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Trois jours avant Noël, Ainslie fait la connaissance d'Elijah

Vanaldi, un homme d'affaires richissime, qui lui propose très


vite un travail : s'occuper de sa nièce à présent orpheline.
Même si elle ne sait presque rien de son nouveau patron,
Ainslie ne peut qu'accepter cet emploi inespéré, tant sa
situation financière est difficile. Mais n'a-t-elle pas commis une
erreur ? Car pour conserver la garde de sa nièce, Elijah a
besoin de faire croire aux services sociaux qu'il en a fini avec sa
vie de play-boy. Et il exige bientôt qu'Ainslie se fasse passer
pour sa fiancée...
1.

Coincée au milieu des passagers tassés les uns contre les


autres, incapable de bouger, Ainslie s'efforçait de surveiller du
coin de l'œil son sac à dos posé à côté de la porte. En plus
d'étouffer littéralement dans cette rame de métro bondée, son
esprit ne lui laissait aucun répit, ressassant interminablement la
même angoissante question : où aller?... Elle pouvait se rendre à
Earl's Court, bien sûr, le point de chute de tous les routards
australiens débarquant à Londres.

Mais Ainslie n'était pas une routarde. Elle était venue ici pour
travailler, ce qu'elle avait fait pendant trois mois, jusqu'à ce
renvoi brutal.

Elle se sentit brusquement gagnée par un accès de panique


mais tenta de réfléchir posément. Elle avait des amies, pour la
majorité des nurses comme elle, rencontrées au parc ou au
cours de fêtes organisées pour les enfants dont elles
s'occupaient. Petit à petit, les jeunes femmes en étaient venues à
sortir ensemble, explorant les possibilités infinies de la capitale
anglaise.

A cette heure-ci, elles devaient être installées dans un pub,


certainement en train de commenter la nouvelle, stupéfaites de
savoir qu'Ainslie avait été mise à la porte après avoir été accusée
de vol. Qu'elles le croient ou non n'avait pas vraiment
d'importance : leurs employeurs évoluaient dans les mêmes
milieux et se connaissaient tous ; désormais cataloguée comme
voleuse, elle n'avait aucune chance de retrouver un emploi de
nurse.

Soudain, le métro freina brutalement et Ainslie sentit un


coude lui meurtrir le dos.

— Scusi.
La voix grave et virile avait résonné près de son oreille.
Tournant légèrement la tête, elle aperçut tout contre elle un
bébé endormi dans des bras masculins.

— Ce n'est rien, répondit Ainslie, sans lever les yeux.

Le métro s'immobilisa dans le tunnel entre deux stations. Elle


essaya de reculer un peu mais il lui fut impossible de bouger, si
bien qu'elle dut se pencher légèrement en arrière pour essayer
de ne pas déranger l'enfant.

Elle grimaça. La transpiration collait désagréablement son


chemisier à la peau de son dos. En dépit du froid qui sévissait à
l'extérieur en ce mois de décembre, il faisait horriblement chaud
dans le métro. Des dizaines de personnes étaient agglutinées les
unes contre les autres, vêtues d'épais manteaux humides de
pluie, transformant l'intérieur de la rame en un sauna
inconfortable.

Le bébé avait l'air d'avoir trop chaud lui aussi. Emmitouflé


dans son petit anorak, ses moufles et son bonnet de laine à
oreillettes, qui le faisait ressembler à un pilote d'avion
d'autrefois, il avait le visage très rouge.

Comme il est mignon ! songea brièvement Ainslie. Aussitôt,


les larmes lui montèrent aux yeux à la pensée de Jack et
Clemmie, à qui elle n'avait même pas été autorisée à dire au
revoir. Mais elle n'eut pas le temps de s'apitoyer plus avant : un
mouvement de foule l'avait poussée contre le bébé.

— Excusez-moi, lâcha-t-elle machinalement.

Le petit visage s'était crispé dans son sommeil et de nouveau


elle tenta de se dégager au maximum. Elle leva brièvement les
yeux sur le père, afin de lui exprimer son impuissance. Aussitôt,
elle se sentit effectivement plus impuissante que jamais face au
trouble qui l'envahissait.

Pendant un instant, elle eut l'impression d'être perdue tandis


qu'elle contemplait le visage le plus séduisant qu'elle eût jamais
vu d'aussi près. Les épais cheveux noirs et brillants de l'inconnu
étaient décoiffés et ses cils sombres aussi longs que ceux de son
fils. Des yeux bleu clair, presque transparents, empreints d'une
lassitude extrême, croisèrent les siens.

Les lèvres sensuelles esquissèrent une ébauche de sourire


quand l'homme hocha la tête pour montrer à Ainslie qu'il savait
que ce n'était pas sa faute. Puis il baissa les yeux sur son fils, qui
s'était réveillé et gigotait désormais dans tous les sens. Il essaya
de l'apaiser en lui parlant italien mais sa voix profonde au
timbre velouté n'eut aucun effet sur l'enfant. Celui-ci continuait
à s'agiter ; il avait écarquillé ses grands yeux, aussi bleus que
ceux de son père, mais il semblait ne pas le reconnaître et se mit
soudain à hurler.

— Allons, allons, Guido, ce n'est rien...

A présent, l'homme lui parlait dans un anglais teinté d'un fort


accent. Comme il ne la regardait plus, Ainslie pouvait l'observer
avec plus d'attention. Même s'il était beau comme un dieu, il
était visiblement exténué. De grands cernes violets soulignaient
ses yeux, et il avait besoin de se raser.

— Guido, ce n'est rien..., répéta-t-il d'une voix plus forte au


moment où le métro se remettait en marche.

Mais cela ne fit qu'incommoder davantage le bambin. Arquant


le dos tel un chat en colère, il s'accrocha à son père en se
renversant en arrière. Comme il n'avait pas de place, son visage
rouge de colère vint s'appuyer contre Ainslie tandis que
l'inconnu essayait de le retenir.

— Ce n'est rien..., dit à son tour Ainslie, sans savoir si elle


s'adressait au père qui s'excusait ou à son fils.

L'homme réussit à le redresser et à le garder contre lui mais le


bébé était paniqué. Durant quelques secondes, la jeune femme
avait senti sa joue brûlante contre la sienne. Instinctivement,
elle posa la main sur son front : il était brûlant.
— Il a très chaud..., murmura-t-elle en levant de nouveau les
yeux vers le bel inconnu. Il a de la fièvre...

— Oui, il est malade, approuva l'homme.

A cet instant précis, le métro déboucha dans une station. Dès


que les portières s'ouvrirent, nombre de passagers sortirent du
wagon mais d'autres prirent aussitôt leur place, si bien qu'elle se
trouva séparée de l'homme et de l'enfant.

Elle aurait pu les oublier aussitôt. N'avait-elle pas déjà


suffisamment de problèmes en tête ? Il lui fallait trouver un
endroit où passer la nuit, avant de se mettre à la recherche d'un
nouvel emploi — sans avoir de références. Ensuite, elle devrait
prouver son innocence, sans oublier de prévenir sa mère qu'elle
avait changé de poste.

Mais, même étouffés, les cris du petit garçon lui parvenaient


encore. Et puis l'expression du visage de son père, sa fatigue
extrême, sa voix, ses yeux, restaient gravés en elle. Cet étranger
avait fait vibrer ses sens.

Elle avait remarqué qu'il portait un épais manteau gris en


cashmere, mais elle avait aperçu par l'échancrure le col de sa
chemise et la veste de son costume. Peut-être était-il passé
prendre le petit garçon chez une nourrice ou dans une crèche ?
Et peut-être venaient-ils de sortir de chez le médecin?

D'un bref mouvement de tête, Ainslie chassa de son esprit ces


questions oiseuses : le métro s'arrêtait à la station Earl's Court.

D'après son guide, c'était le quartier où échouaient tous les


Australiens venus à Londres. A présent, elle n'avait plus qu'à
trouver l'auberge de jeunesse. Tout en s'excusant, elle joua
légèrement des coudes pour récupérer son sac à dos, resté par
miracle là où elle l'avait laissé, et se retrouva sur le quai.
Heureuse de s'être enfin dégagée de cette foule compacte, elle
respira profondément.
Soudain, elle entendit son mobile sonner et s'assit sur un banc
avant de le sortir de son sac à main. Elle constata avec
appréhension que l'appel provenait d'Angus, son ancien
employeur. Elle ne se sentit pas le courage de lui parler et, se
demandant malgré tout ce qu'il pouvait bien avoir à lui dire, elle
laissa la messagerie s'enclencher.

Même si Angus Maitlin était un chirurgien réputé, qui


apparaissait régulièrement à la télévision et dans les magazines,
il travaillait également aux urgences, preuve de son caractère
profondément humain. Ainslie avait vite découvert son côté
sage et perspicace et il l'avait souvent fait sourire tandis qu'elle
l'écoutait raconter une histoire à ses enfants ou leur poser des
questions sur la journée qu'ils avaient passée.

Mais à présent, ce souvenir ne la faisait plus sourire du tout, et


la jeune femme se demanda comment elle pourrait mentir à cet
homme intelligent et tellement aimable — car il allait bien
falloir inventer un mensonge...

« Ainslie, c'est Angus. Gemma vient de me raconter ce qui


s'était passé. Je ne sais pas quoi dire. Ecoutez... Je n'aime pas
l'idée que vous soyez à la rue sans argent et sans références.
J'espère que vous avez des amis chez qui aller. Si vous avez
besoin d'argent... nous pourrions trouver une solution. Ce soir,
je travaille tard, mais je vous rappellerai demain... »

Pour la première fois depuis que l'affreux incident s'était


produit, Ainslie sentit les larmes rouler sur ses joues.
Tristement, elle se rendit compte qu'il la croyait coupable. Elle
avait nettement entendu la déception percer sous son ton
aimable et embarrassé.

Evidemment Angus avait cru Gemma—quoi de plus normal


puisqu'elle était sa femme ! Et celle-ci avait dit à Ainslie ce
qu'elle allait raconter à son mari : depuis l'arrivée de la jeune
Australienne chez eux, des choses avaient disparu ; elle
soupçonnait Ainslie mais ne voulait pas y croire ; pourtant, elle
avait découvert une bague et un collier dans la commode
d'Ainslie, preuve irréfutable de la culpabilité de la nurse. Tout
cela était faux bien sûr, mais Gemma Maitlin ne pouvait pas
garder dans sa maison une personne qui l'avait surprise en
flagrant délit d'adultère. Ce qu'avait fait Ainslie lorsqu'elle avait
ramené les enfants à la maison plus tôt que prévu...

Le dos appuyé contre le mur du quai de nouveau noir de


monde, elle laissa couler ses larmes en silence. Elle comptait
tellement sur sa prime de Noël ! Elle avait désespérément
besoin de cet argent, à cause de Nick et du gâchis qu'il avait créé
là-bas, en Australie. Son ex-petit ami avait, à son insu, fait un
emprunt sous leurs deux noms alors qu'ils étaient encore
ensemble. Lorsqu'elle l'avait appris, deux semaines plus tôt, la
colère l'avait submergée, à cause des conséquences financières,
certes, mais surtout de la duplicité de Nick. En y repensant, c'est
de la tristesse qu'elle éprouvait, une peine qui venait grossir le
flot de ses pleurs. En venant à Londres, elle avait espéré y
passer un tout autre Noël que celui, sombre et solitaire, qui
s'annonçait...

Là, entourée de centaines de gens, dans l'une des villes les plus
actives du monde, Ainslie ne s'était jamais sentie aussi
abandonnée.

A cet instant, elle entendit des hurlements d'enfant et


reconnut immédiatement Guido. Tirée de ses pensées, elle
fouilla le quai du regard pour le localiser.

Lorsqu'elle le vit, elle se rendit compte de sa méprise : en fait,


ce n'était plus un bébé ; il devait avoir environ dix-huit mois. Il
se tenait debout, hurlant à pleins poumons, tandis qu'à côté de
lui son père était à moitié à genoux, mallette et ordinateur
portable posés au sol, tentant d'ouvrir une poussette avec
l'adresse de quelqu'un qui n'a jamais eu affaire à ce type d'engin
de sa vie. Soudain, l'enfant s'assit à terre avant de s'allonger de
tout son long en frappant le sol de ses petits poings et de ses
jambes.
Les gens ne prêtaient aucune attention à ce couple peu banal.
Ils passaient devant eux, d'un pas pressé, tête baissée ou en
détournant le regard, en faisant semblant de ne pas les voir.

S'essuyant les joues du revers de la main, Ainslie se dirigea


vers l'inconnu.

— Je peux vous aider?

Elle le vit se raidir un instant, prêt à refuser. Mais presque


aussitôt, il laissa échapper un soupir et souleva le petit garçon
avant de se redresser de toute sa hauteur.

— Vous croyez que vous sauriez faire rouler cette chose ?

— Bien sûr.

— S'il vous plaît, ajouta-t-il à retardement.

En deux gestes précis, Ainslie déplia la poussette.

— Merci, souffla-t-i], visiblement soulagé.

Elle aurait pu tourner les talons et s'en aller. Mais elle savait
d'expérience qu'une poussette dépliée ne représentait que la
moitié du chemin. Elle regarda l'homme en se demandant
comment il allait réussir à faire asseoir dedans cet enfant raide
de colère.

Après une première tentative ratée, il déboutonna son


manteau et Ainslie aperçut sa veste élégante et sa chemise au
col ouvert. Un léger sourire se dessina sur son visage. Pas
étonnant que cet homme ne sache pas s'y prendre avec son fils :
vu l'élégance et le raffinement de sa mise, il devait passer plus
de temps au bureau que chez lui...

Comme pour lui donner raison, les hurlements de Guido


redoublèrent.

— Je vais y arriver ! affirma-t-il alors que la jeune femme


faisait mine de s'approcher.
L'inconnu ne semblant plus vouloir de son aide, Ainslie décida
de le laisser se débrouiller tout seul avec son petit diable, qui
continuait à donner des coups de pied et à se contorsionner
dans tous les sens.

Mais il les prit tous deux par surprise.

Il s'arrêta de crier pendant une seconde et reprit son souffle.


Puis, stupéfaite, Ainslie le vit fixer son père droit dans les yeux
et lui cracher au visage. La jeune femme retint son souffle. Son
expression indignée montrait que l'homme n'était pas du genre
à apprécier qu'on lui crache dessus.

Pourtant, il eut une réaction complètement inattendue — il


sourit. Il éclata même de-rire, ce qui dérouta le petit garçon, qui
se détendit un instant. Son père en profita pour l'asseoir dans la
poussette et lui boucler en un tournemain la ceinture autour de
la taille.

Puis il se releva et, toujours en souriant, sortit un beau


mouchoir de soie bleu marine de sa poche pour s'essuyer le
visage.

— Le petit voyou, exactement comme son père !

Après avoir ajusté une couverture sur le petit garçon, il ôta son
manteau et l'en couvrit également. Son sourire s'était évanoui et
il avait désormais l'air sinon inquiet, du moins préoccupé.

— Non ! s'exclama Ainslie malgré elle.

— Non ? répliqua-t-il, surpris.

— Excusez-moi mais... je travaille avec les enfants, il ne faut pas


le couvrir autant.

A son expression étonnée, elle vit qu'il ne comprenait pas la


situation.

— Il a très chaud.
Comme il la regardait toujours du même air interloqué, elle
parla plus fort et plus lentement.

— Il a de la fièvre, il pourrait avoir des convulsions, expliqua-t-


elle.

— Je ne suis ni sourd ni stupide ! rétorqua froidement


l'inconnu. Ce n'est pas la peine de me parler comme si j'étais un
abruti.

— Excusez-moi, bafouilla Ainslie en rougissant.

— Je sors de chez le médecin. Il a prescrit ceci.

Tout en parlant, il avait sorti un sac en plastique de sa poche.

— Quand nous serons à la maison, je le lui donnerai.

Plissant les yeux, la jeune femme examina l'emballage du


médicament.

— Mais ce sont des antibiotiques ! Ça ne va pas ; ce dont il a


besoin, c'est...

Elle s'interrompit. L'homme la regardait d'un air à la fois


hautain et excédé. A quoi bon vouloir lui venir en aide ? Elle
haussa les épaules et tourna les talons. Après tout, plus vite ce
type arrogant serait de retour auprès de sa femme, plus vite
celle-ci pourrait donner du paracétamol à son enfant.

Quand une main ferme agrippa son bras, Ainslie sentit sa gorge
se serrer. L'espace d'un instant, un frisson de peur la parcourut.

— De quoi a-t-il besoin ?

Elle parvint cependant à se raisonner : elle se trouvait dans une


station de métro fréquentée, elle n'avait pas grand-chose à
craindre. Cependant, malgré l'épaisseur de son manteau, la
poigne de l'inconnu lui brûlait la peau. Ainslie se retourna.
—- Pouvez-vous ôter votre main ? demanda-t-elle en le défiant
du regard.

Elle le vit cligner des paupières avant de baisser les yeux sur sa
main, comme si elle ne lui appartenait pas.

— Ah oui, désolé, s'excusa-t-il d'un ton las en la lâchant aussitôt.


Je suis inquiet pour Guido, je ne sais pas quoi faire.

— Ramenez-le à la maison, reprit Ainslie d'une voix plus douce.


Il faut lui donner du paracétamol. Une fois qu'il en aura pris, il
va se calmer. Et il a besoin de sa maman.

Elle pivota pour repartir vers la sortie, certaine que cette fois-ci,
il ne lui saisirait pas le bras. Mais il n'eut pas besoin de le faire
pour qu'elle s'immobilise brusquement.

— Sa maman est morte cet après-midi.

2.

Ainslie se retourna vivement et regarda tour à tour le père et


l'enfant, horrifiée.

C'était atroce.

Autour d'eux, étrangers à cette situation dramatique, les gens


allaient et venaient, pressés, absorbés, la tête peut-être déjà à
Noël et à ses festivités.

La proximité de cette fête, celle de l'enfance et de la famille,


accentuait l'atroce sentiment d'injustice et d'absurdité qui
l'étreignait. Ce beau petit garçon passerait Noël, puis le reste de
sa vie, sans sa mère ; les propres problèmes d'Ainslie lui
semblèrent soudain dérisoires en comparaison...

— Pouvez-vous m'aider? demanda l'homme d'une voix basse où


perçait une forte inquiétude.

— Moi?

— Vous avez dit que vous travailliez avec les enfants ?

— Oui, mais...

— Alors, vous devez savoir comment faire baisser cette fièvre ?


Comment soigner cet enfant ?

En plus d'une note de supplication, la jeune femme perçut des


accents de peur, voire de panique, dans cette voix aux
intonations chaudes et vibrantes.

— Je ne sais pas quoi faire, poursuivit-il. Je n'y connais rien aux


enfants. Je ne sais pas de quoi il a besoin...

Ainslie tenta de masquer son incrédulité mais l'inconnu sembla


avoir remarqué son léger froncement de sourcils car il se sentit
immédiatement obligé de préciser :

— Guido n'est pas mon fils mais mon neveu. Ses parents ont
eu un accident de voiture. Je suis venu d'Italie ce matin, dès que
j'ai appris la nouvelle.

Ainslie hocha lentement la tête. A présent, elle comprenait sa


fatigue visiblement extrême. Il avait dû tout laisser en plan pour
prendre le premier avion.

— Où est son père ?

Le quai était de nouveau rempli de monde, si bien qu'elle se


retrouva poussée vers lui.

— Il est mort sur le coup.


Elle ferma les yeux durant une seconde. Quand elle les rouvrit,
il l'observait d'un air interrogateur.

— Pouvez-vous m'aider à m'occuper de cet enfant?

Il avait l'air si désemparé, si désespéré, qu'Ainslie ne se posa


pas de questions. Il lui était tout bonnement impossible de ne
pas aider quelqu'un qui en avait tellement besoin, de juste lui
tourner le dos et de s'éloigner.

— Oui, dit-elle simplement.

— Sa maison n'est pas loin d'ici, et il y a une pharmacie sur le


chemin.

A peine sortie, Ainslie reçut comme une gifle la morsure de


l'air glacial sur son visage. Le contraste était saisissant entre
l'intérieur de la station et l'extérieur. Il devait également l'être
entre l'atmosphère joyeuse des rues animées et le moral du petit
garçon et de son oncle. Ce dernier s'était chargé de son sac à
dos, et elle s'occupait de diriger la poussette le long des vitrines
étincelantes de décorations, évitant habilement les gens aux
bras chargés de paquets. Même la pharmacie résonnait de
chants de Noël et, quand ils entrèrent, les clients les regardèrent
en souriant.

— En plus du paracétamol, faut-il prendre des couches et ce


genre de choses ou avez-vous ce qu'il faut?

— Je n'en ai pas la moindre idée : je ne suis pas allé à la


maison depuis mon arrivée. Prenez tout ce que vous estimez
nécessaire, nous verrons bien.

— Je ne sais même pas comment vous vous appelez, constata


Ainslie une fois qu'ils furent sortis.

— Elijah... Elijah Vanaldi. Et vous ?

— Ainslie Farrell.
Ensuite, ils marchèrent en silence jusqu'à ce qu'ils arrivent
devant une belle maison de trois étages. Sur la porte, une
magnifique couronne de Noël accueillait les visiteurs avec
chaleur.

Alors qu'Elijah enfonçait la clé dans la serrure, Ainslie prit


soudain conscience de l'absurdité de la situation. Elle allait
entrer dans la maison de quelqu'un d'autre, dans la vie de
quelqu'un d'autre, d'une femme qu'elle ne connaissait même
pas et qui, sans le savoir, lui confiait son trésor le plus cher : son
fils. C'était surréaliste.

La demeure était splendide, avec ses beaux planchers cirés et


ses hauts plafonds ornés de superbes moulures. Mais ce qui
retint l'attention d'Ainslie fut la collection de chaussures en
désordre sur le sol de l'entrée, les manteaux accrochés dans le
hall et l'odeur boisée qui flottait dans l'air. Elle remarqua
également la tasse à moitié pleine de thé froid posée sur le banc
en granit de la cuisine ultramoderne, la liste de courses
accrochée sur le Frigidaire et la vaisselle du petit déjeuner
empilée à côté de l'évier.

Une tristesse infinie s'empara d'elle. Ces traces de vie qu'elle


avait notées étaient celles de personnes qui n'étaient plus, les
vestiges d'existences enfuies. Oppressée, elle se tourna vers
Elijah, qui déshabillait Guido. Apparemment, le petit garçon
n'en pouvait plus de fatigue.

— A-t-il dîné?

— Il a mangé des biscuits, répondit Elijah en posant la main


sur le front de l'enfant. Il est encore très chaud. Dois-je lui
donner un bain ?

— Non, pas ce soir. Il suffit de le changer avant de le mettre au


lit. Et surtout, de lui donner ses médicaments.

Quand elle monta à l'étage à la recherche d'un pyjama pour le


petit garçon, Ainslie eut la confirmation que cette demeure
élégante et luxueuse était avant tout un foyer où il faisait bon
vivre. Un livre abandonné à côté du lit en désordre, un robinet
qui gouttait dans la salle de bains, des serviettes humides au sol
à côté de vêtements froissés rappelaient que ses occupants en
étaient partis le matin même en pensant y revenir le soir.

— Elle m'avait appelé la semaine dernière pour me dire qu'elle


s'était finalement décidée à engager une gouvernante...

La voix l'avait fait sursauter, et elle sentit les larmes lui piquer
les yeux quand elle vit Elijah fermer à fond le robinet.

— Elle n'avait jamais été très douée pour le ménage, continua-


t-il.

— Ça n'a aucune importance, laissa tomber Ainslie sans


réfléchir.

— Si elle savait que nous avons vu sa maison dans cet état, elle
en mourrait...

Elijah s'interrompit, brusquement conscient de l'absurdité


morbide de ses paroles.

— Quand on voulait venir voir Maria, reprit-il, il fallait


toujours l'appeler pour la prévenir. Elle détestait qu'on
débarque à l'improviste. Elle serait affreusement embarrassée si
elle nous savait ainsi chez elle...

— Il a une otite, déclara Elijah en observant Ainslie mesurer


les antibiotiques. Le médecin a dit que c'était pour cela qu'il
était si irritable. Mais comme je le lui ai expliqué, Guido ne
manque pas de caractère ; il n'a pas besoin d'être malade pour
être de mauvaise humeur !

— Il souffre également d'une laryngite, affirma Ainslie au


moment même où Guido se mettait à tousser. Pauvre petit...
Son médicament devrait néanmoins soulager sa douleur et il se
remettra vite d'aplomb.
— Heureusement, soupira Elijah. En attendant, je vais lui
donner à manger et ensuite, il ira au lit.

II sortit un morceau de papier de sa poche, parcourut ce qui y


était écrit puis se saisit d'une banane trop mûre qu'il commença
à peler. Il la tendit ensuite au petit garçon. Guido se contenta de
le regarder en clignant des yeux avec surprise. Ainslie ne put
s'empêcher de sourire devant le désarroi du bel Italien.

— Maria a dit qu'il aimait les bananes.

— Oui mais ce n'est pas un singe, déclara la jeune femme.


Laissez-moi faire !

Elle se dirigea vers les placards et y trouva du pain de mie. Elle


en émietta une tranche, qu'elle mélangea dans une assiette en
plastique avec de la banane écrasée. Elle tendit le tout à Guido
qui, cette fois, mangea de bon cœur.

Ensuite, son oncle l'emporta dans sa chambre ; Ainslie le


suivit.

— Il a une veilleuse, assura Elijah en consultant de nouveau


son morceau de papier. Et il se réveille parfois la nuit si sa
couverture a glissé. Il suffit de la rajuster pour qu'il se
rendorme.

Regardant ses grandes mains mates border le petit garçon,


Ainslie sentit de nouveau les larmes lui monter aux yeux. Peu
désireuse qu'Elijah la voie dans cet état, elle sortit de la chambre
et descendit dans le salon tout en refoulant ses sanglots. Il vint
l'y rejoindre un peu plus tard, deux tasses de café à la main.

— Merci, dit-elle quand il lui en tendit une avant de s'asseoir à


son tour.

Elle réussit à lui adresser un faible sourire et il l'imita.


— Je n'y connais rien, absolument rien en matière d'enfants,
soupira-t-il. Et pourtant, ma sœur a bien spécifié qu'elle voulait
que ce soit moi qui m'en occupe et qui l'élève.

— Que s'est-il passé ? demanda Ainslie.

Pour la première fois depuis leur rencontre, il ne lui avait pas


semblé déplacé de poser cette question.

— Un accident de voiture. Le véhicule a quitté la route et a pris


feu aussitôt.

Il haussa les épaules en signe d'impuissance.

— J'étais en plein milieu d'une réunion importante. En temps


normal, dans ces cas-là, on ne me dérange pas ; mais mon
assistante a insisté pour que je prenne la communication et j'ai
immédiatement compris qu'il s'agissait d'une mauvaise
nouvelle. C'était l'hôpital. Un médecin m'a annoncé que Rico, le
père de Guido, était déjà mort et que ma sœur me réclamait
d'urgence. Je suis parti aussitôt.

— Je suis désolée, bredouilla Ainslie la gorge serrée.

— Maria avait de terribles brûlures. Elle savait qu'elle était en


train de mourir mais elle pouvait encore parler. Elle m'avait
attendu car elle voulait me dire... me dire elle-même ce qu'il
fallait donner à son fils, ce qu'il aimait...

— C'est le papier que vous lisiez tout à l'heure?

Il hocha la tête avec tristesse.

— Je voyais souvent Maria et Rico mais je ne sais absolument


pas comment ils vivaient au quotidien avec Guido. Et surtout, je
n'ai jamais songé à avoir d'enfants...

— Y a-t-il quelqu'un d'autre ?

— Non. Mes parents sont morts également.


— Et la famille de son mari...

La jeune Australienne vit le visage d'Elijah se durcir


brusquement.

— Jamais ! jeta-t-il violemment. Ils seront bientôt là. Ils


réclameront Guido mais au fond, ils se moquent pas mal de leur
petit-fils.

— Mais vous venez de dire qu'ils le réclameraient ? demanda


Ainslie en fronçant les sourcils.

Elijah engloba les meubles qui les entouraient d'un geste de la


main.

— C'est cela qu'ils veulent. Plus l'argent de l'assurance et la


propriété de Maria et Rico en Italie.

Il vida sa tasse d'un trait.

— Et au cas où vous vous poseriez la question, je n'ai aucun


besoin de tout cela... Ni d'un petit garçon qui crache.

Malgré son chagrin, il réussit à sourire à ce souvenir.

— J'espère que Rico avait compris que je l'aimais vraiment


beaucoup, ajouta-t-il d'un air pensif comme s'il se parlait à lui-
même.

— Vous devriez essayer de vous reposer, lui conseilla Ainslie.

— Pourquoi ? demanda-t-il en la regardant. Les choses ne se


seront pas améliorées demain matin.

— Peut-être que..., commença-t-elle.

Mais elle s'interrompit, consciente qu'Elijah avait raison, que les


mots né pouvaient rien ni contre la perte des êtres aimés ni
contre la douleur qu'il devait ressentir.
Visiblement, il s'était repris, prêt désormais à affronter le défi
qui se présentait à lui. Il se leva.

— Merci de votre aide, vraiment. Maintenant, je vais me


débrouiller. Puis-je vous appeler un taxi ?

— A vrai dire..., bafouilla Ainslie en se passant nerveusement la


main dans les cheveux.

Elle avait été si accaparée par les problèmes de cet homme


qu'elle en avait oublié les siens.

— Connaissez-vous un numéro ?

— Pardon?

Il avait déjà pris le téléphone.

— Pour le taxi, connaissez-vous un numéro ?

— Je peux marcher, assura Ainslie d'une voix enrouée.


L'auberge de jeunesse d'Earl's Court devait être encore ouverte.

— Pas question ! J'insiste pour que vous preniez un taxi, insista-


t-il en s'emparant d'un annuaire. Vous allez où ?

— A l'auberge de jeunesse.

— A l'auberge de jeunesse ? répéta-t-il, l'air sidéré. Puis,


fronçant les sourcils, il la détailla des pieds à la tête, s'attardant
sur son visage.

— Depuis combien de temps logez-vous là-bas ?

— Je n'y suis pas encore allée, dit-elle en haussant légèrement


les épaules. Je m'y rendais quand nous nous sommes
rencontrés. Je suis australienne.

Il posa de nouveau son regard sur la mise simple mais élégante


d'Ainslie, qu'il parut apprécier d'un œil connaisseur.
— Eh bien, je voyage en première classe, mais j'avais l'air plus
débraillé que vous quand je suis sorti de l'avion.

Ainslie en doutait fort, mais elle avait compris le sens de sa


remarque.

— Je ne viens pas d'arriver. Je vis à Londres depuis trois mois,


précisa-t-elle. Et je travaille — enfin, je travaillais.

— Avec des enfants ?

— Oui.

— Mais plus maintenant?

Elle secoua la tête, renonçant à s'expliquer, et lui fut


reconnaissante qu'il n'insiste pas.

— Restez, lâcha-t-il.

C'était une proposition, pas une prière. Le téléphone appuyé


contre son épaule, il la fixait tranquillement.

— Restez cette nuit. Demain, il fera jour...

Ainslie ouvrit la bouche pour refuser, mais aucun son n'en


sortit.

Même si l'auberge était encore ouverte, même si elle y trouvait


de la place, elle se sentait soudain découragée à la pensée
d'avoir à sourire à des étrangers, de devoir partager leur
intimité dans une chambrée de six ou huit tout en sachant qu'il
allait lui falloir tout recommencer.

— Restez ! répéta Elijah d'une voix plus ferme. Pour Guido.

— Très bien, c'est d'accord, murmura finalement Ainslie avec un


faible sourire.
3.

Bien qu'il ne l'ait jamais dit, Ainslie avait compris qu'Elijah ne


voulait pas rester seul.

Les nerfs à vif après les événements de la journée, totalement


exténuée, elle s'assit sur le sofa et replia ses jambes sous elle en
étouffant un bâillement. Son hôte servit deux cognacs dans de
ravissants petits verres joufflus. Bien qu'elle n'apprécie pas
particulièrement cet alcool, elle l'accepta et la chaleur du liquide
ambré se diffusa bientôt dans tout son corps. Presque
immédiatement, elle se sentit agréablement détendue.

— Vous avez dit que vous travailliez avec les enfants ?

— En Australie, j'étais institutrice en maternelle. Ici, j'ai


travaillé comme nurse à domicile.

— Pourquoi ? demanda Elijah en fronçant les sourcils.

— Pourquoi pas ? répliqua Ainslie.

Il n'était pas le premier à lui poser la question. Pourquoi


abandonner un travail passionnant et un petit ami charmant
pour partir à l'autre bout de la planète gagner une misère et
vivre chez des étrangers en s'occupant de leurs enfants ?

— Que fuyiez-vous ?

— Je ne fuyais pas ! protesta-t-elle vivement.

Elijah la fixait, un petit sourire au coin des lèvres. Elle soupira.


Après tout, il s'était montré franc avec elle ; elle lui devait bien
en retour un peu de sincérité.

— Je suppose que je fuyais, en effet. Mais je ne le savais pas à ce


moment-là. J'avais un travail agréable, un fiancé idéal, tout
allait bien, vraiment...
— Mais?

— Mais quelque chose clochait, répondit-elle en haussant


nerveusement les épaules. Je ne savais pas quoi exactement.

— Que voulez-vous dire ?

L'intensité du regard d'Elijah lui fit baisser les yeux. Il n'insista


pas et pendant quelques instants, elle s'abîma dans la
contemplation de son verre.

— Tout le monde a dit que j'étais folle, avoua-t-elle finalement.


Que je regretterais d'être partie. Mais venir à Londres a été la
meilleure initiative que j'aie jamais prise.

— Dans ce cas, pourquoi pleuriez-vous sur le quai tout à l'heure?

Ainslie releva vivement la tête. Ainsi, il l'avait remarqué...

— Et pourquoi vous rendiez-vous dans une auberge de jeunesse


à une heure aussi tardive ? continua-t-il.

— J'ai eu un petit problème avec mon employeur..., avoua


Ainslie d'un ton désinvolte.

Cependant, les yeux intelligents d'Elijah continuaient à


l'observer avec la plus grande attention.

— Ce n'est pas grave, je trouverai autre chose, reprit-elle.

— C'est déjà fait, répliqua-t-il aussitôt. Je ne sais pas combien


de temps je vais rester ici, mais ce sera au moins jusqu'à Noël.

— Mais... vous ne me connaissez pas !

— Je ne connaîtrai pas plus la nurse que je ferai venir demain


par une agence, lui fit-il remarquer.

— La famille du père de Guido ne voudra-t-elle pas vous aider?


Ainslie le sentit se hérisser, comme quand il avait parlé d'eux un
peu plus tôt.

Elijah crispa les doigts autour de son verre. Il s'apprêtait à


rétorquer que cela ne la regardait pas mais en fut empêché par
l'innocence charmante qu'il décelait dans les yeux verts de la
jeune Australienne. Elle ne le jugeait pas, aucune trace de
curiosité malsaine dans sa voix douce, il n'avait aucune raison
de la blesser par une réponse mordante. Et puis il ne voulait pas
être seul. Pour la première fois de sa vie, il ressentait le besoin
de parler.

— Nos familles ne se sont jamais bien entendues. Quand


Maria a commencé à fréquenter Rico, je suis resté brouillé avec
ma sœur pendant deux ans.

— Etiez-vous proches avant cela ?

— Nous étions tout l'un pour l'autre. J'avais cinq ans quand
ma mère est morte. Notre père s'est mis à boire et il est mort
alors que j'avais douze ans.

Troublé, il but une gorgée de cognac. Il n'avait jamais parlé de


cela à personne... Il avait du mal à croire que les mots avaient
franchi ses lèvres. Les yeux d'un vert jade ne quittaient pas les
siens. Ses cheveux blonds étaient secs à présent, formant des
boucles sur ses épaules.

— Nous nous sommes élevés nous-mêmes, continua Elijah.


Nous avons fait des choses dont je ne suis pas fier aujourd'hui.
Mais à l'époque...

S'interrompant un instant, il haussa les épaules avec regret.

— Il y avait une famille dans notre village, les Castella. Ils


étaient aussi rustres que nous et recherchaient la même chose :
de l'argent pour survivre. Je suppose qu'on pourrait dire que
nous étions rivaux. Un jour, le frère aîné de Rico, Marco, est
venu faire... disons des avances à Maria.
Un violent frisson le parcourut à ce souvenir.

— Elle avait treize ans. C'était une fille sage, une enfant douce
et innocente. C'est moi qui faisais le sale boulot — les
escroqueries et les vols — pendant qu'elle allait à l'école. Maria a
toujours haï Marco pour ce qu'il lui avait fait ; elle ne voudrait
certainement pas qu'il s'occupe de Guido.

— Ainsi, il ne s'agit pas d'une histoire de vengeance ?

— Je me suis vengé le jour où c'est arrivé, avoua Elijah d'une


voix sombre. Je l'ai passé à tabac.

— Et depuis, la haine n'a fait qu'augmenter entre vous ?


demanda Ainslie.

Mais il ne répondit pas directement.

— Un jour, j'avais dix-sept ans, j'étais devant un café,


observant un couple de riches touristes. J'attendais qu'il fasse
plus sombre, qu'ils aient pris encore quelques verres et ne
fassent plus trop attention à leurs portefeuilles. Tout à coup, je
les ai entendus parler au serveur dans un italien très correct. Ils
voulaient prendre leur retraite, lui expliquaient-ils, et
cherchaient une propriété...

Il sourit à ce souvenir.

— Il n'y avait pas d'agence immobilière dans notre petit village


de Sicile à l'époque. Ce n'était pas un endroit très fréquenté par
les touristes. Je ne voulais pas continuer à vivre comme un
hors-la-loi. Et ce jour-là, j'ai compris ce que je pouvais faire
pour m'en sortir.

Elijah s'interrompit un instant pour observer la jeune femme.


Aucune réprobation dans son regard, aucun reproche sur les
traits de son visage. Et quand il avait dit qu'il avait volé, elle
n'avait même pas froncé les sourcils... Cela lui donna la force de
continuer.
— J'ai vendu à ces touristes la maison de mon grand-père, qui
était mort depuis longtemps et dont Maria et moi avions hérité.
Pour nous, ce n'était qu'une vieille bicoque sans intérêt. Nous
l'avons nettoyée et repeinte, nous avons ciré les planchers, et
Maria a cueilli des fleurs pour décorer l'intérieur. J'avais
compris ce que ces gens voulaient et je le leur ai proposé.

— Vous la leur avez vendue?

— Oui, approuva Elijah. Ensuite, j'ai vendu notre propre


maison. Avec cet argent, j'ai acheté d'autres propriétés — à
l'époque, ce genre de maisons ne valait pas grand-chose —, puis
j'ai quitté le village et je me suis attaqué à de plus grands
projets. Les Castella, eux, en étaient toujours à voler sur la
plage. A chacun de mes nouveaux succès, ils nous haïssaient un
peu plus, et nous le leur rendions bien.

— Vous êtes un vrai agent immobilier? l'interrogea Ainslie.

Elle se demanda pourquoi sa question le faisait sourire.

— Je suis un promoteur immobilier. J'achète de belles maisons


dans le monde entier, des maisons comme celle-ci, et je n'en
garde que l'extérieur. Je laisse les murs et j'en fais des
appartements.

— Oh...!

Ainslie regarda autour d'elle le vaste salon, les moulures


superbes et la majestueuse cheminée en marbre. Quel dommage
que tout cela puisse être détruit !

— Evidemment, j'essaie de garder le plus d'éléments originaux


possible ! affirma-t-il avec un sourire ironique en suivant son
regard désolé.

— Quelle délicatesse..., murmura Ainslie d'un ton moqueur.

— En tout cas, Maria est tombée amoureuse de cet endroit.

— Et elle est également tombée amoureuse de Rico ?


Après un long moment, il hocha la tête.

— J'étais furieux, et les Castella aussi. Personne n'est allé à leur


mariage...

Ainslie sentit la pointe de regret qui avait affleuré dans la voix


d'Elijah.

— Maria travaillait encore pour moi à ce moment-là, et elle


entretenait son mari. Je lui répétais sans cesse qu'il profitait
d'elle mais petit à petit, j'ai compris qu'ils s'aimaient vraiment.
Et effectivement, malgré ce que son frère lui avait fait, elle
aimait Rico. Alors nous avons recommencé à nous parler et j'ai
compris combien la situation était dure pour eux. La famille de
Rico rendait Maria responsable de la réputation souillée de
Marco. Ils disaient qu'elle l'avait cherché, que c'était elle qui
l'avait provoqué...

— Elle n'avait que treize ans !

— C'était plus facile de rejeter le blâme sur elle que d'accepter le


déshonneur. Rico était mécanicien et sa famille tient le seul
garage du village ; il ne pouvait donc plus travailler. Je savais
que s'ils ne quittaient pas la région, ils ne pourraient jamais se
dépêtrer du passé. Comme Maria parlait un peu l'anglais, je leur
ai proposé de venir s'installer ici pour quelque temps. J'avais
acheté la maison meublée et je lui ai dit qu'elle pourrait
surveiller les travaux, aider les architectes, jusqu'à ce que les
appartements soient prêts à être loués. Ce qui n'est jamais
arrivé.

A cet instant, il sourit.

— Les travaux ont commencé, mais pas ceux que j'avais


prévus. Rico a trouvé du travail tout de suite et ils ont décidé de
rester à Londres. Je venais souvent les voir...

— Vous viviez ici ?


— Non, je vis principalement en Italie. Mais je viens une ou
deux fois par mois. A chacune de mes visites, je remarquais que
cette maison devenait de plus en plus la leur : de nouveaux
coussins sur les sofas, un tapis, des luminaires... Quand Maria
est tombée enceinte, elle a commencé à parler d'une fresque
dans la chambre d'enfant et lorsque Guido est né, j'ai décidé de
leur offrir la maison. Une sorte de cadeau de mariage à
retardement.

— Un cadeau de mariage !

— Oh, cela aurait aussi fait office de cadeau de Noël !

Ainslie sourit. Elle n'y connaissait rien en matière


d'immobilier mais savait que Londres était une ville
horriblement chère. Elle pensait qu'Angus et Gemma vivaient
dans le luxe et pourtant, leur maison ressemblait à une cabane
en comparaison de ce petit manoir en plein cœur de Londres.
Subitement intimidée, elle regarda l'homme assis à côté d'elle
sur le sofa. Normalement, elle n'aurait dû le voir qu'à la
télévision, ou en photo dans un magazine people.

Ses cheveux noirs étaient épais et brillants, son nez droit, et


une lueur légèrement lascive dansait dans ses yeux bleus. Mais
ce qui la touchait plus que la beauté de ses traits bien dessinés,
c'était la façon dont les commissures de ses lèvres pleines et
sensuelles remontaient légèrement quand il souriait.

Cette bouche avait quelque chose de tendre qui adoucissait son


visage fier. Elle attirait irrésistiblement le regard d'Ainslie.
Elijah Vanaldi était vraiment très bel homme — tout
simplement le plus séduisant qu'elle ait jamais rencontré,
constata-t-elle.

— Cela m'avait semblé juste qu'elle ait cette maison. De cette


façon, je pouvais continuer à prendre soin d'elle. Après tout,
Maria est ma sœur—était ma sœur..., corrigea-t-il d'une voix
rauque.
— Elle l'est encore..., affirma doucement Ainslie. Et elle le
restera toujours.

— Cet endroit était leur maison. Ce sera celle de Guido


désormais.

— Comment allez-vous faire ?

— Je ne sais pas encore.

Il contempla le fond de son verre presque vide.

— Marco et sa femme, Dina, ne l'ont jamais vu. Ils n'ont jamais


joué aucun rôle dans sa vie. Et pourtant, maintenant que Rico et
Maria sont morts, ils prétendent qu'ils veulent s'occuper de lui...

— Et vous, vous vous en occupiez ?

— Je ne l'ai jamais gardé, je ne l'ai jamais changé..., répondit


Elijah. Mais je téléphonais à ma sœur presque chaque jour. Et
comme je vous l'ai dit, je viens à Londres une ou deux fois par
mois, et je passais toujours ici. Je fais partie de sa vie. Mais je
n'ai jamais pensé que je deviendrais responsable de lui un jour.

— C'est peut-être la même chose pour Marco et Dina, avança


Ainslie. Peut-être ont-ils subi un choc qui leur a ouvert les
yeux...

Quand elle le vit secouer la tête, elle s'interrompit.

— Je ne leur fais absolument pas confiance.

Puis il termina son cognac avant de continuer :

— Je ne veux pas que cet homme s'approche de Guido. Il est


bien la dernière personne que Maria aurait voulu voir auprès de
son fils. Je sais que les gens peuvent changer, et je sais que le
passé est le passé. Mais certaines choses sont trop dures pour
être oubliées ou pardonnées.

— Et à part eux?
— Un oncle dépravé qui brûle la chandelle par les deux bouts et
qui a une réputation de don Juan.

— Oh ! Il semble sympathique. Où est-il ?

— A côté de vous.

Ainslie éclata de rire, et celui d'Elijah lui fit écho. Mais il


s'éteignit presque aussitôt.

— Malheureusement, même si je suis persuadé que Marco et


Dina ne sont vraiment pas les bonnes personnes, je ne suis pas
sûr de convenir à Guido moi non plus. Mon style de vie ne
s'accorde pas avec les besoins et le rythme d'un enfant. Bien sûr,
je peux subvenir à tous ses besoins, lui offrir les meilleures
conditions de vie mais...

Mais cet enfant méritait beaucoup plus que cela, et ils le


savaient tous les deux.

— Il serait temps de devenir adulte, je suppose ! s'exclama


Elijah en reposant son verre. Ou bien d'essayer de trouver le
moyen de mettre de côté les vieilles rancunes.

Il s'était levé, imité par Ainslie.

— Vous trouverez une solution, j'en suis sûre.

— Sans doute, mais pas ce soir..., répliqua-t-il en se dirigeant


vers l'escalier.

Elle le suivit.

— Il y a une chambre d'amis ici, annonça-t-il en arrivant au


premier étage. Et il y en a une autre là.

Il avait poussé deux portes l'une après l'autre.

— Vous pouvez choisir.

— Ça m'est égal...
Le hasard lui attribua une jolie chambre jaune et blanche, dans
laquelle elle déposa son sac à dos.

— Je vais juste aller jeter un coup d'œil à Guido, annonça-t-elle.

Elle entra dans la chambre du garçonnet sur la pointe des pieds,


Elijah sur ses talons. Ils baissèrent tous les deux les yeux sur le
petit garçon endormi. Son teint était plus clair à présent, et il
suçait son pouce, l'air paisible et confiant. Les larmes affluèrent
sous les paupières d'Ainslie. Il était en sécurité, bien au chaud,
mais si seul désormais, privé des deux personnes qui l'avaient
aimé plus que tout au monde.

— Qui se lèvera s'il se réveillé ? demanda son oncle quand ils


furent sortis de la pièce.

Son inquiétude fit sourire Ainslie, d'autant qu'il semblait si


épuisé qu'elle doutait que des cris d'enfant réussissent à le tirer
de son sommeil.

— Je me lèverai, le rassura-t-elle. Vous devriez essayer de vous


reposer un peu.

Elle n'était de toute façon pas sûre de pouvoir trouver le


sommeil...

En effet, à peine étendue dans ce grand lit étranger, le bruit de


la douche dans la salle de bains adjacente en bruit de fond, les
idées, les hypothèses, les questions commencèrent à graviter
dans son cerveau, tournant toutes autour de la même
angoissante interrogation : qu'allait-elle faire demain ?

Ainslie savait que personne n'emploierait une garde d'enfants


qui avait été renvoyée pour vol. Même si elle parvenait à
prouver son innocence, l'ombre du doute ternirait toujours sa
réputation ; elle ne serait plus jamais nurse à Londres. Elijah lui
avait certes fait une proposition, mais pour quelle durée ? Un
jour ? Une semaine ?
Elle cligna des yeux dans l'obscurité. Il lui faisait confiance
pour l'instant, mais que dirait-il s'il la savait considérée comme
une voleuse ?

Quand les cris aigus de Guido le réveillèrent en sursaut, Elijah


s'assit dans son lit et inspira profondément, tandis que des
images de son cauchemar lui revenaient à l'esprit.

Dans ce rêve affreux, sa sœur était en train de mourir. Le


corps horriblement mutilé, elle avait essayé de parler d'une voix
semblable à un pauvre murmure épuisé, le suppliant de
l'écouter, lui répétant de ne pas céder aux Castella s'ils
réclamaient son enfant. Il avait voulu lui prendre la main, lui
dire que tout irait bien, qu'il prendrait soin de Guido. Mais sa
main... Il sentit un goût de bile dans sa bouche quand il se
souvint de l'atroce sensation.

Ce n'était qu'un cauchemar, se rassura-t-il, le corps moite de


sueur, tentant de chasser l'horrible vision de sa tête. Mais quand
il reconnut l'endroit où il se trouvait, Elijah sentit son cœur
s'accélérer dans sa poitrine. Le choc le fit bondir hors du lit. Il
s'empara d'une serviette et l'enroula autour de ses hanches
avant de se précipiter vers la chambre de son neveu. Il ne s'était
pas réveillé d'un cauchemar, il en vivait un...

— Tout va bien!

Il eut l'impression d'être tombé du haut d'une falaise et


d'atterrir dans des bras doux tendus pour l'accueillir. Un doigt
posé sur les lèvres pour lui intimer de ne pas faire de bruit,
Ainslie était penchée au-dessus du lit de Guido. Elle portait un
grand pyjama informe à motifs colorés. Quand elle se redressa,
la lumière de la veilleuse projeta un reflet doré sur ses cheveux
blonds. Sa voix était chaude et rassurante, pas seulement pour
Guido mais pour lui aussi.

Clemmie et Jack se réveillaient souvent la nuit et, habituée à


dormir légèrement, Ainslie avait été tirée de son sommeil au
premier gémissement de Guido. Elle était sortie sur le palier au
moment où il avait commencé à crier, si bien qu'elle avait
rapidement pu le calmer. Après avoir replacé sa couverture,
comme elle s'était souvenue que Maria l'avait recommandé, elle
lui avait doucement caressé le dos. Ensuite, Elijah était apparu,
hors d'haleine.

— Il est presque rendormi, chuchota-t-elle quand il s'approcha


doucement.

La jeune femme se pencha de nouveau vers l'enfant, mais ce


n'était pas pour vérifier qu'il allait bien. Elle avait en effet senti
son visage s'empourprer brusquement à la vue de son hôte, vêtu
d'une simple serviette. Elle se réjouit que la pièce soit si
faiblement éclairée, tout en priant pour qu'il retourne dans sa
chambre. Mais Elijah semblait bien décidé à s'assurer que
Guido se rendormait et il restait là, juste à côté d'elle, rendant
chaque seconde un peu plus sensible la présence de son corps
presque nu. Pourtant, elle avait croisé Angus en caleçon un
nombre incalculable de fois ces trois derniers mois, et cela ne lui
avait rien fait, rien du tout...

— C'est bon, il dort, souffla enfin Elijah d'une voix rauque.

Ainslie le suivit hors de la chambre, retenant un frémissement


au spectacle de ses muscles fins jouant sous la peau soyeuse et
mate de son dos puissant. Elle fit un terrible effort pour
s'arracher à sa contemplation.

— Bonne nuit, dit-elle.

Il se retourna vers elle, les cheveux tout ébouriffés, toujours


pas rasé, ses beaux yeux remplis d'incertitude.

— Vous croyez qu'il sait ? Vous croyez qu'il a compris qu'ils


étaient partis ?

— Je ne sais pas s'il a compris mais il sent des choses, c'est


certain.
Ainslie s'était posé la même question quelques minutes
auparavant, quand elle était venue s'occuper du petit garçon.
Elle se sentait terriblement impuissante à réconforter son oncle.

— Il comprendra vite que les choses ont changé. Il sera


déstabilisé et il réclamera ses parents. Mais si son petit univers
reste préservé, il ira bien.

— Se souviendra-t-il d'eux ? demanda-t-il, avant de laisser


échapper un petit rire moqueur. Mais non, bien sûr que non !

— Je ne suis pas d'accord, objecta doucement Ainslie. Il


pourra regarder des photos, des films où il verra ses parents. Je
ne sais pas grand-chose sur la façon dont les enfants vivent le
deuil, mais je crois qu'on peut entretenir la mémoire des
disparus.

— Je me souviens à peine de ma mère alors que j'avais cinq


ans quand elle est morte. Et Guido n'a que quinze mois !

— Est-ce que votre père vous parlait d'elle ?

Le silence d'Elijah lui fit deviner la réponse.

— Grâce à vous, les choses pourront être différentes pour


Guido, reprit-elle simplement.

— Vous croyez?

Instinctivement, elle tendit la main vers lui, comme elle


l'aurait fait envers n'importe quel être en proie à un tel chagrin.
Mais la sensation de sa peau sous ses doigts transforma son
simple geste de réconfort en quelque chose de complètement
différent. Envahie par un trouble d'une intensité inouïe, elle
sentit son regard s'abîmer dans le sien.

Elle aurait pu retirer sa main. Elle aurait pu lui souhaiter de


nouveau bonne nuit et retourner dans sa chambre. Mais elle en
était incapable. Une onde presque palpable de sensualité vibrait
entre eux, s'emparant de ses sens en un tourbillon vertigineux
qui brouillait sa conscience.

Elijah ne parvenait pas à se décider à rentrer dans sa chambre.


Tout en contemplant les beaux yeux verts d'Ainslie, il essayait
de se représenter ce qu'aurait été la fin de sa journée sans la
jeune femme. En général, il trouvait toujours une solution, un
plan à échafauder si la situation n'allait pas dans son sens. Mais
quand il était sorti de cet hôpital avec son neveu dans les bras, il
s'était senti écrasé par le poids des responsabilités. Déboussolé,
un peu effrayé, il n'avait entrevu aucune issue, aucune direction
à suivre. Il s'était juste cramponné à son neveu comme celui-ci
s'était accroché à lui. Et ensuite, elle était apparue au moment
où il en avait eu le plus besoin, semblable à un ange descendu
du ciel pour lui porter secours.

— Pourquoi vous êtes-vous arrêtée? demanda-t-il d'une voix


sourde.

— Pourquoi ne l'aurais-je pas fait ? répliqua-t-elle. Vous aviez


visiblement besoin d'aide.

— Mais personne d'autre ne s'est proposé.

Elijah revit la scène avec précision : le quai du métro, tous ces


gens qui passaient à côté de lui sans même lui jeter un regard,
qui le bousculaient même. Elle était la seule à avoir essayé de
l'aider.

Il sentit sa respiration s'accélérer de nouveau tandis que les


images de son cauchemar se superposaient à celles du métro. Il
avait encore besoin d'elle, peut-être même plus que tout à
l'heure.

Puis, sans réfléchir, il se pencha vers son visage et s'empara de


sa bouche. Ce contact d'une douceur extraordinaire lui fit l'effet
d'une libération, comme s'il assouvissait un besoin d'évasion, un
désir de fuite. La caresse des lèvres sensuelles de la belle
Australienne lui faisait l'effet d'un baume tandis que les courbes
pleines et délicieusement féminines pressées contre son corps
lui évoquaient le paradis.

Ainslie frissonna. Durant une seconde, elle résista au désir de


lui rendre son baiser. Tout se passait si vite, cette situation était
tellement inattendue... Mais passé la surprise, une sorte
d'ivresse l'envahit et tous ses doutes s'évaporèrent. Quand la
langue d'Elijah se glissa entre ses lèvres avant de chercher la
sienne, elle songea qu'elle n'avait jamais été embrassée avec
autant d'ardeur.

Cette journée affreuse s'estompait dans les ondes de plaisir qui


parcouraient son corps. Les accusations de Gemma, la panique
et la crainte qui s'étaient emparées d'elle quand elle s'était
retrouvée seule dans cette ville étrangère, tout cela
s'évanouissait au contact de la bouche d'Elijah qui dévorait la
sienne, l'apaisant et l'excitant à la fois.

Les doigts noués sur sa nuque, il l'embrassait comme si sa vie


en dépendait, comme si l'éternité soudain leur appartenait. Ce
baiser ne pouvait mener qu'à une étreinte encore plus intime,
songea-t-elle confusément. Pourtant, elle se sentait en sécurité
dans ses bras virils.

Ses mains puissantes vinrent se poser sur ses reins, et il la


pressa contre lui tandis que ses lèvres quittaient sa bouche pour
descendre dans son cou. Le frôlement de son menton rugueux
sur sa peau sensible la fit frémir de plaisir. Jamais elle n'avait
été désirée aussi farouchement, et jamais elle n'avait désiré un
homme avec autant de passion. Le feu courait dans ses veines,
dans son corps, jusqu'au plus profond de sa féminité.

Ainslie rouvrit brusquement les yeux. S'ils ne s'arrêtaient pas


immédiatement...

Alors, rejetant la tête en arrière, elle s'écarta de lui avec regret.

Hors d'haleine, ils se regardèrent alors un long moment.


Surprise par les réactions de son propre corps, Ainslie sentait
encore palpiter dans sa chair les sensations délicieuses qui
l'avaient étourdie.

— Ne t'en va pas...

Il avait murmuré ces mots d'une voix à peine audible.

— Si, il le faut.

Elle pouvait à peine parler. Les sens affolés, elle dut faire un
effort terrible pour regagner sa chambre.

« Ce n'était qu'un simple baiser », se dit-elle quand elle fut


allongée dans son lit.

Elle porta la main à ses lèvres gonflées par les assauts de la


bouche d'Elijah.

Non, il ne s'était pas agi d'un simple baiser.

Aucun baiser ne l'avait jamais laissée dans cet état, aussi


perdue, aussi abandonnée. Car effectivement, elle s'était
complètement abandonnée dans ses bras.

4.

— Quand sont-ils arrivés ?

Epuisée et encore sous le coup des événements de la veille,


Ainslie contemplait les bagages luxueux déposés dans le hall,
près de la porte ouverte de la cuisine.

— Pendant que tu dormais, répondit Elijah sans la regarder.

Vêtu d'un seul caleçon gris, toujours pas rasé, décoiffé, il


partageait un bol de céréales avec Guido — une cuillerée pour
son neveu, puis une plus grande pour lui-même. Ainslie ne put
s'empêcher de remarquer combien il était sexy.

— Je me suis arrangé hier pour qu'on m'envoie quelques


affaires, reprit-il en levant les yeux vers elle.

Avec tout ce qui s'était passé, comment avait-il pu penser à cela?


se demanda la jeune femme en entrant dans la cuisine.

— Oh... ! s'exclama-t-elle, se sentant subitement toute petite.

Contre le mur se tenait une sorte de géant, une armoire à glace


tout en muscles qui semblait devoir faire craquer les coutures de
son costume au moindre mouvement.

— J'ai aussi engagé un chauffeur, Tony. Il va s'installer au


deuxième étage et il sera à ton service quand tu en auras besoin
— si tu restes bien sûr.

— Un chauffeur à domicile !

— C'est impossible de se garer à Londres, répliqua Elijah en


haussant négligemment les épaules.

Elle ne lui en voulut pas de son petit mensonge ; après tout,


elle n'avait pas besoin de savoir qu'Elijah avait engagé un garde
du corps pour veiller sur Guido. Sans doute craignait-il que les
Castella ne tentent d'enlever son neveu.

— Et je n'aime pas marcher, ajouta-t-il. En fait, Tony vient


juste de rompre avec sa femme et il avait besoin d'un emploi
logé et nourri.

— Tu n'as pas perdu ton temps.

— Je ne le perds jamais.

Elijah attendit qu'elle vienne s'installer à table pour continuer.

— Ecoute, je ne veux vraiment pas te presser, mais je dois


savoir si tu acceptes de travailler pour moi.
Leurs regards se croisèrent. Il n'avait fait aucune allusion à ce
qui s'était passé au cours de la nuit et ne montrait aucune trace
de gêne. En fait, il était si calme et maître de lui qu'Ainslie se
demanda même si elle n'avait pas rêvé.

« Ou alors c'est une question d'habitude, se dit-elle en sucrant


son café. Il cède à ses pulsions et a tout oublié le lendemain
puisque pour lui, ça ne compte pas. »

Etait-ce ce genre d'homme qui attendait de savoir si elle


acceptait de travailler pour lui ?

— Je peux prendre un peu de temps pour y réfléchir?

— Malheureusement non. J'ai déjà reçu un coup de téléphone


de Mlle Anderson, l'assistante sociale chargée de s'occuper de
Guido. Elle était plutôt irritée car, apparemment, je n'aurais pas
dû l'emmener sans l'approbation des services sociaux.

— Que lui as-tu dit?

— Qu'ils feraient peut-être mieux de remettre en question


leurs procédures plutôt que de s'en prendre à moi ! répondit-il
avec un sourire crispé. Elle ne l'a pas très bien pris !

— Je veux bien te croire..., laissa-t-elle tomber avec un sourire


ironique.

— Une mauvaise nouvelle n'arrivant jamais seule, j'ai appris


que Marco et sa femme étaient arrivés. Ils ont officiellement
demandé la garde de Guido. L'assistante sociale va venir me
voir ce matin. Ce serait très judicieux de lui annoncer que j'ai
déjà trouvé quelqu'un pour s'occuper de lui. Si je sais que tu ne
veux pas travailler pour moi, je pourrai au moins appeler une
agence afin de pouvoir dire à Mlle Anderson que j'ai prévu des
entretiens.

— Je comprends...
Ainslie mélangea du miel dans des flocons d'avoine et essaya
d'en donner à Guido, qui refusa d'un mouvement de tête. Il
préférait de loin partager le bol de son oncle.

— ... mais je crois que cela va être impossible pour moi de


travailler pour toi, enchaîna-t-elle.

— Tu as eu une autre proposition ou tu préfères passer Noël


dans une auberge de jeunesse ? demanda-t-il sarcastiquement.

Elle ne se laissa pas démonter par son arrogance.

— Je préfère peut-être prendre quelques jours de congé plutôt


que d'être traitée comme une moins que rien et de m'occuper
d'un gosse de riche ! lui lança-t-elle avec un sourire suave.

— Tu seras bien traitée, ici. Et ce qui s'est passé ne se


reproduira pas...

Ainslie sentit le rouge lui monter aux joues tandis que le


frisson sensuel qui la parcourait lui confirmait qu'elle n'avait
pas rêvé...

— Tu pourrais t'installer au dernier étage et être ainsi


complètement indépendante. Nous établirions un contrat...

— Ce n'est pas la question...

Ainslie soupira. Il aurait été si facile d'accepter son offre. La


pensée de passer Noël dans une auberge de jeunesse et de
chercher un nouveau travail à cette période de l'année la
déprimait à l'avance. Par ailleurs, elle savait qu'Elijah se
trouvait dos au mur et que pour l'instant, il ne chercherait pas à
savoir ce qui s'était passé chez Angus et Gemma Maitlin.
Cependant, Ainslie savait que tôt ou tard elle devrait lui donner
des explications, sans toutefois révéler ce qui s'était réellement
passé.

— Il se pourrait qu'en fait, tu ne veuilles pas que je m'occupe


de Guido, commença-t-elle en le regardant droit dans les yeux.
Il fronça les sourcils d'un air surpris et elle dut détourner le
regard avant de continuer.

— J'ai été renvoyée de mon précédent emploi.

— Pourquoi?

Ainslie se mordit la lèvre. Elle s'attendait à cette question, bien


sûr, mais ne savait pas comment y répondre. Dire la vérité à
Elijah lui semblait déloyal envers Angus, et surtout envers les
enfants. Il lui fallait donc accepter l'idée d'être étiquetée comme
voleuse et de voir sa réputation ternie. Le dilemme lui serrait la
gorge.

A cet instant, la sonnerie de son portable troubla le silence.


Quand elle vit que l'appel provenait d'Angus, Ainslie se crispa.
Mais cette fois, il fallait qu'elle lui réponde...

— Ainslie? demanda-t-il d'une voix inquiète. Où êtes-vous?

— Je vais bien.

— Que s'est-il passé ?

— N'en parlons plus, Angus, proposa-t-elle.

Affreusement embarrassée, elle n'osait pourtant pas s'éloigner


pour poursuivre la conversation plus librement.

— Je ne comprends pas... Gemma m'a dit que des choses


avaient disparu depuis des semaines... C'est vrai ?

— Angus... Ne quittez pas...

N'y tenant plus, elle se leva et quitta la cuisine avant de refermer


la porte sur elle en soupirant. Seigneur, qu'allait-elle bien
pouvoir dire à Angus ? Comment arranger les choses pour elle
sans les empirer pour lui ? C'était une équation sans solution.
Elle ferma les yeux. Sa décision était prise.
— Vous savez que j'avais besoin d'argent, affirma-t-elle d'une
voix aussi posée que possible. Nick a cessé de payer les
mensualités de l'emprunt. Je pensais que Gemma ne
remarquerait pas l'absence de quelques babioles.

— Ainslie, cela ne vous ressemble pas du tout, vous êtes l'une


des personnes les plus honnêtes que je connaisse, et les enfants
vous adorent. Je croyais que vous étiez heureuse de vous
occuper d'eux...

Visiblement, il ne la croyait pas. Inspirant à fond, Ainslie


essaya de se montrer plus convaincante et raffermit sa voix
tandis que les larmes coulaient sur ses joues.

— Eh bien, je ne l'étais pas, justement ! Et j'en avais assez de


voir Gemma parader avec ses bijoux. Cela m'a rendue jalouse.
Je suis surprise qu'elle ait remarqué qu'un de ses colliers avait
disparu, elle en a tellement...

Un silence horriblement long s'installa, mais elle préférait


encore cela plutôt que d'entendre la voix d'Angus et la déception
qu'elle ne manquerait pas de contenir.

— Où êtes-vous maintenant ?

— Ne vous inquiétez pas pour moi.

— Malheureusement, je suis inquiet, soupira-t-il avec


lassitude. Nous vous devons de l'argent, sans parler de votre
prime de Noël...

— Je ne travaillerai pas à Noël.

— Vous avez été formidable avec les enfants durant ces trois
mois ; et vous avez accepté de faire beaucoup de baby-sitting
alors que nous vous prévenions au dernier moment. Je
préférerais faire les choses comme il faut.

La voix d'Angus était résignée.


— Ecoutez, pouvons-nous nous rencontrer? reprit-il.
J'apporterai le reste de vos affaires et — ah, je suis désolé,
Ainslie, je dois vous laisser. Gemma voudrait téléphoner. Les
enfants sont très tristes. Ils vous ont préparé une carte.

— Je suis désolée, Angus..., dit-elle d'une voix étranglée.

— Retrouvons-nous dans une demi-heure si cela vous


convient.

Les yeux rouges, Ainslie retourna dans la cuisine où Elijah


terminait son café.

— C'était mon ancien employeur, expliqua-t-elle. J'ai rendez-


vous avec lui.

— Pour qu'il te donne une lettre de recommandation? demanda-


t-il d'un ton ironique.

Ainslie savait exactement ce qu'il pensait — elle le lisait dans ses


yeux ; qu'elle avait eu une liaison avec Angus et que sa femme
l'avait découvert.

— Je ne crois pas.

— Ton renvoi avait-il quelque chose à voir avec ton travail, avec
la façon dont tu t'occupais des enfants ?

— Non.

Une larme roula sur sa joue tandis qu'il l'observait avec


attention.

— Sa femme... voulait que je parte. Elle a dit que je...

Sa voix se brisa et elle dut faire un effort surhumain pour se


ressaisir.

— Ce n'est pas ce qu'on pourrait croire, ajouta-t-elle.

— Dans ce cas, que s'est-il passé? demanda sèchement Elijah.


— Je préférerais ne pas en parler.

— Tu as des dettes ?

— Tu as écouté ! s'exclama Ainslie, scandalisée.

Il se contenta de hausser les épaules.

— Quand la sécurité de mon neveu est en jeu, je n'ai aucun


scrupule à écouter aux portes.

Non seulement il l'avait espionnée mais en plus, il le


reconnaissait sans vergogne !

— Tu n'avais pas le droit !

— Je ne vois pas les choses ainsi. Certaines des meilleures


décisions que j'ai prises ont été basées sur des informations que
d'autres auraient préféré que j'ignore. Alors, je te pose de
nouveau la question : as-tu des dettes ?

Ainslie hocha misérablement la tête.

— Je comptais sur ma prime de Noël pour faire un versement.

— Et ce Nick est ton petit ami ? Vous avez des dettes en


commun ?

— Mon ex-petit ami, précisa-t-elle. Et j'ignorais l'existence de


ces dettes ! Voici quelques semaines, j'ai découvert qu'il avait
fait un emprunt à nos deux noms pendant que nous étions
ensemble. Je n'en savais rien jusqu'à ce que je reçoive une lettre
de la banque parce qu'il n'avait pas payé les deux dernières
mensualités. Je l'ai appelé plusieurs fois, mais il ne semble pas
avoir l'intention de les régler.

— Eh bien, maintenant tu sais au moins pourquoi tu l'as


quitté... Il n'avait pas le droit de faire cela. Tu as pris contact
avec un avocat?
— Cela me coûterait probablement plus cher que de
rembourser l'emprunt. Il vaut mieux que je continue à payer
pour l'instant.

— Donc tu as avoué avoir commis un vol alors que tu es


innocente. Pourquoi ?

Elle leva les yeux vers les siens et rougit sous l'intensité de son
regard.

— Que veux-tu dire ? Si tu as bien écouté, tu as dû m'entendre


dire que j'avais effectivement volé.

— Les voleurs ne reconnaissent jamais leur délit. Je le sais


parce que j'en étais un. Et je sais aussi que tu n'es pas une
voleuse.

Qu'il la croie innocente lui fit de nouveau monter les larmes


aux yeux.

— Alors, pourquoi as-tu menti ? insista-t-il.

— C'est compliqué...

Ainslie se passa nerveusement la main dans les cheveux. La


perspicacité et les questions d'Elijah la mettaient mal à l'aise.
Elle était tellement tentée de lui dire la vérité... Pourtant elle
savait qu'elle ne le pouvait pas. Mais le simple fait qu'il ait d'elle
une opinion positive lui causait un étrange réconfort.

— Angus est médecin. Un médecin très célèbre : il passe à la


télévision, on parle de lui dans les journaux. Quand j'ai été
embauchée, j'ai signé un contrat... Je leur ai promis que...

Elle secoua la tête. C'était sans espoir.

— Ecoute, reprit-elle. Je suis désolée de ne pouvoir répondre à


tes questions et je comprendrais que tu retires ta proposition. Je
dois aller retrouver Angus à présent. Est-ce que je peux laisser
mes affaires ici pendant une heure ou deux ?
Mais il ne disait toujours rien, se contentant de la fixer de son
regard perçant. Elle aurait donné n'importe quoi pour qu'il
rompe ce silence horriblement gênant.

Elijah avait clairement conscience du malaise d'Ainslie. Il


aurait pu abréger son supplice en lui avouant qu'il avait déjà
pris sa décision. Car quoi qu'il se soit passé ou qu'il se passe
encore entre elle et son ancien patron, la jeune femme n'en avait
rien dit. Pour un homme comme lui, cette discrétion constituait
une aubaine rare. Sans compter que la jeune nurse représentait,
entre autres choses, un atout considérable pour gagner sa cause
auprès de Mlle Anderson.

— L'assistante sociale va bientôt arriver, dit-il enfin. Je te dirai


ce que j'ai décidé à ton retour.

— Votre style de vie ne convient vraiment pas à un enfant


aussi jeune, affirma de but en blanc Mlle Anderson. Je suis tout
à fait consciente que vous avez les moyens de proposer des
conditions matérielles très confortables à Guido, mais ce n'est
pas cela que nous recherchons pour lui. Son oncle Marco et sa
femme ont déjà deux enfants et ils...

— Ma sœur a été très claire, l'interrompit Elijah. C'est à moi


qu'elle voulait confier son fils.

— Votre sœur était mourante quand elle a exprimé ce souhait,


répliqua l'assistante sociale d'une voix légèrement plus douce.
Elle était dans un état de souffrance physique et émotionnelle
extrême... Et si ses désirs doivent bien sûr être pris en
considération, il ne faut pas oublier ceux de son mari.

— Il aurait dit la même chose.

— Nous ne pouvons pas le savoir.

« Je le sais, moi ! » aurait voulu hurler Elijah. Mais il se retint.


S'il voulait obtenir gain de cause, il devait contrôler ses
émotions. Dès qu'il avait rencontré Mlle Anderson la veille, à
l'hôpital, il l'avait trouvée antipathique. Habituellement, Elijah
parvenait à charmer n'importe quelle femme, mais il avait
rapidement compris que cela ne marcherait pas avec celle-ci.

— Rico ne parlait plus à sa famille, dit-il simplement. C'est


pour cela que Maria et lui vivaient à Londres. Ils voulaient être
loin des Castella.

— Ce n'est pas ce qu'eux m'ont dit.

Il ouvrit la bouche pour protester mais elle le devança :

— Nous n'allons pas perdre de temps à savoir qui a dit quoi.


En l'absence d'instructions écrites de ses parents, la meilleure
attitude à adopter est de chercher à servir au mieux les intérêts
de leur enfant. C'est notre souci majeur.

— C'est également le mien !

— Cela ne semblait pas être le cas hier ! affirma Mlle


Anderson. Vous êtes parti de l'hôpital en emmenant Guido...

— Il n'avait aucune raison d'être là-bas. Il n'avait pas été


impliqué dans l'accident et en plus, il souffrait d'une otite.
Quelle était l'utilité qu'il reste auprès de sa mère qui venait de
mourir?

— Sa garde immédiate était supposée être décidée avant qu'on


ne l'emmène.

— C'est mon neveu, répliqua Elijah avec colère. A vous


entendre, on dirait que je l'ai enlevé et que je l'ai maltraité !
Alors que j'avais averti le médecin de l'hôpital de mes
intentions, et que celui-ci m'a lui-même prescrit un médicament
pour Guido.

— Je suis sûre que vous pouvez vous montrer très intimidant


quand vous le désirez ! rétorqua Mlle Anderson en soutenant
son regard. Nous avons besoin du passeport de Guido...

— Eh bien, cherchez-le ! Je n'ai pas la moindre idée de


l'endroit où il se trouve.
— Très bien. Voudriez-vous m'aider?

Comme par hasard, le passeport se trouvait dans le second


tiroir qu'elle ouvrit, dans le buffet, parmi des photos de mariage
et des papiers officiels. Elijah serra les lèvres. Il avait fait venir
ses vêtements, il avait engagé un prétendu chauffeur et une
nurse, tout cela pour donner l'impression qu'il envisageait de
rester — alors qu'il comptait s'en aller avec Guido aussitôt après
les funérailles.

Avec ses avocats et ses puissantes relations, il aurait mis fin à


ces tracasseries administratives en quelques jours. Pendant un
bref instant, il s'en voulut de ne pas s'être rendu à l'aéroport dès
son réveil. Désormais, sans le passeport de Guido, c'était
impossible.

— Il devrait rester ici, vous ne pensez pas ? proposa-t-il en


désignant le vaste salon d'un geste de la main. Dans son
environnement familier. Au moins dans un premier temps,
jusqu'à ce qu'une décision officielle soit prise.

— C'est une grande maison...

— Elle m'appartient.

— Pardon ? demanda Mlle Anderson en fronçant les sourcils


avant de baisser les yeux sur son carnet. Les Castella m'ont dit
qu'elle appartenait à Maria et Rico depuis peu.

Eh bien, les nouvelles allaient vite, songea-t-il. Mais s'il était


sûr de la loyauté de ses avocats, d'autres personnes avaient eu
affaire au dossier. Il n'avait sans doute pas été difficile aux
Castella d'obtenir l'information d'une secrétaire...

Soudain, une pensée lui traversa l'esprit. Sans réfléchir, il la


formula à voix haute :

— Ne trouvez-vous pas cela curieux que quelques semaines


après que Maria et Rico sont devenus légalement
propriétaires...
— Monsieur Vanaldi, l'interrompit l'assistance sociale. La
police a affirmé qu'il s'agissait d'un accident. Et de toute façon,
les Castella se trouvaient en Italie quand il s'est produit.

Elijah était conscient que son attitude devait sembler


complètement irrationnelle, mais cette femme ne connaissait
pas les Castella ; elle ne savait pas jusqu'où ils étaient prêts à
s'abaisser. Néanmoins, il n'insista pas.

— Je suis fatigué, c'est tout..., coupa-t-il court.

— Bien sûr.

— Mais nos deux familles ne s'entendaient vraiment pas...,


reprit-il prudemment. Cela ne serait pas bon pour Guido de se
trouver mêlé à nos conflits en ce moment.

— Eh bien si vous n'êtes pas prêt à mettre vos différends de


côté, je vais devoir faire le choix à votre place. Et franchement,
monsieur Vanaldi, votre style de vie...

Elle fit une moue désapprobatrice.

— Yachts, voyages internationaux, résidences partout, soirées


de gala, nombreuses sorties...

S'interrompant un instant, elle toussa nerveusement.

— Et il semble que vous ayez à votre actif de nombreuses


conquêtes féminines, continua-t-elle. Tout cela ne me semble
pas constituer un environnement très stable pour Guido. En
revanche, les Castella ont affirmé qu'ils étaient prêts à venir
s'installer en Angleterre s'il le fallait. Ils sont disposés à faire
tout leur possible pour procurer un foyer agréable et affectueux
à leur neveu.

— Seul le fric les intéresse !

— Monsieur Vanaldi ! s'exclama Mlle Anderson, visiblement


choquée. Ce n'est pas ainsi que vous ferez avancer les choses. De
toute façon, ce ne sont pas les conditions matérielles dans
lesquelles Guido sera élevé qui me préoccupent.

Elle avait raison, songea-t-il en la regardant silencieusement.


L'éducation de son neveu n'était pas une question d'argent. Et
son style de vie insouciant ne convenait pas à Guido. Ses yeux
allèrent se poser sur les photos qui ornaient le dessus de la
cheminée. Les visages souriants de sa sœur et de son mari
l'envahirent d'une tristesse infinie.

Ce qui s'était passé entre Marco et Maria avait changé Elijah.


Il avait alors compris que sa vie n'était pas celle dont il rêvait. Il
s'en était sorti et les Castella l'avaient haï pour cela. Et ils
avaient haï également Maria. Quand Rico s'était rallié aux
Vanaldi, ils l'avaient haï à son tour. Et à présent, ils
s'intéressaient subitement au bien-être de Guido... !

Il aurait été si simple de laisser l'assistante sociale prendre la


mauvaise décision... Dans l'écoute-bébé, il entendit Guido
s'agiter et serra les dents en redoutant les cris qui allaient
rapidement s'ensuivre.

— Je n'ai pas l'intention de m'en aller, mademoiselle


Anderson. Je n'abandonnerai pas mon neveu. Vous pouvez faire
vos recherches et trouver autant de saletés sur moi que vous
voulez, mais je peux vous éviter cette peine et vous le dire moi-
même. J'ai un casier judiciaire, principalement pour de menus
larcins et des bagarres, mais il n'y a rien eu depuis mes dix-sept
ans. Par contre, je ne suis pas sûr que ce soit le cas de Marco
Castella. J'ai un style de vie décontracté, c'est vrai, et
probablement pas idéal pour m'occuper d'un enfant de quinze
mois. Cependant, étant donné que je ne savais pas que j'allais en
élever un, je ne pense pas que cela puisse être retenu contre
moi. Et, oui, il y a eu de nombreuses femmes dans ma vie. Mais,
comme je viens de vous le faire remarquer, je ne vivais alors pas
avec Guido. Je n'ai pas peur de devoir lutter pour...

— Je vous rappelle qu'au milieu de cette lutte, l'interrompit


Mlle Anderson avec colère, il y a un enfant.
Il ne l'avait pas oublié. A aucun instant. Il était assez honnête
envers lui-même pour savoir qu'il n'était peut-être pas la
personne idéale pour élever son neveu, mais entre les Castella et
lui, il n'avait aucun doute : il était le seul choix possible.

Guido pleurait à présent, réclamant sa mère. Sans s'excuser,


Elijah se précipita vers l'escalier. Quand il s'approcha du lit de
l'enfant, celui-ci hurlait et toussait. Ayant entendu quelqu'un
s'approcher, l'enfant tendit les bras mais quand il s'aperçut que
c'était son oncle, il les baissa. Puis il sembla se raviser et les
tendit de nouveau pour qu'Elijah le prenne.

« Que veux-tu que je fasse ? » lui demanda mentalement


Elijah. Et quand il plongea son regard dans les yeux bleus de
l'enfant, il sentit quelque chose frémir en lui. Il se revit lui-
même, non désiré, ignoré, refoulé.

— Che cosa lo desiderate fare ?

Cette fois, il l'avait dit à voix haute, même s'il ne s'attendait à


aucune réponse.

Serrant le petit corps chaud contre lui, il sentit l'enfant blottir


sa tête dans le creux de son épaule. Le poids des responsabilités
qu'il tenait dans ses bras était si lourd qu'il tressaillit malgré lui.
Elijah sut à cet instant qu'il désirait plus que tout offrir à son
neveu le bonheur que Maria aurait voulu pour lui.

Ses yeux errèrent sur la coiffeuse de sa sœur avant de s'arrêter


sur une coupe de verre de Venise. Tendant la main, il y prit une
bague, un anneau en or bon marché, incrusté de petits
morceaux de verre rouge. La bague de sa mère. En dépit de ce
qu'il avait dit à Ainslie la veille, en dépit de ce qu'il avait
effectivement cru, il ne l'avait pas oubliée. Pour la première fois
depuis bien longtemps, il se souvint de sa mère en train de faire
la cuisine, riant, chantant, et il se rappela la courte période
durant laquelle sa vie avait été facile.

— Da ! s'exclama Guido en désignant la fenêtre du doigt.


Elijah sourit en voyant les premiers flocons de neige
tourbillonner dans le ciel gris. Il se dirigea vers la fenêtre et les
regarda se transformer en eau avant même d'avoir atteint le sol.

Soudain, il aperçut Ainslie traînant une grosse valise derrière


elle. Avec ses cheveux blonds mouillés et ses vêtements trop
légers pour la saison, elle ne ressemblait en rien à l'aventurière
froide et sans scrupules qu'il avait entendue au téléphone ce
matin-là. Il ne voulait pas que cette femme fragile et généreuse
passe Noël seule perdue dans Londres.

Il sentit une certitude étrange s'emparer lui.

— Leçon numéro un, dit-il en étendant Guido sur la table à


langer, s'apprêtant à changer la première couche de son
existence. Parfois, il faut remettre sa vie en question, mon
garçon !

Mlle Anderson esquissa un sourire en entendant la voix qui


sortait de l'écoute-bébé. Elle revint à ses notes. Cet homme était
sans doute un fieffé play-boy, mais il savait également se
montrer très persuasif. Elle avait eu la ferme intention de lui
annoncer qu'au moins pour Noël, Guido resterait avec les

Castella. Elle leur avait parlé avant de venir et devait les recevoir
à son bureau dans l'après-midi.

Mais au ton étonnamment tendre d'Elijah Vanaldi — même


quand il exhortait en jurant son neveu de cesser de gigoter —,
elle comprit qu'il ne jouait pas la comédie.

Quand l'enfant se mit à gazouiller et à rire alors que son oncle


le grondait en plaisantant pour l'odore, elle sentit quelque chose
basculer en elle.

Sa tâche déjà difficile se compliqua davantage. Les choses


n'allaient pas être aussi simples qu'elle ne l'avait d'abord
pensé...
« Quel sale temps ! » songea Ainslie. Depuis son arrivée en
Angleterre, elle avait souhaité que la neige tombe pour Noël, lui
offrant l'image mythique de Londres scintillante et immaculée.
Mais maintenant qu'elle tournoyait autour d'elle, mouillant sa
veste trop légère et lui mordant les joues, la neige tant attendue
l'irritait prodigieusement...

Angus s'était montré adorable, ce qui avait rendu la situation


encore plus douloureuse. Il lui avait donné plus d'un mois de
salaire, sa prime de Noël, et était même allé jusqu'à lui préparer
une lettre de recommandation.

Sur le chemin du retour, Ainslie s'était arrêtée à l'auberge de


jeunesse. On lui avait annoncé qu'elle partagerait un dortoir
commun si une place se libérait plus tard dans la journée. Le
lieu semblait aussi animé et agréable que l'annonçait son guide,
mais c'était bien le dernier endroit qui l'attirait pour le moment.
Après l'enfer qu'elle venait de traverser, elle rêvait d'un refuge
plus tranquille, où elle pourrait panser ses blessures et faire le
point calmement sur sa situation. Mais où aller? Avec un budget
limité, et sans l'espoir de trouver rapidement du travail en cette
période de fêtes, elle n'avait pas beaucoup d'options.

Tout en tirant sa valise sur les marches du perron, Ainslie se


résolut à demander à Elijah si sa proposition tenait toujours, au
moins pour quelques jours.

Préparant mentalement ce qu'elle allait lui dire, elle se


redressa mais, avant qu'elle n'ait eu le temps de sonner, la porte
s'ouvrit toute grande.

Sans lui laisser le temps de comprendre ce qui lui arrivait,


Elijah l'attira dans ses bras, alors que Guido accourait dans le
hall, vêtu d'une couche qui lui tombait des fesses et d'un T-shirt
mis à l'envers.

— Tu as été partie une éternité !

— Vraiment? répondit-elle machinalement.


— Et tu es toute gelée...

Stupéfaite, Ainslie ne put que le laisser déboutonner sa veste


avant de l'ôter. x

— Elijah, que...

Mais elle ne put terminer sa phrase. Il avait appuyé sa bouche


sur la sienne et la serrait contre lui. Puis il l'adossa au mur et, la
couvrant toujours de baisers, il prit ses mains entre les siennes.
Quand Ainslie retrouva ses esprits et voulut parler, il la fit taire
en reprenant possession de ses lèvres. En même temps, elle
sentit qu'il lui passait une bague au doigt.

Submergée par la passion avec laquelle il dévorait sa bouche,


elle fut traversée par une nuée de sensations plus
déstabilisantes les unes que les autres et eut un mal fou à
reprendre son sang-froid.

Quand elle réussit finalement à le repousser doucement et à


s'écarter, elle le regarda dans les yeux et y lut une prière muette.
Elle constata alors qu'une femme d'une quarantaine d'années
s'avançait vers eux dans le hall. S'agissait-il d'une tante
découverte par Elijah ? se demanda-t-elle en se penchant pour
prendre Guido dans ses bras. Des parents de Guido étaient-ils
arrivés en son absence ? Ou s'agissait-il d'une voisine ? Toutes
ces pensées se succédèrent dans son cerveau tandis qu'elle
tendait la main à l'inconnue.

— Mademoiselle Anderson, dit Elijah. Je vous présente


Ainslie.

— Etes-vous la nurse ?

A cet instant, la jeune femme se souvint de la visite annoncée de


l'assistante sociale.

— La nurse ? répéta Elijah avec un petit rire incrédule. Dieu


merci, non. Je ne vous l'ai pas dit ? Ainslie est ma fiancée.
5.

— Votre fiancée ? Vous êtes fiancé ? Mais pourquoi diable ne


me l'aviez-vous pas dit?

L'expression un peu revêche de l'assistante sociale avait


disparu en un instant.

— Je n'y avais pas pensé...

Elijah tenait toujours la main d'Ainslie et gardait les yeux rivés


aux siens, la mettant presque au défi de le contredire.

— Excusez-moi, reprit-il en se tournant vers l'assistante


sociale. Bien sûr, il est important que vous sachiez ce genre de
détail. Mais je... j'ai été... nous avons été confrontés à tellement
d'imprévus ces jours-ci.

— Et que pense votre fiancée de... ? commença-t-elle avant de


se tourner vers Ainslie. Excusez-moi, je ne me suis pas
présentée. Je suis Rita Anderson, l'assistance sociale chargée de
s'occuper du cas de Guido. Nous étions en train de discuter de la
garde à court terme de cet enfant, avant de prendre une décision
définitive.

— Ainslie Farrell.

Au moment où elle reposait Guido, qui commençait à gigoter


dans ses bras, elle vit Rita Anderson contempler d'un air étonné
la bague qu'Elijah lui avait subrepticement passée au doigt.

En effet, il y avait de quoi être surpris, constata Ainslie en


regardant pour la première fois l'anneau. Elle se demanda où
Elijah avait été dénicher cette bague presque fantaisie, un choix
plutôt inhabituel de la part d'un milliardaire.

— C'était celle de ma mère, expliqua-t-il.

Cette explication eut pour effet d'attendrir Mlle Anderson.


— C'est tout à fait charmant ! s'extasia-t-elle. Et depuis combien
de temps êtes-vous fiancés ?

— Depuis quelques semaines, répondit Elijah avec aplomb.

— Et que pense votre fiancée de cette situation ? demanda


l'assistante sociale en se tournant vers Ainslie. Avez-vous parlé
ensemble de la possibilité de garder Guido ?

— Nous n'avons pas eu beaucoup le temps d'en discuter, avoua


Ainslie en toute sincérité. En fait...

Elle jeta un bref regard à Elijah.

— ... je suis un peu sonnée par tout ce qui est arrivé.

— Naturellement, intervint-il. Après ce choc, nous le sommes


tous les deux. Mademoiselle Anderson, nous essayons de nous
adapter, de trouver les meilleures solutions pour Guido. Pour
l'instant, nous sommes persuadés qu'il faut qu'il reste ici, chez
lui, dans un cadre familier.

— Peut-être pourriez-vous me faire visiter un peu la maison ?


Mais je ne soupçonnais vraiment pas, monsieur Vanaldi, que
vous étiez fiancé !

Puis sans attendre d'y avoir été invitée, elle se dirigea vers
l'escalier.

-— Moi non plus..., murmura Ainslie en reprenant Guido dans


ses bras. Elijah, tu peux m'expliquer ce qui se passe ?

— Je t'en prie, joue le jeu..., supplia-t-il à voix basse.

— Son oncle paternel et sa tante veulent le voir, évidemment. ..,


reprit Mlle Anderson.

Main dans la main, ils suivirent l'assistante sociale à l'étage. Elle


s'était arrêtée devant la chambre où avait dormi Ainslie.
Evidemment, elle avait dû remarquer le sac à dos posé sur le sol
et le lit à une place.
— C'est votre chambre, Ainslie ?

— Oui, commença-t-elle avant de sentir les doigts d'Elijah se


crisper.

— Nous ne nous sentions pas capables de dormir dans le lit de


ma sœur, expliqua-t-il doucement. Aussi Ainslie a-t-elle décidé
de dormir dans la chambre la plus proche de Guido.

— Avez-vous de l'expérience avec les enfants ?

— En Australie, ma fiancée est institutrice en maternelle,


répondit-il avec un large sourire.

Mlle Anderson l'inscrivit dans son carnet.

— Enfin, elle l'était avant de me rencontrer ! précisa-t-il.

A présent, ils se trouvaient dans la chambre de Maria et Rico.


Guido courait partout et ramassait ses jouets avant de les tendre
à Ainslie.

— Bien, ce pourrait être bon pour Guido de rester ici dans un


premier temps, annonça Mlle Anderson. Mais les Castella...

— Certainement, coupa Elijah, c'est mieux pour lui de rester


dans cette maison ; au moins pour Noël.

Il était si sûr de lui, si persuasif, songea Ainslie en le voyant


regarder l'assistante sociale dans les yeux. Quel bluffeur...

— Si la situation était différente, je les inviterais à loger ici,


enchaîna-t-il. Mais comme je vous l'ai dit tout à l'heure, nos
familles ne s'entendent pas très bien.

— Néanmoins, ils ont le droit de voir leur neveu.

— Emmenez-le maintenant.
Elijah sentit un muscle tressaillir dans sa mâchoire au moment
où il formulait cette proposition d'un ton léger. Il se félicita
d'avoir engagé Tony...

— Puisque vous avez rendez-vous avec eux, laissons-les passer


un moment avec Guido, continua-t-il. Mon chauffeur vous
conduira...

— J'ai ma voiture.

— Son siège-enfant n'est pas transférable. Tony l'a installé ce


matin et, vu ce qui vient de se passer, la sécurité est mon
premier souci. Emmenez Guido pour qu'il voie le reste de sa
famille et ensuite, il reviendra ici en attendant que les services
sociaux prennent leur décision.

Mlle Anderson cligna rapidement des paupières.

— Avez-vous du personnel ? demanda-t-elle en baissant les


yeux sur le linge sale qui traînait dans la salle de bains.

— Le ménage et l'entretien n'ont jamais été le fort de ma sœur,


remarqua Elijah avec un sourire d'excuse. Mais elle envisageait
d'engager une gouvernante. J'en embaucherai une aussitôt
après les fêtes, sachant que je n'ai aucune chance d'en trouver
une avant.

— Cette maison est immense, remarqua l'assistante sociale en


regardant les escaliers. Combien d'étages y a-t-il ?

— Trois. J'ai installé mon chauffeur dans une chambre au


deuxième, mais le troisième est aménagé. Il conviendrait
parfaitement à une nurse ou à une gouvernante.

— Puis-je le voir?

— Bien sûr. Je vais aller chercher les clés.

Après être revenu avec un trousseau, Elijah les conduisit vers


l'appartement du troisième étage.
Il était spacieux et comportait trois pièces aménagées avec
goût. Vaste et lumineux, le salon était élégamment meublé, mais
une épaisse couche de poussière recouvrait tout. Apparemment,
l'endroit n'avait pas été occupé depuis longtemps.

— Ma sœur cherche un emploi nourri et logé, dit soudain Mlle


Anderson. Elle est extrêmement qualifiée...

— Dites-lui de m'envoyer son C.V., répliqua Elijah. Comme je


vous l'ai dit, nous chercherons quelqu'un aussitôt après les
fêtes.

— Elle est disponible tout de suite. Et je suis sûre qu'elle serait


ravie de nettoyer cet appartement elle-même. Elle a de bonnes
références en tant que gouvernante et elle a aussi beaucoup
d'expérience avec les enfants. A part moi, elle n'a aucune
famille. Bien sûr, vous désirez peut-être rester seul avec votre
charmante fiancée...

Mais Elijah avait compris qu'il était dans son intérêt


d'accepter cette proposition.

— Votre sœur me semble parfaite, conclut-il.

— Qu'est-ce qui t'a pris, bon sang ? s'exclama Ainslie dès que
l'assistante sociale fut partie avec Guido. Tu n'avais pas le droit
de me faire passer pour ta fiancée !

— C'est vrai, admit Elijah en la regardant des pieds à la tête


d'un air désapprobateur. Heureusement, elle a dû penser que tu
avais l'air d'un épouvantail parce que tu avais été surprise par la
neige.

— Oh, je suis désolée ! répliqua Ainslie d'un ton sarcas-tique.

— Ce n'est pas la peine de t'excuser. Comme ils ne seront pas


de retour avant 16 heures, cela me laisse le temps de t'emmener
faire quelques achats, et de confier tes cheveux à des mains
expertes...

L'humiliation d'Ainslie se changeait peu à peu en colère à


mesure qu'elle comprenait qu'il ne plaisantait pas. L'audace de
cet homme s'avérait sans bornes.

— Qui es-tu pour me dire ce que je dois faire ou dire et


comment je dois m'habiller ? Et qu'est-ce qui te fait croire que je
vais accepter?

— Tu n'as pas de travail, pas de logement, et pas de références


! répliqua Elijah. Et, comme tu l'as avoué ce matin à ton amant
au téléphone, tu aimes les belles choses.

— Comment oses-tu ?

Tremblant de rage, elle sortit une enveloppe de son sac,


l'ouvrit et lui fourra la lettre de recommandation d'Angus sous
le nez. Mais Elijah se contenta d'éclater de rire en la lisant.

—- Et cette lettre est rédigée en termes si prudents ! constata-


t-il avec un sourire cruel. J'admets que je n'y connais rien en
matière d'enfants, mais si j'étais un père, je me demanderais
pourquoi la mère n'appuie pas les dires de son mari, et pourquoi
je ne peux le contacter qu'à son numéro professionnel et non au
numéro du domicile familial...

Ainslie savait tout cela, bien sûr; mais l'entendre de la bouche


d'Elijah rajoutait du sel sur ses plaies d'amour-propre.

Relevant le menton pour masquer son humiliation, elle le toisa


fièrement.

— Tu ne peux pas me faire passer de force pour ta fiancée,


protesta-t-elle.

Elijah détourna brièvement le regard. Peut-être s'y était-il


effectivement mal pris. Peut-être devrait-il la faire asseoir dans
le salon et lui expliquer à quel point il se sentait désespéré. Mais
soudain il imagina Guido avec les Castella. Marco l'avait peut-
être pris dans ses bras ; peut-être l'embrassait-il à cet instant
même... Horrifié par cette vision, il dut faire appel à toute sa
volonté pour rester calme.

— Je peux me montrer extrêmement persuasif quand je le


dois, affirma-t-il.

—- Je veux bien t'aider, répliqua Ainslie. Je veux bien


travailler pour toi quelques jours...

— Tu veux bien ? Ne fais pas semblant d'avoir le choix, Ainslie.

— Oh, tu te trompes...

Mue par une colère froide, Ainslie rangea la lettre d'Angus


dans son sac, se dirigea vers l'escalier et monta rapidement à
l'étage, Elijah sur ses talons. Il n'avait pas le droit de lui parler
ainsi. Aucun homme, aussi riche soit-il, n'avait le droit de lui
parler ainsi.

— J'ai déjà réservé un lit à l'auberge de jeunesse ; et si je ne


trouve pas de travail rapidement, je rentrerai en Australie,
affirma-t-elle en saisissant ses vêtements avant de les fourrer
dans son sac à dos. C'est moi qui t'ai aidé hier soir, Elijah, pas le
contraire !

Elle se retourna pour lui faire face.

— Je me serais parfaitement débrouillée sans toi et


franchement, ça n'a pas changé après douze heures en ta
compagnie.

Elle descendit son sac au rez-de-chaussée et enfila son


manteau, tâchant de ne pas prêter attention à la poussette et
aux jouets de Guido éparpillés dans le hall à côté des chaussures
de Rico et de Maria. Elle se sentait triste et désolée pour le
garçonnet. Toujours sans un mot, elle ouvrit la porte d'entrée
d'un geste brusque. A présent, la neige tombait vraiment. Earl's
Court Square était tout blanc, mais ce spectacle était beaucoup
plus attrayant vu de derrière la vitre d'une maison bien
chauffée.

Bah, la colère la protégerait du froid, songea-t-elle en


empoignant son sac et sa valise et elle commença à descendre
les marches. L'auberge de jeunesse ne se trouvait pas très loin,
mais ce serait déjà bien assez de distance entre elle et cet
homme arrogant et méprisant. Certes, elle lui accordait des
circonstances atténuantes, de sérieux problèmes en
l'occurrence. Mais ce n'était pas à elle de les résoudre — elle en
avait déjà suffisamment.

— Ainslie.

Le mot sembla rester en suspens dans l'atmosphère durant


quelques instants, comme un flocon de neige, avant de venir se
poser sur son cœur tandis qu'Elijah descendait les marches et se
dirigeait vers elle.

— Tu as du personnel, maintenant, lança-t-elle par-dessus son


épaule en dissimulant son trouble. La sœur de Mlle Anderson va
s'occuper de Guido. Tes affaires sont arrivées et tout va
s'arranger.

— Je dois montrer à cette femme que j'ai vraiment l'intention


de réinstaller ici !

— Et donc, tu dois avoir aussi une fiancée, c'est ça ? lâcha-t-


elle avec véhémence en se retournant.

— Oui ! affirma-t-il avec force. Parce qu'elle était sur le point


de décréter que je n'étais pas capable de m'occuper de Guido.
Ainslie, je partage mon temps entre différentes villes, je possède
des propriétés dans toute l'Europe et je prends l'avion en
première classe comme la plupart des gens prennent le bus.
Chaque soir, je dîne dans les meilleurs restaurants, avec les
femmes les plus ravissantes du monde...

Sa voix était si désespérée qu'Ainslie comprit qu'il ne cherchait


pas à se mettre en valeur, bien au contraire.
— J'en connais beaucoup qui seraient trop heureuses de...

— Eh bien, demande-le-leur ! l'interrompit-elle.

Elle n'avait aucune envie de penser aux créatures de rêve qui


l'attendaient aux quatre coins du monde.

— Mais demande-toi surtout comment tu pourras faire une


place à Guido dans ton existence.

— Je ne sais pas, avoua-t-il avec une sincérité émouvante. Je


ne sais pas si je peux lui apporter ce dont il a besoin. Je ne sais
même pas si c'est ce que je veux. Depuis que l'hôpital m'a
appelé, tout est devenu si absurde... Ce dont je suis certain, c'est
que je dois essayer. Maria est morte hier, et ses derniers mots
ont été pour me demander de prendre soin de son fils.

— Tu n'y arriveras pas.

— Si, insista Elijah. Nous pouvons y arriver. Si tu m'aides, je


t'aiderai moi aussi. Je te donnerai des références qui
t'introduiront partout — et je veux bien affirmer que tu as
travaillé pour moi depuis ton arrivée à Londres...

— Ce serait un mensonge.

— Et alors?

Ainslie soutint son regard bravache. Il se tenait devant elle,


vêtu d'un jean noir et d'un pull anthracite, plus séduisant que
jamais. Des flocons de neige restaient accrochés à ses cheveux
noirs. Elle comprit que cet homme continuerait à se battre,
parce qu'il n'avait pas le choix.

— J'ai besoin de temps, reprit-il. Pour réfléchir. Si je


m'aperçois qu'aller vivre avec la famille de Rico est la meilleure
solution pour Guido, je l'accepterai. Mais avant cela, je dois
essayer de m'en occuper. Pour ma sœur, pour mon neveu, pour
moi. Et pour gagner ce répit, je mentirai, je tricherai s'il le faut.
Mais je te demande de croire que mes intentions sont
honorables.

— Je ne suis pas très douée pour mentir..., avoua Ainslie en


frissonnant — elle commençait à avoir froid.

— Je mentirai pour deux.

— Et, contrairement à ce que tu pourrais croire, je ne trompe


pas les gens.

Elijah ébaucha un sourire ironique. A vrai dire, il se fichait


éperdument qu'elle sache mentir ou pas. La seule chose qui
comptait pour lui, c'était qu'elle reste.

— Je te paierai bien, et je réglerai cette histoire d'emprunt.

Mais tandis qu'ils se tenaient là, immobiles sous la neige,


Ainslie sentit qu'ils savaient tous deux qu'il ne s'agissait pas
d'argent. La force qui les avait poussés l'un vers l'autre était plus
puissante qu'un salaire ou une lettre de recommandation.

— Si sa sœur reste, nota-t-elle en se mettant à claquer des


dents, nous allons devoir partager le même lit...

— Nous dresserons une barrière d'oreillers au milieu...

Il prit son visage entre ses mains et lui adressa un sourire


terriblement sexy.

— ... afin que tu ne sois pas tentée d'en profiter...

Ainslie sentit un nouveau frisson la parcourir mais cette fois la


température n'y était pour rien. A ce moment-là, il aurait pu
l'embrasser. A vrai dire, c'était comme s'il l'avait fait : la caresse
de ses mots, la chaleur de ses mains sur ses joues, le regard
brûlant dont il l'enveloppait... Ils venaient de sceller un pacte
silencieux, et la jeune femme sut qu'elle ne divaguait pas quand
elle aperçut une lueur indéfinissable au fond des yeux d'Elijah,
une sorte de douceur qui prouvait que, sous ses dehors
impitoyables, cet homme cachait des trésors.
Il souleva son sac à dos et s'empara de sa valise. Quand il lui
prit la main pour l'entraîner vers les marches, ce ne furent ni la
perspective d'un bon salaire ni la peur du lendemain qui
conduisirent Ainslie à le suivre. La raison profonde, c'était
Elijah Vanaldi lui-même...

— Quel sembre volgore !

Tambourinant nerveusement sur le dossier du sofa élégant où


il était installé, Elijah contemplait Ainslie avec désapprobation.

A peine entré dans cet établissement de luxe, il s'était adressé


à une femme qui ressemblait plus à un mannequin venu de
Milan qu'à une vendeuse. Depuis, il critiquait ouvertement et
sans scrupules les choix de la jeune femme. Même si celle-ci ne
parlait pas italien, elle comprenait quelques mots à la volée.

— Vulgaire ? demanda-t-elle en le défiant du regard. Tu viens de


dire que j'avais l'air vulgaire ?

— Ces bottes ! s'exclama-t-il d'un ton indigné. Avec ce manteau,


ce serait vulgaire pour des funérailles !

Se contemplant dans l'immense miroir rutilant, Ainslie dut bien


reconnaître qu'il avait raison. Pris séparément, le manteau noir
cintré et les hautes bottes à talons plats lui avaient semblé
ravissants, mais ensemble...

Alors qu'elle déboutonnait le manteau, elle vit une femme vêtue


d'un ensemble blanc impeccable se diriger vers eux. Après s'être
présentée comme la directrice du salon de beauté, elle s'adressa
exclusivement à Elijah.

Ainslie se força malgré tout à garder son calme et écouta son «


fiancé » expliquer ce qu'il voulait qu'on fasse à ses cheveux.

— Je peux parler? l'interrompit-elle en perdant patience.

— Tu ne sais pas ce que je veux, répondit-il posément.


Puis il continua à critiquer ses sourcils, son teint, ses cheveux,
comme si elle était un âne qu'il voulait voir transformé en
cheval de course.

— Et pour les vêtements ? s'enquit Ainslie avec irritation.

— Je m'en occuperai avec Tania, rétorqua Elijah, maintenant


que nous avons vu ce qui ne t'allait pas !

Il se tourna de nouveau vers l'esthéticienne.

— Et en dépit de ce qu'elle pourrait vous dire, ma fiancée n'a pas


seulement besoin d'être coiffée !

Elle bouillait littéralement de se voir traitée ainsi. Il daigna lui


jeter un bref sourire avant de continuer.

— Il lui faut une vraie coupe qui ait du style et, s'il vous plaît...

Il prit une mèche des cheveux d'Ainslie entre ses doigts avant
d'en examiner les pointes en faisant une moue désapprobatrice.

— Pouvez-vous aussi faire quelque chose pour la couleur?

Excédée par le rôle de poupée qui lui était assigné, Ainslie se


laissa cependant épiler les sourcils, avant qu'une esthéticienne
souriante lui applique un masque sur le visage. Aussitôt qu'elle
eut terminé, la coloriste vint s'occuper de ses cheveux. Puis,
pendant le temps de pose, une manucure s'occupa de ses ongles
de mains et de pieds.

— La couleur est fabuleuse ! s'extasia la coloriste devant le


résultat final. Elle vous va vraiment bien.

Ainslie avait été farouchement décidée à détester son nouveau


look. Pourtant, quand elle vit la nuance cendrée de ses cheveux,
elle eut un instant le souffle coupé devant l'image que lui
renvoyait le miroir. De plus, la coupe était tout simplement
superbe, s'avoua-t-elle en tournant la tête pour se voir de profil.
Comme le lui fit ensuite remarquer la maquilleuse, le nouveau
dessin de ses sourcils mettait en valeur la forme de ses yeux.
D'autre part, l'ombre à paupières gris foncé et le trait d'eye-liner
noir faisaient ressortir son regard vert.

— C'est mieux ! laissa tomber Elijah, levant à peine les yeux de


son journal quand elle sortit du salon.

— Je suis passable, c'est ça? répliqua Ainslie.

Mais comme toujours, il eut le dernier mot :

— Ça ira mieux quand tu porteras des vêtements décents.

Il aurait pu le dire plus diplomatiquement, mais il avait eu


raison. Désormais vêtue d'un pantalon en jersey gris perle et
d'un pull d'un rose très pâle — d'une douceur inimaginable au
toucher —, elle se sentait terriblement mal à l'aise mais plutôt
jolie tandis qu'installés dans le salon, ils attendaient le retour de
Guido et de Tony.

Quand ils entendirent une voiture s'arrêter devant la porte, ils


se levèrent en même temps pour aller regarder à la fenêtre.
Suivie d'une femme qui devait être sa sœur, Mlle Anderson
monta bientôt les marches, Guido dans les bras. Derrière eux
apparut bientôt la carrure impressionnante de Tony.

— J'ai l'impression d'être devenu le directeur d'un refuge pour


sans-abri..., soupira Elijah.

Ainslie ne put s'empêcher de sourire.

Enid Anderson ne ressemblait en rien à sa sœur, nota Ainslie


pendant que la nouvelle gouvernante visitait le rez-de-chaussée.
De son côté, Tony montait valise après valise au dernier étage.

— Voulez-vous que je vous montre votre appartement ? proposa


la désormais maîtresse de maison.

— Je le trouverai bien !
— Puis-je vous offrir une tasse de café ? insista-t-elle.

— Je vous en apporte une dans un instant.

Elijah éclata de rire devant l'air surpris d'Ainslie, tandis qu'Enid


disparaissait dans la cuisine.

— Souviens-toi que ta place est ici, à mes côtés, dit-il en


souriant. Pas dans la cuisine !

« Quel affreux snob... ! » songea Ainslie en silence.

Quand Enid vint lui demander de la mettre au courant de leurs


habitudes, elle se trouva prise au dépourvu.

— A vrai dire, nous n'en avons pas vraiment, répondit-elle d'un


ton embarrassé.

Elle jeta un coup d'œil désespéré à Elijah, mais celui-ci était


trop occupé à jouer avec Guido pour le remarquer.

— Je comprends que vous n'en ayez pas encore pris avec Guido,
dit aimablement Enid. Je voulais plutôt parler des repas, de ce
que vous aimez manger vous et M. Vanaldi.

— Nous dînons souvent à l'extérieur mais à présent, nous


sortirons moins, évidemment, bredouilla nerveusement Ainslie.

— Je suis plutôt bonne cuisinière, affirma Enid en se levant.

Mais il n'y a pas grand-chose dans la cuisine. Je vais voir ce que


je peux faire pour ce soir.

— J'ai l'impression de vivre un cauchemar, murmura Ainslie


quand elle fut partie. Je ne sais même pas combien de sucres tu
mets dans ton café.

— Trois, dit Elijah en regardant Guido se lever sur ses jambes


potelées, avant de trotter vers Ainslie en lui tendant les bras.
Après l'avoir soulevé, la jeune femme le serra contre elle et lui
caressa les cheveux en lui murmurant des mots rassurants.
Elijah se rendit alors compte que la journée avait dû être
terrible pour le petit garçon.

— Tu lui fais du bien, remarqua-t-il.

— C'est mon...

«... travail », allait-elle dire, mais elle ne termina pas sa


phrase. Et ce n'était pas parce que Enid venait de réapparaître
dans la pièce qu'elle s'était interrompue. Sentant Guido se
détendre contre elle, tout son être lui avait fait comprendre qu'il
s'agissait de beaucoup plus que d'un travail...

Avec ce qu'elle avait trouvé dans la cuisine, Enid avait réussi à


préparer des spaghettis à la bolognaise pour le dîner. A sa
grande stupeur, Ainslie vit Elijah dévorer le contenu de son
assiette en un clin d'œil avant de l'essuyer avec un morceau de
pain. Puis il lui parla des funérailles.

— Ou bien elles avaient lieu la veille de Noël, ou bien il fallait


attendre une semaine, lui expliqua-t-il.

— Que préférais-tu?

— Ni l'un ni l'autre, reconnut-il. Mais j'ai choisi la veille de


Noël. De toute façon, ce sera un enfer. Autant s'en débarrasser
avant d'essayer de passer un bon Noël avec Guido.

— Que désirait la famille de Rico ?

— Ils voulaient savoir qui paierait les frais. Naturellement,


Mlle Anderson a reformulé la chose, mais c'est leur seul souci.
J'ai appelé tous les amis de Maria dont j'ai trouvé le numéro
dans son carnet d'adresses et j'ai répondu à quelques-uns de ses
e-mails. Tout à l'heure, une de ses collègues a appelé et a
demandé à lui parler...

Sa voix se brisa.
— Cela a dû être atroce pour toi.

— Je préférerais que tu ne répondes pas au téléphone. Je le dirai


aussi à Enid. Je ne veux pas que vous soyez embarrassées.

Soudain, il enfouit sa tête entre ses mains. Son chagrin, sa


détresse touchaient Ainslie au cœur.

— C'est tellement injuste, tellement injuste... J'ai l'impression


que le destin a commis une terrible erreur.

— C'en est une ! s'exclama doucement Ainslie.

— J'ai voulu l'appeler, dit-il en levant la tête, ses traits


volontaires maintenant empreints de désespoir.
Machinalement, j'ai commencé à composer le numéro d'ici...
pour lui demander quelles fleurs elle aimait... C'est dément...

— Non.

Ainslie se leva et posa les mains sur ses épaules tendues.

— Tu n'es pas fou... C'est normal, je t'assure.

— Je voudrais lui demander ce que je dois faire... Ce qu'elle veut


que je fasse...

Sous ses doigts, la jeune femme sentait des muscles noués,


presque tétanisés.

Elle contempla ses mains, si claires sur le pull anthracite, qui


s'étaient mises à masser Elijah, comme si elles avaient une
volonté propre. On aurait dit qu'elles appartenaient à quelqu'un
d'autre. Petit à petit, elle le sentit se détendre.

— Maria a réussi à te dire ce qu'elle désirait que tu fasses.

Il hocha la tête, acceptant en silence le réconfort qu'elle lui


offrait. Se rendant compte qu'elle éprouvait une envie
irrésistible de le caresser, Ainslie se sentit soudain mal à l'aise
et, quand Enid entra dans la pièce, elle sursauta comme si elle
avait été prise en faute.

— Ne faites pas attention à moi ! ordonna la gouvernante en


ramassant les assiettes vides.

Mais Ainslie ne put s'empêcher de reculer en rougissant.

Un peu plus tard, allongée dans un bain bienfaisant, elle


repensa à cet instant et comprit que son embarras n'avait rien
eu à voir avec l'arrivée d'Enid. Il avait été causé par le contact de
ses mains sur les épaules d'Elijah, par sa propre audace et par ce
désir irrépressible qui l'avait poussée vers lui.

Le fait de vivre à ses côtés, de l'embrasser, de le toucher lui


avait fait prendre conscience de sa féminité. Il avait éveillé la
sensualité qui sommeillait en elle et désormais... Désormais ils
allaient partager le même lit, songea-t-elle en sentant un
délicieux frisson de volupté la parcourir.

6.

— Oh, non !

Consternée, Ainslie sortit la nuisette violette du papier de soie


qui l'enveloppait. La tenant du bout des doigts, comme si elle
avait peur de se salir ou d'être contaminée, elle se tourna vers
Elijah, installé sur le lit que divisait un mur de coussins.

— Les hommes aiment vraiment ce genre d'horreurs ?

— D'après toi, qu'aurais-je dû dire à la vendeuse ? répliqua-t-il.


Aurais-je dû lui expliquer que la fiancée d'un milliardaire
préférait les pyjamas en pilou avec des motifs à fleurs ?
— Je ne porterai pas ce truc infâme !

— Parfait ! Je suis sûr qu'Enid a déjà vu des femmes nues se


promener dans une maison à minuit et ne s'étonnera pas le
moins du monde de te voir le faire. En tout cas, je te préviens :
tu ne mettras pas ce pyjama informe.

— Si!

— Eh bien, tu auras du mal ! lui lança-t-il tandis qu'elle ouvrait


son sac. Parce que j'ai jeté tous tes anciens vêtements !

Ainslie manqua de s'étrangler en constatant qu'il ne mentait


pas. Le salaud !

— Ne touche plus jamais à mes affaires !

— A présent, ce ne sera pas difficile ! ironisa-t-il.

Mais quand elle se précipita hors de la pièce, il ressentit un


sentiment de culpabilité inhabituel. La journée avait été dure
pour elle aussi, et il avait eu le temps de voir des larmes briller
dans ses yeux avant qu'elle ne sorte. Elijah soupira. S'ils
devaient passer pour fiancés, elle ne pouvait quand même pas
continuer à porter ses vieux vêtements bon marché ! Qu'avait-
elle cru ? Que c'était un jeu ?

Néanmoins, il était bien forcé d'admettre qu'Ainslie était


charmante et intrigante. Et il se prit à sourire quand elle revint
de la salle de bains, rougissante, adorable mélange de gêne et de
colère.

Il ne put s'empêcher de remarquer ses hanches rondes et la


courbe de son ventre moulées par la nuisette. Elle ressemblait si
peu aux femmes ultraminces qu'il amenait habituellement dans
son lit... Quand elle se pencha pour tirer le drap, il aperçut
l'aréole rose foncé d'un sein. Elijah tressaillit. Son manque de
sophistication était compensé au centuple par une féminité des
plus troublantes...
Lorsqu'elle se glissa dans le lit à côté de lui et remonta le drap
sur elle, un parfum de dentifrice lui monta aux narines. Jamais
la senteur de la menthe ne lui avait semblé plus rafraîchissante.
Ou plutôt aussi sexy...

Il sentait qu'elle avait les nerfs à vif, percevait sa vulnérabilité


et cela le touchait. Sans doute s'attendait-elle à ce qu'il lui saute
dessus. Mais cela n'aurait fait que compliquer la situation. Et de
toute façon, il lui avait promis que ce qui s'était passé ne se
reproduirait pas.

— Bonne nuit ! lança-t-il en éteignant la lampe de chevet.

Puis il essaya de dormir. Mais chaque fois qu'il fermait les


yeux, il ne voyait qu'elle. Pas l'image d'elle ce soir, ni même celle
de la journée passée. Il la revoyait la nuit précédente, quand il
l'avait tenue serrée dans ses bras, et il sentait encore la douceur
de ses lèvres sur les siennes.

Il se tiendrait tranquille. Il l'avait promis...

Retenant un soupir, il comprit que le sommeil ne viendrait pas


et, résigné, il se prépara à passer une longue nuit blanche.

Ainslie se sentait affreusement nerveuse. Les yeux grands


ouverts dans l'obscurité, elle avait la gorge si nouée, le corps si
raide qu'elle ne put même pas lui répondre quand il lui souhaita
bonne nuit.

Dans cette nuisette affriolante, allongée à côté de l'homme le


plus troublant qu'elle ait jamais rencontré, elle se trouvait
ridicule. Toute la journée, elle avait subi humiliation après
humiliation. Soudain, elle le revit dans le grand magasin, tenant
ses cheveux d'un air dédaigneux. Et puis le fait qu'il reste
complètement immobile à côté d'elle renforçait son sentiment
d'être l'exact opposé des femmes qu'il fréquentait
habituellement.

Alors, pourquoi l'avait-il embrassée ?


Frémissant à ce souvenir, elle l'entendit remuer.
Apparemment, il ne dormait pas non plus.

Dieu merci, il avait effectivement placé un rempart de coussins


entre eux car au simple souvenir de ce baiser dévastateur, elle
mourait d'envie de se rapprocher de lui. Tout son corps semblait
même se réjouir à cette pensée, constata-t-elle en sentant des
frissons voluptueux la parcourir des pieds à la tête.

A cet instant, Elijah poussa un soupir.

Il l'avait embrassée parce que l'occasion s'était présentée, voilà


tout, se persuada Ainslie. Parce que, après la mort de sa sœur, il
avait eu besoin de réconfort et qu'elle avait été là.

Elle soupira à son tour dans l'obscurité. Il faisait trop chaud...

— Excuse-moi, je dois aller à la salle de bains, dit-elle d'une


voix rauque.

Aussitôt, Elijah tendit la main et ralluma la lampe.

Seigneur, elle avait une de ces têtes ! constata-t-elle quelques


instants plus tard en se voyant dans le miroir. Ses cheveux se
dressaient dans tous les sens et ses seins s'échappaient aux trois
quarts de la chemise de nuit décolletée.

A cet instant, Elijah entra et se planta derrière elle. Il y avait


un tel éclat au fond de ses yeux et son propre désir était si
intense qu'elle ne songea même pas à protester qu'il soit entré
sans frapper.

Sans un mot, il referma les mains sur ses seins et elle le


regarda dans le miroir tandis qu'il penchait sa tête brune vers
son cou avant de l'embrasser avec passion. Elle leva la main et la
posa sur la sienne qui agaçait délicatement une pointe durcie.

Quand il s'arrêta, elle ne put retenir un gémissement de


frustration. A présent, elle avait compris qu'elle ne pouvait plus
lutter. L'attirance, la sensualité qui vibraient entre eux étaient
trop puissantes. Haletante, elle se sentit en proie à un véritable
vertige.

Incapable de bouger, les yeux fixés sur le miroir, elle le vit se


diriger vers la douche et en ouvrir le robinet. Quand il la
conduisit sous le jet, vêtue de sa luxueuse nuisette, elle ferma les
yeux.

L'eau qui coulait sur ses cheveux lui donna la chair de poule ;
la nuisette lui collait au corps tandis qu'il lui massait le cuir
chevelu. En même temps, sa langue caressait la sienne et ses
mains la débarrassèrent bientôt de son frêle rempart de soie.

Puis il se dénuda lui aussi. Emerveillée, Ainslie contempla son


corps superbe, viril... et terriblement excité ! Elle sentit ses
genoux faiblir et se laissa glisser sur le sol de la douche avant de
l'embrasser intimement. L'eau tiède lui ruisselait sur le visage et
Elijah enfonça les doigts dans ses cheveux, jusqu'à ce qu'il
interrompe sa caresse. Puis il prit son visage entre ses mains et
la força à le regarder.

— C'est comme ça que je te veux..., dit-il d'une voix rauque.

Les cheveux trempés et les yeux étincelants de désir, il la fit se


redresser.

Ses mains impatientes lui ouvrirent les cuisses tandis que ses
lèvres parcouraient avidement sa poitrine, léchant, mordillant,
suçant... C'était délicieux, aussi délicieux que la pulsation qui
battait entre ses jambes. Les doigts d'Elijah s'étaient maintenant
aventurés dans son intimité, préparant sa venue.

Etait-ce d'avoir tant attendu ? Dès qu'il la pénétra, Ainslie


sentit un orgasme d'une intensité extraordinaire se déployer
dans tout son corps. Bouleversée par les sensations qui
déferlaient au plus profond de son être, elle ne put réprimer un
sanglot.

Pendant quelques instants, plus rien n'exista que lui. Puis elle
revint lentement à la réalité tandis que l'eau coulait sur leurs
deux corps rassasiés. Elijah ferma le robinet avant de
l'envelopper dans une immense serviette très douce. Ensuite,
après en avoir noué une autour de ses hanches, il la souleva
dans ses bras et la ramena vers le lit.

Ainslie avait l'impression d'être une malade en convalescence.


Les jambes en coton, le corps affaibli, privé d'énergie, épuisé
après l'effort, si bien qu'elle ne désirait plus qu'une chose : se
glisser sous les draps.

Mais elle dut attendre qu'il l'ait essuyée, soigneusement,


presque tendrement, songea-t-elle alors qu'il s'occupait de ses
cheveux avec de petits mouvements précautionneux. Puis il
remonta les couvertures sur elle avant de lui demander d'un ton
malicieux :

— Pouvons-nous ôter la barrière de sécurité à présent ?

Sans attendre sa réponse, il retira les coussins avant de


s'allonger à son tour. Ainslie ne pouvait pas sourire. Elle ne
pouvait pas le regarder. Pourquoi le monde semblait-il avoir
brusquement changé ? se demandait-elle confusément.

Complètement désorientée, elle lui tourna le dos.

— Ne me fuis pas, murmura-t-il.

— Je ne te fuis pas.

Il lui caressait doucement l'épaule, puis descendit sur ses reins


en des gestes étrangement rassurants.

Non, elle ne fuyait pas, de même qu'elle n'avait pas fui en


venant à Londres. Elle avait cherché quelque chose, quelque
chose qui lui faisait défaut et qu'elle n'avait jamais été capable
de définir mais qu'elle venait d'entrevoir à la lumière de ces
instants torrides et passionnels — qui pour elle avait été bien
plus que juste du sexe.
Et si ce quelque chose était tout simplement la femme en
devenir qui sommeillait en elle ?...

— Est-ce que tu te rends compte de ce que tu as fait pour moi ?


reprit-il d'une voix douce. Sans toi, je me serais retrouvé en
enfer, et au contraire...

A ces mots, elle s'était retournée. Elle leva timidement les yeux
vers lui et le trouble qu'elle découvrit au fond de son regard
chassa tous ses doutes. Ce qu'ils partageaient était aussi réel,
aussi intense et aussi essentiel qu'elle l'avait éprouvé. Dans ses
bras, elle sentait le lien qui les unissait, et cette sensation
signifiait bien davantage que la passion sensuelle qu'ils venaient
d'assouvir. Sa beauté l'étonnait, la subjuguait maintenant
qu'elle avait trouvé la force de le contempler. Et ses paroles, le
ton de sa voix, la lueur qui scintillait dans ses yeux lui
affirmaient que tout allait bien, qu'elle pouvait se laisser aller
avec lui à être femme.

Elijah le lui confirma par un baiser extraordinairement tendre.


Le désir irrépressible qui s'était emparé d'eux quelques instants
plus tôt était maintenant apaisé et remplacé par un besoin plus
profond. Ainslie prit le temps de le toucher, de le goûter, de
l'explorer, laissant errer ses doigts sur son corps chaud et
savourant la douceur de sa bouche. De plus en plus grisée, elle
laissa ses doigts jouer avec la fine toison qui entourait ses
mamelons. Puis elle se pencha pour en aspirer délicatement un
entre ses lèvres tandis qu'il gémissait de plaisir.

Quand il la pénétra, Ainslie garda les yeux ouverts. Et ils ne


cessèrent pas de se regarder alors qu'il instaurait un va-et-vient
de plus en plus voluptueux qui les fit bientôt haleter tous les
deux.

Lorsqu'ils sombrèrent ensemble dans un abîme de plaisir, elle


poussa un cri. Ils bougeaient à peine, laissant le plaisir ondoyer
dans leurs corps en des vagues puissantes qui semblaient
monter du plus profond d'eux-mêmes.
— Ne me laisse pas, murmura-t-il dans un souffle.

Pour toute réponse, elle le serra contre elle, certaine à cet


instant qu'elle ne le quitterait jamais.

7.

—- Guido, ritornato qui !

Même la voix sévère d'Elijah ne put arrêter Guido. Ainslie


l'entendit gazouiller tandis qu'il courait sur le palier et il se
précipita bientôt vers elle comme un petit bulldozer. Bien
réveillé et prêt à jouer, il se jeta sur le lit, suivi par son oncle
exaspéré, reproduisant ainsi exactement ce qui s'était passé les
matins précédents.

— Il s'est encore échappé ! expliqua Elijah en le saisissant par


les jambes.

Mais Guido, luisant de lait parfumé, se mit à gigoter dans tous


les sens en riant et toussant, avant d'avancer à quatre pattes
vers Ainslie.

— Viens ici, dit-elle en lui souriant.

Puis elle le chatouilla sur le ventre.

Tandis que l'enfant riait aux éclats, elle réussit à fixer la couche
que lui avait tendue Elijah. Déjà exténué par son exercice
matinal avec son neveu, il s'étendit sur le lit à côté d'eux.

— Comment un si petit être peut-il créer un tel chaos ?

— Très facilement. Et si on a peur, ils le sentent aussitôt.


Il faillit la contredire, puis il se mit à rire.

— A vrai dire, il me terrifie ! reconnut-il en riant de plus belle.

Voyant cela, Guido rampa vers lui sur le lit avant de venir
s'asseoir sur sa poitrine. Puis il posa ses mains sur son visage.

— Tu nous causes tellement de soucis..., déclara Elijah à son


assaillant ravi. Avons-nous raison de vouloir te garder?

Ainslie sursauta, choquée par ses paroles. Mais voyant Guido


qui caressait maintenant les joues de son oncle, elle comprit
qu'il s'agissait d'une émouvante déclaration d'amour et pas
d'une vraie question.

— Je disais toujours à Maria qu'elle n'était pas assez sévère


avec lui.

A présent, il tenait ses petites mains dans les siennes, et il


l'aida à se dresser debout sur sa poitrine.

— Elle n'avait aucune discipline, continua-t-il. Parfois,


j'arrivais de l'aéroport à 22 heures et il était encore en train de
jouer. Elle était incapable de lui dire non. Je lui ai prédit que cet
enfant lui créerait des ennuis plus tard.

Il sourit avec un mélange de tristesse et de malice.

— Si j'avais su qu'elle me laisserait ces ennuis, j'aurais insisté


davantage pour qu'elle soit plus stricte.

Pendant ce temps-là, Guido faisait joyeusement du trampoline


sur son torse puissant. Soudain, cette scène toute simple,
quotidienne, émut Ainslie aux larmes.

Pour un homme qui n'y connaissait rien aux enfants, il se


débrouillait vraiment bien... Elle voyait l'affection sincère qui
liait l'oncle et le neveu. Là, dans ce lit, partageant les premiers
moments de la journée, Guido et Elijah commençaient à former
une famille.
Et même si elle était là par accident, Ainslie en faisait partie
elle aussi. Travaillant avec des enfants depuis l'âge de dix-huit
ans, elle avait évidemment eu ses préférés mais aucun n'avait
jamais capturé son cœur comme Guido. Ce n'était pas
seulement à cause de sa situation — beaucoup des enfants dont
elle s'était occupée avaient eu des traumatismes, eux aussi —,
c'était son caractère qui la faisait fondre. Et ses yeux, aussi bleus
et aussi méfiants que ceux de son oncle, qui semblaient
perpétuellement lui sourire.

Tout à coup, comme fatigué de jouer au petit diable, il se laissa


glisser sur le lit et vint se blottir entre les deux grandes
personnes qui dirigeaient maintenant sa vie. Les paupières de
plus en plus lourdes, il se mit à sucer son pouce en souriant
paresseusement.

— Il tousse encore ! remarqua Elijah d'un air inquiet quand


l'enfant émit un son rauque.

— Plus autant..., répliqua Ainslie en caressant les boucles


brunes du petit garçon. Il va beaucoup mieux. Tu sais, une
laryngite peut durer longtemps.

— Il serait peut-être quand même préférable qu'il ne sorte pas


aujourd'hui. Je le veux rétabli pour les funérailles demain.

Guido était censé aller passer l'après-midi avec les Castella.


Mlle Anderson avait été très claire : il devait les voir
régulièrement jusqu'à ce que les services sociaux aient pris leur
décision. Ainslie avait eu beau dire à Elijah que s'il montrait de
la bonne volonté, cela ne ferait que jouer en sa faveur, il résistait
néanmoins.

— Je vais appeler Mlle Anderson pour lui expliquer que...

— Il faut que tu le laisses partir, conseilla doucement Ainslie.


Dans la voiture, il n'aura pas froid et Enid sera avec lui. Il n'y a
aucune raison qu'il n'y aille pas.

— Oh, mais si ! Il y en a même beaucoup...


Il regarda son neveu avant de tourner les yeux vers la fenêtre.
Sur les vitres, le givre témoignait du froid glacial qui régnait à
l'extérieur.

— Ici, avec moi, avec nous, je sais qu'il est en sécurité.

En effet, endormi entre eux, Guido semblait à l'abri de tous les


dangers du monde. Et même si Ainslie comprenait qu'Elijah ne
veuille pas le laisser sortir, elle savait également qu'il le devait.

En dépit de l'intimité qu'ils partageaient, son chagrin et son


deuil appartenaient à lui seul et elle évitait de pénétrer dans ce
jardin secret. Sa douleur, sa méfiance, le poids des décisions
qu'il devrait bientôt prendre constituaient un domaine qu'il
préférait arpenter en solitaire. Mais dans cette atmosphère
paisible, leurs corps détendus après une nuit de sommeil
réparateur, Ainslie eut l'impression qu'elle pouvait s'enhardir
sur ce terrain.

— Guido a besoin de sa famille, commença-t-elle doucement.


Même si tu ne les aimes pas, ils sont quand même ses parents.
Peut-être devrais-tu essayer de mettre le passé de côté, pour le
bien de Guido.

Elle vit ses yeux s'assombrir, son visage se crisper, mais au lieu
de lui opposer un refus catégorique, il fit un effort visible.

— Tout en moi me dit de ne pas leur faire confiance.

A cet instant, il la regarda dans les yeux et, pour une fois, il
semblait perdu.

— Si j'ai survécu, ce n'est pas seulement grâce à mon


intelligence, mais aussi grâce à mon instinct, reprit-il. A
présent, tout le monde me répète que je ne dois pas l'écouter,
que je dois confier Guido à ces gens alors que cela va à
rencontre de tout ce que je ressens.

— Les gens changent, Elijah. Ce qui est arrivé à Maria s'est


passé il y a des années. Je ne cherche pas à leur trouver
d'excuses, enchaîna-t-elle rapidement quand elle le vit ouvrir la
bouche pour protester. Mais je crois simplement que tu dois
donner une chance à son oncle et à sa tante. S'ils affirment
vouloir son bien, eux aussi, tu dois essayer de les croire, même
si c'est dur pour toi. Si tu appelles Mlle Anderson...

Quand elle s'interrompit, Elijah comprit qu'elle avait dû


penser qu'il ne l'écoutait pas. Pourtant, même s'il contemplait le
plafond, il l'écoutait attentivement. Emu par le souffle de Guido
qui lui caressait le bras, ébranlé par les paroles d'Ainslie,
l'indécision lui rongeait les pensées.

Maria lui avait fait confiance en lui demandant de s'occuper de


son trésor le plus précieux et chaque fibre de son être lui disait
de garder l'enfant avec lui. Deux minutes en compagnie des
Castella étaient deux minutes de gâchées, il en était persuadé.

Néanmoins, son instinct avait eu raison de lui souffler


qu'Ainslie n'était pas une voleuse, qu'il pouvait lui faire
confiance. Et à présent, celle-ci lui affirmait sans arrière-pensée
qu'il devait laisser Guido aller vers l'ennemi, que tout irait
bien...

Il tourna brusquement la tête vers elle et termina sa phrase :

— Si j'appelle Mlle Anderson, j'aurai l'air d'un paranoïaque, c'est


ça?

— Juste un peu, reconnut-elle. Veux-tu que j'aille recoucher


Guido dans son lit ?

— Pourquoi ? demanda-t-il en fermant les yeux avant d'attirer


son neveu dans le creux de son bras.

Puis il se mit à jouer avec une mèche de cheveux d'Ainslie. Elle


le regarda se laisser aller avec émotion. Pour la première fois,
elle voyait cet homme méfiant se détendre vraiment.

Il l'avait écoutée.
Les deux hommes qui étaient soudain devenus si essentiels dans
sa vie lui faisaient confiance.

Elle espérait seulement qu'elle avait raison.

— Ils tardent trop à rentrer.

— Il n'est que 19 heures..., nota Ainslie en tournant la tête vers


l'horloge pour la centième fois.

La journée avait été bien chargée. Tout d'abord, ils étaient allés
voir l'entreprise chargée des funérailles, où Elijah avait rempli
les dernières formalités d'un air sombre. Ensuite, fuyant la foule
de gens occupés à faire leurs derniers achats de Noël, il avait
proposé qu'ils aillent déjeuner dans un restaurant réputé.

— Nous n'aurons jamais de table là-bas, l'avait prévenu Ainslie.


Surtout à cette période de l'année !

Se contentant de froncer les sourcils, Elijah avait sorti son


téléphone portable et, en quelques secondes, la question avait
été réglée.

Quelques instants plus tard, sans même avoir à patienter, ils


avaient été accueillis par un maître d'hôtel souriant qui avait
salué Elijah par son nom. Puis il les avait conduits à une table
située dans un coin tranquille où ils avaient savouré un repas
divinement bon.

Après avoir dégusté un café délicieux à l'arôme puissant, ils


avaient quitté le restaurant et s'étaient séparés pour quelques
heures. Au milieu de la foule affairée, entourée des chants qui
résonnaient dans les magasins décorés de guirlandes
multicolores, Ainslie s'était alors vraiment rendu compte que
c'était Noël.

Quand elle avait retrouvé Elijah, la nuit était déjà tombée et


Oxford Street étincelait de mille feux, créant un spectacle plus
magique et féerique qu'elle ne l'aurait imaginé. Ils s'étaient
ensuite engouffrés dans un taxi noir qui les avait ramenés à la
maison.

Mais à présent, Elijah attendait le retour de son neveu avec de


plus en plus d'impatience.

— Je vais appeler Enid, annonça-t-il en sortant son portable


de sa poche.

A cet instant, la voiture s'arrêta devant la maison. Guido


apparut bientôt, pleurnichant d'un air malheureux, accompagné
d'Enid.

Après avoir ôté son manteau pendant qu'Ainslie enlevait celui


de Guido, la gouvernante déclara :

— La journée a été longue pour lui. Je vais aller lui préparer à


dîner.

— Il est plus de 19 heures, lui fit remarquer Elijah. Ils ne lui


ont rien donné à manger?

— Ils dînent tard, répondit prudemment Enid.

Mais il ne se satisfit pas de sa réponse et exigea de savoir ce


qui s'était passé.

— Je ne voudrais pas rendre les choses encore plus


compliquées qu'elles ne le sont déjà, souffla Enid, visiblement
mal à l'aise. Il ne s'est rien passé de spécial. Mais ils ne se sont
pas montrés aussi gentils avec lui, cette fois...

— Parce que votre sœur n'était pas là, hasarda Elijah.

— Ils ne savent pas que Rita est ma sœur, répliqua Enid. La


journée a vraiment été difficile. Ils parlaient italien et je ne me
sentais pas du tout la bienvenue. Mais je ne m'en plains pas —
c'est important que Guido voie sa famille...

— Où était Tony?
— Il attendait dehors, dans la voiture, répondit Enid. Ils ne
l'ont même pas invité à boire un verre.

— La prochaine fois, il entrera avec vous, décréta Elijah. Et


s'ils ne sont pas d'accord, qu'ils s'adressent à moi.

— Ils m'ont demandé de vous donner ceci, dit la gouvernante


en lui tendant une enveloppe.

La mine sombre, il l'ouvrit.

— Leur note d'hôtel ! s'exclama-t-il avec dégoût. Leurs


intentions sont claires ! Vous direz à votre sœur...

— Je n'ai pas à parler de ceci avec elle, l'interrompit Enid en


lui adressant un regard sévère. Si les services sociaux me posent
des questions de façon officielle, je leur donnerai bien sûr mon
avis. Mais je ne vais pas me précipiter chez ma sœur pour lui
parler des Castella, pas plus que je ne lui ferai part de ce qui se
passe chez mon employeur. Maintenant, si vous voulez bien
m'excuser, je vais aller faire manger Guido.

— De toute façon, avança Elijah une fois qu'elle fut partie,


même si elle rédigeait un rapport officiel, les services sociaux
n'en tiendraient pas compte.

— Il n'y a rien à mettre dans un rapport officiel, lui fit


remarquer Ainslie. Ecoute, les Castella ont aussi le droit d'être
perturbés ; et ils n'ont rien fait de mal.

— Pourquoi prends-tu leur parti ? lui lança-t-il avec colère.


Guido est rentré malheureux, après avoir été négligé toute la
journée, et ils m'envoient leur note d'hôtel avec un mot disant
que s'ils sont à Londres, c'est pour moi ! Zingareschi !

Vu le regard meurtrier avec lequel il envoya le bout de papier à


l'autre bout de la pièce, il ne venait certainement pas de leur
faire un compliment...

— Ces paysans ne savent même pas écrire leur propre langue.


— Elijah, ça ne sert à rien de réagir ainsi...

Ainslie ne voulait pas perdre ce qu'ils avaient trouvé ce matin-


là. Elle se dirigea vers lui et regarda son visage déformé par la
colère.

— C'est toi qui dois te montrer raisonnable, pour le bien-être de


Guido, insista-t-elle en lui posant la main sur la joue. Peut-être
est-ce vrai qu'ils ne peuvent assumer les frais...

— Et c'est moi qui devrais payer ? Qu'y a-t-il de raisonnable là-


dedans ?

— Ils font partie de la famille de Guido. Si tu les aides


maintenant, qui sait... ?

Elle rassembla son courage avant de poursuivre :

— Si, finalement, ils obtiennent la garde ? Ou si cela se termine


par une garde partagée... ?

— Non ! C'est hors de question.

— Mais c'est possible, souligna Ainslie. Et tout ce que tu peux


faire pour établir de bonnes relations avec eux ne pourra
qu'aider Guido.

— Même si cela va à rencontre de tout ce en quoi je crois ?

Elle le sentait lutter contre la haine qui l'habitait. Après


quelques instants de réflexion, elle vit cet homme fier et
inflexible se résoudre au compromis.

— Je vais essayer, jura-t-il. Demain, j'essaierai.

8.
Dans le cimetière, durant une seconde, Ainslie eut envie de
hurler. De hurler au prêtre d'arrêter la cérémonie, de hurler à
l'univers entier qu'il fallait corriger cette monumentale erreur,
de hurler à Maria et Rico de revenir.

C'est en entendant Guido chantonner innocemment dans


l'assemblée muette, juste au moment où deux hommes en noir
faisaient descendre les cercueils dans le large trou, qu'elle avait
été submergée par l'aberration de la situation. La veille de Noël,
une fête qui évoquait l'amour, la gaieté et la magie. Pas une
pareille horreur.

Mais comme l'avait dit Elijah, c'était ou bien ce jour-là, ou


bien une semaine plus tard et cela n'aurait servi à rien de
repousser cette inévitable épreuve.

Elijah semblait tenir bon, comme il l'avait fait durant ces


derniers jours, et comme il venait de le faire au cours du service
religieux. Sa voix profonde et grave s'était brisée une seule fois,
pendant qu'il prononçait l'éloge funèbre. Après être revenu aux
côtés d'Ainslie, il s'était assis le dos raide, regardant droit
devant lui et continuant de tenir son rôle avec courage.

Dès la cérémonie achevée, il se tourna vers elle.

— Je vais leur parler maintenant, annonça-t-il. Attends-moi


ici.

Puis, Guido dans les bras, il se dirigea vers les Castella, ces
gens qu'il n'avait pas vus depuis des années mais qu'il avait
pourtant continué à haïr farouchement.

Ainslie se sentait glacée jusqu'aux os.

— Comment cela se passe-t-il ? demanda Mlle Anderson en


suivant Elijah du regard.

— C'est difficile, reconnut-elle. Mais il fait de gros efforts.


— Il ne fait que son devoir, répliqua l'assistante sociale. Les
Castella sont aussi des parents de Guido.

Mais Elijah ne jouait pas la comédie pour Mlle Anderson. Après


une conversation des plus brèves, il revint vers les deux femmes.
Son grand manteau noir flottant derrière lui, il les rejoignit, le
visage totalement fermé.

— Allons-y, dit-il brièvement.

— Tu es censé..., commença Ainslie.

Mais il était déjà parti.

L'entrepreneur des pompes funèbres demanda alors aux


parents de se mettre en rang, afin que les personnes présentes
puissent leur présenter leurs condoléances. Apparemment,
Elijah n'avait aucune intention de se prêter au cérémonial.

— Viens ! lui lança-t-il sans se retourner.

Même s'il n'était pas d'humeur à supporter qu'on le contredise,


Ainslie insista pourtant :

— Nous ne pouvons pas... Il faut que tu restes... Les gens


veulent voir Guido.

— Ils l'ont assez vu ! répliqua vivement Elijah sans s'arrêter. Et


lui aussi les a assez vus ! Je n'ai pas besoin de leurs
condoléances !

— Cela doit être très dur pour vous.

Légèrement essoufflée, Mlle Anderson les rejoignit au moment


où ils arrivaient près de la voiture. Mais Elijah semblait se
moquer éperdument d'amadouer l'assistante sociale, car il ne
daigna même pas lui répondre.

— Les Castella attendent avec impatience de passer un peu de


temps avec Guido une fois de retour à leur hôtel.
— Il n'ira pas, gronda-t-il en serrant les mâchoires.

Au même moment, les Castella s'approchaient. Pour la première


fois, Ainslie voyait les deux familles ensemble et elle sentit
l'animosité qui vibrait entre eux.

— Monsieur Vanaldi n'a pas l'intention de vous amener Guido à


l'hôtel, déclara froidement Mlle Anderson.

— Voglio passare tempo con Guido ! s'exclama Marco d'un ton


implorant en tendant les mains vers son neveu.

Mais celui-ci s'accrocha à Elijah.

— Non potere, répondit sèchement Elijah.

— Voglio specialmente oggi essere con lui.

— Auriez-vous l'amabilité de me traduire ce que vous dites ?

Pas impressionnée le moins du monde, Mlle Anderson fixait


Elijah du regard. De mauvaise grâce, il consentit à lui donner
une traduction succincte :

— Ils disent qu'ils veulent être avec Guido. Je leur dis que je ne
veux pas.

-— Aujourd'hui, specialmente..., insista Marco d'une voix brisée


en s'adressant à l'assistante sociale.

A cet instant, et même si elle savait qu'elle aurait dû se mettre


du côté d'Elijah, Ainslie songea que Marco avait raison.

— Peut-être pourrions-nous l'amener pour un court moment...,


avança-t-elle timidement.

Elijah lui lança un regard mauvais.

— Absolument, appuya Mlle Anderson. Monsieur Vanaldi, on ne


vous a accordé qu'une garde temporaire. Je ne devrais donc pas
avoir à...
— Eh bien, ne le faites pas, l'interrompit-il avec colère. Vous me
répétez sans cesse que l'intérêt de Guido doit être pris en
compte, qu'il doit être prioritaire !

—- Bien sûr !

— Vous êtes la spécialiste, n'est-ce pas ? lui jeta-t-il


méchamment. Alors, dites-moi, mademoiselle Anderson,
comment l'intérêt de Guido sera-t-il respecté au mieux ? Ma
sœur a refusé la morphine pour avoir le temps et la lucidité de
me dire qu'il devait faire la sieste tous les après-midi à 14
heures. Mon neveu se remet d'une grave otite et tout son
univers vient d'être bouleversé de fond en comble. Comment
pouvez-vous affirmer qu'il est bon pour lui d'assister à une
cérémonie funéraire, avec des gens attristés, compassés, dans
une ambiance morbide ? Je vous en prie, dites-moi où son
intérêt sera le mieux respecté ?

Incapable de lui répondre, l'assistante sociale resta muette.


Soudain, Guido soutint involontairement son oncle en se
mettant à tousser.

— Vous voyez ! s'exclama Elijah. Je ramène mon neveu chez


lui, maintenant. Je lui donnerai son antibiotique avant de le
mettre au lit pour sa sieste quotidienne. Et ensuite, ma
gouvernante hautement qualifiée veillera sur lui pendant que
ma fiancée et moi reviendrons participer à cette mascarade.

Il fit un signe de tête à Tony, qui vint lui ouvrir la portière.


Puis, en dépit de sa fureur, Elijah installa Guido sur son siège
avec une extrême douceur. Une fois qu'ils furent tous montés à
bord du véhicule, il baissa la vitre et tendit une enveloppe à Mlle
Anderson.

— Les Castella veulent qu'on leur rembourse leurs frais d'hôtel


; je suppose que vos services s'occuperont de cela?

— Tu as eu raison, approuva Ainslie quand la voiture s'éloigna


du cimetière.
— J'ai toujours raison.

— Mais... Si tu veux être considéré comme la meilleure


possibilité pour Guido, il me semble que tu ne devrais pas
t'attirer les foudres de Mlle Anderson, tu ne crois pas ? Je veux
dire que tu devrais essayer...

— Comparé à eux, je suis la meilleure possibilité, répliqua-t-il.


Je n'ai besoin de l'aide de personne.

— Dans ce cas, pourquoi suis-je ici ? rétorqua Ainslie. Les


apparences sont importantes, tu le sais !

Puis elle se tut car Tony pouvait les entendre. Mais


apparemment, c'était le cadet des soucis d'Elijah.

— Tu es ici parce que sans fiancée, je n'aurais pas pu les


empêcher de prendre Guido. Maintenant, j'ai le temps de
m'occuper proprement de cette affaire — et j'obtiendrai gain de
cause ! Tu es payée pour être de mon côté. Souviens-t'en la
prochaine fois que tu auras envie de me contredire devant un
membre des services sociaux.

Le sang d'Ainslie ne fit qu'un tour. Il se fichait de la présence de


Tony ? Très bien, elle aussi.

— Suis-je également payée pour coucher avec toi ? riposta-t-elle


avec colère.

— Non. C'est un privilège !

Elle faillit le gifler mais la présence de Guido l'en dissuada.

— Espèce de salaud ! se contenta-t-elle de grincer.

— Considère ça comme l'un des avantages du métier ! insista


Elijah.

— Est-ce que vous allez bien ? demanda Enid avec une


sollicitude sincère.
Sans lui répondre, Elijah traversa le hall d'un pas martial.

Ainslie se dirigea vers le salon comme un automate et s'assit sur


le sofa. Choquée, furieuse, elle se sentait incapable de faire autre
chose, et surtout incapable de faire semblant.

Elijah au contraire faisait comme si de rien n'était. Il s'installa à


table avec son neveu et lui fit manger le repas préparé par Enid.
Il lui parlait gentiment et l'entourait d'une patience
extraordinaire.

Il refusa d'un signe de tête la tasse de thé que lui offrait Enid.
Ainslie accepta la sienne machinalement, la tête ailleurs. Elle
était prête à partir.

Après ce qui s'était passé dans la voiture, il lui semblait


inconcevable de rester.

— Laissez-moi aller coucher Guido, proposa Enid.

— Je vais m'en occuper, répliqua Elijah en se levant.

Quand il eut quitté la pièce avec son neveu, Enid vint s'asseoir à
côté d'Ainslie sur le sofa.

— Cela doit être si dur pour lui..., dit-elle d'une voix douce. Pour
vous deux.

L'espace d'une seconde, Ainslie se sentit coupable. Ils ne


méritaient pas la compassion d'Enid, se dit-elle, sentant les
larmes lui piquer les yeux. L'horrible conversation qu'ils avaient
eu un peu plus tôt la faisait encore vibrer d'indignation. Les
paroles d'Elijah avaient été si cruelles qu'en y repensant, elle
avait envie de se lever et de quitter cette maison sur-le-champ.

Mais quand elle entendit la porte de la salle de bains claquer à


l'étage, elle imagina la détresse et le chagrin qui devaient le
ravager. Sentant son ventre se nouer, elle s'appuya au dossier et
laissa les larmes rouler sur ses joues. Intuitivement, elle savait
que sa violence verbale n'avait pas été réellement dirigée contre
elle ; pourtant, il s'était montré trop dur, trop injuste et trop
détestable pour qu'elle puisse lui pardonner.

Sans rien dire, Enid lui posa la main sur le bras.

A cet instant, Elijah rentra dans le salon, le visage fermé,


distant.

— Il faut que nous y allions. Enid, s'il y a le moindre problème,


vous m'appelez.

— Bien sûr.

— Viens ! ordonna-t-il à Ainslie en se dirigeant vers la porte.

Mais elle était incapable de le suivre.

— Tu crois vraiment que je vais aller là-bas et jouer... ?

— Voulez-vous nous excuser, Enid, s'il vous plaît, l'inter-


rompit-il. Il semblerait que ma fiancée ait quelque chose sur le
cœur.

— Pourquoi se soucier de sa présence ? demanda Ainslie


quand la porte se fut refermée sur la gouvernante. Pourquoi lui
demander de partir alors que Tony est déjà au courant ? Ce n'est
plus la peine de jouer la comédie.

— Tony ne dira rien à personne.

— Bien sûr que si !

— Tony travaille pour moi, il sait ce que j'attends de lui. Je le


paie pour sa discrétion !

— Tu le paies pour rester tranquille pendant que tu oses me


parler comme un rustre? lui jeta Ainslie. Eh bien, même une
fiancée de location n'a pas à supporter cela !

Elle voulut ôter sa bague mais, après le froid de l'extérieur, la


chaleur qui régnait dans la maison avait fait gonfler son doigt si
bien qu'elle avait du mal à la retirer. Cela donna le temps à
Elijah de traverser la pièce et de venir refermer les mains sur les
siennes.

— Tu viens avec moi, asséna-t-il d'un ton sans appel.

— Sinon ? répliqua Ainslie avec un regard de défi. Je ne


t'appartiens pas. Je paierai mes dettes, celles de mon ex aussi
s'il le faut. Mais je ne te laisserai pas me parler ainsi ; et je n'irai
pas avec toi.

— Mon assistante m'a annoncé ce matin que plusieurs


journalistes voulaient me rencontrer. Elijah Vanaldi qui devient
père, c'est une mine d'or pour eux. Je lui ai répondu que j'allais
y réfléchir...

Il ne lui avait pas lâché les mains.

— Ils pourraient apprendre que j'ai une fiancée et s'intéresser


à elle...

— Pourquoi se soucieraient-ils de moi ? C'est toi qui seras en


mauvaise posture si tu leur parles. Mlle Anderson le saura...

— Si tu ne m'accompagnes pas, elle découvrira notre petite


ruse dès cet après-midi, rétorqua-t-il en haussant les épaules.
Alors, je n'ai vraiment rien à perdre...

— Moi non plus, riposta Ainslie.

Mais derrière son air bravache, son cœur battait la chamade.


Elle savait qu'Elijah pouvait se montrer impitoyable, et qu'elle
ne serait pas de taille à lutter.

— Peut-être..., lâcha-t-il d'un ton lourd de sous-entendus.


Néanmoins, je m'inquiète un peu pour ton ami Angus. Il
pourrait ne pas...

— Tu ne ferais pas cela !


— Tu crois ? demanda-t-il sans plus se donner la peine de
sourire. Quand tu as accepté de rester, je t'ai dit que je ne
reculerais devant rien pour protéger mon neveu. Et si cela
implique de fouiller un peu dans la vie d'un célèbre médecin que
je n'ai jamais rencontré, je n'hésiterai pas un seul instant !

La main crispée sur son verre, Ainslie regardait les gens qui les
entouraient. Des serveuses circulaient parmi l'assistance,
offrant des amuse-bouches et des boissons. Les amis de Maria
et de Rico bavardaient entre eux, tandis que les Castella
buvaient abondamment, jetant de temps en temps un regard
noir à Elijah. Celui-ci parlait poliment avec tout le monde,
accomplissant son devoir avec aisance et dignité.

— Monsieur Vanaldi !

Mlle Anderson, apparemment plus calme, se dirigeait vers


eux.

— A propos de tout à l'heure, dit-elle en regardant autour


d'elle, vous aviez raison de ne pas vouloir amener Guido ici, je le
reconnais.

— Merci, dit Elijah. Mais je n'aurais pas dû m'emporter ainsi...


Je suis allé trop loin, s'excusa-t-il sincèrement.

Et Ainslie se rendit compte que s'il lui prenait la main à cet


instant précis, ce n'était pas un geste factice destiné à
impressionner Mlle Anderson. A sa façon, il s'excusait aussi
auprès d'elle.

— Que prévoyez-vous pour le jour de Noël ? demanda


l'assistante sociale.

— Nous le passerons tranquillement ensemble. Mais dans


l'après-midi, une fois que Guido aura fait sa sieste, votre sœur a
proposé de l'emmener passer quelques heures avec la famille de
son père. Mon chauffeur les conduira auprès d'eux. Ensuite, ils
le ramèneront chez nous.
— Cela me semble une bonne idée, concéda-t-elle en leur
souriant à tous les deux. Je dois dire qu'au regard de ces
circonstances éprouvantes, vous vous en tirez bien avec Guido.

« Pas si bien que cela », songea Ainslie en restant loyalement à


côté de son partenaire. Mais elle dégagea néanmoins
discrètement sa main.

Puis elle se dirigea vers les toilettes. Là au moins, elle pourrait


être seule pendant quelques instants.

Toujours en colère contre Elijah, elle se remettait du rouge à


lèvres devant le miroir quand elle vit la femme de Marco arriver
derrière son dos.

— Molto conveniente.

Elle se retourna vivement et se trouva confrontée au regard dur


de Dina Castella.

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— C'est très conveniente, reprit-elle. Subitement, le riche play-


boy a una bella fiancée !

— Nous nous sommes fiancés récemment.

— Allons..., ricana-t-elle. Depuis quand Elijah Vanaldi s'engage-


t-il avec une femme ? Vous croyez vraiment que nous n'en
aurions pas entendu parler dans notre village ? Vous me prenez
pour une idiote ?

— Bien sûr que non.

— Combien ? lui lança Dina avec mépris. Combien vous paie-t-il


?

— Cela n'a rien à voir avec l'argent ! s'exclama Ainslie d'une voix
tendue.
Mais la tante de Guido éclata de rire et prit la main tremblante
d'Ainslie en regardant sa bague avec dégoût.

— Vous ne valez vraiment pas cher... !

— Ce...

Mais Dina ne la laissa pas continuer.

— Pourquoi mentez-vous pour lui ? demanda-t-elle avec une


rage à peine contenue. Nous savons toutes les deux que vous
êtes...

Elle dut deviner qu'Airislie allait mal réagir à ses paroles car elle
s'interrompit subitement.

— Si c'est de l'argent qu'il vous faut, reprit-elle, partez


maintenant. Nous nous occuperons de vous. A la différence des
Vanaldi, nous disons la vérité — qu'elle soit bonne ou mauvaise.

9.

Depuis son arrivée à Londres, Ainslie n'avait jamais ressenti le


mal du pays. Mais en cette veille de Noël, une nostalgie terrible
s'emparait d'elle. Elle mourait d'envie de voir le ciel bleu
d'Australie et de sentir le soleil lui brûler les épaules. Au lieu de
cela, elle poussait un Caddie rempli à ras bord sur le parking
d'un supermarché anglais.

Elle regrettait l'air embaumé du jardin de la maison de ses


parents, où son père était probablement en train de surveiller le
barbecue.

A Londres, pas de repas en plein air au programme mais la


préparation d'un semblant de Noël pour Guido. Elijah et elle
devaient remplir la maison d'amour et de gaieté, créer un peu
de féerie pour le petit garçon.

— En Sicile, nous mangeons du poisson la veille de Noël. Sept


plats différents de poisson...

Quand il vit l'expression effarée d'Enid, Elijah s'empressa


d'ajouter :

— Un seul suffira, ne vous en faites pas.

Ainslie les regardait sans dire un mot. Elle ne devait pas


oublier qu'il jouait toujours un rôle, celui de l'homme parfait, du
père adoptif idéal. Il fallait qu'elle cesse de croire cette image
qu'il montrait de lui, de croire les mots tendres qu'il lui
murmurait en lui faisant l'amour. Elle ne représentait pour lui
qu'un intermède agréable après ses journées infernales, une
sorte d'échappatoire.

Soudain elle repensa à ses paroles et sentit sa gorge se nouer :


l'un des avantages du métier!

— Tu te sens bien, Ainslie ? lui demanda-t-il en la regardant


d'un air inquiet.

— Je suis un peu fatiguée, c'est tout, répondit-elle avec un


sourire forcé. La journée a été longue.

Pour l'instant, elle ne lui avait pas parlé de Dina, préférant


garder cela pour plus tard. Elle voulait d'abord se faire sa propre
opinion avant de risquer d'attiser le conflit qui couvait déjà
entre Elijah et elle.

— Mmm...

Les lèvres serrées, Guido refusait la nourriture qu'Enid lui


présentait.

— C'est bon pour toi, affirma la gouvernante d'une voix


rassurante.
Quand le garçonnet ouvrit la bouche pour protester, elle en
profita pour glisser habilement la cuillère entre ses lèvres.

Mais les bonnes manières de Guido laissaient toujours à désirer,


et même Ainslie ne put retenir un sourire quand il recracha la
nourriture avec dégoût.

— Il apprendra à mieux se comporter avec le temps, je


suppose..., commenta Elijah.

Dès qu'Enid eut emmené Guido pour lui donner son bain, il se
tourna vers elle.

— Qu'est-ce que tu as ? demanda-t-il en la sondant du regard.

— Rien.

Ainslie serrait les poings pour réprimer sa colère. Après une


journée aussi éprouvante, elle ne désirait pas provoquer une
dispute.

— Dis franchement ce que tu penses ! insista-t-il.

— Il ne vaut mieux pas.

— C'est mauvais de trop garder les choses pour soi.

— Pas toujours ! s'exclama-t-elle en refoulant ses larmes. Peut-


être que Guido ne s'améliorera pas avec le temps. C'est peut-
être de famille.

— De quoi parles-tu ?

— Du fait qu'il crache au visage des gens, blessant des gens qui
ne l'ont pas mérité.

— Ainslie... Je me suis déjà excusé.

— Non ! s'écria-t-elle en élevant la voix. Elle fit un effort pour


se calmer.
— Tu t'es excusé auprès de Mlle Anderson et j'ai cru
comprendre que tu t'adressais également à moi. Ça ne suffit pas.

A cet instant, Enid réapparut, portant un Guido tout propre et


souriant dans ses bras. Vêtu d'un pyjama bleu pastel, ses
cheveux noirs bien peignés et les yeux remplis de sommeil, il
était vraiment adorable. Après avoir tendu les bras à Ainslie, il
nicha sa tête au creux de son épaule quand elle le prit,
s'accrochant à elle comme s'il lui demandait de ne jamais le
quitter.

Comment aurait-elle pu partir? Le laisser et s'en aller?

Humant son délicieux parfum de bébé, serrant contre elle ce


petit corps chaud qu'elle avait le pouvoir de rassurer par sa
seule présence, elle se sentait à la fois terrifiée et heureuse. En
l'espace de quelques jours, sa présence avait procuré un
équilibre à Guido. C'était vers elle qu'il tendait le plus souvent
les bras quand Enid l'amenait avant de le coucher. C'était vers
elle qu'il se dirigeait quand il sortait en gigotant du bain. En un
court laps de temps, ce petit être avait compris qu'il pouvait lui
faire confiance.

Quand Enid le prit délicatement, elle le sentit se raidir un


instant. Mais il se laissa faire et Enid l'emmena dans sa
chambre.

— Tu te rends compte que j'avais besoin de toi cet après-midi,


n'est-ce pas ? Et que si tu pars... je le perds.

— Eh bien, tu as ce que tu veux, dit froidement Ainslie.


Jusqu'à présent.

— Ainslie, j'essaie de suivre ton conseil. J'essaie de faire


confiance à ces gens, de croire qu'ils ont peut-être changé. Mais
je les ai observés aujourd'hui : ils n'ont même pas regardé
Guido. Tout le monde me dit de faire la paix, que je me
trompe...

— En quoi ? demanda Ainslie en fronçant les sourcils.


Mais de toute façon, cela ne la regardait plus, songea-t-elle en
secouant la tête. A présent, c'était son problème.

— Essayons de tenir jusqu'à demain, enchaîna-t-elle.

Il ne dit rien et ils restèrent en silence dans le salon jusqu'à ce


qu'Enid leur apporte deux tasses de chocolat chaud
délicieusement odorantes.

— Vous devez être exténués, tous les deux, remarqua-t-elle.

Elijah contempla sa tasse avec de grands yeux avant de se lever


pour aller chercher une bouteille de rhum. Après en avoir versé
une bonne rasade dans son chocolat, il regarda Enid en
souriant.

— Grâce à votre présence, les choses ont été beaucoup plus


faciles, la flatta-t-il.

La gouvernante rougit de plaisir.

— Nous avons eu de la chance de vous trouver aussi


rapidement, ajouta-t-il. Cela nous aide vraiment beaucoup.
Voulez-vous un peu de rhum ?

— Merci, j'en prendrai une goutte avec plaisir, répondit Enid.


Mais c'est une chance aussi pour moi ! Noël n'est pas un
moment idéal quand on est seul.

Pendant qu'Elijah se levait pour aller lui chercher un verre, Enid


adressa un sourire ému à Ainslie avant de poursuivre :

— J'ai préparé un bon repas de Noël — attendez un peu de


goûter ma farce aux marrons ! se rengorgea-t-elle. Je le servirai
à midi, comme cela, Guido aura largement le temps de faire la
sieste avant d'aller retrouver son oncle et sa tante.

— Vous déjeunez avec nous, bien sûr, proposa Elijah en


fronçant les sourcils.

— Je ferai manger Guido. Mais je ne veux pas m'imposer.


— Je vous en prie ! insista Elijah. Et Tony est invité, lui aussi.
Ainslie et moi...

Quand il lui prit la main, elle se raidit, incapable de jouer plus


longtemps la comédie ; mais cette fois, Elijah ne la laissa pas se
dégager.

— ... nous aurons besoin de toute votre aide afin d'en faire un
jour inoubliable pour Guido.

— Très bien..., acquiesça Enid en souriant. Ne vous en faites


pas, nous allons lui offrir un merveilleux Noël.

Ainslie réussit à libérer sa main et prit sa tasse de chocolat.

— Et votre famille, Enid ? demanda-t-elle.

— Je n'ai que ma sœur, répondit la gouvernante. Mais je ne


veux pas toujours atterrir chez elle. J'ai travaillé dans une
famille adorable pendant vingt-quatre ans. Je m'occupais de la
maison et des enfants. Les parents voyageaient beaucoup dans
le monde entier pour leur travail.

— Ils étaient devenus votre famille ? enchaîna Ainslie.

— Nous étions restés très proches. Même après le départ de


leur plus jeune enfant, ils m'avaient gardée pour m'occuper de
la maison. Mais à présent, ils sont partis s'installer à Singapour.
Lui a reçu une proposition inattendue et en quelques semaines,
la maison a été vendue.

Elle porta son verre à ses lèvres et but une gorgée de rhum.

— Pendant quelque temps, j'ai été un peu perdue. C'est pour


cela que c'est très agréable pour moi d'être ici. Je vais essayer de
m'acheter une maison l'année prochaine.

— Je pourrais vous aider, proposa aussitôt Elijah.

— Oh, je vous remercie, mais je ne crois pas que j'aie les


moyens de...
— Je connais beaucoup de gens, l'interrompit-il, et je peux
vous conseiller et vous dire à qui il ne faut pas vous adresser.

— Eh bien, ce serait merveilleux, merci, accepta Enid en


souriant. Avant d'aller me coucher, voulez-vous que j'installe les
cadeaux ?

— Je vous remercie, mais ne vous inquiétez pas, nous allons


nous en occuper.

Quelques instants plus tard, luttant contre la fatigue, ils


placèrent sous le sapin décoré les paquets soigneusement
enrubannés par Maria. Ainslie ajouta ses propres cadeaux.
Malgré l'odeur de résine de l'arbre et les lumières scintillantes
des guirlandes électriques, elle se sentait terriblement loin de
Noël...

— Que fais-tu ? demanda Elijah un peu plus tard quand elle


poussa la porte de la chambre du petit garçon.

— Je vais fixer une chaussette à son lit ! chuchota Ainslie.

— Tu vas le réveiller !

Mais la jeune femme était déjà entrée dans la pièce.

— C'est fait ! murmura Ainslie en ressortant.

— Il ne la verra pas...

— Bien sûr que si, affirma-t-elle. Ainsi, il comprendra que c'est


un jour magique.

— Pas pour lui.

Soudain, Elijah eut l'air si fatigué, si triste, qu'elle dut faire un


effort surhumain pour ne pas lever la main et lui caresser le
visage. Elle mourait d'envie de poser ses lèvres sur les siennes,
de le conduire vers le lit et de faire disparaître son chagrin sous
une multitude de baisers.
Mais la blessure que ses paroles cruelles lui avaient causée était
encore à vif.

Quand il ouvrit la porte de la chambre où ils dormaient


ensemble, Ainslie ne s'arrêta pas.

— Où vas-tu ?

— Dans une autre chambre, répondit-elle avec un sourire crispé.


Dieu merci, il y a le choix dans cette maison.

Il la regarda un long moment en silence avant de murmurer :

— Comme tu voudras.

Seule dans son lit, Ainslie ne parvenait pas à s'endormir. Hantée


par le visage las d'Elijah, elle revoyait les marques du chagrin
qu'il avait enduré, revivait la journée sombre qu'il venait de
traverser et pouvait presque éprouver le désespoir qui le minait.

Elle l'avait abandonné au moment où il avait le plus besoin


d'elle...

10.

Il avait compris !

En dépit de son jeune âge et des événements récents, Guido


avait compris que ce jour-là était spécial ! Ce fut du moins ce
que pensa Ainslie quand elle l'entendit appeler à 6 heures,
constatant que pour la première fois, il avait dormi toute la nuit
sans se réveiller.
Alors qu'elle se dirigeait rapidement vers sa chambre, elle se
heurta à Elijah, tout ébouriffé et vêtu seulement d'un slip taille
basse noir. A la vue de sa peau mate et de ses muscles fins, elle
ne put s'empêcher de rougir.

— Buon Natale, lui souhaita-t-il d'une voix grave.

Son visage creusé montrait qu'il avait peu dormi, mais il


semblait décidé à faire une trêve car il se pencha pour déposer
un baiser sur les lèvres de la jeune femme, l'attirant brièvement
contre lui.

— Joyeux Noël, Ainslie, reprit-il.

Ce bref contact la fit frissonner des pieds à la tête et elle


s'enivra de son odeur virile tandis qu'il se penchait pour prendre
Guido dans ses bras. L'enfant tenait à la main le tout petit ours
qu'Ainslie avait glissé dans la chaussette accrochée à son lit. Les
yeux rivés sur le dos de son oncle, la jeune femme fut parcourue
par un désir incontrôlable de tendre la main pour caresser sa
peau lisse. Elle s'efforça alors de refouler les images érotiques
qui se bousculaient dans son cerveau et sourit gaiement à
Guido.

Quand ils arrivèrent devant la cuisine, Enid en sortait, un


tablier blanc noué sur sa grande robe de chambre violette. Elle
portait en outre un bonnet rouge sur la tête et de grandes
boucles d'oreilles représentant un Père Noël oscillaient de
chaque côté de son visage jovial. Très touchée qu'elle ait fait cet
effort, Ainslie ne résista pas à l'envie de l'embrasser.

— Joyeux Noël ! s'exclama Enid en souriant de plus belle.

Apparemment, elle ne semblait pas du tout choquée par la


tenue plus que légère d'Elijah, et elle lui posa les mains sur les
épaules quand il vint l'embrasser à son tour.

— Buon Natale ! s'exclama-t-il en la prenant par la taille.


Puis il se dirigea vers le salon où les cadeaux formaient un
véritable monticule multicolore. Après s'être assis avec son
neveu à même le sol devant le sapin, il l'aida à ouvrir les paquets
un à un. Observant les réactions ravies du petit garçon, Ainslie
sentit l'amour que sa mère avait mis dans chaque présent et
décida de mettre sa rancune de côté. Il ne fallait surtout pas
gâcher le plaisir de Guido et la beauté de ces instants magiques.

— Joyeux Noël, Enid, dit Elijah en lui tendant un paquet.

— C'est pour moi ?

Embarrassée et aux anges, Enid défit le papier argenté avant


de découvrir un coffret de produits de beauté raffiné ainsi
qu'une enveloppe qu'elle ouvrit précautionneusement.

— Un spa ! Mon Dieu !

— Un week-end pour vous en compagnie de la personne de


votre choix..., annonça Elijah en repoussant ses remerciements
d'un geste de la main. Nous avons pensé que vous pourriez avoir
besoin de vous reposer un peu après ce séjour avec nous...

Il avait regardé Ainslie pour renforcer le « nous » qu'il avait


employé.

— Et voici encore une toute petite chose..., déclara Ainslie en


tendant son cadeau à Enid, non sans avoir enlevé
subrepticement la petite carte signée d'elle seule.

Bien sûr, elle avait également acheté un présent pour Elijah.


Vu son budget limité, il lui avait été très difficile de trouver un
objet susceptible de plaire à un milliardaire, et elle se sentit
soudain ridicule d'avoir choisi un cadre numérique. Elle le
regarda ôter le papier doré en se mordant la lèvre. Quand il
découvrit ce que contenait le paquet, une expression
indéchiffrable passa sur son visage.

— Merci, dit-il en la regardant dans les yeux.


Evidemment, il était sûrement déçu. Si elle avait été
réellement sa fiancée, si elle avait eu le droit de l'aimer, elle
aurait choisi quelque chose de plus personnel.

— Je n'ai pas eu beaucoup de temps, balbutia-t-elle.

Comme les larmes lui montaient aux yeux, elle se dirigea en


hâte vers la cuisine pour dissimuler son trouble. Pas question
qu'elle éclate en sanglots devant lui. Elle ouvrit le réfrigérateur
et resta immobile devant, espérant que l'air froid redonnerait un
aspect normal à son visage.

— Pourquoi es-tu partie si précipitamment?

— Je suis venue chercher du lait pour Guido, bredouilla-t-elle,


toujours plantée devant le réfrigérateur ouvert.

— Enid aurait pu s'en occuper, lui fit-il remarquer. Tu n'as pas


attendu de recevoir ton cadeau.

Il lui avait posé la main sur l'épaule et la fit pivoter devant lui.
Quand elle vit le paquet qu'il tenait dans l'autre main, ses yeux
se brouillèrent encore davantage. Et lorsqu'elle l'ouvrit, les
larmes trop longtemps retenues roulèrent sur ses joues.

Un rubis, entouré de diamants, se balançait au bout d'une


superbe chaîne en argent.

Même si elle n'y connaissait rien en pierres précieuses, Ainslie


comprit que celles-ci étaient véritables.

— C'est trop...

Elle ne put continuer parce que, effectivement, c'était trop


pour elle. Ce bijou aurait été un cadeau parfait de la part d'un
homme pour la femme qu'il aimait, mais pas pour son
employée. Soudain, elle se rendit compte avec angoisse à quel
point elle désirait être sa vraie fiancée.

Elle désirait que les mains qui tenaient maintenant le


pendentif, qui se glissaient sous ses cheveux, les mains qui lui
avaient fait l'amour, que ces mains soient pour elle, seulement
pour elle et pour toujours.

— J'aurais dû prendre plus de temps..., murmura-t-elle.

— De quoi parles-tu ?

— Du cadeau que je t'ai fait...

— Il me plaît énormément.

Il avait reculé pour contempler le bijou qui reposait entre ses


seins, si bien qu'elle se demanda de quel cadeau il parlait. En
tout cas, elle sentit ses mamelons réagir sous le regard d'Elijah,
se durcir, comme s'ils réclamaient son attention.

— Tu n'aurais pas dû, répéta-t-elle.

— Tu aimes les belles choses, se moqua-t-il gentiment. Et nous


ne voulons pas que tu voles.

— Tu sais bien que je n'avais pas volé, répliqua-t-elle en


grimaçant.

— Oui, effectivement. Et je te l'ai d'ailleurs dit, tu t'en souviens ?

Ainslie acquiesça.

— Tu ne m'embrasses pas ? demanda-t-il.

— Je peux profiter des avantages du métier même les jours


fériés ?

Elle aurait préféré qu'il se mette en colère au lieu de sourire,


qu'il lui réponde vertement au lieu d'embrasser ainsi doucement
ses joues et son cou, qu'il lui tourne le dos au lieu de mettre le
feu à ses sens.

— Je parle parfois sans réfléchir, murmura-t-il entre deux


baisers. Mais à d'autres moments...
Tremblante, Ainslie luttait contre elle-même pour ne pas céder
aux vertiges de la sensualité.

— Non, arrête, haleta-t-elle.

— Pourquoi?

Il avait prononcé ces mots dans un souffle, tout contre son


oreille. Les mains posées sur le réfrigérateur de chaque côté
d'elle, le corps tendu et penché, seule sa bouche était en contact
avec le corps de la jeune femme, qui éprouvait une envie
irrésistible de coller son corps contre le sien et d'embrasser
violemment ses lèvres. Mais il ne le fallait pas... Surtout pas...

— Pour ne pas embarrasser Enid, répondit-elle.

Quelle piètre explication, songea-t-elle aussitôt, mais elle fut


dispensée d'avoir à s'expliquer plus avant par l'arrivée de la
gouvernante.

— Je ne suis pas du tout embarrassée ! s'exclama-t-elle en


souriant.

Mais Ainslie l'était, elle, surtout quand Enid s'approcha d'elle


pour venir admirer le pendentif. Elle sortit ses lunettes de sa
poche pour mieux le voir et Ainslie rougit de constater que son
décolleté était devenu le centre de tous les regards.

— Il est magnifique, déclara Enid. Et ça, ce n'est pas du toc!

— Certainement pas, approuva Elijah d'un ton solennel.

Une fois l'effervescence des cadeaux et le désordre de ses sens


retombés, Ainslie entreprit de téléphoner à sa famille.

— Tu es sûre que tu vas bien, ma chérie ? lui demanda sa mère


d'une voix légèrement inquiète.

— Très bien, affirma Ainslie. Et j'ai trouvé un très bon job.


— Mais tu avais dit la même chose pour le précédent, lui fit
remarquer sa mère. Ecoute, si tu as besoin d'argent, ton père et
moi, nous serions contents que tu nous le dises.

— Je le ferai, je te le promets, mentit Ainslie.

Comment aurait-elle pu faire autrement ? Ils étaient en

Australie, à l'autre bout du monde. Et puis elle n'allait quand


même pas les appeler à chaque contrariété !

Elle adressa un petit signe à Elijah qui téléphonait lui aussi et


parlait en italien. Sa voix au timbre profond et riche empêchait
la jeune femme de se concentrer. Au moment où elle se dirigea
vers la porte pour changer de pièce, il eut visiblement la même
idée car il disparut dans le bureau et referma la porte derrière
lui.

Apparemment, Elijah avait de nombreuses personnes à qui


souhaiter un joyeux Noël car il resta enfermé dans le bureau
durant une éternité.

— Tu as le mal du pays ? demanda Elijah à un moment où


Ainslie contemplait pensivement son verre de vin.

Quand elle était redescendue au rez-de-chaussée, vêtue avec


soin pour l'occasion, elle avait découvert avec émerveillement la
table dressée par Enid.

Des branches de houx et des boules multicolores ressortaient


sur la nappe blanche tandis qu'un haut chandelier en cuivre
portait des bougies rouges. Des corbeilles vertes et dorées
remplies de mandarines étaient posées ici et là et au beau milieu
de la table trônait une énorme dinde — qui pourrait
certainement les nourrir jusqu'au prochain Noël, songea Ainslie
en la contemplant avec stupéfaction.

Quelques instants plus tard, Elijah était apparu. Il s'était rasé


de près et portait une superbe chemise de soie immaculée et un
pantalon cigarette prince-de-galles certainement fait sur
mesure. Gai et détendu, il n'avait ensuite cessé de s'amuser et de
faire le pitre, provoquant l'hilarité de Guido. Ayant trouvé
l'appareil numérique de Maria, il avait pris de nombreuses
photos, surtout à partir du moment où Tony les avait rejoints.
Des cierges magiques crépitant dans les mains et portant un
bonnet de Père Noël duquel sortaient de grandes oreilles de
renne, il avait fait hurler de rire toute la tablée. A ce moment-là,
Ainslie s'était dit qu'en dépit du deuil qui affectait la maisonnée,
un petit miracle avait bel et bien eu lieu : ce Noël était
réellement magique...

— Oui, répondit sincèrement Ainslie à la question d'Elijah. Je


me sens un peu nostalgique.

Mais contrairement aux évidences, elle ne l'était pas de


l'Australie ni de sa famille.

Elle était nostalgique par anticipation, à l'idée de ce qu'elle


allait ressentir plus tard, quand tout serait fini et qu'elle
repenserait à ce jour merveilleux.

— Nous serons de retour à 19 heures ! dit Enid en boutonnant le


manteau de Guido, tandis que Tony emportait le sac contenant
ses affaires et la poussette vers la voiture.

— Merci de nous avoir proposé de l'emmener, répliqua Elijah en


se penchant pour embrasser son neveu. Et toi, sois sage avec
Enid.

Quand ils se retrouvèrent seuls tous les deux, assis devant le feu
qui rougeoyait dans la cheminée, Ainslie se sentit soudain
timide et maladroite. Ce fut Elijah qui rompit le silence.

— Excuse-moi, déclara-t-il en se tournant vers elle avant de la


regarder dans les yeux. J'étais amer et triste, en colère et...

Il chercha le mot approprié pendant quelques instants.

— ... confuso ?
— Confus, approuva Ainslie.

— Je n'utilise pas souvent ce terme, soupira-t-il. Normalement,


je sais exactement ce que je fais et ce que je dois faire. Là, je me
suis reposé sur toi, et je te demande de m'excuser pour cela.

— Tu vas t'en sortir, dit Ainslie. Tu te débrouilles très bien avec


Guido et...

— Ce n'est pas seulement à cause de lui que je me sens confus.

Ses yeux bleus ne quittaient pas les siens.

— A cause de quoi, alors ?

— De nous.

Il l'avait dit si simplement qu'à présent, c'était elle qui se sentait


confuse.

— Je ne m'attendais pas à ce qui se passe entre nous, reprit-il en


se penchant vers elle.

Quand leurs lèvres se joignirent, Ainslie crut qu'elle allait


s'évanouir...

Le cashmere lui caressa le visage lorsqu'il fit passer son pull


par-dessus sa tête et, en dépit du feu dans la cheminée, un
frisson parcourut sa peau nue.

Elijah s'agenouillait maintenant sur le plancher devant elle. Il


prit de nouveau sa bouche en un baiser passionné et brûlant.
Ses mains adroites défirent son soutien-gorge tandis que ses
lèvres tout aussi expertes descendaient sur sa gorge offerte. Ses
cheveux noirs caressèrent délicieusement la poitrine d'Ainslie
quand il entreprit de lécher doucement la pointe durcie de son
sein. Tout en l'aspirant doucement entre ses lèvres, il trouva la
fermeture Eclair de sa jupe et, quand il fit glisser le tissu sur ses
hanches, Ainslie l'aida en les soulevant légèrement. En quelques
secondes, il acheva de la déshabiller.
— Elijah, murmura-t-elle, embarrassée par sa nudité alors que
lui était encore habillé.

Mais il ne l'écoutait pas et l'attira au bord du sofa.

— Détends-toi, ordonna-t-il d'une voix rauque.

Après avoir déposé quelques baisers terriblement érotiques


sur son mont de Vénus, il se débarrassa de sa chemise avant de
baisser de nouveau la tête vers son intimité.

— Détends-toi, répéta-t-il avant d'approcher de nouveau sa


bouche de sa toison.

— Je ne peux pas..., balbutia Ainslie.

Elle était assaillie de visions d'Enid revenant pour prendre ses


gants, ou l'écharpe de Guido, ou Dieu sait quoi.

— J'ai mis la chaîne de sûreté, souffla Elijah comme s'il avait


deviné ses craintes.

Puis il plongea avec gourmandise entre ses cuisses. Sa langue


fouillait en elle, caressait sa chair humide, la soumettant à un
supplice délicieux. Elle titillait son bouton frémissant de volupté
et le faisait se gonfler sous ses assauts experts.

— J'adore ton goût, murmura-t-il soudain. On dirait du miel...

Et soudain Ainslie ne pensa plus à rien, à rien sinon à ces


vagues qu'il faisait naître dans les replis de son intimité et qui
déferlaient dans tout son être. Elle avait presque envie de
sangloter de bonheur.

Une plainte sourde monta de sa gorge tandis qu'elle


s'accrochait à ses cheveux. Il réagissait à chaque gémissement, à
chaque geste de ses mains ; il faisait exactement ce qu'il fallait,
au moment où il le fallait. Ainslie vit ses propres genoux
trembler, sentit ses cuisses se contracter, elle défaillait sous la
chaleur de son souffle, la douceur de sa langue. Et quand il
s'arrêta soudain un très bref instant, elle l'entendit murmurer :
— Ça, c'est mon privilège.

Ensuite, ses lèvres vinrent de nouveau la butiner, jusqu'à ce


qu'il n'y ait plus rien à donner ni plus rien à prendre. Quand elle
eut achevé de trembler de plaisir, lorsqu'elle fut complètement
rassasiée, il se redressa et l'attira vers lui avant de l'installer sur
le tapis devant le feu.

Ainslie vit sa peau satinée luire à la lueur des flammes. Elle


contempla son érection puissante avec avidité. Lorsqu'il
s'enfonça en elle, Ainslie ferma les yeux et s'abandonna au
ravissement de l'entendre répéter son prénom. Quelques
instants plus tard, elle sombra de nouveau dans l'extase en
l'entraînant avec elle.

— Je me sens coupable de...

Il n'acheva pas sa phrase. Ce n'était pas la peine. Le feu était


mourant à présent et seule les éclairait la douce lumière
provenant d'une lampe à l'abat-jour en satin rose.

— Je sais, murmura Ainslie.

Il était allongé sur le dos, sa poitrine se soulevant


régulièrement sous les doigts d'Ainslie.

— En plus de tout ce qui s'est passé, tu as changé ma vie.

Quand elle entendit la déférence contenue dans ses paroles, sa


main s'immobilisa. Cette fois, il n'avait pas parlé sous le coup de
l'émotion due à leur étreinte.

— Toi aussi, tu as changé la mienne, avoua-t-elle doucement.

Le juron qu'il poussa n'était peut-être pas la réponse qu'elle


attendait, mais il était parfaitement justifié par le bruit qui
provenait de l'entrée : quelqu'un essayait d'ouvrir la porte. Ils se
levèrent tous les deux en un éclair.
Après s'être rhabillés en hâte, ils glissèrent leurs sous-vêtements
sous un coussin et rejoignirent le hall. Elijah ôta la chaîne de
sûreté et, l'air aussi coupable qu'Ainslie, s'effaça pour laisser
entrer Enid, qui portait dans ses bras un Guido à moitié
endormi. Après l'avoir tendu à son oncle, elle ôta ses gants d'un
geste énergique.

— Vous êtes sûr que je peux demander à Tony de me conduire


chez ma sœur?

— Absolument. Tout s'est bien passé ?

— Normalement, déclara-t-elle en haussant les épaules. Et vous,


qu'avez-vous fait?

— Oh... Des bricoles... Mais dites-moi, comment étaient les


Castella?

— Comme d'habitude, répondit la gouvernante en regardant


tristement Guido. Ils n'ont pas fait beaucoup d'efforts. Mais ils
lui ont bien offert un joli cadeau : des petites marionnettes. Ils
les avaient achetées à l'aéroport en Italie.

Elle commença à fouiller dans le grand sac de Guido. Elijah


l'arrêta d'un geste.

— Vous en avez assez fait, Enid. Allez rejoindre votre sœur


maintenant, et passez une bonne soirée.

— Je peux coucher le petit avant de partir.

— Non, insista Elijah. Nous allons nous en occuper.

— Bon, si vous en êtes sûr, dit Enid en se tournant vers la porte.

Puis elle sembla changer d'avis et fit volte-face.

— J'ai vraiment passé de très bons moments avec vous. Cela a


été un merveilleux Noël pour moi. Oh, et puis, monsieur
Vanaldi, je voulais vous dire...
Cette fois, elle avança vers la porte sans se retourner.

— ... vous avez boutonné Pierre avec Paul.

Ainslie adora la façon dont Elijah rougit en baissant les yeux sur
sa chemise.

Quelques heures plus tard, tout en lui caressant


langoureusement la cuisse, Elijah dit d'un air pensif :

— Ils lui avaient acheté un cadeau à l'aéroport... Tu ne trouves


pas ça étrange ? Quand j'ai appris la terrible nouvelle, j'ai pris
mon passeport, mon portefeuille et mon ordinateur portable. A
l'aéroport il a fallu que j'achète un chargeur pour mon téléphone
et un adaptateur. Cela ne me serait jamais venu à l'esprit
d'acheter un cadeau pour Guido...

— Je suppose que les gens réagissent différemment.

Une scène revint brusquement à la mémoire d'Ainslie ; elle


n'en avait pas encore parlé à Elijah, non par manque de
franchise mais parce que l'occasion ne s'était pas encore
présentée.

— Dina m'a dit quelque chose le jour des funérailles,


commença-t-elle d'un ton hésitant, guettant sa réaction.

Il resta silencieux.

— Elle ne me l'a pas dit directement, reprit-elle, mais... Eh


bien, elle m'a offert de l'argent pour que je te quitte.

Ainslie attendit l'inévitable explosion de rage mais rien ne


vint. Elle sentit les bras vigoureux d'Elijah se refermer autour
d'elle.

— Dors maintenant, chuchota-t-il en l'embrassant dans les


cheveux. Tout va bien.
Très rapidement, il la sentit se détendre dans ses bras. Il avait
partagé ses préoccupations avec elle, certes, mais cela ne les
avait pas fait disparaître pour autant.

Ainslie s'était endormie, Elijah le devina au souffle régulier qui


soulevait sa poitrine adorable. Il valait peut-être mieux qu'elle
parte, à cause des risques auxquels elle se trouvait désormais
exposée.

Un instant, il fut tenté de la réveiller pour lui faire part plus


précisément de ses craintes. Mais à quoi cela servirait-il ? Et s'il
lui parlait vraiment à cœur ouvert, resterait-elle ensuite ?

Il se força à calmer les battements de son cœur tandis qu'il se


sentait en proie à un dilemme cruel. Il voulait qu'elle parte, mais
il avait besoin qu'elle reste. Il avait besoin d'elle.

— Dors, répéta-t-il à voix haute.

Mais cette fois, il s'était adressé à sa sœur, à son âme qu'il


sentait planer au-dessus d'eux, veillant avec amour sur son
enfant.

— Je prendrai soin de lui, Maria. Buon Natale.

11.

— Il devrait être avec Enid.

— Pardon ? demanda Ainslie en revenant se glisser dans le lit


après être allée voir Guido.

— C'est Enid qui devrait se lever la nuit. Je l'ai engagée comme


gouvernante et comme nurse.
— Mais ça ne me gêne pas, murmura-t-elle en bâillant.

Par contre, elle n'avait désormais plus qu'une envie : se


rendormir dans les bras d'Elijah.

— Ce n'est pas la question. Si tu étais vraiment ma fiancée, tu ne


te lèverais pas la nuit pour aller t'occuper de Guido. Demain
matin, je ferai monter son lit au dernier étage.

Puis il se tourna sur le côté, loin d'Ainslie.

Furieuse, elle s'assit dans le lit et s'adressa à son large dos.

- Je ne sais pas quel genre de vraies fiancées tu as eu avant d'en


engager une fausse mais moi, si j'étais ta vraie fiancée, je serais
le genre qui se lève en pleine nuit. Et le genre qui parlerait
tranquillement avec toi de ces choses plutôt que te laisser
prendre des décisions autoritaires.

— Dans ce cas, c'est aussi bien que nous ne soyons pas vraiment
fiancés, rétorqua-t-il sans même se retourner.

Tout en regardant Tony démonter le lit de Guido pour le


transporter au dernier étage, Ainslie eut l'impression d'être elle-
même démantelée. L'homme qu'elle avait cru commencer à
connaître s'était muré dans une attitude fermée et
intransigeante.

— Je serai absent cet après-midi, vint lui annoncer Elijah alors


qu'elle contemplait la place vide laissée par le petit lit.

— C'est ainsi que va se dérouler son existence ? demanda-t-elle


en se retournant vers lui. Il sera laissé à la nurse pendant que tu
sors ? Et il dormira loin de toi pour que tu ne sois pas dérangé
durant ton sommeil ?

— Tu déformes tout.
— Non, Elijah. Qu'est-ce que tu peux avoir à faire de si
important le lendemain de Noël ? Mlle Anderson a raison : tu
dois passer du temps avec lui, pour forger un lien entre vous.

— Guido ne semble pas s'en soucier. Il est en haut avec Enid et il


s'amuse avec ses nouveaux jouets.

— Il a quinze mois, pour l'amour du ciel !

— Oui, exactement, répliqua-t-il en haussant les épaules. En


fait, la seule personne qui semble ennuyée par mon absence,
c'est toi. Ce qui me conduit à me poser des questions. Ne te sers
pas de mon neveu pour me faire culpabiliser, pour prendre
l'ascendant sur moi. Je sors, un point c'est tout.

— Je reviendrai dans quelques heures.

— Vous allez travailler? demanda Enid d'un ton surpris.

— Je voudrais jeter un coup d'œil à quelques propriétés.

Sans plus poser de questions, Enid se dirigea vers la cuisine.

— Je ne vois pas pourquoi je m'arrêterais de travailler parce que


je suis coincé ici.

— Coincé ici ? répéta Ainslie.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire.

— Mais ce sont les vacances !

— Cela ne change rien pour moi. Au fait, achète-toi quelque


chose pour la soirée du nouvel an. Ce sera habillé, ce qui
signifie...

— J'ai compris ! l'interrompit-elle vivement.

—- J'allais dire qu'il faudra donc que nous demandions à Enid


de rester avec Guido. Peux-tu t'en charger?
— Je préviendrai aussi Tony.

— Je lui ai donné sa soirée. Des amis passeront nous prendre.

Une gouvernante à disposition, un chauffeur prêt à vous


emmener là vous vouliez... Dans de telles conditions, la vie était
très simple, songea Ainslie tout en déambulant dans les
magasins, avec Tony derrière elle qui portait ses paquets.
Beaucoup de femmes trouveraient même certainement que
c'était l'existence idéale.

Sauf que ce n'était pas ce que désirait Ainslie, ni pour elle, ni


pour Guido.

Surtout quand ce soir-là, une fois de plus, Elijah ne fut pas


rentré à l'heure du bain de son neveu, ni pour lui dire bonsoir
avant qu'Enid n'aille le coucher.

En à peine une semaine, ses « quelques heures » d'absence


s'étaient étendues jusqu'à minuit et désormais, il semblait
préférer dîner à l'extérieur.

Quand il venait la rejoindre au lit, même quand il l'attirait


contre lui, Ainslie sentait qu'il n'était pas vraiment là.

— Je vais devoir aller en Italie pour quelques jours...

— Tu ne peux pas faire sortir Guido du territoire.

— Je sais..., soupira Elijah. Et nous devons aller à cette soirée de


la Saint-Sylvestre. Je partirai tout de suite après.

— Mais...

Ainslie s'interrompit. Elle ne voulait pas le harceler de


questions, mais la jalousie et le doute s'insinuaient en elle.

— Tu as rendez-vous avec Mlle Anderson le 2.


— C'est toi qui devras la rencontrer. De toute façon, il faut
qu'elle comprenne que je travaille. J'ai tout mis de côté depuis
l'accident mais j'ai des engagements à respecter, du personnel,
le monde ne s'est pas arrêté de tourner parce que Maria est
morte.

— Guido est ton neveu, répliqua Ainslie en le regardant dans


les yeux. Et tu as engagé un véritable combat dans le but
d'obtenir sa garde. Tu sais aussi bien que moi qu'à la seconde
même où tu quitteras l'Angleterre, les Castella vont exiger que
Guido aille chez eux.

— Il restera ici ! Chez lui ! Et tu seras avec lui à chaque instant.


Si les Castella viennent sonner à la porte, tu ne leur ouvriras
pas. Ecoute, si tu ne veux pas recevoir Mlle Anderson, je
l'appellerai pour fixer une autre date.

— Tu n'as pas l'intention de changer, n'est-ce pas ?

— Pourquoi devrais-je changer ? répliqua Elijah en haussant


les sourcils. Je ne suis pas comme toi, j'aimais ma vie.

Ainslie bondit hors du lit et enfila sa robe de chambre.

— Tu vas de nouveau dans la chambre d'amis ? lança-t-il d'un


ton mordant. Vas-tu t'enfuir chaque fois que tu n'auras pas le
dernier mot?

— J'allais simplement aux toilettes, riposta-t-elle sur le même


ton.

Une fois dans la salle de bains, elle s'assit sur le bord de la


baignoire en respirant à fond pour essayer de se calmer. Mais en
vain.

Elle sentait le fossé qui les séparait à présent ; elle voyait


Elijah s'éloigner irrémédiablement, pas seulement d'elle mais
aussi de Guido.

— Vous devez sortir, insista Enid avec véhémence.


Ainslie se sentait horriblement coupable. Elle détourna le
visage pour échapper aux baisers mouillés de Guido, qui
risquaient de réduire à néant les longues minutes passées à se
maquiller.

Vêtue de sa robe de chambre, elle lui donnait de petits


morceaux de dinde et attendait patiemment qu'il mâche.

— C'est la soirée de la Saint-Sylvestre, poursuivit Enid. Et si


vous obtenez la garde de Guido, il faudra qu'il s'habitue à ce que
vous sortiez de temps en temps.

En effet, depuis quelques jours, le téléphone d'Elijah sonnait


constamment. Apparemment, tout le monde savait désormais
qu'il demeurait à Londres et de nouvelles invitations arrivaient
sans cesse. La perspective de se retrouver parachutée dans son
univers clinquant donnait des sueurs froides à Ainslie.

Elle se força à revenir à la conversation avec la gouvernante et


leva les yeux vers elle.

— Nous ne sortirons pas beaucoup. Maintenant, nous devons


penser à Guido.

— Bien sûr, répliqua Enid. Mais j'ai cherché sur internet.

— Que voulez-vous dire ?

— J'ai vu que M. Vanaldi avait une vie mondaine bien remplie.


Elle ne va pas s'interrompre tout à coup. Alors, sortez et allez
vous amuser. Vous l'avez mérité, après ce que vous venez de
traverser...

Peut-être avait-elle raison.

Peut-être était-ce ce dont ils avaient besoin. Elijah était


habitué aux soirées, au luxe et aux créatures somptueuses. Il n'y
renoncerait pas complètement pour Guido. Il devrait trouver un
compromis et, au moins pour ce soir, elle aussi !
Un peu plus tard, se regardant dans le miroir en pied, elle
réussit presque à s'en convaincre. La soie rose clair de sa robe
brodée à la main et le mantelet assorti formaient un ensemble
superbe et lui allaient à ravir. Ses cheveux blond cendré
soigneusement brossés, son splendide pendentif autour de son
cou et une paire d'escarpins gris perle à hauts talons aux pieds,
elle se trouva même pas mal du tout...

Cependant, la tendresse, la complicité qu'Elijah et elle avaient


trouvées à Noël semblaient perdues. Ainslie soupira. Les mains
qui l'avaient adorée ne s'approchaient plus de son corps, la
bouche qui l'embrassait si bien semblait désabusée. En outre,
elle ne pouvait vraiment pas comprendre qu'il parte en Italie si
peu de temps avant que les services sociaux ne prennent leur
décision.

— Vous êtes magnifique ! s'extasia Enid quand elle redescendit


au rez-de-chaussée. Tony est dans la cuisine. Je suis en train de
lui préparer une tasse de thé.

Mais Elijah n'était toujours pas là.

Terriblement contrariée, Ainslie se laissa peu à peu gagner par


les idées noires à mesure qu'elle attendait son retour. Lorsque le
téléphone de la maison sonna, l'angoisse lui monta à la gorge.
Elle mit quelques secondes à réaliser que la voix terriblement
sexy qui parlait rapidement en italien dans le combiné n'était
pas celle qu'elle s'attendait à entendre.

— Elijah n'est pas là ! réussit-elle à placer.

— Ah... Et vous êtes ? ronronna la femme au bout du fil.

— Ainslie.

— Oh, la remplaçante ? s'exclama-t-elle avec un éclat de rire.


Ne vous inquiétez pas, Elijah m'a parlé de la gouvernante et m'a
demandé d'être prudente.
Ainslie sentit quelque chose mourir en elle tandis qu'Enid
venait déposer une tasse de thé fumant devant elle.

— Je sais être discrète quand il le faut, reprit la voix sucrée. Où


est-il ? Son téléphone portable est éteint.

— Qui êtes-vous ? demanda courageusement Ainslie—elle


redoutait la réponse plus que tout.

— Portia ! répondit son interlocutrice avec assurance. Sa vraie


fiancée.

Elijah jura lorsque le peigne accrocha un nœud dans ses


cheveux. Il s'était douché et changé en un temps record. Une
fois coiffé, il se vaporisa d'eau de toilette puis noua sa cravate.

Il n'avait pas dit un mot à Ainslie, qui était pourtant restée


dans la chambre tout le temps qu'il se préparait. Il ne voulait
surtout pas lui demander comment elle allait, parce qu'il la
savait inquiète et triste. L'entendre de sa bouche l'aurait
anéanti, d'autant qu'il en était le seul responsable. Il n'aurait pas
supporté une autre dispute, et il ne désirait pas se justifier pour
son retard, ni même pour être sorti — si elle savait comme il
aurait préféré rester à la maison ! Tout cela, il s'en rendait bien
compte, le mettait de méchante humeur. En outre, il n'avait
aucune envie de partir pour l'Italie le lendemain, aucune envie
de la forcer à rester pendant son absence mais surtout, il ne
voulait pas qu'elle s'en aille...

Elijah jeta un coup d'œil à Ainslie. Il vit sa pâleur et son air


tendu, qui la rendaient plus belle et plus fragile que jamais. Il
aurait dû lui faire des compliments sur sa mise, lui dire combien
il la trouvait magnifique — après tout, c'était la vérité — mais
aucune parole ne parvenait à franchir ses lèvres.

— Viens ! parvint-il à articuler en lui tendant la main, tout en


sachant qu'elle ne la prendrait pas. Allons-y !

La soirée avait lieu dans une luxueuse demeure qui donnait


sur la Tamise. Le Champagne y coulait à flots et une nuée de
serveurs proposait des amuse-gueules raffinés. Mais Ainslie
n'avait pas d'appétit, envie de rien, et surtout pas de cette
ambiance joyeuse et festive.

Elijah l'avait présentée à un petit groupe de personnes et,


après lui avoir tendu une coupe de Champagne, l'avait laissée
avec eux avant de s'éloigner. Elle essaya de s'intéresser à la
conversation mais se sentait affreusement déplacée parmi ces
gens qui racontaient leurs vacances aux sports d'hiver — en
Suisse bien entendu, est-il concevable d'aller skier ailleurs ?... —
et tenaient des propos outrés sur les nurses qui osaient
demander leur soirée de la Saint-Sylvestre !

Outre leurs vêtements qui semblaient tout droit sortis d'un


défilé haute couture, tous avaient un point commun : ils
adoraient Elijah.

Du coin de l'œil, Ainslie voyait les femmes défiler auprès de


lui. Sourire aux lèvres, il acceptait leurs baisers empressés de
bonne grâce tandis que, minée par la jalousie, elle serrait les
dents et s'efforçait de continuer à faire bonne figure.

Comment pouvait-il accorder de l'importance à tous ces snobs


?

Soudain, alors que minuit approchait, il vint la retrouver et


l'invita à danser. Mais le mal était fait : il l'avait négligée, alors
qu'elle aurait tellement souhaité qu'il se comporte différemment
avec elle. Parce que malgré tout, elle désirait Elijah, comme elle
n'avait jamais désiré aucun autre homme.

Les mains négligemment posées sur sa taille, il se pencha vers


son oreille.

— Fais au moins semblant de t'amuser, murmura-t-il.

— Pourquoi?

— Pourquoi ? répéta-t-il d'un ton incrédule et frustré.


— Ces gens sont atroces, et tu m'as ignorée toute la soirée.

— Ainslie, coupa-t-il d'une voix cassante, je te l'ai déjà dit : je


dois parler à ces gens.

— A Portia aussi ?

Après s'être immobilisé une seconde, il lui prit brusquement le


coude et l'entraîna sur le balcon, où il faisait un froid
épouvantable.

— Explique-toi, lança-t-il sèchement.

— Elle a appelé tout à l'heure.

— Je t'avais dit de ne pas répondre au téléphone. Ce n'est pas


ma faute si tu préfères ne pas suivre mes instructions. Mais
merci de m'avoir transmis le message.

— Je ne l'ai pas encore fait, répliqua-t-elle d'une voix déformée


par l'amertume. Elle m'a dit qu'elle était ta vraie fiancée.

— Crois-tu vraiment que je ne fréquentais personne avant de


venir à Londres ?

— Est-ce pour elle que tu vas en Italie ?

— Portia?

Il eut le culot d'éclater de rire.

— Tu crois que je vais là-bas pour Portia?

— Est-ce avec elle que tu as passé des heures au téléphone


durant toute la semaine ?

— Tu es jalouse ?

— Oui ! s'exclama Ainslie. Et puisque je ne suis pas assez


mondaine ni assez sophistiquée pour toi, je peux bien te dire
que peu m'importe que tu couches aussi avec elle. Mais
franchement, Elijah, est-ce que ta vraie fiancée se lèverait la
nuit pour aller s'occuper de Guido ? Est-ce qu'elle l'aimerait
comme je l'aime ? Est-ce qu'elle...

Elle s'interrompit brusquement, horrifiée de se rendre compte


qu'elle avait failli avouer à Elijah qu'elle l'aimait...

— Je n'ai pas trouvé le temps de lui dire que c'était fini.

Il avait parlé d'un ton si détaché qu'elle en frémit. Le moment


venu, elle serait rejetée avec la même brutalité.

— Tu es toujours tellement prête à penser le pire à mon sujet,


reprit Elijah. Avec tout ce qui s'est passé depuis mon arrivée à
Londres, j'ai oublié d'avertir la femme que je fréquentais depuis
deux semaines qu'il n'y avait pas de place pour elle dans ma vie.
Ainslie, crois-moi : je n'ai pas songé à Portia un seul instant ! Je
l'ai appelée hier pour lui dire ce qui s'était passé. Mais j'essayais
en même temps d'obtenir un renseignement dont j'avais besoin.
Et tu as raison sur un point : Portia ne t'arrive pas à la cheville...

Ainslie sentait son souffle lui caresser la joue, voyait la colère


et, crut-elle déceler, la sincérité qui éclairaient les yeux bleus
rivés aux siens.

— Dans cet enfer, je ne m'attendais pas à être heureux,


continua-t-il d'une voix grave. Je me sentais coupable de
pouvoir sourire, de te faire rire, de pouvoir te tenir dans mes
bras alors que j'aurais dû concentrer toutes mes pensées sur
Guido, sur ma sœur. Je me sens coupable parce que, en dépit de
tout, je te désire, à chaque instant !

A cet instant, il l'attira doucement contre lui et l'embrassa.


Contrairement à ce qu'il espérait, elle lui résistait, les lèvres
obstinément serrées. Elijah insista farouchement et, quand elle
s'entrouvrit enfin, il dévora sa bouche avec toute l'ardeur d'un
désir contenu durant de trop longues journées.

Soudain Ainslie entendit une rumeur. Les invités égrenaient


les dernières secondes de l'année et tout à coup, elle se sentit
terrifiée. Elle ne voulait pas voir le lendemain arriver, parce
qu'elle devrait laisser Elijah partir.

Puis le vénérable carillon de Big Ben sonna les douze coups.


En Australie, cette célébration était très modeste mais là, à
Londres, elle savait que tout le monde manifestait bruyamment
sa joie. Aux balcons, dans la rue, des gens chantaient « Auld
Lang Syne », la vieille version originale écossaise de « Ce n'est
qu'un au revoir » tandis qu'Elijah continuait à l'embrasser, son
érection fermement pressée contre elle. Il aurait pu la prendre
là, sur le balcon. Elle se serait laissé faire, songea-t-elle avec un
mélange d'excitation et d'effarement. Car en dépit de tout, elle
non plus n'avait jamais cessé de le désirer.

Durant le trajet qui les ramenait à Earl's Court, il continua à


l'embrasser. Et quand ils gravirent les quelques marches de la
maison et entrèrent dans le hall, il ne s'écarta pas de ses lèvres.

Les doigts enfoncés dans ses cheveux épais, Ainslie lui rendait
ses baisers avec fougue et ils arrivèrent dans la chambre
étroitement enlacés.

Sans plus attendre, il remonta sa robe sur son corps d'une


main fébrile avant de déchirer ses sous-vêtements d'un geste
brusque. Puis il libéra son érection, lui écarta les cuisses et se
baissa légèrement pour la pénétrer. Même si la position n'était
pas très confortable, Ainslie se sentait envahie par des
sensations fulgurantes tandis qu'il s'enfonçait de plus en plus
profondément en elle. Il y avait quelque chose d'éblouissant
dans leur étreinte.

Une passion brute les consumait tous deux. Les mains


s'agrippant à ses hanches, Elijah donna un coup de reins si
puissant qu'Ainslie eut l'impression d'imploser de plaisir. Elle
s'accrocha à lui, perdue en un orgasme d'une intensité inouïe. Il
s'enfonça alors en elle une dernière fois en murmurant son
prénom avant de sombrer à son tour dans l'extase.
Plus tard, alors qu'ils étaient étendus sur le lit, il prononça les
mots qu'elle redoutait :

— Epouse-moi...

En d'autres circonstances, entendre ces mots l'aurait


transportée de bonheur. Mais Ainslie savait qu'Elijah mettait
simplement ses pions en place afin d'obtenir ce qu'il désirait : la
garde de Guido. Il ne s'agissait pas d'amour...

Soudain, elle fut envahie par une crainte affreuse : trouverait-


elle la force de refuser?

— Ne réponds pas tout de suite, reprit-il en déposant un baiser


tendre sur son front. Nous en parlerons à mon retour.

12.

Il n'appela pas pour prendre des nouvelles de Guido, ni pour


parler à Ainslie. Et s'il avait laissé un message à Mlle Anderson,
celle-ci ne l'avait pas reçu !

— Ce n'est vraiment pas sérieux, remarqua l'assistante sociale


en regardant sévèrement Ainslie.

— Il faut qu'il travaille, le défendit-elle. Il a des problèmes à


résoudre. Quand on l'a appelé pour le prévenir de l'accident, il a
tout laissé en plan, aussi a-t-il besoin de quelques jours pour
remettre les choses en ordre. Ensuite il pourra revenir et
s'occuper exclusivement de Guido.

— Quand? demanda Mlle Anderson. Je veux le voir avec son


neveu. Il faut que je sache comment ils se comportent ensemble.
— Elijah devrait être de retour dans quelques jours, affirma
Ainslie d'une voix aussi ferme que possible.

— Eh bien, faites en sorte que ce soit le cas ! Les Castella vont


être très contrariés et franchement, je ne peux pas les en
blâmer. Si M. Vanaldi ne peut pas rester avec cet enfant, il
faudra qu'il aille les rejoindre.

— Guido est chez lui, ici, commença Ainslie en s'efforçant


d'être convaincante. Le déplacer maintenant, même pour les
quelques jours d'absence d'Elijah, cela ne ferait que le perturber
davantage.

— Je le sais, répliqua vivement Mlle Anderson. J'espère que


votre fiancé se rend compte que si vous n'étiez pas là, si vous
n'étiez pas destinée à jouer un grand rôle dans la vie de Guido,
je n'hésiterais pas à laisser les Castella le prendre avec eux. Vous
pouvez le dire à M. Vanaldi, et lui répéter que son argent ne
m'impressionne pas. Je ne veux pas que ce petit garçon soit
élevé par des nurses alors qu'il y a une famille affectueuse prête
à l'accueillir.

Quand Mlle Anderson prit son sac et se leva pour partir,


Ainslie retint un soupir de soulagement.

— Je lui demanderai de vous appeler dès son retour, assura-t-


elle en raccompagnant sa visiteuse vers la sortie.

— Je compte sur vous ! asséna l'assistante sociale avant de


descendre les marches.

— Elle crie plus qu'elle ne mord !

Un torchon à la main, Enid rejoignit Ainslie au moment où elle


refermait la porte.

— Vraiment?

Ainslie ne lui avait jamais été aussi reconnaissante pour sa


présence solide et rassurante. Exténuée, elle se laissa entraîner
vers la cuisine. Bien au chaud et en sécurité dans le refuge
d'Enid, elle accepta volontiers la tasse de thé et les biscuits faits
maison que celle-ci lui offrit.

— Peut-être votre sœur a-t-elle raison, lâcha finalement


Ainslie.

Enid s'arrêta de charger le lave-vaisselle et vint s'asseoir à côté


d'elle.

— Je veux dire que si Elijah peut manquer un rendez-vous


aussi important à cause de son travail, reprit Ainslie, quoi
d'autre va-t-il manquer? L'anniversaire de Guido? Les rendez-
vous avec les professeurs ? Le spectacle de fin d'année de l'école
?

— Il a des problèmes à régler..., dit Enid avec chaleur.

Mais Ainslie secoua la tête.

Elle aussi avait fait des recherches sur internet, et elle avait
appris qu'Elijah ne se donnait même pas la peine d'inviter ses
maîtresses à dîner pour leur annoncer qu'il rompait avec elles.
D'après les interviews amères qu'elle avait lues, plusieurs
femmes auraient même apprécié de recevoir ne serait-ce qu'un
message par texto...

Ce qui voulait dire qu'elle n'avait sans doute pas à considérer


cette Portia comme une rivale, mais la confortait dans son
opinion selon laquelle elle n'était pour lui qu'un moyen de
garder Guido.

A présent, Ainslie regrettait d'avoir accepté son coûteux


collier, son style de vie et ses étreintes passionnées.

— Je ne sais pas quoi faire, avoua-t-elle avec un geste


d'impuissance en se tournant vers Enid. Je ne sais pas ce qui est
le mieux pour Guido. Peut-être serait-il effectivement préférable
qu'il vive avec les Castella. Ce n'est pas parce que Elijah aime
son neveu qu'il représente la meilleure solution pour son avenir.
— Vous avez peur, Ainslie ? demanda Enid en lui versant une
autre tasse de thé. Je me doute bien qu'avec la vie que mène
votre fiancé, c'est vous qui allez élever cet enfant. Et je ne dirai
rien à Rita, ne vous en faites pas. Elle n'a pas besoin de moi
pour faire son travail. Elle fera vraiment de son mieux afin de
prendre la meilleure décision pour Guido.

— A-t-elle seulement des enfants ? répliqua Ainslie d'un ton


un peu agressif.

— Non, répondit calmement Enid. Mais Barbara, son amie, en


a...

Devant l'expression surprise d'Ainslie, la gouvernante eut un


petit sourire.

— Aussi ma sœur est-elle bien placée pour savoir que ce n'est


pas nécessaire d'être une famille classique pour former un foyer.
C'est une question d'amour et d'affection, et elle a compris qu'il
y en avait dans cette maison.

Certes, songea Ainslie, mais parce qu'elle aimait Elijah. Mais


l'amour, comme elle s'en rendait de plus en plus compte, était
une véritable folie, qui bouleversait vos repères, changeait vos
valeurs et vos règles, se moquait de vos interrogations et
angoisses et vous ordonnait de rester silencieux quand vous
aviez envie de hurler...

Eh bien désormais, elle ne se gênerait pas pour dire ce qu'elle


pensait ! Elle exigerait d'Elijah la vérité avant de prendre sa
décision. Pas seulement sur les raisons de son voyage en Italie,
mais à propos du futur ; de leur futur.

Après avoir pris cette décision, Ainslie se sentit plus calme. Un


peu plus tard, pour la première fois depuis qu'elle était arrivée
dans cette maison, elle appela même quelques-unes de ses
amies londoniennes. Puis elle alla s'installer dans le salon avec
le journal du jour.
Soudain, quelques lignes attirèrent son attention. Elle les lut et
les relut, les sourcils froncés.

Enid, qui venait d'aller chercher Guido dans sa chambre,


arriva à cet instant et dut remarquer son air inquiet.

— Vous allez bien ? demanda-t-elle avec sollicitude en posant


le petit garçon sur le sol.

— Oui. Mais il faut que je sorte !

— Vous êtes sûre que tout va bien ? insista la gouvernante.

— Oui...

La première réaction d'Ainslie avait été de vouloir prendre son


sac et partir en courant. Mais Elijah avait été formel : elle ne
devait pas quitter Guido une seconde. Elle lui enfila donc son
manteau et le boutonna d'une main tremblante avant
d'enfoncer son bonnet sur les oreilles du petit garçon. Puis elle
l'installa dans sa poussette.

— Je peux vraiment m'en occuper pendant que vous n'êtes pas


là, proposa Enid, visiblement de plus en plus inquiète. Ou je
pourrais demander à Tony de vous accompagner...

— Cela fera du bien à Guido de prendre l'air ! décréta Ainslie


en achevant de boutonner son propre manteau.

Une fois sortie, se doutant qu'Enid l'observait depuis la


fenêtre, elle se força à ne pas courir et à gazouiller gaiement
avec Guido tout en se dirigeant vers la station de métro.

Quelques minutes plus tard, elle ressortait à l'air libre et se


retrouva rapidement dans une rue familière. Des larmes plein
les yeux, elle hâta le pas.

Et lorsque la porte s'ouvrit, ils tombèrent naturellement dans


les bras l'un de l'autre.
— Oh, Angus, sanglota Ainslie, je viens juste de lire le journal.
Je suis tellement désolée pour tout ce qui vous arrive.

13.

— Nous allons bien ! la rassura Angus pour la centième fois de


sa belle voix calme.

Ainslie avala une gorgée réconfortante de thé. La mère d'Angus,


venue d'Ecosse à la rescousse, leur en avait préparé une énorme
théière avant d'emmener Guido jouer avec Jack et Clemmie, la
laissant seule avec son ancien employeur.

— Et en dépit de ce que racontent les journaux, cela n'a pas


vraiment été un choc pour moi. Notre mariage prenait l'eau
depuis longtemps.

— Pourquoi êtes-vous restés ensemble, alors ?

— Nous voulions maintenir les apparences jusqu'à ce que les


deux enfants aillent à l'école. Nous avions pris une nurse afin
que Gemma puisse continuer à travailler et je comptais mettre
un peu d'argent de côté avant de devenir un père célibataire —
ce qui n'est pas facile quand on travaille aux urgences !

— Et qu'on est un spécialiste célèbre.

— Je ne veux pas que Jack et Clemmie soient élevés par des


gouvernantes. J'ai d'abord été aidé par une infirmière de
l'hôpital. Et maintenant, ma mère est là. Vous voyez, je contrôle
la situation.

— Vous êtes sûr que tout ira bien ? demanda Ainslie.

— Oui, affirma Angus. Et vous ?


— Ça va.

— Vous êtes toujours la bienvenue ici, vous le savez, déclara-t-il


en regardant sa montre.

— Je vous remercie, répondit-elle avec un sourire malicieux.


Le devoir vous appelle on dirait...

— Oui, soupira-t-il. Il faut que j'y aille.

— Je ferais bien de partir, moi aussi.

— Ainslie..., commença Angus un peu plus tard, tandis qu'elle


installait Guido dans sa poussette. Quand Gemma vous a
accusée...

Heureusement, le petit garçon choisit ce moment pour se


mettre à hurler en serrant les poings. Cette diversion bienvenue
évita à Ainslie d'avoir à lui mentir de nouveau — pas question de
lui raconter ce qui s'était passé le jour de son départ. Un mari
abandonné n'a pas besoin de connaître des détails aussi
sordides. La jeune femme décida d'ailleurs définitivement
qu'elle ne révélerait à personne, pas même à Angus, ce qu'elle
avait découvert ce jour-là.

— Elijah!

Il était bien la dernière personne qu'Ainslie s'attendait à


trouver en rentrant. Et non seulement il était là, mais il souriait
largement et semblait d'une humeur particulièrement gaie.
Quand elle était entrée dans le hall avec Guido, il s'était penché
pour prendre son neveu dans ses bras, couvrant son visage de
baisers avant de venir embrasser Ainslie sur les lèvres.

— Où étiez-vous ? demanda-t-il en s'écartant d'elle.

— Nous sommes allés nous promener.


Elle ne jugeait pas indispensable de lui révéler les détails de
son escapade. Il serait toujours temps d'en reparler plus tard si
l'occasion se présentait.

— Enid m'a dit que tu étais partie précipitamment et que tu


semblais soucieuse.

— J'avais simplement besoin de réfléchir.

— Moi aussi !

Et même si Guido était là, entre eux, ils furent soudain seuls
au monde, elle paralysée par la timidité tandis que lui semblait
également légèrement hésitant.

— Il faut que nous parlions, affirma-t-il doucement.

— Oui, je sais.

— Sérieusement, insista-t-il. Parce que si ce petit bonhomme


mérite ce qu'il y a de mieux au monde, nous aussi.

Ainslie resta silencieuse, profondément troublée par son sourire


ému, qu'elle n'avait encore jamais vu sur ses lèvres.

— Mais pas ici, reprit Elijah, en se tournant vers la gouvernante


qui venait d'apparaître. Enid, pourriez-vous vous occuper de
Guido ce soir, s'il vous plaît ? Je voudrais emmener Ainslie
dîner à l'extérieur.

— Bien sûr ! répondit Enid avec un large sourire.

Elle prit le petit garçon dans ses bras avant de l'emmener vers la
cuisine.

— Je dois sortir environ une heure, annonça-t-il en attirant


Ainslie dans ses bras. Je sais, je sais, j'exagère. Mais ne t'en fais
pas, je dois juste éclaircir quelques détails.

— Quoi, par exemple ?


— Je t'en parlerai au cours du dîner.

Puis il l'embrassa avec passion. Arrivé devant la porte, il se


retourna et dut remarquer son air crispé car il demanda :

— Qu'y a-t-il ? Ainslie, je t'en parlerai vraiment tout à l'heure.

— Je sais. C'est juste que...

Elle rit de sa propre paranoïa.

— C'est bizarre, j'ai l'impression d'être surveillée. Tu n'as pas


demandé à Enid de m'espionner, n'est-ce pas ?

— Enid? répéta Elijah. Non, je ne lui ai pas demandé de


t'espionner.

Puis il l'embrassa une dernière fois avant de sortir.

Ainslie resta un instant immobile dans le hall. Aurait-elle le


courage de lui dire qu'elle l'aimait? Qu'elle l'aimait tant qu'elle
ne pourrait jamais se contenter d'être une épouse de
convenance ?

En tout cas, elle allait se faire belle pour leur premier véritable
rendez-vous.

Après avoir pris un bain parfumé, elle enfila ses sous-vêtements


préférés — espérant que c'étaient aussi ceux d'Elijah.

Ensuite, elle décida de mettre la petite robe noire qu'il avait


choisie pour elle. Son collier mettait en valeur de façon
spectaculaire son décolleté. Inutile de porter des boucles
d'oreilles avec un pareil joyau, songea-t-elle en se regardant
dans le miroir.

Quand elle entendit la porte d'entrée de la maison se refermer,


elle se sentit si nerveuse qu'elle eut du mal à respirer pendant
quelques instants. Après avoir appliqué rapidement du rouge à
lèvres, elle descendit au rez-de-chaussée, prête à affronter son
avenir.
Elijah lui tournait le dos et quand il se retourna, elle sentit son
sourire timide s'évanouir devant son expression.

Le mépris, la haine qui déformaient son visage la figèrent sur


place.

— Tu m'as trahi ! lui lança-t-il au visage comme une gifle.


Espèce de sale menteuse !

Dire qu'elle avait été sur le point d'avouer son amour à cet
homme ! fut tout ce qui lui vint à l'esprit.

— Regarde ! s'exclama-t-il avec violence en la rejoignant en


deux enjambées. Avant que tu ne trouves une excuse, je vais te
montrer qu'il ne peut y en avoir aucune.

Il lui fourra des photos dans les mains.

— Vous promener? hurla-t-il, hors de lui. Réfléchir? Tu mens si


facilement que tu ne t'en rends probablement même pas compte
!

Horrifiée, Ainslie se rendit compte combien son affectueuse


étreinte avec Angus pouvait avoir l'air sordide une fois sortie de
son contexte et figée sur papier glacé.

-—- Tu m'avais vraiment fait suivre !

— Bien sûr ! Croyais-tu que j'allais te faire confiance ?

— Oui..., murmura Ainslie. Je le croyais.

— Comment as-tu pu me tromper ainsi ? rugit-il.

A cet instant, Enid vint voir ce qui se passait, suivie de près par
Tony.

Sans dire un mot, Ainslie rendit les photos à Elijah. Elle


n'éprouvait pas le besoin de se justifier à ses yeux.
— Je ne t'ai pas trompé, je me suis trompée, dit-elle calmement.
Sur toi.

— Et c'est tout ce que tu as à dire pour ta défense ?

— Oui, approuva Ainslie en hochant tristement la tête.

Puis elle se tourna vers Tony. Incapable de supporter de rester


une seconde de plus en présence d'Elijah, elle ne pouvait pas
envisager de remonter prendre ses affaires à l'étage.

— Tony, pourriez-vous me conduire dans un hôtel, s'il vous plaît


? Enid...

Incapable d'en dire plus, Ainslie se força à sourire à celle qui


était devenue son amie.

— Ainslie..., commença Elijah en lui saisissant le poignet alors


qu'elle se dirigeait vers la porte.

Mais elle se dégagea vivement.

— Je m'en vais, Elijah, mais je ne fuis pas. Tony te dira dans


quel hôtel je me trouve et dès que tu m'auras fait envoyer mes
affaires, je partirai.

Puis avant de franchir le seuil de la maison, elle se retourna une


dernière fois.

— Et si j'étais toi, je me dépêcherais, ajouta-t-elle avec un


sourire dédaigneux. Tu sais à quel point j'aime les belles choses!

Elle constata qu'il ouvrait la bouche pour parler mais elle ne


voulait plus rien entendre de lui.

— C'est toi, le traître, lui lança-t-elle en guise d'adieu.

La comédie continuait, songea Ainslie en découvrant le palace


devant lequel s'était arrêté Tony. Pas d'hôtel minable pour l'ex-
fiancée d'Elijah Vanaldi, mais l'un des établissements les plus
luxueux de Londres...
Quand elle arriva à la réception dans sa petite robe noire, un
mouchoir trempé de larmes à la main, une suite somptueuse lui
fut proposée en trois secondes.

Elle n'avait jamais désiré l'argent d'Elijah mais cette fois, elle
allait le dépenser. Puisque c'était ce qu'il attendait d'elle, autant
le satisfaire... Elle se fit monter un daïquiri à la fraise et de la
glace au chocolat blanc arrosée de coulis de framboises.

Mais plusieurs daïquiris avalés sans véritable plaisir ne la


consolèrent pas. Rien n'aurait pu atténuer son chagrin.

Quand elle vit son visage bouffi par les larmes dans le miroir,
elle sursauta.

— Ça suffit ! dit-elle à son reflet.

Cette situation ne pouvait pas durer. Elle n'avait pas besoin


d'attendre qu'Elijah lui renvoie ses affaires. Il fallait que toute
cette histoire se termine, afin qu'elle puisse avancer dans sa vie
après avoir rassemblé les lambeaux de son cœur déchiqueté. Sa
décision était prise.

Elle ôta son pendentif avant de le glisser dans une enveloppe


avec un mot — de toute façon, elle aurait été dévastée chaque
fois qu'elle l'aurait contemplé...

Un peu plus tard, elle tendit l'enveloppe au réceptionniste :

— Pourriez-vous faire en sorte que ceci soit remis à Elijah


Vanaldi, s'il vous plaît?

— Bien sûr, madame.

En réglant sa note, Ainslie eut la désagréable impression d'être


observée à son insu. Elle l'était encore probablement, tant Elijah
aimait garder un œil sur ce qu'il considérait, à tort ou à raison,
lui appartenir.

Eh bien, elle ne lui appartenait plus. Forte de cette résolution,


elle décida de s'offrir un dernier plaisir avant de quitter cet
endroit fabuleux. Mais cette fois, ce serait elle qui paierait
l'addition.

14.

Pouvait-il lui pardonner ? se demanda Elijah pour la millième


fois.

Sans elle, la maison ressemblait à une morgue.

L'arbre de Noël avait été enlevé, les décorations remballées, et


Elijah se sentait envahi par un vide terrible. Son véritable deuil
commençait. Pour tout ce qu'il avait perdu, et pour tout ce que
Guido avait perdu, lui aussi.

-Ijah!

Le sourire radieux de son neveu le fit sortir de sa détresse et il


se pencha vers Guido qui, le menton couvert de restes de
banane écrasée, se mettait à lui embrasser les genoux,
réclamant un câlin.

— Ijah ! répéta l'enfant en s'agrippant à ses cuisses.

— Ça alors, petit diable, tu sais dire mon prénom ?

Le soulevant dans ses bras, il le regarda dans les yeux et y


découvrit la réponse qu'il avait cherchée en vain.

Puisque Elijah devait bien admettre que sa vie de play-boy ne


convenait pas à un petit garçon, Guido serait sans doute
finalement mieux avec un couple, son oncle et sa tante qui plus
est. A ses yeux, ils ne représentaient pas le foyer idéal mais ses
recherches n'avaient rien donné : il n'avait trouvé aucun lien
entre les Castella et la mort de Maria et Rico. Maintenant
qu'Ainslie était partie, Mlle Anderson découvrirait — sans aucun
doute très rapidement — que tout cela n'avait été qu'une
comédie ; et la décision des services sociaux n'était pas difficile à
prédire...

Cependant, quand il avait sondé son cœur pour savoir quelle


était la meilleure solution pour son neveu, un détail lui avait
échappé.

— Je t'aime, lui avoua-t-il brusquement.

Pour la première fois de sa vie, Elijah avait prononcé ces mots.


Ce fut comme s'il avait ôté le couvercle qui recouvrait ses
émotions. Un véritable tumulte s'empara de lui et, dans le
même temps, il se sentit envahi par un immense soulagement.

— Oui, confirma-t-il à son neveu. Je t'aime, petit filou. Puis il


sourit en pensant que Guido ne se rendait absolument pas
compte de l'importance monumentale de cet instant.

— Ce qui veut dire que je vais devoir te garder, ajouta-t-il.

— Ijah ! s'exclama joyeusement le petit garçon.

Elijah éclata de rire. Peut-être son neveu n'était-il pas si


inconscient, après tout...

— Mais cela ne va pas plaire à tout le monde. Cependant, il était


maintenant prêt à relever le défi. Quand il y mettait tout son
cœur, aucun défi ne lui résistait. Sauf un.

— Qu'est-ce que je dois faire ? demanda-t-il à Guido. Celui-ci se


contenta de le regarder de ses grands yeux bleus.

— Au moins, j'aurai le soutien des mères célibataires de tes


petits copains...

— Elijah, dit Enid, qu'il n'avait pas entendue entrer. Ma sœur


vient d'appeler. Je vais aller boire un café chez elle. Je pensais
que je pourrais emmener Guido avec moi.
La gouvernante s'était adressée à lui d'un ton poli et
professionnel, comme elle l'avait fait depuis le départ d'Ainslie.
Mais Elijah sentait qu'elle se retenait de lui dire le fond de sa
pensée. A savoir qu'il était un imbécile d'avoir laissé la femme la
plus merveilleuse du monde partir de cette maison. Mais elle
n'avait pas besoin de le lui dire, il le savait déjà.

— Je suppose que vous allez parler de nous ?

— Non, répondit calmement Enid. Je vais juste prendre le café


avec ma sœur. Mais elle a dit qu'elle voulait venir vous voir
après.

— Très bien, lui lança Elijah d'un ton agressif.

Mais il se reprit aussitôt. Après tout, rien de tout cela n'était la


faute d'Enid.

— Tony va vous conduire chez elle, proposa-t-il. Vous pouvez


quand même déjà lui annoncer qu'en ce qui concerne Guido, je
n'ai pas l'intention d'arrêter de me battre.

— Je suis heureuse de l'apprendre, avoua-t-elle en se


radoucissant. Mais cela serait plus facile avec Ainslie.

— Oui..., admit-il. Et beaucoup plus agréable. Mais ça ira.

Il ébouriffa les cheveux de Guido.

— Nous nous débrouillerons, tous les deux.

Une fois qu'ils furent partis, Elijah se retrouva seul avec ses
pensées. Il s'en voulut de nouveau de ne pas avoir écouté Ainslie
au lieu de l'accuser. Peut-être était-elle allée seulement dire au
revoir à Angus ? Une dernière visite, en souvenir du bon vieux
temps ? Lui-même n'avait-il pas fait la même chose en de
multiples occasions ? Pourquoi n'aurait-elle pas le droit d'en
faire autant?
Après avoir ouvert la petite boîte noire posée à côté de son
ordinateur, il regarda longuement la bague, qui semblait se
moquer de lui.

Il avait été sur le point de lui demander de l'épouser.


Sincèrement. Sérieusement. Bien avant de connaître la décision
des services sociaux.

Durant son court voyage en Italie, Elijah s'était rendu compte


que même si cette décision était vitale pour lui, cela ne
changeait rien pour eux deux. Il avait besoin d'elle, et pas
seulement à cause de Guido.

Il ne pouvait vivre sans cette femme loyale, joyeuse, drôle... et


belle !

Cette femme qui parvenait même à le faire sourire


maintenant, alors qu'il suivait ses dépenses saugrenues à l'hôtel
sur l'écran de son ordinateur.

Mais son sourire disparut quand il se rendit compte qu'elle


devait avoir quitté l'hôtel : elle avait payé la note.

A ce moment-là, Enid vint lui annoncer qu'elle allait sortir et


que le docteur Angus Maitlin était à la porte.

— Dois-je le faire entrer ? demanda-t-elle.

— Non, merci. Je vais aller l'accueillir moi-même.

Après s'être éclairci la gorge, Elijah se leva en desserrant les


poings. Il se jura de ne pas le frapper. Mais il n'était pas sûr de
pouvoir tenir sa promesse.

— Ainslie est-elle là? demanda son visiteur.

Il dut faire un terrible effort sur lui-même pour lui dire où elle
se trouvait.

— Mais vous feriez bien de vous dépêcher, car il semblerait


qu'elle vienne juste de quitter l'hôtel. Peut-être pour aller
s'installer avec le premier imbécile fortuné qui passait par là, ne
put-il s'empêcher d'ajouter d'un ton sarcastique.

— Pardon ? demanda Angus en fronçant les sourcils. Je voulais


simplement voir Ainslie. Je voulais éclaircir quelque chose avec
elle.

— Eh bien, elle n'est plus là.

— Bon...

Il fit demi-tour, prêt à s'en aller, mais il changea apparemment


d'avis.

— Si elle se manifeste, voudrez-vous bien lui demander de


m'appeler, s'il vous plaît ? Je crois que je lui dois des excuses.

Puis il redescendit les marches sans plus se retourner.

— Aspetta ! Attendez ! ordonna Elijah.

Il vit les épaules d'Angus Maitlin se raidir. Visiblement, cet


homme n'avait pas l'habitude qu'on lui lance des ordres.

— Ecoutez... Voudriez-vous entrer un instant ? Et auriez-vous


l'amabilité de m'expliquer ce qui se passe entre vous et Ainslie ?

Elijah s'était efforcé de parler calmement, mais il redoutait ce


qu'il allait peut-être apprendre.

— Laissons cela, répondit le médecin en s'éloignant.

— J'ai lu la lettre de recommandation que vous avez rédigée


pour elle, lança Elijah avec un sourire forcé. J'aurais voulu
obtenir quelques précisions — peut-être pourrais-je appeler
votre épouse ?

— Il faudrait d'abord que vous la trouviez.

Avec une réticence manifeste, il était revenu sur ses pas et


Elijah le conduisit dans le bureau.
— Mon mariage vient juste de s'effondrer, alors, croyez-moi, je
ne suis pas d'humeur à bavarder.

— Moi non plus. Quand je l'ai engagée, Ainslie m'a dit qu'elle
avait été renvoyée parce qu'elle avait été accusée de vol.

Il transformait légèrement les faits, mais il avait besoin de


savoir ce qu'il s'était exactement passé.

— Elle vous en a parlé ? demanda Angus en fronçant les


sourcils. Et vous l'avez quand même engagée ?

— Ainslie n'est pas une voleuse, répliqua Elijah sans


hésitation. Elle n'a jamais pris le collier de votre femme. Je le
sais.

— J'aurais dû le savoir, moi aussi ! soupira Angus. Ecoutez, je


n'ai pas envie de vous donner de détails mais quand je l'ai
appris, je n'arrivais pas à le croire. Je l'ai dit à Ainslie. Hier elle
est venue me voir après avoir lu dans le journal que ma femme
m'avait quitté. Et malheureusement, je n'ai pensé à lui poser la
question qu'au moment où elle partait... Mais soudain, j'ai
compris qu'elle n'avait pas volé ce collier, que ma femme avait
dû se servir de ce prétexte pour se débarrasser d'elle. Je me suis
même demandé si Ainslie n'avait pas découvert que ma femme
entretenait une liaison.

— Etait-ce le cas ?

— Oh, oui, répondit Angus avec un petit rire amer. Je


n'attendais qu'une chose de notre pauvre union : la fidélité.
Mais apparemment, c'était trop demander à mon ex-femme.

— Et vous, vous avez été fidèle ?

— Absolument.

Il l'avait affirmé avec une telle force et une telle conviction


qu'Elijah se sentit soudain tout petit.
— Je vais aller voir Ainslie, déclara-t-il. Enfin, j'espère qu'il ne
sera pas trop tard... Si j'arrive à temps, je lui ferai part de ce que
vous venez de me dire.

— Merci, dit Angus en lui serrant la main. Et je suis désolé pour


ce qui est arrivé à votre famille.

— Ainslie vous a parlé de ma sœur?

— Non, elle n'aurait jamais fait cela. C'est moi le médecin qui
vous a appelé. Le jour de l'accident.

— C'était vous?

Elijah se sentit pâlir au souvenir de l'affreux coup de téléphone


qui avait changé sa vie.

— Oui, j'étais de service aux urgences quand votre sœur y a été


amenée. Je suis sincèrement désolé.

— Merci.

C'est tout ce qu'il réussit à répondre. Il se souvenait de la


gentillesse d'Angus ce jour-là, de la voix qui lui avait appris la
pire des nouvelles avec le plus de douceur possible. Il se rappela
l'enfer et la panique dans lesquelles il avait plongé jusqu'à ce
qu'Ainslie fasse son apparition.

Jusqu'à ce qu'elle entre dans sa vie et la rende supportable.

Parce que sans elle, il ne savait vraiment pas comment il s'en


serait sorti.

— Une dernière chose..., commença le médecin.

Puis il s'interrompit un instant.

— Vous le saurez sans doute rapidement, de toute façon, reprit-


il, mais je préférerais que vous ne disiez à personne que c'est
moi qui vous l'ai appris...
— De quoi parlez-vous ? demanda Elijah, pressentant qu'Angus
allait lui révéler quelque chose de capital.

— Un inspecteur est venu me voir cet après-midi. Il semblerait


que le dossier concernant la mort de votre sœur et de votre
beau-frère ait été rouvert. Apparemment, l'accident pourrait
être moins évident qu'il n'y paraissait au premier abord.

Il haussa les épaules, visiblement mal à l'aise.

— Je vous dis cela pour que vous le sachiez, c'est tout, ajouta-t-
il.

Mais Elijah l'avait toujours su.

Dès qu'il avait vu sa sœur, il avait compris. On l'avait traité de


paranoïaque et pourtant, il semblait à présent qu'il avait peut-
être eu raison dès le début.

— Quel était le nom de l'inspecteur qui est venu vous voir ?


demanda-t-il, la gorge douloureusement sèche.

— Je préférerais ne pas vous le dire, lança Angus par-dessus son


épaule en descendant les marches. Attendez qu'il entre en
contact avec vous.

Quand Elijah le rejoignit d'un bond sur le trottoir et le saisit par


l'épaule, il sursauta.

— Je dois le savoir ! s'écria-t-il. Je crois qu'Ainslie est en danger.

L'inspecteur ne fut pas si facile à convaincre.

Elijah ne voulait qu'une chose : aller retrouver Ainslie, et il


arpentait le salon comme un lion en cage tandis que le policier
continuait à lui poser des questions.

— Vous avez engagé des détectives privés, lui fit-il remarquer.


Ce qui explique pourquoi elle avait l'impression d'être suivie.
— Oui, admit Elijah, les dents serrées. Et j'ai engagé un garde du
corps pour Guido. Au départ, je craignais que les Castella ne
tentent de l'enlever et quand j'ai eu des soupçons, j'ai engagé un
détective privé.

Il lança un regard exaspéré à son interlocuteur.

— Quand j'ai appelé vos collègues après avoir parlé avec


l'assistante sociale, ils n'ont pas pris mon inquiétude au sérieux,
ajouta-t-il d'un ton aigre.

— Vous vous trompez peut-être, répliqua l'inspecteur. Puisque


le dossier a été rouvert.

— J'ai toujours pensé que la famille de Rico était derrière tout


cela. Dès que j'ai appris qu'ils savaient que j'avais donné la
maison à Maria et à Rico, j'ai été certain que cet accident n'était
pas dû au hasard. Alors je suis retourné en Italie pour mener
une enquête.

— Qu'espériez-vous découvrir?

— Quelque chose. N'importe quoi. Je voulais vérifier leurs


comptes bancaires.

— Vous y avez accès ?

Elijah approuva d'un signe de tête, sans la moindre culpabilité.


Pas plus qu'il n'en avait éprouvé en demandant une faveur à une
de ses relations haut placée le soir du nouvel an.

— Je devais vérifier sur place, on ne m'aurait donné aucun


renseignement par téléphone.

— Et avez-vous trouvé quelque chose ?

— Non. Mais leur situation financière est catastrophique.

— Ce n'est pas un crime, fit remarquer l'inspecteur. Et le fait


d'avoir acheté ce cadeau à l'aéroport non plus. Si vous pensiez
qu'il y avait du danger, pourquoi êtes-vous parti ?
— Parce que je devais savoir ce qui se passait. J'avais fait
installer mon neveu au dernier étage. Il était surveillé par un
garde du corps et le détective privé veillait sur Ainslie.

— Où est-il, maintenant ?

— J'ai mis fin à son contrat. Je pensais qu'il n'y avait plus de
danger, avoua Elijah d'un air sombre. J'ai cru que pour une fois
je m'étais trompé, que j'avais bel et bien été paranoïaque.

— Vous pensez vraiment que Mlle Farrell est en danger?

Elijah regarda le policier dans les yeux et hocha la tête. A ce


moment, Mlle Anderson entra dans le salon, précédée de sa
sœur.

— Il faut retrouver Ainslie ! ordonna Elijah en se tournant vers


Tony, qui venait d'arriver à son tour.

Il ferma un instant les yeux, pour rassembler toute la force de


persuasion possible. Il devait persuader l'inspecteur que la
situation était vraiment grave.

— Les Castella croient que nous sommes toujours fiancés. Ils


n'ont aucune raison de penser le contraire. Sans Ainslie...

Il s'interrompit et se tourna vers Mlle Anderson.

— Sans Ainslie, je n'aurais pas obtenu la garde de mon neveu.

— Vous en êtes sûr?

Il regarda l'assistante sociale, qui approuva d'un signe de tête.

— Mais les Castella ne peuvent pas être au courant de cette


décision, fit remarquer l'inspecteur.

— Je viens de les informer de ma décision, déclara Mlle


Anderson. Je leur ai annoncé que d'après moi, dans l'immédiat
en tout cas, Guido devait rester là où il était, avec M. Vanaldi et
sa fiancée.
— Mais si la fiancée disparaît..., énonça Elijah.

Le policier sortit son téléphone portable de sa poche.

— Ne bougez pas d'ici. Un agent va venir s'installer avec vous.


Mais restez calmes...

Il attendit que Tony et Elijah soient assis avant de sortir. A


l'instant où sa voiture démarra, ce dernier se tourna vers son
garde du corps.

— Il plaisante : il ne croit quand même pas que nous allons


rester assis à attendre ?

Car il savait comment fonctionnaient les Castella. Il avait grandi


dans la rue lui aussi, et il était hors de question qu'il laisse
Ainslie seule aux prises avec des gens aussi dangereux.

Et s'ils la touchaient, s'ils lui faisaient du mal...

Elijah ferma les yeux un instant tandis que Tony se dirigeait


déjà vers la porte.

C'était impensable.

15.

Ainslie se sentait beaucoup mieux à présent.

Elle avait dégusté de délicieux petits-fours et, une coupe de


Champagne à la main, elle se laissait bercer par la musique
douce qui jouait en sourdine.
Après tout, pensa-t-elle en regardant les gens élégamment
vêtus qui l'entouraient, elle avait de la chance d'être là, dans ce
décor somptueux, bien au chaud.

Et puis même si leur histoire n'avait pas duré longtemps, elle


avait eu de la chance d'avoir rencontré Elijah.

Quand elle sortit dans la rue, sous les derniers rayons du soleil
de cette belle journée claire de janvier, Ainslie se dit aussi que,
quelle que soit son opinion sur elle, Elijah avait lui aussi de la
chance de l'avoir rencontrée.

Elle envisagea d'appeler Angus mais se ravisa. Pour l'instant,


elle désirait rester seule afin de panser ses blessures.

— Pardon!

Profondément absorbée dans ses pensées, elle ne s'était pas


rendu compte qu'elle avait heurté quelqu'un. Mais au bout
d'une seconde, elle comprit qu'on essayait de lui arracher son
sac de l'épaule.

Son premier réflexe fut de s'y accrocher mais quand elle ouvrit
la bouche pour appeler de l'aide, aucun son n'en sortit. Tout alla
alors très vite dans son esprit : un sac valait-il la peine qu'on
prenne des risques ? Non, mieux valait lâcher prise. Le cœur
battant, elle laissa donc la bandoulière glisser sur son bras en
espérant que le voleur s'en aille vite avec son butin.

Mais il n'en fit rien. Quand elle le vit jeter son sac sur le sol,
une frayeur horrible lui glaça le sang. Tous ses sens se
trouvaient comme décuplés par la terreur : elle entendait des
sirènes de police au loin, sentait distinctement l'odeur rance de
son agresseur et, comme au ralenti, elle constata qu'il avait un
couteau à la main.

Et qu'il comptait s'en servir...


S'agissait-il d'un rêve ?...

L'homme qui la regardait avait visiblement beaucoup pleuré.


Et s'il ressemblait à Elijah, Ainslie savait que ce dernier ne
pleurait jamais.

— J'ai été poignardée !

Ce fut la seconde pensée qui lui vint à l'esprit et elle parcourut


son corps avec des gestes fébriles pour essayer de localiser sa
blessure.

— Non ! s'écria Elijah.

Car c'était bien Elijah qui était là, assis sur une chaise. A cet
instant, elle sentit l'aiguille de la perfusion dans son bras, ce qui
ne fit qu'accentuer son angoisse.

— Tu n'as pas été poignardée, reprit-il en soulevant les pans de


sa chemise.

Baissant les yeux, elle découvrit un pansement blanc sur son


ventre mat et, quand elle regarda de nouveau son visage fatigué
et blême, il lui adressa un faible sourire.

— C'est moi qu'il a poignardé et quand tu as vu que j'étais


blessé, tu t'es évanouie. Ta tête a heurté le trottoir.

— Toi?

Ainslie commençait à comprendre. De petits fragments


d'images lui revenaient à l'esprit. Elle revit son agresseur, se
rappela son odeur âcre puis le parfum viril et familier qui l'avait
supplantée.

— Comment as-tu pu te trouver là... ? Tu me faisais de nouveau


suivre?

— Non. Mais je regrette de ne pas l'avoir fait. Ainslie, je t'avais


fait suivre pendant mon absence parce que j'avais peur pour toi
et pour Guido.
— Pourquoi?

— Ma sœur et Rico ne sont pas morts accidentellement. Marco


et Dina avaient tout manigancé.

Quand il serra ses mains dans les siennes, Ainslie comprit qu'il
lui disait la vérité.

— Et cet homme ne t'a pas agressée par hasard, même s'ils ont
tout fait pour qu'on le croie. Tu devais être éliminée toi aussi.

— Moi ? demanda-t-elle, totalement incrédule.

— Oui. Parce que sans toi, je n'aurais jamais obtenu la garde de


Guido.

A la pensée qu'on puisse désirer sa mort, Ainslie se sentit


affreusement mal.

Elijah avait besoin de se raser, constata-t-elle soudain, tout en


se demandant comment elle pouvait penser à ce genre de détail
en un moment pareil. Il ressemblait à un bohémien — un très
beau bohémien sicilien, terriblement séduisant et ténébreux.

— La police les a arrêtés...

Fermant les yeux, il porta sa main à ses lèvres et resta silencieux


un instant.

— J'avais des soupçons, mais tout le monde m'a pris pour un


fou lorsque je les ai évoqués. La police semblait certaine qu'il
s'agissait d'un accident, et Mlle Anderson et toi pensiez qu'il
était normal que, en dépit des conflits qui opposaient nos
familles, les Castella veuillent s'occuper de leur neveu...

Elle le regardait avec des yeux nouveaux. Ainsi, Elijah avait eu


raison de se montrer aussi méfiant...

— Tony n'est pas mon chauffeur, continua-t-il. C'est un garde du


corps. Je l'ai engagé pour surveiller Guido.
— C'est pour cela que tu l'as fait installer au dernier étage ?

— Oui. Et Tony surveillait la maison la nuit.

— Maintenant, je comprends pourquoi il ne te conduisait


jamais nulle part, remarqua-t-elle avec un sourire.

— Sauf quand Guido était avec moi. Tu sais, il y a aussi ce


détail qui m'avait choqué : le fait qu'ils aient acheté un cadeau
pour Guido à l'aéroport.

A présent, Ainslie comprenait tous les tourments endurés par


Elijah.

— A l'aéroport, j'ai été vomir dans les toilettes ! reprit-il avec


véhémence. Jamais je n'aurais pensé à acheter quelque chose
pour mon neveu dans de pareilles circonstances ! Je ne suis pas
allé en Italie pour rompre avec Portia. J'avais déjà réglé cette
question avant de partir, par téléphone. J'y suis allé parce que je
voulais vérifier des détails.

Il détourna un instant les yeux avant de poursuivre :

— Je suis allé chez les Castella et j'ai fouillé leur appartement,


examiné leurs affaires. Au cours de la soirée du nouvel an, j'ai
parlé avec un vieil ami banquier qui a pu me renseigner sur leur
situation financière. Elle est critique. Pourtant, je n'ai rien
appris qui puisse prouver leur culpabilité. Alors je me suis dit
que j'avais été stupide. Je suis revenu à Londres et j'ai appelé le
détective que j'avais engagé pour veiller sur toi et Guido. Il
n'avait rien découvert non plus sur eux et j'ai mis fin à son
contrat. J'allais renvoyer Tony mais le détective m'a rappelé et a
demandé à me rencontrer, en précisant que cela n'avait rien à
voir avec les Castella. Il voulait me montrer des photos
susceptibles de m'intéresser.

— Celles de moi et d'Angus ?

Restant silencieux un instant, Elijah hocha la tête.


— Angus est venu me voir cet après-midi. Il m'a dit entre
autres que la police avait rouvert le dossier concernant
l'accident de ma sœur. Les experts avaient réexaminé la voiture
et apparemment, quelqu'un l'avait discrètement trafiquée. Les

Castella se sont débarrassés de Maria et de Rico et ensuite, ils


ont tenté de t'éliminer.

— Pourquoi ? Pour l'argent?

— Principalement, mais pas seulement. C'était aussi une


question de haine, de revanche, de vieille rivalité entre deux
familles...

Horrifiée par tant d'atrocités, Ainslie secoua doucement la tête.

— Tu vas devoir apprendre à leur pardonner...

Il lui jeta un regard perplexe, mais il la laissa continuer.

— ... pour Guido. Sinon, il va grandir dans la haine, lui aussi.


Elijah... Pourquoi ne m'avais-tu rien dit?

— Comment aurais-je pu te parler de mes soupçons et espérer


en même temps que tu restes avec nous ? La seule chose que je
pouvais faire, c'était te protéger. Au début, c'était pour Guido...
et ensuite...

Il s'interrompit, la gorge nouée. Même maintenant, il ne pouvait


lui parler de la terreur qui s'était emparée de lui à l'idée de la
perdre.

— J'avais besoin que tu restes, mais j'aurais voulu que tu partes.

— Tu aurais dû me le dire.

— J'ai essayé.

Ainslie ferma les yeux. Il avait raison.


— Nous luttions tous les deux pour la même chose, mais chacun
à notre manière, dit-il doucement. Tu ne voyais que le bien,
alors que moi...

— Nous aurions pu nous rencontrer à mi-chemin.

— Je vais parler à Mlle Anderson, annonça-t-il. Elle a raison :


mon style de vie ne convient pas à un jeune enfant, à aucun
enfant...

Ainslie ferma brièvement les yeux. Elle ne pouvait supporter la


pensée du petit Guido devenant un simple numéro dans un
système. Mais Elijah avait raison : l'amour qu'il pouvait offrir à
son neveu, aussi sincère soit-il, ne suffisait pas, de la même
façon que cela ne lui suffirait pas à elle.

— Tu dois faire ce que tu juges le mieux pour lui, lâcha-t-elle


finalement d'une voix tendue. Tu le verras toujours, de toute
façon, n'est-ce pas ? Tu l'appelleras et tu resteras en contact
avec lui ?

— Je le verrai tous les jours ! protesta Elijah en fronçant les


sourcils. Tu te sens bien ? Tu as mal à la tête ?

Il vit Ainslie pâlir. Il allait lui demander si elle se sentait


souffrante quand tout devint clair. Subitement, il venait de
comprendre ce qu'il devait faire et pourquoi.

— Guido reste avec moi, dit-il simplement. Je n'ai rien à prouver


à Mlle Anderson et je n'ai rien à me prouver à moi-même.
Désormais, je le sais au fond de mon cœur. Il a besoin d'être
entouré des gens et des choses qu'il aime. Enid l'adore et peut-
être que Tony acceptera de travailler pour moi, mais vraiment
comme chauffeur cette fois...

— Et ton travail ? demanda Ainslie. Et tes voyages, tes sorties,


les femmes... ?

— Tout sera consommé avec modération, répondit Elijah.


Surtout les femmes.
Ses yeux restèrent rivés à ceux de la jeune femme.

— A vrai dire, reprit-il d'une voix incroyablement douce, je


compte réduire considérablement leur nombre... à une seule !

— Ça ne va pas être évident...

— Je ne veux pas vivre sans toi, Ainslie, déclara-t-il


solennellement en lui prenant la main.

— A cause de Guido?

— A cause de toi.

Ainslie se contracta, puis dégagea doucement sa main de celle


d'Elijah. Il était tellement méfiant, tellement imprévisible. Elle
se souvint de l'enfer qu'il lui avait fait traverser.

— Je n'ai jamais couché avec Angus.

— Je le sais.

— Mais tu en as douté, protesta Ainslie. Ce qui veut dire que tu


me connais très mal.

— Je le sais aussi.

— Il est trop tard.

Il lui fallait faire la chose la plus difficile, la plus douloureuse


du monde : refuser l'avenir dont elle rêvait. Car, même si elle
l'aimait, elle devait se protéger.

— Maintenant que j'ai réussi tous les tests, tu as décidé que


j'étais assez bonne pour toi ? Eh bien, tu veux que je te dise ? Je
l'ai toujours été.

— Qu'est-ce que j'étais censé penser?

— Tu n'as pas pensé. Tu as juste supposé, en voyant des


photos.
— Je ne parle pas de ces photos ! s'écria-t-il avec irritation. Je
suis sorti de cet hôpital avec mon neveu dans les bras et je me
suis retrouvé dans le métro, priant Dieu, priant tout l'univers,
pour recevoir un peu d'aide. Pour qu'un signe se produise, qui
me montrerait la voie. Et tout à coup, tu es apparue devant moi.

— Tu veux dire que tout est ma faute ?

— Non. Je veux juste te dire que personne ne t'aimera jamais


comme je t'aime.

Ainslie écarquilla les yeux : visiblement, il était sincère.

— Je t'aimais même quand je pensais le pire de toi, conti-nua-


t-il. Bon sang, Ainslie ! J'ai passé toute la matinée à me
demander si j'étais fou parce que j'étais prêt à te pardonner
d'avoir couché avec un homme marié. Mais oui, en dépit de
toutes les valeurs en lesquelles je crois, je préférais te pardonner
plutôt que te perdre.

Ainslie n'aurait jamais pensé que l'amour d'Elijah pouvait être


plus grand que le sien, qu'il pourrait lui pardonner quelque
chose qu'elle-même ne pourrait jamais lui pardonner.

Il vint s'asseoir sur le bord du lit et reprit ses mains dans les
siennes.

— Tu as été la seule à t'arrêter. Tu m'as accompagné dans une


maison où je redoutais d'entrer, tu t'es occupée de mon neveu.
Et tu es tombée amoureuse de moi.

Elle hocha la tête, sans embarras, sans rougir, parce que c'était
la vérité. Les larmes coulaient sur ses joues.

— C'était plus simple pour moi de te considérer comme une


maîtresse...

— Plus simple ? répéta Ainslie en fronçant les sourcils.


Pourquoi ?
— Les miracles n'existent pas, répondit-il. Il ne suffit pas de
fermer les yeux pour qu'en les rouvrant, on découvre la femme
qu'on avait toujours rêvé de rencontrer.

— Mais si, il y a des miracles. Surtout au moment de Noël.


Tout le monde le sait.

Elle dégagea l'une de ses mains et la leva vers sa joue. Elijah


l'avait sauvée ce soir-là, songea-t-elle en le regardant avec
amour. Il l'avait de nouveau sauvée tout à l'heure et, elle n'en
doutait pas un seul instant, il lui viendrait en aide chaque fois
qu'elle en aurait besoin.

— Et je crois que quelqu'un a décidé que nous méritions tous


les deux de vivre un miracle, dit-elle en souriant à l'homme de
sa vie.

Epilogue

Il était divin.

Si elle vivait jusqu'à cent ans, songea Ainslie en serrant son


bouquet de fleurs contre sa poitrine, elle allait passer les
soixante-dix prochaines années à retenir son souffle chaque fois
qu'elle le verrait apparaître devant elle.

Splendide dans son costume gris clair, il tenait la main d'un


Guido visiblement très excité et qui tenait à monopoliser
l'attention. Mais Elijah était le centre de son monde à elle.
Même quand Guido prit le petit bouquet qu'il portait à la
boutonnière de son gilet et le jeta par terre avant de le piétiner—
à ce moment-là, toutes les têtes étaient déjà tournées vers la
mariée qui entrait. Même quand il cracha de dépit au moment
où son oncle prit le bras de celle-ci pour la conduire vers l'autel.
Ainslie, demoiselle d'honneur d'Enid, les suivit.

— Tu crois vraiment qu'elle a eu raison de porter une robe


blanche ? lui murmura Elijah à l'oreille un peu plus tard.

Tendrement enlacés, ils évoluaient tous les deux sur la piste de


danse.

— Bien sûr, répondit Ainslie d'un air rêveur.

S'écartant un instant de son torse puissant et chaud, elle vit

Enid un peu plus loin. Le visage radieux, elle souriait à Tony,


son désormais mari.

— Qu'est-ce que c'était ? demanda Elijah en s'arrêtant tout à


coup au milieu des danseurs.

— Un coup de pied.

— Il donne des coups de pied ! s'exclama-t-il en posant la main


sur le ventre de sa femme.

Il sentit leur bébé bouger sous sa paume et sourit.

— Il vient d'en donner un autre ! Il jouera dans l'équipe d'Italie


!

— Ou elle ! lui fit remarquer Ainslie.

— Parfait ! rétorqua Elijah. Mlle Anderson lui donnera des


leçons.

Ainslie ne put s'empêcher d'éclater de rire. Elijah était un


miracle permanent pour elle.

— Guido va être affreusement jaloux quand le bébé naîtra,


reprit-il en soupirant dans ses cheveux.
— Il l'est déjà, répliqua Ainslie en regardant le petit garçon
tambouriner le sol de ses poings tandis que la mère d'Ainslie,
qui était venue passer Noël avec eux, essayait de le calmer.

— Mais il s'améliore vraiment, tu ne trouves pas ? demanda


Elijah.

Elle hocha la tête en souriant. En dépit de son jeune âge,


Guido avait souffert et souffrait encore de la disparition de ses
parents. Ils faisaient de leur mieux pour combler le vide.

Ils avaient eu du mal à prendre la décision de rester à Londres,


mais ils avaient eu raison. Sa maison était la seule constante
qu'ils pouvaient offrir à Guido alors que tout avait chaviré
autour de lui. Tout avait basculé aussi dans leur vie, entre
l'adoption officielle du petit garçon et la réorganisation des
activités professionnelles d'Elijah. Un beau jour, « Ijah » s'était
transformé en « papa » et tout récemment, « Ainslie » était
devenue pour la première fois « maman ».

Mais ils entretenaient la mémoire de ses parents, en lui


montrant des photos et en lui parlant d'eux. Lentement, la
maison de Guido était devenue la leur, un foyer rempli d'amour
et de tendresse.

— Je t'aime, dit Ainslie, juste au cas où il aurait eu besoin


qu'elle le lui rappelle.

— Comment pourrais-tu ne pas m'aimer?

Elijah plaisantait pour cacher son émotion.

Il adorait son épouse, à tel point qu'il la réveillait parfois la nuit,


juste pour vérifier qu'elle était bien là. Il voulait s'assurer que
cette femme qui s'était glissée dans sa vie pour son plus grand
bonheur n'allait pas disparaître en fumée, comme tous les êtres
qu'il avait aimés avant elle.

— Tu sais que je t'aime moi aussi, déclara-t-il en la regardant


dans les yeux avec une infinie tendresse.
— Oui, je le sais, répondit Ainslie. Mais dis-moi encore pourquoi
?

— Parce que..., commença Elijah en cherchant la réponse


parfaite. Parce que...

— ... parce que je t'aime !

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