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Mais Ainslie n'était pas une routarde. Elle était venue ici pour
travailler, ce qu'elle avait fait pendant trois mois, jusqu'à ce
renvoi brutal.
— Scusi.
La voix grave et virile avait résonné près de son oreille.
Tournant légèrement la tête, elle aperçut tout contre elle un
bébé endormi dans des bras masculins.
Là, entourée de centaines de gens, dans l'une des villes les plus
actives du monde, Ainslie ne s'était jamais sentie aussi
abandonnée.
— Bien sûr.
Elle aurait pu tourner les talons et s'en aller. Mais elle savait
d'expérience qu'une poussette dépliée ne représentait que la
moitié du chemin. Elle regarda l'homme en se demandant
comment il allait réussir à faire asseoir dedans cet enfant raide
de colère.
Après avoir ajusté une couverture sur le petit garçon, il ôta son
manteau et l'en couvrit également. Son sourire s'était évanoui et
il avait désormais l'air sinon inquiet, du moins préoccupé.
— Il a très chaud.
Comme il la regardait toujours du même air interloqué, elle
parla plus fort et plus lentement.
Quand une main ferme agrippa son bras, Ainslie sentit sa gorge
se serrer. L'espace d'un instant, un frisson de peur la parcourut.
Elle le vit cligner des paupières avant de baisser les yeux sur sa
main, comme si elle ne lui appartenait pas.
Elle pivota pour repartir vers la sortie, certaine que cette fois-ci,
il ne lui saisirait pas le bras. Mais il n'eut pas besoin de le faire
pour qu'elle s'immobilise brusquement.
2.
C'était atroce.
— Moi?
— Oui, mais...
— Guido n'est pas mon fils mais mon neveu. Ses parents ont
eu un accident de voiture. Je suis venu d'Italie ce matin, dès que
j'ai appris la nouvelle.
— Ainslie Farrell.
Ensuite, ils marchèrent en silence jusqu'à ce qu'ils arrivent
devant une belle maison de trois étages. Sur la porte, une
magnifique couronne de Noël accueillait les visiteurs avec
chaleur.
— A-t-il dîné?
La voix l'avait fait sursauter, et elle sentit les larmes lui piquer
les yeux quand elle vit Elijah fermer à fond le robinet.
— Si elle savait que nous avons vu sa maison dans cet état, elle
en mourrait...
— Connaissez-vous un numéro ?
— Pardon?
— A l'auberge de jeunesse.
— Oui.
— Restez, lâcha-t-il.
— Que fuyiez-vous ?
— Nous étions tout l'un pour l'autre. J'avais cinq ans quand
ma mère est morte. Notre père s'est mis à boire et il est mort
alors que j'avais douze ans.
— Elle avait treize ans. C'était une fille sage, une enfant douce
et innocente. C'est moi qui faisais le sale boulot — les
escroqueries et les vols — pendant qu'elle allait à l'école. Maria a
toujours haï Marco pour ce qu'il lui avait fait ; elle ne voudrait
certainement pas qu'il s'occupe de Guido.
Il sourit à ce souvenir.
— Oh...!
— Un cadeau de mariage !
— Et à part eux?
— Un oncle dépravé qui brûle la chandelle par les deux bouts et
qui a une réputation de don Juan.
— A côté de vous.
Elle le suivit.
— Ça m'est égal...
Le hasard lui attribua une jolie chambre jaune et blanche, dans
laquelle elle déposa son sac à dos.
— Tout va bien!
— Vous croyez?
— Ne t'en va pas...
— Si, il le faut.
Elle pouvait à peine parler. Les sens affolés, elle dut faire un
effort terrible pour regagner sa chambre.
4.
— Un chauffeur à domicile !
— Je ne le perds jamais.
— Je comprends...
Ainslie mélangea du miel dans des flocons d'avoine et essaya
d'en donner à Guido, qui refusa d'un mouvement de tête. Il
préférait de loin partager le bol de son oncle.
— Pourquoi?
— Je vais bien.
— Où êtes-vous maintenant ?
— Vous avez été formidable avec les enfants durant ces trois
mois ; et vous avez accepté de faire beaucoup de baby-sitting
alors que nous vous prévenions au dernier moment. Je
préférerais faire les choses comme il faut.
— Je ne crois pas.
— Ton renvoi avait-il quelque chose à voir avec ton travail, avec
la façon dont tu t'occupais des enfants ?
— Non.
— Tu as des dettes ?
Elle leva les yeux vers les siens et rougit sous l'intensité de son
regard.
— C'est compliqué...
— Elle m'appartient.
— Bien sûr.
Castella. Elle leur avait parlé avant de venir et devait les recevoir
à son bureau dans l'après-midi.
— Elijah, que...
— Etes-vous la nurse ?
— Ainslie Farrell.
Puis sans attendre d'y avoir été invitée, elle se dirigea vers
l'escalier.
— Emmenez-le maintenant.
Elijah sentit un muscle tressaillir dans sa mâchoire au moment
où il formulait cette proposition d'un ton léger. Il se félicita
d'avoir engagé Tony...
— J'ai ma voiture.
— Puis-je le voir?
— Qu'est-ce qui t'a pris, bon sang ? s'exclama Ainslie dès que
l'assistante sociale fut partie avec Guido. Tu n'avais pas le droit
de me faire passer pour ta fiancée !
— Comment oses-tu ?
— Oh, tu te trompes...
— Ainslie.
— Ce serait un mensonge.
— Et alors?
— Il lui faut une vraie coupe qui ait du style et, s'il vous plaît...
Il prit une mèche des cheveux d'Ainslie entre ses doigts avant
d'en examiner les pointes en faisant une moue désapprobatrice.
— Je le trouverai bien !
— Puis-je vous offrir une tasse de café ? insista-t-elle.
— Je comprends que vous n'en ayez pas encore pris avec Guido,
dit aimablement Enid. Je voulais plutôt parler des repas, de ce
que vous aimez manger vous et M. Vanaldi.
— C'est mon...
— Que préférais-tu?
Sa voix se brisa.
— Cela a dû être atroce pour toi.
— Non.
6.
— Oh, non !
— Si!
L'eau qui coulait sur ses cheveux lui donna la chair de poule ;
la nuisette lui collait au corps tandis qu'il lui massait le cuir
chevelu. En même temps, sa langue caressait la sienne et ses
mains la débarrassèrent bientôt de son frêle rempart de soie.
Ses mains impatientes lui ouvrirent les cuisses tandis que ses
lèvres parcouraient avidement sa poitrine, léchant, mordillant,
suçant... C'était délicieux, aussi délicieux que la pulsation qui
battait entre ses jambes. Les doigts d'Elijah s'étaient maintenant
aventurés dans son intimité, préparant sa venue.
Pendant quelques instants, plus rien n'exista que lui. Puis elle
revint lentement à la réalité tandis que l'eau coulait sur leurs
deux corps rassasiés. Elijah ferma le robinet avant de
l'envelopper dans une immense serviette très douce. Ensuite,
après en avoir noué une autour de ses hanches, il la souleva
dans ses bras et la ramena vers le lit.
— Je ne te fuis pas.
A ces mots, elle s'était retournée. Elle leva timidement les yeux
vers lui et le trouble qu'elle découvrit au fond de son regard
chassa tous ses doutes. Ce qu'ils partageaient était aussi réel,
aussi intense et aussi essentiel qu'elle l'avait éprouvé. Dans ses
bras, elle sentait le lien qui les unissait, et cette sensation
signifiait bien davantage que la passion sensuelle qu'ils venaient
d'assouvir. Sa beauté l'étonnait, la subjuguait maintenant
qu'elle avait trouvé la force de le contempler. Et ses paroles, le
ton de sa voix, la lueur qui scintillait dans ses yeux lui
affirmaient que tout allait bien, qu'elle pouvait se laisser aller
avec lui à être femme.
7.
Tandis que l'enfant riait aux éclats, elle réussit à fixer la couche
que lui avait tendue Elijah. Déjà exténué par son exercice
matinal avec son neveu, il s'étendit sur le lit à côté d'eux.
Voyant cela, Guido rampa vers lui sur le lit avant de venir
s'asseoir sur sa poitrine. Puis il posa ses mains sur son visage.
Elle vit ses yeux s'assombrir, son visage se crisper, mais au lieu
de lui opposer un refus catégorique, il fit un effort visible.
A cet instant, il la regarda dans les yeux et, pour une fois, il
semblait perdu.
Il l'avait écoutée.
Les deux hommes qui étaient soudain devenus si essentiels dans
sa vie lui faisaient confiance.
La journée avait été bien chargée. Tout d'abord, ils étaient allés
voir l'entreprise chargée des funérailles, où Elijah avait rempli
les dernières formalités d'un air sombre. Ensuite, fuyant la foule
de gens occupés à faire leurs derniers achats de Noël, il avait
proposé qu'ils aillent déjeuner dans un restaurant réputé.
— Où était Tony?
— Il attendait dehors, dans la voiture, répondit Enid. Ils ne
l'ont même pas invité à boire un verre.
8.
Dans le cimetière, durant une seconde, Ainslie eut envie de
hurler. De hurler au prêtre d'arrêter la cérémonie, de hurler à
l'univers entier qu'il fallait corriger cette monumentale erreur,
de hurler à Maria et Rico de revenir.
Puis, Guido dans les bras, il se dirigea vers les Castella, ces
gens qu'il n'avait pas vus depuis des années mais qu'il avait
pourtant continué à haïr farouchement.
— Ils disent qu'ils veulent être avec Guido. Je leur dis que je ne
veux pas.
—- Bien sûr !
Il refusa d'un signe de tête la tasse de thé que lui offrait Enid.
Ainslie accepta la sienne machinalement, la tête ailleurs. Elle
était prête à partir.
Quand il eut quitté la pièce avec son neveu, Enid vint s'asseoir à
côté d'Ainslie sur le sofa.
— Cela doit être si dur pour lui..., dit-elle d'une voix douce. Pour
vous deux.
— Bien sûr.
La main crispée sur son verre, Ainslie regardait les gens qui les
entouraient. Des serveuses circulaient parmi l'assistance,
offrant des amuse-bouches et des boissons. Les amis de Maria
et de Rico bavardaient entre eux, tandis que les Castella
buvaient abondamment, jetant de temps en temps un regard
noir à Elijah. Celui-ci parlait poliment avec tout le monde,
accomplissant son devoir avec aisance et dignité.
— Monsieur Vanaldi !
— Molto conveniente.
— Cela n'a rien à voir avec l'argent ! s'exclama Ainslie d'une voix
tendue.
Mais la tante de Guido éclata de rire et prit la main tremblante
d'Ainslie en regardant sa bague avec dégoût.
— Ce...
Elle dut deviner qu'Airislie allait mal réagir à ses paroles car elle
s'interrompit subitement.
9.
— Mmm...
Dès qu'Enid eut emmené Guido pour lui donner son bain, il se
tourna vers elle.
— Rien.
— De quoi parles-tu ?
— Du fait qu'il crache au visage des gens, blessant des gens qui
ne l'ont pas mérité.
— ... nous aurons besoin de toute votre aide afin d'en faire un
jour inoubliable pour Guido.
Elle porta son verre à ses lèvres et but une gorgée de rhum.
— Tu vas le réveiller !
— Il ne la verra pas...
— Où vas-tu ?
— Comme tu voudras.
10.
Il avait compris !
Il lui avait posé la main sur l'épaule et la fit pivoter devant lui.
Quand elle vit le paquet qu'il tenait dans l'autre main, ses yeux
se brouillèrent encore davantage. Et lorsqu'elle l'ouvrit, les
larmes trop longtemps retenues roulèrent sur ses joues.
— C'est trop...
— De quoi parles-tu ?
— Il me plaît énormément.
Ainslie acquiesça.
— Pourquoi?
Quand ils se retrouvèrent seuls tous les deux, assis devant le feu
qui rougeoyait dans la cheminée, Ainslie se sentit soudain
timide et maladroite. Ce fut Elijah qui rompit le silence.
— ... confuso ?
— Confus, approuva Ainslie.
— De nous.
Ainslie adora la façon dont Elijah rougit en baissant les yeux sur
sa chemise.
Il resta silencieux.
11.
— Dans ce cas, c'est aussi bien que nous ne soyons pas vraiment
fiancés, rétorqua-t-il sans même se retourner.
— Tu déformes tout.
— Non, Elijah. Qu'est-ce que tu peux avoir à faire de si
important le lendemain de Noël ? Mlle Anderson a raison : tu
dois passer du temps avec lui, pour forger un lien entre vous.
— Mais...
— Ainslie.
— Pourquoi?
— A Portia aussi ?
— Portia?
— Tu es jalouse ?
Les doigts enfoncés dans ses cheveux épais, Ainslie lui rendait
ses baisers avec fougue et ils arrivèrent dans la chambre
étroitement enlacés.
— Epouse-moi...
12.
— Vraiment?
Elle aussi avait fait des recherches sur internet, et elle avait
appris qu'Elijah ne se donnait même pas la peine d'inviter ses
maîtresses à dîner pour leur annoncer qu'il rompait avec elles.
D'après les interviews amères qu'elle avait lues, plusieurs
femmes auraient même apprécié de recevoir ne serait-ce qu'un
message par texto...
— Oui...
13.
— Elijah!
— Moi aussi !
Et même si Guido était là, entre eux, ils furent soudain seuls
au monde, elle paralysée par la timidité tandis que lui semblait
également légèrement hésitant.
— Oui, je sais.
Elle prit le petit garçon dans ses bras avant de l'emmener vers la
cuisine.
En tout cas, elle allait se faire belle pour leur premier véritable
rendez-vous.
Dire qu'elle avait été sur le point d'avouer son amour à cet
homme ! fut tout ce qui lui vint à l'esprit.
A cet instant, Enid vint voir ce qui se passait, suivie de près par
Tony.
Elle n'avait jamais désiré l'argent d'Elijah mais cette fois, elle
allait le dépenser. Puisque c'était ce qu'il attendait d'elle, autant
le satisfaire... Elle se fit monter un daïquiri à la fraise et de la
glace au chocolat blanc arrosée de coulis de framboises.
Quand elle vit son visage bouffi par les larmes dans le miroir,
elle sursauta.
14.
-Ijah!
Une fois qu'ils furent partis, Elijah se retrouva seul avec ses
pensées. Il s'en voulut de nouveau de ne pas avoir écouté Ainslie
au lieu de l'accuser. Peut-être était-elle allée seulement dire au
revoir à Angus ? Une dernière visite, en souvenir du bon vieux
temps ? Lui-même n'avait-il pas fait la même chose en de
multiples occasions ? Pourquoi n'aurait-elle pas le droit d'en
faire autant?
Après avoir ouvert la petite boîte noire posée à côté de son
ordinateur, il regarda longuement la bague, qui semblait se
moquer de lui.
Il dut faire un terrible effort sur lui-même pour lui dire où elle
se trouvait.
— Bon...
— Moi non plus. Quand je l'ai engagée, Ainslie m'a dit qu'elle
avait été renvoyée parce qu'elle avait été accusée de vol.
— Etait-ce le cas ?
— Absolument.
— Non, elle n'aurait jamais fait cela. C'est moi le médecin qui
vous a appelé. Le jour de l'accident.
— C'était vous?
— Merci.
— Je vous dis cela pour que vous le sachiez, c'est tout, ajouta-t-
il.
— Qu'espériez-vous découvrir?
— Où est-il, maintenant ?
— J'ai mis fin à son contrat. Je pensais qu'il n'y avait plus de
danger, avoua Elijah d'un air sombre. J'ai cru que pour une fois
je m'étais trompé, que j'avais bel et bien été paranoïaque.
C'était impensable.
15.
Quand elle sortit dans la rue, sous les derniers rayons du soleil
de cette belle journée claire de janvier, Ainslie se dit aussi que,
quelle que soit son opinion sur elle, Elijah avait lui aussi de la
chance de l'avoir rencontrée.
— Pardon!
Son premier réflexe fut de s'y accrocher mais quand elle ouvrit
la bouche pour appeler de l'aide, aucun son n'en sortit. Tout alla
alors très vite dans son esprit : un sac valait-il la peine qu'on
prenne des risques ? Non, mieux valait lâcher prise. Le cœur
battant, elle laissa donc la bandoulière glisser sur son bras en
espérant que le voleur s'en aille vite avec son butin.
Mais il n'en fit rien. Quand elle le vit jeter son sac sur le sol,
une frayeur horrible lui glaça le sang. Tous ses sens se
trouvaient comme décuplés par la terreur : elle entendait des
sirènes de police au loin, sentait distinctement l'odeur rance de
son agresseur et, comme au ralenti, elle constata qu'il avait un
couteau à la main.
Car c'était bien Elijah qui était là, assis sur une chaise. A cet
instant, elle sentit l'aiguille de la perfusion dans son bras, ce qui
ne fit qu'accentuer son angoisse.
— Toi?
Quand il serra ses mains dans les siennes, Ainslie comprit qu'il
lui disait la vérité.
— Et cet homme ne t'a pas agressée par hasard, même s'ils ont
tout fait pour qu'on le croie. Tu devais être éliminée toi aussi.
— Tu aurais dû me le dire.
— J'ai essayé.
— A cause de Guido?
— A cause de toi.
— Je le sais.
— Je le sais aussi.
Il vint s'asseoir sur le bord du lit et reprit ses mains dans les
siennes.
Elle hocha la tête, sans embarras, sans rougir, parce que c'était
la vérité. Les larmes coulaient sur ses joues.
Epilogue
Il était divin.
— Un coup de pied.