa grand-mère, dont Emma avait


ôté le pansement.
— Cela doit être douloureux. Comment est-ce arrivé, nonna ?
— Oh ! stupidement. En versant de la soupe dans une assiette. Ces
casseroles en cuivre sont terriblement lourdes. J’en achèterai de plus légères
la prochaine fois que j’irai à Morpeth.
— Comment fais-tu pour aller en ville, ou même à Little Copton, depuis
que Morag est partie ? demanda Rocco en fronçant les sourcils.
— Je ne peux plus me déplacer en voiture. Le Dr Hanley m’a interdit de
prendre le volant sous prétexte que ma vue aurait baissé, s’indigna Cordelia.
Je suis pourtant très prudente. J’ai tout de même conduit des ambulances à
Londres pendant le Blitz !
— Je sais, nonna. Tu es merveilleuse.
Même si sa grand-mère demeurait indomptable, les années passaient,
inéluctablement, songea-t-il à regret. Il se sentait de plus en plus désolé de
l’avoir délaissée au cours des derniers mois, mais son père l’avait accaparé,
ainsi que ses recherches pour retrouver la maîtresse d’Enrico et son petit
garçon.
— J’ai beaucoup de chance d’avoir une infirmière aussi adorable, ajouta
sa grand-mère. Emma m’apporte mes commissions. Je n’ai pas besoin de
grand-chose, surtout du pain, du lait et la nourriture de Thomas, qui fait trois
repas par jour.
— C’est le chat le mieux nourri du Northumberland, intervint Emma.
Mais c’est vous, Cordelia, qui devriez faire trois repas par jour.
Une affection sincère perçait dans la voix de la jeune femme, qui souriait
chaleureusement à sa patiente. Rocco avait noté qu’elle montrait dans le
même temps la plus grande froideur envers lui. Il en était piqué au vif. Ce
n’était pas le genre d’attitude que les femmes avaient généralement à son
contact.
Dès la fin de son adolescence, il s’était habitué aux succès faciles auprès
du sexe opposé. Non sans cynisme, il reconnaissait que l’héritage de son
grand-père milliardaire ajoutait probablement à son charme. Il ne comptait
plus ses maîtresses, qui défilaient dans son existence sans jamais retenir son
intérêt plus de quelques mois. Il était presque trop gâté. Personne ne lui
résistait. Sa vie manquait de défis à relever.
Le beau blond vénitien des cheveux d’Emma attira de nouveau son
attention. Il n’y avait rien de frivole dans son apparence. Elle avait
probablement choisi cette coupe assez stricte pour son côté pratique.
Pourtant, curieusement, il avait de nouveau envie de passer les doigts dans
ces mèches soyeuses pour en éprouver la texture.
Parviendrait-il à la faire sourire, s’il essayait ? Ses yeux s’attardèrent sur
sa bouche et il s’imagina en train d’en explorer les contours du bout de la
langue. L’infirmière, qui refaisait le pansement de Cordelia, croisa son regard
à ce moment-là et il se sentit rougir.
Dio ! Il n’avait pas éprouvé un tel embarras depuis ses quatorze ans,
quand un professeur lui avait confisqué un magazine de charme, avec des
photos de femmes à moitié nues. Réprimant un juron, il se dirigea vers la
fenêtre pour tirer les rideaux, heureux de cette diversion qui lui permettait de
reprendre le contrôle de sa libido.
— Voilà ! fit Emma, qui avait terminé ses soins. Il faut encore garder le
pansement pendant quelques jours pour éviter les risques d’infection. Je
reviendrai lundi.
Elle se raidit involontairement quand Rocco traversa de nouveau la pièce
pour s’arrêter à côté d’elle. Même si elle gardait soigneusement les yeux
baissés, elle avait une conscience aiguë de sa présence. Mortifiée, elle se
rendit compte que sa main tremblait quand elle referma sa trousse.
— Il recommence à neiger, annonça Rocco. Les routes étaient déjà
dangereuses tout à l’heure, cela va être pire maintenant. Il vaudrait peut-être
mieux que vous passiez la nuit ici, Emma.
Il prononça son prénom avec son inimitable accent étranger, terriblement
sexy, détachant chaque syllabe avec une intonation qui la fit frissonner. Dieu
du ciel ! Elle n’allait pas se laisser séduire par une voix !
Elle inspira profondément avant d’esquisser un sourire poli.
— Merci, mais je dois rentrer.
Rocco fronça les sourcils. Il s’imaginait déjà assis devant la cheminée
avec Emma, quand sa grand-mère serait couchée. Tout en savourant le
whisky pur malt que Cordelia gardait en réserve pour lui, il exerçait son
charme infaillible pour rompre la glace. Le refus de la jeune femme l’irrita
tout en piquant sa curiosité.
— Quelqu’un vous attend ? demanda-t-il brutalement.
Sa question manquait sans doute de subtilité, mais c’était le meilleur
moyen de savoir si elle vivait seule ou avec quelqu’un.
— Ma fille.
Cordelia jeta un bref coup d’œil à l’horloge avant d’ajouter :
— Holly a trois ans. J’aurais dû aller la chercher il y a plus d’une demi-
heure. J’ai téléphoné à sa nounou pour la prévenir de mon retard.
Heureusement, c’est une femme compréhensive. Mais je dois me dépêcher.
— Son père ne peut pas y aller ?
Rocco fut encore plus surpris qu’Emma par sa propre indiscrétion. Mais
il avait remarqué qu’elle portait une alliance et ce détail, inexplicablement,
l’énervait.
— Non, répondit simplement Emma, laconique.
Elle était impatiente de repartir et la curiosité de Rocco lui semblait
totalement déplacée.
— Je repasse par la cuisine pour prendre mes bottes et mon anorak,
annonça-t-elle. Restez au chaud, Cordelia. À lundi.
— N’oubliez pas votre bonnet ! lança la vieille dame. Je suis contente de
l’avoir tricoté. Il vous est très utile, par un temps pareil.
Emma réprima un soupir. Ce bonnet était vraiment affreux. Mais
Cordelia en était si fière qu’elle se sentait obligée de le porter. En passant
devant Rocco, elle aperçut une lueur amusée au fond de ses yeux et rougit
jusqu’aux oreilles.
Il l’attendait à la porte d’entrée quand elle sortit de la cuisine quelques
minutes plus tard. Horriblement gênée par ce regard masculin, elle regretta,
même si c’était parfaitement ridicule, de ne pas avoir son joli manteau gris à
la place de ce gros anorak peu flatteur.
— Je vous raccompagne, dit-il en sortant avec elle.
Une bourrasque d’air glacial leur sauta au visage. La neige continuait à
tomber très dru et la couche s’épaississait sur le sol. Dans un élan de
gratitude, Emma remercia silencieusement son père de lui avoir donné son
vieux 4x4.
— Ce n’est pas la peine de sortir, protesta-t-elle quand Rocco descendit
les marches du perron.
Mais il l’escorta jusqu’à sa voiture.
— Je ne vous ai pas remerciée pour votre aide.
Ses yeux d’ambre luisaient dans la nuit comme ceux d’un tigre.
— Je vous en prie, c’est tout naturel. Pour être tout à fait franche, je suis
soulagée que vous teniez compagnie à Cordelia. Combien de temps comptez-
vous rester ?
— Je ne sais pas encore.
Les quelques jours qu’il avait planifiés ne suffiraient probablement pas,
pensa-t-il. Mais il ne pouvait pas s’éterniser non plus. L’empire industriel
qu’il dirigeait en Italie requérait sa présence.
— Pendant votre séjour, il faudra contacter les services sociaux pour
envisager une solution.
Ce ton de maîtresse d’école agaça Rocco. Elle semblait pourtant assez
intelligente pour comprendre son dilemme ! Le croyait-elle capable de
disparaître en abandonnant sa grand-mère ? S’abstenant de tout commentaire,
il se contenta de hocher la tête.
— Partez vite avant que la route ne soit complètement bloquée. Et
téléphonez quand vous serez arrivée. Pour tranquilliser ma grand-mère.

* * *

Le trajet de retour jusqu’à Little Copton nécessita toute l’attention


d’Emma, qui en oublia complètement Rocco d’Angelo.
— Je suis désolée d’arriver si tard, dit-elle à Karen, la nourrice. Les
routes sont de vraies patinoires.
— Ne vous inquiétez pas. Holly joue avec les jumelles. Elle a mangé
avec Lily et Sarah, mais pas de très bon appétit. Elle est fatiguée. Cette grippe
l’a vraiment abattue. Il vous faudrait à toutes les deux des bonnes vacances
au soleil.
— L’espoir fait vivre, soupira Emma. En tout cas, pour l’instant, c’est
hors de question vu l’état de mes finances. Je vais peut-être même être
obligée de déménager car mon propriétaire parle de vendre Primrose Cottage.
L’inquiétude la rongeait depuis qu’elle avait appris la nouvelle. Mais elle
dissimulait soigneusement ses soucis derrière un sourire de façade.
Soudain, Holly se précipita dans ses bras comme une petite tornade
d’amour.
— Maman ! Tu m’as manqué.
— Toi aussi, tu m’as manqué, mon poussin, répondit-elle en serrant
tendrement sa fille dans ses bras.
C’était un crève-cœur de laisser Holly tous les matins. Pourtant, elle
n’avait pas le choix. Quand elle était tombée enceinte, elle avait envisagé de
prendre un congé parental pour se consacrer pleinement aux joies de la
maternité. Malheureusement, le destin l’en avait empêchée. Ensuite, avec le
loyer et les factures à payer, elle avait dû recommencer à travailler très vite
après la naissance de Holly. Le temps qu’elle passait maintenant avec sa fille
était donc doublement précieux.
— Rentrons à la maison, murmura-t-elle en essayant d’oublier qu’elles
n’en avaient plus pour très longtemps à habiter Primrose Cottage.
Holly était à moitié endormie lorsqu’elles arrivèrent. Décidant pour une
fois de la dispenser de bain, Emma mit sa fille en pyjama puis lui lut une
histoire. Ensuite, elle sortit de la chambre sur la pointe des pieds. Avant
d’aller dans la cuisine pour se préparer une omelette, elle téléphona à
Nunstead Hall.
C’était complètement ridicule, mais son cœur se mit à battre quand elle
composa le numéro. Ce fut pire quand une belle voix grave lui répondit :
— Emma… Vous êtes bien arrivée ?
— Oui, je vous remercie.
Seigneur ! Etait-ce elle qui parlait ainsi, comme une petite fille
intimidée ? Elle eut même le rouge aux joues quand l’image du séducteur
arrogant se présenta à son esprit. Elle ne pouvait plus se mentir : elle avait
éprouvé une forte attirance sexuelle pour Rocco D’Angelo dès le premier
instant où elle avait vu ses traits en pleine lumière, à Nunstead Hall. Même si,
au début, il ne lui avait pas prêté une grande attention, elle avait eu
conscience de ses yeux d’ambre posés sur elle quand elle enlevait son anorak.
Elle en frissonnait encore.
Elle agrippa le téléphone en s’efforçant de combattre la panique qui
l’envahissait. Elle avait pourtant réussi jusqu’alors à se persuader qu’aucun
homme ne lui inspirerait plus de désir… Mais l’alchimie sexuelle agissait
mystérieusement, au mépris de toute explication logique ; ainsi, une femme
de vingt-huit ans pouvait apparemment réagir comme une adolescente
influencée par ses hormones. Elle leva les yeux au ciel et décida qu’elle ne se
laisserait pas désarçonner par un play-boy notoire.
— Votre fille n’était pas trop chagrinée par votre retard ?
La voix de Rocco lui évoqua encore une fois une sauce onctueuse et
chocolatée. Par miracle, elle réussit à répondre avec une gaieté qu’elle espéra
naturelle :
— Non, Holly était juste ravie de me retrouver. Elle dort, maintenant. Je
vais vous laisser pour me préparer à dîner. Au revoir, monsieur D’Angelo.
— Rocco, fit-il doucement. Ma grand-mère n’arrête pas de me parler de
vous. Elle vous aime beaucoup. Elle m’a raconté tellement de choses qu’il me
semble impossible de vous appeler Mme Marchant.
— Eh bien…
Que lui avait dit Cordelia ? se demanda Emma, avec d’autant plus
d’embarras qu’elle imaginait le sourire légèrement ironique de son
interlocuteur. Il fallait absolument clore la conversation.
— Eh bien, bonne nuit, Rocco.
— Buonanotte, Emma. Et merci encore pour votre aide.

* * *

Rocco raccrocha, songeur. Emma Marchant l’intriguait encore plus


depuis qu’il avait appris qu’elle était veuve. D’après Cordelia, son mari était
mort depuis trois ans. Pourtant, elle portait encore son alliance.
Pourquoi pensait-il autant à elle ? Ce n’étaient pourtant pas les sujets de
préoccupation qui lui manquaient… Et il n’avait ni le temps ni l’envie de
s’intéresser à une femme encombrée d’un enfant en bas âge.
3.

D’ordinaire, Emma adorait le samedi matin, qui s’ouvrait sur la


perspective de passer deux longues journées avec sa fille. Mais ce week-end-
là commença mal. Une lettre de son propriétaire lui annonçait qu’il avait
arrêté sa décision : il mettait sa maison en vente et elle avait deux mois pour
trouver à se reloger.
— Tu m’as promis qu’on ferait des gâteaux, maman, lui rappela Holly au
petit déjeuner.
— Absolument, répliqua Emma joyeusement.
Il était inutile de gâcher les activités qu’elle partageait avec Holly par des
préoccupations triviales. Malheureusement, la visite d’un agent immobilier
venu prendre des photos du cottage se chargea de la ramener à la réalité.
— Il n’y a rien à louer à Little Copton, annonça-t-il. Mais j’ai deux
maisons à vendre, même si elles sont un peu plus grandes que celle-ci. Quatre
chambres, deux salles de bains et un grand jardin.
— Je n’ai pas les moyens d’acheter, déclara Emma sombrement. Sinon,
je me porterais acquéreur de Primrose Cottage.
Elle soupira. Holly était tellement bien dans ce petit village, où la qualité
de vie était exceptionnelle. Elle était déjà inscrite à l’école maternelle avec
tous ses amis. Malheureusement, il leur faudrait probablement quitter Little
Copton pour s’installer en ville, où on trouvait plus facilement à se loger.
La sonnette de la porte d’entrée la tira de ses noires réflexions. Elle
fronça les sourcils. Elle n’attendait personne. Les agents immobiliers allaient-
ils la harceler toute la journée ?
En ouvrant la porte, elle se figea à la vue de Rocco D’Angelo, qui lui
souriait d’un air charmeur. Il la détailla de pied en cap, en s’attardant une
fraction de seconde de trop sur sa poitrine. Immédiatement, elle regretta
d’avoir enfilé cette tunique informe qui avait rétréci au lavage.
— Vous avez quelque chose sur votre pull.
Elle suivit son regard en rougissant.
— C’est… de la farine, bredouilla-t-elle en se frottant maladroitement.
Horriblement gênée, elle croisa les bras.
— Vous voulez quelque chose, monsieur D’Angelo ? Je suis très
occupée.
Il haussa un sourcil surpris.
— Rocco. C’était convenu entre nous, il me semble. Oui, j’aimerais
m’entretenir avec vous. Je peux entrer ?
En jetant un œil à l’intérieur, il aperçut un homme qui sortait d’une pièce,
à l’arrière de la maison. Un amant qui avait passé la nuit avec elle ? Il se
rembrunit à cette idée. Même s’il avait réussi à se convaincre que l’infirmière
de sa grand-mère ne l’intéressait pas, il avait brutalement changé d’avis
quand elle avait ouvert la porte. Avec ses cheveux dorés qui encadraient
joliment son visage, son jean qui mettait ses hanches en valeur et cette
tunique qui moulait ses seins généreux, elle était tout simplement ravissante.
Emma n’avait aucune envie d’inviter Rocco chez elle, mais ses bonnes
manières l’emportèrent et elle s’effaça pour le laisser passer. Immédiatement,
il sembla dominer tout l’espace, comme s’il était trop grand pour ce petit
cottage et son plafond bas aux grosses poutres apparentes.
— J’ai fini de prendre mes photos, annonça l’agent immobilier en
dévisageant avec curiosité le nouveau venu. J’aime beaucoup votre
décoration. Vous avez bien arrangé la maison. Je pense qu’elle se vendra vite.
— Je ne suis pas pressée, répliqua Emma en raccompagnant le visiteur.
Puis elle se tourna de nouveau vers Rocco.
— De quoi vouliez-vous me parler ?
Il répondit par une autre question.
— Vous allez déménager ?
Elle haussa les épaules.
— J’ai bien peur d’y être obligée car mon propriétaire a décidé de vendre
sa maison.
Emma se mordit la lèvre. Elle ne s’était pas encore habituée à la
perspective de partir ; elle adorait ce petit village, où elle s’était installée trois
ans plus tôt avec son bébé d’un mois pour reconstruire sa vie loin des
souvenirs douloureux que Jack lui avait laissés.
— Vous devriez l’acheter, lança Rocco.
— J’aimerais bien, mais c’est impossible. Je suis une mère célibataire et
mon salaire d’infirmière ne me le permet pas.
Rocco était si près qu’elle sentait les effluves de son eau de toilette.
Habillé d’un jean clair et d’un pull beige sous un blouson de cuir noir, il était
d’une élégance décontractée et sophistiquée à la fois. Emma s’en voulait de le
trouver aussi séduisant, mais elle n’arrivait pas à être indifférente. Elle avait
hâte qu’il en vienne au sujet de sa visite. Lui, en revanche, ne semblait pas
pressé.
— Cordelia m’a appris que votre mari était mort. Vous n’avez pas
bénéficié d’une assurance vie ?
Emma faillit lui rire au nez. Jack manquait totalement de prévoyance ! La
petite prime qu’elle avait touchée de la municipalité avait à peine suffi à
éponger ses dettes.
— Malheureusement, non, répondit-elle sèchement pour couper court à
ses interrogations.
Elle se planta devant lui pour lui barrer le passage.
— Écoutez, reprit-elle, je ne voudrais pas être grossière, mais j’ai
vraiment beaucoup à faire…
— Maman, j’ai décoré les gâteaux !
Emma poussa une exclamation mi-horrifiée, mi-amusée à la vue des
mains de Holly, couvertes de sucre glace.
— C’est très bien, ma chérie, murmura-t-elle.
Holly considéra Rocco avec curiosité.
— Vous aussi, vous êtes agent mobilier ?
— On dit agent immobilier, fit Emma.
D’ordinaire très timide, sa fille semblait fascinée par l’inconnu, qui lui
souriait largement.
— Bonjour, Holly, dit-il gentiment. Non, je ne suis pas agent immobilier.
Je suis un ami de ta maman.
Depuis quand ? faillit demander Emma. Mais Holly sembla se satisfaire
de l’explication.
— Comment tu t’appelles ?
— Rocco.
À la grande surprise d’Emma, Holly lui rendit son sourire.
— J’ai fait des cupcakes avec maman. Je peux t’en donner un, si tu veux.
Personne ne résistait donc jamais à cet homme ? se demanda Emma avec
irritation.
— Non, ma chérie. Rocco… n’a pas le temps. Il est pressé.
Elle lança un regard sévère à son visiteur, mais il l’ignora complètement.
— J’aimerais beaucoup goûter à tes gâteaux, dit-il à Holly. Si ta maman
veut bien.
— Bien sûr, répondit innocemment Holly. Je vais t’en chercher un.
— Il vaudrait mieux te laver d’abord un peu les mains, intervint Emma,
essayant de reprendre le contrôle de la situation.
Elle ouvrit la porte du salon sans chercher à dissimuler son agacement.
— Voulez-vous attendre ici ?
— Merci.
Il l’effleura au passage et une décharge électrique la traversa, totalement
disproportionnée par rapport à ce léger contact. Elle n’osait pas imaginer ce
qu’il se passerait si Rocco la prenait dans ses bras… Dans sa confusion, elle
s’écarta si violemment qu’elle se cogna la tête contre le mur.
— Doucement, murmura-t-il en la considérant d’un air pensif. Je boirais
volontiers une tasse de café avec le gâteau. Noir, sans sucre.
Seigneur ! Elle l’aurait volontiers giflé pour effacer ce sourire arrogant de
son visage. Elle d’ordinaire si calme ne comprenait pas pourquoi elle
s’énervait autant. Cet homme la mettait littéralement hors d’elle.
Après s’être lavé docilement les mains, Holly descendit du tabouret
qu’Emma avait approché devant l’évier.
— Je peux apporter un gâteau à Rocco, maintenant ?
Comme sa mère hochait la tête, elle ajouta :
— Il est très gentil.
Emma hésita. C’était peut-être le moment d’expliquer à sa fille qu’il
valait mieux se méfier des étrangers. En même temps, elle ne voulait pas
l’inquiéter.
— Oui, mais tu ne le connais pas vraiment, dit-elle prudemment.
— Il est souriant.
Quand Holly sortit de la cuisine, Emma faillit se précipiter derrière elle.
« Ne te laisse pas charmer par un sourire ! avait-elle envie de lui conseiller.
Et, quand tu seras plus grande, ne donne pas ton cœur à un homme qui dit “je
t’aime” sans y croire. » C’était trop facile de jouer de son pouvoir de
séduction. Jack y avait excellé.
Certes, ce n’était pas la faute de Rocco s’il lui rappelait tant son mari. Pas
physiquement — il était aussi brun que Jack était blond — mais
psychologiquement. Ils étaient l’un et l’autre trop sûrs de leur charme. Emma
avait conscience qu’elle se méfiait peut-être à tort de Rocco. Mais comment
expliquer à sa petite fille de trois ans que son père avait pour toujours brisé le
cœur de sa mère à cause de ses innombrables tromperies ?

* * *

Resté seul dans le salon, Rocco examina les photographies disposées sur
le manteau de la cheminée. Celle du milieu représentait un pompier en
uniforme, probablement le mari d’Emma. À côté se trouvait une médaille en
argent épinglée sur un coussinet de velours. Une photo montrait Holly bébé
dans les bras de sa mère ; sur une autre, elle était un peu plus âgée devant un
sapin de Noël. Curieusement Emma n’apparaissait nulle part avec son mari,
ni Holly avec son père.
Il étudia plus attentivement Jack Marchant, un très bel homme aux
cheveux blonds et aux magnifiques yeux bleus. Il avait le sourire insolent des
séducteurs. Le choix d’Emma l’étonna. Pourquoi cette femme sérieuse et
responsable avait-elle épousé un don Juan ? Pourtant, elle avait dû l’aimer et
être heureuse puisqu’elle portait encore son alliance trois ans après sa mort.
Pourquoi cette idée l’ennuyait-elle ? Et que faisait-il donc ici ? S’il avait
eu une once de bon sens, il serait reparti immédiatement. Mais il devait
d’abord transmettre le message de sa grand-mère. Au bout de quelques
secondes, ses yeux se posèrent de nouveau sur la jolie jeune femme aux
cheveux blonds qui serrait un bébé dans ses bras. Pourquoi diable lui faisait-
elle tant d’effet ?…
— Mon papa était un héros.
Holly, qui était entrée sans bruit, se tenait à côté de lui. C’était une jolie
petite fille, avec des cheveux un peu plus clairs que ceux de sa mère, mais
avec les mêmes yeux gris.
— C’est sa médaille, expliqua-t-elle en pointant son index. Il a sauvé des
gens d’un incendie. Mais je ne l’ai jamais vu parce que j’étais dans le ventre
de ma maman.
— Jack est mort deux mois avant la naissance de Holly, indiqua Emma
en s’approchant. Il a réussi à sortir trois enfants d’une maison en flammes,
mais il a été tué quand le toit s’est écroulé. On lui a attribué la médaille du
Courage à titre posthume.
Elle avait donc été l’épouse de Superman… Un peu coupable d’avoir mal
jugé Jack Marchant, Rocco évita le regard d’Emma.
— Ton papa était très courageux, dit-il en s’adressant à Holly. Tu dois
être très fière de lui.
La fillette hocha la tête d’un air ravi en lui tendant un gâteau dégoulinant
de crème.
— Je t’ai choisi le plus joli.
— Miam, délicieux ! s’exclama-t-il en mordant dedans.
Son commentaire sembla satisfaire l’enfant.
— Attention de ne pas mettre des miettes sur le tapis, commanda-t-elle
très sérieusement.
Emma partagea avec lui un sourire de connivence. Il l’avait mal jugée, au
premier abord : elle était d’une beauté discrète mais intense et authentique. Il
comprenait mieux, maintenant, pourquoi il avait pensé à elle toute la nuit.
— Grazie, dit-il en acceptant la tasse qu’elle lui tendit en tremblant
légèrement.
Elle n’était donc pas aussi calme et indifférente qu’elle voulait le laisser
croire…
— Ce succulent gâteau me rappelle la raison de ma visite, murmura-t-il.
J’emmène Cordelia prendre le thé au Royal Oak cet après-midi ; nous serions
tous les deux ravis si Holly et vous vouliez bien vous joindre à nous.
— Oh ! c’est très gentil, mais impossible, répondit Emma
immédiatement, sans réussir à masquer sa panique.
Il était inconcevable de passer l’après-midi avec ce troublant play-boy
italien. Elle n’y survivrait pas.
— Je… J’ai d’autres projets, et Cordelia préférera sûrement vous avoir
pour elle toute seule. Surtout qu’elle ne vous a pas vu depuis longtemps.
Rocco choisit d’ignorer cette remarque acide.
— C’est ma grand-mère qui a eu l’idée de vous inviter. Elle serait
vraiment très contente. D’ailleurs, elle m’a recommandé d’insister si vous
refusiez.
Comme s’il comprenait la réserve d’Emma, il marqua une légère pause
avant de poursuivre :
— L’établissement possède une fabuleuse collection de maisons de
poupée. Cela t’intéresse, Holly ?
— C’est un argument déloyal, maugréa Emma pendant que sa fille
s’exclamait avec enthousiasme.
— Cela ferait tellement plaisir à Cordelia, reprit Rocco. Vous ne pouvez
pas remettre à demain vos autres engagements ?
Emma se dit qu’elle aurait du mal à convaincre Rocco que son repassage
ne pouvait pas attendre… Surtout que Holly l’implorait, pleine d’espoir :
— On peut prendre le thé avec nonna, maman ? S’il te plaît !
Elle poussa un soupir de résignation. Sa fille méritait bien cette sortie.
Devant l’air surpris de Rocco, elle expliqua :
— « Cordelia » était beaucoup trop difficile à prononcer pour Holly.
Votre grand-mère lui a suggéré de l’appeler « nonna ».
Une relation touchante rapprochait la vieille dame et l’enfant, malgré un
écart d’âge de quatre-vingts ans. S’obligeant à soutenir le regard de Rocco
malgré les battements précipités de son cœur, Emma ajouta :
— Dites à Cordelia que nous sommes enchantées d’accepter son
invitation.
— Je passerai vous prendre à 15 h 30.
— Votre voiture est en état de marche ?
— Malheureusement, non : le pot d’échappement a été arraché.
Rocco grimaça. Son cabriolet était une voiture de collection, l’une des
premières construites par son grand-père.
— En attendant qu’on envoie la pièce d’Italie, j’ai loué un véhicule
mieux adapté aux conditions climatiques de la région.
Il fit un geste en direction de la fenêtre et Emma aperçut un 4x4 flambant
neuf. L’argent résolvait bien des problèmes, songea-t-elle avec une pointe de
rancœur. Rocco vivait dans un univers très différent du sien. Mais cela
n’avait guère d’importance. Elle ne le reverrait probablement jamais une fois
qu’il serait reparti pour l’Italie. Et elle réussirait sûrement à passer l’après-
midi avec lui sans se couvrir de ridicule.
— À tout à l’heure, murmura-t-elle en dissimulant son anxiété sous une
froideur polie.
* * *

Très excitée, Holly insista pour mettre sa plus belle robe, qu’elle avait
reçue en cadeau à Noël.
— Mon Dieu, comme tu as grandi ! s’exclama Emma.
L’ourlet lui arrivait déjà au-dessus du genou…
— Mais il faudrait aussi grossir un peu, ajouta-t-elle.
Elle repensa à sa conversation avec Karen. Si seulement elle pouvait
partir quelques jours au soleil avec sa fille pour lui redonner des couleurs…
Malheureusement, avec le déménagement qui s’annonçait, c’était hors de
question.
Résolue à ne pas donner trop d’importance à cette sortie au Royal Oak,
Emma décida de rester en jean. Pourtant, quelques minutes avant l’heure du
rendez-vous, elle changea subitement d’avis et enfila un très joli pull en
cachemire mauve que lui avait offert sa mère, avec une jupe droite de couleur
grise et les seules chaussures à talons qu’elle possédait. Après tout, pour une
fois qu’elle avait l’occasion de s’habiller, pourquoi bouder son plaisir ?
Holly se précipita quand la sonnette retentit.
— On est prêtes ! lança-t-elle en tournant sur elle-même pour faire
admirer sa robe.
De nouveau, l’empressement et la gentillesse de sa fille étonnèrent
Emma. Ses deux grands-pères étaient vivants, mais elle ne les voyait que
rarement. Souffrait-elle de ne pas avoir de père, à la différence de ses petites
camarades ? Elle n’y avait jamais vraiment réfléchi et cette pensée la
dérangea. Jusque-là, elle s’était efforcée de tenir le rôle des deux parents,
mais cela ne suffisait peut-être pas à Holly.
— Tu es très belle, déclara Rocco.
Emma lui savait gré de sa patience, car il n’avait probablement pas
l’habitude des jeunes enfants. Elle tressaillit quand ses beaux yeux ambrés se
posèrent sur elle.
— Vous aussi, vous êtes très belle, Emma.
Elle ne répondit rien et se dirigea, les joues rosies par le compliment, vers
la voiture.
Cordelia était assise sur la banquette arrière, à côté d’un siège enfant sur
lequel Rocco installa Holly.
— Montez devant, dit-il à Emma.
Elle obtempéra sans mot dire, de peur de trahir son embarras.
Heureusement, Holly et Cordelia se mirent à bavarder, rendant toute autre
conversation impossible. Emma aurait eu beaucoup de mal à parler, tant la
proximité de Rocco la troublait et l’impressionnait.
Pendant qu’elle observait à la dérobée ses mains à la peau mate, des
images érotiques envahirent son esprit. L’après-midi promettait d’être long et
difficile… Pourquoi s’était-elle infligé cette épreuve ? Si seulement le petit-
fils de Cordelia ne lui inspirait pas cette violente et incontrôlable attirance
physique !

* * *

Il était presque 18 heures lorsque Rocco les ramena à Primrose Cottage.


— Merci pour cet agréable après-midi, lui dit Emma avant de se tourner
vers l’arrière, où Holly s’était endormie à côté de Cordelia.
En dépit de ses appréhensions, elle avait passé un bon moment. Après
avoir admiré la collection de maisons de poupée avec Holly, elle avait surtout
parlé avec Cordelia. Elle s’était contentée de poser à Rocco quelques
questions sur sa société, dont il avait brièvement retracé l’historique. Ce sujet
mis à part, ils avaient très peu échangé.
Mais elle avait croisé son regard insistant à plusieurs reprises. Elle avait
même piqué un fard lorsqu’il avait détaillé sa silhouette avec un mélange
d’insolence et de nonchalance alors qu’elle revenait à leur table après avoir
joué avec Holly. À ce moment-là, le regard prédateur du bel Italien avait
ravivé sa nervosité.
— Ne vous arrêtez pas, dit-elle à Rocco. Ramenez Cordelia avant qu’elle
attrape froid.
— Je laisse tourner le moteur avec le chauffage pendant que je porte
Holly à l’intérieur, répondit-il comme s’il n’avait rien entendu. Allez vite
ouvrir la porte.
Emma leva les yeux au ciel. Quel homme exaspérant ! Elle élevait Holly
seule depuis trois ans et n’avait certainement pas besoin de son aide. Elle jeta
un coup d’œil par-dessus son épaule. Sa fille, qui s’était réveillée à moitié, se
blottit douillettement dans les bras de Rocco.
Elle sentit l’aiguillon de la jalousie la transpercer de part en part.
Pourquoi Holly se comportait-elle avec Rocco comme s’il faisait partie de
leur vie ? Non seulement ce n’était pas le cas, mais cela ne se produirait
jamais. Elle devait empêcher sa fille de s’attacher à cet homme qui repartirait
bientôt sur le continent, très loin d’elle.
Quand Rocco eut déposé Holly sur le canapé du salon, Emma le
raccompagna dans le vestibule.
— Merci encore pour cette délicieuse invitation.
En s’entendant prononcer une phrase aussi guindée, elle s’interrompit,
écarlate.
— Holly et moi… nous avons passé un excellent après-midi.
— Tant mieux si ma compagnie ne vous a pas trop pesé, répondit-il un
peu sèchement.
Emma ferma les paupières, comme pour oublier la conscience aiguë
qu’elle avait de sa présence. Il émanait de tout son être une tiédeur enivrante,
quasi insupportable.
Elle les rouvrit presque aussitôt en sentant quelque chose sur sa joue :
Rocco avait pris une mèche de ses cheveux pour la glisser derrière son
oreille ! C’était un geste beaucoup trop intime de la part de quelqu’un qu’elle
connaissait à peine. Pourtant, elle n’eut pas la force de protester. Cela faisait
si longtemps qu’un homme ne l’avait pas touchée…
Depuis qu’elle avait découvert la vérité sur les innombrables infidélités
de Jack, elle avait érigé une muraille défensive pour se protéger de ses
émotions. Allait-elle baisser la garde devant ce play-boy, ce séducteur
invétéré qui, de notoriété publique, était encore pire que son mari ?
Rocco laissa retomber son bras le long de son corps, désarçonné. La
vulnérabilité qu’il avait découverte au fond des yeux gris d’Emma l’avait pris
de court. Elle avait dû beaucoup souffrir, par le passé. Sinon, elle ne
sursauterait pas comme un petit animal peureux dès qu’il s’approchait.
Pourquoi était-elle constamment sur la défensive ?
Il repensa à la photo de Jack Marchant sur la cheminée et à l’alliance
qu’elle portait encore, si longtemps après sa mort — il avait remarqué qu’elle
la touchait très souvent. Si ce n’était pas son mari qui l’avait rendue
malheureuse, qui était-ce ? Et pourquoi se posait-il toutes ces questions ?
Pour une raison qu’il n’arrivait pas à s’expliquer, il mourait d’envie de la
serrer contre lui. Seuls son léger tremblement et son attitude de biche traquée
l’empêchèrent de voler un baiser à Emma. Elle l’intriguait et l’exaspérait en
même temps. D’une minute à l’autre, l’infirmière vive et ultra-efficace se
métamorphosait en femme sensuelle incapable de maîtriser ses émotions.
Elle s’écarta pour lui ouvrir la porte.
— Bonne nuit.
Dans sa voix, il décela une note de désespoir qui lui inspira de la
compassion.
— Ciao, bella, répondit-il doucement.
Ses yeux s’attardèrent un instant sur son visage troublé, puis il regagna sa
voiture à grands pas.
4.

Il l’avait appelée « bella »…


Attendrie, Emma se laissait bercer par ce souvenir quand une petite voix
intérieure la morigéna. Cela ne voulait rien dire. Un homme comme Rocco
appelait probablement toutes les femmes « bella », sans se soucier de retenir
leur prénom.
En plus, ils se connaissaient à peine et il n’avait sûrement pas l’intention
d’approfondir leur relation. Elle non plus, d’ailleurs. Elle n’avait pas besoin
d’un homme dans sa vie, et surtout pas d’un séducteur italien qui changeait
de maîtresse comme de chemise.
Une légère odeur de brûlé la ramena brusquement à la réalité. Elle retira
vivement son fer à repasser. Trop tard : son joli chemisier blanc était bon à
jeter. C’était ridicule. Il lui fallait chasser Rocco de son esprit si elle ne
voulait pas se gâcher l’existence.
Après son départ, elle avait porté Holly jusque dans son lit. Pour la
deuxième fois consécutive, la petite fille, trop fatiguée pour prendre un bain,
s’était endormie en quelques minutes. Le cœur débordant d’amour, Emma
était restée un peu auprès d’elle pour la contempler. Holly remplissait toute sa
vie. Il n’y avait plus de place pour personne d’autre. De toute façon, c’était
exclu : son expérience avec Jack l’avait dévastée.
Par sa trahison, il avait brisé toutes ses illusions ; et il était mort sans
qu’elle puisse s’expliquer avec lui. Elle ne saurait jamais s’il aurait assumé la
paternité de Holly ou s’il les aurait abandonnées pour vivre avec une de ses
maîtresses.
De toute manière, quelles qu’aient été les intentions de Jack, le destin
s’en était mêlé et Emma avait accouché sans lui. Holly et elle vivaient seules
toutes les deux, ce qui lui convenait très bien. La maternité lui apportait
beaucoup de joies, son métier aussi, et elle était bien entourée par sa famille
et ses amis. Son sort la satisfaisait pleinement. Alors pourquoi, ce soir, avait-
elle le sentiment qu’il lui manquait quelque chose ?
Elle abandonna son repassage et rangea le panier à linge dans la
buanderie en se promettant de terminer le lendemain. Généralement, le
samedi soir, Emma se pelotonnait sur le canapé et regardait un DVD en
grignotant une barre chocolatée. Elle glissa un film dans le lecteur et
s’installa comme à son habitude, en s’efforçant d’ignorer une insidieuse
sensation de solitude.
Quand on sonna à la porte, elle songea immédiatement à Rocco. Mais il
ne fallait pas prendre ses désirs pour des réalités. Pourquoi serait-il revenu de
Nunstead Hall sous la pluie battante qui avait succédé à la neige ? Elle glissa
prudemment la chaîne de sécurité avant d’entrouvrir la porte.
C’était lui.
Rocco, nonchalamment appuyé contre le chambranle, plus séduisant que
jamais avec le col de son blouson relevé et une mèche de cheveux noirs qui
retombait sur son front.
Le cœur d’Emma se mit à battre la chamade. Sans voix, elle se contenta
de hausser les sourcils avec une expression interrogative.
— Je suis venu discuter des dispositions à prendre pour ma grand-mère.
Et partager un verre de cet excellent pinot noir, ajouta-t-il en exhibant une
bouteille de vin.
Emma secoua la tête.
— Pas maintenant… Il est tard…
— Il est 8 h 30, un samedi soir, la coupa-t-il. Certes, Cordelia se couchait
quand je suis parti, mais elle a quatre-vingt-trois ans.
Emma s’empourpra. L’ironie du ton de Rocco ne lui avait pas échappé.
— Eh bien… Je suis occupée. Et je n’ai pas très envie de discuter travail
pendant le week-end. Vous auriez pu y penser.
— Franchement, je pensais que vous considériez plutôt Cordelia comme
une amie.
— Oui, bien sûr.
Emma devint encore plus cramoisie. Elle qui voulait parler de Cordelia à
son petit-fils depuis des semaines n’avait aucune raison de refuser. Sauf que,
face à cet homme, elle avait l’impression de se retrouver comme une
adolescente gauche et embarrassée.
Devant la réticence de la jeune femme, Rocco se demanda s’il y avait
quelqu’un à l’intérieur. Un homme ?…
— Si vous avez déjà de la visite, je suis désolé de vous avoir dérangée.
Emma cilla. Que croyait-il ? Sa vie sociale se limitait à une réunion par
mois avec le conseil municipal…
Il faisait froid dehors et Rocco était trempé. Avec un soupir, elle referma
la porte pour libérer la chaîne de sécurité.

* * *

Rocco entra, dans une délicieuse odeur de cuir mouillé et d’eau de


toilette. Sa présence virile semblait presque déplacée dans ce petit cottage
décoré dans des tons pastel et très féminins.
Emma le conduisit dans le salon.
— J’ai pensé que vous étiez avec votre petit ami, dit-il sans dissimuler sa
curiosité, en revenant au sujet qu’il avait abordé sur le pas de la porte.
— Je n’ai pas de petit ami, répondit-elle froidement pour clore la
discussion.
Mais Rocco insista.
— Ce doit être difficile de faire des rencontres avec un enfant en bas âge,
non ?
Emma haussa les épaules.
— Cela ne me préoccupe pas.
Il scruta attentivement son expression.
— Ah bon ? Votre mari est mort depuis combien de temps ? Trois ans ?
— Ma vie privée ne vous regarde pas.
Emma se reprocha de ne pas avoir obéi à sa première impulsion et de
l’avoir laissé entrer. Lorsqu’il se dirigea vers la cheminée, son agacement
était à son comble.
— Il n’y a pas de photo de vous avec votre mari. Même pas une photo de
mariage. Pourquoi ?
— Ce serait trop pénible pour moi.
Elle avait donné la même excuse aux parents de Jack. C’était d’ailleurs la
vérité, mais pas pour les raisons qu’ils imaginaient. Elle ne supportait pas sur
les clichés son sourire d’adoration béate devant cet homme, qu’elle avait
sincèrement aimé et qui l’avait trompée.
Très photogénique, Jack adorait poser devant l’objectif, contrairement à
elle, plus modeste et discrète. Elle n’avait pas souhaité faire un grand
mariage, avec la robe blanche traditionnelle et la cérémonie solennelle, mais
elle s’était soumise aux désirs de Jack. Follement amoureuse, elle serait allée
sur la Lune pour lui faire plaisir.
Ses photos de mariage lui rappelaient trop sa naïveté et son aveuglement.
Dire qu’elle avait cru Jack quand il lui jurait qu’elle était la femme de sa
vie… Alors qu’il avait eu plusieurs maîtresses durant ces trois années. Mais
elle avait découvert trop tard la vérité.
Elle gardait le secret par égard pour ses parents. Jack était mort en héros
et il aurait été cruel de ternir l’image que Peter et Alison conservaient de leur
fils. Même s’ils soupçonnaient que leur mariage n’avait pas été aussi
idyllique qu’elle le prétendait, elle ne leur avait jamais confié les infidélités
de son défunt mari. Quant à Holly, qui vénérait l’image héroïque de ce père
qu’elle n’avait pas connu, Emma ne voulait surtout pas ébranler son idéal.
Rocco la regardait avec une insistance énervante.
— Je ne suis pas d’humeur à poursuivre cette conversation. Venons-en au
sujet de votre grand-mère, s’il vous plaît.
— D’accord. J’ai une suggestion qui vous intéressera peut-être, répondit
Rocco en réprimant sa frustration.
Il aurait aimé en apprendre davantage sur le sujet. La nervosité d’Emma
ne lui avait pas échappé, mais il pressentait qu’il était préférable de ne pas
trop insister. Il masqua donc son impatience sous un sourire. D’ailleurs,
Cordelia était bien l’objet essentiel de sa visite. Au cours de l’après-midi, il
avait observé les signes d’une amitié authentique entre sa grand-mère et son
infirmière. Il était rare de rencontrer autant de gentillesse et de générosité
chez quelqu’un dans l’exercice de son métier. C’était ce qui l’avait décidé à
venir lui parler. Cela n’avait rien à voir avec l’attirance inattendue qu’il
éprouvait pour elle. Du moins tâchait-il de s’en persuader…
Il brandit la bouteille de vin qu’il avait apportée.
— Vous avez un tire-bouchon ? Autant joindre l’utile à l’agréable.
— Dans la cuisine.
Avec une politesse forcée, elle ajouta :
— Voulez-vous me donner votre blouson ?
— Grazie.
Le contact de la doublure encore chaude procura à Emma une étrange
sensation d’intimité. De nouveau, elle se demanda comment elle réagirait si
Rocco la serrait dans ses bras.
Cette image évoqua aussitôt une nostalgie douloureuse. C’était si bon de
se sentir chérie et protégée… Ses amis et sa famille la complimentaient
souvent sur sa force de caractère et son esprit d’indépendance. Alors
pourquoi éprouvait-elle tout à coup l’envie de poser sa tête sur l’épaule d’un
homme ?
Elle s’admonesta intérieurement en allant accrocher le blouson au
portemanteau. Un homme comme Rocco D’Angelo inspirait certainement
beaucoup de choses, mais pas une impression de sécurité.
Rocco rejoignit Emma dans la cuisine et déboucha la bouteille, pendant
qu’elle se hissait sur la pointe des pieds pour attraper deux verres. Ce geste
tendit son pull sur sa poitrine, révélant la rondeur de ses seins, et il eut
subitement envie de la serrer contre lui.
— Votre cottage ressemble à une maison de poupée, déclara-t-il. Vous
habitiez déjà ici avec votre mari ?
— Non. Nous vivions à Newcastle, près de la caserne des pompiers où
Jack travaillait. J’ai emménagé ici après la naissance de Holly.
— Pourquoi avez-vous choisi ce petit village isolé ? Little Copton n’offre
guère de distractions pour une jeune femme.
— J’avais envie d’une vie tranquille, répondit Emma, sous le regard
perplexe de Rocco. J’ai suivi ma formation d’infirmière à l’hôpital de
Hexham et j’avais l’habitude de passer mes journées de congé à randonner
dans la lande. Mes parents étaient prêts à m’accueillir avec Holly dans leur
ferme, en Écosse, mais quand j’ai vu Primrose Cottage j’en suis tombée
amoureuse.
En fait, elle avait éprouvé un immense besoin de solitude pour faire son
deuil et se reconstruire. Après la trahison de Jack, qui l’avait profondément
atteinte dans son estime d’elle-même, elle avait eu envie de se terrer à l’écart,
comme un animal blessé.
Trois ans plus tard, elle était fière d’avoir repris le contrôle de son
existence et bien déterminée à ne plus abdiquer son indépendance ni à mettre
en péril sa stabilité affective. Il ne fallait pas se laisser éblouir par un homme
tel que Rocco. Même s’il la troublait plus que de raison, elle ne commettrait
plus la bêtise de tomber encore sous le charme d’un don Juan.
Rocco contempla son teint laiteux parsemé de fines taches de rousseur.
— Vous êtes donc écossaise. J’avais du mal à définir votre accent.
Elle secoua la tête.
— Pas vraiment… J’avais dix ans quand mes parents ont quitté Londres
pour s’installer en Écosse. Si j’étais née là-bas, vous auriez peut-être du mal à
me comprendre !
— Ce sont vos parents ? demanda Rocco en montrant une photo sur le
buffet, sur laquelle on voyait un couple âgé avec un bébé.
— Mes beaux-parents. Ils adorent Holly.
Emma s’approcha pour les regarder. Comme ils étaient tristes, malgré
leur sourire ! La mort de leur fils les avait dévastés et ils ne s’en étaient
jamais remis.
Tout à coup, elle sentit les poils de ses bras se hérisser. Elle était
beaucoup trop près de Rocco. Pourquoi l’affectait-il à ce point ? Et comment
s’y était-il pris pour lui soutirer autant d’informations personnelles ? Elle qui
souhaitait tant garder ses distances…
Elle força un sourire sur ses lèvres.
— Nous nous sommes beaucoup éloignés du sujet de Cordelia.
Retournons dans le salon pour parler d’elle.
Une fois dans la pièce, elle lui indiqua le canapé avant de s’installer dans
le fauteuil le plus éloigné.
— Vous seriez mieux à côté de moi, dit-il en lui tendant un verre.
Elle rougit devant son expression amusée.
— Je suis très bien ici, merci.
Elle se rassit en buvant une longue gorgée de vin ; le liquide fruité fit
aussitôt couler une douce chaleur dans ses veines.
— Eh bien, quelles sont vos intentions au sujet de Cordelia ? demanda-t-
elle. Il lui faudrait au moins des visites quotidiennes à domicile.
Rocco secoua la tête.
— Ce serait insuffisant. Nonna est trop fragile pour rester à Nunstead
Hall.
— Mais elle refuse de partir !
— Je le sais bien. Dans un premier temps, je lui ai proposé de passer sa
convalescence chez moi, à Portofino.
— Elle a accepté ? s’écria Emma, très étonnée.
— Non… pas encore. Mais j’ai une petite idée de ce qui pourrait la
persuader.
Il se pencha en avant pour la fixer de ses yeux de tigre.
— Vous pourriez l’accompagner.
Emma faillit s’étrangler.
— C’est hors de question ! Et complètement ridicule. Trouvez un autre
argument.
— Pourquoi ? demanda Rocco très calmement. Ce serait seulement pour
trois mois. Ensuite, nous déciderons si elle est capable de revenir à Nunstead
avec une gouvernante à demeure. Mais j’ai le secret espoir qu’elle reste en
Italie. Après avoir écouté ma proposition, nonna m’a d’abord opposé un refus
catégorique. Par peur de se retrouver très seule, je pense. Mais elle vous aime
beaucoup, Emma…
Il prononça son prénom d’une telle façon qu’elle frissonna
involontairement.
— Dès que j’ai évoqué la possibilité de votre venue à Portofino, reprit-il,
elle s’est montrée beaucoup plus conciliante.
— Vous n’aviez pas le droit de lui en parler sans m’avoir consultée au
préalable, protesta Emma, scandalisée par ce procédé, qui s’apparentait à du
chantage. On ne dispose pas des gens ainsi. Ma vie est en Angleterre, avec
mon travail et mon enfant. Je ne peux m’absenter trois mois en abandonnant
mes responsabilités professionnelles et en confiant Holly à mes parents.
Rocco eut un geste d’impatience.
— Qui vous parle de laisser Holly ? Vous l’emmèneriez, bien
évidemment ! Vous invoquez votre existence bien rangée. Mais, de toute
façon, vous allez être obligée de déménager. Et, puisqu’il n’y a pas d’homme
dans votre vie, qu’est-ce qui vous retient de prendre un congé sabbatique de
trois mois ? Surtout pour vous occuper de la santé d’une vieille dame qui
vous tient à cœur.
— Une foule de choses, marmonna Emma, irritée par sa désinvolture.
Pour commencer, je ne saurais même pas où loger. Je n’ai pas envie de vivre
à l’hôtel.
— Ce n’est pas un problème. Ma maison de Portofino est très spacieuse,
avec de nombreuses chambres d’amis.
Emma retint un soupir excédé. Tout était si simple, à l’entendre ! Son
immense fortune l’avait évidemment mis à l’abri de toutes sortes de
problèmes. Même si elle devait effectivement quitter Primrose Cottage, elle
n’allait pas pour autant déraciner sa fille en partant à l’étranger avec elle.
— Holly a besoin d’un environnement stable et rassurant.
— Je n’en doute pas. Elle sera très bien à la villa Lucia, avec un parc
immense où elle pourra s’ébattre à son aise. Là-bas, le printemps est déjà
arrivé et d’ici à un mois il fera assez chaud pour se baigner. Vous devriez
sauter de joie, vous qui vous désoliez cet après-midi de ne pas pouvoir offrir
à Holly des vacances au soleil pour la remettre d’aplomb après sa mauvaise
grippe.
— Ce ne seront pas vraiment des vacances, objecta Emma. Et qui
s’occupera de Holly pendant que je travaillerai ?
— Vous ne serez pas très sollicitée. Cordelia a surtout besoin de
compagnie. Elle adore Holly et sera ravie de passer du temps avec elle. Vous
voyez bien, c’est la solution idéale pour tout le monde.
En considérant la situation sous cet angle-là, Emma devait bien
reconnaître qu’il n’y avait pas grand-chose à objecter. Pourtant, elle y voyait
un gros problème : Rocco. En le côtoyant occasionnellement, elle parvenait à
dissimuler son attirance ; mais quotidiennement, chez lui, ce serait
insupportable.
Si seulement il ne la perturbait pas autant… Pour sa fille, c’était une
occasion rêvée ; néanmoins, Rocco la mettait trop mal à l’aise en réveillant
des désirs profondément enfouis, qu’elle avait crus morts à jamais en
découvrant les infidélités de Jack. En ce moment même, sa présence et la
conscience aiguë de sa virilité l’affectaient tellement qu’elle avait du mal à se
concentrer sur le sens de ses paroles.
— Je suis désolée, mais ma réponse est non, déclara-t-elle avec raideur.

* * *

Rocco contint à grand-peine sa frustration. L’idée qu’Emma puisse


refuser sa proposition ne l’avait même pas effleuré. En tant que P-DG
d’Eleganza, il avait l’habitude qu’on lui obéisse sans poser de questions et,
dans sa vie personnelle, aucune femme ne lui avait jamais résisté.
— Pourquoi refusez-vous ?
— J’ai mes raisons.
— Lesquelles ?
Il foudroya la jeune femme du regard. Comment pouvait-elle dédaigner
cette occasion de séjourner trois mois dans un décor de rêve au bord de la
mer, qui plus est en étant payée ?
— Si c’est une question d’argent, poursuivit-il, je vous promets un salaire
royal. Vous ne pouvez pas me faire faux bond. Sans vous, nonna ne viendra
pas. Or, je dois absolument retourner en Italie la semaine prochaine. Que va-
t-elle devenir ?
Malgré un sentiment de culpabilité croissant, Emma décida de mettre un
terme à cette conversation.
— Je suis désolée pour Cordelia, mais vous n’auriez pas dû lui faire
miroiter cette solution. Quant à vous expliquer les raisons de mon refus, rien
ne m’y oblige. Je vous connais à peine.
Elle se leva.
— Je n’ai rien d’autre à ajouter. Et maintenant je vous prie de partir.
Rocco en resta bouche bée. Elle le jetait dehors ! Aucune femme ne
l’avait jamais insulté de la sorte ; cette expérience nouvelle lui déplaisait
infiniment. Mais il ne s’abaisserait pas non plus à supplier cette obstinée.
Sans un mot, il se leva à son tour et posa son verre sur la table basse,
exactement en même temps qu’Emma. Leurs doigts s’effleurèrent et la jeune
femme retira vivement la main, renversant le vin, qui se répandit sur la
moquette beige.
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en regardant l’horrible tache. Cela ne pouvait
pas tomber plus mal. L’agent immobilier a téléphoné tout à l’heure pour
annoncer une visite demain.
Rocco se dirigea vers la cuisine.
— Je vais chercher un torchon.
Emma lui emboîta le pas pour prendre une bombe de détachant dans le
placard sous l’évier.
— Cela va partir ? demanda-t-elle, affolée, en le rejoignant dans le salon.
— Ne vous mettez pas dans cet état. Calmez-vous. J’ai tout nettoyé. On
ne voit plus rien.
— Je suis calme, protesta-t-elle, irritée par son intonation désagréable.
Pourtant, il avait raison : elle qui avait passé deux ans à travailler aux
urgences s’affolait brusquement pour un rien. Que lui arrivait-il ? Depuis que
Rocco était entré, une nervosité extrême la tenaillait, née d’une excitation
sexuelle incontrôlable. Cela la rendait furieuse, contre lui, certes, mais surtout
contre elle-même.
Ils se touchaient presque et Rocco la regardait comme un prédateur prêt à
fondre sur sa proie. Le temps s’immobilisa. L’air se mit à vibrer autour
d’eux. Il se pencha lentement.
Emma comprit qu’il allait l’embrasser. Il fallait bouger, rompre le
charme. Mais c’était déjà trop tard. En sentant son souffle chaud, Emma
écarta involontairement les lèvres et il prit possession de sa bouche avec un
art consommé, en posant une main sur sa nuque. Son baiser resta néanmoins
très doux et elle se détendit complètement. Toutes ses défenses tombèrent.
Elle eut l’impression de se noyer dans un océan de sensations. Plus rien
ne comptait que le corps fort et musclé de Rocco, ses cuisses puissantes
pressées contre les siennes.
Peu à peu, son baiser se fit plus profond, plus insistant. Le monde
alentour cessa d’exister. Emma n’eut plus conscience que du frottement de la
joue râpeuse de Rocco et elle enfouit les doigts dans l’épaisseur de ses
boucles brunes.
Leur étreinte devint tout à coup plus passionnée. Rien n’avait préparé
Emma au surgissement du plaisir qui l’emportait. Elle avait capitulé, sans
même chercher à résister.
Holly toussa à l’étage. Alors, d’un seul coup, le charme cessa d’opérer.
Emma s’arracha à la bouche de Rocco. Que se serait-il passé si Holly s’était
levée pour découvrir sa mère en train d’embrasser un quasi-inconnu ? Ou si
elle s’était abandonnée davantage entre les bras de Rocco ?
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-elle en tremblant.
— Nous le faisons tous les deux, répliqua-t-il. Et cela me paraît assez
évident pour ne pas nécessiter une explication.
Il caressa nonchalamment à travers le tissu ses seins aux pointes dressées,
mais elle se recula vivement en s’efforçant de contrôler sa respiration.
— Non ! protesta-t-elle, mortifiée par les réactions de son corps. Vous
m’avez prise au dépourvu. Vous n’aviez pas le droit de me surprendre ainsi.
Rocco se passa une main dans les cheveux. La force de son désir le
déconcertait et il éprouvait une envie presque irrépressible d’étreindre de
nouveau Emma pour la soumettre à sa volonté.
— Ce n’était qu’un baiser, lâcha-t-il avec une fausse désinvolture, alors
même que son cœur résonnait violemment dans sa poitrine. Il n’y a pas de
quoi vous effaroucher.
Emma se rajusta. Rocco avait l’air complètement blasé, comme s’il avait
l’habitude d’embrasser des femmes qu’il connaissait à peine — ce qui était
d’ailleurs probablement le cas. Attendait-il le moment où elle l’inviterait dans
sa chambre ? Ou lui aurait-il fait l’amour sur le canapé du salon ? Toutes
sortes d’images érotiques la submergèrent tandis qu’elle imaginait leurs deux
corps nus, enlacés.
— Vous n’auriez pas dû…, murmura-t-elle d’une voix rauque en ignorant
délibérément la sensation de plaisir qui l’avait envahie. Je vous l’ai dit, je…
Elle s’interrompit pour chercher ses mots.
— Je ne veux pas d’homme dans ma vie.
Elle posa les yeux sur la photo de Jack, qui semblait lui sourire d’un air
moqueur ; Rocco suivit son regard. Instantanément, son expression se durcit.
— Il est mort depuis trois ans. Même si c’était un héros, vous ne pouvez
pas porter son deuil éternellement.
Subitement, une pensée lui traversa l’esprit.
— Je ne suis tout de même pas le premier homme à vous embrasser
depuis que vous êtes veuve ?
— Cela ne vous regarde pas.
Quand Holly toussa de nouveau, son instinct maternel reprit le dessus.
— Le bruit de nos voix la dérange, murmura-t-elle, enfin délivrée de
l’emprise magnétique que Rocco exerçait sur elle. Partez, je vous en prie.
Sentant qu’il était inutile de continuer à discuter, Rocco attrapa son
blouson et se dirigea vers la porte. De toute façon, il ne savait même pas ce
qu’il voulait. La situation avait échappé à son contrôle. Il n’avait jamais eu
l’intention d’embrasser Emma ; pourtant, devant ses beaux yeux gris, un élan
irrépressible s’était emparé de lui.
Cette femme lui inspirait un désir qu’il n’avait pas ressenti depuis
longtemps. Hélas, il était évident qu’elle était toujours amoureuse de son
mari. Même s’il n’était pas sentimental pour un sou, il se refusait à faire
l’amour à une femme qui aimait un autre homme.
5.

Le temps gris de ce dimanche s’accordait parfaitement à l’humeur


d’Emma, morose et soucieuse. Holly n’avait aucun appétit et ses quintes de
toux se multipliaient. Sa fille restait le nez collé contre la vitre à regarder la
pluie tomber sous un ciel de plomb.
— Quand reviendra le soleil ? soupira-t-elle. Je voudrais jouer dehors.
— Le printemps sera bientôt là, promit Emma.
Elle se sentait un peu coupable d’avoir privé sa fille de vacances en Italie
en refusant la proposition de Rocco. Pourtant, d’un autre côté, elle se félicitait
de sa décision. L’attirance physique qu’elle éprouvait pour cet homme
l’aurait complètement déstabilisée. Et peut-être détruite à petit feu.
Elle chassa résolument Rocco de son esprit et se débarrassa des corvées
ménagères pour pouvoir jouer avec Holly. Dans l’après-midi, un couple de
retraités vint visiter le cottage. Ils furent tous les deux conquis par son
charme un peu désuet. Quelques heures plus tard, le propriétaire d’Emma
téléphona pour lui annoncer qu’il avait fait affaire avec eux.
Elle passa encore une mauvaise nuit. L’image de Rocco revenait
constamment hanter ses pensées et la poursuivait jusque dans ses rêves.
Le lendemain matin, Holly se réveilla avec une forte fièvre. Le médecin
diagnostiqua une nouvelle bronchite.
— J’aimerais lui prescrire une cure de grand air et de soleil à la place des
antibiotiques, dit-il à regret.
Heureusement, Emma réussit à réorganiser son emploi du temps et une de
ses collègues accepta de la remplacer pour les cas les plus urgents.
— En revanche, je ne pourrai pas aller jusque chez Mme Symmonds,
expliqua Sandra. C’est beaucoup trop loin.
— J’irai avec Holly, répondit Emma.
De toute façon, elle ne pouvait pas se dérober continuellement. Tôt ou
tard, il lui faudrait affronter Rocco.

* * *

Après avoir frappé plusieurs fois sans obtenir de réponse, Emma utilisa la
clé que Cordelia lui avait donnée. Un froid glacial la saisit dès qu’elle pénétra
dans le hall. Pourquoi le chauffage central était-il éteint ?
Cordelia était dans le salon, assise devant la cheminée où brûlait un
maigre feu. Devant sa pâleur et ses yeux clos, Emma prit peur et s’avança, le
cœur battant. Mais la vieille dame bougea et elle poussa un soupir de
soulagement.
— Pourquoi… ?
Elle s’interrompit au milieu de sa phrase en apercevant les mains de
Cordelia. Celle qui n’avait pas de pansement était violacée et toute gonflée.
— Que s’est-il passé ?
— J’ai ouvert la porte de derrière pour appeler Thomas et le vent l’a
rabattue sur mes doigts, expliqua sa patiente d’une voix mal assurée. Rocco
pense qu’ils ne sont pas cassés parce que je peux les bouger.
Elle joignit le geste à la parole et grimaça de douleur.
— Mais c’est affreux ! Vous avez très mal ! s’écria Emma, terriblement
inquiète. Et pourquoi fait-il aussi froid dans cette maison ?
— La chaudière est tombée en panne.
Cordelia ferma les paupières. À l’évidence, elle était épuisée et
probablement encore sous le choc.
— Où est Rocco ?
— À Paris. Pour voir une de ses amies. Il est parti ce matin… Ou peut-
être hier soir… Je ne sais plus. J’ai les idées un peu embrouillées… Rocco est
un vrai don Juan ! Comme son père.
Pendant quelques secondes, Emma resta sans voix.
— Il vous a laissée toute seule pour aller retrouver une femme ? s’écria-t-
elle, scandalisée.
Quel monstre d’insensibilité ! Totalement irresponsable, de surcroît.
Emma avait entendu parler de Juliette Pascal, la ravissante maîtresse de
Rocco qui vivait à Paris. À l’évidence, le baiser qu’ils avaient échangé
samedi soir ne signifiait strictement rien pour lui…
Elle se ressaisit : il ne servait à rien de penser à lui ; il valait mieux se
concentrer sur son travail. Pour le moment, l’urgence commandait de trouver
une place pour Cordelia dans une maison de repos où on s’occuperait
correctement d’elle. Elle ne pouvait plus rester seule à Nunstead Hall dans
ces conditions. Elle finirait par en convenir elle-même malgré son
obstination.
Emma jeta un coup d’œil à Holly, qui recommençait à tousser.
— Garde ton manteau, mon poussin. Et reste devant le feu. Je vais dans la
cuisine faire du thé.
La petite fille tapota gentiment le bras de Cordelia.
— Je vais te tenir compagnie, nonna. Tu veux que je te raconte l’histoire
des trois petits cochons ?
La lassitude s’effaça un peu sur les traits de la vieille dame.
— Avec plaisir, ma chérie.
Une affection vraiment touchante les unissait toutes les deux, constata
une nouvelle fois Emma. Elles auraient été ravies de passer trois mois
ensemble en Italie… Néanmoins, il était impensable de loger dans la villa de
Rocco. Il y recevait sans doute de nombreuses femmes, toutes plus belles que
les autres. Elle ne le supporterait pas.
Perdue dans ses pensées, Emma sursauta violemment quand un souffle
glacial s’engouffra dans la cuisine. À la vue de Rocco, qui refermait la porte
derrière lui, elle écarquilla des yeux stupéfaits.
— Je vous croyais à Paris, lança-t-elle sur un ton gêné et accusateur.
Rocco fronça les sourcils.
— J’y étais hier, en effet.
Comme il était beau, avec ce jean délavé et sa veste en peau de mouton
qui accentuait encore sa large carrure ! Ce qui ne l’empêchait pas d’être
fourbe et hypocrite, se rappela Emma. Il avait filé à Paris chez sa maîtresse
juste après lui avoir fait des avances. Heureusement qu’elle n’accordait pas
plus d’importance que lui au baiser qu’ils avaient échangé.
Il était bien comme Jack, qui avait été capable de lui faire l’amour après
avoir passé l’après-midi avec une autre. Une colère sourde se réveillait en
elle, qu’elle n’avait jamais pu exprimer contre Jack puisqu’il était mort trop
tôt. Du coup, elle se déclencha contre Rocco.
— Comment avez-vous pu laisser Cordelia alors que la chaudière était
cassée et qu’elle s’était fait mal à la main ? Quel comportement abject et
méprisable ! Vous ne pouvez donc pas maîtriser vos pulsions sexuelles pour
vous occuper de votre grand-mère ?
Un lourd silence suivit sa diatribe enflammée.
— De quoi parlez-vous ? demanda enfin Rocco très sèchement.
— De votre libido débridée ! répondit-elle en haussant encore la voix. Je
me moque éperdument de ce que vous faites et avec qui, même si c’est juste
après m’avoir embrassée, mais je ne vous pardonne pas d’avoir abandonné
Cordelia.
Rocco ôta lentement sa veste, se laissant le temps de maîtriser sa propre
colère. De quel droit Emma lui parlait-elle sur ce ton ?
— Je ne l’ai pas laissée seule. Dio ! Vous pourriez vérifier les faits avant
de lancer des accusations injustifiées.
— Vous êtes tout de même bien allé à Paris ?
— Oui. Mais Cordelia a passé la journée avec Jim et Nora Yaxley. Je l’ai
emmenée moi-même chez eux hier matin. Ensuite, j’ai fait le voyage à bord
de mon jet privé et je suis retourné la chercher hier soir. Aujourd’hui, je me
suis réveillé à l’aube à cause du froid.
Agacé de devoir donner tous ces détails, il soupira.
— J’ai appelé un réparateur pour la chaudière et j’étais avec lui à la cave
quand nonna s’est coincé la main dans la porte. Je me suis assuré qu’elle
n’avait rien de cassé. Ensuite, j’ai allumé un feu dans le salon et je l’ai laissée
au chaud pendant que j’allais couper du bois. Vous voyez : à aucun moment
je n’ai abandonné ma grand-mère.
Terrassée par la honte et le regard hautain de Rocco, Emma aurait voulu
disparaître sous terre. Une fois de plus, elle avait tiré des conclusions fausses
et accusé cet homme injustement.
— J’ai probablement mal compris, marmonna-t-elle. Je suis désolée.
Elle se mordit la lèvre. Il avait tout de même passé l’après-midi du
dimanche avec la belle Juliette Pascal… Une rancœur acide lui brûla
l’estomac. Non, ce n’était pas de la jalousie, se dit-elle, tâchant de se
persuader. Probablement quelque chose qu’elle avait mangé… Évitant
soigneusement de croiser le regard de Rocco, elle s’affaira avec la bouilloire.
— Le principal, c’est que vous soyez rentré. Quand le chauffage sera-t-il
réparé ?
— C’est très problématique. Il faut changer tout le système. Dans une
maison de cette taille, cela peut prendre des semaines, sinon des mois.
— Dans ces conditions, Cordelia ne peut plus rester ici, déclara Emma.
— Évidemment. Elle doit venir en Italie avec moi. À présent, c’est la
seule solution.

* * *

Emma servit le thé au salon. Cordelia était incapable de tenir sa tasse et il


fallut l’aider. Pour quelqu’un d’aussi soucieux de son indépendance, ce
dernier accident était une épreuve pénible à supporter.
Rocco se détourna pour tisonner le feu et rajouter une bûche. Sa grand-
mère était au crépuscule de sa vie et cette pensée l’attristait. Il en avait les
larmes aux yeux. Le passé remonta à la surface de sa mémoire. C’était nonna
qui l’avait consolé dans les jours sombres qui avaient suivi la mort de Gio.
Contrairement à sa mère, elle avait insisté pour qu’il arrête de se sentir
coupable. D’ailleurs, il l’avait entendue sermonner sa fille et lui reprocher
d’avoir délégué sa responsabilité en se déchargeant sur lui. Nonna l’avait
soutenu dans ces moments difficiles. Maintenant qu’elle avait besoin de lui, il
serait à ses côtés. Il s’en fit la promesse.
Il s’éloigna un peu et observa Emma. Elle avait beau se comporter avec
lui comme une harpie, la gentillesse et la compassion dont elle entourait sa
grand-mère l’émouvaient profondément.
Cordelia baissa les yeux sur ses mains avant de lancer un regard résigné à
son petit-fils.
— Me voilà dans de beaux draps !
— Oui… Mais heureusement j’ai la solution idéale, ajouta Rocco sans la
moindre hésitation. Emma accepte de venir avec toi à Portofino le temps que
tu te remettes de tous tes ennuis de santé.
Il marqua une légère pause et ajouta vivement à l’intention de la petite
fille, qui avait l’air inquiète :
— Avec Holly, naturellement.
Emma se raidit mais, avant même qu’elle puisse ouvrir la bouche,
Cordelia lui adressa un sourire ravi et soulagé.
— Comme je suis heureuse ! Quand Rocco m’a proposé de m’installer à
Portofino, j’avais très peur de me sentir seule. Mais, si Holly et vous
m’accompagnez, nous passerons ensemble de merveilleuses vacances. Et je
reviendrai à Nunstead quand je serai guérie, conclut-elle avec autant de
fermeté que son petit-fils.
— Nous rediscuterons de ce retour le moment venu, déclara Rocco.
Ignorant Emma, qui le foudroyait du regard, il se tourna vers sa fille.
— Cela te plairait de venir chez moi, en Italie, au bord de la mer ?
Holly hocha la tête en écarquillant des yeux gros comme des soucoupes.
— On pourra se baigner ?
— Oui, il fera bientôt assez chaud pour aller à la plage. Et tu joueras dans
le jardin avec Bobbo, mon chien.
Le cœur d’Emma se serra douloureusement. Il n’était évidemment pas
question de décevoir à la fois la vieille dame et sa propre fille.
— Rocco, puis-je vous dire deux mots seule à seul pour mettre au point
quelques détails ? demanda-t-elle d’une voix doucereuse, afin de ne pas
éveiller les soupçons de Cordelia.
— Naturellement. Allons dans le hall.
— Vous êtes incroyable ! souffla-t-elle dès qu’ils eurent refermé la porte
derrière eux.
— Je ne suis pas certain que ce soit un compliment, mais je vous
remercie.
Elle eut envie de le gifler.
— Vous m’avez parfaitement comprise ! Et vous savez très bien ce que je
pense de ce voyage. Je m’en étais clairement expliquée.
— Justement, non. Vous avez refusé de me donner vos raisons.
Maintenant, vous n’allez tout de même pas dépiter ma grand-mère et gâcher
la joie de Holly !
— Vous n’aviez pas le droit d’instrumentaliser ma fille de cette façon. Ce
genre de chantage émotionnel est impardonnable.
Il haussa les épaules.
— En affaires comme dans ma vie personnelle, tous les moyens sont bons
pour parvenir à mes fins.
Emma se doutait que la façade charmeuse de Rocco dissimulait une
volonté de fer et une grande dureté. Elle en avait la preuve à présent. Il se
montrait probablement impitoyable lorsque les circonstances l’exigeaient,
mais il faisait en même temps preuve d’un amour et d’une loyauté
extraordinaires envers sa grand-mère.
— Si vous avez peur de perdre votre emploi, reprit-il, ne vous inquiétez
pas. J’ai tout arrangé.
— Que voulez-vous dire ?
— J’ai parlé au directeur des services sociaux. Il vous accorde une
disponibilité de trois mois. M. Donaldson s’est montré extrêmement
obligeant. J’ai d’ailleurs fait un don à l’hôpital de la région.
Loin de lui être reconnaissante, Emma se sentit au contraire folle de rage.
— Vous traitez les gens comme des marionnettes ! Mais votre argent ne
vous donne pas tous les droits. D’ailleurs, je n’ai aucune envie de loger dans
votre villa avec Holly. Une garçonnière n’est pas un endroit convenable pour
un enfant.
Elle ne laissa pas à Rocco le temps de s’appesantir sur le sens de sa
remarque et poursuivit, emportée par sa colère :
— Juliette Pascal sera-t-elle là-bas ? Ou une autre de vos nombreuses
conquêtes ? Si j’en crois les magazines, vous avez fréquemment plusieurs
maîtresses en même temps.
Rocco la dévisagea d’un air pensif.
— Calmez-vous, Emma, dit-il enfin. Non, Juliette ne sera pas à la villa
Lucia parce que j’ai rompu hier. Ce n’était même pas une liaison à
proprement parler : nous sommes tous les deux très occupés et nous nous
fréquentions seulement lorsque nous étions dans la même ville. Cet
arrangement nous convenait à l’un et à l’autre.
Depuis la tentative de suicide de Rosalinda, il prenait soin de lever toute
équivoque et mettait toujours les points sur les i : pas question pour lui de
s’engager dans une relation.
Comme Emma continuait à le foudroyer méchamment du regard, il durcit
le ton.
— En dépit de ce que vous avez pu lire dans la presse à scandale, je ne
fréquente jamais plusieurs femmes à la fois. Après vous avoir embrassée
samedi soir, j’ai donc décidé de mettre un terme à ma relation avec Juliette.
Mais je ne pouvais pas le faire par téléphone, cela n’aurait pas été très
élégant.
Cette révélation frappa Emma de stupeur. Elle ne pouvait que respecter
les manières chevaleresques de Rocco. Aussitôt, cependant, une question lui
brûla les lèvres : avait-il profité de ce dernier rendez-vous pour coucher une
dernière fois avec elle ? Hélas, elle ne pouvait pas la lui poser aussi
crûment…
— Pourquoi avoir pris cette décision aussi subitement ? demanda-t-elle.
Ce baiser ne signifiait rien, ni pour vous ni pour moi.
Malgré ses efforts pour paraître désinvolte, le tremblement de sa voix
n’échappa pas à Rocco.
— Nous devrions peut-être vérifier ?

* * *

Sans lui laisser le temps de réagir, Rocco l’enlaça par la taille, la pressa
contre lui et l’embrassa. Cette fois-ci, il le fit sans douceur, avec une urgence
pleine de passion. Depuis deux jours, il ne pensait qu’à cela. Un feu ardent
coulait dans ses veines, l’emplissant de frustration.
Emma résista d’abord désespérément à la tentation de s’abandonner entre
ses bras. La voix de la raison lui commandait de ne pas se laisser séduire,
puisque le désir et les émotions ne lui avaient apporté jusque-là que des
souffrances. Alors pourquoi, au lieu de repousser Rocco, desserra-t-elle les
poings pour poser les mains sur son torse ?
Elle frissonna en entrouvrant les lèvres sous la pression de sa langue.
Poussée par un besoin incompréhensible, elle répondit sans plus hésiter à
l’exploration délicieusement érotique de sa bouche.
En la sentant capituler, Rocco glissa la main sous son pull pour caresser
sa peau nue. Emma s’offrit davantage, se pressant contre ses cuisses. C’est le
moment qu’il choisit pour s’écarter et l’interroger du regard. Aussitôt, elle
devint cramoisie.
— Comment osez-vous m’humilier de la sorte ? lança-t-elle.
— Votre indignation aurait plus de poids si vous étiez restée indifférente,
répliqua-t-il d’un ton moqueur, un demi-sourire aux lèvres.
Toute tremblante, Emma remit de l’ordre dans sa tenue. Elle était
décoiffée et Rocco eut envie de passer la main dans ses cheveux ; mais elle
l’aurait probablement griffé s’il l’avait touchée.
En fermant les yeux pour cacher sa honte, Emma s’invectiva
silencieusement. Quelle idiote ! Elle venait de se ridiculiser en oubliant la
réserve et la décence élémentaires. Depuis le salon, elle entendit Holly en
train de chanter avec Cordelia. Comment leur imposer à toutes les deux une
cuisante déconvenue en annulant le voyage en Italie ? D’un autre côté,
comment envisager de cohabiter avec Rocco après s’être presque offerte à
lui ?
Elle prit une profonde inspiration. Il fallait à tout prix recouvrer un peu de
dignité.
— Par égard pour Cordelia, j’irai à Portofino. Mais je n’accepterai plus
aucun geste déplacé de votre part.
— Nous en reparlerons, cara, murmura-t-il d’une voix doucereuse.
Puis il sortit un bout de papier de la poche de son jean et le lui tendit.
Emma le déplia en fronçant les sourcils. C’était un chèque.
— Je ne comprends pas…
— C’est votre salaire pour les trois prochains mois.
— Ne soyez pas ridicule : je gagne habituellement cela en un an.
Rocco haussa les épaules.
— Le bien-être et la santé de ma grand-mère les valent bien.
Elle secoua la tête et déchira le chèque.
— Ne vous sentez pas obligé d’acheter mes services. Mon salaire normal
me suffira.
Rocco leva les yeux au ciel. Cette femme était encore plus têtue que sa
grand-mère !
— Vous pourriez mettre cet argent de côté pour acheter Primrose
Cottage.
— Non, fit-elle d’un ton sans appel. De toute façon, la maison est déjà
vendue.
Elle planta son regard dans le sien en redressant fièrement le menton.
— Je ne veux me sentir redevable envers personne. Et je ne veux pas non
plus d’une aventure avec vous. Si vous espériez…
— Madre de Dio ! l’interrompit Rocco, excédé. C’est l’insulte de trop,
Emma ! Je n’ai jamais payé aucune femme. Je ne nie pas le désir que vous
m’inspirez mais, quand vous viendrez dans mon lit, ce sera de votre plein gré.
— Cela n’arrivera jamais !
— Pourquoi ? Parce que vous aimez toujours votre mari ?
La frustration et la colère le rendaient fou. Il y avait tant de jolies femmes
qui se seraient traînées à ses pieds pour connaître ses faveurs ! Pourquoi
s’embêtait-il avec cette tête de mule, qui le provoquait continuellement ?
Emma se mordit la lèvre. Malgré un désir insondable de se confier à
Rocco, elle se retint de lui avouer la vérité sur son mariage. Par égard pour
Holly, la duplicité de Jack resterait secrète. Mais son amour pour lui était
mort lorsqu’elle avait découvert la façon dont il l’avait trahie. Depuis, la
blessure s’était cicatrisée mais sa méfiance demeurait vive. Plus jamais elle
n’exposerait son cœur à la souffrance. Elle ne voulait plus d’homme dans sa
vie, et certainement pas un séducteur italien qui considérait les femmes
comme de simples objets de plaisir.
— C’est en effet à cause de Jack que je refuse de m’impliquer dans une
liaison, déclara-t-elle tranquillement. Avec vous ou un autre.
— Aurait-il souhaité vous voir condamnée à vivre seule ?
— Peut-être pas, mais je dois penser à Holly. Je n’imagine pas la
présenter à des hommes de passage auxquels elle risquerait de s’attacher, et
dont le départ finirait par la rendre malheureuse.
— Évidemment.
Rocco soupira, sa colère retombée. Pourquoi Emma avait-elle présenté
les choses ainsi ? Cela ravivait en lui de pénibles souvenirs… Ses parents
avaient ouvertement mené une vie sentimentale très tapageuse. Quand sa
mère lui rendait visite en pension, il ne savait jamais si elle viendrait avec
Enrico ou avec l’un de ses amants.
Le cas de Holly était un peu différent : elle avait d’autant plus besoin
d’un père qu’elle n’avait jamais connu le sien. En effet, du point de vue
d’Emma, une brève aventure n’était guère souhaitable. C’était pourtant tout
ce qu’il avait à lui offrir…
Les infidélités de ses parents lui avaient montré que le mariage était
comme un jeu de hasard, avec très peu de chances de gagner. De plus, la
tentative de suicide de Rosalinda le tourmentait encore. Il ne voulait pas
s’engager, ni faire naître de faux espoirs chez une femme. Cela rendait Emma
inaccessible. Elle refusait les aventures et il ne pouvait que respecter sa
décision. Contrairement à Flora Symmonds, Emma plaçait le bien-être de son
enfant avant ses propres désirs.
Perdu dans ses pensées, il sursauta quand la porte du salon s’ouvrit sur
Holly.
— Nonna et moi, nous voulons savoir quand nous partons pour l’Italie.
— Demain, annonça-t-il avec un sourire, sans faire cas de l’exclamation
étouffée d’Emma.
La petite fille fixa sur lui ses grands yeux, aussi gris que ceux de sa mère.
— Thomas vient, lui aussi ?
— Non. Les chats n’aiment pas voyager en avion. Il restera chez les
Yaxley.
Quand Holly repartit pour transmettre l’information à Cordelia, Emma se
sentit gagnée par la panique. Elle regrettait soudain le moment de folie où elle
avait accepté de partir avec lui.
— Je ne peux pas m’en aller demain. J’ai une foule de choses à faire, des
dispositions à prendre…
— Contentez-vous de jeter quelques vêtements dans une valise. Faites
une liste de ce dont vous avez besoin et mon assistant s’en occupera. Arrêtez
de créer des difficultés qui n’existent pas. Pour cette nuit, j’emmène Cordelia
au Royal Oak, mais ce n’est pas l’idéal. Il vaut mieux partir pour Portofino le
plus vite possible.
— Mais…
Emma s’interrompit : Rocco était déjà retourné dans le salon. Quel
homme insupportable ! Son instinct lui commandait de revenir en arrière, de
lui annoncer qu’elle avait changé d’avis. Mais il était trop tard. Elle ne
pouvait pas infliger une telle déconvenue à Cordelia et Holly. Et puis ce
n’était que pour trois mois.
Trois mois qui risquaient tout de même de paraître bien longs, à côtoyer
quotidiennement Rocco dans sa villa…
6.

— Regarde, maman. La mer !


De la pièce voisine, Holly fit irruption dans la chambre d’Emma.
— C’est tout bleu, s’écria sa fille, tout excitée.
— Oui, presque aussi bleu que le ciel. C’est magnifique, n’est-ce pas ?
La dernière fois qu’elle avait emmené sa fille à la plage, sur la côte du
Northumberland, les vagues étaient grises sous les nuages…
Construite sur une colline, la villa Lucia offrait un splendide panorama
sur la pittoresque station balnéaire de Portofino et sa baie, avec, au loin, une
forêt de pins parasols. Des jardins en terrasses descendaient jusqu’à une
grande piscine dont l’eau miroitait au soleil. Encore plus bas, on apercevait le
port et ses douzaines de petits bateaux de pêche amarrés en rangs serrés. De
jolies maisons aux teintes pastel s’étageaient sur les pentes fleuries.
— On peut se baigner ?
Emma sourit à l’enfant.
— Pas avant quelques jours ; en tout cas, pas dans la mer, répondit-elle
doucement. Mais, quand tu ne tousseras plus, nous irons dans la piscine
chauffée.
— Voilà Bobbo !
L’arrivée du labrador sur la terrasse fit diversion. Emma soupira. Holly
était littéralement tombée amoureuse du gros chien dès leur arrivée, la veille
au soir. Et elle adulait déjà Rocco, ce qui ne manquerait pas de poser des
problèmes quand elles repartiraient pour l’Angleterre…
La jeune femme admira un instant la silhouette athlétique de Rocco, en
train de lancer une balle à son chien. Il venait de faire son jogging et sa tenue
de sport — un simple short et un T-shirt — mettait en valeur ses larges
épaules et ses cuisses musclées. Il était beau comme une sculpture de Michel-
Ange. Mais c’était aussi un être de chair et de sang, qui l’avait serrée dans ses
bras et avait pris sa bouche, déclenchant au fond d’elle un torrent de
sensations tumultueuses et inattendues.
Levant les yeux, Rocco leur fit signe de la main ; Holly répondit avec
enthousiasme, alors qu’Emma se reculait vivement, comme si elle avait honte
d’avoir été surprise dans ses pensées les plus secrètes. Mais comment aurait-
il deviné qu’elle l’imaginait nu sous la douche en train de se savonner ?…
— Viens, dit-elle à Holly, un peu trop brusquement. Allons voir si
Cordelia a besoin d’aide avant de descendre pour le petit déjeuner.
Elle avait bien l’intention de s’en tenir à des rapports strictement
professionnels avec Rocco, qui s’était d’ailleurs cantonné à une réserve polie
durant le vol à destination de Gênes, dans son jet privé. Il avait réservé ses
sourires charmeurs à sa grand-mère et à Holly. Emma n’en demandait pas
plus.
Dans sa chambre, Cordelia était effectivement embarrassée pour
boutonner sa robe.
— Votre brûlure va beaucoup mieux, déclara Emma. Nous pourrons
probablement enlever le pansement demain. Vous serez un peu plus agile.
Mais, pour l’autre main, il faudra attendre encore un peu.
— J’aurais dû faire attention, lâcha Cordelia d’un air abattu. Maintenant,
je suis une charge pour tout le monde ; en particulier pour Rocco.
— Allons, ne dites pas de sottises, fit Emma d’un ton rassurant. Votre
petit-fils est ravi de vous avoir ici avec lui.
Il manifestait une tendresse tellement vraie pour la vieille dame qu’Emma
avait honte de l’avoir injustement accusé de négligence.
Elles descendirent par l’ascenseur. Rocco lui avait expliqué qu’il l’avait
fait installer deux ans plus tôt dans la perspective d’inviter Cordelia, parce
que la villa était construite sur quatre niveaux. Emma avait dû se rendre à
l’évidence : loin de fuir ses responsabilités, il s’était au contraire montré
extrêmement prévoyant.
Béatrice, la cuisinière, les accueillit dans un mélange volubile d’italien et
de mauvais anglais. Elle les installa dans une petite salle à manger, qui
donnait sur le bleu saphir de la mer.
— Je fais des petits pains frais tous les matins. Il y a aussi des fruits et
des yaourts. Si vous avez besoin de quelque chose pour la bambina,
demandez-moi, sì ?
— Grazie, répondit Emma. C’est très gentil.
Holly et Cordelia mangèrent de bon appétit. Sa fille toussait déjà moins
et, pour la première fois depuis des semaines, avait un peu de rose aux
pommettes.
— Buongiorno ! lança Rocco avant de s’avancer pour embrasser sa
grand-mère sur la joue. Nonna, Holly, Emma : je suis ravi de vous avoir ici
toutes les trois.
Emma se trompait-elle ou avait-il prononcé son prénom avec une froideur
marquée ? Mal à l’aise, elle essuya la bouche de sa fille avec sa serviette pour
se donner une contenance. Vêtu d’un pantalon de coton beige et d’un polo
noir, Rocco était tout simplement irrésistible. Elle n’osait même plus le
regarder. Elle se demanda soudain pourquoi il n’était pas habillé en homme
d’affaires.
Cordelia, qui se faisait probablement la même réflexion, étudia son petit-
fils d’un air perplexe.
— Tu ne fais tout de même pas partie de ces patrons soi-disant modernes
qui ont abandonné le costume et la cravate ?
— Certainement pas, répondit-il avec un sourire, qui troubla Emma
malgré elle. Mais j’ai décidé de ne pas travailler aujourd’hui. Je veux
accueillir convenablement mes invitées à la villa Lucia.
Il croisa le regard d’Emma.
— Avez-vous bien dormi ?
— Très bien, merci, prétendit-elle.
Elle avait en fait passé une partie de la nuit à penser à lui, tout en essayant
vainement de le chasser de son esprit.
— J’aimerais vous parler, si vous avez fini de manger.
Elle n’eut pas d’autre choix que de le suivre, car il se dirigeait déjà vers
son bureau.
— Pourquoi portez-vous un uniforme d’infirmière ? lui demanda-t-il dès
qu’elle eut franchi le seuil.
— Je m’habille en accord avec ma fonction, déclara-t-elle froidement.
— Considérez-vous davantage comme une dame de compagnie et portez
des vêtements normaux, ordonna-t-il.
— Je préfère ma tenue professionnelle. Après tout, je suis votre
employée. C’est important de marquer des limites et de respecter un cadre.
Elle se garda bien de lui avouer qu’elle se sentait infiniment plus à l’abri
et en sécurité ainsi…
Rocco détailla la blouse bleue resserrée à la taille, qui accentuait la
rondeur des hanches et le galbe des seins d’Emma. Puis son regard descendit
vers les jambes gainées de bas noirs. On ne pouvait pas l’accuser d’être
habillée en femme fatale. Pourtant, cette tenue provoquait en lui un désir
irrépressible d’arracher ses boutons pour la déshabiller sauvagement.
Il s’agita nerveusement sur sa chaise.
— Cordelia n’a peut-être pas envie de montrer à tout le monde qu’elle a
besoin d’une infirmière. C’est une femme fière, très orgueilleuse.
Emma se mordit la lèvre. Elle n’avait pas envisagé la question sous cet
angle-là.
— Je n’y avais pas songé, avoua-t-elle à mi-voix.
— Il y a autre chose dont je voudrais vous parler. J’aimerais organiser
une petite réception pour souhaiter la bienvenue à nonna. Je compte inviter
des voisins et des amis, ainsi que quelques collègues d’Eleganza. Cependant,
Cordelia me semble encore fragile et je ne voudrais pas la fatiguer. Qu’en
pensez-vous ?
— Cela lui ferait très plaisir, assura Emma. Elle me parle souvent des
fêtes que son mari et elle organisaient autrefois à Nunstead Hall. Cela lui
donnerait l’occasion de s’habiller : elle en serait ravie.
— Naturellement, vous l’accompagnerez.
Emma marqua une hésitation. La différence de milieu social l’avait saisie
la veille, tandis qu’elle montait à bord du luxueux jet privé. Rocco vivait dans
un monde qui n’avait rien à voir avec le sien. Elle se sentait complètement
étrangère à son univers réservé à une élite richissime, séparé par des années-
lumière de sa petite vie tranquille dans la campagne anglaise.
— Ma présence ne sera sans doute pas indispensable. Comme vous l’avez
dit vous-même, Cordelia n’a pas besoin d’aide en permanence.
— Dio ! Pourquoi faut-il toujours se battre contre vous ? Je suis votre
hôte et je souhaite vous inviter. Pourquoi rejetez-vous systématiquement mes
propositions amicales ? Vous avez l’air d’avoir peur. Mais de quoi ?
Pourquoi ne me faites-vous pas davantage confiance ? Qui vous a rendue si
craintive ?
— Personne, répondit-elle sur la défensive, en s’empourprant.
Comme il lui jetait un regard sardonique, elle ajouta, sur un ton guindé :
— Je ne doute pas que nous réussissions à entretenir des relations
cordiales pendant mon séjour à la villa Lucia.
Que cachait la froideur de ses yeux gris ? s’interrogea Rocco. Il avait plus
que jamais envie de lui arracher sa blouse bien repassée. Peut-être s’il le
faisait changerait-elle d’avis sur la nature des relations qu’elle souhaitait
entretenir avec lui !
— Vous étiez heureuse avec Jack ?
— Oui, bien sûr.
Du moins en était-elle persuadée avant d’avoir vent des infidélités de son
mari. Elle avait cependant vite pris conscience de quelques défauts chez lui,
en particulier de son côté très dépensier. Jack avait été capable de dilapider
un mois de salaire impulsivement. Heureusement qu’elle s’était montrée plus
raisonnable et avait fait des économies. Aveuglée par son amour pour lui, elle
avait toujours trouvé toutes sortes d’excuses à son égoïsme, même au lit,
quand il prenait parfois son plaisir sans s’occuper d’elle. Elle l’avait cru
fatigué après une dure journée de travail, alors qu’il avait passé l’après-midi
avec une maîtresse…
Rétrospectivement, elle avait honte de sa naïveté. Cette mauvaise
expérience avait miné non seulement sa confiance dans les autres, mais aussi
sa foi en son propre jugement. Rocco réveillait sa libido et son envie de faire
l’amour. Mais pourquoi l’intimité amoureuse, qui s’était révélée un leurre
avec Jack, lui apporterait-elle plus de plaisir avec Rocco ?
Elle essaya désespérément de changer de sujet.
— Pour en revenir à votre réception, je n’ai rien de convenable à me
mettre. Je n’ai guère l’occasion de sortir, à Little Copton.
Rocco haussa les épaules.
— Ce n’est pas un problème. Il y a de très jolies boutiques à Portofino.
Nous irons faire les magasins ensemble cet après-midi.
Quand une lueur vindicative s’alluma dans les yeux d’Emma, il prit les
devants.
— Ne discutez pas. Nous emmènerons Holly, qui sera très contente de se
promener avec nous. J’ai déjà demandé à Cordelia si elle souhaitait nous
accompagner. Comme elle est un peu fatiguée, elle restera ici avec Béatrice.
— Comme d’habitude, vous avez déjà tout manigancé.
Désireuse de maîtriser sa colère, Emma tourna les talons pour s’éclipser.
Dans sa hâte, elle se cogna contre le bureau et fit tomber par terre une
photographie encadrée.
— Désolée, murmura-t-elle en se penchant pour la ramasser.
Elle examina la photo et reconnut immédiatement Rocco, adolescent, à
côté d’un garçon plus jeune qui lui ressemblait comme deux gouttes d’eau.
— Votre frère sera de la fête ?
— Non.
Surprise par sa brusquerie, elle releva les yeux.
— Giovanni est mort la semaine où cette photo a été prise.
— Oh… il était gamin !
— Il avait sept ans.
Emma faillit poser d’autres questions, mais l’expression fermée de
Rocco, son visage sans trace d’émotion l’en dissuadèrent. D’ailleurs, il se
leva d’un bond pour lui ouvrir la porte.
— J’ai besoin de travailler pendant deux heures. Je vous prie donc de
retourner auprès de ma grand-mère.
— Oui, bien sûr, répondit-elle en baissant les yeux, embarrassée.
Après le départ d’Emma, Rocco s’appuya un instant contre la porte close.
Vingt ans après le terrible drame, il ne s’était pas consolé de la perte de Gio
et se sentait toujours aussi effroyablement coupable. Pourtant, le destin, qui
œuvrait de manière mystérieuse, lui avait redonné un frère.
Marco était tout le portrait de Gio. Et ce gamin avait besoin de lui, même
si pour l’instant la colère et la confusion l’empêchaient de répondre
favorablement à ses fraternelles avances. Lentement, patiemment, il réussirait
à gagner le cœur du petit garçon. Marco avait besoin d’une figure masculine
forte à ses côtés et Rocco s’était juré de lui offrir tout l’amour qu’il n’avait
pas pu donner à Gio.
Pour l’instant, il avait décidé de ne pas ébruiter l’existence du fils caché
d’Enrico D’Angelo. Car une telle révélation ne manquerait pas de faire grand
bruit et d’attirer toutes sortes de requins et de paparazzi.

* * *

— C’est parfaitement ridicule, maugréa Emma en s’arrêtant avec Rocco


devant une vitrine. Je n’ai pas les moyens de m’acheter ce genre de
vêtements.
La via Roma était bordée de boutiques de luxe et de bijouteries, entre
lesquelles s’intercalaient des ateliers d’artisans et des galeries de peinture. Au
fond de la baie de Tigullio, dans un décor de rêve, Portofino était un paradis
pour nantis ; Emma s’y sentait terriblement mal à l’aise avec son vieux jean
délavé.
— Je ne trouverai jamais une robe à mon goût ici, ajouta-t-elle. Vous et
moi appartenons à des mondes complètement différents. Je suis quelqu’un de
très modeste. Je préfère emmener Holly au port pour voir les bateaux. Viens,
poussin.
Elle tendit les bras à sa fille, qui, à son grand dépit, avait spontanément
glissé une main dans celle de Rocco.
— Ta maman devrait essayer cette robe rose, dit Rocco à Holly. Elle
aurait l’air d’une princesse, tu ne crois pas ?
La petite fille hocha la tête, une lueur d’excitation au fond de ses grands
yeux gris.
— C’est vrai, maman. Tu serais comme Cendrillon.
— Cela ne vous gêne pas de manipuler une enfant ? souffla Emma avec
colère.
— Pas le moins du monde, cara, répondit Rocco en poussant la porte de
la boutique.
Il échangea quelques mots en italien avec une vendeuse très élégante, qui
apporta sans tarder une sélection de robes.
— Je vais manger une glace avec Holly, murmura-t-il. Je vous laisse ma
carte de crédit.
— Vous plaisantez ? Vous n’allez tout de même pas m’acheter une robe !
— Non, vous avez raison. Choisissez-en deux !
Sur ces mots, il sortit avec Holly, la laissant seule avec la vendeuse
souriante.
— Elle ne vous plaît pas, signorina ? demanda cette dernière dix minutes
plus tard, quand Emma lui rendit la somptueuse toilette de mousseline rose
qu’elle venait d’essayer.
— Si, elle est magnifique. Mais elle dépasse un peu mon budget.
En dépit de l’insistance de Rocco, elle était bien résolue à ne pas accepter
sa générosité démesurée. Elle salua la vendeuse et sortit précipitamment de la
boutique. Elle retourna sur ses pas jusqu’à un magasin d’apparence modeste,
qu’elle avait repéré sur le chemin. Là, elle dénicha une petite robe bleu
marine, beaucoup plus discrète, qui lui convenait très bien et qu’elle paya
avec sa propre carte bancaire.

* * *

Au grand soulagement d’Emma, Rocco partit travailler tous les jours


pendant le reste de la semaine. Les bureaux d’Eleganza se trouvaient à Gênes,
à une quinzaine de kilomètres de Portofino. Il s’en allait tôt le matin et
revenait pour le dîner. Plusieurs soirs, elle avait insisté pour le laisser seul
avec sa grand-mère, mais il avait refusé catégoriquement.
— De quoi avez-vous peur, Emma ? lança-t-il alors qu’une fois encore
elle lui avait proposé de dîner de son côté. Nous ne pourrons jamais devenir
amis si vous fuyez continuellement ma compagnie.
— C’est ce que vous souhaitez ? Que nous soyons amis ? demanda-t-elle
en rougissant.
Rocco la gratifia d’un sourire ravageur.
— En tout cas, ce serait un début, cara.
À part mettre Emma dans son lit, Rocco ne savait pas trop ce qu’il
voulait. Le désir fou qui le rongeait le poursuivait nuit et jour. Avec
n’importe quelle autre femme, il serait déjà passé à l’acte. Mais, justement,
Emma ne ressemblait à aucune autre. C’était une veuve qui ne s’était pas
consolée de la mort de son mari. Elle en gardait une vulnérabilité qui
l’intriguait.
La frustration sexuelle le mettait de mauvaise humeur, il en avait
conscience. Il aurait pu appeler l’une de ses innombrables conquêtes, qui
aurait été ravie de passer une nuit avec lui. Mais, curieusement, quelque
chose l’en empêchait. L’idée ne l’enthousiasmait pas.
Il tourna la tête et sonda attentivement l’expression des deux beaux yeux
gris qui l’observaient à la dérobée, malgré l’expression faussement détachée
de leur propriétaire. À l’évidence, Emma luttait contre l’attirance qu’elle
éprouvait pour lui. Oui, l’alchimie sexuelle était bien là, cachée dans les
regards qu’ils échangeaient.
D’ailleurs, il nota qu’Emma retenait son souffle quand il la frôla pour
remplir son verre. L’air se chargeait d’électricité dès qu’ils s’effleuraient.
Une force irréstible les poussait l’un vers l’autre, c’était indéniable. Mais,
pour la première fois de sa vie, Rocco ne pouvait pas cueillir simplement le
plaisir qui s’offrait à lui. Sous une apparence sage, presque rigide, Emma
cachait une grande sensibilité et des émotions très intenses. De nature
sentimentale, elle était capable de beaucoup de douceur et de compassion. Sa
fragilité l’effrayait un peu. Il lui fallait aussi songer à sa fille, une enfant
adorable qui le regardait avec tellement de confiance et d’innocence qu’il
avait envie de la protéger. Il ne voulait surtout pas leur faire de mal, ni à l’une
ni à l’autre.

* * *

Rocco avait pris l’habitude de partir de bonne heure du bureau le


vendredi après-midi. Il n’ignorait pas que tout le monde se posait des
questions et que les langues allaient bon train. La plupart de ses
collaborateurs soupçonnaient une liaison clandestine. Mais il se moquait
éperdument des ragots.
Quand il se gara devant l’école de Marco, il ne restait que quelques
enfants sur le trottoir, parmi lesquels son demi-frère, un petit garçon aux
cheveux noirs et aux yeux couleur d’ambre.
— Je suis désolé d’être en retard. Il y avait un embouteillage via Serra,
dit Rocco quand Marco monta en voiture d’un air boudeur.
— Tu n’es pas obligé de venir, je te l’ai déjà dit, marmonna l’enfant en
croisant les bras dans un geste défensif. Cela m’est complètement égal. Les
autres jours, je rentre à pied.
Son attitude belliqueuse masquait un manque d’assurance qui serra le
cœur de Rocco.
— Je viens tous les vendredis. Ne te fais pas de souci, je ne t’oublierai
pas.
Marco lui lança un regard inquiet, beaucoup trop malheureux pour un
garçon de sept ans. Mais cela n’avait rien d’étonnant. Il savait depuis
seulement quatre mois qu’il était le fils d’Enrico D’Angelo et qu’il avait un
demi-frère beaucoup plus âgé. Rocco ne comprenait pas pourquoi Enrico, sur
son lit de mort, avait manifesté le désir de rencontrer son fils illégitime. Peut-
être éprouvait-il des remords d’avoir abandonné son ancienne maîtresse alors
qu’elle était enceinte. La seule entrevue que Marco avait eue avec son père
l’avait traumatisé. À l’évidence, il en voulait au milliardaire de les avoir
abandonnés, sa mère et lui, sans se soucier de le reconnaître ni de contribuer
financièrement à son éducation.
— Pourquoi tu viens ? s’emporta Marco. Mamma et moi, on s’est passés
d’Enrico. On n’a pas besoin de toi non plus !
— J’ai envie de te voir. Tu es mon frère, c’est normal. Notre père ne s’est
pas bien comporté avec toi. En plus de remplir mes devoirs, j’aimerais
devenir ton ami, Marco.
Il hésita un instant et repensa à sa conversation avec Inga Salveson,
l’ancienne maîtresse de son père.
— Ta mère a envie de retourner en Suède. Naturellement, tu iras avec
elle. Mais tu peux aussi choisir de conserver des attaches ici, en Italie, avec
ton grand-père, moi, la famille D’Angelo.
Pour la première fois, une lueur de curiosité s’alluma dans les yeux d’or
de l’enfant.
— Mon grand-père sait que j’existe ?
— Non, pas encore. Silvio est très vieux et il a été malade récemment. Je
lui apprendrai la nouvelle seulement si tu as envie de faire sa connaissance.
Sinon, ce serait un trop gros choc pour lui d’apprendre l’existence d’un
second petit-fils.
La lèvre de Marco se mit à trembler.
— Je ne sais pas quoi faire.
Il éclata en sanglots.
— Mon papà est mort et je ne le connaissais même pas… Il vaut mieux
attendre un peu avant de parler à nonno.
Une larme roula sur sa joue. La gorge serrée, Rocco oublia sa réserve
coutumière pour passer un bras autour des épaules de son frère.
— Comme tu voudras, Marco, dit-il doucement. Je te promets de ne rien
dire à personne tant que tu n’auras pas pris ta décision. Et en attendant…
Il lui adressa un large sourire pour tâcher de dissiper la tension.
— … que dirais-tu d’aller manger une glace ?
— D’accord.
Marco essuya ses joues humides et, pour la première fois, rendit son
sourire à son frère.
* * *

Quand Rocco rentra à la villa, tout le monde s’affairait aux préparatifs de


la réception en l’honneur de Cordelia. Il monta directement dans sa chambre
pour se doucher et se changer, avant de redescendre pour un coup d’œil
d’inspection.
Béatrice s’était surpassée. De grandes vasques de roses et de lys
décoraient l’entrée et les salons, emplissant l’air d’une délicate fragrance,
tandis qu’une multitude de bougies éclairaient le décor d’une douce lueur
dorée. Les invités commenceraient à arriver d’ici à une quinzaine de minutes.
Le champagne était au frais, et les plateaux de canapés, disposés sur les
tables.
La journée s’était bien passée, surtout avec Marco. Agréablement
détendu, Rocco s’apprêtait à rejoindre sa grand-mère quand une voix crispée
l’interpella.
— Où sont mes vêtements ?
Emma descendit l’escalier, furieuse. Toutes ses affaires, ainsi que la
petite robe bleu marine qu’elle avait achetée le week-end précédent, avaient
disparu. À la place, elle avait trouvé des tenues somptueuses, qui venaient
pour la plupart de la boutique de luxe où Rocco l’avait emmenée en début de
semaine.
Tandis qu’il détaillait des pieds à la tête sa silhouette vêtue d’une robe de
soirée rose, elle ajouta, tremblante de rage :
— Épargnez-moi vos commentaires ! De toute façon, cette robe ne
m’appartient pas. Quel jeu jouez-vous avec moi, Rocco ?
— Vous ne pouviez pas passer trois mois entiers en jean et en T-shirt,
expliqua-t-il calmement. De toute façon, avec le climat d’ici, vous avez
besoin de robes d’été. En plus, c’est un crime de vous cacher sous des
vêtements informes.
Soutenu par de fines bretelles, le corsage ajusté mettait en valeur la jolie
poitrine ronde et épanouie qu’il avait tant envie de caresser. Plus bas, la jupe
s’arrêtait délicatement à quelques centimètres au-dessus des genoux, révélant
des jambes magnifiquement galbées.
— Sei bella, murmura-t-il d’une voix rauque qui trahissait son trouble.
Cette toilette vous va magnifiquement et dépasse toutes mes espérances,
cara.
S’il avait cédé à ses instincts, il l’aurait soulevée dans ses bras pour la
porter jusque dans sa chambre. Là, il lui aurait arraché sa robe pour lui faire
l’amour sauvagement en oubliant tout le reste — sa grand-mère, sa réception
et ses devoirs d’hôte. Malheureusement, il lui fallait contrôler son désir,
surtout s’il ne voulait pas compromettre ses chances de succès auprès
d’Emma.
— Considérez ces vêtements comme une preuve de ma gratitude, reprit-
il. D’abord, pour vous être si bien occupée de Cordelia dans le
Northumberland, ensuite, pour avoir accepté de la suivre en Italie.
Elle secoua la tête.
— Je ne peux pas accepter. Surtout avec le salaire que vous m’octroyez.
Elle n’avait pas réussi à masquer sa panique, qui avait percé dans sa voix.
Depuis qu’elle avait rencontré Rocco, sa vie lui échappait ; or, elle ne voulait
surtout pas lui être redevable. Sa condition de mère célibataire lui interdisait
de dépenser de l’argent pour elle, même si, comme toutes les femmes, elle
rêvait parfois de luxe et de superflu.
— Est-ce si difficile pour vous d’accepter un cadeau ?
La douceur de Rocco eut raison de ses résistances et les larmes lui
montèrent aux yeux. Elle éprouva une irrépressible envie de lui confier
combien la générosité tapageuse de Jack avait miné sa confiance. Ce qu’elle
avait pris pour des preuves d’amour n’était pour lui qu’une façon d’alléger
ses remords. Mais elle s’en était rendu compte trop tard, après sa mort.
Elle ferma les paupières pour tenter de contenir la douleur qui la
paralysait. Quand elle les rouvrit, Rocco était toujours là, debout devant elle,
la fixant intensément tel un tigre prêt à fondre sur sa proie.
— Qu’attendez-vous de moi ? chuchota-t-elle sur un ton désespéré.
Il leva la main pour repousser une mèche de cheveux derrière son oreille,
en l’effleurant à peine. Pourtant, elle sursauta comme si ce contact l’avait
brûlée. Il aurait menti en parlant uniquement de satisfaction sexuelle. Il
s’agissait d’autre chose, d’une envie plus profonde et plus mystérieuse, qu’il
ne parvenait pas à analyser.
— Peut-être une chance de gagner votre confiance, déclara-t-il
calmement.
— Mais pourquoi ? répliqua-t-elle avec un mélange de peur et de
confusion, en cillant pour refouler ses larmes. Vous avez toutes les femmes
du monde à vos pieds.
Emma serra les poings. Elle était déjà tombée amoureuse d’un séducteur.
Elle ne devait pas succomber une seconde fois.
— C’est vous que je veux.
Au moment où Rocco glissait une main sous sa nuque, une petite voix
intérieure commanda à Emma de s’échapper le plus vite possible. Mais les
yeux d’or du maître de maison l’hypnotisèrent et elle demeura immobile,
paralysée, tandis qu’il se penchait vers ses lèvres.
Il l’embrassa avec une délicatesse infinie, presque tendre. Elle se mit à
trembler quand il la serra contre lui, consciente de perdre la bataille qu’elle
livrait contre elle-même. C’était là qu’elle voulait être, au creux de ses bras,
et nulle part ailleurs. Lentement, elle leva les mains pour les nouer autour de
son cou. Et, lorsqu’elle entrouvrit les lèvres, il émit un soupir ; Emma sentit
un frisson courir tout le long de sa colonne vertébrale.
Un crissement de pneus sur le gravier puis le bruit de portières qui
claquaient obligèrent Rocco à s’écarter d’Emma. Il avait vraiment mal choisi
son moment, songea-t-il sombrement, même s’il était fier d’avoir réussi à
contenir la passion qui le dévorait. Dans les yeux gris d’Emma, la langueur
sensuelle s’était muée en panique.
— En tout cas, je ne veux surtout pas vous faire souffrir, murmura-t-il en
la lâchant.
Elle se détourna pour se diriger vers l’escalier.
— Je monte un instant pour voir Holly.
Emma grimpa les marches avec précipitation, incapable de recouvrer ses
esprits. Sur le palier du premier étage, elle contempla son reflet dans la glace.
Elle avait les yeux brillants et la bouche gonflée. Elle sortit un tube de gloss
de son sac pour en appliquer une touche sur ses lèvres.
Comment pourrait-elle jamais avoir confiance en un homme ? Rocco ne
se rendait pas compte de ce qu’il lui demandait. Pendant trois ans, elle s’était
cachée dans un petit village perdu du Northumberland pour se consacrer à sa
fille. Cette existence la satisfaisait, même si elle se sentait parfois un peu
seule. À présent, Rocco l’obligeait à sortir de sa réclusion et à se demander si
elle pourrait un jour avoir le courage de s’impliquer dans une relation, au
risque d’abandonner sa sécurité et sa stabilité affectives…
7.

Au grand soulagement d’Emma, la réception de Cordelia s’avéra


beaucoup moins sophistiquée et mondaine qu’elle ne l’avait imaginé. Rocco
avait invité toutes sortes d’amis et de voisins, parmi lesquels les Harris, un
couple de retraités anglais qui s’étaient installés en Italie quelques années
auparavant.
— Nous connaissons Nunstead Hall ! s’écria Barbara Harris. Nous avons
admiré le manoir au cours d’un voyage touristique dans le Northumberland.
Nous habitons à Rapallo, un peu plus au sud, sur la côte ; plusieurs autres
expatriés britanniques vivent dans le voisinage. Andrew et moi jouons au
bridge une fois par semaine et nous serions très heureux de vous compter
parmi nous, Cordelia.
— Merci, répondit la vieille dame, ravie. J’adore les cartes. Je faisais
partie d’un club de bridge au village, mais je ne peux plus y aller depuis que
je ne conduis plus. C’est très agréable de rencontrer des gens sympathiques
comme vous, Barbara. Nunstead me semble si loin…
Emma se réjouissait de constater combien Cordelia s’adaptait bien à sa
nouvelle vie à Portofino. Une semaine de soleil ainsi que la bonne cuisine de
Béatrice lui avaient déjà redonné des forces. Rocco parviendrait peut-être à la
persuader de s’installer définitivement à la villa Lucia. Et, si l’état de santé de
Cordelia continuait à s’améliorer, elle n’aurait bientôt plus besoin
d’infirmière.
Emma songea qu’une fois rentrée en Angleterre elle ne reverrait
probablement jamais Rocco. Malgré elle, cette perspective lui serrait le cœur.
Il valait mieux l’oublier… Le baiser suggestif qu’ils avaient échangé tout à
l’heure ne signifiait rien pour lui. Il l’avait seulement embrassée parce qu’il
avait envie de coucher avec elle. Il avait ainsi réveillé sa sensualité endormie
depuis si longtemps mais, si elle avait une aventure avec lui, ce serait
forcément une histoire très brève, purement sexuelle et qui ne les engagerait
ni l’un ni l’autre.
Rocco était à l’autre bout de la pièce, en train de bavarder avec des
voisins et leur fille. Comme averti par une sorte de sixième sens, il se
retourna et surprit son regard posé sur lui. Abominablement embarrassée,
Emma rougit jusqu’aux oreilles. Cet homme possédait-il la faculté de lire
dans ses pensées ? Il irradiait un tel magnétisme que toutes les autres
personnes se perdaient dans une sorte de brouillard, avec le murmure des
voix et le tintement des verres sur les plateaux d’argent.
Comment osait-elle imaginer une simple liaison avec lui alors qu’il avait
le pouvoir de l’anéantir d’un seul regard ? Non, le risque était trop grand. Ce
serait peut-être différent si elle était seule, mais Holly s’était déjà attachée à
Rocco. Il ne fallait pas renforcer leurs liens. La petite fille souffrirait trop le
jour où il disparaîtrait de leur existence.
— Notre hôte est merveilleux, n’est-ce pas ?
S’efforçant de masquer son tumulte intérieur sous une expression neutre,
Emma sourit à Shayna, qui venait de la rejoindre tandis que Cordelia et
Barbara Harris s’étaient éloignées vers le buffet. Le mari de Shayna, Tino
Manzzini, était un cadre d’Eleganza et un ami très proche de Rocco. Emma
l’avait immédiatement trouvé sympathique. Il n’en allait pas de même pour sa
jeune épouse canadienne, un mannequin qui avait interrompu sa carrière
internationale pour se marier. La jolie brune arborait en permanence une
moue boudeuse, comme une marque d’insatisfaction perpétuelle qui la
rendait presque agressive dans ses relations avec les autres.
— Pauvre petite sotte, lâcha Shayna, moqueuse. Encore une qui espère
faire la conquête de Rocco et qui sera bien déçue. Personne ne réussira jamais
à dompter le tigre.
Mortifiée, Emma se figea en croyant que la jeune femme parlait d’elle.
Suivant son regard, elle constata que l’objet de ses médisances était la fille
des voisins, une beauté de dix-sept ou dix-huit ans visiblement fascinée par le
charisme de Rocco.
— Chiara n’a pas une seule chance, poursuivit Shayna, narquoise. Rocco
ne s’intéresse pas aux bambini. Mais, d’ici à un an ou deux, elle réussira
peut-être à capter son attention pendant une quinzaine de jours.
Elle dévisagea Emma en pinçant ses lèvres carminées.
— J’ai eu une liaison avec lui, il y a quelques années. Brève, comme
toutes les histoires de Rocco. J’ai devancé la rupture et fixé mon choix sur
Tino.
Elle haussa les épaules.
— Une carrière de mannequin, même brillante, ne dure pas éternellement.
Même si Tino n’a pas la fortune de Rocco, il est très riche.
Choquée par le cynisme de son interlocutrice, Emma ne trouva rien à
répondre. Combien de femmes ici avaient eu une liaison avec Rocco ? se
demanda-t-elle, l’estomac noué, en jetant un coup d’œil circulaire.
Elle se souvint brusquement d’autres circonstances où la même pensée
l’avait assaillie. Aux obsèques de Jack, elle avait parcouru l’assistance avec
un mélange de colère et d’humiliation, qui se mêlaient à son chagrin. Ce jour-
là, elle s’était juré de ne plus donner prise à ce genre d’émotions.
La voix de Shayna interrompit une nouvelle fois le cours de ses
réflexions.
— Rocco ne s’engagera jamais. Rosalinda Barinelli ne l’a pas compris
non plus, malheureusement pour elle.
— Que voulez-vous dire ? demanda Emma, ne parvenant pas à déguiser
sa curiosité. Qui est Rosalinda Barinelli ?
— Une actrice italienne très talentueuse. En tout cas jusqu’à ce qu’elle
rencontre Rocco. Elle a fait une tentative de suicide quand il a rompu. Même
si on l’a sauvée, sa carrière est finie. Elle a prétendu que Rocco lui avait fait
miroiter une possibilité d’avenir commun… J’ai du mal à y croire. Ou alors il
a usé de ce subterfuge pour l’attirer dans son lit.
— Il lui aurait menti délibérément ? s’étonna Emma, consternée.
— Je n’en ai pas la certitude, répondit Shayna avec une moue désinvolte.
Mais il en est capable. Son charme dissimule une nature impitoyable.
D’ailleurs, ce n’est guère étonnant pour le petit-fils de Silvio D’Angelo, l’un
des magnats les plus puissants d’Italie. On ne bâtit pas un empire de la taille
d’Eleganza avec des bons sentiments. Et puis les parents de Rocco étaient
eux-mêmes abominablement égoïstes. Il m’a avoué une fois que leurs
relations terriblement houleuses l’avaient à jamais dégoûté du mariage.
Apercevant une connaissance, la belle brune planta là Emma, des doutes
plein la tête.
* * *

Elle passa le reste de la soirée à bavarder et à sourire en évitant


soigneusement tout contact avec Rocco. Il la considéra plusieurs fois d’un air
perplexe en fronçant les sourcils, mais sans jamais réussir à l’approcher.
Il était près de minuit lorsque Emma, après le départ des derniers invités,
raccompagna Cordelia à sa chambre.
— Rocco est vraiment adorable de m’avoir présentée à tous ses amis,
déclara la vieille dame. Il a toujours eu bon cœur.
Avec un soupir, elle ajouta :
— Il a vécu des moments difficiles pendant son adolescence. La mort
tragique de Giovanni l’a beaucoup affecté. Il s’est toujours accusé de ce
drame.
— Giovanni était très jeune au moment de l’accident, n’est-ce pas ?
— Oui. Le pauvre garçon réclamait une attention constante. Il souffrait
d’une forme d’autisme, bien que très atténuée, et Flora avait beaucoup de mal
à l’accepter. Elle se déchargeait beaucoup trop sur Rocco.
— Que s’est-il passé exactement ? questionna Emma. Dans quelles
circonstances Giovanni est-il mort ?
— Les garçons passaient les vacances de Noël à Nunstead Hall. Il faisait
très froid cet hiver-là. Le lac était gelé. On avait plusieurs fois interdit à Gio
de marcher sur la glace, mais il n’avait pas conscience du danger. Rocco a
failli perdre la vie en essayant de sauver son frère. Le jardinier a été obligé de
le sortir de l’eau et de le maîtriser physiquement. Il était malheureusement
déjà trop tard pour Gio.
— C’est affreux !
— Oui. Rocco ne s’est jamais remis de cette tragédie dont il se croit
coupable.
La vieille dame fouilla dans le fond de son sac avec un soupir de
frustration.
— J’ai dû laisser mes lunettes en bas.
— Je vais vous les chercher.
Emma sortit de la chambre de Cordelia plus perplexe que jamais. Au
cours de cette soirée, elle avait entendu sur Rocco deux récits contradictoires.
Selon l’une de ses anciennes maîtresses, il n’avait pas hésité à briser
froidement le cœur d’une jeune actrice. Mais sa grand-mère l’avait décrit
comme un être généreux, prêt à sacrifier sa vie pour sauver son jeune frère.
Qui était le vrai Rocco ? Un manipulateur cruel ou un héros courageux ?
Peut-être était-il double, comme Jack. Des émotions pénibles remontèrent
à la mémoire d’Emma. Son mari était mort en héros, en sauvant des enfants
d’une maison en flammes. Mais il l’avait trompée et lui avait menti durant
tout le temps de leur mariage. Comment ne se serait-elle pas méfiée des
hommes après une expérience aussi désastreuse ? Et comment pourrait-elle
jamais faire confiance à Rocco après sa conversation avec Shayna Manzzini ?

* * *

L’étui à lunettes de Cordelia était sur une petite table, dans le salon.
Emma s’en saisit et retourna sur ses pas.
— Encore en train de me fuir, Emma ?
En entendant la voix de Rocco, elle s’immobilisa sur le seuil.
— Je suis venue chercher les lunettes de Cordelia.
— Maria va les lui monter.
Il appela une domestique, qui prit l’étui que lui tendait Emma et referma
la porte derrière elle.
— Je vous offre quelque chose à boire ? demanda-t-il en se dirigeant vers
le bar pour remplir son verre.
— Non, merci. Je suis fatiguée. Je voudrais aller me coucher.
Il lui jeta un regard sardonique.
— Prenez tout de même le temps de discuter un peu avec moi. Comment
va ma grand-mère ?
— Sa brûlure guérit bien. Elle n’a plus besoin de pansements et il n’y a
plus de risques d’infection.
— Et son état de santé général ?
— Elle a repris des forces. Essentiellement parce qu’elle mange mieux.
Toute seule à Nunstead Hall, elle ne cuisinait plus et se nourrissait de thé et
de toasts. Elle a passé une excellente soirée.
— Parfait.
Il sembla hésiter un peu.
— Et… et vous ? reprit-il finalement. Vous avez eu une longue
conversation avec Shayna.
— Oui. Très instructive, répondit Emma, le rouge aux joues.
— Je n’en doute pas, lâcha sèchement Rocco.
Il comprit que l’attitude fuyante d’Emma avait probablement un rapport
avec les médisances que Shayna n’avait pas manqué de lui raconter…
— Vous avez eu une liaison avec elle, lança Emma sur un ton accusateur.
— Cela fait longtemps. Et je n’ai jamais prétendu mener une vie de
moine.
Elle haussa les épaules, bien résolue à garder sa dignité.
— De toute façon, cela ne m’intéresse pas.
— Vraiment ? Je n’avais pas du tout cette impression, cara.
La gêne d’Emma s’accentua.
— Ma conversation avec Shayna m’a rappelé opportunément quel genre
d’homme vous êtes.
— Cela nécessite une explication, rétorqua-t-il, vexé par cette remarque
cinglante.
— Un homme capable de mener une femme au suicide.
Rocco se sentit blêmir. Ainsi, Shayna était allée jusque-là… Une colère
sourde s’empara de lui.
— Shayna est une langue de vipère. La presse à scandale a porté cette
histoire sur la place publique en m’accusant honteusement. Mais peu de gens
savent ce qui s’est réellement passé. Mes vrais amis, ceux qui me connaissent
bien, n’ont jamais douté de moi.
Il termina son verre d’un trait et le reposa bruyamment sur la table, avant
de s’éloigner à grandes enjambées.
Emma se mordit la lèvre. Elle l’avait déjà mal jugé au moins une fois.
Etait-elle en train de commettre une nouvelle erreur ?
— Rocco !
La main sur la poignée de la porte, il hésita un instant puis se retourna
lentement.
— Quoi ?
Son expression vindicative n’était pas très encourageante.
— Il y a toujours au moins deux versions d’une même histoire…
— Vous avez choisi de croire une femme que vous ne connaissez pas,
sans même vérifier ses dires. Si vous me jugez systématiquement capable du
pire, je ne vois pas comment une amitié serait possible entre nous.
En songeant à la tendresse dont il entourait sa grand-mère, à la patience et
la gentillesse dont il faisait preuve envers Holly et elle-même, Emma eut
brusquement honte de ce mauvais procès. La jalousie l’avait sans doute
égarée pendant qu’elle écoutait Shayna. Sans compter qu’elle cherchait aussi
à se protéger contre ses sentiments naissants. Rocco avait raison : on ne
pouvait pas être juge et partie à la fois.
— Je suis désolée.
Les yeux fixés sur la tête baissée de la jeune infirmière, Rocco lutta
contre un désir incompréhensible de la serrer dans ses bras et de l’embrasser,
pour vaincre le doute et l’insécurité qui émanaient d’elle en cet instant.
— J’ai rencontré Rosalinda pendant un voyage d’affaires à Rome,
expliqua-t-il. Je l’ai vue jouer sur scène au Teatro Nazionale. Après la pièce,
quand on nous a présentés dans sa loge, nous avons tous les deux éprouvé
une attirance immédiate. Elle était belle, ambitieuse et apparemment très sûre
d’elle. Sa carrière passait avant tout le reste et elle n’avait pas du tout
l’intention de s’engager dans une relation sentimentale. Si elle m’avait dit le
contraire, j’aurais gardé mes distances. Mais elle semblait sincère. D’ailleurs,
elle n’a manifesté aucune émotion lorsque j’ai rompu, quelques mois plus
tard.
L’expression de Rocco s’assombrit. Il fit quelques pas vers l’intérieur de
la pièce.
— J’ai été horrifié quand les parents de Rosalinda m’ont téléphoné pour
m’annoncer qu’elle était à l’hôpital, après avoir avalé un tube de somnifères.
Je n’avais jamais rien dit qui puisse lui laisser croire que j’étais amoureux.
Elle s’était enfermée dans ses rêves en imaginant une intimité et des
sentiments qui n’existaient pas. Ses parents se sont montrés très
compréhensifs. Les médecins ont diagnostiqué une affection bipolaire, qui la
rend sujette à des accès de dépression, avec une tendance à idéaliser ses
relations amoureuses. Elle avait projeté notre mariage sans m’en parler ; elle
s’était même acheté une robe.
Il se passa une main nerveuse dans les cheveux et tourna la tête vers la
grande fenêtre, le regard perdu dans le vague.
— Pas un jour ne passe sans que je me sente coupable à cause de
Rosalinda, reprit-il. Je me reproche de ne pas avoir perçu sa fragilité
émotionnelle. Je lui ai peut-être aussi donné de faux espoirs sans m’en rendre
compte.
— Les affections bipolaires sont des pathologies très compliquées à
comprendre, déclara doucement Emma. En plus, on n’est jamais objectif
quand on est amoureux.
Et on préfère ignorer ce qui pourrait contrarier ses idéaux, ajouta-t-elle
intérieurement. Elle-même n’avait-elle pas trouvé toutes sortes d’excuses à
Jack ? Elle était sans doute capable de comprendre Rosalinda mieux que
personne.
Rocco exprimait des remords authentiques, sincères. Il n’avait pas plus
cherché à tromper Rosalinda qu’elle-même lorsque, en toute honnêteté, il lui
proposait une simple aventure sans lendemain. Dans ces conditions, pourquoi
ne pas accepter ce qu’il avait à lui offrir, le temps de quelques semaines ?
Emma se dit qu’elle avait bien le droit de se divertir un peu…
Toutefois, cette perspective l’emplissait de crainte. L’expérience du
plaisir l’obligerait à perdre un peu de contrôle d’elle-même. Et si le sexe ne
lui suffisait pas ? Si elle était insatisfaite ? Pas physiquement — son instinct
lui disait que Rocco était un bon amant —, mais il avait déjà brisé ses
défenses, et elle avait peur que son cœur ne lui résiste pas. Elle se contracta
quand il s’approcha, tout en s’efforçant de ne pas trahir son trouble.
Le visage d’Emma était tellement expressif que Rocco lisait en elle
comme dans un livre ouvert. Pourquoi voulait-il à tout prix la conquérir ?
Curieusement, le bon sens, dont il était pourtant raisonnablement pourvu, le
quittait dès qu’il apercevait ses grands yeux gris, couleur de fumée ou de ciel
d’orage selon son humeur.
— Quel âge aviez-vous quand vous avez rencontré Jack ?
Sans doute surprise par cette question inattendue, elle fronça les sourcils.
— Vingt ans. Je préparais mon diplôme d’infirmière.
— Aviez-vous déjà de l’expérience amoureuse ?
— Pas vraiment. J’étais sortie avec un ou deux petits amis au lycée, mais
je travaillais beaucoup, ce qui ne me laissait guère le temps de penser aux
garçons. Pourquoi me demandez-vous cela ?
— Si Jack est le seul homme qui ait compté dans votre vie, cette
méfiance profondément ancrée en vous ne peut venir que de lui. Pourtant,
vous dépeignez votre mariage comme une histoire idyllique, ce qui ne me
semble pas très cohérent. Quelle était la véritable nature de vos relations avec
Jack Marchant, Emma ?
Elle accusa le coup. Ainsi, il l’avait percée à jour ; il savait qu’elle lui
cachait quelque chose. Mais cela ne servirait à rien de lui avouer la vérité. Au
contraire, cet aveu la desservirait en prouvant son immense naïveté.
— Je n’ai pas envie d’en parler, déclara-t-elle avec raideur.
Il l’étudia longuement, mais sans insister, à son grand soulagement.
— Comme vous voudrez.
Il retourna jusqu’à la porte et l’ouvrit.
— J’ai des réunions importantes dans plusieurs capitales européennes. Je
pars demain en voyage d’affaires pour quelques jours. Si vous avez le
moindre problème, vous pouvez me joindre sur mon portable.
Emma cacha sa déception derrière un sourire.
— Très bien. Mais je n’en aurai probablement pas besoin.
Rocco fut tenté de la prendre dans ses bras pour lui démontrer qu’elle
avait autant besoin que lui de concrétiser leur attirance mutuelle. Ils avaient
passé la semaine à s’observer à la dérobée, sous une réserve polie, et leur
désir avait atteint son paroxysme. Il suffirait d’une étincelle pour
l’enflammer. Mais ne serait-il pas déloyal de la séduire dans la perspective de
rompre peu après ?
Pour la première fois de sa vie, l’envie de protéger une femme se révélait
plus forte que le besoin de la conquérir. Il se surprenait même parfois à
envisager une liaison durable…
Dio ! Que lui arrivait-il pour abandonner les principes qui avaient
gouverné sa vie jusque-là ?
— Buonanotte, lança-t-il rudement en partant très vite.

* * *

— Je vais voir nanna et grandpa, annonça Holly à Rocco, les yeux


brillants d’excitation.
— Super, piccola !
Tout en souriant à l’enfant, il interrogea sa mère du regard.
— Les parents de Jack ont une petite maison de vacances dans la région
de Nice, expliqua Emma. Ils ont invité Holly à passer quelques jours avec
eux.
Elle ne s’était pas encore remise du choc qu’elle avait éprouvé en voyant
Rocco à la table du petit déjeuner. Son absence lui avait semblé interminable.
— Peter et Alison arrivent demain à Gênes en avion. Ils loueront ensuite
une voiture pour venir chercher Holly.
— Je vais jouer avec Bobbo, s’écria soudain sa fille en apercevant le
chien.
— Cela ne vous chagrine pas trop de vous séparer d’elle ? demanda
Rocco devant l’expression un peu mélancolique de la jeune femme.
— Pas du tout, prétendit-elle. Les parents de Jack adorent Holly. Elle est
toujours très contente avec eux.
De toute façon, Emma savait qu’une bonne mère se devait d’accepter ce
genre de séparation pour éviter une relation trop fusionnelle.
— Cordelia m’a annoncé qu’elle passait la journée chez Barbara et
Andrew Harris, reprit Rocco.
— Oui. Elle finit de se préparer. Je la conduirai en voiture tout à l’heure.
— Nous pourrions y aller ensemble avec Holly et en profiter pour
l’emmener à la plage.
La première impulsion d’Emma fut de refuser. Rocco la troublait trop
profondément. La bouffée de joie qu’elle avait ressentie à sa vue l’avertissait
du danger. Mais son sourire charmeur eut raison de ses défenses. Il était
irrésistible dans son jean délavé et son polo clair, qui faisait ressortir sa peau
bronzée. Et puis quel mal y avait-il à profiter un peu de sa compagnie ?
D’autant plus que c’était pour faire plaisir à Holly.
Elle repoussa sa tasse de café avec un sourire convenu.
— Oui, c’est une très bonne idée. Holly sera ravie.
Quelle froideur trompeuse, songea Rocco avec un mélange d’amusement
et de tendresse. Le pouls qui battait la chamade à la base du cou d’Emma
trahissait son trouble, et sa vulnérabilité l’émouvait.

* * *

Santa Margherita Ligure était une jolie station balnéaire colorée, avec une
promenade plantée de palmiers qui longeait le bord de mer. Emma savourait
le tableau d’une mer d’un bleu cristallin, qui miroitait sous un ciel sans
nuage. Assise sur la banquette arrière, Holly ne tenait plus en place.
— Allez vous installer pendant que je gare la voiture, dit Rocco.
Il descendit pour ouvrir le coffre, où Emma prit le volumineux sac de
plage. Il faisait déjà chaud. Elle était contente de porter une des tenues que
Rocco lui avait offertes, un pantalon de toile blanche et un joli chemisier à
carreaux.
— Maman, un coquillage ! s’écria Holly en se baissant. Je vais en
chercher d’autres.
— Ne t’éloigne pas, commanda Emma.
Elle suivit des yeux sa fille, qui ne tarda pas à s’arrêter avec son seau et
sa pelle pour creuser un trou dans le sable. Emma s’étendit sur sa serviette et
offrit son visage au soleil. Dire que quinze jours plus tôt elle se promenait en
anorak sous la neige dans le Northumberland !
Elle se redressa pour surveiller Holly. Le seau et la pelle rose vif étaient
toujours là, mais pas sa fille. Prise d’une bouffée de panique, elle scruta la
plage à droite et à gauche en fronçant les sourcils. Nulle part elle n’aperçut
Holly… Glacée, le pouls affolé, Emma jeta un coup d’œil en direction de la
mer, où jouait un groupe d’enfants. Mais sa fille n’était pas parmi eux.
— Holly !
— Que se passe-t-il ?
Elle se retourna en entendant la voix de Rocco.
— Je ne vois plus Holly ! Elle était là il y a une minute…
L’angoisse lui faisait monter des larmes aux paupières ; elle tremblait de
tous ses membres.
— Je vais la chercher, décréta Rocco. Elle ne peut pas être bien loin.
Il sortit son portable de sa poche.
— Gardez votre téléphone à portée de main. Je vous appelle dès que je
l’aurai trouvée.
Emma se mordit la lèvre jusqu’au sang en continuant à inspecter
l’horizon. À chaque seconde, sa tension montait d’un cran. Elle s’efforçait
néanmoins de garder son calme en se rassurant comme elle pouvait : Rocco
ne tarderait pas à réapparaître avec Holly perchée sur ses épaules.
Elle l’aperçut bientôt, en effet, mais seul. Incapable de refouler plus
longtemps sa peur, elle courut à sa rencontre.
— Je ne sais pas où elle est, avoua-t-il.
— Oh ! mon Dieu !
Sur le point de défaillir, elle s’appuya sur lui ; il la prit par la taille pour la
soutenir.
— J’ai dû la quitter des yeux pendant à peine deux minutes, murmura-t-
elle.
— J’appelle la police ! annonça Rocco en composant un numéro sur son
téléphone.
— Elle est sûrement tout près. Elle ne peut pas être allée bien loin,
protesta Emma, terrorisée.
Elle s’essuya les yeux. Une multitude de scénarios épouvantables se
bousculaient dans son esprit.
— Bien sûr, fit Rocco de sa voix grave et posée. Mais plus nous serons
nombreux à la chercher, plus vite nous la retrouverons.
8.

— C’est ma faute, j’aurais dû mieux la surveiller.


Incapable de se maîtriser davantage, Emma éclata en sanglots.
— Pourvu qu’il ne lui soit… rien arrivé…, bafouilla-t-elle en hoquetant.
Mais si une vague l’a emportée ? Si quelqu’un l’a enlevée ?
Son expression ravagée par l’inquiétude étreignit le cœur de Rocco. Lui,
mieux que quiconque, comprenait ce qu’elle ressentait. La disparition
soudaine de cette enfant réveillait des souvenirs terriblement douloureux.
Vingt ans s’étaient écoulés depuis l’accident qui avait coûté la vie à son frère.
Pourtant, il n’oublierait jamais… Madre de Dio ! Il espérait de toute son âme
ne pas revivre la même tragédie.
Il prit le visage d’Emma entre ses mains et plongea les yeux dans les
siens.
— Arrêtez de vous faire des reproches. Vous êtes la mère la plus dévouée
et la plus attentive que je connaisse. Nous retrouverons Holly, je vous le
promets, cara.
Pendant les trois quarts d’heure qui suivirent, Emma vécut les pires
moments de son existence. Même la mort de Jack et la découverte de son
infidélité ne l’avaient pas angoissée à ce point. Elle était au supplice. Elle ne
pouvait rien faire que rester sur la plage à l’endroit où elles avaient posé leurs
affaires, pour le cas où Holly reviendrait sur ses pas. Toutes les histoires
tragiques qu’elle avait lues dans les journaux sur les disparitions d’enfants
tourbillonnaient dans sa tête. L’idée qu’elle risquait de ne plus jamais revoir
sa fille lui était insupportable. Jamais elle ne s’en remettrait. Elle enfouit son
visage dans ses mains avec un gémissement désespéré.
— Emma…
C’était la voix de Rocco. Elle entrouvrit ses yeux rougis et son cœur
bondit dans sa poitrine. Il tenait Holly dans ses bras.
Dieu soit loué !
Elle se leva en trébuchant pour s’avancer à leur rencontre.

* * *

Assise près du petit lit de Holly, Emma contemplait son visage apaisé
lorsqu’un léger coup fut frappé à la porte. Elle leva la tête. Rocco se tenait
dans l’embrasure.
— Elle dort ? murmura-t-il.
— Oui. Ce qui n’a rien d’étonnant. Elle a couru avec Bobbo pendant une
heure dans le jardin. Et elle est très excitée de voir ses grands-parents demain.
Elle ne pouvait même pas parler de ce qui s’était passé à la plage. On
avait finalement retrouvé sa fille près du port, endormie sur un tas de filets de
pêche. Holly ne semblait pas du tout traumatisée, mais ils avaient préféré
écourter leur journée à la plage.
— Vous la laissez tout de même partir pour Nice avec vos beaux-
parents ?
Emma hocha la tête.
— Ce ne serait pas très gentil de les décevoir. J’ai confiance en eux.
Malgré elle, ses yeux s’emplirent de larmes. Elle n’oublierait jamais la
peur et le désespoir qui l’avaient envahie cet après-midi-là à l’idée de perdre
son enfant. Secouée par des sanglots irrépressibles, elle se prit la tête dans les
mains.
— Cara.
Rocco l’enlaça et elle n’eut pas la force de résister, ni physiquement ni
mentalement.
Quand elle recouvra ses esprits, quelques instants plus tard, elle était dans
les appartements de Rocco. Par la porte du salon, entrouverte, on apercevait
la chambre à coucher, avec un grand lit recouvert de soie grenat.
— J’ai préféré vous porter jusqu’ici pour ne pas risquer de réveiller
Holly, expliqua-t-il en réponse à son regard interrogateur.
Gênée de s’être ainsi effondrée devant lui, Emma devint écarlate. Ils
étaient assis tous les deux sur un canapé. Blottie contre lui, elle avait pleuré
sur son épaule…
— Je suis désolée, murmura-t-elle en se redressant.
— Vous avez eu très peur. Il vaut mieux exprimer ses émotions que de
les refouler.
L’expression tourmentée de Rocco la frappa.
— Vous avez réagi comment, à la mort de votre frère ? demanda-t-elle
doucement. Cordelia m’a raconté l’accident de Giovanni.
— Que vous a-t-elle dit ? Qu’il ne serait rien arrivé si je l’avais mieux
surveillé ?
La mâchoire de Rocco se crispa.
— J’en voudrai toujours à ma mère de s’être une fois de plus déchargée
sur moi. Je n’ai pas été à la hauteur avec Gio. C’était un enfant agité, difficile
et très instable, mais je l’aimais. Il comptait sur moi. Malheureusement, je ne
méritais pas sa confiance.
— Vous étiez très jeune à l’époque, tout juste adolescent.
Machinalement, Emma lui pressa la main pour le réconforter.
— Ce sont vos parents, les coupables, pas vous. Vous avez risqué votre
vie pour sauver votre frère.
La gorge serrée, Emma s’interrompit un instant.
— Aujourd’hui… j’ai eu tellement peur que j’étais incapable de réagir.
J’ai perdu tous mes moyens. Heureusement que vous étiez là. Je ne sais pas
ce que je serais devenue sans vous.
Son émotion la suffoquait, brisant sa carapace protectrice et la rendant du
coup terriblement vulnérable. Pendant trois ans, elle avait fièrement élevé sa
fille seule, sans l’aide de personne. Mais ce matin elle avait eu besoin de
Rocco. Elle se sentait pleine de gratitude envers lui.
— Vous n’êtes pour rien dans l’accident tragique qui a emporté votre
frère, dit-elle d’une voix douce. Vous avez fait tout ce que vous avez pu.
Comme aujourd’hui. Vous nous avez été d’un grand secours, à Holly et à
moi.
Ces mots répandirent un baume réconfortant sur la blessure de Rocco,
toujours à vif malgré les années. Pour la première fois depuis longtemps, le
poids de sa culpabilité s’allégea sur ses épaules. Le jour où il avait porté le
corps inanimé de son frère entre ses bras, quelque chose s’était figé en lui.
Depuis, il évitait soigneusement toutes les situations susceptibles de faire
naître des émotions. C’était plus facile ainsi, moins dangereux.
Mais soudain, avec Emma, tout changeait. Sans savoir pourquoi ni
comment, il avait baissé la garde. Il avait envie de veiller sur elle et de la
protéger. Quand il l’avait vue si malheureuse sur la plage, il aurait remué ciel
et terre pour lui rendre son enfant.
Emma retint son souffle quand Rocco lui prit la main pour la porter à ses
lèvres. Son expression s’était transformée, tout comme l’atmosphère qui les
enveloppait. Le sentiment de réconfort et de sécurité qu’il lui inspirait
quelques instants plus tôt se mua tout à coup en inquiétude sourde.
Il posa un bras sur ses épaules pour l’attirer contre lui. Son souffle
s’accéléra ainsi que les battements de son cœur, qui résonnèrent dans le
silence.
L’idée de repousser Rocco ne l’effleura pas. Elle entrouvrit les lèvres en
tremblant, tandis que des émotions troublantes se déployaient en elle. La
confiance, qui l’avait désertée quelques secondes auparavant, renaissait
soudain. Blottie entre les bras de Rocco, elle se sentait en sécurité tandis qu’il
l’embrassait avec tendresse. Elle se laissa même aller à une sensualité qu’elle
avait si longtemps cherché à dissimuler.
Une fois de plus, Rocco se demanda pourquoi cette femme lui faisait
perdre ainsi la tête. Peu importait la réponse. Seule comptait la douceur de
cette bouche qui s’ouvrait pour accueillir son baiser.
Il repoussa les pans de son peignoir sur sa peau satinée pour découvrir ses
épaules. Certes, il avait connu bien des femmes et méritait sa réputation de
séducteur ; mais en cet instant, aussi ému qu’un jeune homme, il était
incapable de maîtriser le tremblement de ses mains.
Il la déshabilla lentement, découvrant centimètre par centimètre la
rondeur de ses seins avant de les prendre au creux de ses paumes. Puis il se
pencha pour enserrer leur pointe dressée entre ses lèvres.
Emma ne put retenir un cri de plaisir. Une sensation intense se logea en
haut de ses cuisses, au creux de son ventre. Un désir enfiévré s’empara d’elle,
réclamant l’apaisement, et un frisson la parcourut tout entière lorsque Rocco
acheva de la débarrasser de son négligé, qui tomba à terre.
Elle s’arc-bouta contre lui dans une sorte de supplication muette. Elle
avait l’impression que son corps renaissait. Jamais elle ne s’était sentie aussi
vivante qu’en ce moment, frémissante sous les assauts érotiques de la bouche
et des mains de Rocco.
Quand il embrassa de nouveau ses lèvres, avec une sensualité urgente et
dominatrice, leurs souffles saccadés se mêlèrent intimement. Un éclat
inhabituel brillait dans les yeux d’ambre de Rocco lorsqu’il releva la tête.
— Ti voglio…, murmura-t-il passionnément. Je te veux.

* * *

Rocco n’avait jamais éprouvé un désir d’une telle intensité. Il irradiait


chaque cellule de son être, effaçant tout de son esprit, sauf le besoin de
posséder Emma. Dès le début, il avait pressenti un lien mystérieux qui
l’unissait à elle, inexplicablement. Comme si elle lui appartenait de toute
éternité. Il l’avait dans le sang et dans l’âme, jusque dans la moelle de ses os.
— Oui, chuchota Emma.
Ce simple mot, aussi fragile qu’un fil de cristal, résonna en elle à la
manière d’une certitude absolue. Aucun doute ne subsistait : Rocco allait lui
faire l’amour. Elle allait se donner à lui. Le passé, avec les souffrances que
Jack lui avait infligées, ne comptait plus ; et peu importait l’avenir. Elle
voulait se concentrer sur le présent, saisir le plaisir de l’instant avec cet
homme qui avait pris possession de son cœur à son insu.
Elle croisa son regard sans broncher quand il glissa les doigts sous sa
culotte de dentelle pour la lui ôter délicatement.
— Sei bella, Emma, articula-t-il d’une voix rauque en la soulevant dans
ses bras pour la porter jusque dans la chambre. Rien ne peut plus m’arrêter,
maintenant. Le désir que j’ai de toi est beaucoup trop fort.
Quand il guida sa main vers son entrejambe, un frémissement mêlé
d’inquiétude s’empara d’elle. Elle n’avait pas eu de relations sexuelles depuis
si longtemps… Jack était mort depuis plus de trois ans et il ne l’avait presque
pas touchée durant les derniers mois qu’ils avaient passés ensemble, sans
doute à cause des transformations physiques occasionnées par sa grossesse.
Mais il n’était plus question de s’enfermer dans un passé douloureux. Elle
n’avait plus rien à voir avec la jeune fille naïve que son charmeur de mari
avait séduite. À vingt-huit ans, elle était devenue une femme forte et
indépendante, capable d’assumer ses choix. Elle cédait à Rocco de son plein
gré.
Le désir ardent qu’elle lut dans ses yeux acheva de restaurer sa confiance
en elle. Elle s’enhardit même jusqu’à descendre la fermeture Éclair de son
pantalon.
Incapable de maîtriser son impatience, Rocco arracha vivement sa
chemise et son caleçon. Néanmoins, devant la légère appréhension qui voila
le regard d’Emma, il s’obligea à contrôler l’élan de sa libido. Elle n’avait pas
connu d’homme depuis la mort de son mari. Il fallait l’entourer d’égards et de
prévenance.
Ôtant le dessus-de-lit, il installa la jeune femme sur les oreillers avant de
s’étendre à côté d’elle. Puis il la prit dans ses bras. Son teint d’ivoire, délicat,
formait un contraste très érotique avec son propre corps, bronzé et musclé.
Un soupir s’échappa de ses lèvres pulpeuses quand il la serra contre lui. Se
rassasierait-il jamais de tant de douceur ? Il l’embrassa. Langoureusement
d’abord, puis avec une fébrilité croissante.
Perdue dans ses sensations, Emma n’offrit aucune résistance lorsque la
main de Rocco glissa le long de son ventre pour écarter doucement ses
cuisses et la caresser. Très vite, il l’amena au bord de la jouissance et la garda
ainsi, à sa merci. Elle se mit à gémir. Puis, choquée, elle sursauta quand sa
bouche remplaça ses doigts.
— Rocco…
Il se redressa à demi.
— Tu n’aimes pas ?
— Je… je ne sais pas, répondit-elle très honnêtement.
Rocco en resta stupéfait : son Superman de mari ne lui avait-il donc
jamais offert ce plaisir ? Quel égoïste… Eh bien, songea-t-il avec une pointe
de fierté virile, il serait le premier à le lui faire connaître.
— Laisse-moi te montrer, cara, murmura-t-il.
Elle se tordit bientôt de plaisir, augmentant encore son excitation.
— S’il te plaît…
Emma avait désespérément envie de lui. Son corps n’avait jamais été
porté à ce point d’incandescence. Rocco était un magicien, qui l’avait
ensorcelée. Un maelström de sensations l’emporta alors vers des contrées
inconnues. Elle rouvrit les yeux d’un air déçu quand son amant s’écarta. Il
esquissa un sourire, avant de sortir un préservatif du tiroir de sa table de nuit.
— Tiens, enfile-le.
Elle se sentit rougir. Sa formation d’infirmière l’avait pourtant rompue à
toutes sortes de situations, mais le sexe érigé de Rocco l’intimidait… Elle
s’exécuta en tremblant un peu.
Puis elle s’allongea de nouveau tandis qu’il s’agenouillait entre ses
jambes. Avec une lenteur infinie, les lèvres de Rocco remontèrent sur sa peau
nue vers sa poitrine pour renouveler leur tourment exquis, jusqu’à ce que,
n’en pouvant plus, elle crie grâce.
Alors seulement il la pénétra. La seconde d’après, il s’immobilisa pour lui
laisser le temps de s’accoutumer à lui. Puis il se retira, avant d’entrer de
nouveau en elle.
— Tout va bien ? demanda-t-il doucement en appuyant son front contre
le sien.
Comment n’aurait-elle pas succombé à ce mélange de passion et de
tendresse ? Cette gentillesse pleine de prévenance la bouleversait. Quelque
chose de fondamental la reliait à cet homme, d’infiniment plus fort que la
seule union de leurs corps.
— Tout ira bien tant que tu ne t’arrêteras pas, murmura-t-elle.
Chaque mouvement de Rocco l’emportait plus loin, plus haut, vers un
sommet merveilleux qu’elle ne doutait pas d’atteindre très bientôt.
— J’aimerais pouvoir continuer éternellement, cara, gémit Rocco. Mais
je rêve de toi depuis si longtemps que tu vas devoir me pardonner mon
impatience, pour cette fois.
Il ne se contrôlait déjà plus. Son rythme s’accéléra et Emma s’agrippa à
ses épaules de toutes ses forces tandis que l’intensité de ses sensations allait
crescendo.
L’explosion fut violente et délicieuse tout à la fois. Des spasmes la
traversèrent de part en part quand elle atteignit un paroxysme étourdissant,
qu’elle n’avait encore jamais connu jusque-là. Elle se sentit comme liquéfiée
et ferma les paupières pour se concentrer sur le ressenti bouleversant qui
l’agitait au plus profond.
— Regarde-moi, Emma, l’implora Rocco.
C’était son orgueil de mâle qui parlait, il le savait. Dans l’abandon de
l’extase et de la passion, il n’avait pas envie d’être confondu avec un fantôme
du passé…
Emma rouvrit les yeux pour le fixer d’un air éperdu. Pendant quelques
secondes, il se figea, cherchant à endiguer le raz-de-marée. Mais il ne pouvait
pas résister indéfiniment. Dans un dernier coup de reins, il rejeta la tête en
arrière et un son guttural s’échappa de sa gorge. Puis il s’effondra, lui aussi,
vaincu par le plaisir.
Ses tremblements convulsifs éveillèrent en Emma un mélange de
tendresse et de fierté possessives. Cet homme fort et puissant devenait tout à
coup très vulnérable entre ses bras. Instinctivement, elle le serra contre elle en
pressant ses lèvres sur sa joue. C’est ainsi qu’elle se représentait l’acte
d’amour. L’union totale de deux corps, dans un parfait accord.
Mais, avec Rocco, il s’agissait de bien plus encore. Elle ne pouvait plus
se dissimuler la vérité : l’amour s’était insinué dans son cœur. Elle avait
offert son corps à Rocco parce qu’il avait conquis son âme. Il avait restauré
son estime d’elle-même et pansé les plaies ouvertes par Jack. Elle venait de
vivre avec lui l’expérience fusionnelle la plus profonde de son existence,
qu’elle n’oublierait ni ne regretterait jamais. La beauté de ces instants
partagés la bouleversait et ses yeux s’embuèrent de larmes.
Rocco poussa un profond soupir. Il se sentait parfaitement détendu et,
pour la première fois de sa vie, complètement à l’unisson avec une femme.
Un peu comme si les âmes — et pas seulement les corps — s’étaient
rencontrées.
Il se souleva légèrement pour chercher la bouche d’Emma, mais se figea
en sentant sa joue humide. Il eut l’impression de recevoir un coup de
poignard. Pourquoi pleurait-elle ? Leurs ébats avaient-ils ravivé le souvenir
du mari qu’elle regrettait encore ? Aurait-elle préféré être avec Jack ?
Cette pensée le ramena brusquement à la réalité. Il avait complètement
divagué : il ne s’était rien passé d’extraordinaire. Son âme demeurait
inaccessible et inviolée. Certes, Emma lui avait donné beaucoup de plaisir,
mais ce n’était pas une raison pour imaginer des choses qui n’existaient pas et
s’encombrer d’émotions inutiles.
Emma essuya discrètement ses larmes et il fit semblant de n’avoir rien
remarqué. Elle étouffa un bâillement.
— Je suis désolée. La journée a été longue et fertile en émotions.
Elle avait effectivement l’air épuisée et terriblement fragile. Emporté
malgré lui par un élan de compassion, il la serra contre lui.
À son contact, tandis qu’il caressait ses rondeurs délicieusement
féminines, son désir se réveilla. Mais il préféra l’ignorer pour céder au besoin
beaucoup plus profond de garder cette femme au creux de ses bras pendant
qu’elle s’endormait.
* * *

Emma était déjà assise à la table du petit déjeuner quand Rocco pénétra
dans la salle à manger le lendemain matin. Son sourire distant augmenta la
contrariété qu’il ressentait depuis qu’il s’était réveillé seul dans son lit au
milieu de la nuit. Mais la rougeur qui colora ses joues quand il prit place en
face d’elle le rassura un peu. D’ordinaire, c’était lui qui prenait les initiatives.
Il n’avait pas l’habitude que les femmes s’amusent à inverser les rôles.
Tout était décidément très différent avec Emma. D’abord, elle avait
commencé par lui résister, ce qui rendait d’ailleurs sa capitulation d’autant
plus douce et agréable. Ensuite, cette façon de le quitter en pleine nuit comme
une voleuse l’avait froissé. Il en tremblait encore, d’autant plus que c’était le
désir qui l’avait réveillé.
— Nanna et grandpa arrivent bientôt.
La petite voix haut perchée de Holly fit irruption dans ses pensées.
— Oui, ma chérie. Mais finis ton yaourt, répondit fermement Emma.
— Voilà une petite fille très impatiente, murmura Rocco.
— Elle était debout à 5 heures !
Rocco se détendit un peu. Lui qui avait tant souffert d’être négligé par sa
mère ne pouvait pas en vouloir à Emma de donner la priorité à sa fille.
Ses parents n’avaient pas été de bons modèles. Toute son enfance avait
été ponctuée par les éclats des disputes, l’alternance incessante des brouilles
et des réconciliations. Comment, après cela, aurait-il eu envie de se couler
dans le moule de la vénérable institution du mariage ?
Néanmoins, depuis quelque temps, il s’était lassé de cette succession de
brèves rencontres qui ne le menait nulle part. La vie était-elle absurde et
dénuée de sens ? Ses parents l’avaient-ils à jamais convaincu que l’amour
n’était qu’une illusion ? Ces questions le minaient de plus en plus souvent et
influaient sur son humeur.
Il avala sans appétit une bouchée et reposa son croissant sur la table.
Pourquoi remettait-il brusquement tout en question à cause d’une simple
petite infirmière anglaise ?
En dépit de la situation un peu délicate, il accueillit chaleureusement les
parents de Jack à leur arrivée. À l’évidence, ils adoraient leur petite-fille et
entretenaient d’excellentes relations avec Emma.
— Jack était fils unique, dit Alison à Rocco pendant qu’Emma allait
chercher le doudou préféré de Holly dans sa chambre. Pour nous, il continue
à vivre à travers notre petite-fille. Emma est adorable. Peter et moi espérons
qu’elle se remariera un jour. Mais Jack restera toujours l’homme de sa vie.
— Je comprends, murmura Rocco.
Pourtant, quelque chose lui échappait sans cesse. Pourquoi Emma fuyait-
elle toute discussion à son sujet ? Une sorte de mystère semblait planer sur sa
relation avec Jack Marchant, qui minait sa confiance envers les autres
hommes.
Emma redescendit avec le doudou de sa fille, bien résolue à ne pas trop
s’attendrir. Elle écourta les adieux.
— Sois bien sage avec nanna et grandpa, dit-elle en embrassant Holly.
— Promis, maman. Je t’aime.
Le cœur serré, Emma regarda la voiture disparaître dans un virage avec sa
précieuse cargaison.
— Ces quelques jours seront vite passés, dit Rocco.
— Oui, mais je crains de m’ennuyer. Surtout que Cordelia a accepté de
rester à Rapallo chez les Harris.
— Ne t’inquiète pas, cara. Nous trouverons sans peine quelques
distractions.
Il la contempla longuement, tout en se félicitant des vêtements qu’il avait
choisis à son intention. Cette petite jupe en jean moulait ses hanches à la
perfection, découvrant ses cuisses galbées et dorées par le soleil. Il avait
envie de se rouler sur l’herbe avec elle, dans la fraîche odeur de camomille.
Mais la réalité se rappela à lui : des dossiers empilés sur son bureau
réclamaient son attention.
Pourtant, une impulsion irraisonnée fit voler en éclats ses velléités de
travail. Malgré sa petite mine courageuse, Emma souffrait du départ de sa
fille. L’enlaçant par la taille, il planta un baiser sur sa bouche et sourit d’un
air moqueur quand elle rougit. Il avait découvert en elle une amoureuse
passionnée, et cette timidité inattendue l’amusait et le touchait tout à la fois.
— Passons la journée ensemble, suggéra-t-il. Allons pique-niquer à
Camogli en bateau. Ensuite, nous ferons la sieste à bord de l’Anna-Maria.
Emma hocha la tête. Devant la lueur de désir qui brillait au fond des yeux
de Rocco, elle ne put s’empêcher de frissonner d’impatience.
9.

Cheveux au vent, debout sur le pont du bateau à côté de Rocco, qui tenait
la barre, Emma avait l’impression d’avoir basculé dans un autre monde.
C’était un jour parfait, avec un ciel sans nuages et un soleil magnifique qui se
reflétait sur les eaux cristallines.
Cette vie était à des années-lumière de celle qu’elle menait avec Holly
dans le Northumberland et à laquelle elle retournerait d’ici à quelques
semaines. Elle gardait la tête froide et refusait de se laisser étourdir. Pourtant,
quand elle surprenait Rocco en train de la dévorer des yeux, il était parfois
difficile de ne pas se mettre à rêver…
Ils firent une halte à San Fruttuoso, pour visiter le célèbre monastère
bénédictin construit en bord de mer. Puis ils jetèrent les amarres dans le joli
port coloré de Camogli et s’installèrent à une terrasse pour déjeuner. Après
des coquilles Saint-Jacques, ils goûtèrent la spécialité locale, le branzino in
tegare, du loup de mer aux tomates et au vin blanc, arrosé d’un pinot grigio
qui tourna un peu la tête à Emma. Le petit espresso bien serré à la fin du
repas fut le bienvenu.
En jean noir et chemisette blanche, avec ses boucles folles qui
retombaient sur son front, Rocco avait un charme fou. À en juger par les
nombreux regards féminins qui se posaient sur lui, Emma n’en était pas la
seule victime…
Ils bavardèrent agréablement, abordant toutes sortes de sujets, de la
politique aux beaux-arts, et se découvrirent des goûts communs en littérature.
— Tu as toujours voulu être infirmière ? demanda Rocco à brûle-
pourpoint.
Emma réfléchit un instant.
— J’ai grandi dans la ferme de mes parents et j’ai d’abord songé à
devenir vétérinaire. Mais j’ai très vite compris où était ma vraie vocation.
— Ce métier n’est pas toujours facile…
— En effet. Il est parfois très dur d’affronter la mort, par exemple. Mais
je suis aussi très souvent récompensée. Après ma formation, j’ai travaillé six
mois au Liberia, dans des conditions très rudes à cause des années de guerre
civile. Là-bas, j’ai vu des choses horribles, en particulier des enfants qui
mouraient de la malaria ou de la rougeole parce qu’on manquait de
médicaments. Mais l’expérience a été très enrichissante. Les gens qui
souffrent ont besoin d’aide. Je me suis vraiment sentie utile. Quand Holly
sera grande, j’aimerais retourner travailler en Afrique.
— Tu as épousé Jack à ton retour en Angleterre ?
— Oui.
Emma détourna le regard. Elle avait bâti son bonheur sur une illusion et
sa douleur se ravivait chaque fois qu’elle repensait aux infidélités de Jack.
Elle regrettait surtout de ne pas avoir pu s’expliquer avec lui. Il était mort le
jour où sa maîtresse avait dévoilé sa vraie nature. Une colère mêlée
d’amertume avait indissolublement teinté le chagrin d’Emma.
— Et toi ? demanda-t-elle en essayant désespérément de changer de sujet.
N’as-tu jamais rêvé de devenir acteur, comme tes parents ?
— Dio, non ! lança-t-il en un véritable cri du cœur. Deux dans la famille,
c’est déjà beaucoup trop.
Il marqua une pause avant de poursuivre :
— Flora et Enrico étaient en perpétuelle représentation. Avec eux, la vie
ressemblait à une pièce de Shakespeare, pleine de drames et de
rebondissements tragiques. Ni l’un ni l’autre n’ont été capables d’assumer les
problèmes psychologiques de Gio. Quand il est mort, ils ont pourtant joué à
la perfection leur rôle de parents dévastés par le chagrin. Ils ont failli
m’envoyer dans une école d’art dramatique. Heureusement, mon grand-père
est intervenu. Comme son fils n’avait jamais manifesté le moindre intérêt
pour les affaires, Silvio a voulu faire de moi son héritier en me léguant la
direction d’Eleganza.
— Cela ne t’a pas ennuyé que quelqu’un décide de ton avenir à ta place ?
Rocco secoua la tête.
— Je voulais faire des études d’ingénieur. La mécanique et l’industrie
automobile m’ont toujours passionné, ainsi que les nouvelles technologies.
En ce moment, je travaille sur un projet totalement révolutionnaire de moteur
électrique alimenté par des énergies nouvelles.
Il s’interrompit en riant.
— Mais je ne veux pas t’ennuyer. Généralement, ce genre de sujet ne
passionne pas les femmes.
— Moi, cela me fascine.
— Tu n’es vraiment pas comme les autres, cara, affirma-t-il avec une
gravité soudaine.
Rocco avait eu plus de maîtresses qu’il ne voulait l’admettre mais,
généralement, son intérêt pour elles s’arrêtait au seuil de la chambre à
coucher. Même s’il appréciait leur compagnie, il abordait rarement des sujets
sérieux ou qui lui tenaient à cœur. Cette sensation de proximité et d’intimité
qu’il découvrait avec Emma lui plaisait infiniment ; il avait envie de la faire
durer le plus longtemps possible. Mais qu’est-ce que cela signifiait
exactement ? Prolongerait-il leur liaison au-delà des trois mois qu’Emma
devait passer en Italie ?
Alors qu’il contemplait son beau visage encadré par ses cheveux d’or, la
réponse lui parut évidente. C’était un oui sans équivoque. Son regard
descendit plus bas, vers ses seins ronds et fermes, et aussitôt l’aiguillon du
désir le transperça.
— C’est l’heure de la sieste, mia bellezza, murmura-t-il de sa voix grave
et sensuelle.
Un frémissement parcourut Emma. Toute la journée, elle avait senti la
tension sexuelle monter entre eux. Maintenant, elle avait hâte de
s’abandonner de nouveau aux transports de la passion.
— Mais je ne suis pas fatiguée du tout ! plaisanta-t-elle.
Son intonation taquine enflamma la libido de Rocco.
— Partons vite, sinon je ne réponds pas de moi ! Je risque de te faire
l’amour ici devant tout le monde…
Il la prit par la main et ils coururent le long du quai jusqu’à l’Anna-
Maria. Ils montèrent à bord, essoufflés, riant aux éclats.
Quelques minutes plus tard, ils quittaient le port.
— Je vais jeter l’ancre un peu plus loin, annonça-t-il. Dans un endroit
tranquille où nous ne serons pas dérangés.
* * *

Rocco achevait à peine les manœuvres lorsque la sonnerie de son portable


retentit.
— Excuse-moi, je suis obligé de répondre. C’est Silvio.
Après avoir parlé quelques instants en italien avec son grand-père, il
éteignit son téléphone, souleva Emma dans ses bras et descendit dans la
cabine.
— Silvio organise une réception demain soir avec des clients prestigieux
et quelques cadres d’Eleganza. Je lui ai annoncé que je viendrais
accompagné.
Elle lui jeta un regard inquiet.
— Tu veux m’emmener ? Mais que va-t-il penser ?
— Je m’en moque éperdument. Je veux simplement t’avoir auprès de
moi.
Rocco la déposa sur la couchette et l’embrassa voluptueusement.
— À présent, il est temps de te débarrasser de tes vêtements.
Le désir qui brillait dans ses yeux donna brusquement à Emma une
confiance qu’elle avait rarement ressentie. Elle obtempéra sans pudeur avant
de s’immobiliser pour regarder Rocco, qui se déshabillait à son tour. La
toison de son torse descendait vers son ventre et ses cuisses musclées. Il avait
un corps magnifique, sculptural.
Sans plus lui laisser le temps de l’admirer, il se mit à embrasser ses seins
tout en lui ôtant sa petite culotte en dentelle. Emma tendit la main pour le
caresser et le sentit frissonner. Très vite, il enfila un préservatif et se
positionna entre ses jambes.
— Je ne peux plus attendre, cara, dit-il d’une voix rauque en la pénétrant.
Une extraordinaire sensation de plénitude envahit Emma. Rocco était sa
moitié idéale, le seul capable de lui donner cette impression, comme si
l’union de leurs corps figurait aussi celle de leurs âmes.
Quand explosa l’apothéose, elle enfonça ses ongles dans le dos de son
amant en s’abandonnant aux spasmes de plaisir qui la secouaient. Rocco
continua ses va-et-vient et elle connut une deuxième extase avant de
s’effondrer avec lui, délicieusement épuisée.
Tandis qu’Emma se blottissait contre son épaule en battant des cils,
vaincue par la fatigue, Rocco esquissa un sourire en contemplant ses
pommettes roses de plaisir. Ils allaient dormir un peu, avant de faire l’amour
une deuxième fois, et peut-être même une troisième. Il ne résistait pas au
corps d’Emma. Puis l’attirance physique s’estomperait ; il se lasserait,
comme d’habitude. De toute façon, les relations qui duraient trop longtemps
finissaient toujours dans l’aigreur et l’amertume, comme le mariage houleux
de ses parents ou tant d’autres autour de lui.
Pourtant, au fond de lui, une petite voix discordante s’élevait. Tôt ou tard,
il lui faudrait réfléchir et s’interroger sur la véritable nature de ses relations
avec Emma Marchant.

* * *

— Tu es prête, cara ? lança Rocco en frappant à la porte de la chambre


d’Emma.
— Presque, répondit-elle d’une voix crispée. Mais…
Elle lui ouvrit. Elle semblait tendue comme un ressort.
— Franchement, je préférerais rester avec Cordelia, reprit-elle. Elle avait
l’air très fatiguée quand je suis allée la chercher cet après-midi.
— Je viens de bavarder avec nonna. Elle est ravie que je t’emmène. De
toute façon, elle a l’intention de se coucher de bonne heure et Béatrice est là
si elle a besoin de quelque chose.
Il s’approcha pour prendre son menton entre le pouce et l’index.
— Il y a autre chose, Emma, n’est-ce pas ?
— Je vais me sentir mal à l’aise… au milieu de tous ces gens importants,
bredouilla-t-elle. Je n’ai pas grand-chose à leur dire.
Il la fixa quelques instants, perplexe. Comment se pouvait-il qu’elle ait si
peu confiance en elle ?
— Détrompe-toi. Tu es la femme la plus intéressante que j’aie jamais
rencontrée. Et j’en connais bien peu qui soient capables de parler d’autre
chose que de leur nombril ou de la vie des célébrités. Ne t’inquiète pas, tout
se passera bien. En plus, Silvio est très impatient de faire ta connaissance.
Il détailla sa silhouette pulpeuse, moulée dans un fourreau de satin gris
anthracite.
— Tu es tellement belle que je vais certainement faire beaucoup de
jaloux, ajouta-t-il d’une voix basse.
À ces mots, Emma vit quelque chose s’allumer dans ses yeux, une
émotion fugace qu’elle n’eut pas le temps de déchiffrer. Lui aussi était très
séduisant dans son smoking noir et sa chemise blanche immaculée.
— Au fait, merci pour les fleurs, murmura-t-elle, glissant un regard vers
les trois douzaines de roses rouges posées sur la commode.
Une pointe de mélancolie suspendit son regard dans le vague.
Normalement, les roses rouges symbolisaient l’amour. Mais Rocco ne
donnerait jamais son cœur à aucune femme.
— Il est temps de partir, fit sa voix de velours.
Emma inspira un grand coup et releva le menton. Il fallait parfois se
contenter de vivre au présent, se dit-elle, glissant sa main dans celle de
Rocco.

* * *

— Que pensez-vous de ma maison, madame Marchant ?


Debout devant une immense baie vitrée, Emma contemplait la vue
magnifique sur la ville de Gênes, illuminée dans la nuit. À leur arrivée, Rocco
lui avait fait faire une visite approfondie des lieux. Elle se tourna vers Silvio
D’Angelo.
— Elle est magnifique.
— La vieille ville de Gênes est classée patrimoine mondial de l’Unesco.
Plus petit et trapu que son petit-fils, Silvio avait un visage ridé et des
cheveux blancs qui accusaient son âge avancé, mais des yeux d’une vivacité
peu commune.
Emma lui adressa un sourire hésitant.
— Appelez-moi Emma, je vous en prie.
Il inclina la tête.
— Ainsi, vous êtes amie avec Rocco…
— Oui, fit-elle en se sentant rougir. En fait, je séjourne à la villa Lucia
pour m’occuper de Cordelia pendant quelques semaines.
— Et vous rentrerez ensuite en Angleterre ?
— Oui, répondit-elle, masquant de son mieux son désarroi. Pour
retrouver mon métier d’infirmière.
À l’autre bout de la pièce, elle aperçut Rocco en train de bavarder avec
Valentina Rossetti, la seule femme de l’équipe de direction d’Eleganza, au
demeurant une vraie beauté.
Silvio suivit son regard.
— Je suis un vieil homme, soupira-t-il. J’ai eu quatre-vingt-dix ans le
mois dernier. Il est temps pour moi de passer définitivement le flambeau à
mon petit-fils. Mais Rocco doit s’assagir et changer de style de vie. Il faut
qu’il se marie avec une Italienne de bonne famille qui lui donnera un héritier.
Emma eut une moue sceptique.
— Je ne sais pas si Rocco compte vraiment se marier.
— Ce sont mes conditions. Il faudra bien qu’il les respecte s’il veut
garder la direction d’Eleganza.
À ce moment, un coup de gong annonça le dîner. Perturbée par sa
conversation avec Silvio D’Angelo, Emma n’apprécia pas à leur juste valeur
les mets délicieux qui leur furent servis. De plus, Rocco était assis loin d’elle,
avec son grand-père, Tino Manzzini et quelques clients
importants — probablement pour discuter affaires. Elle se retrouva avec de
vieux oncles de Rocco, qui parlaient très peu anglais, et Shayna Manzzini.
Cette dernière ne tarda pas à répandre son venin.
— Rocco vous a donc accordé ses faveurs ! Mais cela ne durera pas, ma
chère, vous en avez conscience ?
Sans attendre de réponse, elle ajouta à mi-voix :
— Il ne s’engagera jamais. Même avec la mère de son enfant.
Emma reposa sa cuillère en tremblant. C’était probablement le dépit qui
mettait tant d’amertume dans les paroles de Shayna, se dit-elle pour se
rassurer. Mais son expression dut trahir son désarroi car la belle brune reprit
aussitôt :
— Ah, vous n’êtes pas au courant ? Pour l’instant, ce ne sont que des
rumeurs, je vous l’accorde.
— De quoi parlez-vous ? demanda Emma abruptement.
— Rocco aurait eu un fils avec une de ses maîtresses. Ici même, à Gênes.
Le bruit court qu’il lui rend visite une fois par semaine. En tout cas, mon mari
est formel : il est injoignable et invisible au bureau tous les vendredis après-
midi.
— Il peut y avoir bien des explications. Un enfant caché me paraît même
la plus abracadabrante.
Emma avait tant de fois tiré des conclusions trop hâtives à propos de
Rocco qu’elle s’obligeait à la prudence, à présent. Et puis quel crédit pouvait-
elle apporter aux médisances d’une femme jalouse et rancunière, alors qu’elle
avait confiance en Rocco ?
Oui, elle avait confiance en Rocco… Cette brusque révélation se répandit
en elle comme un baume bienfaisant. Jack avait ébranlé ses certitudes les plus
profondes mais Rocco avait toujours été honnête, sans rien lui promettre au-
delà de l’instant présent. Emma n’avait d’ailleurs aucun regret et chérirait
longtemps le souvenir de ce merveilleux séjour en Italie. Certes, tout serait
plus facile si elle n’était pas tombée amoureuse de lui… mais c’était sa faute,
pas celle de Rocco.
— Les rumeurs sont rarement fondées et souvent alimentées par l’envie
ou le dépit, lança-t-elle froidement à Shayna. Je ne crois pas du tout à cette
histoire d’enfant caché. Rocco est un homme d’honneur.
L’ex-mannequin haussa les sourcils d’un air moqueur.
— Oh ! Je vois : vous êtes amoureuse. En tout cas, je vous aurai
prévenue.
Après le repas, Emma réussit à éviter Shayna pour le reste de la soirée.
Mais le doute était semé en elle, mauvaise graine menaçant d’étouffer toute
logique et toute raison.
— Tu es bien silencieuse, cara, dit Rocco sur le chemin du retour.
Quelque chose ne va pas ?
— Non, répondit Emma avec empressement. Je… je réfléchissais.
À l’époque de son mariage, elle n’avait jamais osé poser de questions à
Jack lorsqu’il rentrait tard le soir. Plusieurs fois, l’idée qu’il la trompait
l’avait effleurée mais la peur l’avait obligée à refouler ses soupçons.
Rétrospectivement, elle regrettait d’avoir manqué de courage. C’est ce qui la
poussa à décider d’affronter le problème qui la tracassait.
En arrivant à la villa, Rocco la prit dans ses bras, mais elle s’écarta
vivement. S’il l’embrassait, elle était perdue…
— Tu as des enfants ? demanda-t-elle brusquement, sans autre forme de
préambule.
— Dio ! s’exclama-t-il, visiblement choqué. Quelle question ! Non, je
n’en ai pas.
Emma ne se laissa pas décontenancer et insista :
— Pourtant, avec toutes tes maîtresses, ce ne serait pas impossible.
— Je suis toujours très prudent, déclara-t-il sèchement. Pour qui me
prends-tu ?
Elle regretta de l’avoir blessé et se mordit la lèvre.
— Pardonne-moi, fit-elle. C’était une idée ridicule.
Rocco avait plissé les yeux et l’observait d’un air songeur.
— Si j’avais un enfant, je ne serais pas ici avec toi. J’aurais épousé sa
mère pour l’élever avec elle.
— Je croyais que tu étais contre le mariage.
— L’exemple de mes parents ne m’a certes pas convaincu. Cependant,
les besoins d’un enfant priment sur tout le reste. Je crois profondément que
l’éducation passe par la famille, un foyer solide. J’ai sans doute là-dessus des
conceptions un peu démodées.
Un lourd silence s’installa entre eux. Consciente d’avoir heurté Rocco,
Emma n’osait plus le regarder en face.
— À mon tour de te poser une question, dit enfin Rocco. Pourquoi ne
veux-tu jamais parler de Jack ? Tu ne peux pas garder éternellement tes
émotions enfouies à l’intérieur sans jamais les exprimer.
— C’est toi qui oses me parler d’émotions ? riposta-t-elle en tremblant.
Tu es le premier à les nier, comme si notre relation n’était que physique.
— C’est vrai, acquiesça-t-il sombrement. Malgré tout, je n’en suis plus
aussi sûr. Tu ébranles toutes les certitudes qui ont gouverné ma vie d’adulte.
Avec toi, j’ai envie d’autre chose.
Désemparée par cette révélation, Emma tenta de ne pas céder à
l’affolement.
— C’est-à-dire ? demanda-t-elle prudemment, le pouls battant la
chamade.
— Une relation vraie, où on apprend à se connaître, à partager ses
opinions, ses idées… et ses sentiments. Il faut aussi penser à Holly. C’est
pourquoi il ne faut pas se précipiter. Mais je voudrais te donner une place
dans ma vie, cara.
Rocco était soulagé d’avoir parlé. Il ne pouvait plus nier l’évidence :
aucune autre femme ne lui avait jamais inspiré un tel élan. Il la prit dans ses
bras.
— Est-il si difficile pour toi de me faire confiance ? demanda-t-il. Je te
promets de ne jamais te faire de mal. Je suis prêt à cheminer très doucement,
mais j’ai besoin de ton assentiment pour faire le premier pas.
En sentant la caresse de son souffle chaud sur sa joue, Emma se mit à
trembler de désir. De toute façon, elle avait déjà choisi de n’accorder aucun
crédit aux accusations calomnieuses de Shayna Manzzini.
Oui, elle avait confiance en lui.
— Je veux bien, chuchota-t-elle.
Alors, Rocco se pencha pour prendre ses lèvres en un baiser possessif.
10.

La lumière du soleil sur ses paupières closes tira Emma d’un profond
sommeil. Elle s’étira avec un sourire en sentant le bras musclé de Rocco se
refermer autour de sa taille. Elle se sentait comme dans un cocon,
parfaitement détendue, en sécurité.
— Buongiorno, cara, chuchota-t-il en frôlant ses lèvres d’un baiser.
— Tu me regardais dormir ? demanda-t-elle, intimidée.
— Oui, c’est une manière bien agréable de commencer la journée…
Il effleura ses seins d’une caresse et elle tressaillit quand sa bouche
remplaça ses mains avant de descendre plus bas, très lentement, jusqu’au
cœur palpitant de sa féminité. Une scène d’amour délicieusement sensuelle et
érotique se déroula ensuite, quand il se coucha sur elle pour la pénétrer avec
une précaution infinie. Les yeux dans les yeux, ils partagèrent un moment de
passion inoubliable, avant de retomber, tout étourdis, dans une douce
hébétude.
— Je sais pourquoi tu souris, murmura Rocco quelques instants plus tard
en contemplant le beau visage d’Emma. Holly revient aujourd’hui, n’est-ce
pas ?
— Oui.
Emma n’aurait jamais imaginé un bonheur aussi parfait. Elle venait de
passer une semaine merveilleuse avec Rocco, remplie de rire et de passion ;
mais sa fille lui manquait et il lui tardait de la serrer dans ses bras.
— Peter et Alison repartent pour l’Angleterre aujourd’hui, depuis
l’aéroport de Gênes. Je dois les retrouver dans le centre pour récupérer Holly.
Elle caressa la joue de Rocco, ombrée par une barbe naissante.
— Cela me ferait plaisir que tu déjeunes avec nous.
Rocco hésita en se rappelant le texto qu’il avait reçu de son demi-frère le
matin même, en se réveillant :

À cet après-midi à la sortie de l’école ?

C’était la première fois que Marco le contactait. Aussi avait-il répondu


immédiatement :

Bien sûr.

Le petit garçon commençait enfin à lui faire confiance, il n’était pas


question de le décevoir.
— J’aimerais beaucoup être des vôtres, cara. Mais j’ai un rendez-vous
d’affaires très important cet après-midi. Embrasse Holly de ma part. Je la
verrai ce soir en rentrant.
Il jeta un coup d’œil à sa montre et sauta du lit.
— À propos de travail, je ferais bien de me dépêcher. Le vendredi est
toujours très chargé.
Pendant qu’il était sous la douche, Emma essaya de surmonter sa
déception. Le P-DG de l’une des plus grosses entreprises d’Italie ne pouvait
évidemment pas réorganiser son emploi du temps au dernier moment.
Tout à coup, les paroles de Shayna Manzzini résonnèrent insidieusement
dans son esprit : « Rocco aurait eu un fils avec une de ses maîtresses. Ici
même, à Gênes… Il lui rend visite une fois par semaine… Il est injoignable et
invisible au bureau tous les vendredis après-midi. »
Balivernes, se dit Emma avec une fermeté inébranlable. La jeune
Canadienne, tout simplement jalouse, aurait inventé n’importe quoi pour se
venger. Rocco n’était pas comme Jack. Il était honnête, elle pouvait lui faire
confiance. Malgré sa réputation de séducteur, il avait clairement affirmé son
envie d’établir une relation durable. Pourquoi aurait-il menti ?
Rocco resta quelques minutes sous le jet d’eau froide tout en essayant de
mettre de l’ordre dans ses pensées chaotiques. Il détestait les secrets mais
celui-ci appartenait à Marco, il n’était pas libre de le dévoiler. Comme il
aurait aimé confier à Silvio l’existence de ce petit-fils ! Son grand-père avait
repris des forces depuis son opération du cœur, quelques mois plus tôt, à la
suite de laquelle les médecins avaient formellement interdit tout choc
émotionnel. Il était alors hors de question de lui parler de ce descendant
illégitime.
De toute façon, c’était à Marco de décider s’il voulait ou non faire partie
de la famille d’Angelo. Rocco avait promis à son demi-frère de garder le
silence pour lui laisser le temps de la réflexion.
Il en voulait beaucoup à son père de lui avoir légué ce désastreux
héritage. Décidément, Enrico n’aurait semé que des complications sur son
passage… Il avait aussi envie de parler à Emma, mais il ne voulait pas être
déloyal envers son petit frère. Il ne pouvait pas rompre la promesse qu’il
avait faite à un enfant de sept ans.
Il attrapa une serviette et se frotta les cheveux vigoureusement. Il avait
beaucoup de choses à dire à Emma, songea-t-il avec une nervosité
inhabituelle. Jamais il ne s’était senti aussi vulnérable et incertain. Tout cela à
cause des beaux yeux gris d’une infirmière anglaise…
Pour la première fois de sa vie, il avait peur de ne pas atteindre son but. Il
n’était même pas sûr de savoir ce qu’il souhaitait vraiment.

* * *

— Nous sommes perdues, maman ?


Emma jeta un coup d’œil à Holly, assise à l’arrière sur son siège enfant.
— Juste un tout petit peu, poussin. Je vais me garer pour regarder la carte.
Le trajet de Portofino à Gênes s’était déroulé sans encombre et Emma
avait trouvé sans aucun problème le restaurant où elle avait rendez-vous avec
ses beaux-parents. En revanche, avec la circulation intense du vendredi après-
midi, il s’avérait beaucoup plus difficile de sortir de la ville. Comme, de plus,
elle n’avait pas l’habitude de conduire à droite, elle s’était trompée à la sortie
d’un rond-point. Désorientée, elle n’arrivait plus à se repérer dans le lacis
compliqué des rues de la vieille ville.
Elle soupira en étudiant le plan. Elle aurait préféré demander son chemin
à quelqu’un, mais il n’y avait personne alentour et, avec ses maigres
connaissances en italien, elle avait peur de ne pas comprendre les indications.
— Maman, j’ai chaud.
Emma se massa les tempes. Avec le moteur coupé, l’air conditionné ne
fonctionnait plus. Elle devait prendre une décision.
— Nous repartons dans une minute, Holly.
Tout au bout de la rue, elle aperçut soudain un couple, accompagné d’un
jeune enfant à bicyclette. Elle détacha sa ceinture de sécurité en priant pour
qu’ils parlent un peu anglais.
Elle plissa les yeux dans le contre-jour pour mieux les voir. La femme
était blond platine et ne ressemblait pas à une Italienne. L’homme, lui, avait
les cheveux d’un noir de jais. Quelque chose dans sa silhouette lui parut
soudain étrangement familier. Fronçant les sourcils, elle concentra son
attention sur l’enfant, qui devait avoir sept ou huit ans et ressemblait comme
deux gouttes d’eau à… Rocco !
Elle se figea, incapable de détacher son regard du petit garçon qui
pédalait vite et se rapprochait de l’endroit où elle était garée. Elle aperçut ses
yeux, couleur d’ambre, comme ceux d’un tigre. Comme ceux de Rocco…
Pétrifiée, incapable de bouger, elle le regarda mettre pied à terre et poser
sa bicyclette contre un mur. Puis il courut en direction de l’homme, qui le
souleva dans ses bras, sous le regard attendri de la jolie blonde. Il n’y avait
pas à se méprendre sur le lien qui les unissait tous les trois, non plus que sur
l’identité du père de l’enfant.
— On s’en va, maman ?
— Oui, tout de suite.
Emma remit sa ceinture en tremblant. Elle était terrifiée à l’idée que
Holly aperçoive Rocco, ou qu’il regarde dans leur direction. Le courage lui
manqua pour descendre de voiture et exiger des explications, comme il lui
avait manqué par le passé chaque fois que Jack rentrait en retard… Parce
qu’elle était incapable d’affronter des vérités trop cruelles. Encore une fois,
ses rêves pathétiques s’effondraient et retombaient en poussière.
Comment avait-elle pu faire confiance à Rocco ? se morigéna-t-elle, les
dents serrées. Son expérience malheureuse avec Jack ne lui avait donc rien
appris ? Quelle idiote ! Une fois ne lui avait pas suffi : elle était retombée
exactement dans le même piège…
Le bruit du moteur attira l’attention du petit groupe debout sur le trottoir.
Rocco tourna la tête vers elle. Il sembla la reconnaître car il se crispa en
fronçant les sourcils. Il fit un pas en avant mais Emma avait décidé de
prendre la fuite. Elle enclencha une vitesse avec un horrible grincement et la
voiture démarra en trombe, tandis qu’elle s’interdisait de jeter un dernier
regard dans le rétroviseur.
* * *

Rocco lança sa voiture de sport à vive allure à l’assaut de la pente qui


menait à la villa Lucia. Depuis qu’il avait aperçu Emma à Gênes, cet après-
midi, il avait hâte de lui parler. Pourquoi s’était-elle sauvée si vite ? En se
remémorant son expression tendue, il ne pouvait pas s’empêcher d’avoir un
mauvais pressentiment.
La journée avait été harassante, riche en émotions. Le vélo qu’il avait
offert à Marco avait vaincu les dernières réserves du petit garçon, qui lui avait
sauté au cou. Cette démonstration de tendresse inattendue avait ravivé le
souvenir douloureux de Gio et renforcé la détermination de Rocco à
s’occuper de l’éducation de l’enfant.
L’apparition inopinée d’Emma l’avait profondément troublé, surtout
quand il avait vu son expression dévastée. Il avait failli rentrer
immédiatement à Portofino. Malheureusement, Marco était tombé de vélo et
il avait fallu l’emmener aux urgences. Inga était très inquiète et il s’était senti
obligé de rester un peu avec elle pour la rassurer.
Ensuite, comme Marco avait manifesté le désir de faire la connaissance
de son grand-père, Rocco était passé chez Silvio pour le mettre au courant.
Un peu choqué, et visiblement déçu par l’attitude d’Enrico, le vieil homme
avait cependant bien réagi. Il avait même décidé de revoir son testament pour
léguer à son second petit-fils une partie de sa fortune.
Maintenant, Rocco allait enfin pouvoir se confier à Emma, lui dire tout ce
qu’il avait sur le cœur. Il éprouvait une tension extrême, une sensation
nouvelle pour lui. Emma était quelqu’un d’unique, une femme extraordinaire.
Dieu veuille qu’elle partage toutes ses aspirations pour l’avenir…
La découverte d’un taxi garé devant la maison l’intrigua. Soudain, Emma
apparut sur le perron, une valise à la main. À la vue de Rocco, elle se figea un
instant, avant de dévaler les marches en courant pour jeter son bagage dans le
coffre.
— Qu’est-ce que tu fais ? demanda Rocco en descendant de voiture.
Holly était déjà attachée à l’arrière sur un siège enfant. Son intuition d’un
désastre imminent se renforça.
— Je m’en vais, répondit simplement Emma.
Elle avait l’air bouleversée et il se retint de l’agripper par les épaules pour
la secouer.
— Je le vois bien. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu es
toujours liée par ton contrat de travail.
Emma se figea et le toisa avec le plus de mépris possible. Elle s’efforça
de parler d’une voix normale, malgré le maelström qui se déchaînait en elle.
Quelle ironie ! Si Rocco était arrivé cinq minutes plus tard, cette
confrontation lui aurait été épargnée.
— Ta grand-mère n’a plus besoin d’une infirmière.
Complètement dépassé, Rocco comprit qu’il se passait quelque chose de
grave
— Cara…
Il s’avança, la main tendue.
— Non ! protesta-t-elle violemment en reculant aussitôt. Ne me touche
pas !
— Madre de Dio ! Que se passe-t-il, Emma ?
Comme elle s’apprêtait à monter dans le taxi, il la rattrapa par le bras.
— Tu oses me poser la question ! s’écria-t-elle en tremblant. Je t’ai vu cet
après-midi… Avec ton fils.
Rocco la lâcha immédiatement.
— Mon fils ?
— Le petit garçon qui était avec toi. Ce n’est pas la peine de nier. Shayna
m’avait déjà parlé de cette rumeur qui circulait.
Emma avait eu le temps de réfléchir aux différents éléments du puzzle :
Silvio ne voulait pas d’une étrangère dans la famille mais que Rocco épouse
une vraie Italienne. Pour hériter, Rocco avait préféré garder secrète sa liaison
avec sa maîtresse nordique. Tout s’expliquait.
Une lueur de colère, menaçante, s’alluma dans les yeux de Rocco.
— Pourquoi accordes-tu crédit aux calomnies de Shayna alors que je t’ai
mise en garde contre elle ?
Humiliée par la morgue et la froideur de Rocco, Emma riposta
rageusement :
— Je ne l’ai pas crue, à la réception de ton grand-père. Je te faisais
confiance. Mais tu m’as menti.
Il ouvrit la bouche pour parler, mais elle l’arrêta d’un geste.
— Contrairement à ce que tu prétendais, tu n’étais pas pris par ton travail
cet après-midi, mais par des obligations familiales. Ce petit garçon est ton
portrait tout craché.
— Gio l’était aussi.
Emma fronça les sourcils.
— Ça n’a rien à voir !
— Réfléchis-y tout de même…
— Je veux juste m’en aller, répliqua Emma en secouant la tête.
Oui, se répéta-t-elle mentalement, il fallait qu’elle parte avant de
s’effondrer en larmes devant lui…
Rocco savait qu’il ne faudrait que quelques minutes pour tout lui
expliquer. Mais le croirait-elle ? Une colère sourde s’empara de lui. N’avait-
elle donc aucune foi en lui ? Pourquoi aurait-il dû se justifier ?
Quand elle ouvrit la portière, il eut l’impression de recevoir un coup de
poignard.
— Tu me quitterais ainsi, sans essayer de comprendre ? s’écria-t-il d’une
voix rauque. Notre relation ne signifie donc rien pour toi ?
Quelle folie ! Tant pis pour son orgueil, songea-t-il. Il allait tout clarifier.
Elle arrêterait alors de le regarder comme si elle le haïssait.
La main toujours sur la poignée, Emma hésita, frappée par l’intonation
douloureuse dans la voix de Rocco. Il avait l’air de tenir à elle. Ou alors elle
se trompait encore une fois en prenant ses désirs pour des réalités… Non, elle
ne devait pas fléchir. Il avait trahi sa confiance. Il ne fallait pas regarder en
arrière et surtout pas lui montrer qu’elle avait le cœur brisé.
— Il n’y a rien ici qui me retienne.
— Alors va-t’en, lança-t-il sauvagement.
Rocco baissa la tête. Il ne pouvait pas obliger Emma à croire en lui. Il ne
la supplierait pas non plus. Cela ne servirait à rien. Sans doute demeurerait-
elle à jamais attachée à son défunt mari, en s’interdisant d’aimer un autre
homme. Poussé par l’amour-propre et la douleur la plus cuisante qu’il ait
jamais éprouvée, il ajouta durement :
— Mais, si tu t’en vas, Emma, c’est pour toujours. Je ne t’offrirai pas une
seconde chance.

* * *
Le printemps avait fini par arriver dans le Northumberland. Les jonquilles
frémissaient sous la brise dans le jardin de Primrose Cottage. Emma, qui
désherbait ses plates-bandes, se releva et sourit pour elle-même. Elle profitait
de ses derniers jours de congé : dès la semaine suivante, il lui faudrait de
nouveau enfiler l’uniforme. Holly s’était bien réadaptée à Little Copton.
Même s’il lui arrivait de poser des questions sur Rocco et Cordelia, elle avait
retrouvé avec plaisir ses petites habitudes. Ce matin, elle s’était réveillée tout
excitée : les enfants de la crèche allaient à la ferme, voir les agneaux qui
venaient de naître.
Pour le moment, Emma n’avait pas à s’inquiéter de trouver un nouveau
logement. Le couple qui s’était porté acquéreur avait finalement changé
d’avis et le propriétaire attendait de nouveaux acheteurs.
Elle s’essuya le front du revers de la main et ferma les yeux un instant.
Soudain, l’expression furieuse de Rocco, au moment de son départ, envahit
son esprit. Cette image était restée gravée dans sa mémoire et ses dernières
paroles la hantaient jusque dans ses rêves.
« Je ne t’offrirai pas une seconde chance. »
Pendant tout le temps du voyage de retour, elle avait essayé de se
convaincre qu’elle avait pris la bonne décision. Depuis cinq jours qu’elle était
revenue à Primrose Cottage, elle réussissait tant bien que mal à ne pas penser
à Rocco. Du moins jusqu’au soir… Car les longues heures de la nuit étaient
insupportables. Il lui manquait atrocement. Et elle se demandait sans cesse
s’il n’y avait pas une autre explication que la filiation à la ressemblance
frappante entre le jeune garçon et Rocco.
Quoi qu’il en soit, il l’avait trompée en lui dissimulant un secret. Elle en
revenait toujours là. C’était impardonnable. Les larmes se mirent à ruisseler
sur ses joues. Même après la mort de Jack, elle ne s’était pas sentie aussi
malheureuse.
Le portail grinça et elle s’essuya vivement le visage avec sa manche. Les
ragots allaient bon train au village. S’il la voyait pleurer, le facteur lui
poserait des questions.
Etonnée de ne pas l’entendre dire bonjour, elle tendit l’oreille. Il régnait
un silence inhabituel. Même le merle s’était arrêté de chanter. Avertie par un
sixième sens, Emma sentit brusquement ses cheveux se hérisser sur sa nuque.
Elle se retourna lentement en retenant son souffle. Ce fut comme si le sol se
dérobait sous ses pieds.
* * *

— Que fais-tu ici ? articula-t-elle faiblement, au bout de quelques


secondes interminables.
Rocco esquissa un pâle sourire. Devant les yeux rouges d’Emma et son
air malheureux, il laissa de côté le discours qu’il avait préparé.
— Je ne peux pas vivre sans toi, cara.
Elle ferma les paupières, comme pour l’effacer de sa vue. Mais Rocco
n’avait pas l’intention de disparaître aussi facilement. Il contempla cette
femme qu’il ne pouvait se résoudre à oublier. Il avait enduré cinq nuits
horribles à lutter contre son amour-propre.
— Marco est mon demi-frère. Le fils illégitime de mon père.
Emma rouvrit les yeux, pétrifiée par la honte et la culpabilité. Son demi-
frère ! Voilà pourquoi il avait évoqué sa ressemblance avec Giovanni.
Évidemment. Une fois encore, elle l’avait mal jugé. Comment pourrait-il
jamais la pardonner ?
— Mon père a abandonné sa maîtresse suédoise alors qu’elle était
enceinte. Il n’a eu aucun contact avec Marco avant de se retrouver à
l’hôpital ; là, il m’a demandé de retrouver cet enfant. Je n’ai pas pu parler de
lui tout de suite à mon grand-père, qui venait d’avoir une crise cardiaque. Il
est tellement fier du nom des D’Angelo que je craignais sa réaction. Pendant
des mois, je me suis efforcé de gagner la confiance de Marco. J’avais très
envie de tout te raconter, mais je lui avais promis de ne pas révéler son
identité tant qu’il n’était pas prêt.
Emma contempla le beau visage aux traits tirés de l’homme de sa vie.
Comme elle, il n’avait pas dû dormir et manger beaucoup depuis leur
séparation tumultueuse. Elle se mordit la lèvre.
— J’ai protesté énergiquement lorsque Shayna a commencé à me parler
de l’existence mystérieuse d’un fils caché…
Elle s’interrompit devant le scepticisme évident de Rocco, qui avait levé
un sourcil narquois. Pourtant, elle poursuivit, avec toute la force de
conviction dont elle était capable :
— Je lui ai dit que tu étais un homme d’honneur. Cela n’a pas été facile
pour moi… Malheureusement, quand je t’ai vu à Gênes avec cette femme et
ce petit garçon, j’ai eu l’impression de revivre la même chose qu’avec Jack.
Comme chaque fois qu’elle évoquait son mari, Rocco essaya d’ignorer la
brûlure de la jalousie.
— Tu t’es effondrée, comme quand tu as appris sa mort.
— Ce n’est pas exactement ce que je veux dire. Quelques heures avant
son décès, j’avais découvert qu’il m’avait trompée pendant toute la durée de
notre mariage.
Rocco sursauta, choqué.
— Quoi ? Comment l’as-tu su ?
— Par une de ses maîtresses. Kelly était aussi mon amie — je le croyais,
du moins. Elle a fini par tout me dire, par loyauté, soi-disant. Jack avait
l’intention de me quitter pour vivre avec elle.
— Votre mariage n’était donc pas idyllique ?
— Non, contrairement à ce que je croyais. Malheureusement, je n’ai pas
eu la possibilité de m’expliquer avec Jack… Il était sans doute incapable
d’aimer quelqu’un d’autre que lui-même. Et moi j’avais tellement envie
d’être amoureuse que j’ai fermé les yeux sur ses défauts.
Emma soupira.
— Malgré tout, il est mort en héros. À ses obsèques, j’étais partagée entre
la fierté et la haine.
— Dio ! Moi qui souffrais de penser que tu étais toujours éperdument
amoureuse de lui… Pourquoi ne m’as-tu pas détrompé ?
L’émotion et la sincérité de Rocco bouleversèrent Emma. Elle décida
qu’elle lui devait la vérité.
— Les parents de Jack ont été dévastés par le chagrin quand leur fils est
mort. Il m’était impossible de ternir son image. Par égard pour eux, et aussi
pour Holly, je ferai toujours semblant d’avoir connu le bonheur parfait avec
lui.
Elle s’interrompit un instant, le temps de ravaler un sanglot.
— Je me sentais aussi plus en sécurité en me cachant derrière des
souvenirs idéalisés. Cela me permettait de garder mes distances avec toi.
J’avais très peur de succomber au charme d’un autre play-boy.
— Je m’en doutais. Tu avais d’ailleurs raison de te méfier. Au début, je
n’avais qu’une idée en tête : coucher avec toi. L’exemple désastreux de mes
parents m’avait complètement dissuadé de m’engager. Le sexe était pour moi
un divertissement comme un autre — et les maîtresses ne manquent pas
quand on est riche.
— Ton argent ne m’a jamais intéressée !
Rocco se mit à rire doucement.
— Je le sais. Tu es décidément très différente de toutes les autres
femmes… Attentive, pleine de compassion, farouchement indépendante et
totalement inconsciente de la sensualité que tu dégages. Ce n’est pas étonnant
que j’aie perdu la tête à cause de toi, mia bella.
Emma retint son souffle quand il promena son pouce sur ses lèvres.
— J’ai follement envie de toi, Emma, lui murmura-t-il à l’oreille. Je ne
peux pas vivre, dormir ou simplement exister sans toi. Veux-tu revenir à
Portofino avec moi ? Je peux te rendre heureuse. Je le veux.
Il posa une main sur son sein à la pointe durcie de désir et lui offrit un
sourire ravageur, teinté d’une pointe d’ironie.
— Ton corps et tes yeux m’ont déjà dit oui, je te signale…
Emma se mit à trembler. Il serait si facile d’accepter. Et elle avait
tellement besoin de se blottir au creux de ses bras, sous le feu de ses baisers
brûlants. Mais il y avait Holly. Il fallait aussi penser à elle. Son bien-être
passait avant tout le reste.
— C’est impossible, déclara-t-elle en s’écartant vivement.
Rocco pâlit. Il ne s’attendait pas à cette réaction et avait tout à coup
l’impression de se tenir au bord d’un précipice, en équilibre instable.
— Pourquoi ? demanda-t-il avec brusquerie. Puisque tu t’es détachée du
souvenir de Jack. Y a-t-il quelqu’un d’autre dans ta vie ?
— Non. Je ne peux pas être ta maîtresse, Rocco. Holly a besoin de
sécurité. Une fois qu’elle sera installée chez toi, à Portofino, ce sera terrible
de la déraciner pour revenir en Angleterre. Parce que tu finiras par te lasser,
fatalement, et tu voudras rompre. Tu me l’as dit toi-même : tu ne veux pas
t’engager.
— C’est ce que je croyais.
Il la prit par les épaules pour la presser contre lui, de toutes ses forces.
— Tu ne m’as donc pas écouté ? s’écria-t-il, les yeux brillants. Je t’aime,
Emma. Je ne te demande pas d’être ma maîtresse. Je veux t’épouser.

* * *
Emma ouvrit la bouche pour parler mais aucun son n’en sortit. Rocco en
profita pour l’embrasser, un baiser passionné et dominateur. Elle le lui rendit
avec fougue, incapable de maîtriser le déferlement des émotions qui
l’assaillaient.
— Tesoro, murmura-t-il d’une voix altérée. Ti amo. Je t’aimerai toujours.
Je n’avais jamais pensé que cela m’arriverait. Je crois que je suis tombé
amoureux dès le soir où je t’ai rencontrée, quand tu portais cet horrible
bonnet pour faire plaisir à Cordelia, qui te l’avait tricoté. Je te promets de te
rendre heureuse. Je ne te ferai pas souffrir. Je jure d’être fidèle et de ne
jamais te tromper.
Rocco s’écarta d’elle et sonda son regard. Il prit peur en devinant une
ombre d’incertitude au fond de ses yeux.
— Je serai un bon mari et un bon père pour Holly. Je t’apprendrai à
m’aimer, si seulement tu veux bien me donner une chance.
Emma pressa un doigt sur ses lèvres.
— Je n’aurais jamais pu faire l’amour avec toi si je n’avais pas été sûre
de mes sentiments, confia-t-elle. Mais ton grand-père tient à te faire épouser
une Italienne. Il me l’a dit. C’est la condition pour que tu hérites de la
direction d’Eleganza. Je sais combien cela compte pour toi…
— Tu as infiniment plus d’importance que ma carrière, coupa Rocco
d’une voix enflammée.
Un soulagement immense envahit Emma. Elle était totalement sûre, à
présent. Il ne subsistait plus aucun doute.
— Tu es tout pour moi, reprit Rocco. Silvio peut agir comme bon lui
semble, cela m’est égal. Mais, à mon avis, il sera très content de mon choix.
Surtout quand il connaîtra son adorable arrière-petite-fille, en attendant
d’avoir très bientôt d’autres arrière-petits-enfants.
Emma, traversée par les ondes délicieuses d’une joie intense, avait
l’impression de toucher au terme d’un très long voyage, d’arriver enfin à
destination, dans la sécurité d’un foyer, auprès de l’homme qu’elle aimait.
— Tu veux des enfants avec moi ? chuchota-t-elle.
Rocco la prit dans ses bras pour l’emporter à l’intérieur du cottage, jusque
dans la chambre.
— Oui, le plus tôt possible. Nous pouvons même essayer de faire un bébé
tout de suite, cara.
TITRE ORIGINAL : A DANGEROUS INFATUATION
© 2011, Chantelle Shaw.
© 2012, 2017, HarperCollins France pour la traduction française.

Ce roman a déjà été publié en 2012.


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