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de Jane DONNELY
1.
Courbée au-dessus du parapet de pierre, Clancy Lindhurst
contempla un instant les eaux tumultueuses au-dessous d'elle. Puis
elle fit glisser sa bague de diamants et d'améthystes hors de son
annulaire, et d'un geste décidé, la jeta dans la rivière. Aussitôt, les
remous l'engloutirent en tourbillonnant.
Cherchant sa trace dans le courant, Clancy se pencha un peu plus
vers l'avant. Le grondement furieux du courant vibrait à ses oreilles,
l'écume glacée lui fouettait le visage. Comme hypnotisée, elle tendit
le bras pour toucher la surface de l'eau... Et sursauta en sentant une
main se poser sur son dos. Affolée à l'idée qu'on pût la pousser, elle
se redressa vivement, et dans sa panique, glissa sur la pierre
mouillée. L'instant d'après, elle perdait l'équilibre et basculait au-
dessus du parapet tandis que l'eau se refermait autour d'elle, pareille
à une chape de glace.
Le froid lui paralysa les membres. Emportée vers le fond par son
manteau imbibé d'eau et ses chaussures, elle eut bientôt l'impression
que l'eau durcissait dans son nez et sa bouche pour se transformer
en une lave brûlante qui lui déchirait les poumons. Elle suffoquait,
c'était la fin. Sa dernière sensation fut la caresse trompeuse des
longues herbes ballottées par les eaux qui s'enroulaient autour de
ses jambes nues.
Quand elle rouvrit les yeux, Clancy gisait sur le dos, le visage
couché sur le côté. Sa gorge et ses poumons étaient en feu, et le cri
qu'elle voulut pousser en découvrant juste au-dessus d'elle la gueule
hirsute d'un énorme chien noir s'étrangla dans sa gorge douloureuse.
Le souffle tiède de l'animal lui donnait envie de vomir. Sa vue
aussi... Jamais elle n'avait vu un molosse de cette taille, il lui
paraissait sortir tout droit d'un film d'épouvante. L'espace d'un
instant, elle l'imagina prêt à se jeter sur elle et à la dévorer. Mais,
Dieu merci, une main repoussa la gueule du monstre, et Clancy vit
alors apparaître une autre vision. Un homme, cette fois, un homme
presque aussi effrayant que le molosse avec ses cheveux sombres
qui retombaient en désordre sur son visage anguleux, où étincelait
un regard non de colère. Quand il tendit la main vers elle, Clancy
sentit la panique la gagner de nouveau. Cet homme était fou, elle en
était certaine. C'était lui qui l'avait poussée dans la rivière ! Et
maintenant il allait la tuer !
— Laissez-moi ! parvint-elle à articuler d'une voix rauque.
— Ménagez votre souffle, rétorqua l'inconnu. Pouvez-vous vous
lever?
Il y avait quelque chose d'impérieux dans sa voix, une autorité telle
qu'elle obéit, et tenta de se redresser. Mais elle ne parvint qu'à se
hisser sur ses genoux, et l'homme dut la prendre par les aisselles
pour l'aider à se mettre debout. Alors, tout se mit à tourner autour
d'elle, elle sentit qu'elle s'affaissait, devenait un poids mort entre les
bras de l'homme. Elle n'eut que le temps de l'entendre jurer avant
de perdre connaissance.
Quand, un peu plus tard, elle revint à elle, l'inconnu la tirait, appuyée
contre sa hanche, le long du sentier escarpé et sinueux qui menait à
l'Hôtel du Passeur, devant lequel elle avait garé sa camionnette. Elle
était incapable de parler et trébuchait à chaque pas. Lui aussi se
taisait. Elle songea que s'il l'avait laissée sur la berge, elle serait sans
doute restée là, immobile malgré le froid et l'humidité, au risque de
mourir d'hypothermie.
Comme ils atteignaient enfin rétablissement, il la relâcha un instant
pour ouvrir la porte. Clancy se sentit glisser le long du mur et
s'évanouit de nouveau.
Lorsqu'elle rouvrit les paupières, elle était étendue sur un canapé,
devant un poêle au foyer rougeoyant. Une chaleur bienfaisante
s'insinuait à travers le tissu dégoulinant de son manteau et le cuir
trempé de ses chaussures, aussi lourdes que du plomb.
Elle se rendit compte alors que quelqu'un était justement en train de
les lui enlever. L'homme qui l'avait ramenée de la rivière, sans
doute. Qui d'autre? Il la soulevait à présent, juste assez pour l'aider
à sortir ses bras des manches du vêtement.
— Buvez ceci, ordonna-t-il, en lui tendant un verre. Clancy avança
des mains tremblantes pour s'en saisir.
Bien qu'elle appréciât assez peu le whisky, elle se força à avaler le
liquide ambré. Par-dessus son verre, elle détailla l'inconnu, et ne put
s'empêcher de frissonner : grand, négligé, il arborait un air farouche
qui le faisait ressembler à un de ces bandits de grand chemin qui
peuplent les romans de cape et d'épée.
— Vous vous remettez vite, fit-il remarquer. Vous semblez jouir
d'une bonne santé.
— En effet.
— Dans ce cas, vous n'avez vraiment aucune excuse pour
commettre un tel acte.
Le mépris qu'elle perçut dans sa voix surprit Clancy. Pourquoi cet
homme qu'elle n'avait jamais rencontré auparavant la traitait-il avec
un tel dédain? Après tout, elle n'avait fait que se débarrasser de sa
bague de fiançailles. Une bague de grande valeur, certes, mais qui
lui appartenait. Et d'ailleurs, comment était-il au courant? A moins
que... Soudain, tout devint clair. De toute évidence, l'homme s'était
trompé. En la voyant se pencher sur le parapet pour effleurer la
surface de l'eau, il en avait conclu qu'elle voulait se jeter dans la
rivière. Et c'était lui qui, dans sa tentative pour la retenir, l'avait
effrayée et fait basculer au-dessus du pont. C'était donc sa faute si
elle avait failli se noyer. L'ignorait-il ou feignait-il de l'ignorer? De
toute façon, inconscient ou pervers, cet homme était dangereux,
Clancy le sentait. Aussi préféra-t-elle ne pas le contredire. Libre à
lui de penser ce qu'il voulait.
Elle reporta son attention sur le chien. Son épaisse toison noire
luisait sous les flammes.
— Est-ce lui qui m'a tirée de l'eau? demanda-t-elle. L'inconnu
secoua la tête d'un air agacé.
— Qu'est-ce que vous croyez? Que je lui ai crié : « Va chercher ! »
? railla-t-il.
Elle remarqua alors que lui aussi était trempé. Une flaque s'était
formée sous ses pieds, sa chemise était collée sur son torse
puissant.
Clancy grelotta. De froid, certes, mais aussi à cause du choc qu'elle
éprouvait à l'idée d'avoir frôlé la mort de si près, et de se trouver
maintenant à la merci de cet homme imposant et de son monstre de
chien.
— Il y a une salle de bains ; deuxième porte au fond du couloir. Ne
faites pas couler toute l'eau chaude et laissez la porte ouverte. Je ne
tiens pas à ce que vous vous noyiez encore une fois.
— Merci, marmonna Clancy.
Mais de quoi le remerciait-elle au juste? Elle ne savait même pas s'il
était le gardien de cet hôtel ou bien un vagabond qui s'était installé là
à l'insu des propriétaires.
Ce dont elle était sûre en revanche, c'était qu'elle devait se
débarrasser au plus vite de ses vêtements mouillés. Elle se leva
donc, et gagna la porte au bout du couloir. Si ses jambes s'étaient
dérobées, elle se serait quand même traînée jusqu'à la salle de bains
tant il lui tardait de se glisser dans un bain bouillant.
La salle d'eau était simple, carrelée de blanc du sol au plafond. Rien
qui rappelât le joli cabinet de toilette attenant à la chambre qu'elle
avait occupée dans ce même hôtel avec son fiancé. Clancy referma
le battant derrière elle et tira le verrou. Pas question de se
déshabiller avec la porte entrebâillée, quand il y avait cet individu au
bout du couloir !
Le chauffage central ne fonctionnait pas, néanmoins elle constata
avec soulagement que l'eau était très chaude. Après avoir ouvert le
robinet à fond, elle s'agenouilla devant la baignoire pour laisser la
vapeur lui réchauffer le visage et les mains, tout en se débarrassant
de ses vêtements froids et collants.
Puis elle se glissa avec volupté dans la baignoire. Au contact de
l'eau brûlante, de délicieux picotements parcoururent son corps
gelé.
Les paupières closes, Clancy ne put s'empêcher de songer de
nouveau au petit cabinet de toilette situé à l'étage supérieur. Sur la
buée du miroir, elle avait tracé un cœur avec leurs initiales
entrelacées — C et H —, ce qui avait fait sourire Hugh...
Non, elle ne devait pas recommencer ! Il fallait arrêter ce flot de
souvenirs avant qu'il soit trop tard, que d'autres affluent de nouveau
et reviennent la hanter. Comme elle aurait aimé fuir loin de cet
endroit, partir à l'autre bout du monde, oublier une fois pour toutes
le passé! Mais pour l'heure, ses forces l'avaient abandonnée. Elle se
sentait même si faible que, lorsqu'on frappa à la porte, elle n'émit
qu'un gémissement en guise de réponse.
— Est-ce que tout va bien? demanda alors l'inconnu en secouant la
poignée.
Elle s'obligea à articuler un peu plus fort :
— Oui, très bien. Que voulez-vous?
— Donnez-moi votre linge. Je vais le mettre à sécher. A
contrecœur, elle sortit de l'eau, s'enveloppa dans une serviette
mince — la seule qu'elle eût trouvée — et ouvrit la porte. Sans un
regard, l'homme lui tendit un drap de bain, puis il entra, et entreprit
de rassembler les vêtements qu'elle avait laissés en tas sur le sol.
Bien qu'il ne se fût pas une seule fois tourné dans sa direction,
Clancy resserra instinctivement la serviette autour de son corps
lorsqu'il passa devant elle pour ressortir.
Une fois seule, elle essuya la buée sur le miroir au-dessus du lavabo
et fixa son reflet. Elle se reconnaissait à peine dans cette femme
fatiguée aux yeux éteints. Ses longues boucles auburn retombaient
sans grâce autour de son visage pâle.
«Une désespérée que l'on vient de repêcher dans la rivière, voilà à
quoi je ressemble », songea-t-elle. Mais n'était-ce pas justement ce
qu'elle était?
Se détournant, elle jeta un coup d'œil par la fenêtre. Une pluie
battante cinglait les carreaux. Si elle essayait de conduire par ce
temps, épuisée comme elle l'était, elle risquait d'avoir un accident.
Le mieux serait sans doute de passer la nuit dans cet hôtel et de
repartir demain après avoir retrouvé des forces. A l'aller, elle avait
remarqué une pancarte sur la route indiquant qu'il était fermé. Il y
aurait donc sûrement une chambre libre pour elle.
Décidée à poser la question à son « hôte », elle sortit dans le
couloir. Le dallage gris était froid et humide sous ses pieds nus. Elle
se sentait fébrile, et trouva l'air étouffant en pénétrant dans la
cuisine. Comme elle l'avait espéré, l'homme qui l'avait amenée ici s'y
trouvait. Elle remarqua qu'il avait troqué ses vêtements mouillés
contre un pull irlandais et un jean sec. En revanche, il ne s'était pas
coiffé, et la barbe qui bleuissait ses joues lui donnait l'air d'un
malfrat. Dès qu'il entendit Clancy approcher, le gros chien noir leva
la tête vers elle et se mit à gronder.
Quel sinistre duo ! Dans d'autres circonstances, nul doute qu'elle
aurait pris ses jambes à son cou en se retrouvant face à eux !
S'efforçant de dissimuler son anxiété, elle alla s'asseoir sur le
canapé, toujours enveloppée dans le drap de bain.
— Je suppose que vous avez des questions à me poser...
commença-t-elle, à contrecœur.
Elle était sur le point de lui expliquer ce qui s'était réellement passé
sur le pont, pourquoi elle s'était penchée au-dessus de l'eau, puis
comment il l'avait surprise et l'avait fait basculer. Elle voulait aussi lui
demander l'hospitalité pour la nuit. Le moins que cet homme pût
faire n'était-il pas de lui procurer un lit? Après tout, c'était faute à lui
si elle se retrouvait dans cette situation !
Mais il ne lui en laissa pas le temps.
— Je ne veux rien savoir, coupa-t-il. Vous pouvez rester ici jusqu'à
ce que vos vêtements soient secs. Ensuite, faites-moi le plaisir de
déguerpir !
Elle cilla devant l'agressivité de son ton. Pourquoi la traitait-il ainsi?
Ce rustre n'était donc pas curieux de savoir ce qui avait poussé une
jeune femme telle qu'elle à vouloir se suicider? Enfin, ses manières
déplorables avaient au moins un avantage, se dit-elle pour se
réconforter : elles la dispensaient de fournir sa version des faits. Et
ce d'autant mieux que Clancy n'aurait aucune envie de s'épancher
devant un inconnu.
— J'ai besoin d'une chambre. Je suis incapable de reprendre la
route aujourd'hui, déclara-t-elle d'un ton ferme qui cachait,
l'espérait-elle, sa faiblesse.
Car, en réalité, elle ne s'était jamais sentie plus vulnérable qu'en ce
moment, seule et presque nue devant cet homme hostile.
Il la dévisagea un moment avant de demander :
— A quand remonte votre dernier repas ?
— Hier soir.
Bien qu'elle eût sauté le petit déjeuner avec l'intention de prendre un
vrai repas plus tard, elle n'avait pas faim. Sans doute parce qu'elle
était trop épuisée pour manger. Trop anxieuse aussi. Que ferait-elle
si son hôte la jetait dehors ? Serait-elle capable d'affronter la pluie
et la route de nuit pour rentrer chez elle? A cette idée, il lui sembla
que sa fatigue redoublait, et elle ferma les yeux. Elle entendit
l'inconnu se déplacer dans la pièce, puis s'approcher d'elle.
— Tenez.
Elle souleva les paupières. Il avait posé sur le sol un plateau chargé
d'un bol de soupe.
Spontanément, elle secoua tête, puis se souvint qu'elle devait
manger si elle voulait reprendre des forces. Alors, elle s'empara du
plateau. Dans son geste, le drap de bain glissa, découvrant son
corps nu. En un éclair, elle le rattrapa et leva les yeux sur l'homme
devant elle. Par chance, il s'était déjà détourné.
Elle eut du mal à avaler le potage aux légumes; elle s'arrêtait après
chaque cuillerée, pour ménager son estomac gonflé d'eau et éviter
les nausées. Si elle était malade et souillait le canapé, ce type était
bien capable de la flanquer dehors sous la pluie !
Comme Clancy repoussait le bol où restait un fond de soupe, elle
eut l'intuition que l'homme la fixait.
— Vous n'êtes pas en état de conduire, fit-il observer d'un ton
réprobateur.
Une évidence que n'importe quel premier venu aurait pu constater !
— Cela m'ennuie, mais vous devrez passer la nuit ici.
Quelle sollicitude ! Si elle ne s'était sentie tellement épuisée, Clancy
se serait fait un plaisir de repousser une offre faite d'aussi mauvaise
grâce. Mais, consciente qu'elle n'en avait pas les moyens, elle se
contenta de répondre :
— On dirait que vous craignez les problèmes. Est-ce pour cela que
vous m'avez sortie de la rivière ?
— Peut-être.
— Vous ne semblez pas apprécier les visites, non plus. Avez-vous
quelque chose à cacher ?
— C'est-à-dire?
— Je ne sais pas, moi. Peut-être êtes-vous en fuite ? C'était une
question dangereuse, Clancy s'en rendit compte. Mais elle était
sortie de sa bouche avant qu'elle ait eu le temps de s'en apercevoir.
— En fuite ? Ce serait difficile avec cette jambe, répondit son hôte.
Il était assis, une jambe raide étendue devant lui. et Clancy se
rappela alors avoir remarqué un peu plus tôt qu'il claudiquait. Cela
n'avait pas dû être facile pour lui de lutter contre les rapides de la
rivière pour la sauver et l'amener jusqu'à l'hôtel. Mais il l'avait fait.
Ce qui signifiait que, contrairement à ce qu'il affirmait, il pouvait très
bien être en fuite. Ou du moins se cacher... Enfin, cela n'était pas
son problème. Pour l'instant, tout ce qui comptait, c'était qu'elle se
repose afin de pouvoir s'éloigner de cet homme le plus tôt possible
demain matin.
Soudain, elle le vit se lever et se diriger vers elle en boitant. Elle
constata que malgré son infirmité il restait encore terriblement
menaçant ; aussi, quand il se campa devant elle et posa une main
sur son front, se raidit-elle instinctivement. Elle tremblait de froid et
se sentait brûlante tout à la fois.
— Vous voilà maintenant avec une fièvre de cheval! C'est le
bouquet! explosa-t-il, comme si elle l'avait fait exprès.
Clancy ne répondit pas. Au lieu de cela, elle songea qu'elle avait
besoin de vêtements secs, et demanda :
— Cela vous ennuierait d'aller chercher ma valise dans ma
camionnette, dehors ?
Sûr que cela devait l'ennuyer, d'autant qu'il pleuvait à verse, et elle
n'aurait pas hésité à enfiler son manteau et ses chaussures mouillés
pour y aller elle-même si elle en avait été capable. Mais avec la
meilleure volonté du monde, elle ne s'imaginait pas marcher jusqu'au
parking, et surtout revenir jusqu'ici avec sa lourde valise.
Comme il se dirigeait vers la porte, elle ajouta doucement :
— Merci. Je l'ai laissée...
— Je sais. Je l'ai vue.
— C'est ouvert.
— Vous n'avez pas jugé utile de verrouiller les portières, c'est ça?
lança-t-il d'un ton ironique.
De toute évidence, il pensait qu'elle n'avait pas prévu de rentrer de
sa promenade — et pour cause !
Quand il ouvrit la porte, le froid s'engouffra dans la pièce, et la pluie
battante éclaboussa le carrelage. La nuit était presque tombée.
Dans la pénombre silencieuse, Clancy entendit le chien grogner.
Comme son maître, il devait avoir horreur des intrus !
Elle s'abstint de bouger, de peur que l'animal ne se jetât sur elle
pour la mordre, et se sentit soulagée, presque contente même, en
voyant l'homme réapparaître. En revanche, elle fut déçue de
constater qu'il ne portait que son sac à main et la petite valise qu'elle
avait posée sur la banquette arrière du van. L'homme mit les
bagages sur la table et alluma.
— Aucune chambre n'est chauffée, annonça-t-il, et les lits ne sont
pas faits. Mais je vais vous trouver des couvertures.
— Merci. Auriez-vous un T-shirt à me prêter pour la nuit?
Il faisait bon dans la cuisine, pourtant Clancy était pressée de
s'isoler, même dans une chambre sans chauffage, loin de ces deux
êtres.
— Qu'y a-t-il dans cette valise?
— Pas grand-chose. Des affaires de toilette, un chéquier et une
carte de crédit, un dossier et un enregistreur de poche.
— Pas de vêtements?
— Un slip et deux collants. Il y a une autre valise dans le coffre du
van.
— Bon sang! Pourquoi ne l'avez-vous pas dit?
Parce qu'elle n'y avait pas pensé, tout simplement. Mais à quoi bon
le préciser?
— Je vous préviens, votre valise restera là où elle est. Vous n'aurez
qu'à mettre ça.
Il lui tendait une chemise d'homme. Consciente qu'il ne servirait à
rien de discuter, Clancy s'en saisit avec un petit remerciement. Le
temps qu'elle enfile le vêtement, l'inconnu revenait déjà, les bras
chargés de draps et de couvertures. Empoignant son sac et sa
valise, Clancy le suivit d'un pas mal assuré le long du couloir,
jusqu'à une porte qui jouxtait la salle de bains.
La chambre comportait un lit d'une personne, avec un matelas et
deux oreillers sans taies. L'homme déposa son fardeau de literie, et
Clancy le remercia une fois encore.
— Arrêtez de me dire merci, à la fin ! Je ne fais pas cela par bonté
de cœur !
— Ah bon? Parce que vous avez un cœur? ne put-elle s'empêcher
de rétorquer.
— Pas au point de laisser mes émotions guider chacun de mes
actes et de mes pensées, c'est sûr. Contrairement à vous, de toute
évidence.
Sur ce point, il n'avait pas tort : Clancy n'avait que trop laissé son
émotivité la diriger jusqu'alors. Mais cette époque était bien finie.
Ne se l'était-elle pas juré avant ce stupide épisode au bord de la
rivière?
— Qu'en savez-vous ? se défendit-elle. Vous me connaissez à
peine.
— Déjà trop à mon goût. Aussi, si vous le voulez bien, je
préférerais que nous en restions là.
— C'est ça! Au revoir, lança-t-elle, bien qu'il eût déjà refermé la
porte derrière lui.
Elle était hors d'elle. Pour qui se prenait donc cet homme? Non
content de l'avoir poussée dans la rivière, voilà qu'il se permettait de
lui donner des leçons !
Epuisée, elle se laissa tomber sur le lit, et jeta un coup d'œil autour
d'elle. La chambre était aussi Spartiate et glaciale qu'une cellule.
Seule la lumière d'un plafonnier y donnait un peu de vie. Mais au
moins disposait-elle d'un lit pour la nuit. Elle se blottit sous les
couvertures. Tout son corps était endolori. Pour autant, elle devait
absolument dormir, car si elle était trop faible pour repartir au matin,
son hôte serait bien capable de la rejeter dans la rivière !
Des élancements douloureux lui martelaient la tête, les couvertures
rêches irritaient sa peau. Elle se tourna et se retourna dans le lit
glacé en écoutant la pluie diluvienne ruisseler sur le toit, le vent
mugir comme un fleuve en furie. Et lorsque, enfin, elle s'endormit, ce
fut pour plonger dans un horrible cauchemar où le passé se mêlait
aux événements dramatiques de la journée. Elle rêva qu'elle se
noyait, coulant à pic puis remontant à la surface, juste le temps
d'apercevoir le vieux pont au-dessus d'elle. Hugh y était accoudé et
la regardait brasser l'air désespérément, tandis que de longues
herbes l'entraînaient vers le fond. Chaque fois qu'elle réapparaissait,
Hugh ricanait de l'entendre crier son nom. A son rire s'ajoutèrent
bientôt les aboiements d'un chien. Puis, des mains se posèrent sur
elle, et une voix qui n'était pas celle de Hugh lui disait :
— Réveillez-vous. Tout va bien. Ce n'est qu'un mauvais rêve.
A force de s'agiter, Clancy s'était entortillée dans les couvertures,
où elle eut la désagréable impression d'être ligotée. Le visage
couvert de larmes et de transpiration, elle était aussi terrifiée que
quelques heures plus tôt, lorsqu'elle avait cru se noyer pour de bon
dans la rivière. Se cramponnant à l'homme penché au-dessus-d'elle,
elle demanda en sanglotant :
— Où suis-je?
— N'ayez pas peur. Vous êtes saine et sauve, assura-t-il. Il
entreprit de la libérer des couvertures enchevêtrées autour de ses
jambes. Ce ne fut qu'une fois libre, que Clancy comprit qu'elle
venait de faire un cauchemar. Un instant, elle demeura appuyée,
haletante, sur le torse rude de son compagnon, dont la peau
semblait fraîche contre son visage en feu. Elle était brûlante de
fièvre. Il remonta le drap sur elle, la cala sur les oreillers et écarta
les mèches trempées de sueur qui barraient son front.
— Je reviens, murmura-t-il.
Jamais Clancy n'avait fait de cauchemar aussi affreux. Et ce lit
devait être aussi le plus inconfortable dans lequel elle eût dormi.
C'était une véritable torture de rester couchée là quand tous ses
muscles criaient de douleur. L'homme avait dit qu'il reviendrait.
Peut-être lui apporterait-il à boire. Elle l'espérait, car sa gorge était
douloureuse.
Il revint peu après et alluma la lumière. L'éclairage cru la fit cligner
des yeux. Quand elle se fut habituée, elle le distingua près du lit, un
verre et une boîte de médicaments à la main.
— Pas de whisky, cette fois, protesta-t-elle.
C'en était, hélas ! Du whisky coupé d'eau chaude, qu'il lui tendait
avec deux comprimés.
— Vous avez de la fièvre. Il faut vous soigner. Ce serait un comble
si vous partiez d'ici avec la grippe !
Clancy s'était sentie mal en point dès le matin. Bien avant de tomber
à l'eau, elle avait attrapé un rhume de cerveau.
— Je ne peux pas être malade ici, gémit-elle.
— Je ne vous le fais pas dire ! Buvez. Et croisez les doigts pour
être sur pied demain matin !
Il était vêtu d'un simple jean. Sa barbe de quelques jours paraissait
plus sombre. Avant une semaine, ce serait une barbe touffue. La
laissait-il pousser pour mieux passer inaperçu? Si oui, l'idée n'était
pas mauvaise. Soudain, Clancy se sentit incapable d'avaler les
cachets et se mit à tousser.
— Comment vous appelez-vous ? lui demanda l'homme.
— Clancy Lindhurst. Et vous ?
— Fergus MacKenzie. Qui est Hugh ?
Il l'avait donc entendue crier. Son chien aussi, sans doute, car elle
se souvenait d'aboiements dans son rêve. Elle sentait la présence de
l'animal au pied du lit, masse sombre et vigilante.
— Hugh est mon meilleur ami. Je pensais l'épouser.
— Que s'est-il passé?
— A votre avis? lança-t-elle d'une voix rauque. Il m'a plaquée. Et
ne me dites surtout pas que vous êtes désolé !
Elle regretta ses paroles au moment même où elle les prononçait.
— Pourquoi devrait-on être désolé pour vous? C'est déplorable de
vouloir mettre fin à ses jours parce qu'un fiancé vous a laissée
tomber.
Elle faillit lui dire qu'elle n'avait pas sauté du pont. Mais à quoi bon ?
Il ne la croirait pas, de toute façon. Du reste, ce qu'il pensait ne
l'intéressait pas le moins du inonde. A contrecœur, elle ingurgita le
whisky et les médicaments.
— La situation s'arrangera peut-être demain matin, déclara-t-il en
lui reprenant le verre des mains.
Elle ne voyait pas comment, mais trop fatiguée pour répondre, elle
se laissa aller contre l'oreiller et ferma les paupières. Il éteignit la
lumière.
— Il se peut que la pluie cesse dans la nuit, annonça-t-il avant de
sortir, mais ce n'est pas garanti.
Dans l'obscurité, il avait une voix agréable à entendre. Presque
sexy. Pourtant, il n'y avait nulle compassion dans son intonation.
Clancy avait été plaquée, soit, et après ? Personne ne verrait là une
raison suffisante pour vouloir cesser de vivre. Mais qui savait — à
part quelques intimes — depuis combien de temps elle aimait Hugh
? Après la découverte de son infidélité, elle avait été accablée. Ce
MacKenzie avait donc beau jeu de dire que la situation s'arrangerait
dès le lendemain !
Ces pensées continuèrent de la torturer jusqu'à ce que les calmants
et l'alcool eussent raison de son esprit et de son corps et qu'elle
glissât dans un sommeil sans rêve.
Elle ne s'éveilla qu'au matin pour voir l'homme assis à son chevet.
— Oh non! soupira-t-elle.
Dans la lueur grise du jour, elle eut l'impression de buter contre un
autre cauchemar, bien réel celui-là. Elle se redressa et s'aperçut que
Fergus — si c'était bien le nom qu'il lui avait donné la veille — lui
tendait un thermomètre.
Elle aurait pu lui assurer qu'elle était encore fiévreuse, pourtant elle
plaça le thermomètre sous sa langue sans discuter.
Elle poussa un gémissement en constatant que sa fièvre avait encore
monté. Vérifiant la température à son tour, Fergus MacKenzie
déclara :
— Eh bien voilà, on peut dire que vous l'avez cherché ! Se jeter
dans la Blayne ! Vous n'êtes qu'une idiote !
Elle lui lança alors un regard furieux.
— Nous sommes d'accord là-dessus. Je suis idiote, malade et vous
voulez que je m'en aille. Sachez que je le désire autant que vous,
sinon plus. Mais ce n'est pas ma faute si je suis bloquée ici !
— N'avez-vous pas songé que le suicide pouvait détériorer votre
santé?
— Je pourrais bien avoir la grippe en effet. Je ne me sentais pas en
forme hier, et il est certain qu'un bain dans la rivière n'a rien arrangé.
En revanche, je tiens à vous préciser que je n'étais pas sur le point
de me jeter du pont quand vous m'avez saisie. C'est vous qui
m'avez précipitée pardessus bord en me déséquilibrant.
Cette remarque ne fit qu'accentuer la mine renfrognée de son hôte
dont les épais sourcils se rapprochèrent.
— Que me racontez-vous ? Vous étiez déjà passée pardessus le
parapet quand j'ai essayé de vous rattraper.
— C'est faux. J'essayais juste de toucher la surface de l'eau.
— Pourquoi?
— Parce que !
Elle refusait d'entrer dans le détail de ce qui l'avait poussée à jeter
une bague hors de prix dans la rivière. D'ailleurs, elle n'avait pris
conscience de son geste qu'au moment de la laisser tomber. Et a
priori, elle ne le regrettait pas, même si personne probablement ne
lui pardonnerait cet acte insensé.
— C'est votre faute si je suis tombée, cria-t-elle.
— Si vous le dites !
De toute évidence, il préférait ne pas relever cette accusation qu'il
jugeait aussi fausse que facile.
— Je vais voir ce que je peux trouver dans l'armoire à pharmacie,
ajouta-t-il pour changer de sujet. Je finirai bien par dénicher aussi
un radiateur. En attendant, couvrez-vous.
Elle se laissa retomber sur l'oreiller.
— Au fait, vous vous êtes trompé, fit-elle observer d'une voix
morne. Le temps ne s'est pas amélioré ce matin. Il pleut toujours.
A travers les vitres, elle ne distinguait qu'un blême rideau de pluie.
Si le niveau de la rivière montait encore, l'allée qui menait à l'hôtel
serait inondée, et ils seraient coupés du monde. Pour aggraver la
situation, Clancy se sentait si mal qu'elle aurait eu besoin d'un
médecin, mais, bien sûr, personne ne savait qu'elle était là. Elle
devait à tout prix prévenir quelqu'un. Pas Hugh, en tout cas...
— Puis-je téléphoner? demanda-t-elle.
— Désolé, le téléphone est coupé.
S'il était le gardien de cet hôtel, il devait forcément disposer d'un
téléphone. A moins qu'il eût emménagé après la fermeture de
l'établissement pour l'hiver. Comme il se dirigeait vers la porte en
boitillant, elle l'apostropha :
— Qu'avez-vous à la jambe? Il vous est arrivé un accident ?
— Ce n'était pas un accident, répondit Fergus sans se détourner.
J'ai eu de la chance que le tireur ne sache pas viser.
2.
Me voilà satisfaite! ironisa Clancy pour elle-même. Je suis folle de
poser une question pareille. C'est à croire que j'ai envie de mourir!
Ainsi, elle ne s'était pas trompée sur Fergus MacKenzie : il était bel
et bien en fuite ; cette blessure par balle en était la preuve. Effrayée
par cette révélation, elle repoussa les couvertures, décidée à quitter
l'hôtel sur-le-champ.
Dès qu'elle se leva, cependant, ses jambes se dérobèrent et elle
retomba aussitôt sur le Ut, en proie au vertige. Elle n'irait sûrement
pas loin dans cet état de faiblesse. Mieux valait qu'elle reste au
chaud quelques heures encore, et cesse de se torturer l'esprit au
sujet de Hugh et de ce dangereux individu dont elle venait de
croiser malencontreusement la route.
Elle en était là dans ses réflexions, et tentait une nouvelle fois de se
lever quand la porte s'ouvrit soudain.
— Que faites-vous? Vous devez garder le lit! s'écria Fergus.
— J'ai besoin d'aller aux toilettes. En marchant doucement, j'y
arriverai.
Un pas après l'autre, elle finit par atteindre le couloir. Ses jambes la
soutenaient à peine et au bout de quelques mètres, elle se retrouva
entre les bras solides de Fergus, comme lorsqu'il l'avait aidée à
remonter de la rivière. Arrivée à la porte de la salle de bains, elle
déclara :
— Ça va maintenant. Vous pouvez me lâcher. Elle entra sans aide
et referma la porte derrière elle. Elle se rafraîchissait le visage en se
cramponnant au lavabo, quand Fergus réapparut dans la pièce. Elle
se redressa en chancelant et le laissa la prendre par la taille pour la
reconduire à sa chambre. Toujours en proie au vertige, elle
s'affaissa comme une masse sur le lit, et demeura immobile, les yeux
clos, jusqu'à ce qu'il lui touchât l'épaule. A ce contact, elle sursauta
et se glissa aussitôt sous les couvertures. Il déposa une bouillotte
auprès d'elle. Elle vit aussi un radiateur électrique et un seau près du
mur.
— Un seau? marmonna-t-elle d'une voix rauque. Vous voulez donc
donner à cette chambre l'apparence d'une prison?
Clancy émit un faible rire qui écorcha sa gorge douloureuse. Elle
aurait pu ajouter : Vous en savez quelque chose, n'est-ce pas?
Vous y avez séjourné dernièrement? Mais elle s'abstint.
— Va-t-on se mettre à votre recherche?
— Pas avant quelques jours, répondit-elle sans réfléchir. Avant de
s'apercevoir que, par cette réponse, elle venait de se mettre à sa
merci. Pour changer de sujet, elle demanda :
— Pourrais-je avoir un autre verre ?
Celui qu'il lui tendit bientôt était si chaud qu'elle ne put y porter ses
lèvres. Deux comprimés accompagnaient cette potion. Mais sa
gorge lui faisait si mal qu'elle se demanda si elle pourrait les
ingurgiter.
— C'est contre la grippe. Inutile de prendre cet air méfiant. Je n'ai
pas l'intention de vous droguer.
La droguer? Il lui aurait fallu au moins dix fois cette dose pour
arriver à ce résultat. H ne savait vraiment pas à qui il avait affaire !
Peu après, elle s'endormit.
Au réveil, elle se sentit mieux. La fièvre s'était dissipée et ses
courbatures avaient presque disparu. Si elle s'était trouvée dans son
propre lit, peut-être aurait-elle paressé encore un peu. Mais elle
ressentait un tel sentiment d'insécurité dans cet hôtel abandonné,
qu'elle désirait en partir au plus vite, et Dieu merci ! cela ne semblait
plus impossible maintenant. Elle pouvait s'asseoir et se tenir debout
sans que les murs se mettent à danser. A pas lents, elle marcha
jusqu'à la chaise sur laquelle ses vêtements secs — et froissés —
étaient posés.
Et maintenant, hors d'ici ! songea-t-elle, une fois habillée.
Une énergie toute neuve lui fouettait le sang. Elle parvint même à
sourire de son accoutrement. Elle s'arrêterait un peu plus tard pour
enfiler des vêtements repassés avant de se mettre en quête d'un
hôtel calme, où elle pourrait réfléchir à son aise.
Forte de cette décision, elle saisit son sac et empoigna sa petite
valise. Elle ne voyait nulle part ses chaussures ni son manteau.
Encore humides, supposa-t-elle. Tant pis. Sa camionnette n'était
pas loin, et elle avait l'habitude d'aller pieds nus. D'ailleurs, à tout
prendre, elle préférait s'en passer plutôt que d'affronter une fois
encore ce MacKenzie et son chien !
Dans le couloir, elle avait entrevu une porte qui donnait sur
l'extérieur. Avec un peu de chance, elle pourrait sortir de l'hôtel
sans être repérée et atteindre le parking. Elle quitta la chambre sur
la pointe des pieds, en riant presque de la situation : Clancy
Lindhurst s'éclipsait pieds nus comme une cliente malhonnête, après
avoir été clouée au lit pendant vingt-quatre heures.
La porte était verrouillée, mais la clé était sur la serrure. Elle s'y
attaqua avec précaution, faisant le moins de bruit possible. Mais dès
qu'elle eut risqué un pied dehors, la pluie l'assaillit, et un courant
d'air fit claquer la porte dans son dos. Elle se mit à courir, tête
baissée, en rasant le mur de l'hôtel pour ne pas s'égarer. Elle faillit
trébucher en entendant les cris de Fergus McKenzie derrière elle.
Elle n'en continua pas moins sa course en direction du parking, où
son van était garé. Elle s'installait au volant, quand il la rejoignit,
l'empêchant de refermer la portière derrière elle.
— Laissez-moi partir, s'écria-t-elle en se cramponnant au volant.
— Vous voulez vous jeter dans la rivière ?
— Je m'en vais. C'est ce que vous vouliez, non?
— Descendez!
— Jamais de la vie !
Il la saisit par le bras, puis, comme elle résistait, la prit à bras-le-
corps pour l'extirper du véhicule, tandis qu'elle se débattait en tous
sens. Enfin, il la relâcha.
— Regardez donc autour de vous, s'énerva-t-il. Ouvrez les yeux,
espèce d'idiote !
Aveuglée par la pluie qui ruisselait sur son visage, Clancy clignait
des yeux en gardant la tête baissée. Il lui redressa le menton. Quand
elle distingua les alentours, une exclamation lui échappa :
— Oh, mon Dieu ! Non !
Le parking n'était plus qu'une langue de terre boueuse. Au-delà
s'étendait un véritable lac. La crue de la rivière avait rendu le chemin
sous les arbres impraticable. Si elle avait pris la route, nul doute que
Clancy se serait retrouvée embourbée jusqu'au capot! Peut-être
même emportée par les flots ! A l'idée d'être de nouveau trempée
jusqu'aux os, elle grelotta. Et remarqua que McKenzie tremblait lui
aussi de froid sous la pluie battante.
Soudain prise d'un fou rire nerveux, elle pivota sur les talons, et se
rua vers la maison. Là, elle s'installa devant le poêle de la cuisine
pour réchauffer ses pieds gelés. Un instant plus tard, Fergus la
rejoignait, une de ses grosses valises dans chaque main. Clancy
faillit le remercier, mais l'expression autoritaire qu'elle lut sur son
visage l'en dissuada. Puis, la nervosité l'emportant, elle se mit à
parler à tort et à travers.
— Les inondations se produisent souvent par ici? Ou bien est-cë
juste pour moi ?
— La rivière est souvent en crue après des pluies abondantes ou
des chutes de neige, mais je n'avais jamais vu un tel désastre. Sûr
que la situation est préoccupante.
— Pourquoi ne m'a-t-on pas prévenue que cet endroit était un
piège?
— Si vous êtes venue ici pour vous noyer, de quel droit vous
plaignez-vous ?
En guise de réponse, elle éternua. Et voilà, elle s'était de nouveau
enrhumée.
— Retournez donc vous coucher, ordonna Fergus d'un ton las.
— Je préférerais rester près du feu.
— Il n'en est pas question !
— Mais pourquoi ? Je ne vous dérange pas.
Son ton était presque hargneux lorsqu'il lui répondit :
— Parce que je ne veux pas de compagnie. Et encore moins celle
d'une névrosée !
Clancy songea que même en d'autres circonstances elle aurait
détesté cet homme. Il était calme, à présent, les bras croisés, mais
elle ressentait les ondes de sa fureur aussi distinctement que s'il
arpentait la pièce, en proie à une rage folle.
D'un geste contrarié, elle s'empara de sa petite valise et sortit de la
cuisine, la tête haute.
— Vous n'avez pas besoin de vous cacher pour être seul,
marmonna-t-elle en passant le seuil. J'ai du mal à imaginer qu'on
puisse désirer votre compagnie!
Grâce au radiateur électrique, la chambre était un peu moins froide.
Clancy quitta ses vêtements humides et se mit au lit. Elle se
demanda si la pluie s'arrêterait jamais et si le niveau de la rivière
continuerait de monter, la forçant à grimper sur le toit avec l'homme
et le chien, en attendant d'être secourue !
Un peu plus tard, Fergus lui apporta sa grosse valise et un
thermomètre. Elle n'eut même pas le temps de lire sa température
avant qu'il lui arrache l'instrument des mains pour la vérifier lui-
même.
— Bravo ! Grâce à vos bêtises, la fièvre a encore monté. Elle
tressaillit.
— Je ne vais quand même pas mourir ici !
— Pas la moindre chance ! Mais ne remettez pas le nez dehors. La
prochaine fois, je n'irai pas vous chercher!
Clancy l'aurait bien envoyé au diable avec ses conseils ! Mais étant
donné les circonstances, mieux valait plutôt essayer d'établir une
trêve. Après tout, aussi détestable soit-il, il était le seul à pouvoir
l'aider pour le moment. Et puis, elle devait bien reconnaître qu'elle
s'était conduite comme une inconsciente en essayant de partir en
voiture sous ce déluge.
— C'est vrai, j'ai été stupide de me ruer dehors, condéda-t-elle. La
pluie s'arrêtera tôt ou tard; dès que je le pourrai, je reprendrai la
route. Jusque-là, je tâcherai de ne pas vous envahir.
Il esquissa un demi-sourire.
— Avant tout, il faut vous remettre sur pied.
Clancy aurait pu rêver mieux comme infirmier. Néanmoins, à défaut
d'être tendre, il lui prodiguait des soins convenables. Et puis, il
parlait peu, ce qui lui convenait tout à fait.
Elle dormit bien cette nuit-là, et au matin réussit à s'alimenter.
Dotée d'une constitution robuste, elle se sentit assez en forme en
début d'après-midi pour se lever et s'habiller. Elle ne désirait pas
s'évader cette fois — ce dont l'aurait d'ailleurs dissuadée l'épais
rideau de pluie et de brouillard de l'autre côté de la fenêtre. Non,
maintenant qu'elle était en voie de guérison, elle avait juste envie de
sortir respirer un peu d'air frais.
Vêtue d'un jean, d'un gros pull confortable et de chaussures basses,
elle quitta la chambre et longea le couloir jusqu'aux salons réservés
à la clientèle. Cette partie était plongée dans la pénombre, et
l'épaisse moquette qui couvrait les planchers étouffait le bruit de ses
pas. L'atmosphère était sinistre. Si différente de celle qui régnait lors
de son dernier passage dans ce petit hôtel. Dans le hall, le bureau
de la réception était nu. De grandes housses recouvraient le canapé
et les fauteuils en chintz. Dans la salle à manger, tables et chaises
étaient entassées le long des murs, et Clancy chercha du regard
l'alcôve où Hugh et elle avaient bu du champagne en tête à tête.
Que n'aurait-elle donné pour revenir à cette époque et retrouver ces
instants magiques ! Vaine invocation. Seuls l'ombre et le silence
planaient dans cette pièce vide et froide...
Elle monta l'escalier principal jusqu'à la chambre qu'ils avaient
occupée. On avait retiré le mobilier pour la morte-saison, mais le lit
à baldaquin trônait encore au centre de la pièce. Le souvenir de leur
folle nuit d'amour s'associa dans son esprit à la dernière vision de
son fiancé — dans un autre lit, avec une autre femme. C'était si
insupportable qu'il lui sembla qu'une douleur fulgurante lui traversa
la poitrine. Quand elle s'estompa, ce fut pour laisser place à une
autre souffrance plus sourde au fond de son cœur. Quelle idiote !
Elle n'aurait jamais dû venir dans cette chambre. A présent, un mal
lancinant lui enserrait le crâne. Elle n'avait plus qu'à redescendre
prendre des calmants dans son sac et s'allonger avant qu'il ne se
transforme en migraine.
De retour dans sa chambre, elle prit deux comprimés d'un flacon
presque vide. Sa valise était encore ouverte sur le plancher, et sans
qu'elle sût comment, la photo de Hugh dans son cadre de cuir —
elle ne s'en séparait jamais — se trouva sur le dessus.
Comme elle absorbait une pilule en contemplant le portrait, la porte
s'ouvrit soudain sur Fergus. Un instant, il la regarda, puis bondit et
la saisit si brutalement que le cadre alla voltiger à l'autre bout de la
pièce. Clancy avala le cachet de travers.
— Je ne peux donc pas vous laisser seule une minute! rugit-il.
Combien en avez-vous pris ?
Clancy ne pouvait parler tellement elle suffoquait, et quand il lui
ouvrit la bouche de force, elle essaya de le mordre. N'y parvenant
pas, elle lui lança alors un coup de pied violent dans sa jambe
blessée.
Il poussa un hurlement et tituba avant de tomber à la renverse sur le
lit. Il pâlissait à vue d'œil, en éructant un chapelet de jurons.
— Je ne voulais pas en arriver là, s'excusa Clancy à toute vitesse,
mais c'est votre faute. Je ne faisais que prendre des cachets contre
le mal de tête. Je vous répète que je ne suis pas suicidaire. Je ne me
drogue pas et je n'ai jamais voulu me jeter dans la rivière !
Fergus était blême. Immobile, il cherchait à reprendre son souffle.
— Dans ce cas, pourquoi étiez-vous prête à plonger? parvint-il à
articuler.
— Je venais de jeter ma bague de fiançailles dans l'eau et la
regardais disparaître. Un jour, je suis venue sur ce pont avec Hugh,
et il m'a dit que nous serions ensemble pour toujours. C'est
pourquoi il m'est apparu comme l'endroit idéal pour me débarrasser
de sa bague.
Après une pause, elle demanda :
— Vous me croyez maintenant?
— Votre histoire semble assez folle pour être vraie. Une drôle
d'histoire, en effet, se dit Clancy.
— J'imagine que je n'aurais pas dû fane ça, reconnut-elle. C'était un
bijou de famille, orné d'énormes diamants...
Fergus faillit éclater de rire, mais ne réussit qu'à grimacer.
— On dirait que votre Hugh va regretter de vous avoir plaquée.
— Il ne sait même pas qu'il m'a plaquée. Il fronça les sourcils,
surpris.
— Pardonnez-moi de poser cette question, mais comment est-ce
possible?
Clancy ne répondit pas. Elle le regarda se relever en prenant appui
sur le lit.
— Je vais devoir examiner ma jambe, dit-il. Vous m'avez décoché
un rude coup de pied.
— Vous me teniez à la gorge, se défendit-elle.
— J'étais aussi sur le point de vous faire un lavage d'estomac.
Clancy risqua un trait d'humour.
— Bonjour l'hospitalité !
— Pour ce qui est de l'hospitalité, je vous rappelle que je ne vous
l'ai pas offerte. En outre, je venais voir si vous vous sentiez capable
de dîner dans la cuisine.
— Sans problème.
— Alors, je vous attends dans dix minutes. Il sortit en boitant.
Clancy fut surprise de constater que son mal de tête ne s'était pas
transformé en migraine. Son accès de violence avait dû libérer
quelque peu la tension nerveuse qui l'accablait. Elle ramassa le
portrait de Hugh et le rangea dans la valise.
Dans la cuisine, elle trouva le chien étendu devant le feu, et Fergus
assis devant la table dressée pour deux personnes.
— Comment va votre jambe?
— Pour une convalescente, vous avez des réflexes fulgurants,
déclara-t-il en guise de réponse. Et vous, comment va votre mal de
tête?
— Beaucoup mieux, merci. Il eut un sourire narquois.
— Ce n'est pas juste.
Clancy lui sourit en retour. Elle nota qu'il avait des dents bien
alignées, dont la blancheur contrastait avec sa barbe drue et noire,
lui donnant l'air d'un brigand.
Sans un mot, il se leva prendre la poêle sur la cuisinière et déposa
dans son assiette une truite aux amandes, dorée et craquante. Un
vin blanc sec et fruité accompagnait ce mets succulent. Encore un
ou deux repas comme celui-là, songea-t-elle avec plaisir, et elle
retrouverait toute sa vitalité.
Ils mangèrent en silence, puis une fois leurs assiettes vides, Fergus
déclara :
— Si vous me racontiez maintenant comment vous vous êtes
débrouillée pour rompre vos fiançailles avec Hugh sans qu'il le
sache?
Clancy réfléchit un instant. Après tout, elle ne reverrait jamais
Fergus McKenzie. Et puisque, pour la première fois depuis leur
rencontre, il faisait preuve d'intérêt pour elle, pourquoi ne pas lui
répondre? D'ailleurs, cela lui ferait sans doute du bien de se
confier... Et peut-être que leur relation pour les quelques heures —
ou quelques jours ? — à venir en serait facilitée.
Elle but une gorgée de vin avant d'expliquer :
— Je venais de quitter Hugh le matin, quand j'ai commencé à me
sentir mal sur la route. J'ai donc décidé de rentrer chez moi, mais
lorsque j'ai voulu appeler mon rendez-vous pour le prévenir que je
n'arriverai que le lendemain, j'ai constaté que j'avais oublié mon
téléphone portable chez Hugh. Alors, j'ai fait demi-tour.
A l'évocation de ce souvenir, Clancy sentit sa gorge se nouer. Elle
s'éclaircit la gorge avant de poursuivre :
— Je possède une clé de la maison de Hugh. Je suis donc entrée et
suis montée directement à l'étage. Hugh et une fille, que je croyais
être mon amie, étaient couchés ensemble dans le lit que j'avais
quitté un peu plus tôt. Ils ne m'ont pas vue. En fait, j'ai aperçu leur
reflet dans le grand miroir sur le mur du palier. On aurait cru une
peinture. Les cheveux blonds de Hugh mêlés à la longue chevelure
noire de cette fille... Mêlés, c'est le mot. Sans réfléchir, j'ai pris la
fuite. Je ne savais pas où j'allais. Mon mal de tête s'était transformé
en véritable nausée. J'ai conduit pendant des heures et finalement, je
me suis arrêtée ici. Hugh et moi avions passé un week-end en
amoureux dans cet hôtel.
Clancy baissa les yeux, et l'homme en face d'elle respecta son
silence.
— J'ai vu la pancarte « Fermé », continua-t-el le, mais j'ai quand
même eu envie de marcher jusqu'à la rivière. Je devais être
complètement folle de croire qu'il suffirait de retourner à cet endroit
pour que tout redevienne comme avant, que je retrouve les
sensations d'autrefois.
Elle eut un rire amer.
— Bien sûr, rien n'était comme avant. Le soleil avait brillé durant
tout notre week-end, alors que là, il pleuvait à verse. La rivière
paisible de mes souvenirs s'était transformée en torrent tumultueux.
Comme je ne voyais personne aux alentours, j'ai garé la
camionnette et je suis descendue jusqu'au pont. J'ai repensé à la
promesse que Hugh m'avait faite ce jour-là. Croyez-moi, je n'ai
jamais songé à me tuer. En revanche, j'ai bien jeté la bague qu'il
m'avait offerte.
Clancy se tut. Cet homme partageait maintenant son secret.
— Vous vouliez rompre? demanda-t-il. La réponse de Clancy fut
un cri du cœur.
— Non, jamais ! Quand j'étais adolescente déjà, j'avais le béguin
pour Hugh. Je ne sais pas ce que je ferais sans lui. Je l'aime tant.
Des larmes emplirent soudain ses yeux, et quand elle battit des
paupières pour les refouler, elle les sentit rouler sur ses joues. Elle
n'avait pas l'habitude de s'effondrer aussi facilement.
— Je suis désolée. Vous devez penser que je suis la pire des
idiotes.
— Oui, répondit-il avec une surprenante douceur. S'il compte à ce
point, vous êtes stupide de vous mettre dans un état pareil pour une
banale accolade.
— Une banale accolade ! Vous plaisantez. Ils étaient au lit
ensemble.
— Allons, une brusque montée d'hormones ne signifie pas grand-
chose. Quand vous rentrerez, vous pourrez vous expliquer avec eux
deux. Mais je ne déduirais pas de façon formelle que votre fiancé
vous a plaquée parce qu'il a eu une aventure avec une autre.
D'où sortait donc cet homme. ? Etait-il donc insensible au point de
ne pas comprendre combien l'infidélité peut blesser? Clancy, quant
à elle, aurait donné des années de sa vie pour ne pas en faire
l'expérience. Car, contrairement à ce que Fergus affirmait, elle
savait que rien n'effacerait jamais la douleur qu'elle avait ressentie.
Certes, elle se doutait que c'était Susan qui avait séduit Hugh. Ne
passait-elle pas son temps à flirter avec tous les hommes qui
l'approchaient? Mais cela ne changeait rien au fait que Hugh ne
l'avait pas repoussée, qu'il l'avait trahie, elle, sa fiancée.
— Parlez-lui, conseilla Fergus.
— Comment? répondit Clancy qui se souvenait que le téléphone
était coupé.
— J'ai un téléphone portable. Je ne vous l'ai pas dit, parce que je
ne voulais pas que vous indiquiez l'adresse de l'hôtel à qui que ce
soit. Appelez-le comme vous le feriez en temps normal, et voyez
comment il réagit. S'il se conduit comme d'habitude, cela signifiera
qu'il n'a aucune intention de mettre fin à votre relation. Mais je vous
suggère d'éviter la crise de nerfs.
— Je ne pourrai pas.
— Je suis sûr du contraire.
Sur ces paroles, Fergus remplit de nouveau le verre de Clancy, puis
il sortit un téléphone mobile de l'un des tiroirs du buffet et le posa
devant elle.
Clancy avala son vin à petites gorgées pour se donner de
l'assurance. Le conseil de Fergus était sensé, même s'il était
cynique. Elle ne gagnerait rien à lancer des accusations dès qu'elle
entendrait la voix de Hugh.
Quand elle prit le téléphone, Fergus se détourna pour sortir, mais
elle le rappela :
— Restez, s'il vous plaît. Et arrêtez-moi si je perds mon sang-froid.
Il se rassit et la regarda composer le numéro de Hugh. Celui de son
domicile d'abord, où il travaillait parfois. Dès qu'elle reconnut le
message du répondeur, elle raccrocha. Elle eut plus de chance à
son cabinet, où Daisy, la plus ancienne des secrétaires, lui passa
directement l'étude de son patron. Hugh recevait sans doute un
client, mais sa voix n'avait rien de professionnel. Il était chaleureux
et intime et, de toute évidence, était ravi d'avoir de ses nouvelles.
— Bonjour, ma chérie. J'attendais ton appel. Tout va bien,
j'espère?
— Oui. Tout va très bien.
— Quand rentres-tu à la maison ?
— Je devrais être de retour jeudi.
Ce que Fergus, vautré en face d'elle, approuva d'un signe de tête.
— Désolée de ne pas avoir appelé plus tôt, reprit Clancy. Je n'ai
pas eu une minute à moi.
— Y a-t-il un numéro où je puisse te joindre? Tu as oublié ton
portable.
A ces mots, une douleur aiguë étreignit le cœur de Clancy.
— Je te rappellerai, répondit-elle enfin. Je ne sais pas encore où je
dormirai cette nuit.
— Prends soin de toi. Je t'aime, dit-il pour finir.
— Je t'aime aussi, murmura-t-elle presque automatiquement, parce
que c'était là leur habitude de conclure leurs conversations
téléphoniques.
Elle raccrocha et ébaucha une grimace en songeant au côté
surréaliste de la situation.
— Il m'a dit de prendre soin de moi. Je me demande ce qu'il
penserait s'il voyait qui s'occupe de moi.
— Alors, il ne vous quitte pas ?
— Vous aviez raison. C'était un accident de parcours auquel il
n'attache aucune importance. Peut-être n'est-ce jamais arrivé, après
tout, continua-t-elle avec force. C'est ce que j'ai cru voir, mais
j'étais fiévreuse.
— Possible, déclara Fergus.
Mais de toute évidence, il n'y croyait pas plus qu'elle.
— Et peut-être ne suis-je pas perdue au milieu d'une inondation
avec Barbe-Bleue et le chien des Baskerville! tenta-t-elle de
plaisanter.
Il lui sourit.
— Encore un peu de vin?
— Non, merci. En revanche, une tasse de café ne serait pas de
refus. De l'instantané fera l'affaire.
— Je vais vous en préparer un vrai.
Clancy repoussa sa chaise. La conversation téléphonique avec
Hugh avait été éprouvante.
— Je vais faire un brin de toilette, indiqua-t-elle avant de sortir. Ça
me permettra de mettre un peu d'ordre dans mes idées.
Une fois dans sa chambre, elle s'assit sur le bord du lit pour
réfléchir. Hugh ne la quittait pas. Il voulait toujours l'épouser, et rien
n'était changé pour lui. D'accord, il lui avait été infidèle, mais après
tout, il ne lui avait rien promis. C'était elle qui, lorsqu'il lui avait offert
sa bague de fiançailles, en avait conclu qu'il ne la tromperait jamais.
Eh bien, à présent, elle savait qu'elle avait commis une erreur. Cet
épisode avec Susan lui prouvait qu'elle ne devait rien considérer
comme acquis. Elle avait des concurrentes, et devait les combattre
si elle voulait garder Hugh pour elle seule. Et pour commencer, il
fallait absolument qu'elle se reprenne. Car ce n'était pas avec l'allure
qu'elle arborait en ce moment qu'elle y parviendrait. Lorsqu'elle le
reverrait, jeudi prochain, elle devrait être sur son trente et un... A
cette perspective, elle sentit son estomac se nouer. Que se
passerait-il jeudi? Comment réagirait Hugh lorsqu'elle lui
apprendrait qu'elle les avait surpris, Susan et lui ? A moins qu'elle ne
lui en dise rien? Non, c'était impossible, elle le savait. Elle était bien
trop spontanée pour garder un tel secret.
Le mieux, pour l'instant, était de ne songer qu'au présent. Une fois
ses forces et son assurance retrouvées, il serait toujours temps
d'aviser. Forte de cette décision, elle se plaça devant le miroir, et se
brossa vigoureusement les cheveux pour leur redonner volume et
brillant.
Puis, elle passa une jupe en cachemire beige, des chaussures en
daim, un chemisier de soie bleu et un pull assorti. Ensuite, elle
appliqua avec soin un maquillage léger. Elle sourit devant son reflet.
Voilà qui était mieux ! Son épaisse chevelure auburn avait repris son
aspect soyeux, et son teint coloré et lumineux soulignait le vert de
ses yeux. Quant à ses vêtements, ils mettaient en valeur ses courbes
généreuses. Elle sourit en pensant à la surprise de Fergus quand il
découvrirait son apparence habituelle. Ces efforts ne lui étaient pas
destinés, bien sûr, mais lire un peu d'admiration dans son regard au
lieu du mépris qu'il lui témoignait depuis leur rencontre ne pourrait
que la réconforter.
En sortant de la chambre, une bonne odeur de café flottait dans
l'air. Dans l'embrasure de la porte de la cuisine, elle s'arrêta. Fergus
était toujours assis à la table. Il y eut entre eux un silence étonné.
— Si vous voulez votre Hugh, vous le garderez, dit-il en guise de
compliment, tandis qu'elle prenait place sans le quitter des yeux.
— Où est passé Barbe-Bleue ? s'enquit-elle avec humour
— Ne me dites pas qu'il vous manque !
Il s'était seulement rasé de près, mais cela avait suffi à changer
radicalement sa physionomie; une métamorphose aussi étonnante
que celle de Clancy. Le visage de Fergus était toujours aussi rude
— peut-être même plus dangereux qu'avant, avec ses pommettes
saillantes, ses traits anguleux et burinés, et les muscles durs de sa
bouche — mais aussi beaucoup plus séduisant.
— Avez-vous fait cela parce que je vous ai surnommé Barbe-
Bleue?
Du doigt, il se caressa la mâchoire.
— Vous avez attiré mon attention sur le fait que cette barbe
commençait à m'irriter la peau. Mais Bruno, lui, est encore vexé
d'avoir été traité de chien des Baskerville.
Toujours étendu devant le poêle, le chien leva sa grosse tête, tandis
que sa queue battait le sol à un rythme lent. Bruno n'avait plus rien
de menaçant; ce n'était qu'un grand chien laid et gentil.
Pendant que Clancy buvait sa tasse de café noir, Fergus demanda :
— Que faites-vous dans la vie?
— Je suis paysagiste. Et vous? Que faites-vous quand vous n'êtes
pas gardien de cet hôtel?
Il était journaliste, couvrant toutes les catastrophes, intervenant sur
tous les fronts sensibles de la planète. Quand il cita les lieux de ses
reportages, Clancy comprit pourquoi il n'aurait eu aucune
complaisance envers une femme qui voulait se donner la mort pour
une affaire de cœur.
— Je vous prenais pour un escroc, avoua-t-elle.
— Vous n'étiez pas très loin de la vérité, sauf qu'il est écrit « Presse
» sur mon passeport.
— J'étais convaincue aussi que vous étiez en cavale.
— Là, vous avez deviné juste, grimaça-t-il.
— Qui fuyez-vous?
— Je suppose qu'une longue confidence en vaut une autre.
Les coudes sur la table et le menton dans les mains, Clancy
s'apprêta à écouter ce qu'il raconterait. Elle était sûre que Fergus
n'avait pas eu le cœur brisé, mais elle était curieuse d'en apprendre
davantage sur lui.
— Il y a six mois, commença-t-il, un de mes collègues a été tué en
Tchétchénie. Il était cameraman. Nous travaillions sur les mêmes
reportages depuis longtemps. J'ai aidé sa compagne, en démêlant
ses problèmes financiers, en la consolant, enfin ce genre de choses.
Mais elle s'est mis en tête que je serais le remplaçant d'Allan, ce
que je n'avais pas du tout prévu. Elle était soi-disant amoureuse de
moi depuis toujours et n'avait pas osé l'admettre avant. Elle
prétendait qu'Allan serait heureux pour nous deux.
— Cet aveu ne vous a pas fait plaisir ? Une telle déclaration pouvait
être flatteuse.
— Non, ça ne m'a pas fait plaisir! se récria-t-il avec force. Elle
profitait de la situation. J'essayais de rester calme et de garder mes
distances. C'est alors que... — il montra sa jambe — j'ai arrêté une
balle d'un tireur embusqué. Bien évidemment, il était hors de
question de laisser Angela me soigner. Je lui ai fait croire que j'étais
sur un bateau au large des îles grecques.
— Au lieu de quoi, vous vous êtes terré dans un hôtel fermé,
termina Clancy gravement.
— En toute légalité. Les propriétaires sont de mes amis. Cet hôtel
isolé correspond exactement à ce dont j'avais besoin. Du moins l'ai-
je cru... jusqu'à ce que je vous aperçoive sur le pont, prête à vous
jeter à l'eau, et que je vous prenne pour une suicidaire.
— Désolée d'avoir troublé votre tranquillité.
— J'ai vu pire.
Ça, Clancy n'en doutait pas. Elle savait que sa propre douleur ne
tarderait pas à la faire souffrir, mais elle devait lui donner de justes
proportions. Pour le moment, elle pouvait presque oublier ses
problèmes. Ou du moins parler d'autre chose. De la situation de
Fergus, par exemple.
— C'est terrible pour vous! taquina-t-elle. Fuir une femme qui
meurt d'envie de vous soigner pour vous rendre votre... ?
Avec malice elle suggéra :
— Virilité?
Elle plaisantait, car la musculature souple de Fergus renfermait un
potentiel de sensualité indéniable.
— Vous êtes toujours aussi caustique ? demanda-t-il.
— Vraiment, vous me trouvez caustique ? Je ferais bien de me
contrôler, alors.
— Pourquoi le feriez-vous ? Ça va avec vos yeux. Clancy se mit à
rire, et se tourna vers la fenêtre. Dehors, il pleuvait toujours.
— Une fois partie d'ici, j'aurai du mal à croire à cette aventure, dit-
elle. Me retrouver coincée dans un hôtel avec un inconnu qui a cru
que je voulais me suicider... Au fait, quand pourrai-je partir, à votre
avis ?
— La route ne sera pas praticable avant deux jours, je pense. Mais
vous pourrez obtenir un canot de sauvetage sur un coup de
téléphone.
Cette solution ne lui plaisait guère. On la déposerait loin d'ici, et elle
devrait louer une voiture pour rentrer chez elle. Combien de temps
s'écoulerait alors avant qu'elle puisse revenir chercher sa
camionnette? Non, décidément, ce n'était pas une bonne solution.
D'autant qu'elle devait bien s'avouer qu'elle avait envie de prolonger
son séjour à l'Hôtel du Passeur. Elle avait été terriblement
éprouvée, et une petite convalescence ne lui ferait pas de mal.
Elle s'approcha du percolateur.
— Je peux?
— Bien sûr, servez-vous.
Elle secoua la tête avec embarras.
— Non, je veux dire, je peux rester ici ? Jusqu'à ce que la route
soit suffisamment sèche pour que je sorte sans encombre avec ma
camionnette ?
— Je vous en prie.
— Merci.
Soudain, Clancy eut le curieux sentiment que le destin lui offrait
l'occasion d'une incartade. Comme si elle bifurquait de la route
droite de sa vie pour prendre un chemin de traverse sous les bois
sombres où rôdait l'aventure...
3.
Cette décision n'était pas de nature à changer sa vie. Clancy
s'accordait tout au plus une courte période de repos. Jusqu'au jeudi,
elle voulait oublier ses problèmes avec Hugh et les fantômes qui
hantaient l'Hôtel du Passeur. Elle se jura en effet de ne pas remonter
au premier étage. Le rez-de-chaussée, en revanche, ne lui rappelait
pas le passé. C'était comme si elle séjournait là pour la première
fois et y côtoyait un client, un homme complexe et fascinant. Avisant
une porte close, elle lui demanda ce qui se trouvait derrière.
— Entrez, je vous en prie, insista Fergus.
C'était un local à provisions, une dépendance de la cuisine avec ses
étagères chargées de boîtes de conserve et de nourritures
déshydratées.
— Vous pourriez vivre des mois avec toutes ces provisions.
Combien de temps avez-vous prévu de rester ici?
— Quelques semaines.
— N'allez-vous pas vous ennuyer?
Elle ne pouvait l'imaginer menant une vie d'ermite pendant
longtemps.
— C'est l'occasion pour moi de rattraper un retard en lecture et
d'écrire, expliqua-t-il.
— Que diriez-vous d'une soupe pour le dîner? suggéra-t-elle, en
contemplant les rangées de victuailles. Je pourrais composer un
potage tel que vous n'en aurez jamais goûté de semblable.
— Avec plaisir.
Clancy prépara une soupe à partir d'une bisque de homard, de
miettes de crabe et de tomates, le tout arrosé de xérès. Puis elle
entra dans le salon de l'hôtel, et promena son regard sur les rayons
d'une grande bibliothèque ancienne. Elle y dénicha un ouvrage de
Série Noire et un roman victorien.
La pièce était confortable. Sur le bureau elle remarqua un
ordinateur portable. C'était donc là que Fergus écrivait. Clancy
emporta les livres dans sa chambre, pour ne pas le déranger. Là,
allongée sur son lit, elle se plongea dans la lecture du roman
policier, mais le froid la poussa bientôt à redescendre au rez-de-
chaussée, près de la cheminée.
Mais Fergus occupait déjà le sofa, allongé de tout son long, les bras
repliés sous la tête et les yeux clos. En l'entendant entrer, il souleva
les paupières.
— Je me demandais où vous étiez passée, déclara-t-il.
— J'ai pris quelques livres dans la bibliothèque.
— « Vêpres rouges », dit-il en regardant le volume qu'elle tenait à la
main. Voulez-vous savoir la fin?
— Surtout pas. En revanche, je parie que vous n'êtes pas capable
de me raconter celui-ci, argua Clancy en montrant le roman
d'amour à la reliure usée.
— Le dénouement doit être tragique. Les jeunes filles de l'époque
victorienne versaient beaucoup de larmes.
— Quelle culture ! ironisa Clancy.
Elle se lova dans un fauteuil pour reprendre sa lecture. Plus tard
dans la soirée, ils s'attablèrent pour le souper.
— Délicieux, commenta Fergus en savourant le potage au xérès. Si
vous ne réussissez pas comme paysagiste, vous ferez une excellente
cuisinière.
— Oh non, j'aime trop mon métier. Je n'ai jamais voulu faire autre
chose.
Elle montra ses mains. Sans sa bague de fiançailles, elle lui
semblèrent étrangement nues.
— J'ai la main verte, expliqua-t-elle. Quand mon père vivait encore,
nous avions un vieux jardinier. C'est lui qui m'a enseigné les noms
des plantes; il me laissait aussi faire quelques petits travaux. J'ai
toujours su que ce mode de vie me convenait plus que tout autre —
même si j'ai parfois caressé le rêve de devenir avocate dans le
cabinet de mon père.
— Pourquoi n'avez-vous pas choisi cette carrière, finalement?
— Parce qu'en réalité, c'était la perspective de travailler avec Hugh
qui me motivait. Son père et le mien étaient associés. J'ai donc
abandonné ces chimères et je ne le regrette pas, car aucun métier
ne m'apporterait autant de satisfactions que le mien.
Son enthousiasme semblait intriguer Fergus, qui l'écoutait avec
beaucoup d'attention.
— Avez-vous un jardin ? lui demanda-t-elle.
— Une maison de ville avec un patio.
— Je me défends bien dans l'aménagement des patios. Voulez-vous
que je vous dise comment je vois le vôtre ?
— Mais vous ne savez même pas à quoi il ressemble ! Clancy se
mit à rire.
— Les stylistes étudient les personnes pour qui ils vont créer une
mode, n'est-ce pas? Comme eux, j'observe les gens et j'invente des
jardins qui leur correspondent. L'acier inoxydable dominerait dans
le patio que j'imagine pour vous. Ou l'ardoise, avec une pergola en
fer, rouillée par les intempéries.
— Quelle horreur ! Pas de fleurs ?
— Attendez, j'y viens. Pour que ce jardin vous ressemble, il faudrait
des feuillages sombres.
— C'est gai !
En fait, elle ne pouvait intégrer Fergus dans un décor particulier.
Peut-être de grands espaces, des rues, ou une zone de guerre lui
convenaient-ils davantage qu'un jardin ?
— Ce qui est sûr, c'est que je ne vous offrirais jamais un jardin de
roses !
— Qu'avez-vous imaginé pour Hugh? demanda-t-il soudain.
La bonne humeur de Clancy s'évanouit aussitôt. Elle eût préféré
qu'il n'eût pas posé cette question.
Dans son tout premier rêve de jardin, elle se voyait avec Hugh dans
une allée bordée de grands arbres, menant à un belvédère.
— Si, j'en ai conçu un, répondit-elle d'un ton abrupt. Il y a si
longtemps que je l'ai oublié. Dites-moi plutôt comment vous avez
débuté? Qu'est-ce qui vous a poussé à courir après le danger et les
tragédies?
— Je n'ai jamais couru après le danger. Un jour, je campais sur les
pentes d'un volcan que tout le monde croyait éteint; il est entré en
éruption, et j'ai envoyé mon témoignage à une agence de presse.
S'en sont suivis des contacts, des contrats. En général, je me rends
sur zone en tant que simple observateur et, la plupart du temps, les
ennuis sont au rendez-vous.
— Je vous crois capable de déclencher une éruption volcanique en
plantant votre tente, commenta-t-elle en riant. Tout compte fait,
c'est en un matériau ininflammable que je réaliserais votre patio !
Elle rit de plus belle, et leurs regards se croisèrent. Soudain, Clancy
eut l'impression que son cœur s'accélérait dans sa poitrine. Mal à
l'aise, elle s'arrêta de rire et détourna les yeux.
Quand Fergus se leva pour débarrasser la table, elle l'imita et s'étira
en annonçant :
— Je suis fatiguée. Je crois que je vais monter me coucher.
— A demain, lui lança-t-il en guise de bonsoir. Viens ici, Bruno !
Dès qu'il reconnut son nom, le chien bondit vers la porte, où il
attendit que son maître enfile ses bottes en caoutchouc.
— Vous sortez le chien? Il ne pleut plus?
En guise de réponse, Fergus ouvrit la porte. Clancy scruta
l'obscurité. Pas de lune, pas d'étoiles. Aucune lumière au loin. Mais
la pluie avait bien cessé, et la bande de terre autour de l'hôtel était
plus étendue, signe que l'eau descendait.
— Puis-je vous accompagner? demanda-t-elle.
— Je ne crois pas.
— Ça ne me prendrait qu'une minute de mettre un manteau et de
changer de chaussures.
— Non, répéta-t-il.
Sur quoi, il s'engouffra dans la nuit à la suite du chien. Clancy se
demanda pourquoi elle avait voulu les suivre. Elle ne songea pas à
les rattraper, sachant que Fergus ne l'aurait pas attendue. D'ailleurs,
ne venait-elle pas de déclarer qu'elle était fatiguée?
Une fois dans sa chambre, elle s'endormit rapidement, en songeant
avec un certain réconfort que, tant qu'elle serait là, elle n'aurait plus
de cauchemar au sujet de Hugh.
Quand elle s'éveilla, sa première pensée fut tout de même pour
Hugh et Susan. Mais elle sentit l'odeur du petit déjeuner et toute sa
tristesse s'envola. Elle sauta à bas du lit et se rendit dans la salle de
bains. Le temps de se doucher, et elle enfilait un pantalon noir
cigarette, et son plus joli pull en cachemire bleu ciel.
La photo de Hugh lui souriait toujours au-dessus de sa valise. Elle
aurait mieux fait de fracasser ce cadre plutôt que de se débarrasser
de la bague, songea-t-elle. Jeter à l'eau un bijou d'une telle valeur
était un véritable gâchis. Un gâchis qui aurait dû la rendre malade.
Alors pourquoi, au contraire, se sentait-elle d'humeur si joyeuse?
— Œufs au bacon! annonça Fergus lorsqu'elle le rejoignit dans la
cuisine.
— Le petit déjeuner n'est pas mon fort, vous savez, commença-t-
elle.
— C'est la spécialité de la maison, insista Fergus.
— Vraiment?
De fait, les œufs étaient savoureux. Après le petit déjeuner, Fergus
regagna son bureau installé dans le salon, tandis que Clancy choisit
de se relaxer et de lire près du poêle.
Vers le milieu de la matinée, elle lui porta une tasse de café en allant
ranger ses livres dans la bibliothèque.
— Vous aviez raison au sujet de celui-ci, convint-elle. Ça finit bien
par des larmes.
Il ouvrit un tiroir du bureau qui contenait des jeux de société.
— Servez-vous, si vous ne voulez plus lire. Clancy choisit un puzzle
et un jeu de tarot.
— Cet hôtel mériterait au moins une étoile de plus pour les
divertissements qu'on y propose ! ironisa-t-elle.
Elle réalisa le puzzle sur la longue table de la cuisine. Elle ne se
souvenait pas d'avoir ainsi gaspillé une journée entière.
Paradoxalement, elle sentait que cette inactivité l'aidait à retrouver la
forme.
Vers le soir, ils improvisèrent un dîner savoureux avec du pain grillé
et des beignets. Au cours du repas, le téléphone portable de Fergus
se mit à sonner. Clancy aurait aimé le déconnecter pour garder
l'illusion qu'ils se trouvaient sur une île inconnue, coupés du monde
extérieur.
Fergus décrocha, et, par discrétion, Clancy se leva pour quitter la
pièce. Il lui fit signe de se rasseoir. Son correspondant devait lui
demander, entre autres, quel niveau la crue avait atteint. Fergus
répondait qu'il gérait la situation et raccrocha au bout de quelques
minutes.
— Avez-vous des coups de téléphone à passer? demanda-t-il.
Elle réfléchit. Les appels professionnels pouvaient attendre, Hugh
également. En revanche, elle devait parler à sa mère. Esther
Lindhurst se vexait vite quand elle ne recevait pas toute l'attention
qu'elle pensait mériter ; et elle attendait probablement un coup de fil
de sa fille, à présent.
— Je ferais bien d'appeler chez moi.
La voix juvénile de sa mère lui apprit qu'elle venait de manquer
Hugh. Il était passé en revenant du tribunal. Clancy prévint qu'elle
serait à la maison le surlendemain, puis écouta les derniers potins de
la ville. Enfin, à l'occasion d'un blanc dans la conversation, elle put
raccrocher.
— Ma mère est un vrai moulin à paroles ! dit-elle avec un soupir.
— Tout va bien?
— Oui. Elle s'est acheté des chaussures, et Hugh est venu prendre
un café.
— Votre mère s'entend bien avec Hugh?
— C'est plus que cela. Elle l'idolâtre !
Sa mère répétait souvent que le jour où Hugh et Clancy avaient
décidé de se marier avait été le plus beau jour de sa vie, et que si
par malheur ils venaient à rompre, elle en aurait le cœur brisé.
— Que vais-je lui dire? s'interrogea Clancy en soupirant. Elle
voudra savoir pourquoi je ne porte plus ma bague. Je ne pourrai
pas prétendre que tout va pour le mieux entre Hugh et moi.
— Non, car elle vous demandera alors pourquoi vous avez jeté le
trésor à l'eau ! Et ça risque d'être difficile à justifier.
— Voyons si les cartes ont une réponse.
Clancy sortit le jeu de tarot et consulta la règle, plus par curiosité
que par superstition.
— Laissez-moi en dehors de ce jeu, avertit Fergus.
— Très bien. La première étape consiste à apprendre la
signification de chacune des cartes, lut-elle à haute voix. Bon...
La carte qu'elle retourna en premier représentait une tour qui
basculait.
— La maison-Dieu : trahison et ruine, Bon début ! Les autres
seront forcément meilleures.
Elle prit une deuxième carte qui figurait un squelette brandissant une
faux.
— La mort signifie la mort.
Ce jeu n'était qu'un hasard, bien sûr, mais un frisson la parcourut,
comme un doigt maigre et glacé glissant le long de son dos. Elle eut
un rire nerveux.
— Je ne suis pas sûre de vouloir continuer cette partie.
— La règle stipule qu'il faut apprendre la signification des cartes,
pas de les prendre à son compte, lui rappela Fergus.
Pour autant, elle préféra ranger le jeu.
— Parlez-moi de quelques jardins que vous avez conçus, demanda
alors son compagnon.
Ils se mirent à bavarder, et bientôt, Clancy se détendit. Elle lui
décrivit un jardin qu'elle aménageait autour d'un vieux moulin à eau;
puis elle l'écouta à son tour. Il savait rapporter des faits avec
humour. Les heures passaient paresseusement et si confortablement
que même les silences étaient reposants. Clancy ne ressentait pas le
besoin de les combler. Bien qu'il fût tard, elle éprouvait une certaine
réticence à mettre un terme à cette soirée. Vers minuit cependant,
elle s'assoupit, la tête sur un coussin du canapé.
Fergus lui secoua l'épaule avec douceur.
— Il est temps d'aller dormir.
Dans un demi-songe, elle l'imagina en train de la prendre dans ses
bras et de l'emporter dans son propre lit. Ce fantasme la réveilla
tout à fait.
— Mon Dieu ! Combien de temps ai-je dormi ?
— Cinq minutes, dix peut-être.
Bien entendu, il ne la prit pas dans ses bras. Il ne l'aida même pas à
se lever. Et bien sûr, elle n'aurait pas accepté qu'il le fît !
Cette fois, ce fut elle qui lança : « A demain ! »
Clancy ne s'endormit pas aussitôt. Pendant un moment, elle revit en
pensée les menus événements de cette bonne journée. Encore un
jour, et elle partirait, hélas ! Il avait cessé de pleuvoir, son van étant
resté exposé au déluge, peut-être refuserait-il de démarrer. Elle se
promit de le vérifier, non sans espérer qu'une panne retarderait son
départ.
En fait, Fergus lui en fit lui-même la suggestion, le lendemain, après
le petit déjeuner.
— Si nous allions jeter un coup d'œil à votre camionnette?
Le moteur vrombit dès le premier coup de démarreur. Aux
alentours, l'inondation avait fait place, à de la boue et des flaques.
Rien n'empêchait plus le départ de Clancy. Pourtant, elle aurait aimé
rester cette journée encore et la nuit prochaine.
— J'ai envie de faire une promenade avant de partir. Vous
m'accompagnez? proposa-t-elle.
— Bien sûr. Prenez des bottes.
Dans le vestiaire de l'hôtel, elle en chaussa une paire et endossa un
ciré. Ainsi parée, elle marcha avec Fergus et le chien Bruno sur les
hauteurs environnantes. Ils pataugeaient dans le gazon boueux. Les
graviers et les pavés étaient glissants. Malgré une légère
claudication, Fergus allait d'un pas cadencé avec l'aisance d'un
athlète. Ils descendirent la pente qui menait à la Blayne.
Bien qu'elle fût plus basse, la rivière ressemblait toujours à un
torrent furieux. Comme elle se penchait par-dessus le parapet pour
la contempler de plus près, Clancy sentit la main de Fergus lui
presser l'épaule.
— Vous ne pensez tout de même pas... ?
— Que vous allez sauter ? Non. Mais je ne tiens pas à ce que vous
perdiez de nouveau l'équilibre. Que cherchez-vous ? Il y a
longtemps que votre bague est perdue.
Elle se mordit la lèvre.
— Elle était un peu large, se souvint-elle. Hugh avait suggéré de
faire resserrer l'anneau, mais je ne voulais pas m'en séparer.
En vérité, elle aurait même juré qu'elle la porterait jusqu'à sa mort.
— Il ne comprendra jamais que je m'en sois débarrassée. Fergus
éclata de rire.
— C'était quand même un drôle de geste !
Clancy elle-même parvenait à trouver cette histoire cocasse. Même
si elle savait déjà qu'une fois de retour chez elle la situation lui
paraîtrait beaucoup moins drôle. Mais là, avec Fergus près d'elle,
elle se sentait à mille lieues de ses préoccupations, aussi insouciante
qu'une adolescente.
— Le premier qui arrive à l'hôtel! le défia-t-elle, en s'élançant
comme une flèche sur le chemin raide et boueux.
Elle était gênée par ses bottes, mais ses foulées vigoureuses lui
donnaient l'avantage sur Fergus, qui claudiquait derrière elle.
— Cette course est inégale ! protesta-t-il.
— Dites plutôt que vous ne supportez pas la compétition ! Viens,
Bruno, le premier qui arrivera en haut !
Le chien gambadait en tous sens, projetant de la boue autour de lui,
et Clancy dérapait en grimpant le raidillon. C'était merveilleux de se
sentir de nouveau en forme. Elle atteignit le sommet du sentier et se
mit à tourner sur elle-même en signe de triomphe.
Elle dansait toujours, fière de sa victoire, quand Bruno déboula
dans ses jambes et la renversa. Elle s'affala dans la boue.
Un grand rire accompagna sa chute.
— Lorsque l'orgueil va devant, honte et dommage le suivent! se
moqua Fergus, l'air ravi.
— Oh, taisez-vous ! C'est vous qui lui avez appris à faire cela?
— A renverser les dames ? Absolument pas. Il l'aida à se relever en
souriant.
Dès qu'elle fut à sa hauteur, Clancy lui appliqua ses deux paumes
pleines de boue sur le visage. Si elle s'était écoutée, elle l'aurait
barbouillé de glaise, mais elle décida de n'en rien faire, quand il
l'avertit :
— Si vous faites encore un geste, vous n'aurez pas la salle de bains
en premier.
— Moi qui vous prenais pour un gentleman !
— Faux ! Vous pensiez juste le contraire.
— C'est exact, avoua-t-elle en riant. Quant à toi, Bruno, tu n'auras
certainement pas la salle de bains avant moi !
Dès qu'elle fut dans la cuisine, Clancy s'escrima à retirer ses bottes.
— Laissez-moi faire, proposa Fergus. Voilà !
— Suis-je censée retirer les vôtres maintenant?
— Je dois d'abord laver le chien au jet d'eau. Préparez-vous,
ensuite je vous ferai savoir s'il y a quelque chose que vous puissiez
faire pour moi, ajouta-t-il, le regard pétillant de malice.
Elle le dévisagea, stupéfaite, puis comprenant qu'il plaisantait,
répliqua en riant :
— Il n'est pas interdit de rêver!
Après une bonne douche, elle se contempla dans le miroir et
constata avec satisfaction que son teint avait retrouvé toute sa
fraîcheur. De toute évidence, le grand air lui faisait un bien fou. A
moins que ce ne soient le plaisir et la détente de ces deux derniers
jours...
Vêtue de son peignoir en satin beige, elle s'enveloppa la tête dans
une serviette et gagna la cuisine. Bruno avait le poil propre et brillant
; quant à Fergus, il devait avoir utilisé une autre salle de bains, car il
ne portait plus aucune trace de boue.
Assise devant le poêle, Clancy ôta la serviette et secoua ses
cheveux humides. Le feu brûlait gaiement, chauffant son visage et la
courbe de ses seins dans le décolleté du peignoir. Elle sourit à
Fergus, et celui-ci vint s'agenouiller près d'elle. Elle ne fut pas
surprise quand il lui prit la serviette des mains pour lui sécher les
cheveux. Elle ferma les yeux, s'abandonnant au massage bienfaisant
qui chassait sa tension. A travers le tissu en éponge, les doigts de
Fergus lui communiquaient une délicieuse tiédeur. Les légers
effleurements réveillaient ses sens, lui donnaient l'impression de
voguer sur une mer chaude, sous un soleil brûlant...
— Croyez-vous que ce soit une bonne idée?
Elle tressaillit au son de sa voix, et émergea de sa rêverie. La robe
de chambre avait glissé de ses épaules. Elle s'empressa de la
resserrer.
— J'étais presque endormie. C'est à cause de l'air chaud,
marmonna-t-elle.
Passant une main dans ses cheveux, elle se mit à parler de façon
décousue.
— Ils sont assez secs, à présent. Je vais pouvoir les démêler. Les
vôtres sèchent tout seuls, je suppose. Qu'en dit votre coiffeur?
— Vous plaisantez?
Elle s'esclaffa pour mieux cacher son trouble, et s'empressa de
remonter dans sa chambre sous prétexte de se coiffer.
Une fois seule, elle songea avec incrédulité à ce qui avait failli se
passer. Que lui était-il donc arrivé? Elle s'était laissée aller à ce
massage voluptueux sans résistance, et se serait sans aucun doute
offerte à Fergus s'il avait poussé plus loin ses avances. Comment
pouvait-elle blâmer Hugh et Susan quand elle-même cédait si
facilement à la tentation? C'était donc cela, ce que Fergus appelait
une « brusque poussée d'hormones »? Mon Dieu ! Jamais elle
n'aurait cru en être un jour la victime. De toute évidence, cet homme
était trop dangereux pour elle. Elle devait s'éloigner de lui, partir
avant de commettre une erreur irréparable.
Forte de cette décision, Clancy s'habilla et fit ses bagages. Puis,
entrant dans la cuisine, elle annonça :
— Je devrais déjà être en route. Je ne peux pas me permettre de
m'offrir des vacances comme cela.
Fergus n'eut pas l'air surpris. Il se contenta de lui dire qu'il avait été
heureux de la rencontrer, comme lorsqu'on prend congé de
quelqu'un qu'on ne pense pas revoir. Ils montèrent dans le Transit
tous les trois, et Clancy s'engagea dans le sentier sous les arbres.
Quand elle atteignit la route, Fergus descendit.
— Soyez prudente, dit-il simplement avant de la quitter. Elle se
retourna pour les apercevoir, le chien et lui, une dernière fois, mais
ils avaient déjà disparu. Aussitôt, elle sentit un grand vide l'envahir.
Que se passait-il? Elle venait à peine de quitter Fergus, et déjà il lui
manquait. Il lui manquait même tellement qu'elle faillit stopper et
courir après lui. Au lieu de quoi, elle s'obligea donc à appuyer sur
l'accélérateur pour s'éloigner un peu plus vite.
Quelques heures plus tard, elle s'engageait dans l'allée de la maison
qu'elle partageait avec sa mère. Pendant le trajet, elle avait
beaucoup songé à Hugh, et ignorait toujours comment aborder le
sujet de son infidélité. Tout ce qu'elle savait, c'est qu'elle allait lui
parler et qu'ils surmonteraient tous deux cette épreuve parce qu'ils
s'aimaient. D'ailleurs, comme Fergus l'avait souligné, elle n'avait pas
le droit de se détourner de son fiancé à cause d'un écart de
conduite exceptionnel.
Comme elle ouvrait la porte d'entrée, sa mère entra dans le
vestibule. Très chic dans un tailleur Chanel, ses cheveux blond
cendré joliment coiffés, Esther Lindhurst sourit en voyant sa fille.
— Je ne t'attendais que demain !
— Je sais, mais j'ai pu prendre la route plus tôt que prévu.
— Tu as voulu revenir le plus tôt possible pour Hugh, fît Esther d'un
air entendu. Sait-il que tu es là?
— Non.
— Appelle-le.
Clancy, qui n'avait pas l'intention de contacter Hugh avant de savoir
ce qu'elle lui dirait, ôta le combiné des mains de sa mère.
— Je dois d'abord défaire mes bagages et régler quelques affaires.
De plus, je suis fatiguée. Je l'appellerai demain matin. De toute
façon, il ne comptait pas sur moi avant jeudi.
— Tu ne veux pas lui annoncer que tu es de retour?
— Non.
Sa mère fronça les sourcils. De toute évidence, elle ne comprenait
pas sa réaction.
— Est-ce que tout va bien? s'enquit-elle d'un ton anxieux.
— Bien sûr, répondit Clancy.
Elle monta ses valises dans sa chambre, et se laissa tomber sur son
lit avec un soupir. Si elle dormait quelques minutes, elle retrouverait
peut-être un esprit plus serein? Pour l'instant, elle ne savait plus où
elle en était, et regrettait de n'avoir près d'elle personne à qui se
confier. Si elle racontait à sa mère ce qui s'était passé, nul doute que
celle-ci trouverait des excuses à Hugh. Quant à ses connaissances,
elles blâmeraient pour la plupart Susan, qui courait après tous les
hommes. Mais certaines d'entre elles étaient aussi d'anciennes
petites amies de Hugh, qui ne se priveraient pas de trahir ses
confidences. Et elle n'avait guère envie que cette histoire sordide
circule dans toute la ville.
Une fois de retour, ils installèrent les meubles qu'ils avaient achetés
dans la grande pièce du moulin, qui parut aussitôt beaucoup plus
confortable.
— C'est charmant, constata Clancy. J'ai passé une journée
formidable.
— Moi aussi.
Elle le crut. Fergus ne s'était certainement pas ennuyé, même s'il
n'avait pas dû trouver cette braderie passionnante, habitué qu'il était
à une vie différente.
Il avait tenu à tout payer, car il vivait au moulin à titre gratuit. Clancy
avait voulu protester pour la commode, qu'elle estimait trop chère
pour un simple cadeau, mais il avait répondu :
— J'ai envie de vous laisser un souvenir de moi, ne me refusez pas
ce plaisir.
Clancy arriva chez elle peu avant minuit, ravie d'avoir déniché toutes
ces trouvailles pour le moulin. Sa mère l'attendait dans le vestibule.
— Au moins, tu n'es pas restée dehors toute la nuit. Je suppose que
je dois t'en être reconnaissante. J'étais morte d'inquiétude.
Clancy fit semblant de tomber des nues.
— Tu croyais qu'il m'était arrivé un accident?
— Inutile de biaiser, Clancy Lindhurst !
— Ah, nous parlons de sexe, alors. Mais tu n'as pas à t'inquiéter
puisque me voilà. Soit dit en passant, Hugh et Susan te diraient qu'il
n'existe aucune loi interdisant les rapports sexuels de jour !
Sur cette remarque, elle monta dans sa chambre, sûre que sa mère
était trop choquée par ses propos pour la suivre.
La photo de Hugh trônait sur la table de chevet. Sa mère l'avait
remise en place! Clancy examina les traits fins de son fiancé et
songea aux paroles de Fergus. Hugh était-il immature? C'était la
première fois qu'elle se posait la question. Puis elle cacha le cadre
dans sa valise qu'elle ferma à clé, espérant que sa mère
comprendrait le message.
La semaine suivante, elle fut heureuse d'être surchargée de travail,
car sa vie sociale devenait insupportable. Sa rupture avec Hugh
avait causé un choc dans leur entourage, et les rumeurs circulaient
bon train. On savait maintenant comment elle avait surpris Hugh
dans les bras de Susan Hines, et on retenait son souffle, espérant en
apprendre davantage. Sur le séduisant compagnon de Clancy ou
sur la disparition de sa bague, par exemple... Même ses amies
intimes se réjouissaient de ce piquant scandale, et Clancy préférait
les éviter.
Quant à Hugh, il supportait ces médisances sans broncher. Il appela
Clancy à deux reprises, mais elle déclina ses rendez-vous. Il
soupirait, disant qu'il attendrait.
Bien que le travail remplît ses journées, elle trouva le temps de
passer un moment avec Fergus. Le mardi soir, ils allèrent au
cinéma. Le film était décevant, et au bout d'une heure, elle
s'ennuyait prodigieusement. Autour d'elle, les couples s'enlaçaient,
tandis qu'elle-même se tenait droite, bien à l'écart de Fergus, affalé
près d'elle dans une position inconfortable. Elle savait qu'elle était
stupide, qu'il n'y aurait eu aucun mal à se laisser aller contre lui.
Mais elle s'obstinait, refusant de jouer avec le feu. Fergus
remarquait-il sa contrariété? Si oui, il devait s'en amuser.
Bientôt, il lui toucha le bras.
— Ça vous dérangerait si nous partions ? Ma jambe me fait
souffrir.
Ils firent quelques pas dans la rue.
— Ça va mieux ? demanda-t-elle.
— Tout à fait. Je regrette que vous ayez manqué le film.
— Ça ne fait rien. Il ne m'intéressait pas.
Comme Fergus arrêtait la voiture devant la maison des Lindhurst,
Clancy proposa :
— Entrez prendre un café.
Il accepta sans hésiter. Certes, Esther ne l'accueillerait pas de gaieté
de cœur, mais son hostilité ne le décourageait nullement. D'autre
part, Clancy était aussi chez elle, et donc libre de recevoir qui elle
voulait.
Comme ils s'y attendaient, Esther fut glaciale. Drapée dans une
dignité royale, elle ne parla que du bout des lèvres. Jusqu'à ce
qu'elle sortît un album de photos relié de cuir rouge.
— Aimeriez-vous voir quelques photos de Clancy ?
— Volontiers, répondit Fergus.
Clancy voulut protester, mais sa mère, prenant place auprès de lui,
ouvrait déjà l'album. Ce n'était pas un hasard si elle avait choisi ce
volume entre tous : plus de la moitié des clichés représentait Hugh !
— Comment rivaliser avec un tel homme? disait-elle à Fergus. Que
pourriez-vous offrir de plus à ma fille?
Elle tournait les pages pour Fergus, qui trouvait cette comédie
désopilante, mais gardait son sérieux, en émettant quelques
murmures approbateurs. Au moment où Esther dit quel brillant
avocat était Hugh, Fergus déclara d'une voix solennelle :
— Quel modèle, en effet !
Clancy se pencha et referma l'album.
— Je crois que vous feriez mieux de partir, déclara-t-elle, à bout.
Cependant, une fois dehors, elle s'excusa :
— Elle joue la mère satisfaite de son rejeton comme si elle était la
mère de Hugh. Elle n'est pas aussi fière de moi, hélas ! Ce numéro
vous était tout particulièrement destiné, mais il était aussi censé me
rappeler combien Hugh est un homme merveilleux.
— Ce que nous savons tous ! gloussa Fergus. Il a été trop gâté par
les dieux. Je me demande ce qu'il ferait s'il se retrouvait dans une
situation difficile.
Au matin, elle se sentit si lasse qu'elle serait bien restée au lit une
heure ou deux de plus. C'était le week-end et aucun rendez-vous
d'affaires ne l'attendait. Seulement, sa mère était déjà levée. Et elle
l'appelait du rez-de-chaussée :
— Sais-tu l'heure qu'il est?
Clancy passa aussitôt dans la salle de bains. Elle était à peine assise
à la table du petit déjeuner que la sonnette retentit.
— Je vais ouvrir, annonça Esther gaiement. Clancy aurait pu miser
sur l'identité du visiteur.
— Alors, que se passe-t-il? s'enquit Hugh, comme s'il était le
médecin de famille.
— C'est ça ! Dis aussi qu'elle ne t'a pas téléphoné pour te mettre au
courant? répondit Clancy avec ironie.
— Le codicille, soit. Mon Dieu, je ne m'étais pas rendu compte que
tu n'en connaissais pas l'existence; et je ne m'attendais pas à ces
soupçons. Je ne toucherais jamais à ton argent, Clancy, sauf dans
ton intérêt. Je veux t'épouser, parce que tu es la femme avec qui j'ai
envie de passer ma vie. Si ça peut te rassurer, nous nous marierons
après ton vingt-cinquième anniversaire; le codicille sera alors nul.
Même Fergus ne trouverait rien à redire à cela !
— J'espère que tu es satisfaite maintenant? clama Esther d'un air de
triomphe.
Hugh prit la main de Clancy et la tint dans la sienne, en la regardant
au fond des yeux.
— Je t'aime, déclara-t-il d'une voix rauque. Ton père devait le
savoir; en te confiant à moi, il nous donnait sa bénédiction.
Les yeux de Hugh étaient bleu clair, comme une eau limpide qui
aurait dû la fasciner. Or, il n'en était rien. Ce n'était pas comme le
regard sombre de Fergus qui perçait son âme...
Clancy s'adossa, et Hugh fut forcé de relâcher sa main.
— Tu n'as pas besoin de me dire qui a lu le testament de ton père,
reprit-il. C'est ce maudit journaliste ! Il met le nez dans tes comptes
parce qu'il est prêt à tout pour s'enrichir!
Les lèvres de Clancy frémirent. Plus elle s'efforçait de garder son
sérieux ou de paraître indignée, plus elle trouvait la situation
comique. Soudain, elle éclata de rire.
— Allons, voilà que tu deviens hystérique, énonça Hugh de son ton
docte.
— Je vais au bureau.
— Je t'accompagne.
— Non.
Et elle les laissa là, sachant que sa mère soupirerait, en se plaignant
de sa manie de faire des histoires pour des riens.
Elle alla fermer la porte du bureau. Puis, sortant le van du garage,
elle s'éloigna.
Elle roula ainsi au hasard pendant un moment. En passant près de la
rivière sur laquelle le moulin était bâti, elle décida d'avertir Fergus
que Hugh n'avait pas l'intention de s'en prendre à son argent, qu'il
n'y avait rien d'anormal dans le fait qu'elle ignorât l'existence du
codicille.
Le centre-ville étant très animé en ce samedi matin, elle emprunta
une ruelle qui longeait la retenue du moulin. Elle remarqua d'abord
de légers remous à la surface du bief. Près de la grande roue, l'eau
bouillonnait. La vieille roue à aube tournait ! Clancy écarquilla les
yeux et faillit mettre le van au fossé.
Sautant sur le talus, elle courut vers le pont. La roue tournait comme
de juste, lentement et régulièrement. Au moment où Fergus sortait
de la maison, elle agita la main en claironnant :
— C'est un miracle !
— Bien sûr, les miracles arrivent tout le temps, approuva Fergus en
la rejoignant.
— Comment avez-vous réalisé celui-là?
— Aucun problème.
Clancy savait le travail que représentait cette remise en état. Fergus
l'avait accompli, avec l'aide de spécialistes, et depuis les premières
heures de la matinée, le moulin fonctionnait comme autrefois.
Clancy, émue, restait sans voix. Elle contemplait l'énorme roue avec
une telle fierté et un tel plaisir que c'en était presque douloureux.
Elle se jeta au cou de Fergus.
— C'est une merveilleuse surprise. Oh, comme j'aime ce miracle-là
! Comme je vous...
Clancy se retint à temps.
— Le plaisir est pour moi.
Elle soupira. Fergus n'avait pas deviné ce qu'elle avait failli révéler !
— Je ne sais plus où j'en suis, marmonna-t-elle en riant. Je suis trop
bouleversée !
— Du café? Un petit déjeuner? Ça vous ferait du bien.
— Volontiers.
En fait, elle voulait surtout entrer dans la maison pour admirer les
rouages en action.
— Avez-vous posé la question au sujet du codicille ?
— Oui, ce n'était pas important. Ils croyaient tous deux que je
connaissais cette clause, et Hugh a proposé que nous nous mariions
après mes vingt-cinq ans, pour qu'elle soit caduque.
Elle entendait le craquement de la roue et le clapotis de l'eau. Ces
bruits lui rappelèrent la pluie et le grondement de la rivière, près de
l'Hôtel du Passeur. De nouveau, elle éprouva cette sensation de se
trouver au chaud, dans une cachette coupée du monde...
— C'est très généreux de sa part, commenta Fergus d'une voix
aigre-douce.
— Ça prouve, s'il en est besoin, qu'il ne m'escroque pas.
— Quelle erreur !
L'atmosphère de tanière douillette s'estompa d'un seul coup.
— Votre cher Hugh vous dupe financièrement et affectivement.
— C'est faux !
Fergus vint s'asseoir près d'elle.
— Il jongle avec les comptes, et il vous mène en bateau. Vous dites
qu'il vous aime, et je l'admets. Mais il vous ment en se faisant passer
pour votre âme sœur — ce qu'il n'est pas et ne sera jamais.
Fergus était tout près d'elle maintenant. Si proche qu'elle se laissa
aller contre lui. Il lui caressa les cheveux. En fermant les yeux, elle
pouvait se laisser dériver.
— Vous vous droguez toujours avec son eau de Cologne ?
— Pardon ? Oh, non. Plus depuis que j'ai cassé ce maudit flacon !
— C'est déjà un problème de moins. A part cela, qu'est-ce qui
vous fait penser que vous êtes faits l'un pour l'autre?
Fergus se livrait à un jeu, et Clancy y entra de bon cœur.
— J'entends cela depuis des années.
— Ce ne sont pas des preuves.
— Des preuves? Mais qui êtes-vous donc? L'avocat général ?
— Je rassemble seulement les faits.
Il lui sourit. Lovée au creux de son bras, Clancy lui sourit à son
tour. Allait-il l'embrasser?
— Vous ne vous sentez plus faible quand il vous touche? Vous avez
surmonté cela, n'est-ce pas?
Clancy avait pensé jusque-là que les caresses de Hugh étaient
irremplaçables. Mais cette confiance naïve et sans bornes était
entamée à présent.
— Oui, murmura-t-elle.
Elle se tut, troublée par la caresse des doigts de Fergus sur sa joue.
Un frisson exquis la parcourut. Elle se sentait presque aussi
bouleversée que s'il l'avait tenue nue dans ses bras. Dire qu'il
obtenait ce résultat rien qu'en lui touchant les cheveux, en lui frôlant
la joue ! S'il allait plus loin, nul doute qu'elle frnirait par perdre la
tête et par faire l'amour avec lui. Elle devait absolument se
reprendre avant qu'il soit trop tard.
— Non, murmura-t-elle alors d'une voix rauque.
— Pourquoi?
— Parce qu'il ne s'agit que d'une attirance physique. Une attirance
physique qu'elle n'avait jamais éprouvée jusqu'alors, et qui
l'effrayait. Mais de cela bien sûr, elle préféra ne rien dire. Elle n'allait
tout de même pas expliquer à Fergus que, si Hugh la troublait, il
n'avait jamais réussi à infuser à son corps cette volupté violente dont
elle était la proie en cet instant.
Elle s'extirpa doucement de ses bras.
— Je ne peux pas faire ça.
Il prit son visage entre ses mains.
— Oh si, vous le pouvez! murmura-t-il en posant sa bouche sur la
sienne.
Alors, elle comprit qu'il était déjà trop tard. Comme hypnotisée, elle
entrouvrit ses lèvres et s'abandonna à son baiser. Aussitôt, une
vague de désir, plus forte que tout ce qu'elle avait jamais éprouvé,
la submergea. Les doigts de Fergus couraient sur sa peau, y
traçaient des sillons brûlants qui l'embrasaient comme la lave d'un
volcan. Dans une étreinte passionnée, ils tombèrent ensemble sur le
canapé, et se retrouvèrent bientôt nus l'un contre l'autre, avides de
se connaître, de se découvrir mutuellement. Eblouie, Clancy s'offrit
avec délices aux caresses de son amant, son corps frissonnant sous
ses doigts experts, sous ses baisers affolants. Elle avait besoin de sa
chaleur, besoin de le sentir enfin à elle — en elle. Et lorsque, enfin, il
accéda à son désir, il lui sembla que son corps entier s'embrasait,
tandis que se déclenchait en elle un tourbillon de sensations
enivrantes, qui l'emporta jusqu'à l'extase suprême.
Un long moment s'écoula avant qu'elle retrouve son souffle et sa
raison, heureuse et émerveillée.
Midi sonnait quand ils se rendirent au village pour déjeuner,
comblés et affamés. Alors qu'ils longeaient la rivière, Clancy
demanda soudain :
— Crois-tu que j'aurais peur si je me baignais maintenant? Que j'ai
développé une phobie de l'eau en manquant de me noyer?
— Quand tu t'accorderas un peu de temps libre, je t'emmènerai au
bord d'un étang que j'ai découvert dans la jungle près des ruines
d'un temple ancien. L'eau y est aussi verte que tes yeux et tu
pourras marcher sur un fond de cailloux blancs ou plonger dans les
profondeurs.
Elle imagina la scène en couleurs féeriques. C'était trop beau pour
être vrai, à moins d'un autre miracle. Comme un voyage fabuleux
par exemple ?
Ils entrèrent dans une auberge de style Tudor, où quelques clients
étaient attablés.
Sara, la gérante, était une amie d'école de Clancy. Quittant le bar,
elle s'approcha d'eux en souriant.
— Je pense qu'elle est encore dans sa chambre. Dois-je lui dire que
vous êtes ici ?
— Qui? demanda Clancy.
— Votre fiancée, répondit Sara en s'adressant à Fergus. Son
sourire disparut devant leurs mines étonnées. Elle expliqua que
Mme Derby avait réservé l'une des meilleures chambres, la veille;
elle s'était montrée très aimable, confiant que son fiancé était Fergus
MacKenzie, l'hôte du moulin. La jeune femme avait parlé
abondamment de l'homme qu'elle allait épouser, en affichant une
bague omée de diamants.
— Voulez-vous lui demander de se joindre à nous? la pria Fergus.
Sara acquiesça et s'éloigna.
— Bien entendu, il s'agit d'Angela, déclara Clancy après son
départ.
— Tu crois que je connais beaucoup de cinglées de cette espèce ?
— Est-elle vraiment folle?
— Assez folle de moi en tout cas pour parvenir à ses fins. Elle et
Hugh ont beaucoup de choses en commun. Mais il va falloir que ça
s'arrête très vite. Je peux compter sur toi?
— Bien sûr.
Dès qu'elle entra dans la salle, Angela se précipita vers leur table.
Sans son grand manteau, elle était d'une maigreur extrême.
Quelques têtes se retournèrent sur son passage, et la regardèrent
avec amusement se jeter au cou de Fergus. Mais avant qu'elle eût
pu refermer ses bras autour de lui, celui-ci se leva et lui maintint les
bras le long du corps.
— Arrête de jouer la comédie, veux-tu ?
Elle eut une moue contrariée, mais se reprit bien vite pour déclarer :
— J'étais sûre que tu viendrais me retrouver ici.
— Je ne suis pas venu te retrouver ! rectifia Fergus, d'une voix
calme, presque inquiétante. Si je t'ai aidée, c'était en souvenir
d'Allan. Certainement pas pour que tu racontes à tout le monde que
nous étions amants et allions nous marier. Qu'espères-tu donc
obtenir avec de tels mensonges?
Angela pencha la tête de côté, et l'examina un long moment, l'air
incrédule.
— Tu ne crois pas un mot de ce que tu dis, déclara-t-elle enfin.
Fergus jeta un coup d'œil à Clancy, puis, comme encouragé,
répondit :
— Lorsque tu sortais avec Allan, je pensais que tu n'étais qu'une
sale petite égoïste. Je n'ai jamais été attiré par toi, ni à cette époque,
ni maintenant. Quant à l'idée que je puisse t'épouser, elle est tout
simplement ridicule. D'autant que j'ai déjà choisi ma femme, et
qu'elle se trouve là, devant toi, en la personne de Clancy.
8.
— Qu'est-ce qui t'a pris de dire une chose pareille? s'indigna
Clancy.
Elle marchait vite en frôlant les passants.
— Je devais frapper un grand coup pour l'empêcher d'annoncer ce
prétendu mariage à la presse.
Il avait frappé fort en effet ! Il fallait maintenant s'attendre à des
malentendus, jusqu'à ce que la rumeur fût démentie !
Elle lui décocha un regard de biais. Il avait un air sérieux et
conciliant, mais il souriait. Ce qui ne fit qu'accroître son
exaspération.
— Tu me mets dans une situation délicate.
— J'en suis désolé, mais j'aurais dû prendre les frasques d'Angela
au sérieux depuis longtemps.
Sans doute, toutefois était-ce une raison pour le faire aujourd'hui?
ne put s'empêcher de songer Clancy. Oh, certes, le stratagème avait
fonctionné : après cette tirade, Angela avait si bien compris la
situation qu'elle avait piqué une crise de nerfs. Ils avaient profité
d'un moment où l'un des serveurs l'avait emmenée se rafraîchir aux
toilettes pour s'éclipser du restaurant. Mais, elle, comment allait-elle
se sortir de ce mauvais pas, à présent?
— Ainsi, nous sommes fiancés, n'est-ce pas? risqua-t-elle.
— Ces fiançailles seront très brèves, si tu le souhaites. Tu me dois
bien ça.
Devant son air surpris, Fergus précisa :
— Puisque je t'ai débarrassée de Hugh, tu peux bien faire la même
chose pour moi avec Angela.
Un instant, elle voulut protester, rappeler qu'elle ne lui avait jamais
demandé de la débarrasser de Hugh, que c'était lui qui s'en était
chargé de son propre chef. Au lieu de cela, elle se contenta de
déclarer :
— Estime-toi dédommagé pour la remise en état de la roue.
— C'est équitable, répondit Fergus, qui avait compris le message.
Ils pénétrèrent dans le moulin.
— Avec cette histoire, nous n'avons pas déjeuné, fit-il remarquer en
ouvrant le réfrigérateur.
Il en sortit deux boîtes de bière, et lui en tendit une.
— Célébrons plutôt nos fiançailles !
Sur ces mots, il s'empara de la main de Clancy et passa à son doigt
l'anneau d'ouverture de la boîte. Cette bague ridicule résumait bien
la situation délirante dans laquelle ils évoluaient.
— J'ai commis une erreur au moment où je démêlais les affaires
d'Allan, expliqua Fergus. Angela avait beaucoup de chagrin —
c'était sincère, je pense — et je lui ai fait comprendre qu'elle
pourrait toujours compter sur moi, dans quelque domaine que ce
soit. J'aurais dû lui proposer mon aide de façon moins ambiguë.
— On dirait qu'elle t'a pris au mot, en tout cas, répliqua Clancy
avant d'éclater de rire.
Il l'imita, et ils se retrouvèrent bientôt secoués par un fou rire
inextinguible.
Ce fut la sonnerie du téléphone qui, finalement, calma un peu leur
hilarité. Mais Clancy pouffait encore en décrochant.
C'était Sara.
— Clancy ? Que se passe-t-il ? Vas-tu vraiment te marier avec lui?
— Nous avons passé... une sorte d'arrangement, répondit-elle pour
éluder la question.
— Je n'ai pu m'empêcher d'entendre ce qu'il disait à cette femme,
continua Sara. Elle a deviné que j'avais entendu, et après votre
départ, elle m'a prise à témoin en me demandant si j'étais de tes
amies. Et elle a précisé que tu ferais bien de faire très attention à toi.
Clancy, qui s'était attendue à ce genre de scène — des menaces
plus mélodramatiques qu'inquiétantes —, ne se troubla pas.
— C'est tout ? demanda-t-elle.
— Oui, mais si tu avais vu son air! Elle était encore assise à votre
table et jouait avec un couteau. Je te jure que son regard m'a fait
froid dans le dos !
— Merci, Sara, fit Clancy, soudain moins à l'aise. Je ferai attention.
Après avoir raccroché, elle se tourna vers Fergus pour demander :
— Angela est-elle dangereuse ? Elle lui rapporta les paroles de
Sara. Fergus ne parut pas surpris.
— Elle a suivi un cours d'art dramatique. C'est probablement une
scène de son répertoire qu'elle a jouée devant Sara.
— En tout cas, elle devait être convaincante : Sara semblait très
impressionnée.
— Parce qu'elle ignorait qu'elle avait affaire à une reine du mélo.
Espérons-le, souhaita Clancy en son for intérieur. Parce que cette
histoire de couteau ne lui plaisait pas du tout. Le téléphone sonna de
nouveau
Cette fois, le correspondant était celui qu'elle désirait le moins
entendre : sa mère. Informée des fiançailles de sa fille et de Fergus
par une cliente de l'auberge, elle était dans tous ses états. Elle criait
si fort que Fergus, n'y tenant plus, arracha le combiné des mains de
Clancy et raccrocha.
— Nous ferions mieux d'aller tout lui expliquer de vive voix, dit-il.
Clancy savait qu'elle devait une explication à sa mère, mais de toute
évidence, celle-ci ne serait pas d'humeur à l'écouter.
— Plus tard, répondit-elle. J'ai besoin de me calmer auparavant.
Ils firent donc une longue promenade dans la campagne, puis
dînèrent dans un petit restaurant avant de rentrer au moulin.
— Du café ? proposa Fergus.
Elle refusa. C'était tentant de rester encore un peu, mais elle devait
mettre les choses au point avec sa mère.
La villa était éclairée; pourtant, le vestibule était si paisible que
Clancy crut d'abord qu'Esther était montée se coucher. Mais elle la
trouva dans le salon, installée dans son fauteuil préféré.
— Je n'ai pas..., commença-t-elle depuis le seuil.
— Je ne veux pas le savoir, coupa Esther d'une voix tranchante. Te
rends-tu compte de ce que tu fais ? Tu tournes Hugh en ridicule, et
moi avec. Mais bien sûr, mes sentiments t'importent peu ! Tu t'es
toujours moquée de ce que je pensais. Tu prends plaisir à créer du
scandale. Pour qui ? Pour un aventurier que tu as déniché je ne sais
où. Cet homme ne vaut rien ni pour toi, ni pour aucune femme. Tout
le monde le sait, sauf toi. Alors, écoute-moi bien : ou tu cesses de le
voir, ou tu n'es plus la bienvenue dans cette maison !
Ce sermon laissa Clancy médusée. Elle se tenait là, secouant la tête,
essayant de protester contre cette décision incroyable, terrible.
— Quoi? Ce n'est pas possible? Sa mère détourna les yeux.
— C'est ta famille ou lui ! hurla-t-elle, rouge de colère. Clancy ne
pouvait imaginer que cette maison, qui avait toujours été la sienne,
pût lui être fermée. Une boule dans la gorge l'empêchait de dire : je
t'en prie, ne me fais pas ça! Et tout cela pour une simple méprise.
Une histoire fausse destinée à sortir Fergus d'un mauvais pas.
C'était trop absurde ! Mais elle n'avait pas envie de s'expliquer
maintenant. Puisque sa mère la chassait, elle partirait.
— Très bien, je m'en vais.
— Bon débarras ! lança Esther.
Clancy avait une maison à elle, après tout. Elle possédait le moulin
où elle pourrait passer la nuit. Elle roula à travers les rues sombres
et désertes, choquée et abasourdie par la scène qui venait de se
dérouler. Brusquement, elle repensa au jeu de tarot : la tour qui
basculait, une forteresse qui n'était plus un endroit sûr. Mieux valait
ne pas s'arrêter à ces comparaisons, car la carte suivante lui avait
glacé le sang...
Comme elle garait le van devant le moulin, Fergus ouvrit la porte.
Elle lui adressa un sourire douloureux.
— Ma mère m'a fichue à la porte.
— Quoi ? C'est impossible!
— Je t'assure que si. Tant que je te verrai, je n'aurai plus le droit de
mettre les pieds à la maison.
Emu, Fergus passa un bras autour de ses épaules et la guida vers
l'intérieur.
— Ils sont doués pour le chantage ces deux-là ! commenta-t-il.
C'est la deuxième fois qu'ils en usent. D'abord Hugh, après la soirée
au club...
— Mais il s'est excusé, lui au moins. Ce qui n'est pas le cas de ma
mère. Elle avait appris son sermon, et ne m'a pas laissée placer un
mot
— Si j'y retournais avec toi? Nous pourrions lui faire entendre
raison.
— Que lui dirions-nous? répondit-elle, au bord des larmes. Tout ce
qu'elle veut, c'est que je revienne avec Hugh.
— Ce n'est sûrement pas comme ça qu'elle y arrivera. Clancy sourit
à travers ses larmes. Fergus la comprenait, lui au moins. Il était
perspicace, et sa force l'empêchait de s'apitoyer sur son sort. Elle
battit des paupières pour refouler ses larmes.
— Elle changera d'avis, reprit-il d'une voix douce. Elle a peur, c'est
tout. Elle pensait que Hugh Marshall était l'homme sécurisant qu'il te
fallait. A côté de lui, je fais figure de mauvais garçon.
— Elle pense que tu n'es pas recommandable.
— Elle n'est peut-être pas aussi stupide que je le pensais !
S'asseyant à côté d'elle sur le canapé, il la prit dans ses bras et se
mit à lui caresser les cheveux, en lui parlant d'un couple d'amis qu'il
souhaitait aller voir avec elle le lendemain. Clancy eut soudain hâte
de les connaître. Hâte aussi de fuir Evensham pour quelques
heures...
L'éclat de sa mère la faisait un peu moins souffrir à présent. C'était
triste et douloureux, certes, mais comme disait Fergus, Esther serait
obligée de changer d'avis et d'accepter avec le temps que Clancy
considère Hugh comme un ami très cher, et non plus comme son
futur mari.
Pour sa part, elle préférait rester seule toute sa vie. N'était-elle pas
heureuse en ce moment — même si elle n'était pas vraiment seule?
Blottie contre Fergus, elle l'écoutait parler de ses amis. Lui était
producteur de télévision, elle écrivait des livres de cuisine, et ils
vivaient ensemble sur une péniche.
Vivre avec l'homme, le bon, c'était ainsi que la vie devait être. Tout
comme Fergus était l'homme qu'il lui fallait... A cette pensée, Clancy
sentit son cœur battre un peu plus vite. Qu'était-elle en train de
s'imaginer? Qu'entre elle et Fergus, cela pourrait devenir sérieux ?
Si c'était le cas, mieux valait qu'elle s'ôte cette idée de la tête tout de
suite. Car Fergus l'appréciait, certes, mais certainement pas au point
de s'engager. D'ailleurs, si elle ne voulait pas le perdre, elle avait
intérêt à ne rien lui révéler de ses sentiments pour lui !
Pourtant, comme il aurait été agréable de prolonger l'intimité
douillette de cet instant par des caresses voluptueuses, de se laisser
emporter par sa passion et de lui dire « Je t'aime »...
Avec un soupir, elle s'écarta, et il n'essaya pas de la retenir.
Puisqu'elle allait vivre au moulin pendant quelque temps sans doute,
elle tenait à lui laisser son espace et sa solitude. Au lieu de faire
l'amour, ils se mirent donc à discuter. Ce qui les occupa une partie
de la nuit.
— Je n'ai même pas de brosse à dents, fit-elle remarquer. Je vais
devoir retourner chez moi pour prendre quelques affaires.
— Il se pourrait que ta mère ait réfléchi entre-temps
— Ça m'étonnerait.
— Tu prendras le canapé. Je dormirai en haut, décréta-t-il en se
levant.
Il ne comptait pas dormir avec elle, et elle en fut soulagée. Ce soir,
elle se sentait fragile et vulnérable. Demain, ils prendraient peut-être
d'autres arrangements.
Il lui donna une chemise, et Clancy se souvint de l'Hôtel du Passeur.
Cela semblait si loin maintenant. Les événements s'étaient multipliés
depuis, et elle avait changé sur tant de points !
A peine allongée, elle plongea dans un sommeil sans rêves. Au
matin, ce fut Fergus qui l'éveilla en lui effleurant la joue. Rasé et
habillé déjà, il lui tendait une tasse de café. Elle lui sourit, ravie de ce
réveil délicieux, et prit le café avec plaisir.
— Je vais acheter des journaux et une brosse à dents. Qu'est-ce
qui te ferait plaisir pour le petit déjeuner?
— Que c'est bon d'être servie au lit ! J'ai envie de fruits. Clancy
emporta sa tasse dans la salle de bains. Elle se séchait avec un drap
de bain et s'apprêtait à enfiler son pull et son jean de la veille, quand
elle entendit Fergus rentrer. Entrouvrant la porte, elle tendit la main
pour prendre la brosse à dents, mais quand elle vit qui se tenait
dans le salon, elle voulut refermer vivement le battant. Trop tard.
Hugh l'avait vue!
Il ne lui restait plus qu'à sortir pieds nus, drapée dans la serviette.
Elle prit un air imperturbable, à peine surpris.
— Où est-il? s'enquit Hugh.
— Au village.
Hugh la regarda, puis jeta un œil au lit défait, comme s'il tenait là une
preuve accablante.
— Ce n'est pas seulement pour me punir de Susan que tu fais cela,
n'est-ce pas? Tu n'irais pas jusque-là?
— Bien sûr que non.
— Oh, Clancy ! s'exclama-t-il d'une voix tremblante. Tu es
amoureuse de lui. Parce qu'il t'a sauvé la vie, tu crois qu'il sera
toujours là pour toi. Ce que tu es naïve ! Du reste, tu l'as toujours
été. Ton père le savait. C'est pourquoi il voulait que je prenne soin
de toi.
— Je n'étais encore qu'une adolescente quand mon père est mort,
lui rappela-t-elle.
Avec lui, elle restait une gamine rêveuse. Avec Fergus au contraire,
elle se sentait vraiment femme — une femme vivante et passionnée.
— Tu ne veux pas revenir à la maison avec moi ? supplia Hugh. Ta
mère est désespérée.
Ils avaient dû s'entendre pour mettre au point cet ultime chantage.
— Non, répondit-elle sèchement.
Elle resserra la serviette autour d'elle en le voyant approcher.
Devait-elle continuer à le maintenir à distance par des paroles ou
foncer vers la salle de bains et s'y enfermer? Elle se posait encore la
question quand Bruno entra. Dès qu'il aperçut Hugh, il se mit à
gronder. D'un mot, Fergus le fit taire, mais le chien, le poil hérissé,
ne cessa pas de grogner.
— Content de vous avoir rattrapé, déclara Fergus. J'ai vu votre
voiture alors que j'étais chez le marchand de journaux.
Il avait dû revenir à grands pas.
Sans lui répondre, Hugh lança à l'adresse de Clancy :
— Je m'en vais. Mais souviens-toi que je t'aime et que je ferais
n'importe quoi pour toi.
— Vous avez déjà fait beaucoup trop, intervint Fergus d'un ton
rempli de sous-entendus.
Les deux hommes se mesurèrent du regard. Le visage de Hugh était
écarlate, une veine palpitait sur sa tempe. A l'inverse, Fergus
arborait un air tranquille. L'atmosphère devenait de plus en plus
pesante. Finalement, Hugh se détourna pour gagner la porte. Sur le
seuil, il pivota.
— Vous avez remis cette roue en marche? C'est encore pire
qu'avant. J'ai toujours dit que ce moulin était malsain !
Hugh emporta avec lui la tension insupportable qui s'était installée,
et Clancy respira plus librement. Même s'il s'était montré très
compréhensif, son plaidoyer n'avait pas réussi à l'émouvoir, cette
fois. Il aurait sans doute essayé la séduction — arme qui l'avait
rarement desservi par le passé — si Fergus n'était pas revenu.
Clancy ne voulut pas penser à ce qui se serait passé, alors. Elle
l'avait échappé belle !
— Que voulait-il ? demanda Fergus.
— Il pense que nous sommes amants, mais il est prêt à me
pardonner si je reviens vers lui.
— Très généreux de sa part! Il n'en reste pas moins un escroc.
Nous allons prendre des vêtements chez ta mère, et je t'emmène
voir des gens. Honnêtes, ceux-là!
A son arrivée chez sa mère, Clancy fut soulagée de trouver la
maison vide. Elle avait insisté pour que Fergus l'attendît dans la
voiture pendant qu'elle rassemblerait ses affaires. Dans sa chambre,
elle remplit une valise et prit un nécessaire de toilette. Elle posait le
tout sur le palier quand Fergus l'appela depuis le vestibule.
— Tout va bien ?
— Oui. Ma mère est absente.
Il monta prendre la valise, et Clancy redescendit avec lui. Avant de
partir, elle laissa un mot sur la table de la cuisine.
J'ai pris quelques affaires. Tout est fini entre Hugh et moi, mais je
veux absolument te parler. Je t'embrasse.
Dans la voiture, elle s'installa confortablement, ravie à l'idée de
bientôt rencontrer des amis de Fergus. Celui-ci était un compagnon
de voyage idéal : sérieux et cultivé quand ils écoutaient les
informations à la radio, spirituel et malicieux quand ils bavardaient.
Ils traversèrent la campagne qui s'ouvrait à l'infini. Le temps passa
trop vite. Ils approchaient déjà de la Tamise où était amarrée la
péniche des amis de Fergus. Bien qu'elle eût hâte de faire leur
connaissance, Clancy n'aurait pas demandé mieux que de continuer
ce voyage, rien que pour eux deux...
Mais Dinah et Dan Horobin gagnaient à être connus. Dan, la
cinquantaine bedonnante, les accueillit sur le pont de la barge.
L'intérieur en était clair et douillet. La cuisine était l'une des mieux
équipées que Clancy eût jamais vues. C'était l'antre de Dinah.
Pendant que Dan s'entretenait avec Fergus du documentaire que
celui-ci écrivait, Clancy bavarda avec la jeune femme, qui mitonnait
un excellent curry.
Quand tous quatre se retrouvèrent autour de la table, Clancy se dit
qu'elle était entourée de véritables amis. Au cours de la
conversation, il fut question d'Angela.
— Surtout, ne croyez pas ce qu'elle raconte, confia Dinah à Clancy.
C'est une comédienne.
— C'est ce que j'ai cru comprendre. Dan se mit à rire.
— Elle est aussi à moitié sorcière. Vous savez, elle perçoit des
ondes et n'a pas son pareil pour lire les lignes de la main.
— Il est temps que tu mettes un terme à ses divagations, déclara
Dinah à Fergus d'un ton ferme. Personne n'aurait pu l'aider mieux
que tu ne l'as fait après la mort d'Allan. Il faut qu'elle sache que tu
ne peux pas continuer.
— Je compte bien le lui faire comprendre, assura Fergus. A la nuit
tombée, ils quittèrent les Horobin, non sans emporter quelques
spécialités préparées par Dinah.
— Je suis ravie de vous avoir rencontrée. Clancy, déclara celle-ci
en guise d'au revoir. Fergus, prends soin de cette jambe, et pour
l'amour du ciel, donne une leçon à cette folle d'Angela.
— Et remue-toi un peu pour finir ce script ! lança Dan. A ces mots,
Clancy ressentit une pointe de culpabilité.
N'avait-elle pas détourné trop souvent Fergus de son travail, ces
derniers jours ? A partir de demain, elle ferait attention à moins le
troubler dans ses travaux.
— Dinah et Dan t'ont appréciée, fit observer Fergus, tandis qu'elle
se lovait dans le siège de la Range-Rover.
— Tant mieux, car pour ma part, je les ai trouvés adorables.
Elle avait passé une journée exquise et se sentait si détendue que
bientôt elle s'endormit.
Elle bâillait encore quand ils entrèrent dans le moulin. Elle prit un
pyjama dans sa valise, et quand Fergus lui souhaita une bonne nuit
en montant à l'étage avec Bruno, elle n'essaya pas de le retenir. Elle
devait se lever tôt le lendemain. Fergus était sûrement fatigué, lui
aussi. Sans compter qu'il devait à tout prix terminer son
documentaire.
Le clapotis de la rivière et la présence de Fergus au-dessus d'elle la
réconfortaient. Elle s'endormit dès qu'elle posa la tête sur l'oreiller.
Esther ouvrit la porte, avant même que Clancy eût introduit sa clé
dans la serrure. Ce n'était pas dans les habitudes de sa mère. Il ne
lui arrivait jamais non plus de se tenir là sur le seuil, l'air gênée.
— Entre. Il gèle, dit enfin Esther.
A partir de cet instant, elle tenta de dissimuler son embarras en
parlant de choses et d'autres. Avant le dîner cependant, elle
s'excusa d'une voix rauque :
— Ce que je t'ai dit samedi... je suis désolée de t'avoir fait de la
peine. Ces paroles ont dépassé ma pensée.
— C'est oublié, si tu veux bien admettre à ton tour que je ne peux
épouser Hugh.
Clancy ne pouvait plus affirmer maintenant que Fergus n'était pour
elle qu'un ami. Tout son être exprimait son amour chaque fois
qu'elle prononçait son nom.
Mais, de toute évidence, Esther n'était pas disposée à parler de
Fergus MacKenzie. Sans doute avait-elle estimé, après réflexion —
et peut-être après discussion avec Hugh —, que sa fille finirait par
retrouver son bon sens, et que moins elle la harcèlerait, mieux cela
vaudrait.
— Ma chérie, bien entendu, je te comprends. Je ne veux que ton
bonheur.
Clancy dîna, tandis que sa mère babillait comme si de rien n'était.
Tout à fait comme avant, ainsi qu'elle le rapporta à Fergus au
téléphone un peu plus tard.
— Nous ne parions pas de Hugh, et surtout pas de toi. Des propos
pleins de douceur et de légèreté, teintés d'un lourd parfum
d'hypocrisie.
Fergus se mit à rire. Elle entendit le chien aboyer et désira si fort
être au moulin qu'elle ne put s'empêcher de demander :
— Puis-je te voir demain, ou es-tu trop occupé? A propos, à quel
point en es-tu?
— Ça avance assez vite ; et bien sûr, je veux te voir. Clancy l'aurait
rejoint même s'il avait été débordé.
— Bonne nuit à vous deux.
— Dors bien, répondit Fergus.
Mais Clancy passa une mauvaise nuit. Les grincements de la vieille
roue à aube lui manquaient, et elle regrettait que Fergus ne fût plus
tout près d'elle, à portée de voix.
Les jours suivants furent difficiles à vivre. La plupart des amis de
Clancy avaient eu vent de la proposition de mariage de Fergus,
mais peu d'entre eux prenaient cette nouvelle au sérieux. Hugh se
contentait de hausser les épaules. Pour lui, la relation qui le liait à
Clancy pouvait encore être sauvée. Quant à Esther, elle ne
mentionnait jamais le nom de Fergus ou celui de Hugh, ne parlant
que de choses sans importance. Clancy allait travailler de bonne
heure et passait ses soirées au moulin.
Pas les nuits. La nuit, elle dormait dans sa chambre à la voila, se
persuadant que bientôt Fergus la désirerait de nouveau. Es
s'entendaient si bien qu'elle ne pouvait s'empêcher d'espérer que
leur relation évoluerait vers un sentiment plus profond, un lien plus
durable. Ils n'étaient nullement pressés; le temps leur appartenait...
Sauf que le vendredi suivant, Clancy faillit trouver la mort.
9.
Ce vendredi commença de façon déprimante sous une pluie
battante et glaciale. Au bureau, les commandes affluaient à un
rythme accéléré. Clancy courait partout à la fois, si bien que vers la
fin de l'après-midi, elle se sentit harassée. Mais il lui restait une
course à faire pour sa mère à la pâtisserie du centre-ville avant de
rentrer.
Il était impossible de se garer dans l'artère principale qui grouillait
de monde en cette période de fêtes. Clancy trouva une place dans
une petite rue adjacente, puis bravant la pluie, se hâta vers la
boulangerie. La circulation était dense, et les gens se bousculaient
sur les trottoirs. Comme elle attendait de traverser, quelqu'un la
poussa soudain avec violence, et elle se sentit projetée en avant,
avant de s'effondrer au sol sur la chaussée. Affolée, elle vit les roues
d'une voiture se rapprocher dangereusement. Dans un crissement
de pneus, le véhicule fit alors un brusque écart sur la droite, et l'évita
de justesse.
Aussitôt, des passants se précipitèrent vers elle pour la relever. Elle
n'avait rien, Dieu merci! Sans les réflexes du chauffeur, songea-t-
elle, les jambes tremblantes, elle serait peut-être morte en cet
instant. Morte parce que quelqu'un l'avait poussée ! A cette idée,
elle n'eut plus qu'une seule envie : fuir. S'éloigner au plus vite de
celle qui avait voulu l'assassiner.
— Tout va bien, je n'ai aucun mal. Merci, dit-elle en tentant de se
frayer un chemin dans la foule de badauds autour d'elle.
Dès qu'elle fut sortie du groupe, elle courut en rasant les murs
jusqu'à sa voiture. Là, elle resta un long moment assise, les mains
crispées sur le volant, terrassée par le choc. Si seulement elle avait
pu joindre Fergus, lui confier ce qui s'était passé! Mais hélas! son
ami l'avait prévenue qu'il serait absent pour le week-end. Elle n'avait
donc plus qu'à retrouver son sang-froid et rentrer chez elle seule.