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La maitresse d un milliardaire

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Alexis Nicolaides promena autour de lui un regard excédé.
Pourquoi était-il venu ici ? Il n'aurait jamais dû écouter
Marissa. Son séjour à Londres ne durerait pas plus de
vingt-quatre heures et il avait pensé retrouver la jeune
femme dans sa suite, une fois sa réunion à la City
terminée. Et après avoir échangé les banalités de rigueur,
ils seraient, entrés dans le vif du sujet. Autrement dit, ils
auraient couché ensemble. C'était tout ce qu'il attendait
d'elle.
Pourquoi avait-il accepté de l'accompagner à ce
vernissage ? La galerie était bondée et il mourait déjà
d'ennui au milieu de tous ces snobinards qui ne cessaient
de jacasser.
Marissa en tête... Elle était en train de pérorer sur la cote
de l'artiste qui exposait, ravie d'étaler sa connaissance du
marché de l'art. Quelle plaie !
Plus les minutes passaient, plus elle l'agaçait. A tel point
qu'il commençait même à la trouver laide...
Au milieu de la foule, Alexis soupira. Pas de doute, il n'en
pouvait plus. Le moment était venu de rompre avec elle. De
toute évidence, Marissa estimait qu'après trois mois de
liaison, elle pouvait commencer à avoir des exigences.
Insister pour qu'il la retrouve à un vernissage, par
exemple... Elle s'imaginait sans doute qu'une séparation
de quinze jours avait aiguisé son désir pour elle au point de
le rendre plus malléable.
Il crispa la mâchoire.
Erreur. Il n'était pas du genre à céder aux caprices des
femmes. C'étaient elles qui se pliaient à sa volonté...
Sinon, elles pouvaient lui dire adieu. Même lorsqu'elles
étaient très séduisantes et sûres d'elles.
L'assurance de Marissa Harcourt frisait la présomption.
D'une élégance irréprochable et d'une beauté à couper le
souffle, elle était bardée de diplômes et exerçait la
profession prestigieuse de critique d'art. Elle n'était pas
seulement consciente de ses atouts : elle en tirait une
immense fierté. Et manifestement, elle estimait qu'ils
étaient propres à
combler un homme comme lui.
S'imaginait-elle qu'ils l'inciteraient à officialiser leur
relation?
C'était l'erreur qu'avait commise sa précédente maîtresse.
Adrianna Garsoni —une soprano à la beauté exotique —
menait une brillante carrière de diva à La Scala.
Apparemment, elle avait cru que cela suffirait à le
convaincre de l'épouser. Grave erreur.
Dès l'instant où elle avait abordé le sujet du mariage, il
s'était débarrassé d'elle. Sans aucun état d'âme.
Aujourd'hui, le tour de Marissa était venu. Il allait être obligé
de s'en séparer.
Contrariant, mais inévitable. Pas question de s'encombrer
d'une femme exigeante. Sa vie professionnelle était
suffisamment prenante. Son père, qui préparait son
cinquième mariage, n'avait pas la tête à diriger une
multinationale. Quant à son demi-frère, Yannis, fils de la
seconde épouse de son père, il préférait de loin s'adonner
à ses deux passions : les sports extrêmes et les femmes.
Il devait donc assumer seul la direction du groupe
Nîcolaides. Ce qui n'était d'ailleurs pas pour lui déplaire.
Bien au contraire. Il n'avait pas besoin de son père. Et
encore moins de son frère !
Sur ce dernier point, Alexis était entièrement d'accord avec
sa mère. Berenice Nicoiaides n'avait qu'une hantise : que
le fils de celle qui lui avait pris son mari mette la main sur
ce qu'elle considérait comme l'héritage exclusif de son
propre fils, c'est-à-dire le contrôle du groupe Nicoiaides.
Pour sa part, si Alexis préférait tenir son demi-frère à
l'écart, c'était pour une autre raison. Il le considérait comme
un incapable beaucoup trop superficiel pour participer à la
gestion d'une entreprise aussi importante.
Sur un autre point en revanche, il ne partageait pas du tout
le point de vue de sa mère.
Celle-ci avait décidé qu'il devait à tout prix épouser une
héritière — de préférence grecque — afin d'accroître sa
fortune et consolider son droit d'aînesse en donnant
naissance à un héritier.
La mâchoire d'Alexis se crispa. Malheureusement, sa
mère ne se contentait pas de manifester ce souhait —
cette obsession ! — par des paroles. Elle profitait de la
moindre occasion pour jouer les entremetteuses et lui
présenter une nouvelle épouse potentielle.
Il n'y avait rien de plus exaspérant !
A part peut-être le ton prétentieux de Marissa... Quand elle
était lancée sur son sujet favori, il n'y avait aucun espoir de
l'arrêter. Et s'il mettait fin à leur relation sur-le-champ ?
Oui, c'était très tentant. Sauf qu'il n'avait aucune envie de
passer la nuit seul...
De plus en plus irrité, Alexis adressa un geste impérieux à
une serveuse qui circulait au milieu de la foule. En prenant
une coupe de Champagne sur son plateau, il se surprit à lui
jeter un coup d'œil.
Longs cheveux blonds noués sur la nuque, visage ovale
aux traits parfaits, peau translucide, petit nez court et
pommettes saillantes. De grands yeux gris-bleu aux longs
cils noirs complétaient le tableau. Un tableau enchanteur...
Une fille aussi splendide méritait mieux qu'un emploi de
serveuse, se dit-il machinalement.
Il murmura un « merci » et leurs regards se croisèrent.
Comme dans un film au ralenti, il vit les yeux gris-bleu
s'agrandir, leurs pupilles se dilater, et les lèvres pulpeuses
s'entrouvrir imperceptiblement. Pendant un instant, la jeune
femme resta figée. Comme ensorcelée.
Alexis se sentit soudain de bien meilleure humeur. Oui,
cette serveuse était vraiment très, très jolie...
— Il n'y a pas d'eau minérale !
Le ton cassant de Marissa rompit le charme.
— Je... je suis désolée, bredouilla la jeune femme,
tandis que le plateau chargé de boissons frémissait entre
ses mains.
— Eh bien, ne restez pas plantée là ! Allez en cher
cher!
— Oui... tout de suite.
Alors que la serveuse faisait demi-tour, quelqu'un recula
brusquement et la bouscula.
Alexis leva les mains pour stabiliser le plateau. Trop tard.
Un verre de jus d'orange se renversa et se fracassa contre
le sol après avoir répandu son contenu sur la robe de
Marissa.
— Espèce d'idiote ! hurla cette dernière. Regardez ce
que vous avez fait !
— Je... je suis désolée, bredouilla la jeune femme,
écarlate.
Au même instant, la foule s'écarta sur le passage d'un petit
homme brun qui arrivait à
grands pas, l'air important.
— Que se passe-t-il ?
— Ça ne se voit pas? s'écria Marissa d'une voix suraiguë.
A cause de cette petite crétine, ma robe est fichue !
L'homme se lança dans une litanie d'excuses qu'Alexis
interrompit d'un ton désinvolte.
— Ce n'est pas si grave, Marissa. Si tu mets de l'eau sur
les taches, je suis sûr qu'elles disparaîtront.
Cette intervention fut loin de calmer Marissa.
— Espèce d'idiote ! répéta-t-elle en dardant sur la
serveuse un regard haineux.
Alexis lui saisit le poignet.
— Va te nettoyer, intima-t-il sèchement.
Marissa releva le menton d'un air outragé et s'éloigna d'une
démarche altière. Pendant ce temps, le petit homme avait
appelé deux autres serveurs, qui s'étaient précipités avec
des chiffons, une brosse et une pelle pour nettoyer le
parquet ciré.
Quant à la jeune femme, tête basse, elle partait vers le fond
de la galerie à pas précipités, constata Alexis.
Le petit homme renouvela ses excuses d'un ton
obséquieux.
— C'était un accident, coupa Alexis avec impatience
avant de se diriger vers l'hôtesse d'accueil.
L'occasion était trop belle. Il ne pouvait pas la manquer !
— S'il vous plaît, dites à Mlle Harcourt que M. Nicolaides a
été obligé de partir, déclara-t-il.
Puis il quitta la galerie et sortit son portable pour appeler
son chauffeur. Il enverrait un chèque à Marissa pour qu'elle
s'achète une robe neuve et un bijou à porter avec. Ce
serait parfait comme cadeau d'adieu.
Et tant pis si cela se traduisait pour lui par une nuit
d'abstinence. Jamais il n'aurait eu la patience de la
supporter toute la soirée. Quel comportement odieux elle
avait eu avec cette serveuse ! Ce n'était qu'un accident,
bon sang. Et de toute façon, un tel mépris était injustifiable.
L'image de la serveuse s'imposa à l'esprit d'Alexis. Quelle
beauté ! Et il fallait reconnaître que l'uniforme ajoutait à son
charme. Avec sa jupe noire moulante, son petit tablier
blanc et son corsage blanc ajusté, elle était extrêmement
sexy...
A son grand dam, une pointe de désir le transperça.
Allons bon... Ce n'était vraiment pas le moment !
Au même instant, sa voiture arriva. Il allait profiter de cette
soirée de solitude pour travailler, décida-t-il en montant à
l'arrière. Demain matin, il prenait l'avion pour New York, et
là-bas il n'aurait aucun mal à choisir parmi ses
connaissances une remplaçante pour Marissa.
Tandis que son chauffeur redémarrait dans Bond Street, il
s'installa confortablement sur la banquette de cuir. Un léger
remords l'assaillit. Rompre par procuration et filer à
l'anglaise n'était vraiment pas élégant. Mais quelle
importance, après tout? Marissa ne l'avait pas volé. Et de
toute façon, ce qu'elle aimait chez lui, c'était surtout sa
fortune et le prestige attaché à son nom. Elle n'aurait aucun
mal à s'en remettre.
Soudain, une silhouette attira son attention. Tête rentrée
dans les épaules, une main enfoncée dans la poche de son
imperméable, l'autre crispée sur la bandoulière de son sac,
la serveuse marchait sur le trottoir.
— Arrêtez-vous, intima-t-il au chauffeur sans réfléchir.
2.
Carrie avançait comme un automate. Il fallait mettre un pied
devant l'autre en essayant de faire le vide dans son esprit,
se répétait-elle. C'était sa seule chance de ne pas sombrer
dans le désespoir. De ne pas penser qu'elle venait de se
faire renvoyer. Une fois de plus... Etait-elle donc
condamnée à perdre ses emplois les uns après les autres
?
Mais c'était sa faute et elle ne pouvait en vouloir à
personne.
Si seulement elle ne s'était pas laissé distraire par cet
homme ! Si seulement elle avait fait un peu plus attention à
ce qui se passait autour d'elle ! Mais non, il avait fallu
qu'elle reste là, à le dévorer des yeux comme une idiote...
Elle n'avait pas pu s'en empêcher. Il était si... sublime. Oui,
c'était vraiment le mot. Elle n'avait jamais vu un homme
aussi séduisant. Aussi grand, aussi brun, aussi beau ! Elle
n'avait pas eu le temps de s'arrêter aux détails, mais oui,
l'ensemble était tout simplement sublime.
Et lorsqu'elle avait croisé son regard...
A ce souvenir, elle fut parcourue d'un long frisson. La lueur
qui brillait dans ces splendides yeux noirs lui avait coupé le
souffle.
Puis l'intervention de cette femme, apparemment sa
compagne, l'avait ramenée à la réalité. Et ensuite... le
désastre.
Lorsqu'il l'avait rejointe à l'arrière de la galerie, M. Bartlett
l'avait traitée d'incapable et l'avait renvoyée dans la foulée.
Elle avait beaucoup de chance qu'on ne lui demande pas
de rembourser la robe de la cliente, qui devait coûter une
fortune, avait-il précisé.
Cependant, il ne lui avait pas versé son salaire, celui-ci
devant servir à payer le nettoyage de la robe en question.
L'agence d'intérim allait-elle accepter de lui proposer une
nouvelle place ? Elle n'était à Londres que depuis trois
mois. Après la mort de son père, elle avait préféré
partir de chez elle pour fuir le souvenir douloureux des
derniers jours de sa maladie et pour échapper à la
sollicitude générale. Celle-ci rendait son deuil encore plus
pénible. Plusieurs personnes lui avaient même proposé
leur soutien financier mais elle avait refusé, bien sûr.
Comment accepter? Sa fierté le lui interdisait L'anonymat
dans lequel elle vivait ici était un immense soulagement.
Malgré tout, Londres se révélait une ville peu accueillante
lorsqu'on avait des ressources limitées. Elle parvenait tout
juste à survivre. Mais peu importait. Il suffisait de tenir
jusqu'à la fin de l'été. Ensuite elle pourrait rentrer à
Marchester et reprendre sa vie en espérant que l'absence
de son père deviendrait supportable.
A Londres, les emplois de serveuse ne manquaient pas, et
le rythme de vie trépidant ne lui laissait pas le temps de se
lamenter sur son sort. Cependant, la vie était si chère
qu'elle n'avait pas les moyens de se payer autre chose que
le strict nécessaire.
Travailler à Londres présentait un autre inconvénient. Le
harcèlement permanent auquel elle était soumise. C'était
ce qui lui avait coûté sa première place, quand un client du
bar à tapas dans lequel elle travaillait avait glissé la main
sous sa jupe. Outrée, elle l'avait repoussé d'un geste vif en
lui disant ce qu'elle pensait de lui. L'homme s'était plaint à
son
patron, qui l'avait renvoyée aussitôt. L'employée de
l'agence d'intérim n'avait pas manifesté la moindre
compassion.
— Avec votre physique vous devriez avoir l'habitude, avait-
elle commenté d'un air dédaigneux. Et vous devriez savoir
faire face à ce genre de situation avec diplomatie.
Mais non, elle n'avait pas du tout l'habitude ! songea
Carrie, le cœur serré.
Personne ne se conduisait aussi grossièrement dans le
milieu d'où elle venait. Les gens avaient l'esprit ailleurs. Ici,
les hommes se croyaient apparemment tout permis. Leurs
gestes déplacés étaient odieux. De même que leurs
regards de convoitise...
« Le regard de cet ho mme superbe ne t'a pas gênée... »
De nouveau un long frisson la parcourut. Non, en effet, elle
ne s'était pas sentie agressée par le regard de l'inconnu de
la galerie. Pour la bonne raison qu'il n'avait rien
d'inconvenant. Absolument rien. Sous le regard de ces
splendides yeux noirs, elle s'était sentie...
Profondément émue.
Elle prit une profonde inspiration. Quel charme incroyable !
C'était le genre d'homme qu'on ne voyait qu'au cinéma et
qui faisait rêver toutes les femmes. Par ailleurs, comme la
plupart des invités au vernissage, il appartenait
manifestement à
un milieu très aisé. Tout en lui dénotait une situation
privilégiée. Son costume sans doute taillé sur mesure et sa
cravate de soie, mais aussi une certaine assurance qui
n'appartenait qu'aux membres des classes privilégiées.
Carrie eut une moue de dérision. En tout cas, une chose
était certaine. Cet homme évoluait dans les cercles
londoniens dont elle était exclue et où elle ne pénétrait
qu'en tant que serveuse, anonyme et invisible. Sauf
lorsqu'elle se faisait renvoyer avec perte et fracas...
Abattue, elle accéléra le pas, courbant inconsciemment le
dos. Rentrer à pied lui permettait d'économiser de l'argent
tout en prenant de l'exercice.
Malgré tout, le chemin était encore long jusqu'à la chambre
sombre et exiguë qu'elle occupait dans le quartier de
Paddington.
Tout à coup, elle tressaillit. Une portière de voiture venait
de s'ouvrir devant elle et lui bloquait le passage. Alors
qu'elle s'apprêtait à la contourner, une voix — profonde et
teintée d'un léger accent qu'elle ne parvint pas à identifier
— demanda :
— Que faites-vous ici ?
Elle tourna la tête et son cœur fit un bond dans sa poitrine.
L'homme de la galerie !
Le superbe inconnu dont le regard l'avait tant troublée...
Elle sentit son estomac se nouer.
Allait-il lui demander de rembourser la robe ? Elle n'aurait
jamais assez d'argent...
n descendit de voiture. Une fois de plus, elle eut le souffle
coupé. D paraissait plus grand que dans son souvenir... et
encore plus beau. Malgré son anxiété, elle ne put
s'empêcher de l'admirer. Quelle idiote ! se reprit-elle
aussitôt. Ce n'était pourtant pas le moment.
— C'est... à cause de la robe? bredouilla-t-elle en
crispant les doigts sur la bandoulière de son sac.
Il plissa le front, manifestement perplexe.
— La robe de votre amie, sur laquelle j'ai renversé du jus
d'orange, précisa-t-elle.
Au lieu de répondre, il demanda d'un ton brusque :
— Pourquoi avez-vous quitté la galerie ?
Elle déglutit péniblement.
— J'ai été renvoyée.
— Renvoyée?
L'inconnu ajouta quelque chose dans une langue étrangère,
qu'elle ne parvint pas davantage à identifier que son
accent.
— Oui. Je suis vraiment désolée pour la robe. M. Bartlett a
dit que les frais de nettoyage seraient retenus sur mon
salaire. J'espère que...
— Le problème est réglé, coupa-t-il avec un geste
impatient de la main. Mais je ne comprends pas pourquoi
vous avez été renvoyée. Ce n'était qu'un accident. Voulez-
vous que j'intervienne en votre faveur pour qu'on vous
réintègre ?
Au comble de l'embarras, Carrie sentit ses joues
s'enflammer.
— Non ! Je veux dire... merci. Merci beaucoup, mais
c'est inutile. Et je suis vraiment désolée pour la robe.
Baissant la tête, elle voulut se remettre en route mais une
main se referma sur son coude.
— Permettez-moi de vous raccompagner en voiture.
La voix de l'homme avait changé, songea-t-elle
confusément.
Elle s'était radoucie... Il n'y subsistait pas la moindre trace
d'agacement. Tout à coup, le sens de ses paroles pénétra
son esprit et elle ouvrit de grands yeux.
— Me raccompagner? Non... non, merci. Marcher ne
me dérange pas.
Une étincelle furtive s'alluma dans les yeux noirs de
l'homme. Pourquoi semblait-il surpris ? se demanda-t-elle
avec perplexité.
— S'il vous plaît, insista-t-il. Après tout, c'est le moins que
je puisse faire pour me racheter de vous avoir fait perdre
votre emploi.
Carrie ouvrit de grands yeux.
— Mais vous n'y êtes pour rien !
— Si j'avais eu de meilleurs réflexes, j'aurais pu empêcher
le verre de tomber. Où voulez-vous que je vous dépose?
Carrie sentit les doigts se resserrer sur son coude et la
pousser vers la portière ouverte de la limousine.
— Non... Ce n'est vraiment pas la peine, je vous assure,
bredouilla-t-elle, au comble de la confusion.
Quelle situation embarrassante ! Sa petite amie allait être
furieuse qu'il lui impose la serveuse qui avait taché sa
robe...
— Allons, montez s'il vous plaît. La voiture gêne la
circulation.
En effet, une file s'était formée et certains automobilistes
commençaient à manifester leur impatience, constata-t-
elle. Renonçant à résister, elle monta à l'arrière de la
limousine. A sa grande surprise, il n'y avait personne sur la
banquette.
— Où est votre petite amie? s'exclama-t-elle aussitôt.
— Ma petite amie ? répéta l'homme d'un air surpris en
s'installant à côté d'elle.
— Oui, la femme dont j'ai taché la robe...
Le visage de l'inconnu s'éclaira.
— Ah... Ce n'est pas ma petite amie.
Le cœur de Carrie fit un bond dans sa poitrine. Vraiment ?
Quelle bonne nouvelle !
Mais quelle importance? se morigéna-t-elle aussitôt. Que
s'imaginait-elle ? Que cet homme sublime s'intéressait à
elle ? Quelle idée ridicule ! Pour une raison ou pour une
autre, il culpabilisait parce qu'elle avait été renvoyée et se
sentait obligé de la conduire chez elle. Rien de plus.
— Vous pouvez me déposer au bout de Bond Street,
déclara-t-elle en s'efforçant de prendre un ton désinvolte.
Ce sera parfait. Merci beaucoup.
L'homme ne fit pas de commentaire et le chauffeur
démarra. Elle se cala sur la banquette de cuir. Quel confort
! C'était la première fois qu'elle montait dans une voiture
aussi luxueuse... Alors qu'elle promenait autour d'elle un
regard impressionné, son compagnon se pencha en avant
et pressa un bouton. Une tablette escamotable se rabattit
devant eux, révélant un compartiment qui contenait une
bouteille de Champagne et des flûtes. Fascinée, elle le
regarda déboucher la bouteille avec dextérité. Il remplit une
flûte et la lui tendit.
Elle la prit machinalement.
Après s'être servi, il se tourna vers elle.
— Vous pouvez boire, déclara-t-il avec un petit sourire.
C'est un excellent Champagne.
Il porta sa flûte à ses lèvres.
— Oui, pas mal du tout, confirma-t-il.
S'efforçant de surmonter sa stupeur, Carrie l'imita. C'était
la première fois qu'elle buvait du Champagne. Elle aurait
donc été bien incapable de juger de la qualité de celui-ci...
Cependant, il fallait reconnaître qu'elle n'avait jamais rien
goûté d'aussi délicieux.
— Alors, qu'en pensez-vous ?
Elle fut parcourue d'un long frisson. La voix de cet homme
était aussi troublante que son regard... Douce et profonde
à la fois. Le simple fait de l'entendre était un plaisir inouï.
— C'est... excellent, en effet, répondit-elle, toujours
abasourdie.
Que lui arrivait-il ? Etait-elle vraiment en train de boire du
Champagne dans une luxueuse limousine en compagnie
d'un parfait inconnu ? Et si oui, n'était-ce pas faire preuve
d'inconscience?
« Après tout, nous sommes au milieu de Bond Street, se
rappela-t-elle. Que peut-il m'arriver ? Au lieu de me torturer
l'esprit, je ferais mieux de savourer ce moment
exceptionnel. Parce qu'une chose est certaine. C'est une
expérience unique qui ne se renouvellera jamais. Cet
homme est vraiment fantastique... »
— Je suis heureux que mon Champagne vous plaise,
déclara son compagnon en étendant ses longues jambes
devant lui sans la quitter des yeux.
Elle sentit ses joues s'enflammer. Oui, il était fantastique...
Et ses yeux noirs avaient le don de la troubler au plus haut
point ! Pour se donner une contenance, elle porta de
nouveau sa flûte à ses lèvres. C'était très curieux. Ces
bulles qui lui chatouillaient la gorge avaient un effet à la fois
apaisant et euphorisant...
— Où aimeriez-vous dîner, ce soir? ajouta Alexis d'une voix
plus profonde que jamais.
Elle tressaillit.
— Dîner?
Il eut un geste désinvolte de la main.
— Oui. Vous n'avez pas faim ?
— Mais... je ne sais pas qui vous êtes, objecta-t-elle d'une
voix hésitante.
C'était bien la première fois qu'une femme montrait aussi
peu d'enthousiasme à la perspective de dîner avec lui,
songea Alexis avec dérision. Décidément, cette soirée
prenait un tour de plus en plus surprenant. Pour
commencer, que lui avait-il pris de s'arrêter en voyant cette
fille sur le trottoir ? C'était bien la première fois qu'il se
conduisait de manière aussi extravagante ! Mais il fallait
reconnaître que cette expérience inédite ne manquait pas
de charme.
Par ailleurs, la circonspection de sa compagne était
compréhensible et plaidait en sa faveur. De toute
évidence, elle n'était pas du genre à jouer de sa beauté
exceptionnelle pour profiter des hommes. D'ailleurs, il avait
dû insister pour qu'elle accepte de monter en voiture.
Alors, pourquoi ne pas continuer à céder à ses impulsions
et ne pas poursuivre la soirée avec elle ? D'autant plus que
s'il avait demandé à son chauffeur de s'arrêter, ce n'était
pas seulement parce que cette fille était sublime. Il avait
été frappé par la façon dont elle marchait. D'un bon pas,
mais le dos voûté et la tête rentrée dans les épaules.
Manifestement accablée. Ce qui n'était pas étonnant,
puisqu'elle venait de se faire renvoyer...
Dîner avec lui la distrairait de ses problèmes. Et bien sûr, il
la ferait raccompagner chez elle dès qu'elle en émettrait le
souhait. Cependant, il serait vraiment dommage de s'y
résoudre dès maintenant. Avant tout, il fallait la rassurer.
Elle avait raison d'être prudente. Il sortit de sa poche de
poitrine un étui en argent, dont il sortit une carte qu'il tendit
à la jeune femme.
— Ceci devrait vous éclairer.
— Alexis Ni-co-lai-des, lut-elle maladroitement en
détachant les syllabes.
— Vous avez peut-être entendu parler du groupe
Nicolaides? demanda-t-il avec une pointe d'arrogance.
Elle secoua la tête.
Il faillit s'esclaffer. C'était la première fois qu'il rencontrait
quelqu'un à qui son nom ne disait rien ! Mais il était vrai
qu'il n'avait pas l'habitude de fréquenter des serveuses...
— C'est une multinationale cotée en Bourse. Mon
père en est président mais c'est moi qui la dirige. Je vous
assure qu'accepter de dîner en ma compagnie ne présente
aucun danger.
Carrie le considéra un instant. Alexis Nicolaides. Son nom
de famille était imprononçable, mais curieusement, son
prénom lui semblait déjà familier.
C'était ridicule ! se dit-elle aussitôt. Elle ferait mieux de se
ressaisir. Il fallait lui demander d'arrêter la voiture et de la
laisser descendre. Elle allait rentrer chez elle à
pied, comme prévu. Regagner sa minuscule chambre
meublée, dans un immeuble miteux où elle ne connaissait
personne. Et dîner d'une tranche de pain avec du fromage,
comme tous les soirs.
Quelle perspective déprimante !
« Quel mal y aurait-il à accepter cette invitation ? As-tu
vraiment envie de laisser passer une telle chance ? Crois-
tu que l'occasion de dîner en compagnie d'un homme
d'affaires sublime qui boit du Champagne dans sa voiture
avec chauffeur se représentera un jour? »
Mais ce n'était pas la luxueuse limousine ni le Champagne
qui rendaient cette invitation aussi alléchante.
C'était l'homme lui-même. Cet homme dont la beauté lui
avait coupé le souffle la première fois qu'elle avait posé les
yeux sur lui. Et dont le regard pénétrant provoquait en elle
un trouble exquis.
Elle eut l'impression que son esprit se scindait en deux
parties. La première, raisonnable et prudente, lui conseillait
de rentrer chez elle. La seconde, beaucoup plus
persuasive, l'incitait à rester dans la voiture et à suivre le
bel inconnu.
« Pourquoi résister à la tentation ? Ta vie est si morne...
Pourquoi ne pas t'en échapper le temps d'une soirée ?
D'autant plus que personne ne t'attend et que tu viens de
perdre une fois de plus ton emploi... Alors, pourquoi
refuser? Qu'as-tu à perdre ? »
La voix d'Alexis Nicolaides, plus profonde que jamais,
interrompit le cours de ses pensées.
— Alors, acceptez-vous de dîner avec moi ?
Elle déglutit péniblement.
— Eh bien... Je... je ne sais pas. Je...
Elle leva vers lui un regard indécis, comme si elle attendait
qu'il prenne la décision à sa place.
Ce qu'il fit aussitôt.
— Parfait. Il ne reste plus qu'à choisir l'endroit. Avez-vous
une envie particulière ?
De toute évidence, elle était dépassée par les
événements, songea Alexis. La possibilité de choisir le
restaurant devrait lui donner l'impression d'avoir un peu
plus de contrôle sur la situation.
— Je ne connais pas très bien Londres, répondit-elle
avec confusion.
Il sourit.
— Heureusement, moi si.
Electrisée, Carrie resta bouche bée. Ce sourire était
redoutable...
Alexis Nicolaides but une gorgée de Champagne et elle
l'imita machinalement.
— Vous connaissez mon nom, mais moi j'ignore
toujours le vôtre.
— Came... Carrie Richards, bredouilla-t-elle.
Lui donnait-elle son nom à contrecœur ? se demanda-t-il,
intrigué. Encore une première !
D'ordinaire, les femmes étaient ravies d'avoir attiré son
attention et elles ne se faisaient pas prier pour lui donner
tous les détails les concernant !
— Eh bien, Carrie, je suis enchanté de faire votre
connaissance.
Avec un nouveau sourire, il leva sa flûte.
Parcourue d'un long frisson, Carrie se mordit la lèvre sans
se rendre compte que cette moue allumait une étincelle
dans les yeux noirs de son compagnon.
Elle but une autre gorgée de Champagne. Quelle sensation
délicieuse... C'était comme si les bulles pétillaient jusque
dans ses veines, songea-t-elle, envahie par une douce
euphorie. Autour d'elle, le monde prenait des couleurs
vives. Son renvoi, sa vie solitaire, tout cela semblait si loin
tout à coup... Elle se sentait joyeuse. Et pleine de gratitude
envers l'homme qui avait chassé son désarroi.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle avec enthou
siasme.
— Mon hôtel se trouve sur les quais. Son restaurant est l'un
des meilleurs de la ville.
Consternée, Carrie sentit son cœur se serrer.
— Oh, non... Je ne peux pas aller au restaurant... J'avais
oublié que je portais toujours ce stupide uniforme !
Alexis eut un geste désinvolte de la main.
— Ce n'est pas un problème, assura-t-il en souriant.
Faites-moi confiance. Vous vivez à Londres depuis long
temps?
— Non, depuis quelques mois seulement.
— Ça doit être une expérience fabuleuse pour vous.
— Non, au contraire. Je déteste cette ville.
Surpris, Alexis arqua les sourcils.
— Pourquoi?
— Les gens sont pressés, agressifs. On se fait bousculer
et houspiller sans arrêt.
— Alors pourquoi restez-vous ici?
Elle haussa les épaules.
— Il y a du travail.
— Là où vous étiez, vous ne trouviez pas d'emplois de
serveuse ?
Elle ouvrit la bouche, puis elle se ravisa et resta
silencieuse. Alexis se maudit intérieurement. Il aurait mieux
fait de se taire ! Elle devait le trouver condescendant et
croire qu'il se moquait d'elle. Ce n'était pourtant pas son
intention. Il était simplement surpris qu'elle n'apprécie pas
la vie londonienne. Une fille aussi belle devait être très
sollicitée par les hommes et n'avait sûrement pas le temps
de s'ennuyer, A cette pensée, il se hérissa. Pourquoi cette
idée lui déplaisait-elle à ce point ? En tout cas, se dit-il, tant
qu'elle serait en sa compagnie, elle n'aurait d'yeux que
pour lui.
Et ce serait réciproque...
Il promena sur elle un regard appréciateur. Pas de doute,
elle était superbe. Et elle lui plaisait de plus en plus.
— D'où venez-vous ? demanda-t-il d'un ton affable.
A en juger par son air embarrassé, elle se demandait
encore si elle avait eu raison d'accepter son invitation.
Décidément, elle n'avait rien de commun avec les femmes
qu'il fréquentait d'ordinaire. Lorsqu'il leur manifestait son
intérêt, ces dernières sautaient sur l'occasion sans
hésiter...
— Marchester, répondit-elle d'un ton neutre. Une petite ville
des Midlands.
Jamais entendu parler, et de toute façon il s'en moquait
éperdument, songea Alexis.
Ce qui ne l'empêcha pas d'avoir la réplique appropriée et
de poursuivre la conversation machinalement tout en se
concentrant sur le visage de Carrie. Une mèche folle lui
caressait la joue, tandis que son profil délicat se dessinait
sur la vitre dans la pénombre de la cabine.
Vivement qu'il soit assis en face d'elle en pleine lumière et
qu'il puisse l'admirer tout à
loisir...
Il avait l'impression que la voiture roulait au ralenti mais elle
finit tout de même par se garer sur le parking de son hôtel.
L'un des plus prestigieux de Londres, avec une vue
spectaculaire sur l'Embankment.
Dès que le chauffeur eut ouvert sa portière, Alexis fit le tour
du véhicule pour ouvrir lui-même celle de Carrie. Il lui tendit
la main. Elle la prit après une légère hésitation. Pas de
doute, elle avait des réactions toutes nouvelles pour lui,
songea-t-il en admirant ses longues jambes gainées de
noir, qui dépassaient de son imperméable. Alors qu'il
l'entraînait vers l'hôtel, elle resserra les pans de ce dernier
tout en promenant autour d'elle un regard gêné.
— Ne vous inquiétez pas, je n'ai pas l'intention de vous
infliger une salle de restaurant bondée, s'empressa-t-il de
préciser. Je vous emmène dans un endroit beaucoup plus
calme.
Quelques instants plus tard, alors qu'ils se trouvaient dans
l'ascenseur, il fut assailli par le doute. Que lui avait-il pris
d'inviter cette fille sur un coup de tête ?
Au même instant, elle le regarda avec un sourire timide,
comme si elle attendait qu'il la rassure. Il fut submergé par
une émotion étrange et tous ses doutes s'évanouirent.
— Tout va bien se passer, déclara-t-il avec un sourire
rassurant. Ne vous inquiétez pas.
— C'est juste que...
— ... je suis un parfait inconnu et que je vous ai abordé
dans la rue ?
A la grande satisfaction d'Alexis, la jeune femme
s'empourpra. S'il s'était montré aussi direct, c'était
délibéré. Mieux valait évoquer sans détour les craintes qui
la taraudaient pour mieux les apaiser.
— Méditez ce dicton irlandais, poursuivit-il d'une voix
douce. « Les meilleurs amis du monde ont commencé par
être des étrangers l'un pour l'autre. » N'est-ce pas exact?
Nous n'avons pas été présentés l'un à l'autre par des rela
tions communes. Et alors ? En quoi la manière dont nous
nous sommes rencontrés est-elle si importante? Tout ce
qui compte, c'est que nous nous soyons rencontrés. Nous
ferons plus ample connaissance au cours du dîner, et d'ici
au dessert, je suis certain que nous serons devenus amis.
De toute façon, vous serez libre de vous en aller dès que
vous en aurez envie. Je n'ai pas l'intention de vous retenir
contre votre gré. Vous avez ma parole.
Sous le regard bienveillant d'Alexis, Carrie sentit quelque
chose se dénouer au plus profond d'elle-même. Lentement,
elle hocha la tête. Non, elle n'était pas en train de
commettre une folie. Elle avait eu raison de suivre cet
homme. Même si elle ne l'avait pas vraiment décidé.
C'était plus fort qu'elle. Une force inconnue annihilait sa
volonté.
Mais pourquoi pas ? fl avait raison. Si elle l'avait rencontré
dans une soirée, elle ne se serait pas sentie aussi
nerveuse. De toute façon, il était trop tard pour faire demi-
tour. Elle n'avait ni la force ni l'envie de s'en aller. Et
pourquoi s'en irait-elle ? Cet homme était charmant.
Fantastique. SupertK Irrésistible...
Elle ne croiserait pas deux fois dans sa vie un homm
comme lui.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent et il s'écarta pou la
laisser passer.
Le cœur battant, elle sortit de la cabine.
C'était comme si le Champagne continuait de pétille dans
ses veines...
3.
L'endroit « beaucoup plus calme » dont avait parlé Alexis,
c'était le salon de sa suite.
Eblouie, Carrie s'approcha de la baie vitrée et admira la
vue sur la Tamise et les jardins de l'Embankment.
— Le Festival Hall, le National Théâtre, la Hayward
Gallery... toute la rive sud, commenta Alexis en restant
légèrement en retrait pour pouvoir la contempler de dos
tout à loisir.
Dire qu'elle avait qualifié son uniforme de « stupide » !
Pour sa part, il le trouvait extrêmement sexy. S'il s'était
écouté, il l'aurait prise par la taille et...
Mais pas question pour l'instant. Il ne fallait pas
l'effaroucher.
Pendant le dîner, il s'efforça de la mettre à l'aise en évitant
les sujets trop personnels.
Mais lorsqu'il vanta la richesse de la vie culturelle
londonienne, elle déclara avec un embarras manifeste
qu'elle n'allait jamais au théâtre et qu'elle ne connaissait
pas grand-chose à l'art. Aussitôt, le souvenir des discours
pédants de Marissa s'imposa à l'esprit d'Alexis. En fait,
c'était bien agréable d'échapper à ce genre d'épreuve...
D'ailleurs, il ne s'ennuyait pas le moins du monde,
constata-t-il au fil de la conversation. De toute façon,
l'essentiel c'était que son invitée se sente bien.
Et surtout, qu'elle soit sensible à son charme...
Tout en énumérant les nombreux attraits touristiques de
Londres, il l'observait attentivement. Malgré sa timidité, elle
devait avoir au moins vingt-cinq ans. Il y avait donc peu de
chances pour qu'il soit son premier amant. Dieu merci !
De toute façon, comme il le lui avait promis, il suffirait d'un
mot de sa part pour qu'il la laisse partir. Même s'il espérait
bien qu'elle aurait envie comme lui de prolonger la soirée
jusqu'à une heure avancée de la nuit...
Lorsque le repas — succulent et servi avec raffinement —
fut enfin terminé, Alexis renvoya les serveurs. Il invita Carrie
à s'installer sur le canapé, tandis qu'il servait le café.
Après lui avoir tendu sa tasse, il s'assit à son tour en
prenant soin de rester à une distance respectable.
Tout en savourant son café, il l'observa à la dérobée.
Non seulement elle était superbe, mais elle avait un
charme fou. Le charme de la nouveauté, sans doute. Elle
était l'antithèse des femmes égocentriques et
sophistiquées qu'il fréquentait d'ordinaire. Nul doute que
passer une nuit avec elle serait une expérience inédite. Et il
fallait reconnaître que cette perspective attisait autant sa
curiosité
que son désir...
Déjà, les précautions qu'il prenait pour ne pas la brusquer
constituaient pour lui un changement radical. Il devait se
montrer prudent sans pour autant faire preuve de
condescendance. De toute évidence, le luxe dans lequel il
vivait était totalement étranger à son invitée. Or, il avait
envie qu'elle puisse le savourer pleinement sans pour
autant se sentir mal à l'aise.
C'était curieux... D'ordinaire il ne faisait pas preuve d'une
telle prévenance avec les femmes qu'il décidait de séduire.
Il réprima une moue de dérision. Sans doute parce qu'il
savait qu'elles s'empresseraient d'en tirer parti sans
scrupules. Alors que cela ne viendrait même pas à l'idée
de Carrie, il en avait la conviction.
Oui, décidément, l'insolite de la situation était très
excitant...
Elle prit une truffe en chocolat dans une coupe en argent
posée sur la table basse.
— Je ne devrais pas mais je ne peux pas résister, dit-elle
avec un petit sourire contrit.
Assailli par une bouffée de désir, Alexis étendit son bras
sur le dossier du canapé en veillant toutefois à ne pas la
toucher.
— Vous avez raison de ne pas résister, commenta-t-il
d'une voix veloutée en dardant sur elle un regard brûlant.
A sa grande joie, elle battit des paupières, visiblement
troublée. Il baissa les yeux sur ses genoux et son désir
s'intensifia. Du calme, se dit-il aussitôt. Il fallait se hâter
lentement. Le moindre geste précipité risquait de la faire
Mr.
D'ailleurs, elle songeait déjà à partir, comprit-il tandis
qu'elle finissait son café, le regard fixé devant elle.
Confirmant ses soupçons, elle posa sa tasse et se leva.
— Il faut que j'y aille, dit-elle d'une voix tendue.
Tout dans son attitude trahissait sa nervosité.
Sans bouger, sa tasse à la main, Alexis leva les yeux vers
elle.
— Vous en avez vraiment envie ?
Le visage encadré par des boucles blondes échappées de
son catogan, elle le regarda d'un air confus. Avec ses bas
noirs qui gainaient ses jambes interminables, sa jupe
étroite qui soulignait la finesse de sa taille et son corsage
ajusté qui épousait le galbe de ses seins, elle était...
sublime.
Pas question qu'elle s'en aille.
Pas question qu'elle ait envie de s'en aller...
Elle continuait de le regarder en silence. Les joues en feu
et l'air indécis. Il posa sa tasse.
— J'aimerais beaucoup que vous restiez.
Elle se mordit la lèvre.
Il se leva et s'approcha d'elle.
Elle ne bougea pas.
— Je vous ai promis de vous faire reconduire chez vous
dès que vous en exprimeriez le souhait, déclara-t-il d'une
voix douce. Cette promesse tient toujours. Si vous me le
demandez, j'appellerai mon chauffeur. Cependant..
Il plongea son regard dans le sien.
— Avant, j'aimerais faire une chose. Ceci...
Avant qu'elle ait le temps de réagir, il referma la main sur
sa nuque et s'empara de sa bouche. Ses lèvres étaient
chaudes et douces comme du miel... Après les avoir
savourées un instant, il en franchit le barrage du bout de la
langue.
Elle ne lui opposa pas la moindre résistance. Avec un petit
soupir, elle s'abandonna.
Electrisé, il sentit les pointes hérissées de ses seins
effleurer son torse.
Approfondissant son baiser avec fougue, il fit glisser sa
main jusqu'au creux de ses reins et la plaqua contre lui. Elle
laissa échapper un petit gémissement qui décupla son
désir. Il referma la main sur une fesse ronde et ferme.
Mon Dieu, quel plaisir de l'embrasser, de la caresser... Son
corps souple et chaud contre le sien, sa bouche délicieuse
offerte à la sienne...
Il fut transpercé par une flèche de désir qui tri coupa le
souffle.
Faisant appel à toute sa volonté, il s'arracha à ses lèvres et
demanda d'une voix rauque :
— As-tu toujours envie de partir, Carrie?
Elle le fixa comme si elle ne le voyait pas. tes pupilles
dilatées, les lèvres entrouvertes.
Contre son torse il sentait les mamelons durcis de ses
seins et les battements frénétiques de son cœur.
Elle ne répondit pas.
Avec une joie triomphante, il s'empara de nouveau de sa
bouche en la serrant étroitement contre lui.Blottie contre
Alexis, le corps vibrant encore de plaisir,Carrie flottait sur
un petit nuage. Ce qu'elle venait de vivre dépassait les
ressources de l'imagination la plus fertile...Jamais elle
n'aurait imaginé qu'on pouvait éprouver des sensations
aussi inouïes. Jamais !
Dès l'instant où elle était montée dans la limousine
d'Alexis, elle avait été
dépassée par les événements. Lorsqu'elle avait compris
qu'il avait prévu un dîner en tête à tête dans sa suite, elle
avait su, sans vouloir l'admettre, comment la soirée était
censée se terminer.
De nouveau, son esprit s'était scindé en deux parties.
L'une qui lui soufflait : « Mais oui, pourquoi pas ? » Tandis
que l'autre ne cessait de répéter : « Oh, mon Dieu... non !
C'est impossible. Tu ne peux pas faire ça ! »
Dans la pénombre de la chambre, elle fixa le plafond.
Lorsque Alexis lui avait demandé si elle avait vraiment
envie de partir, son esprit s'était vidé. Qu'aurait-elle
répondu s'il ne l'avait pas embrassée ?
Elle ne le saurait jamais. Parce qu'il l'avait embrassée. Et
dès que ses longs doigts s'étaient refermés sur sa nuque,
dès que sa bouche s'était emparée de la sienne, la
décision lui avait échappé.
Et elle ne le regrettait pas ! Comment l'aurait-elle pu, alors
qu'elle venait de vivre la soirée la plus extraordinaire de
son existence ? D'abord ce dîner somptueux en
compagnie d'un hôte charmant et attentionné. Et ensuite...
Ensuite, ce plaisir inimaginable qu'aucun homme avant lui
ne lui avait jamais donné. Comment aurait-elle pu regretter
d'être restée?
Elle avait eu droit à un festin de sensualité... Les mains
d'Alexis, sa bouche, son corps, avaient éveillé en elle des
sensations inconnues, prodigieuses.
Caresse après caresse, baiser après baiser, elle avait été
peu à peu inondée d'un plaisir toujours plus grand, toujours
plus fort, qui avait fini par la submerger dans un
déferlement irrésistible. Ne s'appartenant plus, elle s'était
dissoute dans les bras d'Alexis, perdant la notion du temps
et de l'espace. Plus rien d'autre n'existait que ce bonheur
indicible, et l'homme qui le lui donnait.
Des ondes de volupté la parcouraient encore. Ses
paupières étaient lourdes. Autour de sa taille, un bras
puissant la maintenait fermement contre un corps musclé
d'où
émanait une chaleur exquise.
Comment aurait-elle pu regretter d'être là?
4.
Carrie se cala dans son siège et regarda par le hublot
avec incrédulité.
« Suis-je bien réveillée? »
Cette question tourbillonnait sans relâche dans son esprit.
Difficile de penser de manière cohérente. Difficile de
penser tout court. Et à vrai dire elle n'en avait pas envie.
Aucune envie. Elle voulait juste... vivre sans se torturer
l'esprit. Savourer la chance inouïe et sans aucun doute
éphémère qui lui était offerte.
Après lui avoir fait passer la nuit la plus fabuleuse de sa
vie, Alexis l'emmenait à
New York !
Elle avait l'impression d'être dans un rêve. Le genre de
rêve qu'on fait quand la vie est désespérément triste et
qu'on a besoin d'y ajouter une touche de rosé en inventant
une fable extravagante. L'équivalent mental d'un gâteau à
la crème ou d'une boîte de chocolats belges.
Elle jeta un coup d'œil à Alexis. Sauf que l'homme assis à
côté d'elle en classe affaires valait à lui seul un plateau
entier de gâteaux à la crème et plusieurs kilos de chocolats
!
Ses longues jambes étendues devant lui, il était concentré
sur l'écran de son ordinateur portable. Le cœur de Carrie
se gonfla de joie. Comme il était beau ! Elle aurait pu
passer des heures entières à le regarder. Juste le regarder
béatement.
Tout chez lui était splendide. Sa nuque, ses épais cheveux
bruns, son profil grec et ses yeux noirs qui la faisaient
fondre chaque fois qu'ils se posaient sur elle.
Un petit frisson la parcourut.
« Cet homme sublime m'a demandé de l'accompagner à
New York ! Il a décidé de me garder avec lui encore
quelque temps ! »
Comme du Champagne pétillant dans ses veines, cette
pensée était grisante.
En moins de vingt-quatre heures, sa vie avait été
bouleversée. Elle était emportée dans un tourbillon
irrésistible qui balayait tous ses problèmes sur son
passage.
Un petit soupir de pur bonheur lui échappa.
Alexis, qui avait une conscience aiguë de la présence de la
jeune femme dans le siège voisin du sien, entendit son
petit soupir. Il lui jeta un coup d'œil satisfait avant de
reporter son attention sur l'écran de son ordinateur.
Pas de doute, il avait eu raison. Entièrement raison de
céder à son impulsion, de demander au chauffeur de
s'arrêter lorsqu'il l'avait vue sur le trottoir, de l'emmener à
l'hôtel et de l'attirer dans son lit. Il avait passé une nuit
fabuleuse. Rarement une femme lui avait apporté un tel
plaisir.
Et bien sûr, il avait envie de renouveler l'expérience. Quoi
de plus normal ? Pour cela, il n'y avait qu'une solution.
Emmener Carrie avec lui à New York. Encore une
impulsion, à laquelle il avait cédé sans hésitation.
D'ordinaire il n'emmenait pas ses maîtresses en voyage
d'affaires. Et alors ? Cette fois, il emmenait Carrie. Pour
quelle raison ? Parce que pour l'instant, sa compagnie le
comblait.
Son corps était digne de son visage. Seins ronds et
délicats, taille fine, hanches galbées, jambes interminables
et peau délicieusement satinée. Cette fille était vraiment
sublime.
Et d'une sensualité qui dépassait ses espérances...
Comme il s'en doutait, elle avait eu au moins un amant
avant lui. Cependant, elle manquait visiblement
d'expérience. Et de toute évidence, le séisme qu'il avait
provoqué en elle avait été une véritable révélation.
Un sourire se dessina sur les lèvres d'Alexis. Quelle nuit ! Il
avait été fasciné par le spectacle de ce corps superbe livré
aux flammes du désir, de ce visage splendide encore
embelli par le plaisir. Il avait été transporté par l'abandon
total de cette créature presque innocente qui avait sombré
dans ses bras avec un cri rauque.
Et curieusement, il avait éprouvé le besoin irrépressible de
serrer longuement contre lui son corps parcouru d'ondes
extatiques, avant de se laisser à son tour engloutir par la
volupté. Jamais il n'avait connu des sensations aussi
inouïes avec ses précédentes maîtresses.
Mais après tout, ce n'était pas si surprenant. Etant
différente des femmes qu'il fréquentait d'ordinaire, Carrie
provoquait en lui des réactions différentes. C'était logique.
Il lui jeta un nouveau coup d'œil. Elle feuilletait un magazine,
la tête légèrement inclinée. Son regard s'attarda sur elle.
Oui, elle était très différente. Et ce n'était pas seulement
une question de style ou de physique. C'était sa
personnalité.
Tout d'abord, elle était d'une discrétion remarquable. Elle
ne l'abreuvait pas de paroles et ne l'accablait pas non plus
de ses exigences. Elle se contentait de lui adresser de
temps en temps un regard furtif, visiblement anxieuse de
ne pas le déranger.
Par ailleurs, contrairement à toutes les femmes de sa
connaissance, elle ne jouait pas de son pouvoir de
séduction. Elle ne semblait d'ailleurs même pas en avoir
conscience.
, Et de toute évidence, elle était très embarrassée
lorsqu'elle attirait le regard des hommes. Ce qui était arrivé
chaque fois qu'ils avaient traversé un endroit public, que ce
soit le hall de l'hôtel ou le salon VIP de l'aéroport.
Jamais il n'avait vu une telle modestie chez une femme
aussi belle.
Mais peut-être était-ce tout simplement parce qu'elle ne se
sentait pas encore à
l'aise dans ses nouveaux vêtements? Elle avait passé la
journée à Knightsbridge, avec une conseillère en image
engagée à sa demande par son assistante londonienne.
Lorsqu'elle l'avait rejoint dans le salon VIP, il s'était félicité
de cette initiative.
Hier, dans son uniforme de serveuse elle était très sexy.
Aujourd'hui, vêtue d'un ensemble haute couture en soie vert
d'eau, composé d'une jupe droite et d'une veste à manches
trois quarts, elle était toujours aussi sexy, mais avec une
classe folle.
Fasciné, il avait été conforté dans son opinion. L'emmener
à New York était une excellente décision.
Deux semaines à New York en compagnie d'Alexis... Deux
semaines d'une vie dont elle n'aurait jamais osé rêver.
Dans un univers si nouveau pour elle... Chaque jour, sa
vraie vie lui semblait de plus en plus lointaine. Et cette
nouvelle existence de plus en plus réelle.
Sans pour autant cesser de ressembler à un rêve.
Carrie partageait avec Alexis une suite au dernier étage
d'un hôtel prestigieux, en face de Central Park. Elle
mangeait dans les restaurants les plus raffinés. Elle portait
le genre de tenues qu'elle n'avait jamais vues que sur les
mannequins des magazines. Chaque soir, elle buvait du
Champagne au milieu d'une brillante assemblée, dans une
grande réception ayant pour cadre un loft extravagant de
Manhattan ou une majestueuse propriété à Long Island.
Comment aurait-elle pu ne pas avoir l'impression de vivre
un rêve ?
Un rêve au sein duquel Alexis se tenait à son côté.
Le seul fait de penser à lui la faisait fondre. En son
absence, les heures lui semblaient interminables. Bien sûr,
elle savait qu'il était à New York pour affaires, mais chaque
jour, elle avait toutes les peines du monde à refréner son
impatience de le retrouver, même s'ils passaient plus de
temps en société qu'en tête à tête : il avait de nombreuses
obligations mondaines et fréquentait un milieu huppé dans
lequel elle se sentait un peu perdue.
Depuis leur arrivée à New York, toutes les femmes qu'ils
rencontraient menaient des carrières prestigieuses dans le
secteur de la mode, de l'art ou des médias. Par moments,
elle ne pouvait s'empêcher de se demander comment
Alexis pouvait se contenter d'une partenaire aussi terne et
ennuyeuse qu'elle. Mais de son côté, il ne semblait pas se
lasser de sa compagnie. Alors, pourquoi se torturer
l'esprit? S'il n'attachait pas d'importance au fait qu'elle
détonnait dans ce genre de soirées, pourquoi s'en
soucierait-elle?
Du moment qu'il était auprès d'elle, rien n'avait
d'importance. Et lorsqu'ils se retrouvaient en tête à tête,
elle ne ressentait plus ce décalage. Le fait qu'il appartienne
à un univers aussi éloigné du sien ne lui posait aucun
problème. Oui, avec lui, elle se sentait toujours
merveilleusement
bien.
Pourquoi ? Sans doute valait-il mieux ne pas se le
demander et se contenter d'apprécier pleinement le conte
de fées dans lequel il l'avait entraînée.
Malgré tout, une question la taraudait. Combien de temps
Alexis allait-il encore la garder auprès de lui ? Combien de
temps lui restait-il avant qu'il sorte de sa vie aussi
brusquement qu'il y était entré ?
Non, il ne fallait surtout pas penser à ça. Il fallait vivre au
jour le jour sans se poser de questions, en savourant
chaque instant passé en sa compagnie.
Car une chose était certaine. Plus jamais elle ne
rencontrerait un homme comme lui. Ce qui rendait ce rêve
aussi fabuleux, ce n'était pas seulement l'univers glamour
dans lequel il se déroulait. Ce qui en faisait le prix —
inestimable — c'était Alexis lui-même. C'était lui qui rendait
ce séjour à New York si enchanteur.
Et lorsque ce dernier prendrait fin...
Non ! Pas question de penser à ça ! Ce moment viendrait,
bien sûr. Mais pas encore. Pas aujourd'hui... pas ce soir.
Cependant, le jour fatidique finit par arriver. Le séjour
d'Alexis à New York se terminait et il n'avait pas fait la
moindre allusion à ses projets. Au petit déjeuner, Carrie
faisait ce qu'elle pouvait pour faire le vide dans son esprit
et déguster les derniers instants de son rêve, mais elle
avait l'impression qu'une pierre énorme lui pesait sur
l'estomac. Et malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas
à terminer son assiette.
— Tu n'as pas faim ? demanda Alexis avec
perplexité.
Le matin, la jeune femme mangeait toujours de bon cœur.
Comme lui, elle avait besoin de reprendre des forces
après les nuits passionnées qu'ils partageaient.
— Non, répondit Carrie en posant sa fourchette.
Impossible de finir ses œufs. D'ordinaire, elle les
engloutissait jusqu'à la dernière bouchée, mais ce matin,
elle n'avait pas d'appétit. Juste cette pierre énorme qui
l'oppressait...
— Tu ne te sens pas bien ? demanda-t-il d'un ton
inquiet.
Elle secoua la tête.
— C'est sans doute la perspective du départ, reconnut-
elle à contrecœur.
— New York t'a séduite à ce point ? Tu n'as pourtant
pas semblé apprécier ses boutiques à leur juste valeur,
déclara-t-il d'un ton faussement sévère. Celles de Chicago
te tenteront peut-être plus, qui sait ?
— Chicago?
— Notre prochaine destination. Tu n'as rien d'urgent
qui t'attend à Londres, n'est-ce pas ?
Carrie ouvrit de grands yeux. Tout à coup, la pierre qui lui
pesait sur l'estomac se volatilisa. Mais avait-elle bien
compris ce qu'il venait de dire ?
Fasciné, Alexis ne la quittait pas des yeux. Curieusement, il
n'était pas encore lassé de sa compagnie. Et il prenait
toujours le même plaisir à voir l'incrédulité se peindre sur
son visage.
Lors de leur première soirée à New York, quand elle s'était
regardée dans le miroir, vêtue d'une robe de soirée haute
couture, son air ébloui l'avait enchanté. Comme le soir où il
l'avait emmenée à un cocktail sur le toit d'un gratte-ciel, ou
bien celui où ils avaient dîné à
bord d'un yacht sur l'Hudson, ou encore celui où il avait loué
une loge pour voir la dernière comédie musicale à l'affiche
à Broadway.
Partout où il l'emmenait, le même émerveillement illuminait
son regard. Et ce qui le ravissait plus que tout, c'était de
contempler son visage irradié de plaisir lorsqu'il lui faisait
l'amour.
Mais le plus surprenant, c'était le bien-être que lui procurait
sa simple compagnie.
Pour lui, les autres femmes étaient avant tout des
partenaires sexuelles, de préférence douées et
expérimentées, jamais des compagnes avec qui il aimait
tout simplement passer du temps. Avec Carrie, c'était
différent. Comme si elle était devenue un élément essentiel
de sa vie.
Et pourtant... que faisaient-ils lorsqu'ils étaient seuls, Carrie
et lui ? se demanda Alexis avec perplexité. De quoi
parlaient-ils ? Même si le sexe occupait la place principale
dans leur vie, ils ne passaient pas tout leur temps au lit. De
quoi discutaient-ils lorsqu'ils étaient en tête à tête ? De tout
et de rien. Rien de mémorable en tout cas. Mais rien
d'ennuyeux non plus. Il ne s'était jamais ennuyé un seul
instant avec Carrie... C'était d'autant plus étonnant qu'elle
ne partageait pas son intérêt pour la politique, ni pour
l'économie et l'art.
Par ailleurs, elle occupait souvent ses pensées lorsqu'ils
étaient séparés. Alors qu'avec les autres femmes c'était «
loin des yeux, loin du cœur », il lui arrivait de songer à elle
en pleine réunion ou bien pendant l'étude d'un dossier
important. Et pas seulement parce qu'il avait envie de
rentrer à l'hôtel pour la renverser sur le lit et lui faire l'amour.
Il se surprenait à évoquer son sourire, son regard, son air
concentré
lorsqu'elle lui posait une question sur une chose qu'elle
avait vue dans la journée ou une personne qu'elle avait
rencontrée dans une réception.
Parfois, au retour d'une soirée, ils échangeaient leurs
impressions. Et il fallait reconnaître que ses commentaires
étaient d'autant plus pertinents qu'elle venait en général de
rencontrer pour la première fois les personnes présentes.
Sa perspicacité
était-elle due au fait qu'elle passait plus de temps à
observer les gens qu'à participer à la conversation ? Car
elle se tenait toujours modestement à l'écart.
Mais peu importait. Tout ce qui comptait, c'était qu'en ce
moment même, la perspective de l'accompagner à
Chicago allumait des étincelles dans ses grands yeux gris-
bleu. Tant mieux. Parce que pour l'instant, il n'avait pas du
tout l'intention de mettre fin à leur relation.
Il eut un sourire malicieux.
— Je suppose que ce silence veut dire « d'accord pour
Chicago » ?
A sa grande joie, Carrie hocha vigoureusement la tête et
se remit à manger avec appétit.
5.
En compagnie d'Alexis, Chicago, San Francisco et Atlanta
lui avaient semblé des villes aussi excitantes que New
York. A présent qu'ils avaient de nouveau traversé
l'Atlantique, elle allait découvrir Milan. Mais peu importait
où il l'emmenait, songea Carrie.
Elle était prête à le suivre n'importe où.
Aussi longtemps qu'il voudrait bien d'elle.
Or, pour l'instant, il semblait apprécier sa compagnie.
Quelle chance inouïe ! Elle avait renoncé à se torturer
l'esprit avec des questions oiseuses. Le temps semblait
suspendu. Le passé et l'avenir semblaient s'être fondus
dans le néant. Il ne restait plus qu'un présent intemporel,
dont le centre était Alexis.
Alexis... La vie avec lui était une vraie fête. Elle aimait le
voir rire, les yeux pétillants de malice. Elle aimait bavarder
gaiement avec lui... Mais de quoi parlaient-ils donc ? De
tout et de rien... Oui, elle se sentait toujours
merveilleusement bien en sa compagnie. Même si elle
continuait d'être un peu intimidée dans les soirées où il
l'emmenait. Cependant, cela ne semblait pas le gêner et
c'était tout ce qui comptait pour elle.
Malgré tout, elle commençait à se lasser de ce perpétuel
tourbillon, songea-t-elle dans l'ascenseur de leur hôtel
milanais. Au début, vivre dans des palaces et découvrir
des villes étrangères était très excitant. Mais aujourd'hui,
après plusieurs semaines de voyages successifs, elle en
avait assez de faire et de défaire sans cesse ses valises
—même remplies de vêtements sublimes... Elle n'avait
qu'une envie : se poser quelque part.
Malgré la culpabilité qui l'assaillait à cette pensée, elle ne
put s'empêcher de demander :
— Tu voyages toujours autant?
Alexis lui jeta un coup d'œil pénétrant.
— Le groupe Nicolaides a des filiales sur trois conti nents
et je tiens à garder un œil sur chacune d'entre elles.
En aurais-tu assez de parcourir le monde ?
Elle eut un sourire contrit.
— C'est très ingrat de ma part, n'est-ce pas ? Tu m'as
emmenée dans des endroits où je n'aurais jamais eu la
chance d'aller sans toi.
Il lui prit la main.
— J'ai plusieurs affaires à régler à Milan mais ensuite nous
pourrions partir quelques jours en vacances. Qu'en dis-tu ?
Il commence à faire beau et j'ai envie de faire une pause.
Le cœur de Carrie se gonfla de joie.
— Oh, ce serait fantastique !
Il porta sa main à ses lèvres.
— Ma première réunion n'est que dans une heure.
Dis-moi...
Une lueur familière s'alluma dans les yeux noirs et Carrie
fut parcourue d'un long frisson.
— ... que dirais-tu de nous allonger un moment pour
dissiper les effets du décalage horaire ?
Le feu éloquent qui empourpra les joues de Carrie donna à
Alexis la réponse qu'il attendait, et il faillit arriver en retard à
sa réunion.
Ce soir-là, ils dînèrent en tête à tête dans leur suite.
— Demain, shopping obligatoire, annonça Alexis.
Milan est la capitale mondiale de la mode et il faut que tu
en profites.
— Oh, non ! J'ai déjà trop de vêtements ! protesta-t-elle.
Je n'ai vraiment besoin de rien.
Il rit.
— Je n'ai jamais vu une femme aussi réticente à l'idée
d'accepter mes cadeaux !
Elle se mordit la lèvre, soudain embarrassée.
— Je ne veux pas que tu dépenses trop d'argent pour
moi.
Il lui adressa un sourire indulgent.
— Je peux me le permettre.
— Je sais que tu travailles beaucoup, Alexis. Pour
tant...
Elle s'interrompit, au comble de la confusion. Mais devant
l'air interrogateur d'Alexis, elle se força à poursuivre.
— Tu mènes une vie tellement... extravagante. Voyager
sans cesse, considérer le luxe comme quelque chose de
banal... Est-ce que... tu n'as pas envie d'autre chose, par
moments?
A peine eut-elle posé cette question qu'elle se maudit. De
quoi se mêlait-elle ? De quel droit remettait-elle en
question le style de vie d'Alexis, alors qu'elle profitait
largement de sa générosité?
Une lueur étrange s'alluma dans les yeux noirs et la main
d'Alexis se referma sur la bouteille de vin. Un grand cru qui
devait coûter beaucoup plus que ce qu'elle pouvait gagner
en un mois, songea-t-elle machinalement.
— Tu penses que je devrais me ranger?
Elle déglutit péniblement. Quelle était cette note inconnue
dans la voix d'Alexis ?
— Non, pas du tout. Ce que tu fais de ta vie ne me
regarde pas, mais... n'as-tu jamais envie de te fixer
quelque part?
Il crispa la mâchoire.
— J'ai l'impression d'entendre ma mère.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Tanière?
Impossible de l'imaginer avec une mère, une famille... Il
ressemblait tant à un héros imaginaire créé pour faire rêver
les femmes !
Alexis se resservit du vin en silence. Bon sang, pourquoi
avait-il fait allusion à sa mère ?
Parce que Carrie venait d'aborder le problème de sa vie
en perpétuel mouvement ?
Comment lui faire comprendre qu'il avait choisi cette vie
parce qu'il tenait par-dessus tout à son indépendance ?
Tout en buvant une gorgée de vin, il étudia Carrie avec
attention. Pourquoi lui demandait-elle tout à coup s'il avait
envie de « se fixer quelque part » ? Commencerait-elle à
faire des projets ? Nourrirait-elle des espoirs qui
l'obligeraient à mettre fin à leur relation ? Il réprima un
soupir. Si oui, quelle plaie ! Il n'avait pas prévu de la
remplacer pour l'instant.
Il avait au contraire envie de l'emmener quelque part où il
pourrait rester auprès d'elle vingt-quatre heures sur vingt-
quatre, sans penser à rien d'autre. Oui, prendre quelques
jours de vacances était une excellente idée.
Il réfléchit un instant. Il allait s'arranger pour être prêt à partir
dès le week-end. Avec un peu de chance, il pourrait s'offrir
une semaine de vacances. Peut-être même deux.
Il avait d'ailleurs une autre raison de vouloir disparaître
pendant quelque temps. Son assistante milanaise l'avait
informé que sa mère avait téléphoné au bureau en
demandant qu'il la rappelle dès que possible. Il s'en était
bien gardé, évidemment.
Nul doute que sa mère avait une nouvelle épouse
potentielle à lui présenter...
Il réprima un soupir exaspéré. Quand finirait-elle par
comprendre qu'il n'avait pas l'intention de se marier?
Surtout pour lui faire plaisir ! Elle nourrissait à l'égard de
son ex-mari une rancœur mêlée de paranoïa qui tournait à
l'obsession, et il n'avait pas l'intention d'entrer dans son jeu.
Même s'il ne portait pas lui non plus son père dans son
cœur... Tout ce qu'il voulait, c'était continuer à diriger le
groupe Nicolaides en toute liberté sans qu'on se mêle de
sa vie privée.
Pas question qu'il épouse qui que ce soit !
Il était largement temps que sa mère l'accepte et le laisse
enfin en paix. Il ne changerait pas de vie. Beaucoup de
travail et d'agréables moments de détente en compagnie
de femmes dont il disposait à sa guise : c'était le secret de
la sérénité.
Il imagina Carrie avec lui sur le pont de son yacht, au clair
de lune. Un bras autour de ses épaules, il la serrait contre
lui, tandis qu'ils contemplaient la mer. Pas de doute, c'était
une perspective très alléchante.
D'ici là, il avait prévu de l'emmener à la Scala.
— Demain, il faut que tu ailles au Quadrilatère d'Oro,
déclara-t-il. C'est le quartier des grands couturiers. Ta
mission sera d'acheter une robe pour assister à un opéra
dans la salle la plus prestigieuse d'Italie.
— J'en ai déjà plus qu'il ne m'en faut, je t'assure,
répliqua-t-elle aussitôt.
Il balaya cette objection d'un geste de la main.
— Je veux que tu sois particulièrement élégante demain
soir.
Il y avait de grandes chances pour qu'Adrianna apprenne
qu'il se trouvait à Milan et qu'elle cherche à le rencontrer,
songea-t-il. Or, elle devait comprendre au premier coup
d'œil que Carrie était sa nouvelle maîtresse et qu'elle
n'avait aucun espoir de retrouver sa place auprès de lui.
Malgré ses réticences à dépenser encore de l'argent dans
des vêtements, Carrie suivit les consignes d'Alexis. Elle se
résigna d'autant plus volontiers qu'elle tomba en admiration
devant une robe blanche qui descendait en plis souples
jusqu'aux chevilles, et dont le corsage drapé à fines
bretelles masquait son décolleté.
Le soir venu, elle noua ses cheveux sur sa nuque et opta
pour un maquillage léger. A son grand soulagement, Alexis
parut approuver son choix. Et lorsqu'elle lui avoua ne rien
connaître à l'opéra, il s'empressa de la rassurer.
— Raison de plus pour en découvrir un. C'est un goût qui
s'acquiert, tu verras.
Allait-elle vraiment apprécier le spectacle ? se demanda
Alexis, dubitatif. Elle avait déjà admis ne pas s'intéresser à
l'art en général. Depuis leur arrivée à Milan, elle avait
également reconnu qu'elle ignorait tout de l'histoire de la
ville ou même du pays.
Cependant, elle avait manifesté un grand intérêt pour les
quelques repères qu'il lui avait donnés.
Bien sûr, il s'était abstenu de tout commentaire sur son
manque de culture. Après tout, ce n'était pas sa faute si
elle n'avait pas suivi comme lui de longues études.
Impossible de la blâmer pour ses lacunes. Et de toute
façon, celles-ci avaient-elles vraiment de l'importance ?
Carrie n'était peut-être pas très instruite, mais elle avait un
savoir-vivre à toute épreuve.
N'était-ce pas l'essentiel ? Par ailleurs, elle lui apportait
quelque chose qu'il n'avait jamais trouvé auprès d'aucune
autre femme. Or, pour l'instant, il n'avait pas besoin d'autre
chose.
A peine furent-ils arrivés à la Scala qu'Adrianna se
précipita sur Alexis. Eblouissante dans une robe de satin
rouge, son épaisse crinière brune flottant sur ses épaules
et son profond décolleté orné d'un lourd collier de rubis, elle
se lança dans une longue tirade en italien, mêlant
reproches et cajoleries. Imperturbable, il se contenta de
hocher brièvement la tête avant de poursuivre son chemin.
Il sentit Carrie se raidir à son bras, mais à sa grande
satisfaction, elle ne fit aucun commentaire. Il l'entraîna vers
sa loge, s'arrêtant plusieurs fois pour saluer de multiples
connaissances. Personne ne se permit la moindre allusion
à la cantatrice mais il ne fut pas dupe. Nul doute que les
potins allaient déjà bon train... Ce fut avec soulagement
qu'il ferma la porte de la loge et s'assit à côté de Carrie.
Elle étudiait le programme, le front plissé.
— Connais-tu le livret de Madame Butterfly!
— • Non, mais l'intrigue est résumée là, répondit-elle en
indiquant un paragraphe.
— J'espère que le spectacle te plaira.
L'esprit ailleurs, Carrie hocha vaguement la tête. Qui était
la femme qui avait accosté
Alexis à leur arrivée ? Une ancienne maîtresse ? Ou bien
quelqu'un qui convoitait cette place
? En tout cas, l'hostilité avec laquelle celle-ci l'avait toisée
était éloquente.
Malheureusement, elle n'avait pas compris un seul mot de
ce que l'inconnue avait dit à
Alexis. Mais pas question de poser à ce dernier les
questions qui lui brûlaient les lèvres.
De toute évidence, il n'avait pas envie d'en parler, puisqu'il
ne lui avait donné aucune explication. Mieux valait garder
un silence prudent, décida-t-elle en admirant le décor
somptueux de la salle fraîchement rénovée. Elle ne
connaissait peut-être rien à l'opéra, mais une chose était
certaine : cette soirée lui laisserait un souvenir inoubliable.
C'était fantastique d'être en compagnie d'Alexis, dans
cette loge d'où l'on voyait si bien la scène.
Les musiciens finirent d'accorder leurs instruments et les
lumières s'éteignirent.
Carrie se cala dans son siège, prête à savourer le
spectacle.
Malgré tous ses efforts, elle n'y parvint pas. La musique
était exaltante, mais plus l'intrigue progressait, plus elle la
rebutait. C'était si déprimant de voir cette pauvre Madame
Butterfly éperdument amoureuse d'un homme pour qui elle
n'était rien d'autre qu'un divertissement exotique... Le
dénouement tragique, inévitable, lui serra le cœur. Quel
drame atroce !
Lorsque les applaudissements finirent par s'estomper et
que les spectateurs commencèrent à quitter leurs sièges,
Alexis se tourna vers elle.
— Ça t'a plu?
Spontanément, elle répondit :
— Non, pas du tout.
L'expression d'Alexis changea imperceptiblement.
— Ah... Eh bien, il faut parfois en voir plusieurs pour
commencer à apprécier ce genre de spectacle.
— Je suis désolée, murmura Carrie, le cœur serré.
Elle l'avait déçu... Comment lui expliquer ce qu'elle
ressentait ? Il devait la prendre pour une ingrate...
— Tu n'as aucune raison de l'être, assura-t-il d'un ton
neutre.
Tandis qu'ils quittaient la loge, Carrie s'efforça d'accrocher
un sourire à ses lèvres malgré
son accablement. Quelle histoire horrible ! Même si son
amour passionné pour le héros perfide l'aveuglait,
comment l'héroïne pouvait-elle confier son bébé à l'épouse
de ce dernier, puis se suicider ? C'était
incompréhensible...
Elle fut submergée par une vague de tristesse, renforcée
par les accents déchirants de la musique, qui résonnaient
encore dans son esprit. Des souvenirs cruels s'imposèrent
àelle...
Celui du jour terrible où son père était venu la chercher à
l'école, hagard, parce que sa mère venait de se tuer dans
un accident de voiture.
Puis, tout récemment, c'était son père qui avait disparu,
après s'être battu contre la mort jour après jour pendant
trois longues années, jusqu'à la défaite finale.
La vue brouillée de larmes, elle baissa la tête. Il ne fallait
pas penser à ça. A quoi bon?
Elle devait rester positive. Avant de perdre la bataille, son
père avait accompli ce qui lui tenait le plus à cœur. La vie
— sa vie à elle — devait continuer.
Et il fallait reconnaître qu'Alexis lui avait redonné le goût de
vivre. Depuis cette soirée inoubliable où elle avait eu le
coup de foudre pour lui... Exactement comme Madame
Butterfly avait eu le coup de foudre pour le marin infidèle,
songea-t-elle soudain avec un pincement au cœur.
« Mais moi, je ne me berce pas d'illusions comme la
pauvre Madame Butterfly ! » se dit-elle aussitôt.
Oui, elle avait eu le coup de foudre pour Alexis. Impossible
de le nier. Comment ne pas tomber amoureuse d'un
homme aussi extraordinaire, qui la faisait fondre dès qu'il
posait les yeux sur elle ?
Cependant, elle gardait toute sa lucidité. Ce conte de fées
prendrait fin un jour ou l'autre.
Elle en était consciente. Mais tant qu'il durait, tant qu'Alexis
la désirait encore, comment pourrait-elle renoncer à un tel
bonheur?
Pour quelle raison s'y résoudrait-elle ?
Plus tard dans la nuit, alors qu'elle était blottie contre
Alexis, la musique déchirante de l'opéra envahit de
nouveau son esprit et son estomac se noua. Pourquoi ne
pouvait-elle s'empêcher de s'identifier à Madame Butterfly
? Etait-ce parce que, comme elle, elle vivait dans un rêve ?
C'était ridicule. Elle vivait peut-être dans un rêve, mais les
bras noués autour de sa taille et le corps plaqué contre le
sien étaient bien réels, se dit-elle fermement, sans parvenir
à chasser la sourde appréhension qui la poursuivait.
Mais le lendemain matin, celle-ci fut balayée par les rayons
du soleil. Avant son départ, Alexis l'embrassa
fougueusement et lui demanda de s'acheter des tenues
légères et confortables pour partir en vacances.
— Je serai libre dès ce week-end. Nous prendrons l'avion
pour Gênes, où mon yacht nous attendra.
Il eut un sourire irrésistible.
— Juste toi et moi.
Aussitôt, elle fut submergée de bonheur et toutes ses
craintes s'évanouirent.
Sur le pont du yacht qui fendait les eaux émeraude de la
Méditerranée, le long de la côte ligure, Carrie offrait son
visage aux embruns. Quelle sensation délicieuse ! Mais le
plus extraordinaire, c'était d'avoir Alexis tout à elle sans
aucune soirée mondaine en perspective.
Alexis, toujours capable de la faire fondre d'un seul
regard...
En début d'après-midi, il l'entraîna dans la cabine inondée
de soleil. Bercés par le roulis, ils s'abandonnèrent à la
passion qui les consumait et partagèrent comme toujours
un plaisir incomparable avant de sombrer dans le sommeil.
Lorsque la sonnerie de son portable le réveilla, Alexis jura
silencieusement. Que se passait-il ? Il avait demandé à
n'être dérangé qu'en cas de nécessité absolue. Pourvu
qu'il ne soit pas obligé d'interrompre ces vacances ! Il avait
trop envie de rester seul avec Carrie pendant quelques
jours... La sonnerie s'interrompit, tandis que la
communication était dirigée sur sa messagerie. Elle
retentit de nouveau quelques secondes plus tard. Avec
irritation, Alexis écarta doucement le bras de Carrie, blottie
contre lui, et alla
répondre. Il décrocha au moment où la messagerie prenait
de nouveau le relais.
Quelques secondes plus tard, il écouta le message.
La voix de sa mère le hérissa et il lâcha mentalement une
bordée de jurons. Bon sang, il ne manquait plus que ça !
Sa mère lui avait encore trouvé une héritière...
Anastasia Savarkos. Son frère Léo ayant été exclu de son
testament par leur grand-père, celle-ci venait de devenir
l'unique héritière de la fortune familiale. Bien évidemment,
Berenice Nicolaides avait décidé que son fils devait saisir
cette occasion en or.
Elle avait donc invité Anastasia à l'un des dîners qu'elle
organisait régulièrement dans sa résidence d'été sur l'île
ionienne de Lefkali. Et bien sûr, elle convoquait à
présent son fils à ce même dîner, le lendemain soir...
Alexis poussa un soupir excédé. Pas question qu'il assiste
à cette soirée ! Il était temps que sa mère comprenne que
le mariage ne faisait pas partie de ses projets.
Il regarda Carrie, toujours endormie. Dans son sommeil,
elle était plus belle que jamais. Avec ses boucles dorées
éparpillées sur l'oreiller, sa bouche encore gonflée de ses
baisers et ses seins délicieux découverts par le drap qu'il
avait rabattu en se levant, elle était splendide.
Alors qu'Anastasia Savarkos... Il l'avait croisée dans des
soirées mondaines à
Athènes. Impossible de nier qu'elle était séduisante. Mais
ses manières affectées étaient exaspérantes.
Et de toute façon, il n'avait aucune envie de se marier. Ni
avec elle ni avec personne !
H promena sur Carrie un regard gourmand. Sa mère
s'imaginait-elle vraiment qu'il allait renoncer à une
compagnie aussi exquise pour assister à un dîner
assommant, au cours duquel elle allait jouer les
entremetteuses avec un manque de subtilité effarant ?
Mais bien sûr, sa mère ne savait pas où il se trouvait ni
avec qui...
Il se figea.-
Et s'il lui mettait les points sur les i ?
S'il lui prouvait, une fois pour toutes, qu'il n'était absor
lument pas intéressé par Anastasia Savarkos ni par
aucune autre héritière ? N'était-ce pas le meilleur moyen
de la faire enfin renoncer à ses projets ?
Pourquoi n'irait-il pas à Lefkali... mais accompagné ?
En le voyant arriver avec Carrie, sa mère comprendrait le
message.
Il eut un sourire satisfait.
Oui, pas de doute. C'était la solution idéale. Se penchant
sur le lit, il effleura la cuisse de Carrie. Elle remua et ses
paupières frémirent. Lorsqu'il déposa un baiser sur ses
lèvres, elle ouvrit les yeux.
— Il y a un changement de programme, annonça-t-il.
6.
Carrie se cala confortablement dans le siège en cuir du jet
privé. Quelle frayeur elle avait eue ! Elle entendait encore la
voix d'Alexis à son réveil : « II y a un changement de
programme. » A ces mots, elle avait senti un grand froid
l'envahir. Le moment qu'elle redoutait était arrivé, avait-elle
songé. C'était fini. Il la renvoyait à Londres.
Le rêve était terminé.
Quel soulagement lorsqu'il lui avait annoncé qu'ils partaient
en avion pour une île grecque !
« Nous n'y resterons pas longtemps, avait-il précisé.
Ensuite, nous irons en Sardaigne, comme prévu. »
II ne lui avait pas expliqué la raison de ce changement et
elle ne lui avait pas posé
de questions. Il passait sa vie à voyager. Pour lui, ce détour
était anecdotique. De toute façon, elle lui était si
reconnaissante de l'emmener avec lui qu'elle se moquait
éperdument de savoir pourquoi il avait décidé
d'interrompre momentanément leur traversée.
Elle déglutit péniblement. Pourtant, il ne fallait pas se faire
d'illusions. Ce n'était qu'un sursis. Un jour ou l'autre, Alexis
la mettrait dans un avion pour Londres et elle ne le reverrait
jamais plus.
L'estomac noué, elle prit une profonde inspiration. Pas
question de broyer du noir.
Bien sûr, elle appréhendait le moment où ce rêve
merveilleux prendrait fin. Mais elle savait
que c'était inéluctable; les contes de fées n'existaient pas.
Alexis ne la garderait pas indéfiniment auprès de lui. Et de
toute façon, sa vie était en Angleterre. Elle n'était pas faite
pour parcourir la planète en jet privé, même en compagnie
de l'homme le plus fantastique du monde.
Elle jeta un coup d'œil furtif à Alexis. Assis à quelques
mètres d'elle, il était concentré
sur l'écran de son ordinateur portable. Il profitait toujours
des trajets en avion pour travailler et elle prenait soin de ne
pas le déranger. Cependant, aujourd'hui, il semblait
préoccupé. Elle tourna la tête et regarda par le hublot l'Italie
qui défilait sous l'appareil.
Alexis jeta un coup d'œil à Carrie. Lorsqu'elle le regardait,
il le sentait toujours. Mais elle ne cherchait jamais à attirer
son attention. Elle était suffisamment discrète pour le
laisser en paix lorsqu'il avait besoin de se concentrer.
Encore un aspect de sa personnalité qu'il appréciait
beaucoup.
Il réprima un soupir. Comme d'habitude, la perspective de
retrouver Lefkali le déprimait. C'était là que le mariage de
ses parents avait pris fin, lorsque la jeune maîtresse de son
père était tombée enceinte. Au moment du divorce, sa
mère avait insisté pour que la luxueuse résidence d'été des
Nicolaides lui revienne. Pourquoi avait-elle tenu à garder la
villa dans laquelle elle avait appris la trahison de son mari ?
Il se le demandait encore.
Il n'avait jamais compris non plus pourquoi elle avait
toujours refusé de se remarier.
Pour quelle raison tenait-elle tant à rester kyria Nicolaides
? Pour que personne n'oublie qu'elle était la première
épouse d'Aristides Nicolaides, séducteur en série ? Au lieu
de ruminer sa rancœur, elle aurait mieux fait de tourner la
page et de refaire sa vie. En tout cas, il fallait absolument
qu'elle cesse de lui empoisonner l'existence avec ses
manœuvres ridicules.
Il jeta un nouveau coup d'œil à Carrie. Son gracieux port de
tête lui donnait un charme irrésistible. Il eut un pincement au
cœur. N'était-il pas indélicat de l'utiliser à son insu pour
transmettre un message à sa mère ? Mais après tout, ne
l'avait-elle pas sondé
pour savoir s'il envisageait de s'installer un jour ? Il était
peut-être temps de lui transmettre à
elle aussi un message, afin qu'elle ne se méprenne pas sur
la place qu'elle occupait dans sa vie.
A cette pensée, il fut assailli de remords. Non, il était
injuste avec elle. Pas une seule fois elle n'avait essayé de
tirer profit de leur liaison ou d'exiger plus qu'il n'était prêt à
donner. Elle savait parfaitement quelle place elle occupait
dans sa vie. Elle l'acceptait et s'en contentait. Quant au rôle
qu'elle jouerait à la réception de sa mère, elle n'en aurait
pas conscience.
Alexis s'efforça de chasser toutes ces pensées de son
esprit. Lefkali n'était qu'une parenthèse, se raisonna-t-il.
Rien de plus. Dès le lendemain du dîner, ils repartiraient
pour la Sardaigne.
Le vol pour la Grèce ne dura pas très longtemps. Sur le
continent ils prirent un hélicoptère jusqu'à la petite île de
Lefkali, située à quelques encablures d'une autre île
beaucoup plus vaste. Eblouie par cette nouvelle
expérience, Carrie ne se lassait pas d'admirer la vue
plongeante sur la côte verdoyante, ponctuée de petits îlots
baignés par les eaux émeraude de la Méditerranée.
Au milieu de la végétation apparut soudain une immense
villa blanche, prolongée par une série de terrasses qui
descendaient en pente douce jusqu'à une plage de sable.
Une pointe étroite avançait dans l'eau, séparant la plage
d'une crique de galets, au fond de laquelle était nichée une
Il jeta un nouveau coup d'œil à Carrie. Son gracieux port de
tête lui donnait un charme irrésistible. Il eut un pincement au
cœur. N'était-il pas indélicat de l'utiliser à son insu pour
transmettre un message à sa mère ? Mais après tout, ne
l'avait-elle pas sondé
pour savoir s'il envisageait de s'installer un jour ? Il était
peut-être temps de lui transmettre à
elle aussi un message, afin qu'elle ne se méprenne pas sur
la place qu'elle occupait dans sa vie.
A cette pensée, il fut assailli de remords. Non, il était
injuste avec elle. Pas une seule fois elle n'avait essayé de
tirer profit de leur liaison ou d'exiger plus qu'il n'était prêt à
donner. Elle savait parfaitement quelle place elle occupait
dans sa vie. Elle l'acceptait et s'en contentait. Quant au rôle
qu'elle jouerait à la réception de sa mère, elle n'en aurait
pas conscience.
Alexis s'efforça de chasser toutes ces pensées de son
esprit. Lefkali n'était qu'une parenthèse, se raisonna-t-il.
Rien de plus. Dès le lendemain du dîner, ils repartiraient
pour la Sardaigne.
Le vol pour la Grèce ne dura pas très longtemps. Sur le
continent ils prirent un hélicoptère jusqu'à la petite île de
Lefkali, située à quelques encablures d'une autre île
beaucoup plus vaste. Eblouie par cette nouvelle
expérience, Carrie ne se lassait pas d'admirer la vue
plongeante sur la côte verdoyante, ponctuée de petits îlots
baignés par les eaux émeraude de la Méditerranée.
Au milieu de la végétation apparut soudain une immense
villa blanche, prolongée par une série de terrasses qui
descendaient en pente douce jusqu'à une plage de sable.
Une pointe étroite avançait dans l'eau, séparant la plage
d'une crique de galets, au fond de laquelle était nichée une
déplier et le laissa tomber dans un des tiroirs ouverts de la
commode.
— Laisse ça. On s'en occupera plus tard.
Il l'attira contre lui et la serra dans ses bras pendant un long
moment.
Puis il plongea son regard dans le sien.
— Tu ne te plains jamais, n'est-ce pas ?
— Quelles raisons aurais-je de me plaindre ? demanda-
t-elle, stupéfaite. Je vis au paradis !
Il eut une moue étrange.
— Il y a parfois des serpents au paradis... Mais peu
importe. Ce n'est rien. Juste de mauvais souvenirs. Et je
connais un moyen infaillible pour les exorciser.
A sa grande joie, elle vit une lueur familière éclairer son
regard, tandis qu'il lui caressait le lobe de l'oreille.
— Tu es si délicieuse, murmura-t-il d'une voix rauque.
Comment pourrait-on te résister? Moi en tout cas, j'en suis
incapable.
Il s'empara de sa bouche dans un baiser ardent, puis il la
renversa sur le lit et l'emporta dans un tourbillon de
sensualité.
Plus tard, alors qu'elle était blottie contre lui, Carrie
s'interrogea avec perplexité.
Que se passait-il ? Alexis était décidément différent,
aujourd'hui. Il s'était montré plus...
impatient. Comme s'il était urgent pour lui — vital, même —
de se perdre dans le plaisir.
Elle se retourna dans ses bras pour le regarder.
Apparemment, cet intermède sensuel n'avait pas suffi à
l'apaiser. Les yeux fermés et les traits crispés, il semblait
plus tendu que jamais.
Surprise par sa propre audace, elle se redressa et se mit à
lui masser doucement les épaules. L'espace d'une
seconde, il se raidit encore davantage, puis son visage se
détendit peu à peu. Avec' un petit soupir d'aise, il roula sur
le ventre. Elle se mit à califourchon sur lui et entreprit de lui
masser le dos.
Il murmura quelques mots en grec.
— Hmm, c'est divin, traduisit-il.
Le cœur gonflé de joie, Carrie continua son massage,
dénouant peu à peu tous ses muscles. Pour elle aussi,
c'était divin ! Alexis avait un corps parfait, et sa peau hâlée
était merveilleusement veloutée...
— Tu devrais envisager de devenir masseuse, dit-il
d'une voix étouffée par l'oreiller.
— Et toi mannequin, rétorqua-t-elle en riant.
Il se redressa légèrement pour lui jeter un regard perplexe.
— Ou star de cinéma, ajouta-t-elle avec un sourire
malicieux.
Il sourit avant de dire :
— Je suis sérieux. Tu pourrais gagner ta vie^n faisant des
massages. Tu es vraiment très douée. Y as-tu déjà
pensé?
Elle rit.
— Non. Jamais.
— Tu devrais. Il doit exister des formations accessibles
sans aucun diplôme.
Carrie s'interrompit brusquement.
— Non, je ne pense pas que ce soit un métier qui me
conviendrait, répliqua-t-elle après un instant de silence.
— Pourtant, ce serait certainement plus agréable que
de travailler comme serveuse, non ? Et je peux te garantir
que les hommes feraient la queue pour se livrer aux mains
d'une masseuse aussi sexy !
Surpris de ne pas recevoir de réponse, Alexis jeta un
nouveau coup d'œil à Carrie. Quel idiot ! Il avait dû la vexer,
se dit-il en surprenant son air étrange. Pris de remords, il
roula sur le dos et lui prit les mains.
— Excuse-moi, mon cœur. Je ne voulais pas te blesser.
Je voulais juste dire qu'en plus d'être très douée, tu es
magnifique. Tu es aussi belle que tes mains sont douces.
Il referma la main sur sa nuque.
— Et ton massage m'a redonné toute ma vigueur, ajouta-
t-il d'une voix rauque.
L'attirant contre lui, il le lui prouva aussitôt.
— Tu veux bien mettre ta robe en mousseline de soie
turquoise et ta rivière de diamants ? demanda Alexis.
Carrie était en train de se maquiller devant un des miroirs
de la salle de bains attenante à
la chambre. Elle avait du mal à se sentir à l'aise dans cette
immense pièce tout en marbre, équipée de deux lavabos,
d'une cabine de douche, d'un jacuzzi et d'une baignoire
encastrée. Décidément, cette maison était étonnante. D'un
luxe tapageur qui ne ressemblait pas à Alexis. Certes, les
palaces dans lesquels ils séjournaient d'ordinaire offraient
tous un décor somptueux. Mais toujours très raffiné, sans la
moindre touche de clinquant.
Toutefois, mieux valait ne pas faire part de ces réflexions à
Alexis. U semblait beaucoup plus détendu et c'était
l'essentiel. Son massage avait peut-être été réellement
efficace.
Etait-il sérieux lorsqu'il lui avait conseillé d'en faire sa
profession? Non, il devait sûrement plaisanter! En tout cas,
devant son manque d'enthousiasme il s'était excusé.
Elle en avait été surprise et très touchée.
Une vive émotion l'étreignit.
Il l'avait appelée « mon cœur » ! C'était la première fois...
Après avoir fini de se maquiller, elle lui laissa la salle de
bains et sortit de la penderie la robe qu'il lui avait demandé
de mettre. De coupe sobre, elle était à la fois très sexy et
très élégante, avec de fines bretelles et de longs plis
souples qui tombaient jusqu'aux chevilles. L'encolure
éçhancrée dévoilait généreusement son décolleté, si bien
qu'elle la portait avec un châle du même tissu, mais d'un
bleu un peu plus profond.
A vrai dire, cette robe lui semblait un peu trop habillée pour
un simple dîner en tête à
tête dans cette maison. Surtout avec la rivière de diamants
! Cette dernière devait coûter une fortune et elle osait à
peine la sortir de son écrin. Cependant, elle était heureuse
de la porter pour faire plaisir à Alexis.
Lorsqu'il sortit de la salle de bains, fraîchement rasé, les
cheveux encore humides et une serviette blanche nouée
sur les hanches, elle eut comme d'habitude le souffle coupé
par sa beauté. Pour sa part elle était déjà habillée et avait
relevé ses cheveux en un chignon souple. Il promena sur
elle un regard appréciateur. — Parfait, commenta-t-il avec
un sourire satisfait. Sauf peut-être les cheveux...
Il la rejoignit et enleva les épingles qui retenaient son
chignon, laissant ses boucles blondes ruisseler sur ses
épaules.
Puis il s'habilla. En le voyant mettre un smoking, Carrie ne
put s'empêcher de sourire.
C'était touchant qu'il tienne à se mettre sur son trente et un
lui aussi... Allaient-ils manger sur la terrasse, face à la
mer? Ce serait merveilleux. L'air était si doux...
Elle fut assaillie par une bouffée de joie. Quelle perspective
exaltante ! Dîner en tête à tête avec Alexis au clair de lune,
dans la douceur de la nuit grecque ! Rien que tous les
deux...
Il attachait son nœud papillon, constata-t-elle.
Manifestement, il était presque prêt. Elle prit son châle et le
drapa sur ses épaules.
— Tu n'en auras pas besoin, dit-il en le lui enlevant et en le
lançant sur le lit. Allons-y.
— Où donc ? demanda-t-elle, intriguée.
— Nous sommes invités à dîner.
Une vive déception serra le cœur de Carrie. Elle qui
s'attendait à un dîner romantique au clair de lune ! Où
allaient-ils ? Chez qui étaient-ils invités ? Gardant pour elle
les questions qui se bousculaient dans son esprit, elle
suivit Alexis dehors.
Alors qu'ils prenaient un chemin qui montait à flanc de
colline à travers des jardins regorgeant de fleurs, elle
déglutit péniblement. L'air était très doux et elle n'avait pas
froid du tout, mais elle se serait sentie beaucoup mieux
avec son châle. Cette robe était si décolletée... Pour dîner
en tête à tête avec Alexis, cela ne l'aurait pas gênée. Mais
devant des inconnus...
— Je préférerais prendre mon châle, dit-elle d'une voix
hésitante.
— Nous sommes déjà en retard, répliqua-t-il sans
ralentir.
Elle eut un pincement au cœur. Pourquoi lui parlait-il sur un
ton aussi brusque ?
Mais peut-être était-ce un effet de son imagination,
songea-t-elle avec soulagement quelques instants plus
tard, lorsqu'il s'arrêta au milieu du chemin pour lui prendre
le visage à deux mains. Elle sentit son cœur s'affoler dans
sa poitrine, tandis qu'il plongeait son regard dans le sien.
— Adorable Carrie, murmura-t-il. Tu es vraiment
magnifique...
Puis il captura sa bouche en enfonçant les doigts dans ses
cheveux.
Ce fut un long baiser passionné, qui l'embrasa tout entière.
Alanguie contre Alexis, électrisée par le contact de son
torse muselé contre les pointes hérissées de ses seins,
elle y répondit avec ardeur.
Lorsqu'il finit par s'arracher à sa bouche, elle tenait à peine
sur ses jambes. L'esprit embrumé de désir, elle continua
de le contempler, les yeux écarquillés et le souffle court.
Alexis la contempla un instant. Dans cette robe au
décolleté provocant, les cheveux ébouriffés et les lèvres
gonflées par son baiser, elle allait faire sensation... Avec un
petit sourire satisfait, il la prit par le coude et l'entraîna à sa
suite.
Au bout du chemin, Carrie découvrit avec stupéfaction que
juste au-dessus d'eux se dressait la majestueuse villa
blanche qu'elle avait aperçue de l'hélicoptère.
— Par ici, dit Alexis en la conduisant vers une terrasse
dallée.
Ils longèrent une grande piscine turquoise éclairée par des
spots dissimulés dans des niches de pierre, puis ils
montèrent un escalier conduisant à une autre terrasse. Des
gens y discutaient, un verre à la main, au son d'une
musique d'ambiance. Derrière une baie vitrée, une
immense table était dressée pour le dîner.
Carrie sentit les doigts d'Alexis se crisper sur son coude.
Au même instant, une femme se détacha du groupe et fit
quelques pas vers eux avant de s'immobiliser
brusquement.
En fait, tout le monde s'était figé, constata Carrie avec
perplexité, tandis qu'Alexis parlait en grec d'un ton égal.
Que se passait-il ? Impossible de comprendre un seul mot
de ce qu'il disait...
La femme qui avait commencé à avancer vers eux ne
bougeait toujours pas, manifestement médusée. D'âge
moyen, très mince, impeccablement coiffée, elle était d'une
élégance sans faille dans une longue robe noire de coupe
sobre.
Derrière elle se tenait une autre femme, plus jeune, vêtue
d'une robe en soie vert olive à col montant. Ses épais
cheveux noirs étaient relevés en un chignon sophistiqué.
Parée d'un collier de perles et de boucles d'oreilles
assorties, elle était d'une beauté remarquable.
Et visiblement médusée elle aussi.
Sans paraître se soucier du malaise ambiant, Alexis
s'avança vers la femme d'âge moyen. Sans doute
l'hôtesse... Pourquoi son visage lui semblait-il soudain
familier? se demanda confusément Carrie. Elle était
pourtant certaine de ne l'avoir jamais rencontrée... Alexis
parla de nouveau en grec et embrassa l'inconnue sur la
joue.
Puis avec un large sourire, il déclara en anglais :
— Je te présente Carrie. J'étais avec elle quand tu m'as
appelé, si bien que je me suis permis de l'amener. Je sais
que tu n'y vois aucun inconvénient.
Sans lâcher Carrie, il se dirigea ensuite vers la jeune
femme en robe verte, à qui il dit quelques mots en grec.
Elle resta silencieuse un instant, puis elle répondit d'un seul
mot en inclinant légèrement la tête. Sa froideur ne sembla
pas perturber Alexis le moins du monde.
D'un geste désinvolte, il fit signe à un serveur et prit deux
flûtes de Champagne sur le plateau que lui présenta ce
dernier. Carrie faillit renverser celle qu'il lui tendait. Que se
passait-il donc ? Les invités n'étaient pas très nombreux
mais ils appartenaient visiblement au même milieu que
tous ceux qu'elle avait croisés dans les réceptions où
Alexis l'avait emmenée. Elle commençait donc à avoir
l'habitude de ce genre de soirée.
Alors, pourquoi se sentait-elle aussi embarrassée?
Au comble de la confusion, elle se mordit la lèvre. Plusieurs
hommes la déshabillaient ouvertement du regard. Si
seulement elle avait insisté pour prendre son châle
! Elle aurait donné n'importe quoi pour pouvoir se couvrir
les épaules... Inconsciemment, elle se blottit contre Alexis. Il
la prit par la taille avec un sourire enjôleur.
— Je crois que nous avons fait attendre tout le monde, ma
chérie, déclara-t-il en anglais.
Etait-ce la cause de la gêne palpable qui rendait
l'atmosphère oppressante ? se demanda Carrie. Peut-être.
Cependant, cela n'expliquait pas pourquoi tout le monde
avait les yeux fixés sur elle. Les joues en feu et les jambes
tremblantes, elle suivit Alexis jusqu'à la table du dîner, où il
la fit asseoir à côté de lui.
Le repas — succession interminable de plats sophistiqués
— fut un véritable supplice.
Il fallait absolument faire bonne figure, se répétait-elle
inlassablement en faisant appel à
tout son courage. Même si elle mourait d'envie de bondir
sur ses pieds et de regagner la maison de la plage
encourant...
Pourquoi restait-elle le point de mire, alors qu'en même
temps tout le monde l'ignorait ?
C'était un comble ! Bien sûr, son décolleté pouvait
difficilement passer inaperçu. Mais dans ce cas, pourquoi
Alexis ne lui avait-il pas demandé de mettre une autre
robe, ou au moins de garder son châle ?
Par ailleurs, elle était la seule femme à ne pas avoir les
cheveux attachés, ce qui ne contribuait pas à la mettre à
l'aise... Elle était obligée de les rejeter sans arrêt en
arrière. Si seulement elle avait pu les nouer ! Au moins,
cela aurait été un problème en moins. Mais chaque fois
qu'elle les touchait, son geste semblait attirer tous les
regards.
Comme son collier, qui lui semblait si froid sur sa peau...
Serait-ce donc une faute de goût d'associer des diamants
à cette robe ? Certes, la plupart des femmes portaient des
perles, discrètes et raffinées. Toutefois, l'une d'elles avait
un collier de rubis, tandis qu'une autre arborait sur son
opulente poitrine une énorme broche ornée de saphirs.
Carrie déglutit péniblement. Peut-être était-ce tout
simplement sa présence qui posait problème ? Mais si
Alexis n'avait pas prévenu leur hôtesse qu'il serait
accompagné, elle n'y était pour rien ! Et ce n'était pas non
plus sa faute si elle ne parlait pas grec. D'ailleurs, elle ne
connaissait pas un mot d'italien non plus, et pourtant elle ne
s'était jamais sentie aussi mal à l'aise à Milan.
Quel que soit le problème, il n'y avait qu'une seule attitude
à adopter. Rester stoïque, en s'efforçant de faire honneur
au repas malgré la boule qui lui bloquait la gorge. De toute
façon, la conversation se déroulait exclusivement en grec
et personne ne lui adressait la parole. Même pas Alexis...
Pourquoi l'avait-il amenée avec lui ? Il aurait mieux fait de
la laisser seule dans la maison, à la plage. Elle n'aurait pas
eu à subir ce calvaire !
Carrie ne sut jamais comment elle trouva la force de tenir
bon jusqu'à la fin du repas.
Lorsque tout le monde se leva enfin de table, Alexis la prit
par la main et l'entraîna vers leur hôtesse. Il parla en grec à
cette dernière, qui répliqua d'un ton crispé. Elle continuait
de l'ignorer ostensiblement, constata Carrie avec
amertume.
Sans lâcher sa main, Alexis effleura la joue de leur hôtesse
du bout des lèvres, salua le reste de l'assemblée de
quelques mots, puis se dirigea vers la sortie.
Carrie le suivit en silence, trop abattue pour faire le
moindre commentaire.
Lorsqu'ils arrivèrent à la maison de la plage, il annonça
d'un air distant :
— Excuse-moi un instant, il faut que je consulte ma
messagerie.
D'un pas lourd Carrie gagna la chambre et se déshabilla,
la mort dans l'âme. Jamais elle n'avait vécu une expérience
aussi déplaisante...
Alexis fixait l'écran dé son ordinateur sans prêter la
moindre attention aux messages qu'il avait reçus. Sa
méthode avait été efficace. Brutale, mais efficace.
Personne n'ignorait plus que le mariage ne figurait pas à
son programme. La présence de Carrie à son côté
n'avait laissé aucun doute à ce sujet !
Comme il fallait s'y attendre, Anastasia Savarkos avait été
mortifiée, et sa mère ulcérée. Tant pis pour elles.
Quant à Carrie, il l'avait mise dans une situation très
inconfortable. Elle avait été
soumise toute la soirée aux regards de convoitise des
hommes et à la réprobation non dissimulée des femmes.
Lui infliger une telle épreuve n'était vraiment pas élégant de
sa part... Mais après tout, ils repartaient demain. Elle ne
reverrait donc jamais aucune des personnes présentes à
cette soirée.
Promenant autour de lui un regard dégoûté, il ferma son
ordinateur portable. La décoration de cette maison était
d'un mauvais goût affligeant ! Décidément, il ne supportait
plus cet endroit.
Heureusement, à la même heure demain il serait en
Sardaigne. Seul avec Carrie...
Rasséréné par cette pensée, il gagna la chambre, où
Carrie dormait déjà
profondément. Ce dîner redoutable avait dû l'épuiser. Pas
question de la réveiller.
De toute façon, pour une fois il avait juste envie de la tenir
dans ses bras.
7.
Allongée au soleil sur un transat devant la maison de la
plage, Carrie se tourna sur le ventre avec volupté.
Elle était seule et pour une fois, elle s'en réjouissait. Cette
nuit, après avoir pris des antalgiques pour apaiser la
migraine que lui avait value la soirée de la veille, elle avait
dormi d'un sommeil de plomb. Alexis ne l'avait réveillée
que dans la matinée.
— Il faut que je monte à la villa, mais je n'en ai pas pour
longtemps, avait-il dit, accroupi à côté du lit. Dès mon
retour, nous partirons pour la Sardaigne.
L'esprit encore engourdi, Carrie avait perçu sa nervosité,
mais elle n'avait fait aucun commentaire. A présent, les
questions se bousculaient dans son esprit. Mieux valait les
ignorer, décida-t-elle. D'autant plus qu'elle avait mal au
cœur... Ce dîner cauchemardesque aurait-il également
affecté sa digestion ?
Elle soupira. C'était un comble de se sentir aussi mal alors
qu'elle avait la chance incroyable d'être allongée au soleil
sur une plage de la Méditerranée au lieu de trimer à
Londres comme serveuse !
Et la chance tout aussi incroyable d'être avec Alexis...
Le sourire qui se dessina sur les lèvres de Carrie s'effaça
presque aussitôt. Pour la première fois depuis leur
rencontre, la douce euphorie qui l'envahissait chaque fois
qu'elle pensait à lui fut remplacée par une sourde
inquiétude. Ce qui s'imposait à son esprit, c'était le
souvenir de sa mine sombre dans l'avion qui les avait
amenés d'Italie, puis son air distant à leur retour de la villa.
Un grand plouf ]a fit tressaillir. Aussitôt, elle se redressa
sur un coude et ses cheveux caressèrent le décolleté
profond du soutien-gorge de son deux-pièces. Eblouie par
le soleil, elle distingua une haute silhouette masculine qui
s'avançait vers elle.
— Voici donc la petite bimbo d'Alexis... Terriblement sexy,
en effet.
La voix était traînante et l'accent britannique.
Muette de stupeur, Carrie regarda l'inconnu s'accroupir à
côté de son transat. Jeune, bronzé, il dardait sur elle un
regard bleu électrique.
Un regard insolent qui la déshabillait.
Avant qu'elle ait le temps de comprendre son intention, il lui
tâta la cuisse.
— Oh, délicieux... Dis-moi, ce que tu fais pour Alexis, je
suppose que tu peux le faire pour moi aussi, n'est-ce pas ?
Allez, enlève ton maillot, s'il te plaît.
Sans même l'avoir décidé, Carrie le gifla. Sa main
semblait mue par une volonté
propre.
L'inconnu feignit de chanceler puis il se releva.
Enfonçant les mains dans les poches de son short, il la
regarda d'un air moqueur s'envelopper dans un paréo et se
lever à son tour.
— Moi aussi je peux t'offrir des diamants, tu sais. Bien sûr,
mon compte en banque n'est pas aussi fourni que celui
d'Alexis. Mais j'ai quand même largement les moyens.
Il la déshabilla de nouveau du regard.
— Et il faut reconnaître que tu en vaux la peine, ma
belle... Oh, oui... tu en vaux largement la peine.
Il fit un pas vers elle.
Prise de panique, elle ramassa un gros galet.
— Laissez-moi!
Elle lança le galet, manqua son but et se baissa aussitôt
pour en ramasser un autre.
Les yeux bleus étincelèrent.
— Tu es folle?
Terrifiée, Carrie avait toutes les peines du monde à
respirer.
— Laissez-moi tranquille !
Il s'esclaffa.
— Calme-toi, je t'en prie ! Je ne vais pas te sauter dessus.
Je voulais juste voir de mes yeux la bimbo qui a semé la
pagaille à la villa, hier soir. Pose ce fichu galet, d'accord ?
Tu vises tellement mal que tu en deviens dangereuse !
Déglutissant péniblement, elle resta immobile, la main en
l'air. L'homme leva les bras dans un geste d'apaisement.
— Ecoute, calme-toi... d'accord ? Je te répète que tu n'as
rien à craindre. Je n'ai pas l'intention de te sauter dessus.
Il eut une moue de dérision.
— Bon sang, ce sont les femmes qui se jettent sur moi,
d'habitude ! Comme je viens de te le dire, je voulais juste te
voir de mes propres yeux. Tu ne peux pas m'en vouloir !
Après le dîner d'hier soir, la vieille sorcière est prête à
faire fabriquer une poupée à ton effigie pour la cribler
d'aiguilles...
Lentement, Carrie baissa le bras.
— Qui êtes-vous ?
Un peu rassurée, elle était à présent capable de détailler
les traits l'inconnu. Ils semblaient familiers, constata-t-elle
avec perplexité. Pourtant, elle n'avait jamais vu cet homme.
D'où venait-il ? De la villa ?
— Si je comprends bien, Alexis ne s'est pas donné la
peine de te mettre au courant. Mais pourquoi l'aurait-il fait,
après tout? Tu n'es qu'une figurante. Ta fonction principale
c'est de réchauffer son lit. Tu es d'aiîieurs cordialement
invitée à rejoindre le mien une fois qu'il en aura terminé
avec toi.
Carrie crispa les doigts sur le galet. Sa peur avait disparu
mais un autre sentiment était en train de prendre sa place.
— Taisez-vous !
Il arqua un sourcil moqueur.
— Tu avais d'autres projets ? Désolé de te décevoir,
mais comme moi, mon grand frère Alexis n'est pas un
adepte des relations durables. D'ailleurs, il n'est pas porté
non plus sur les bimbos : tu n'es absolument pas son type
de femme. A mon avis, il avait soigneusement préparé son
coup. Depuis quand t'a-t-il mise dans son lit?
Le cerveau de Carrie n'enregistra qu'une seule information.
— Vous êtes... le frère d'Alexis ?
Elle regarda l'homme avec stupéfaction. Voilà pourquoi
ses traits lui semblaient familiers malgré ses yeux bleus...
— Absolument, répondit-il. Je suis le demi-frère du
tout-puissant fils Nicolaides, le numéro un. Qui s'est servi
de toi pour neutraliser la sorcière.
— La sorcière ?
Le frère d'Alexis laissa échapper un petit rire.
— Tu ne trouves pas que ce surnom lui va comme
un gant? Je suis sûr qu'elle s'est comportée comme si tu
n'étais pas là. Elle est très douée pour ignorer les gens
dont l'existence la gêne.
Une étincelle furtive brilla dans les yeux bleus. De la colère,
comprit Carrie, de plus en plus interloquée. Que voulait-il
dire ?
— Je ne comprends pas...
Il eut un sourire méprisant.
— Evidemment ! En tant que bimbo de passage, tu n'es
pas censée comprendre. Tu es juste censée t'allonger
dans le lit de Sa Majesté Alexis Nicolaides... en échange
de quelques vêtements et bijoux hors de prix, bien sûr.
Carrie leva le bras, les doigts crispés sur le galet. Mais tout
à coup, le sourire méprisant disparut du visage de son
interlocuteur.
— Christo, pourquoi est-ce que je m'en prends à toi?
Ce qui s'est passé hier soir est plutôt réjouissant.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez !
s'exclama Carrie, exaspérée. Si vous êtes vraiment le frère
d'Alexis, je vous suggère de vous adresser directement à
lui. Il est à
la villa mais il ne devrait pas tarder à revenir.
— A mon avis, il en a pour un bon moment, au contraire.
La vieille sorcière doit être en train de lui passer un sacré
savon. C'est peut-être son fils chéri mais elle est très
remontée contre lui.
Carrie eut l'impression de recevoir un coup de poing dans
l'estomac.
— Qu'avez-vous dit ? demanda-t-elle d'une voix
blanche.
Il fronça les sourcils.
— Ça t'étonne qu'elle lui passe un savon ? Après ce
qu'il lui a fait hier soir? S'il y a une femme qu'elle aurait
voulu voir épouser son précieux fils, c'est bien l'héritière
Savarkos.
Effarée, Carrie déglutit péniblement.
— Vous voulez dire que... la maîtresse de maison...
hier soir... c'était la mère d'Alexis ?
— Même ça, il ne te l'a pas dit ?
Carrie secoua lentement la tête. Une pierre lui bloquait la
gorge, beaucoup plus dure que le galet qu'elle tenait dans
la main.
Le frère d'Alexis dit quelque chose en grec et s'avança
vers elle. Cette fois, elle n'eut pas le moindre mouvement
de recul. Elle n'eut pas non plus le réflexe de lui jeter le
galet. Atterrée, elle était incapable de faire un geste.
Alexis l'aurait emmenée dîner chez sa mère sans le lui dire
? Mais pourquoi ?
— Je crois qu'il vaut mieux que tu t'assoies, déclara
Yannis avec une compassion teintée de mépris. C'est un
peu compliqué, alors il va falloir faire un effort. Essaie de te
servir de ton cerveau, s'il fonctionne.
Carrie sentit une main se refermer sur son bras et la guider
vers le transat, sur lequel elle s'assit machinalement. Le
frère d'Alexis s'assit à côté d'elle et lui adressa un sourire
sans joie.
— Après tout, même les bimbos ont le droit de
comprendre ce qui leur arrive. Alors voilà...
Il prit une profonde inspiration.
— Je suis Yannis. Le demi-frère d'Alexis. Quand Alexis
était encore enfant, son père a malencontreusement mis sa
secrétaire enceinte. Etant donné que son épouse — la
mère d'Alexis, alias Berenice Nicolaides, alias la sorcière
— ne pouvait plus avoir d'enfant, il a décidé de divorcer
pour épouser sa maîtresse. La sorcière ne s'en est toujours
pas remise... Il faut préciser qu'en plus, son mari avait eu la
délicate attention d'installer la maîtresse en question dans
un petit nid d'amour, à proximité de la villa.
Yannis indiqua la maison de la plage d'un signe de tête
avant d'ajouter :
— Le divorce a été prononcé juste avant ma nais
sance.
Il inclina la tête d'un air faussement solennel.
— Je ne suis donc pas né bâtard, ce que la sorcière ne
m'a jamais pardonné. Mais ce qu'elle a eu le plus de mal à
avaler, c'est que ma mère soit devenue la deuxième kyria
Nicolaides. Donc, en résumé, la sorcière me hait — ce
qui est réciproque. Le but de sa vie est de me voir exclu du
testament de mon père, afin qu'Alexis récolte tout. Elle
pense que si elle parvient à lui faire épouser une héritière,
cela augmentera ses chances. Surtout... Yannis eut une
moue cynique.
— ... s'il engendre lui-même un héritier dans la foulée.
Il faut reconnaître à son crédit qu'Alexis ne partage pas ses
projets. Au contraire, les manigances de sa mère
l'exaspèrent au plus haut point, et il ne supporte plus qu'elle
lui présente sans arrêt des épouses potentielles. D'où la
petite mise en scène d'hier soir. De toute évidence, il a
décidé d'adresser un message très clair à la sorcière. Et
ce message, c'était toi. Arriver avec toi à ce dîner organisé
pour lui présenter l'héritière Savarkos, voilà qui revenait à
dire à sa mère :
« Pourquoi me marierais-je quand j'ai une petite splendeur
comme celle-ci pour chauffer mon lit ? »
Yannis se leva.
Carrie resta immobile, le regard fixe. La pierre dans sa
gorge avait pris des proportions gigantesques.
— Pas la peine de faire cette tête, déclara Yannis
d'un ton moqueur. D'accord, Alexis s'est servi de toi...
mais les filles comme toi ne se font pas d'illusions, non ?
Je suis bien placé pour le savoir. Je ne fréquente que des
bimbos. Contrairement à Alexis, qui préfère les femmes
plus sophistiquées. S'il t'a choisie, c'est uniquement parce
qu'il savait que tu serais parfaite pour la mise en scène
d'hier soir. Et à présent, je crains que tu ne lui serves plus à
grand-chose.
Carrie leva la tête.
— Partez, s'il vous plaît.
Elle avait toutes les peines du monde à articuler. La pierre
dans sa gorge continuait de grossir à chaque instant.
Yannis haussa les épaules et s'éloigna.
Tétanisée, elle le regarda s'éloigner d'un pas nonchalant en
direction d'un dériveur échoué sur les galets. Puis,
toujours immobile, les mains crispées sur son ventre, elle le
suivit des yeux pendant un long moment après qu'il eut
repris la mer.
Soudain, elle entendit des pas derrière elle sur les galets.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine et elle se retourna.
Alexis arrivait de la villa, le regard fixé sur le dériveur qui
gagnait le large.
— Je suis désolé d'avoir dû t'abandonner. As-tu fini
tes bagages ou bien dois-je faire venir une domestique de
la villa?
Son ton était crispé, mais elle n'était pas en état de le
remarquer. Etroitement enveloppée dans son paréo, elle fit
appel à toute sa volonté pour se lever et répondre d'un ton
qu'elle espérait neutre :
— Non. J'en ai pour cinq minutes.
Elle se dirigea vers la maison en évitant le regard d'Alexis.
Impossible de le regarder en face. La pierre dans sa gorge
était beaucoup trop grosse.
A son grand dam, elle l'entendit entrer dans la maison
derrière elle. Alors qu'elle atteignait la chambre, elle eut
l'impression que les murs vacillaient. Les jambes
tremblantes, elle s'agrippa au montant de la porte.
— Carrie... ça va?
Elle se cramponna de plus belle, la vue soudain trouble.
Une douleur fulgurante lui transperça le ventre et la plia en
deux. Elle laissa échapper un gémissement.
— Carrie!
Elle sentit une main puissante se refermer sur son bras
pour la soutenir, mais une nouvelle douleur lui arracha un
cri.
— Salle... de bains..., bredouilla-t-elle.
Soutenue par Alexis, elle gagna la salle de bains et y entra
d'un pas chancelant. Elle referma la porte au nez d'Alexis
au moment où une nouvelle douleur aiguë la transperçait.
Elle s'affaissa sur le siège des toilettes en se mordant la
lèvre pour ne pas crier. Puis, à son grand soulagement, la
douleur s'apaisa. Elle attendit un instant, le front trempé
de sueur.
— Carrie?
— Ça va, murmura-t-elle.
Elle se leva. C'étaient des crampes d'estomac, rien de
plus... Mais à peine debout, elle fut de nouveau prise de
vertige.
Baissant la tête, elle vit du sang couler sur sa jambe.
Un brouillard épais l'enveloppa et elle s'affaissa sur le sol.
Elle était allongée dans un lit, au milieu d'une immense
pièce toute blanche, avec des tableaux aux murs et des
stores vénitiens qui tamisaient la lumière du soleil.
Adossée à
des oreillers, elle se sentait très faible. Apparemment, ses
pieds étaient surélevés à l'aide de coussins.
Une infirmière était en train de border le lit tandis qu'un
homme se tenait légèrement à l'écart. Sans doute un
médecin, songea Carrie. L'homme fit signe à
l'infirmière de sortir, puis il s'approcha du lit et parla en
anglais, avec un accent grec très prononcé.
— Les saignements se sont interrompus. Cependant,
ils peuvent recommencer. Il faut que je vous demande si
vous les avez provoqués intentionnellement.
Elle le regarda avec perplexité. Que voulait-il dire ?
— Cela arrive, ajouta-t-il. Et c'est une décision qui
n'appartient qu'à vous... Toutefois, si c'est le cas, je dois
vous prévenir que vous devrez vous adresser à un autre
médecin.
Il fit une pause avant de poursuivre :
— Mais si vous ne les avez pas provoqués, je ferai
tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider, bien sûr.
Cependant, il peut arriver que la nature finisse par
s'imposer et que la médecine reste impuissante. Il vaut
mieux vous préparer à cette éventualité.
Carrie était au comble de la confusion. De quoi parlait-il ?
Elle s'humecta les lèvres.
— Qu'est-ce que... qu'est-ce qui m'arrive ?
Le médecin haussa les sourcils, manifestement surpris.
— Vous ne le saviez pas ? Eh bien... cela arrive égale
ment. Surtout au début.
Le regard du médecin se teinta de compassion.
— Vous êtes enceinte. De quelques semaines. Et vous
risquez de faire une fausse couche.
8.
Alexis s'immobilisa devant la porte de la chambre. Bon
sang, il n'avait qu'une envie : s'enfuir en courant !
Malheureusement, c'était hors de question. Quand il avait
trouvé Carrie inanimée sur le sol de la salle de bains, il
l'avait portée jusqu'à la villa, où il l'avait installée dans l'une
des chambres d'amis. Puis il avait appelé un médecin.
Le diagnostic de ce dernier lui avait fait l'effet d'un coup de
tonnerre.
— Combien de semaines ? avait-il demandé aussitôt.
— C'est très récent, avait répondu le médecin. Beaucoup
de femmes font une fausse couche avant même d'avoir
conscience d'être enceintes. Mais en l'occurrence, il est
peut-être possible d'éviter ça. Je dis bien « peut-être ».
Elle doit garder le lit en permanence et éviter tout stress. Il
est possible que ce dernier soit à l'origine de son malaise.
Alexis avait crispé la mâchoire, mais il s'était abstenu de
tout commentaire. Il avait juste demandé quel suivi médical
serait nécessaire. A présent, le médecin était parti et il
fallait qu'il aille voir Carrie.
C'était la moindre des choses.
« Christos! Quelle catastrophe ! »
Mais se lamenter ne servait à rien. Il fallait qu'il entre dans
cette chambre et qu'il affronte la situation. De la seule
manière possible. La mine sombre, il ouvrit la porte. Les
stores étaient toujours baissés et la pièce plongée dans la
pénombre. Carrie semblait minuscule dans l'immense lit
double.
Il fit quelques pas et elle tourna la tête vers lui.
Devant son regard morne, Alexis sentit son estomac se
nouer. Mon Dieu, si seulement il pouvait se réveiller ! Si
seulement ce n'était qu'un cauchemar !
Mais malheureusement, la situation était bien réelle et il n'y
avait pas d'échappatoire.
— Comment te sens-tu? demanda-t-il d'une voix hésitante.
Carrie le regarda sans répondre. Il était toujours aussi
beau. Pourtant, plus rien n'était comme avant... Ecrasée
par une détresse insurmontable, elle eut envie de fermer
les yeux et de crier : « Non, ce n'est pas vrai ! Je vais me
réveiller ! Ce n'est qu'un cauchemar ! »
Mais tout était vrai. Elle attendait un enfant d'Alexis. Un
homme pour qui elle n'était rien. Rien d'autre qu'une bimbo
qu'il avait mise dans son lit dans un but bien précis.
Les paroles de Yannis la hantaient. Des paroles cruelles
qui lui avaient ouvert les yeux sur la réalité.
Mais pouvait-elle vraiment y ajouter foi ? N'étaient-elles pas
plutôt des accusations infondées, lancées par un homme
manifestement aigri et jaloux d'Alexis ?
Le doute s'insinua en elle. Fragile mais tenace. Elle scruta
le visage d'Alexis et eut un pincement au cœur.
« II n'a jamais fait preuve de mépris à mon égard. Il s'est
toujours montré si attentionné... Ce n'est pas parce que
notre relation semble invraisemblable qu'elle est forcément
sordide. Et si hier soir, il ne m'a pas... »
Le souvenir de l'humiliation que lui avait fait subir Alexis
déchira le cœur de Carrie. Il n'avait même pas daigné lui
présenter sa mère ! Il l'avait sciemment exposée au mépris
de tous ces gens !
Et à présent elle portait son enfant...
Anéantie, elle tourna la tête. Impossible de continuer à le
regarder. Impossible...
Yannis l'avait traitée de bimbo et il avait eu raison. Elle
n'était qu'une petite idiote éblouie par le luxe, qui voulait à
tout prix croire aux contes de fées. Capable de se mentir
au point de trouver romantique une histoire sordide. Une
histoire triste à
pleurer...
Pas étonnant qu'hier soir, tout le monde se soit figé à leur
arrivée. Elle avait dû
offrir un spectacle lamentable avec son décolleté provocant
et ses diamants. Une vraie poule de luxe !
Came se sentit submergée par la honte. Comment avait-
elle pu être aussi aveugle ?
Comment avait-elle pu se voiler la face à ce point?
Elle s'était fabriqué un rêve pathétique pour travestir la
réalité. Et aujourd'hui, elle payait très cher cette erreur.
Enceinte... Le mot résonna dans son esprit de manière
sinistre.
« Non ! Je ne peux pas être enceinte... C'est impossible !
Absolument impossible ! »
Elle fut accablée par un désespoir insurmontable. Nier
l'évidence ne servait à
rien... A New York, ils avaient abordé le sujet de la
contraception, et elle avait prévenu Alexis qu'elle ne prenait
pas la pilule. Il avait accepté sans hésitation de prendre
des précautions et il l'avait toujours fait. Mais les méthodes
de contraception n'étaient pas infaillibles... Pour son plus
grand malheur.
— Carrie?
La voix d'Alexis était crispée. Pas étonnant ! songea-t-elle
avec amertume. En cet instant, il devait la maudire.
— Il ne faut pas t'inquiéter. Je vais m'occuper de toi.
Je ferai tout ce qui sera nécessaire.
Elle continua de fixer le mur.
— Carrie... Je veux que tu saches... que si tu restes
enceinte, je t'épouserai.
Les paroles d'Alexis semblaient tomber lourdement dans le
silence. Comme des pavés...
— Carrie...
Elle ferma les yeux.
Mon Dieu, pourquoi ne se taisait-il pas ? Pourquoi ne la
laissait-il pas tranquille ?
C'était ce qu'il avait de mieux à faire !
Alexis contempla le visage fermé de Carrie avec
frustration. Que pouvait-il lui dire de plus, bon sang ? Il
regrettait amèrement cette situation, mais il était prêt à
l'affronter. D
n'avait pas le choix : il assumerait ses responsabilités.
Un profond soupir lui échappa et il pivota sur lui-même, fl
fallait qu'il sorte de cette pièce au plus vite...
Il trouva refuge dans le bureau, dont la villa — comme
toutes les propriétés des Nicolaides—était équipée. Autant
travailler, décida-t-il. C'était le seul moyen de ne pas
devenir fou. Il fallait absolument qu'il s'occupe pour pouvoir
traverser les heures qui allaient décider de son destin.
Il sentit son estomac se nouer.
« Si seulement ce n'était pas vrai... Si seulement... »
II alluma l'ordinateur. Incapable de se concentrer, il se leva
quelques minutes plus tard, ouvrit la baie vitrée et sortit sur
la terrasse.
Il regarda la mer, sur laquelle une voile blanche semblait
danser. Sans doute Yannis. Il l'avait aperçu ce matin,
lorsqu'il était revenu sur la plage après sa discussion
houleuse avec sa mère.
De nouveau, son estomac se noua. Comme les
manigances de celle-ci lui paraissaient dérisoires, à
présent... Il eut l'impression de manquer d'air. Quelle ironie
!
Il suivit des yeux le dériveur, qui tirait des bords. Yannis
semblait éprouver un plaisir pervers à loger dans le hangar
à bateaux aménagé en studio, situé près de l'embarcadère
à l'autre bout de la plage. Alexis secoua la tête. Sans doute
tenait-il de leur père, qui autrefois n'avait pas hésité à
installer sa secrétaire dans la maison de la plage,
facilement accessible à pied depuis la villa principale. Au
cas où son épouse délaissée aurait ignoré qu'il lui préférait
sa jeune et jolie maîtresse...
La maîtresse qu'il avait malencontreusement mise
enceinte.
Il regarda le dériveur virer de bord. Plus de trente ans
s'étaient écoulés depuis qu'une grossesse accidentelle
avait changé leurs vies à tous...
« Un jour, quand je serai vieux, regarderai-je mon fils
naviguer dans la baie depuis cette terrasse ? Un fils conçu
par accident, lui aussi ? »
Alexis eut l'impression que le temps se refermait sur lui
pour l'emprisonner. Un texte qu'il avait lu quelque part lui
revint en mémoire.

On n'acquiert vraiment la notion du temps que lorsqu'on


devient parent. Par leur existence même, les enfants
donnent chair au temps. Ils marquent la rupture entre le
passé et l'avenir.
Aujourd'hui, il comprenait ce que cela signifiait. L'enfant
que portait Carrie représentait l'avenir... Un avenir déjà
présent, auquel il ne pouvait pas se dérober.
« Je ne veux pas de cet avenir. Je veux rester dans le
passé. Ce passé joyeux, familier, sans complications, qui
existait encore hier... »
II réprima un juron. Le passé était révolu et il ne reviendrait
jamais. Sa vie était bouleversée à tout jamais.
A moins que...
Non ! Il s'efforça de chasser la pensée qui venait de
s'insinuer dans son esprit.
Impossible d'envisager ça. Impossible de le souhaiter.
Ce serait monstrueux...
Déglutissant péniblement, il fit demi-tour et regagna le
bureau. Il se rassit devant son ordinateur et s'efforça de se
mettre au travail, cherchant l'oubli.
— Alexis, il faut que je te parle.
La voix qui provenait du seuil de la pièce était impérieuse,
n réprima un juron. Impossible d'y échapper... Les paroles
qu'il avait lancées le matin même à sa mère résonnèrent
dans son esprit avec une ironie cruelle. Dire qu'il avait
affirmé qu'il ne se marierait jamais...
Il se tourna vers Berenice Nicolaides. Figée dans
l'encadrement de la porte, elle le regardait d'un air dur.
— C'est vrai ? La fille que tu as amenée ici est
enceinte?
— Oui.
— Tu le savais?
— Non. Pas avant qu'elle s'évanouisse ce matin.
— Elle a fait une fausse couche ?
— Il y a un risque.
La mère d'Alexis entra dans le bureau et ferma la porte
derrière elle.
— Que vas-tu faire ? demanda-t-elle d'un ton neutre.
— Mon devoir.
— Tu es certain que l'enfant est de toi ?
Alexis crispa la mâchoire.
— Oui.
Sa mère arqua les sourcils d'un air sceptique.
— La grossesse est très récente et Carrie est avec moi
depuis... un certain temps, précisa-t-il.
Sa mère regarda par la baie vitrée. Au large, la voile du
dériveur de Yannis n'était plus qu'un point minuscule.
Elle fixa l'horizon pendant un instant, puis se retourna vers
son fils.
— De nouveau, le même scénario ou presque. Quelle
cruelle ironie !
Elle ferma brièvement les yeux.
— Depuis toujours je défends tes intérêts, je me bats pour
toi... et tout ça pour quoi ? Pour rien ! Quel gâchis !
Les traits de Berenice Nicolaides se crispèrent.
— Mon propre fils pris au piège par une petite aven
turière !
— Ce n'est pas une aventurière ! objecta Alexis d'un
ton cinglant, lu ne sais rien d'elle !
— Rien ? Je sais tout ce que j'ai besoin de savoir ! Je l'ai
vue de mes propres yeux quand tu l'as exhibée ici, hier soir
! Et tu as enfoncé le clou quand tu m'as « expliqué »
ce matin pourquoi tu refusais de te marier. Il est évident
qu'elle est intéressée. Et maintenant, voilà qu'elle a réussi
à tomber enceinte i
Alexis tapa du poing sur le bureau.
— Ça suffit ! Je t'interdis de parler d'elle sur ce ton !
Il se leva, la mâchoire crispée.
— Il vaudrait mieux que tu t'en ailles, déclara-t-il
sèchement. Il n'y a rien d'autre à faire qu'attendre.
Sans bouger, sa mère scruta son visage.
— Et tu es prêt à l'épouser?
Il hocha la tête.
— Je n'ai pas le choix.
— Non, en effet. Tu es un homme d'honneur et tu feras ton
devoir. Je n'en attends pas moins de toi.
L'expression de Berenice Nicolaides se radoucit.
— Je suis fière de toi, Alexis, et tu es tout ce que j'ai.
Ton père a voulu t'enlever à moi, mais je me suis battue
pour te garder.
Elle s'approcha d'Alexis et effleura sa joue du bout des
doigts.
— J'ai de la chance... beaucoup de chance d'avoir un
fils comme toi. Et je défendrai toujours tes intérêts. Même
contre ton gré.
Elle prit une profonde inspiration.
— Cette fille... Comment peux-tu être certain qu'elle
n'a pas délibérément cherché à te piéger?
— Parce qu'elle en est incapable.
— Comment le sais-tu ?
— Je le sais.
— Les femmes peuvent être très habiles à dissimuler
leur vraie nature.
— Pas elle. Ce n'est pas du tout son genre. Elle est...
Alexis s'interrompit.
Sa mère arqua les sourcils, mais il garda le silence, le
visage fermé.
— Que sais-tu d'elle, exactement?
Alexis réprima un soupir. Bon sang ! Il n'avait aucune envie
d'avoir cette conversation...
Il avait le sentiment que le contrôle de sa vie lui échappait
et c'était insupportable.
— Je l'ai rencontrée à Londres. Elle venait d'arriver de
province. Elle n'a plus de famille... Elle est serveuse.
— Serveuse ? répéta Berenice Nicolaides d'un ton
neutre.
— Ce n'est pas sa faute si elle vient d'un milieu modeste.
Pas plus que ce n'est sa faute si elle est...
Il s'interrompit.
— ... incapable d'être une Nicolaides digne de ce nom ?
suggéra sa mère d'un ton pince-sans-rire.
Alexis serra les dents et détourna les yeux. Ce jugement
impitoyable faisait écho à
l'histoire tourmentée de la famille. La mère de Yannis, elle
aussi, avait été considérée comme « incapable d'être une
Nicolaides digne de ce nom »...
Soudain, il revit Carrie, la veille au soir, assise à côté de lui
à table, habillée et coiffée par ses soins pour jouer sans le
savoir le rôle qu'il lui avait assigné. Christos, même s'il
l'avait voulu, il n'aurait pas pu donner d'elle une image plus
désastreuse !
Il plongea son regard dans celui de sa mère.
— Peu importe. Je la soutiendrai et je prendrai soin
d'elle.
Ses paroles résonnèrent dans le silence. Puis sa mère
déclara d'un ton neutre :
— De ton côté, tu peux compter sur mon soutien.
Elle fit une pause avant d'ajouter :
— Je pars ce soir pour la Suisse. J'ai réservé au Kursaal à
partir de la semaine prochaine, mais je vais avancer mon
séjour.
Elle fit une nouvelle pause, puis demanda :
— Tu me tiendras au courant, n'est-ce pas ?
— Bien sûr.
Elle hocha la tête en silence. Puis, dans un élan d'affection
inhabituel, elle lui pressa le bras et déposa un baiser furtif
sur sa joue avant de s'éloigner.
La main sur la poignée de la porte, elle se retourna pour lui
lancer un dernier regard.
— Tu es la seule personne qui compte pour moi. Tout ce
que je fais, je le fais dans ton intérêt. Ne l'oublie jamais.
Sans attendre de réponse, elle ouvrit la porte et s'en alla.
Le cœur lourd, Alexis reprit place au bureau et s'efforça de
se remettre au travail.
La porte de la chambre s'ouvrit et Came tourna vers elle un
regard las. L'infirmière reprenait son poste, sans doute.
Soudain elle se raidit. Non, ce n'était pas l'infirmière...
Berenice Nicolaides s'approcha de son lit. Maquillée à la
perfection et impeccablement coiffée, elle eut une petite
moue perplexe.
— Vous êtes très différente aujourd'hui, déclara-t-elle.
Je ne vous aurais pas reconnue.
Son anglais était parfait mais elle avait un accent grec
prononcé et une voix très grave pour une femme. Son
visage était marqué, constata Carrie. Cependant, elle avait
dû être très belle. Son fils avait d'ailleurs hérité de certains
de ses traits.
Curieusement, elle semblait beaucoup moins hostile que la
veille, lors du dîner.
Pourtant, elle devait la maudire, non?
— J'aimerais vous parler, déclara Berenice Nicolaides en
regardant autour d'elle.
Elle prit le fauteuil de l'infirmière et l'approcha du lit avant
de s'asseoir.
— J'irai droit au but. Voici ce que je vous propose. Je vous
donnerai cinq millions d'euros si vous acceptez de venir
avec moi dans une clinique suisse très discrète où
votre problème sera... réglé de manière définitive.
Carrie la regardait, elle entendait sa voix, mais elle avait
l'impression d'être ailleurs.
Dans un endroit où personne ne pouvait entrer ; un endroit
protégé par un mur infranchissable. ..
— Si vous attendez quelques jours, vous pourrez peut-
être économiser cet argent, répliqua-t-elle d'une voix qu'elle
ne reconnut pas. La nature vous rendra peut-être le service
que vous me demandez, sans que vous ayez à débourser
un centime.
Son ton était aussi neutre que celui de la femme qui venait
de lui proposer une fortune pour mettre fin à sa grossesse,
songea-t-elle. Comment pouvaient-elles discuter aussi
calmement?
— , fit valoir la mère d'Alexis.
Pas la clinique. Et de toute façon, je ne veux pas que vous
partiez les mains vides. Ce serait injuste. Par ailleurs, je
tiens à ce qu'Alexis soit libéré du fardeau de la
responsabilité.
— Et savoir que j'ai reçu de l'argent pour me faire avorter
soulagera sa conscience, si je comprends bien.
La voix de Carrie était toujours dénuée de la moindre
émotion.
La mère d'Alexis arqua les sourcils.
— Vous comprenez très vite. Il m'a dit que vous étiez
serveuse.
Elle se pencha vers Carrie.
— Vous acceptez ma proposition?
Carrie la regarda sans rien dire. Au bout d'un moment,
Berenice Nicolaides se redressa.
— Epouser mon fils serait une erreur.
Il y eut un moment de silence, puis elle ajouta :
— Ce mariage vous rendrait très malheureuse. Ce n'est
pas la malveillance qui me fait dire ça. C'est l'expérience.
Pas la mienne, mais celle de... la femme qui m'a
remplacée.
Elle plongea son regard dans celui de Carrie.
— Si vous épousez mon fils, vous serez comme elle :
profondément malheureuse. Je ne vous souhaite pas de
connaître le même destin qu'elle. Devenir un fardeau pour
un homme est très désagréable. Bien sûr, Alexis se
comportera toujours en gentleman avec vous. Il n'est pas
comme son père. Mais ce genre de mariage est voué à
l'échec.
Les yeux noirs de Berenice Nicolaides étincelèrent.
— Et si vous épousez mon fils pour son argent, vous le
regretterez chaque jour de votre vie. Croyez-moi ! Je suis
une ennemie redoutable. Ne me poussez pas à devenir la
vôtre.
Acceptez mon offre ou bien vous vous en repentirez.
Des mots s'imposèrent à l'esprit de Carrie. « La sorcière...
»
Elle fut envahie par un grand froid. Yannis n'avait pas menti.
La mère d'Alexis se leva.
— Eh bien ? Vous acceptez mon offre ?
Carrie plongea son regard dans le sien.
— Non. Je ne tuerai pas mon bébé pour cinq millions
d'euros. Ni pour cent millions. Ni pour des milliards. Est-ce
que cela répond à votre question ?
Berenice Nicolaides resta figée un instant, le visage
impénétrable. Puis elle tourna les talons et quitta la
chambre sans un mot.
Le cœur serré, Carrie posa instinctivement les mains sur
son ventre.
9.
Alexis ne savait plus comment parler à Carrie. Toujours
allongée dans la pénombre, elle répondait à toutes ses
questions par monosyllabes.
Il avait demandé au médecin de revenir dans l'après-midi.
Ce dernier lui avait objecté
qu'il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre, mais il avait
insisté. Si quelque chose arrivait, il voulait pouvoir se dire
qu'il avait tout fait pour l'éviter.
Il se tourna vers le lit.
— Cette attente est éprouvante.
Elle ne répondit pas.
— Mais il n'y a rien d'autre à faire, ajouta-t-il.
« II faut à tout prix que je m'en aille d'ici. Il faut que je m'en
aille », se répétait inlassablement Carrie.
C'était impératif. Il fallait qu'elle s'échappe. Par n'importe
quel moyen. Qu'elle fuie cette maison, ce monde si éloigné
du sien. Qu'elle fuie Alexis et l'avenir effroyable qu'il avait
prévu pour elle.
Elle fut submergée par une bouffée de colère.
« S'imagine-t-il vraiment que je vais l'épouser? »
Jamais elle ne se marierait avec lui. Jamais ! Après
l'accouchement, elle confierait son bébé à l'adoption.
C'était la seule solution. La seule façon d'assurer à son
enfant une vie heureuse dans une famille qui l'aurait désiré.
Il fallait à tout prix lui épargner le sort qu'Alexis lui réservait.
Etre élevé par devoir. Devenir un fardeau...
Elle refoula les larmes qui lui brûlaient les paupières. La
perspective d'abandonner son bébé lui déchirait le cœur,
mais il fallait qu'elle s'y résigne. Il n'y avait pas d'autre
solution. Elle avait tourné le problème dans tous les sens...
Or, elle n'avait pas les moyens d'élever un enfant toute
seule, et il n'était pas question de le condamner à une vie
sinistre dans une famille monoparentale.
L'adoption était le seul espoir de bonheur pour lui...
Elle déglutit péniblement.
Alexis lui parlait de nouveau. Il n'arrêtait pas. Il ne la laissait
pas tranquille.
C'était épuisant...
— Il fait très sombre ici. Tu ne veux pas que je relève les
stores ?
— Non.
Elle le regarda. Et soudain, à son grand dam, une bouffée
d'émotion menaça de la submerger. Elle la réprima
aussitôt. Pas question de laisser la moindre faille s'ouvrir
dans le mur derrière lequel elle était retranchée.
— Je suis fatiguée, ajouta-t-elle. Je crois que je vais dormir
encore un peu.
Il hocha la tête.
— Oui, il faut te reposer.
Elle se tourna vers le mur pour l'effacer de son champ de
vision.
Alexis quitta la chambre et regagna le bureau d'un pas
lourd. Heureusement que le travail l'aidait à se changer les
idées et à supporter l'attente. Heureusement... Il alluma son
ordinateur et s'absorba dans la lecture d'un rapport
financier.
Carrie entendit avec soulagement la porte se refermer
derrière lui. Si seulement il pouvait renoncer à venir la voir
régulièrement... N'avait-il pas encore compris qu'elle voulait
rester seule dans la pénombre ? Qu'elle souhaitait
qu'autour d'elle, il fasse aussi sombre que dans son cœur?
Mais dans l'après-midi, le médecin lui conseilla au
contraire de quitter sa chambre.
— Vous avez besoin de repos, pas de rester enfermée
toute la journée dans l'obscurité. Demain vous devriez
prendre l'air, et je vais donner les instructions nécessaires
pour cela. Je vais également vous prescrire un fortifiant.
Et surtout, vous devez vous nourrir correctement.
Le soir, Carrie prit son fortifiant avec docilité et mangea le
repas que lui servit l'infirmière. Cependant, elle n'avait pas
faim. Elle n'avait pas soif non plus. Elle n'avait envie de
Alexis vint la voir après le repas. Il avait le visage d'un
étranger, songea-t-elle.
— Le médecin a raison, déclara-t-il d'un ton qui se
voulait enjoué. Ce n'est pas bon pour toi de rester allongée
dans l'obscurité toute la journée. Demain matin, je ferai
installer une banquette-lit sur la terrasse. Tu pourras au
moins regarder la mer.
Elle ne répondit pas. Tout ce qu'elle voulait regarder, c'était
le mur de sa chambre. Elle voulait rester dans la
pénombre. Elle ne voulait pas être enceinte, ni être dans
cette maison. Et elle ne voulait plus jamais revoir Alexis...
« II faut que je m'échappe. Dès que possible. »
Ces mots tournaient sans relâche dans son esprit.
Au bout d'un moment, Alexis s'en alla.
Le lendemain, comme prévu, Carrie fut installée sur la
terrasse, à l'ombre d'un vélum. A quoi bon protester
, Elle n'en avait pas l'énergie. Le pire moment fut celui où
Alexis la souleva de son lit pour la porter dehors. Elle se
raidit de tous ses muscles et ferma les yeux.
Le moindre contact physique avec lui était insupportable...
Elle n'avait pas non plus envie de lui parler. Mais cela, elle
ne pouvait l'éviter en permanence, songea-t-elle quelques
instants plus tard. Parce que c'était lui qui détenait la clé de
sa liberté, et qu'il fallait absolument qu'elle parvienne à lui
faire tourner cette clé dans le bon sens.
Assis à quelques mètres d'elle, il regardait la mer. Il fallait
"reconnaître que la vue était spectaculaire. Pourtant, cette
beauté ne la touchait pas le moins du monde.
L'infirmière lui avait servi le petit déjeuner dans la chambre,
mais elle n'avait presque rien mangé. Les nausées avaient
repris, plus violentes qu'avant, et elle n'avait plus du tout
d'appétit. Elle avait malgré tout avalé consciencieusement
son fortifiant, et on venait de lui apporter une tasse de thé
avec une rondelle de citron. Elle avait bu une gorgée et
l'avait reposée sur la table. Alexis buvait du café noir,
comme toujours.
« Du café noir bien fort le matin, du décaféiné le soir. Pas
plus de trois verres de vin le soir. Des fruits frais au
dessert, parfois du fromage. De l'eau minérale plate, un
litre par jour. Quarante-cinq minutes d'exercice dans la
salle de sport de l'hôtel, chaque jour. Le double le week-
end. Il se rase deux fois par jour et il aime le dentifrice à la
menthe, trop fort pour moi. Il prend des douches, jamais de
bains. Il ne répond pas au téléphone pendant les repas. Il
préfère le poisson à la viande, il... »
Tous les détails concernant la vie quotidienne d'Alexis
défilaient dans l'esprit de Carrie. Elle savait beaucoup de,
choses à son sujet... Et en même temps, elle ne le
connaissait pas du tout. Quelle cruelle ironie...
« II faut que je m'en aille. Il faut que je m'en aille... »
— Alexis...
Commec'était pénible de prononcer son prénom!
Douloureux, même. Mais il fallait faire l'effort. A présent, il
la regardait et attendait qu'elle poursuive. Elle avait
l'impression qu'il se trouvait derrière une plaque de verre,
transparente mais impénétrable. Loin d'elle. Très loin
d'elle.
Mais ce n'était pas nouveau. Même si, pendant longtemps,
elle avait été trop idiote pour s'en apercevoir.
Elle prit une profonde inspiration.
— Je ne veux pas rester ici. Je veux retourner à
Londres.
— Pour l'instant, tu dois te reposer. Ordre du médecin.
Mais si tu en as envie, nous retournerons à Londres dès
que possible. D'ici là...
Il posa sa tasse de café sur la table et se leva,
manifestement anxieux de s'échapper.
— ... s'il te plaît, suis les conseils du médecin et repo se-
toi. Il n'y a rien d'autre à faire. Même si c'est pénible, il faut
rester ici. Je te verrai tout à l'heure au déjeuner. A présent,
j'espère que tu ne m'en voudras pas mais j'ai du travail.
n lui adressa un sourire crispé et s'éloigna. Elle le suivit
des yeux, les ongles enfoncés dans la paume de ses
mains.
Elle n'en pouvait plus ! Elle ne supportait plus cet endroit !
Malheureusement, elle était prise au piège. Dans cette villa
dont le luxe insolent semblait la narguer...
« J'ai profité de la vie de rêve qu'il m'offrait sans même me
rendre compte qu'il m'achetait... »
Mortifiée, elle refoula ses larmes.
Son regard balaya la vue devant elle, les jardins luxuriants,
la mer qui miroitait sous les rayons du soleil, la petite
crique léchée par les vagues.
Elle n'avait pas envie de voir tout ça. Pas envie d'être là.
Tout ce qu'elle voulait, c'était retourner dans la chambre et
rester dans la pénombre à fixer le mur. Mais on l'avait
obligée à venir sur cette terrasse, dans la lumière
éclatante. On lui avait imposé ce spectacle éblouissant,
dont la beauté accentuait encore sa détresse.
Peu à peu, Carrie sentait une fissure s'ouvrir dans le mur
qu'elle avait élevé en elle pour se protéger du monde. De
toutes ses forces, elle tenta de la colmater, mais elle
continua de s'allonger et de s'élargir.
Et tout à coup, elle eut l'impression d'être submergée par
un raz-de-marée. Dans une dernière tentative désespérée,
elle enfouit son visage dans ses mains. Non... Il ne fallait
pas... Elle ne voulait pas...
Mais une vision s'imposa à elle, saisissante de réalisme.
Alexis sur la plage. En train de rire. Il soulevait un enfant
dans ses bras. L'enfant riait aux éclats. A côté d'Alexis, une
femme. Avec de longs cheveux blonds, le visage rayonnant
de bonheur... Elle tendait les bras à son enfant, à Alexis...
Ils s'étreignaient tous les trois...
Laissant échapper un cri étouffé, Carrie ouvrit les yeux et
se força à regarder la crique.
Vide. Il n'y avait personne.
Des larmes ruisselaient sur ses joues. Dans un sanglot,
elle enfouit de nouveau le visage dans ses mains. Ce
tableau idyllique n'existerait jamais dans la réalité. Ce
n'était qu'une illusion. Une de plus.
Sa main se posa d'elle-même sur son ventre dans un geste
protecteur.
Ce rêve qu'elle venait de faire était aussi impossible, aussi
cruel que celui qu'elle avait cru vivre ces dernières
semaines. Non, il était mille fois plus cruel...
Sa main glissa sur le côté.
Elle s'isola de nouveau du monde extérieur, en chassant
l'espoir de son esprit.
Et l'attente recommença. C'était une souffrance
insupportable. Mais elle n'avait pas le choix. Elle devait la
supporter.
Alexis fixait l'écran de son ordinateur sans voir les données
affichées. Le travail était devenu un simple prétexte pour
s'échapper. A quoi bon rester auprès de Carrie ? Sa
présence semblait l'importuner. Elle ne lui adressait
pratiquement pas la parole — ou alors pour dire qu'elle
voulait s'en aller... La plupart du temps, elle tournait la tête
quand il lui parlait. Et lorsqu'il l'avait soulevée de son lit
pour l'amener sur la terrasse, elle s'était raidie comme s'il
lui inspirait la plus profonde répugnance.
Un gémissement de frustration lui échappa. Il faisait
pourtant de son mieux, bon sang
! Il essayait de la soutenir et de la protéger autant qu'il le
pouvait. Dans une situation qu'il n'avait pas plus souhaitée
qu'elle, il était prêt à assumer ses responsabilités et à
l'épouser.
Que pouvait-il faire de plus?
Repoussant brusquement son fauteuil, il se leva et sortit sur
la terrasse.
Chaque jour, le soleil devenait plus ardent. L'été grec
n'était pas loin. Il s'appuya à la balustrade de pierre et
regarda la vue. Comme cet endroit était familier... Enfant, il
y avait passé plusieurs étés. Puis l'arrivée d'un bébé non
désiré avait détruit le mariage de ses parents...
Il soupira. Se remémorer le passé ne risquait pas de lui
remonter le moral... Yannis aussi avait eu une enfance
tourmentée. Contrairement à Berenice Nicolaides, sa mère
n'avait pas eu les moyens de s'offrir des avocats réputés,
si bien que lorsqu'elle avait fini par fuir un mariage qui ne
lui
apportait que de la souffrance, elle avait tout simplement
perdu son fils...
Une haine familière submergea Alexis. Son père
possédait-il une seule qualité qui pouvait le racheter?
Pas aux yeux de sa famille, en tout cas.
Et qui voudrait infliger à d'autres enfants une famille
comme celle-ci ?
C'était pourtant ce qu'il risquait de faire...
Il crispa les doigts sur la balustrade. Une petite voix lui
soufflait des mots qu'il n'avait pas envie d'entendre. Une
petite voix qui ne voulait pas se taire.
« Et si tu cessais de te lamenter sur ton sort ? Si tu cessais
de te comporter comme un enfant gâté? Comme un
vulgaire séducteur qui enrage parce que sa petite vie sans
complications est menacée ? Si tu cessais de te croire
vertueux parce que tu te résignes à
assumer tes responsabilités tout en maudissant l'avenir qui
t'attend? »
Serrant les poings, il tenta de faire taire la voix. En vain.
« Tu mènes une existence privilégiée dont n'osent même
pas rêver des millions de gens et tu oses te plaindre? Ne
crois-tu pas que le moment est venu d'oublier ton égoïsme
forcené ? Ne vois-tu pas qu'il ne tient qu'à toi que ton avenir
et celui de ta famille ne soit pas gâché par l'amertume et le
dépit? N'as-tu pas envie de devenir le père que tu aurais
aimé
avoir? Un père digne de son fils ? »
Soudain, sa résolution fut prise. Non, il n'avait pas désiré
cette situation. Non, il n'avait pas accueilli la nouvelle avec
joie. Mais il ne trahirait pas son enfant.
« Je ferai tout mon possible pour être le meilleur des pères
! Avec moi, non seulement tu seras en sécurité, mais tu
auras l'amour que tu mérites. »
Submergé par une vive émotion, Alexis regarda la crique. Il
y avait joué souvent lorsqu'il était enfant.
Son enfant y jouerait lui aussi. Et Carrie serait là, à son
côté. Elle serait une mère aimante, attentive. Quelle
importance si elle n'était pas capable de devenir une
Nicolaides digne de ce nom? Quelle importance si elle
n'appartenait pas au même monde que lui ?
Il crispa la mâchoire. Aurait-il préféré que ce soit Marissa
qui tombe enceinte de lui ? Ou Adrianna ? Non ! Bien sûr
que non !
En tant que mère, Came serait parfaite. En tant que
maîtresse, elle était déjà parfaite.
Alors, en tant qu'épouse ?
n verrait bien le moment venu. D'ici là, il n'y avait rien
d'autre à faire qu'attendre.
Cette nuit-là, les saignements reprirent.
Alexis se tenait devant la porte de la chambre, où le
médecin et l'infirmière s'occupaient de Carrie. Celle-ci
préférait qu'il reste dehors, lui avait dit le docteur, avant
d'ajouter qu'il n'y avait rien d'autre à faire qu'attendre, pour
voir si les saignements s'interrompraient.
Alexis se mit à arpenter nerveusement le couloir. Soudain,
le médecin sortit de la chambre. Son air grave était
éloquent.
— Il vaut mieux que j'aille auprès d'elle, dit Alexis après un
long silence.
Le médecin secoua la tête.
— Je lui ai donné un sédatif et des analgésiques. Elle a
besoin de dormir.
Il s'en alla après avoir promis de revenir lorsque sa
patiente se réveillerait.
Alexis resta un long moment dans le couloir, immobile.
Puis, il prit une profonde inspiration et ouvrit la porte de la
chambre. L'infirmière était assise dans son fauteuil, éclairé
par une veilleuse. Elle ouvrit la bouche, mais il la réduisit au
silence d'un geste de la main.
Il s'approcha du lit.
Le teint très pâle, Carrie avait le front en sueur et les
cheveux emmêlés. Sa respiration était à
peine perceptible.
Il la contempla tout en se sentant étrangement privé de
toute émotion. Sa vie allait reprendre son cours normal.
Son enfant ne naîtrait jamais. C'était fini.
A son réveil, Carrie retrouva instantanément toute sa
lucidité. Le produit que lui avait injecté le médecin n'avait
pas brouillé sa mémoire. Ni sa vision...
Alexis était là. Sa haute silhouette se découpait devant les
stores qui laissaient filtrer les rayons du soleil. Il semblait
tendu. Distant.
Un étranger.
Ce qu'il avait toujours été...
Un étranger qui l'avait mise enceinte par accident. Et dont
elle venait de perdre l'enfant.
— Carrie... Je suis... vraiment désolé.
Elle laissa ses paroles résonner dans le silence de la
pièce. Quel mensonge !
Comment pourrait-il être désolé? Il disait cela par devoir,
c'était tout.
En réalité, quel soulagement pour lui ! Il devait bénir le
destin de l'avoir délivré d'un tel boulet ! Il allait pouvoir
reprendre sa vie de séducteur sans l'ombre d'un remords.
Carrie ne formula pas ses pensées. A quoi bon ?
Serrant les dents, elle tourna la tête vers le mur.
— Carrie...
Il lui prit la main. Elle la dégagea d'un mouvement brusque.
— Carrie, je... s'il te plaît, regarde-moi.
Elle fut assaillie par une bouffée de haine. Très vite
remplacée par une sensation beaucoup plus pénible.
Un horrible sentiment de vide.
Alexis la regardait avec une frustration croissante. Il aurait
tellement aimé pouvoir la réconforter... Mais comment ? De
toute évidence, elle était déterminée à l'ignorer.
« II faut que je l'emmène loin d'ici. Loin de cet endroit
maudit. »
II plissa le front. Une des rares fois où elle lui avait adressé
la parole, elle avait dit vouloir rentrer à Londres... Mais
était-ce une bonne idée ? Non, sûrement pas. Pas pour
l'instant, en tout cas.
Elle avait besoin de calme et de repos.
Les yeux fixés sur elle, il n'osait plus prononcer un mot. fl se
sentait si vide... Si désorienté...
« fl faut que nous partions d'ici. Dès que possible.
Pourquoi ne pas l'emmener en Sardaigne, comme prévu?
»
Une image s'imposa à Alexis. Carrie et lui dans une
résidence luxueuse, avec une piscine privée, le parfum des
pins, le chant des cigales. Un endroit calme où ils seraient
seuls tous les deux. Isolés du reste du monde.
Il tendit la main. Pas pour reprendre celle de Carrie, mais
juste pour écarter une mèche de son front. Elle eut un
mouvement brusque de la tête.
De nouveau, il fut submergé par la frustration.
Puis par un autre sentiment. Un sentiment étrange qu'il ne
reconnaissait pas et qu'il était incapable de nommer. Il
aurait tellement voulu la réconforter ! Lui caresser
doucement les cheveux pour tenter de l'apaiser... Mais de
toute évidence, mieux valait s'abstenir. Pour l'instant, il n'y
avait rien à faire. Pas de réconfort à donner... ni à recevoir.
Elle avait besoin de temps. Et il allait lui en laisser.
Il allait l'emmener loin de cet endroit, qui ne portait
décidément pas chance à sa famille...
10.
Alexis décida d'accorder deux jours de solitude à Carrie, la
laissant aux soins de l'infirmière et du médecin, à qui il
demanda de revenir pour l'examiner une nouvelle fois.
— Son abattement est normal après le traumatisme
qu'elle a subi, déclara ce dernier. Toutefois, il faut éviter
qu'elle sombre dans la dépression. Je peux lui prescrire
des antidépresseurs, mais il vaudrait mieux qu'elle change
d'air, même si elle n'en ressent pas le désir. Elle a
seulement envie de rester allongée dans la pénombre, à
ressasser ses regrets, mais ce n'est pas bon pour elle.
Cela ne l'aidera pas à tourner la page.
Alexis hocha la tête. Quel soulagement de voir que le
médecin était du même avis que lui !
— Quand sera-t-elle en état de voyager?
— Elle est jeune et vigoureuse. Si le trajet n'est pas trop
long et qu'il s'effectue dans des conditions de confort
raisonnable, je dirais qu'elle peut partir n'importe quand.
Parfait, songea Alexis avec satisfaction. C'était
exactement ce qu'il souhaitait entendre.
— Merci, docteur.
— Et d'ici là, faites-la sortir de cette fichue chambre dans
laquelle elle se complaît ! Elle a besoin de lumière et d'air
frais. Si elle proteste, passez outre.
Après le départ du médecin, Alexis donna aux dômes-
tiques les instructions nécessaires. Il attendit que Carrie
soit de nouveau installée dehors, à l'ombre du vélum, puis il
s'arma de courage et la rejoignit.
Alors qu'il se dirigeait vers elle, il eut une impression de
déjà-vu qui lui noua l'estomac. La dernière fois qu'il l'avait
vue allongée sur la terrasse, elle portait encore son enfant.
Mais aujourd'hui...
Aujourd'hui, il fallait l'aider à faire le deuil de ce qui aurait
pu être et à reprendre le cours de sa vie.
Elle ne tourna pas la tête vers lui à son arrivée, mais
continua de regarder la mer. Au large, Alexis distingua une
voile blanche. Quelques jours plus tôt, il regardait la mer lui
aussi, et une résolution s'était imposée à lui. Il avait
considéré l'avenir d'un œil nouveau... Cet avenir n'existerait
jamais.
Alexis secoua la tête. Mieux valait éviter ce genre de
pensées, décida-t-il. C'était sur le présent qu'il fallait se
concentrer.
Il s'assit dans un fauteuil en observant Carrie et son cœur
se serra. Elle était plus pâle que jamais... Combien de fois
avait-il prononcé son prénom sans recevoir de réponse?
Combien de fois lui avait-elle tourné le dos, refusant de le
regarder?
— Carrie...
A sa grande surprise, elle se tourna vers lui.
— Quand est prévu mon départ pour Londres ? demanda-
t-elle d'une voix très calme.
— Ton départ pour Londres ? répéta-t-il avec stupé
faction.
S'imaginait-elle qu'il s'apprêtait à la renvoyer ?
— Carrie, il n'est pas question que tu partes à Londres,
répliqua-t-il d'une voix douce. Le médecin estime que
tu as besoin de grand air et je suis d'accord avec lui. Ce
que je te propose, c'est que nous allions en Sardaigne,
comme nous l'avions prévu. Là-bas, tu pourras te reposer,
reprendre des...
Il s'interrompit. Carrie le fixait d'un air effaré. Ses yeux
écarquillés mangeaient son visage amaigri.
Tout à coup, elle bondit sur ses pieds. La voyant vaciller, il
bondit à son tour et referma les mains sur ses épaules.
Mais elle le repoussa d'un geste vif en reculant contre la
balustrade.
— Ne me touche pas ! Je ne supporte pas que tu me
touches !
Il tressaillit.
— Carrie... qu'est-ce que... ?
— Comment peux-tu venir t'asseoir là et parler d'aller en
Sardaigne comme si rien ne s'était passé ?
— Non... ce n'est pas ça du tout ! Carrie, écoute-moi !
Ce qui s'est passé est terrible, mais...
— Terrible ? coupa Carrie d'une voix étranglée.
L'émotion refoulée depuis des jours la submergea et se
déversa dans un flot impossible à endiguer.
— Bien sûr ! Pour toi, c'était terrible que je sois enceinte !
Terrible de te sentir obligé de m'épouser ! Mais tu me
prends pour qui ? Tu crois vraiment que j'aurais accepté ?
Jamais !
J'aurais donné mon bébé à adopter !
— Quoi?
Carrie darda sur Alexis un regard étincelant de colère.
— Tu crois vraiment que j'aurais laissé mon enfant
grandir dans une famille aussi répugnante que la tienne?
Tu crois que je lui aurais infligé une grand-mère qui voulait
l'empêcher de naître ?
Alexis blêmit.
— Qu'est-ce que tu dis ?
— Ta mère m'a proposé cinq millions d'euros pour que
je me débarrasse de mon bébé !
Atterré, Alexis bredouilla d'une voix blanche :
— Non... C'est impossible...
Carrie sentit sa colère décupler.
— Tu crois peut-être que je n'ai pas compris ce qu'elle m'a
dit ? Elle parle couramment anglais. Tu es au courant, je
suppose ? J'ai très bien compris ce qu'elle m'a dit ! Qu'elle
me donnerait cinq millions d'euros si je l'accompagnais en
Suisse pour « régler définitivement » mon problème. Et
qu'elle me déconseillait de t'épouser, parce que selon elle,
je le regretterais amèrement.
Alexis sentit un grand froid l'envahir, tandis que les paroles
de sa mère lui revenaient en mémoire. « Je protégerai
toujours tes intérêts... »
— Quand t'a-t-elle dit ça?
— Quand ? Le jour où elle a rendu visite à la poule de luxe
que tu as amenée chez elle pour qu'elle renonce à te
chercher une épouse ! La poule de luxe que tu as installée
dans la maison réservée par ton père à sa maîtresse !
Alexis crispa la mâchoire. Comment diable Carrie avait-
elle appris tout ça ? Ce n'était sûrement pas sa mère qui...
— Et moi qui ne me suis jamais doutée de rien ! poursuivit
Carrie, les traits déformés par la colère. Mais pourquoi me
serais-je doutée de quelque chose ? Je ne suis qu'une
pauvre fille sans cervelle, n'est-ce pas ? Une petite idiote à
qui ton frère s'est fait un plaisir d'ouvrir les yeux !
Alexis tressaillit.
— C'est Yannis qui t'a raconté tout ça?
— Oui, Yannis !
— Quand?
— Le jour... où je me suis évanouie.
Furieux, Alexis réprima un juron.
— Eh oui, ton frère m'a tout raconté ! Toute l'histoire de ton
abominable famille !
— Christos ! Ce que raconte Yannis n'a aucune valeur !
Pourquoi l'as-tu écouté ?
— Parce que tout ce qu'il m'a dit était vrai ! Tu m'as
ramassée dans la rue et je me suis laissé faire. Le soir
même, je me suis retrouvée dans ton lit. Puis j'y suis restée
en me laissant entretenir. Ton frère a raison ! Je suis une
idiote sans cervelle... La relation que je considérais
comme follement romanesque était juste sordide. Je me
suis laissé acheter à
coups de robes haute couture, de diamants, de...
— Non ! coupa Alexis avec indignation. Ce n'était pas
ça du tout !
— Si ! Et tu m'as achetée dans un but bien précis. Pas
pour mes beaux yeux, comme je le croyais naïvement.
J'étais consciente de ne pas être à ma place dans le milieu
que tu fréquentes, mais je n'ai jamais pensé un seul instant
que tu me considérais comme une poule de luxe ! Ce qui
prouve à quel point je suis stupide !
Alexis prit une profonde inspiration. Bon sang ! Jamais il
ne s'était senti aussi mal ! Il avait l'impression qu'on était en
train de lui lacérer les poumons à coups de lame de rasoir.
Il fallait absolument qu'il...
Quoi? Que devait-il faire? Son estomac se noua. Il n'en
avait aucune idée. Le monde venait de lui exploser au
visage...
— Carrie... Jamais je n'ai pensé ça de toi... Jamais !
Il faut me croire ! Oui, je reconnais qu'en t'emmenant à
ce dîner j'avais une idée derrière la tête. Je trouvais que
c'était l'occasion de convaincre ma mère de renoncer à me
présenter des épouses potentielles. Mais je pensais...
La voix d'Alexis s'éteignit. Bon sang... Jamais il ne s'était
senti aussi minable... Il avait toutes les peines du monde à
regarder Carrie en face.
— Je pensais que tu n'apprendrais jamais le but de ce
dîner. Et je savais que tu ne reverrais aucun des invités.
Par conséquent, ce qu'ils pensaient de toi n'avait pas
d'importance.
Après un instant de silence, elle répliqua d'un ton glacial :
— Et ce que toi, tu pensais de moi, cela n'avait aucune
importance non plus, n'est-ce pas ? Peu importait que je
sois une fille sans cervelle, puisque j'étais mignonne, naïve
et enthousiaste au lit.
— Non ! Je ne te laisserai pas te rabaisser ! Je ne
t'ai jamais considérée comme une idiote ! J'apprécie ta
compagnie, même si...
D s'interrompit. Comment lui expliquer que son manque
d'instruction ne le gênait pas, sans paraître condescendant
? Impossible...
— ... tu n'appartiens pas au même milieu que moi. J'ai pris
beaucoup de plaisir à te faire découvrir une vie que tu ne
connaissais...
— Et tu l'as fait par pure bonté d'âme ? le coupa-t-elle de la
même voix glaciale. Si j'avais été laide comme un pou, tu
m'aurais fait monter dans ta limousine ? Ta m'aurais
emmenée en voyage avec toi ? Tu m'aurais mis des
diamants autour du cou?
Elle secoua la tête.
— Non. Si tu t'es montré aussi généreux, c'est uniquement
parce que tu avais envie de coucher avec moi. C'était ça,
ta récompense. Tandis que la mienne, c'était le
Champagne et les tenues haute couture. C'est ce qui fait
de moi une poule de luxe. Je me suis voilé la face. J'ai
préféré inventer un conte de fées au lieu de regarder les
choses en face.
Carrie eut une moue amère.
— J'ai même réussi à me persuader que je n'étais pas
comme Madame Butterfly, alors qu'il n'y avait aucune
différence entre nous. Mais du moins son destin m'a-t-il été
épargné... Je ne mettrai pas au monde l'enfant d'un homme
pour qui je ne suis rien.
Inconsciemment, elle effleura son ventre du bout des
doigts. Puis elle laissa retomber sa main.
Elle n'avait plus rien à protéger.
— J'aimerais rentrer à Londres dès que possible, déclarat-
elle d'un ton neutre.
Alexis hocha la tête.
— Je vais prendre les dispositions nécessaires pour que
tu puisses partir cet après-midi.
Alexis ne revit pas Carrie avant son départ. C'était pour
son bien, se dit-il, le regard rivé
sur l'écran de son ordinateur. C'était ce qu'elle souhaitait et
c'était mieux ainsi...
Il s'abrutit de travail sans faire de pause jusque tard dans la
soirée. Il resta à son bureau jusqu'à ce que ses paupières
le brûlent et qu'il ne reste plus une seule personne sur la
planète avec qui organiser une téléconférence. Alors
seulement, Use leva et sortit sur la terrasse.
Un emplacement était prévu pour une immense table
ronde, les soirs où sa mère décidait de dîner sous les
étoiles. La plupart du temps, cependant, elle préférait
recevoir ses invités à l'intérieur, comme le soir où il avait
amené Carrie.
Sa mâchoire se crispa, tandis qu'il revoyait en pensée la
tablée de cette soirée fatidique.
Assise à la droite de sa mère, Anastasia Savarkos, d'une
élégance austère dans sa robe de soirée à col montant,
coiffée d'un chignon impeccable, à peine maquillée, des
perles discrètes aux oreilles.
L'opposé de la femme qu'il avait installée d'autorité à côté
de lui... Carrie et son décolleté profond, ses longs cheveux
blonds flottant librement sur ses épaules en boucles
ébouriffées par ses soins, sa bouche pulpeuse encore
gonflée de son baiser... Silencieuse toute la soirée, parce
que tout le monde parlait en grec et que de toute façon,
personne ne voulait lui adresser la parole.
La mâchoire crispée, il descendit les marches qui
conduisaient à la terrasse inférieure.
« Elle n'était pas censée apprendre pourquoi je l'avais
amenée ici ! »
Mais oui, il avait tout fait pour qu'elle ressemble à... « une
poule de luxe » !
Le cri indigné de Carrie résonna douloureusement dans
son esprit.
Une honte insurmontable le submergea.
Comment avait-il pu se servir d'elle ainsi ? Comment avait-
il pu se conduire de manière aussi abjecte et se persuader
que cela n'avait aucune importance ?
H fit quelques pas le long de la piscine, seule source de
lumière dans l'obscurité.
Pourtant, il ne l'avait jamais considérée comme une femme
entretenue ! Pourquoi diable son frère avait-il éprouvé le
besoin de s'en prendre à Carrie ? Comment avait-il osé se
montrer aussi insultant avec elle ?
« Je n'ai jamais pensé ça d'elle... jamais ! »
Voilà au moins une faute dont il n'était pas coupable.
Contrairement à Yannis, il ne méprisait pas les femmes.
Surtout Carrie !
Il n'avait pas prémédité de se servir d'elle. Il ne l'avait pas «
ramassée dans la rue »
avec une idée derrière la tête. Il l'avait abordée sur une
impulsion, parce qu'elle l'attirait irrésistiblement.
Jamais il n'avait eu l'intention ni le sentiment de l'acheter !
D'ailleurs, elle n'était pas intéressée. N'avait-elle pas
protesté plus d'une fois parce qu'elle trouvait qu'il
dépensait trop d'argent pour elle ?
S'ils avaient vécu tous les deux en guenilles, dans un
taudis, elle aurait quand même fondu dans ses bras et
vibré sous ses caresses. Ils auraient quand même partagé
des moments inoubliables.
Soudain, une vive émotion l'assaillit.
Il sentit son cœur se serrer douloureusement au souvenir
de Carrie blottie contre lui, encore haletante, tandis qu'il la
serrait dans ses bras en lui caressant les cheveux.
« Carrie... »
Son prénom résonnait dans son esprit. C'était tout ce qui
lui restait d'elle, à présent...
— Elle te manque?
Alexis tressaillit. La voix venait de l'extrémité de la terrasse,
plongée dans l'obscurité. Une voix familière teintée
d'ironie, qu'il n'avait aucune envie d'entendre.
Surtout ce soir...
Yannis sortit de l'ombre d'un pas nonchalant.
— Que fais-tu là? demanda sèchement Alexis.
— Tu vas me dire que je ne suis pas le bienvenu ici ?
demanda Yannis avec un sourire narquois. Tu vas appeler
l'équipe de sécurité pour me faire jeter dehors et me
renvoyer dans mon humble cabane? Dire que je venais voir
si tu
avais besoin de compagnie... Il paraît que tu es seul, ce
soir. J'en suis vraiment navré.
Les yeux de Yannis brillaient dans la pénombre.
— Dommage que .tu aies renvoyé ta bimbo. Je me serais
fait un plaisir de t'en débarrasser. En principe, tes restes
ne m'intéressent pas, mais pour celle-ci j'aurais fait une
exception. Elle était vraiment superbe ! Complètement
idiote, mais très appétissante...
Fou de rage, Alexis décocha un violent coup de poing à
son frère, qui alla se cogner contre la balustrade. Yannis se
redressa en se frottant la mâchoire.
— Ça alors... Alexis Nicolaides, grand consommateur de
femmes, défend l'honneur d'une vulgaire bimbo ? Qu'est-ce
qu'elle a de si spécial pour que tu te mettes dans un tel état
? D'accord, c'est visiblement une bombe sexuelle, mais...
Alexis saisit Yannis par les épaules et le secoua.
— Je t'interdis de prononcer un mot de plus à son sujet lu
as déjà provoqué suffisamment de dégâts ! Quel besoin
avais-tu de lui raconter des salades ?
— Je ne lui ai dit que la stricte vérité. Tu l'as amenée ici
pour déjouer les manigances de la sorcière. Ose prétendre
le contraire !
Ivre de rage, Alexis serra les dents. S'il ne se retenait pas,
il allait réduire ce minable en bouillie ! Il n'avait pas le droit
de prononcer le prénom de Carde. Et encore moins de
l'insulter !
— Elle n'avait pas besoin de le savoir !
— Pas d'accord... Il valait beaucoup mieux pour elle
qu'elle sache dans quel piège elle était tombée ! Parce
qu'une fois le travail terminé, « Adieu ma jolie ! Merci pour
tout, mais la fête est finie. Ne t'en fais pas, tu peux garder
tous mes cadeaux en compensation et... »
Alexis leva le poing.
Mais cette fois, Yannis arrêta son bras. Pendant un
moment, les deux hommes se mesurèrent du regard, puis
Alexis s'écarta.
— Tu dis encore un mot sur elle... un seul mot, et je te
massacre.
Il prit une profonde inspiration.
— Carrie était enceinte. Je l'ignorais, et elle aussi. Mais
elle s'est évanouie juste après ta visite... Elle a fait une
fausse couche il y a trois jours.
Il y eut un long silence.
— Ça, c'est un coup dur, finit par lâcher Yannis.
Toute trace d'ironie avait disparu de sa voix.
— C'est elle qui a voulu rentrer chez elle, précisa Alexis.
Elle ne voulait plus rester avec moi, après... tout ça.
— Que puis-je te dire ? Que si tu as besoin de quelqu'un
avec qui te soûler, je suis ton homme ? déclara Yannis
d'une voix hésitante. Ou bien...
Il fit une pause.
— ... que ça aurait pu être pire. Elle aurait pu mener sa
grossesse à terme.
— Comme ta mère?
— TU as tout compris.
La voix de Yannis était de nouveau teintée d'ironie.
— Si elle avait fait une fausse couche, ma mère aurait été
virée le jour même... et elle aurait eu une chance de mener
une vie normale. Malheureusement pour elle, ça
ne s'est pas passé comme ça. Elle a été obligée
d'épouser notre très cher père. Or, devenir kyria Aristides
Nicolaides numéro deux ne lui a pas réussi.
— Eh bien, sur ce point au moins, l'histoire ne se
serait pas répétée, commenta sombrement Alexis. Carrie
m'a informé qu'elle ne m'aurait pas épousé et qu'elle avait
prévu de faire adopter le bébé.
Yannis émit un long sifflement.
— Pour quelle raison?
— A cause de toi. Et de tout ce que tu lui as dit.
Yannis leva les mains.
— Oh, oh... n'essaie pas de rejeter la responsabilité sur
moi. Je lui ai ouvert les yeux, c'est tout. Je lui ai montré la
réalité telle qu'elle était. Elle devrait me remercier !
— Au risque de te surprendre, la gratitude ne fait pas
partie des sentiments qu'elle éprouve pour toi, cher frère.
Et moi non plus !
Yannis se frotta la mâchoire d'un air entendu.
— Oui, j'ai remarqué. Mais peut-être vas-tu avoir une
raison de m'être reconnaissant « cher frère ». Dis-moi...
— C'est elle qui a voulu rentrer chez elle, précisa Alexis.
Elle ne voulait plus rester avec moi, après... tout ça.
— Que puis-je te dire ? Que si tu as besoin de quelqu'un
avec qui te soûler, je suis ton homme ? déclara Yannis
d'une voix hésitante. Ou bien...
Il fit une pause.
— ... que ça aurait pu être pire. Elle aurait pu mener sa
grossesse à terme.
— Comme ta mère?
— TU as tout compris.
La voix de Yannis était de nouveau teintée d'ironie.
— Si elle avait fait une fausse couche, ma mère aurait été
virée le jour même... et elle aurait eu une chance de mener
une vie normale. Malheureusement pour elle, ça
ne s'est pas passé comme ça. Elle a été obligée
d'épouser notre très cher père. Or, devenir kyria Aristides
Nicolaides numéro deux ne lui a pas réussi.
— Eh bien, sur ce point au moins, l'histoire ne se
serait pas répétée, commenta sombrement Alexis. Carrie
m'a informé qu'elle ne m'aurait pas épousé et qu'elle avait
prévu de faire adopter le bébé.
Yannis émit un long sifflement.
— Pour quelle raison?
— A cause de toi. Et de tout ce que tu lui as dit.
Yannis leva les mains.
— Oh, oh... n'essaie pas de rejeter la responsabilité sur
moi. Je lui ai ouvert les yeux, c'est tout. Je lui ai montré la
réalité telle qu'elle était. Elle devrait me remercier !
— Au risque de te surprendre, la gratitude ne fait pas
partie des sentiments qu'elle éprouve pour toi, cher frère.
Et moi non plus !
Yannis se frotta la mâchoire d'un air entendu.
— Oui, j'ai remarqué. Mais peut-être vas-tu avoir une
raison de m'être reconnaissant « cher frère ». Dis-moi...
11.
Carrie s'étira, réveillée par le bruit de la circulation. Le
grondement des bus qui traversaient Paddington dès
l'aube constituait un réveille-matin particulièrement
efficace.
Elle n'avait plus l'habitude de vivre dans un environnement
bruyant, et encore moins de dormir et de manger dans une
même pièce, une pièce dont le papier peint hideux se
décollait et dont la moquette n'avait plus de couleur.
« Je me suis laissé corrompre par le luxe. »
Une bouffée de honte la submergea.
Comment avait-elle pu se complaire dans une situation
aussi dégradante ? Dieu merci, aujourd'hui, elle avait
retrouvé la raison. Mais à quel prix ! Jamais elle ne se
libérerait du sentiment de culpabilité qui l'accablait.
Même si son bébé avait vécu, elle n'aurait rien pu lui offrir.
Pour qu'il ait une chance de vivre heureux, elle aurait été
obligée de s'en séparer. Cette pensée la mettait au
supplice.
Et puis, comment admettre qu'en dépit de tout ce qui s'était
passé elle soit encore hantée par des souvenirs vivaces ?
Des centaines, des milliers de souvenirs. Des fantômes
perfides qu'elle s'efforçait de chasser, mais qui revenaient
sans cesse et prenaient un malin plaisir à la tourmenter...
Le regard étincelant d'Alexis qui se promenait sur elle.
Les mains d'Alexis qui la couvraient de caresses.
La peau d'Alexis, douce et veloutée sous ses doigts.
Alexis, encore et toujours Alexis ! Son image la poursuivait
sans relâche. Jour et nuit.
Le jour, elle parvenait par moments à le chasser de son
esprit. Mais la nuit... La nuit, ses rêves ne lui laissaient
aucun répit.
Depuis son retour à Londres, chacune de ses nuits avait
été peuplée de rêves qui augmentaient le poids de sa
honte.
« Je sais que je n'étais rien pour lui ! Je sais qu'il s'est
servi de moi sans aucun scrupule
! Alors, comment puis-je encore rêver de lui ? Suis-je donc
tombée si bas ? »
Le plus humiliant, c'était la certitude que si ses rêves
cessaient, elle ressentirait un grand vide.
Comment était-ce possible alors qu'elle était tenaillée par
une autre certitude, qui lui glaçait le sang ?
Si elle avait perdu son bébé, c'était sa faute à elle ! Elle ne
méritait pas d'avoir un enfant, parce qu'elle l'avait conçu
avec un homme qui la méprisait, dans des circonstances
méprisables. Voilà pourquoi il lui avait été enlevé.
Et cette pensée était insupportable.
Et pourtant, il fallait accepter ce qui s'était passé; elle
n'avait pas le choix. Son bébé
n'était plus là. Alexis n'était plus là. L'absence du premier
l'accablerait de chagrin jusqu'à la fin de sa vie. Mais celle
du second... Oh, elle devait s'en réjouir. Oui, elle devait s'en
réjouir.
Pourtant, à son grand dam, elle en était incapable.
Se retournant dans son lit, elle serra les dents. Peu
importait ce qu'elle ressentait.
Malgré sa souffrance, elle devait faire face. De ce point de
vue, le fait qu'elle soit de nouveau obligée de gagner sa vie
était une bénédiction. Cela mobilisait son énergie et lui
occupait l'esprit. Chaque
jour, le passé s'éloignait un peu plus. Il fallait se raccrocher
à cette pensée.
Heureusement qu'elle avait toujours sa chambre meublée !
Même si celle-ci était exiguë et sombre, c'était une chance
inouïe. En effet, en emménageant, elle avait dû payer
plusieurs mois de loyer d'avance. Mais, si elle ne voulait
pas se retrouver rapidement à la rue, elle devait gagner de
l'argent pour payer la prochaine échéance.
Dès son retour, elle s'était rendue à l'agence d'intérim sans
regretter un seul instant de ne pas avoir encaissé le
chèque joint à son billet d'avion.
« Pour te dépanner », avait écrit Alexis. Elle l'avait déchiré.
Pas question d'accepter un centime de plus de sa part.
Elle s'était fait entretenir assez longtemps... Il était temps
de recommencer à gagner sa vie honnêtement.
Quelle importance si son travail était pénible, ennuyeux et
mal payé ? De toute façon, c'était provisoire. Il suffisait de
tenir jusqu'à la fin de l'été.
Elle travaillait comme réceptionniste dans la journée et
comme serveuse le soir. Des horaires éreintants, mais
moins elle avait le temps de penser, mieux elle se portait.
Malgré tout, la vie à Londres lui déplaisait toujours autant.
L'été rendait encore plus pénibles la pollution, le bruit, la
foule... Elle se sentait prisonnière de la ville et elle étouffait
littéralement.
Un yacht qui fendait une mer émeraude, les embruns qui
caressaient son visage...
Elle s'empressa de chasser cette image, mais elle fut
aussitôt remplacée par une autre.
Celle d'un endroit qu'elle avait enfoui depuis plusieurs mois
tout au fond de sa mémoire. Une rue calme, bordée
d'arbres et de maisons victoriennes entourées de grands
jardins. A proximité, une rivière sinuant paresseusement à
travers champs. Un endroit familier et cher à son cœur...
Elle sentit sa gorge se nouer.
« Est-ce pour fuir ces souvenirs que je me suis laissé
entraîner dans une vie de rêve avec un tel enthousiasme?
Est-ce pour oublier mon chagrin que je me suis raconté un
conte de fées ? »
Peut-être. Et alors ? Ce n'était pas une excuse.
Cependant, se fustiger ne servait à rien.
Il fallait accepter ce qui s'était passé et tenter de surmonter
sa culpabilité...
Par ailleurs, elle quitterait Londres à la fin de l'été. D'ici là, il
fallait vivre au jour le jour en se réjouissant de ne pas avoir
une minute de loisir, au lieu de se lamenter sur les
inconvénients de la ville.
Un matin, alors qu'elle partait au travail, Carrie trouva une
enveloppe dans sa boîte aux lettres. A la vue du cachet de
la poste, elle sentit son estomac se nouer. Pourquoi
maintenant? Elle n'attendait pas de courrier de ce genre
avant plusieurs semaines...
Mon Dieu ! Pourvu que ce ne soit pas une mauvaise
nouvelle ! pria-t-elle en déchirant l'enveloppe avec des
doigts tremblants.
Elle déplia le papier à en-tête.
Ma chère Carrie,
J'ai l'immense plaisir de vous informer que je viens de
recevoir une nouvelle tout à fait inattendue et
extrêmement réjouissante...
Elle lut la suite avec incrédulité. Puis elle remonta dans sa
chambre, téléphona à
l'agence d'intérim pour annoncer qu'elle démissionnait, fit
sa valise et se rendit à la gare.
Elle rentrait chez elle plus tôt que prévu.
Alexis traquait sa mère en Suisse. Il n'avait aucune envie
de la voir, mais c'était indispensable. Il devait lui dire ce
qu'il pensait de sa conduite.
Assailli par une bouffée de rage, il crispa les doigts sur le
volant.
Comment sa mère avait-elle pu proposer de l'argent à
Carrie pour qu'elle avorte ?
Christos, il savait bien qu'elle était complètement
névrosée, mais de là à imaginer un marché aussi ignoble !
Il appuya sur l'accélérateur. Conduire cette voiture
puissante sur une route de montagne avait l'avantage de
mobiliser toute son attention. Malheureusement, cela
n'apaisait pas le tourbillon qui agitait son esprit.
Sa mère et son frère avaient blessé Carrie sans aucune
pitié. Quelle ironie ! Ces deux êtres qui se haïssaient
avaient frappé chacun à leur tour, déversant sur elle toute
leur amertume...
« Mais c'est toi qui es responsable ! C'est toi qui leur as
livré Carrie, pieds et poings liés ! Tu leur as donné les
armes pour la blesser. Si tu ne t'étais pas servi d'elle,
Yannis n'aurait eu aucune révélation à lui faire. »
Idem pour sa mère. S'il n'avait pas affirmé haut et fort qu'il
était prêt à épouser Carrie par devoir, elle n'aurait pas
tenté de lui éviter ce destin...
Oui, c'était lui le responsable ! Tout était sa faute. Il leur
avait donné les munitions dont ils avaient besoin...
Submergé par la colère et la culpabilité, il serra les dents.
Bientôt, il arriva devant la luxueuse clinique nichée au
milieu des pins, avec une vue spectaculaire sur la vallée.
Après avoir donné son nom à la réception, il fut conduit
jusqu'à la suite de Berenice Nicolaides.
Celle-ci était assise sur la terrasse, en train de lire. Dès
, qu'elle l'entendit, elle baissa son livre et scruta son visage
avec une anxiété manifeste.
Alexis ne lui laissa pas le temps d'ouvrir la bouche.
— Carrie a perdu le bébé.
L'expression de sa mère changea imperceptiblement mais
il était impossible de deviner ce qu'elle pensait. De toute
façon, il s'en moquait...
— Je suis désolée, déclara-t-elle. Vraiment désolée.
Alexis vit rouge. Comment osait-elle proférer un tel
mensonge? Elle était ravie, au contraire! Ravie d'avoir
économisé cinq millions d'euros ! Et encore plus ravie de
savoir que son fils avait échappé à un mariage qu'elle
considérait comme indigne de lui !
— Epargne-moi ton cinéma, lança-t-il d'un ton cinglant.
Tu peux te réjouir ouvertement.
Elle pâlit.
— Me réjouir?
— Oui, te réjouir ! Ta as ce que tu voulais, non ? Et en plus,
tu économises cinq millions d'euros !
Elle devint livide.
— Comment as-tu osé faire à Carrie une proposition
aussi monstrueuse ? s'écria-t-il. Comment as-tu osé lui
offrir de l'argent pour tuer son bébé ? Comment as-tu osé
la menacer de représailles au cas où elle m'épouserait?
Tu n'arrêtes pas de répéter que tu m'aimes ! C'est ça ton
amour ? lu appelles ça de l'amour ?
— Arrête!
Le ton de Berenice Nicolaides était suppliant.
— Alexis... Ecoute-moi ! Je vais t'expliquer !
Il darda sur elle un regard étincelant.
— Tu étais sur le point de gâcher ta vie !
—Et tu étais prête à tout pour m'en empêcher? Elle ferma
les yeux un instant.
— Ecoute-moi... Il fallait que je sache exactement qui était
cette inconnue qui risquait de devenir ta femme. C'est pour
ça que je suis allée la voir.
C'est pour ça que je lui ai fait cette proposition ignoble. Il
fallait que je sache si elle était prête à accepter.
Berenice Nicolaides s'interrompit un instant avant de
poursuivre d'une voix sourde :
— Tu es une proie de choix, Alexis. Plus d'une femme
rêve de te mettre le grappin dessus. Faire un enfant avec
toi peut sembler à certaines un excellent tremplin dans la
vie. Cependant, la menace d'une fausse couche aurait pu
inciter une femme intéressée à envisager une autre
solution.
Il fallait absolument que je sache... Alors je lui ai proposé
ce marché. Par calcul, pour savoir qui elle était vraiment.
La mère d'Alexis prit une profonde inspiration.
— Si elle avait accepté ma proposition, je n'aurais
jamais tenu mon engagement, bien sûr. Je ne l'aurais
jamais emmenée dans une clinique pour interrompre sa
grossesse.
En revanche, j'aurais fait en sorte que tu obtiennes la garde
exclusive de l'enfant. Parce que, en acceptant ma proposi
tion, elle se serait disqualifiée en tant que mère. Mais elle a
refusé... Avec indignation. Alors, j'ai su que mes craintes à
son sujet n'étaient pas fondées.
Berenice Nicolaides fit une nouvelle pause avant d'ajouter :
— Et j'ai éprouvé pour elle une immense compassion
à l'idée qu'elle risquait de devenir ton épouse.
— Je ne comprends pas...
— Pourquoi crois-tu que je tienne à ce que tu épouses
une héritière? Pour que tu deviennes encore plus riche?
Inconsciemment, peut-être. Mais ce n'est pas la raison
essentielle. Si je veux que tu épouses une femme riche,
c'est avant tout pour que celle-ci soit sur un pied d'égalité
avec toi. Pour la même raison, je souhaite qu'elle soit
intelligente et cultivée. Qu'elle appartienne au même milieu
que toi et qu'elle mène une carrière aussi importante que la
tienne. Pour qu'à aucun moment elle ne risque de se
retrouver dans la même position que les épouses de ton
père... y compris moi. Jamais il n'a considéré aucune
d'entre nous comme son égale. Si bien qu'il nous a toujours
méprisées et qu'il nous a remplacées les unes après les
autres sans aucun scrupule.
— Je ne suis pas mon père ! protesta Alexis avec
véhémence.
— lu es dans une situation aussi privilégiée que la
sienne, lu pourrais être tenté d'en profiter pour traiter les
femmes avec aussi peu d'égards. Comme lui, tu es riche et
séduisant, lu as l'habitude de t'offrir tout ce dont tu as envie,
en particulier les femmes. Tu choisis celles qui te plaisent
et quand tu en as fini avec elles, tu les jettes. Oh, bien sûr,
tu te limites en principe aux femmes qui peuvent supporter
sans trop de dommage ce genre de traitement, et qui peut-
être ne méritent pas mieux. Parce que si elles se laissent
choisir par toi, c'est avant tout par intérêt. Mais as-tu jamais
pensé à ce que pourrait éprouver une femme plus
vulnérable?
Alexis resta silencieux.
— Voilà pourquoi Came m'a inspiré de la compassion.
Je ne lui souhaitais pas de devenir ton épouse. Tu n'aurais
pas été aussi odieux que ton père, bien sûr, mais ce
mariage l'aurait quand même rendue malheureuse. Toute
sa vie, elle aurait souffert en ayant conscience que tu
l'avais épousée par devoir. Ton désir pour elle aurait fini
par s'émousser puis par s'éteindre complètement.
— Tu te trompes.
— Tu en es sûr?
— Oui.
— Et que comptes-tu faire?
Alexis pressa la main de sa mère.
— Il n'y a qu'une seule chose à faire.
— Tu en es vraiment sûr ? N'oublie pas que le destin t'a
déchargé de toute responsabilité vis-à-vis d'elle.
— Peu importe. Ce n'est plus une question de responsa
bilité. Si je n'agis pas, ma vie n'aura plus aucun sens.
Les yeux de Berenice Nicolaides se remplirent de larmes.
Elle pressa longuement la main de son fils.
— Alors vas-y. Va la rejoindre. Donne-lui ma béné
diction et fais-lui part de ma gratitude éternelle. Je t'aime,
mon fils. Sois heureux.
Il déposa un baiser sur sa joue et s'en alla.
La puissante voiture dévora les kilomètres sur la route de
montagne. Alexis conduisait avec une détermination
nouvelle. Autour de lui, dans l'air pur des Alpes, les
contours du paysage étaient d'une netteté
impressionnante. Comme ceux de sa vie... Oui, à présent,
tout était limpide.
Comment avait-il pu être aussi aveugle ? se demanda-t-il
avec incrédulité. Comment avait-il pu se masquer la vérité
pendant aussi longtemps ?
Pourquoi avait-il fallu que ce soit son frère qui lui ouvre les
yeux le premier? Son frère qu'il avait toujours cru
insensible? Pourquoi avait-il fallu ensuite que ce soit sa
mère qui l'oblige à regarder la vérité en face ? Sa mère
qu'il croyait obnubilée par la rancœur...
Depuis le début, sa relation avec Carrie était parsemée
d'indices qu'il aurait dû
reconnaître s'il n'avait pas été aveuglé par son
égocentrisme.
Elle était si différente des femmes de sa connaissance
qu'il avait d'abord cru succomber à l'attrait de la nouveauté.
Mais son attirance pour elle ne s'était pas estompée.
Pourquoi ? Parce que cette attirance ne se limitait pas au
désir physique. Il n'avait pas seulement envie de son corps.
Il appréciait sa compagnie.
Submergé par l'émotion, il inspira profondément.
Oui, elle lui apportait une sérénité qu'il n'avait jamais
éprouvée auparavant. Sa seule présence le comblait.
Sans elle, sa vie était vide.
Il avait besoin d'elle.
Il voulait vivre avec elle jusqu'à la fin de ses jours.
Si elle voulait bien de lui..,
12.
Carrie traversait le parc, un grand sac de toile sur l'épaule.
Quel plaisir d'être de retour dans la ville où elle avait grandi
! Tout lui était si familier qu'elle avait l'impression de n'être
jamais partie. Toutefois, malgré sa joie de retrouver ce lieu,
malgré ses projets exaltants, malgré l'accueil chaleureux
des gens qu'elle connaissait depuis toujours, ses souvenirs
continuaient de la poursuivre, jour et nuit.
Quand finiraient-ils par la laisser en paix ? Elle avait
pourtant largement de quoi s'occuper l'esprit par ailleurs !
Malheureusement, ils restaient tenaces. Ils persistaient à
s'imposer au moment où elle s'y attendait le moins.
Parfois, elle croyait voir Alexis... Sa haute silhouette
familière surgissait devant elle et ses yeux noirs
promenaient sur elle un regard qui la faisait fondre, la
submergeant d'un désir irrépressible...
Puis d'un dégoût insurmontable.
C'était ce dernier qu'elle devait garder en mémoire. Pas le
désir qui affolait son cœur et lui coupait le souffle... Non, il
fallait se souvenir uniquement du dégoût.
Mais le mieux serait encore de tout oublier. Il fallait qu'elle
s'immerge dans sa nouvelle vie, même si l'absence de son
père continuait à se faire cruellement sentir.
Leur ancienne maison était vendue depuis longtemps.
Carrie ne pouvait s'empêcher de le regretter, mais elle
avait
eu raison de s'y résoudre. Y rester sans son père n'aurait
servi qu'à entretenir son chagrin.
Par ailleurs, elle appréciait beaucoup son nouveau
logement : simple mais confortable, abordable et bien
situé.
Vivre à Marchester sans son père restait douloureux, mais
pour rien au monde elle n'aurait vécu ailleurs. Parce qu'elle
y exerçait désormais le métier dont il rêvait pour elle, et
auquel elle-même avait toujours aspiré.
Il était temps d'aborder l'avenir avec optimisme, sans
regarder en arrière, sans regrets pour ce qui n'avait été
qu'un mirage. Un mensonge auquel elle avait voulu croire à
tout prix et qui l'avait fait sombrer dans l'humiliation et la
honte.
Elle accéléra le pas en jetant un coup d'œil à l'horloge de la
tour qui se dressait à
l'extérieur du parc, de l'autre côté du boulevard. Ses
chaussures de toile étaient l'antithèse des luxueux
escarpins à talons aiguilles qui ornaient encore ses pieds
quelques semaines plus tôt. Sa robe de coton toute simple
n'avait rien de commun avec les tenues haute couture qui
remplissaient sa garde-robe. Ses cheveux étaient
étroitement nattés sur sa nuque, et on avait du mal à les
imaginer ruisselant en boucles sur des épaules dorées par
le soleil.
Aujourd'hui, elle privilégiait les vêtements et les chaussures
confortables, ainsi que les coiffures qui permettaient de
discipliner son épaisse chevelure. Et sur son visage
nettoyé à l'eau et au savon, une simple crème hydratante.
Quoi que ce soit d'autre aurait été superflu.
Que lui importait son apparence ? Elle n'y avait jamais
attaché beaucoup d'importance
; les gens qu'elle côtoyait ici n'y prêtaient pas attention. Et à
Londres, son physique ne lui avait valu que des ennuis.
Ainsi que les attentions d'un homme aux yeux noirs qui...
Non ! Pas question de penser à lui !
Elle franchit la grille du parc et s'immobilisa sur le trottoir.
En attendant que le feu passe au rouge, elle contempla
l'escalier qui menait à l'entrée de l'imposant bâtiment situé
de l'autre côté du carrefour. Encore un décor familier, dans
lequel s'était très souvent inscrite la silhouette de son père,
descendant les marches le front plissé, absorbé dans ses
pensées.
Une bouffée de chagrin assaillit Came. Jamais plus elle
n'apercevrait cette silhouette.
Elle n'existait plus que dans sa mémoire...
Avait-elle eu raison de revenir dans cette ville? Oui, bien
sûr, se dit-elle aussitôt.
C'était ce que son père aurait souhaité—ce qu'elle-même
avait toujours voulu. Il fallait apprendre à vivre avec ses
souvenirs et à les apprivoiser, voilà tout.
Soudain, la vision d'une autre silhouette s'imposa à elle.
Non ! Serrant les dents, elle s'efforça de faire le vide dans
son esprit. Non ! Certains souvenirs étaient indésirables.
Au lieu de chercher à les apprivoiser, il fallait les
combattre.
Mais comment oublier la façon dont Alexis la serrait dans
ses bras ? Dont il l'embrassait avec une passion mêlée de
tendresse ? Avec lui, elle se sentait comblée et heureuse.
Si heureuse...
Non ! Ce n'était qu'une illusion ! Cette tendresse n'avait
existé que dans son imagination, et son bonheur était
factice. Même si leur relation ne s'était pas terminée de
manière aussi tragique, il l'aurait renvoyée à Londres un
jour ou l'autre.
Les yeux de Carrie s'embuèrent et elle posa la main sur
son ventre. Le cœur serré, elle la retira aussitôt.
Non ! Non, non et non ! Il fallait à tout prix empêcher ses
pensées de prendre cette direction.
Le feu passa au rouge et elle traversa le boulevard d'un
pas décidé. Aller de l'avant. C'était la seule option.
Regarder vers l'avenir.
Alexis prit de la vitesse sur l'autoroute. Il avait les nerfs à
fleur de peau.
Comme il semblait loin, ce jour où il avait descendu la
montagne suisse avec une seule idée entête...
Reconquérir Carrie.
Un objectif très simple.
A un détail près. Carrie était introuvable. Comment diable
avait-elle pu se volatiliser?
Pas une seule seconde, cette éventualité ne l'avait effleuré.
En quittant sa mère, il avait appelé son bureau londonien
pour demander à son assistante de chercher l'adresse de
la chambre meublée de Carrie. La seule chose qu'il savait,
c'était qu'elle se trouvait à Paddington.
Un de ses chauffeurs y avait conduit Carrie le lendemain
de leur rencontre, et l'avait attendue devant son immeuble
pendant qu'elle récupérait son passeport avant de le
rejoindre à Heathrow. Il suffisait donc de questionner le
chauffeur en question.
A sa grande irritation, son assistante l'avait informé que ce
dernier était en congé et injoignable. Il lui avait alors
demandé d'appeler l'agence d'intérim qui avait trouvé
du travail à Carrie à la galerie. Mais elle n'avait pu obtenir
qu'un seul renseignement, encore plus frustrant : Carrie ne
faisait plus partie du personnel de l'agence.
Et lorsqu'il avait fini par localiser la chambre meublée, il
avait appris par des voisins que Carrie avait déménagé.
Au bout de deux semaines, il était revenu à la case départ.
Pour comble de malchance, il avait été obligé de se rendre
à Athènes pour présider un conseil d'administration auquel
son père n'avait pas daigné se rendre. Pour la première
fois de sa vie, il avait eu l'impression de perdre un temps
précieux en travaillant ! D'ailleurs, ses affaires ne
l'intéressaient plus ; il se moquait éperdument du groupe
Nicolaides.
Une seule chose comptait.
Retrouver Carrie.
Où diable était-elle passée ?
D'après ses enquêteurs, avec pour seuls indices son
prénom et son nom de famille—très répandu en Angleterre
— les recherches risquaient d'être laborieuses.
Il ne connaissait même pas sa date de naissance, avait-il
constaté, au comble de la frustration. Avait-elle d'autres
prénoms ? lui avait-on demandé. Pas à sa connaissance. Il
ne savait pas non plus d'où elle était originaire? Où elle
avait passé
son enfance ? Connaissait-il des gens qui pourraient être
en relation avec elle —parents, amis, anciens employeurs
? Non plus.
Il avait bien été obligé de se rendre à l'évidence. Il ne savait
pratiquement rien de Came et elle pouvait se trouver
n'importe où. Absolument n'importe où... Peut-être même
avait-elle quitté le pays... Comme chaque fois qu'il
envisageait cette possibilité, il sentit un grand froid l'envahir
et ses mains se crispèrent sur le volant.
Heureusement, une bribe de souvenir avait fini par lui
revenir. Une question qu'il avait posée à Came le premier
soir, au cours d'une conversation anodine dont le seul objet
était de la mettre à l'aise. L'esprit ailleurs, il n'avait pas
prêté attention à sa réponse.
Et tout à coup, celle-ci avait resurgi du fond de sa
mémoire. Ou du moins en partie. « Une petite ville dans les
Midlands. » C'était ce qu'elle avait dit lorsqu'il lui avait
demandé
d'où elle venait, surpris qu'elle n'aime pas Londres.
En fouillant fébrilement dans sa mémoire pour tenter de se
rappeler si elle avait prononcé le nom de cette ville, il avait
eu une illumination. Ce nom commençait par un
« M ». C'était tout ce dont il avait réussi à se souvenir, mais
c'était un début.
Par la suite, parmi les noms suggérés par ses enquêteurs,
seul celui de Marchester lui avait paru familier.
Pour la première fois depuis des semaines, il avait senti
son espoir renaître. Quelque chose lui avait soufflé qu'il
était sur la bonne voie. Même lorsqu'on l'avait informé qu'il
y avait un nombre très important de Richards dans
l'annuaire de Marchester, cela ne l'avait pas découragé.
Laissant son équipe approfondir les recherches, il avait
pris la route.
Impossible d'attendre. Il avait trop hâte de la retrouver.
Sans elle, sa vie n'avait aucun sens.
Il était prêt à tout pour la garder auprès de lui. Si elle
détestait les soirées mondaines, il s'en passerait. Si elle
n'aimait pas l'opéra, il n'y remettrait plus jamais les pieds.
Si elle en avait assez de voyager, il s'installerait quelque
part.
C'était très simple. Il vivrait là où elle voudrait, comme elle
le désirerait. Après tout, sa fortune lui permettait de vivre
sans travailler. Il pouvait très bien renoncer à la direction du
groupe Nicolaides. Il suffisait de demander à son père de
reprendre le poste ou bien de nommer un autre directeur
général. Peu importait.
Seule Carrie comptait.
Si elle voulait une dizaine d'enfants, il serait heureux de les
élever avec elle, songea-t-il avec un pincement au cœur.
Et quiconque se permettrait de la critiquer ou de lui
manquer de respect aurait affaire à lui.
Parce que Carrie était ce qu'il avait de plus précieux au
monde.
Il fallait qu'il la retrouve. Il le fallait absolument !
Assailli par une bouffée d'angoisse, il accéléra.
Le temps qu'il arrive à Marchester, ses enquêteurs lui
avaient déjà communiqué cinq adresses au nom de
Richards. Peut-être des parents de Carrie...
Alexis prit la direction du centre-ville. Il aurait pu attendre
d'avoir recueilli des informations plus précises : rien ne
prouvait que Carrie se trouvait à Marchester. Mais la
patience n'était pas son fort, et quelque chose lui disait
qu'elle était revenue chez elle. Elle se trouvait quelque part
dans cette ville. Il le sentait.
Cependant, c'était le milieu de la matinée et il y avait de
grandes chances pour qu'elle soit au travail. Jusqu'à
présent, ses enquêteurs n'avaient pas eu de succès
auprès des agences d'intérim de la région. Aucune Carrie
Richards n'y était inscrite. Mais peut-être n'avait-elle pas eu
besoin de passer par une agence. Il avait demandé à ses
enquêteurs d'élargir leur champ d'investigation à tous les
bars, restaurants et traiteurs de la ville.
Ils devaient également se renseigner auprès des
organismes de formation. Après tout, peut-
être avait-elle décidé de suivre son conseil. Masseuse,
esthéticienne, kinésithérapeute... ce seraient des métiers
idéals pour elle. Il aurait vraiment été dommage qu'elle
reste serveuse toute sa vie.
Il regarda autour de lui. Non, les établissements qui
dispensaient ce genre d'enseignement ne devaient pas se
trouver dans le centre. D'après ses renseignements, en
dehors des bâtiments municipaux de style victorien, dont
une imposante mairie, le centre de Marchester était en
grande partie occupé par les locaux de l'université, l'une
des premières construites à la fin du xix6 siècle au
Royaume-Uni. Ce n'était sûrement pas là qu'on pouvait
suivre les formations susceptibles d'intéresser Carrie.
Il arrivait dans le centre, constata-t-il. A sa gauche se
trouvait un parc entouré de grilles, et à sa droite un
bâtiment de stuc blanc doté d'un grand escalier et
surmonté d'une horloge.
Il s'arrêta au carrefour, derrière une autre voiture. Sur le
trottoir, des adolescents lancèrent des regards admiratifs à
sa voiture de sport, tandis qu'il pianotait sur le volant, les
yeux fixés sur le feu, toujours rouge.
Distraitement, il jeta un coup d'œil aux piétons en train de
traverser. Son cœur fit un bond dans sa poitrine.
Carrie se trouvait parmi eux.
Après avoir traversé le carrefour, Carrie gagna le parvis de
l'université, flanqué
d'emplacements de parking. Tout à coup, elle entendit un
grondement de moteur, et une voiture passa en trombe à
côté d'elle avant de piler sur l'emplacement réservé au «
Directeur du Département de Géologie ». Elle arqua les
sourcils avec perplexité. Ce luxueux bolide n'appartenait
certainement pas au vénérable professeur Carlyle...
Quelques secondes plus tard, son esprit se vida.
Alexis Nicolaides venait de descendre de la voiture et se
dirigeait vers elle à grands pas.
Clouée sur place, elle le fixait avec effarement.
Alexis...
Soudain, une force irrépressible la poussa à fuir. Elle
pivota sur ses talons et se mit à
courir. La librairie de l'université se trouvait à quelques
mètres. Si elle parvenait à s'y cacher, elle aurait peut-être
une chance de lui échapper ! Elle se précipita à l'intérieur
du magasin et fonça tout droit vers le fond.
Avant qu'elle ait pu parcourir deux mètres, une main
puissante lui saisit le bras et l'obligea à faire volte-face.
— Carrie ! Je t'ai cherchée partout ! Il faut que je te parle !
En état de choc, elle était incapable de réagir. Sans
résister, elle suivit Alexis jusqu'à une table de lecture
entourée de hauts rayonnages. Il la fit asseoir et s'installa
en face d'elle.
Elle continuait de le fixer avec stupeur.
Alexis... A Marchester.
Mais pourquoi ? Que faisait-il là ?
Les questions se bousculaient dans son esprit, mais ce
dernier semblait totalement bloqué. Comme enrayé par
une surcharge d'émotion. Quelle émotion ? Elle n'en avait
aucune idée. Une seule chose était certaine. Cette émotion
était si violente qu'elle la privait de tous ses moyens..
— Il faut que je te parle, insista-t-il d'un ton pressant.
La gorge sèche, elle dut faire un effort surhumain pour
répondre :
— Il n'y a rien à dire.
— Si, justement ! Le plus important reste à dire. C'est pour
ça que je t'ai cherchée partout. J'étais tellement accablé
par tes accusations que je t'ai laissée partir de Lefkali.
Quelle erreur ! Mais à ce moment-là, je n'avais pas encore
compris...
Il s'interrompit un instant et déclara :
— Je veux que tu reviennes.
— Tu es fou!
— Non. Je n'ai jamais été aussi lucide, au contraire.
— Et moi je te répète que tu es fou. Comment peux-tu
imaginer que je vais accepter de redevenir ta poule de luxe
? lança-t-elle avec amertume.
— Ne dis pas ça ! Je ne t'ai jamais considérée comme
ça, Carrie ! Je t'assure. Ce que je t'ai fait subir à Lefkali,
lors du dîner chez ma mère, est impardonnable. Je le sais
et j'implore malgré tout ton pardon. Je me suis servi de toi
de façon ignoble et je regrette amèrement de t'avoir fait
jouer un rôle qui n'a jamais été le tien. Mais je t'en supplie,
ne me juge pas seulement sur le comportement que j'ai eu
à Lefkali ! Souviens-toi New York, Chicago, San Francisco,
Atlanta, Milan... Pour moi tu as toujours été...
Alexis ferma les yeux, assailli par une foule de souvenirs
tous plus vivaces les uns que les autres. Jamais plus il ne
la laisserait partir ! se promit-il en rouvrant les yeux pour
plonger son regard dans le sien.
— Tu as toujours beaucoup compté pour moi, Carrie.
Malheureusement, je n'en ai pris conscience qu'après ton
départ. Jamais une femme n'a autant compté dans ma
vie.
Il prit une profonde inspiration.
— Je veux t'épouser.
Après un long silence, elle répliqua d'une voix à peine
audible :
— Tu m'as déjà demandée en mariage. Par devoir. Mais
heureusement pour toi, le destin t'a épargné ce sacrifice.
Pas de bébé, donc pas de mariage... Sauvé in extremis !
Alexis pâlit.
— Carrie... non ! Pas un seul instant, je n'ai souhaité
que tu perdes le bébé. Pas un seul instant je ne me suis
réjoui. Tu peux me condamner pour tout le reste. Je le
mérite. Mais pas pour ça. L'idée que tu as subi une
épreuve aussi douloureuse me rend malade. Et savoir que
tu aurais préféré confier ton enfant à des étrangers plutôt
que l'élever avec moi, me remplit d'une honte
insurmontable. Depuis ton départ, ma vie n'a plus de sens.
Je ne sais pas comment j'ai pu être aveugle au point de ne
pas comprendre plus tôt que tu es ce que j'ai de plus
précieux au monde. Je ne peux pas vivre sans toi, Carrie.
Et si mon style de vie ne te convient pas, j'en changerai. Je
quitterai la direction du groupe Nicolaides. Tout ce qui
compte pour moi, c'est de vivre avec toi. Où tu veux,
comme tu veux. Si tu n'aimes pas les grandes réceptions ni
l'opéra, nous les oublierons.
Nous pouvons très bien vivre cachés, toi et moi, sur un
bateau ou ailleurs.
Une lueur étrange s'alluma dans les yeux de Carrie.
— Pour me soustraire aux regards méprisants ?
— Non ! Pas du tout ! Comment peux-tu dire ça? Je
veux que tu sois heureuse ! C'est tout ce qui compte pour
moi. Je ne veux pas t'imposer un milieu où tu ne te sens
pas à l'aise.
— A cause de ma stupidité ?
— Mais non, voyons ! Et de toute façon, l'intelligence n'est
pas forcément une qualité. Certains esprits supérieurs
n'ont provoqué que destruction et souffrance sur cette terre.
Alors que toi, tu possèdes des qualités essentielles...
Celles qui ne peuvent engendrer que paix et bonheur. La
générosité, la sincérité, la bonté. Devenir ton mari serait à
la fois une chance inouïe et un grand honneur.
— Tu es sincère ?
— Bien sûr !
Elle leva sur lui un regard perplexe.
— Je suis si éloignée du milieu que tu fréquentes,
Alexis. Tu t'ennuierais très vite avec moi. De quoi parle
rions-nous ?
— De quoi parlions-nous lorsque nous étions ensemble ?
Avais-tu l'impression que je m'ennuyais avec toi?
Il lui prit la main.
— Carrie, je ne me suis jamais senti aussi bien qu'avec toi,
même si j'étais trop stupide pour prendre conscience de
ce qui m'arrivait. Auprès de toi, j'ai trouvé une sérénité et
un bonheur que tu es la seule à pouvoir m'apporter. Quelle
importance si tu n'appartiens pas au même milieu que moi
?
Quelle importance si tu n'as pas fait d'études ? Tout ce que
je veux c'est que tu deviennes ma femme.
— Généreuse mais stupide ?
Alexis jura en grec.
— Pas très intelligente, si tu préfères, poursuivit-elle d'un
ton posé. Gentille mais pas très maligne. C'est ce que tu
penses de moi, n'est-ce pas ? Même si tu n'y attaches pas
d'importance, tu ne me considères pas comme ton égale
sur le plan intellectuel. Tu penses vraiment que les qualités
que tu m'attribues suffiront à te combler malgré toutes les
différences qui nous séparent ? Tu trouves que ce sont des
raisons suffisantes de m'épouser?
— Non. Si je veux t'épouser, c'est pour une autre raison,
répliqua Alexis d'une voix rauque. Je t'aime. Et quand on
aime quelqu'un, on se moque de tout le reste. L'amour
efface les différences. Après tout...
Il plongea son regard dans celui de Carrie.
— Ne ressens-tu pas la même chose que moi ?
Elle sentit son estomac se nouer.
Fébrilement, elle évoqua tous les mauvais souvenirs,
toutes les raisons qu'elle avait d'en vouloir à Alexis, de s'en
vouloir à elle-même, de le haïr, d'avoir honte. Il ne fallait à
aucun prix oublier ce qui s'était passé. A aucun prix !
— Dis-moi que ce n'est pas vrai, insista-t-il. Dis-moi que tu
ne m'aimes pas ! Dis-le-moi !
Elle scruta son visage.
— Le crois-tu vraiment, Alexis ? Crois-tu vraiment que
l'amour efface les différences ?
Il n'eut pas l'ombre d'une hésitation.
— Oui, je le crois sincèrement.
Il voulut lui prendre la main, mais au même instant, une
vendeuse passa à côté de leur table. Elle lui jeta un coup
d'œil appréciateur, puis son regard se posa sur Carrie.
— Oh, bonjour Dr Richards ! lança-t-elle d'un ton jovial.
Je ne vous ai pas vue entrer. Vous êtes venue chercher les
livres que vous avez commandés ?
13.
Carrie répondit à la vendeuse et celle-ci s'éloigna.
— Comment t'a-t-elle appelée ?
Alexis la fixait d'un air stupéfait.
— Dr Richards. J'ai eu mon doctorat à la dernière
session d'examens... quelques jours avant la mort de mon
père. Il était directeur de recherche dans cette université, et
je viens d'obtenir un poste de chercheur dans son ancien
département, précisa-t-elle d'un ton neutre.
Le regard abasourdi d'Alexis resta fixé sur Carrie un long
moment. Puis il se posa sur son sac, qu'elle avait laissé
tomber sur la table et dont certains livres dépassaient. Il en
prit un.
— Inhibiteurs de tyrosine kinase etnéoplasie humaine...,
lut-il à haute voix.
— C'est de la biochimie, expliqua-t-elle, toujours sur le
même ton. Mon domaine de recherche est l'expression
oncogène. Il s'agit d'étudier comment les gènes impliqués
dans le développement d'une tumeur sont activés, ce qui
déclenche un cancer, et comment ils peuvent être
désactivés en vue de la guérison. C'était également le
domaine de recherche de mon père. Il a travaillé jusqu'à la
fin.
Carrie baissa les yeux. Ce souvenir était encore si
douloureux... Son père avait tenu à survivre le plus
longtemps possible pour poursuivre ses recherches.
— « Plus on avance plus on accroît l'efficacité des trai
tements », répétait-il en ignorant la douleur qui le tenaillait,
provoquée par le même genre de tumeur que celles qu'il
s'efforçait de comprendre et de vaincre.
— Mais... pourquoi t'es-tu fait passer pour une
serveuse?
Le ton accusateur d'Alexis chassa le fantôme de son père.
— Ce n'était pas une comédie, répliqua-t-elle. J'avais
besoin d'argent. Mon père a réussi à retarder de dix-huit
mois l'issue fatale pronostiquée par les médecins, grâce à
un traitement expérimental. Celui-ci était très coûteux et
non remboursé, si bien que nous avons dû hypothéquer la
maison. Après sa mort, le peu d'argent qui n'a pas été
prélevé par les impôts a servi à rembourser l'hypothèque.
J'ai donc été obligée de travailler en attendant d'intégrer
l'université. Par ailleurs, mon père, qui était passionné
par son travail, m'a laissé tous ses documents afin que je
puisse rédiger un compte rendu de ses recherches. Je l'ai
fait avec l'aide d'un de ses collaborateurs, qui est en poste
à l'université de Londres. J'y passais mes journées, tout en
travaillant comme serveuse le soir. Quand... je t'ai
rencontré, je venais de terminer la rédaction du compte
rendu, mais j'avais décidé de rester à Londres jusqu'à la
rentrée universitaire pour gagner un peu d'argent avant de
prendre mon poste.
Elle prit une profonde inspiration.
— Peu de temps après mon retour de Lefkali, j'ai reçu une
lettre de mon directeur de recherches, qui m'informait que
des fonds exceptionnels avaient été débloqués et que je
pouvais commencer à travailler plus tôt que prévu. J'ai
aussitôt quitté Londres pour revenir ici.
Alexis crispa la mâchoire.
— Je suppose que ça t'a beaucoup amusée de te payer
ma tête?
— Je te répète que je n'ai jamais joué la comédie. J'ai
passé toute ma vie dans le milieu universitaire. Ma mère
était physiologiste, mon père biochimiste. C'est le seul
univers que je connaisse. Dans tous les autres domaines,
je suis inculte. Je ne connais rien à l'art, ni à la littérature, ni
à l'opéra, et encore moins à la politique. Je peux diffi
cilement briller en société en me lançant dans un cours de
biochimie ! J'ai donc pris l'habitude de rester discrète.
Par ailleurs, je me suis rapidement rendu compte que les
hommes qui aiment les jolies blondes n'apprécient pas de
découvrir qu'elles ont un doctorat.
— Alors, tu le leur caches? demanda Alexis d'un ton
glacial.
— Que devrais-je faire, à ton avis ? Claironner que j'ai un
doctorat en biochimie dès que j'arrive quelque part?
Alexis la foudroya du regard.
— lu aurais pu me le dire !
Elle haussa les épaules.
— A quoi bon? Ça ne me semblait pas important.
Il plongea son regard dans le sien et Carrie déglutit
péniblement. Pourquoi ses yeux avaient-ils toujours autant
de pouvoir sur elle ? se demanda-t-elle avec désespoir.
— Dis-moi une chose, Carrie. Si je n'avais pas eu les
moyens de t'emmener ailleurs qu'au bord de la Manche,
serais-tu venue avec moi ?
Elle resta silencieuse.
— Carrie?
— Oui, murmura-t-elle d'une voix à peine audible.
— Si j'avais été serveur et sans voiture, aurais-tu accepté
de dîner avec moi, le premier soir?
— Oui.
Il referma une main sur sa nuque.
— Et si je fais ça...
n effleura ses lèvres des siennes, faisant courir un long
frisson dans son dos.
— ... accepteras-tu de partager ta vie avec moi?
Accepteras-tu de m'épouser, Dr Carrie Richards ?
Submergée par une émotion indicible, Carrie ferma les
yeux tandis que la bouche d'Alexis s'emparait de la sienne.
Une petite toux embarrassée se fit entendre.
Aussitôt, ils se séparèrent.
Deux gros ouvrages furent déposés sur la table.
— Vos livres, Dr Richards, déclara la vendeuse avec
un sourire complice.
— Oh... merci, répondit Carrie, les joues en feu.
— Je les mets sur votre compte ?
— Oui...
La vendeuse s'éloigna et Alexis prit la main de Carrie.
— Alors, acceptes-tu de m'épouser? Je t'aime et je
pense que tu m'aimes. J'espère de tout mon cœur que tu
m'aimes... Et si tu ne m'aimes pas encore, je m'efforcerai
de te convaincre. Je t'ai dit que j'étais prêt à tout laisser
tomber pour vivre avec toi. Eh bien, je suis certain qu'il y a
des endroits superbes dans la région, pas trop éloignés de
l'université, où nous pourrions être très heureux.
Il s'interrompit un instant avant de reprendre d'une voix
rauque :
— Et un jour, au moment qui te conviendra, j'espère que
nous aurons une deuxième chance de devenir parents.
Le regard de Carrie se voila.
— Le médecin m'a dit que la fausse couche a probable
ment été provoquée par une malformation de l'embryon.
Malgré tout, je ne peux pas m'empêcher de penser...
Elle s'interrompit, les yeux brouillés de larmes. Il posa la
main sur sa joue.
— Quand le moment sera venu, tu seras une mère
fantastique. Cela, je l'avais déjà compris à Lefkali. J'ai
toujours su qu'avec toi, un enfant ne manquerait jamais
d'amour.
— Ce n'était pas l'avis de ta mère, commenta Carrie
avec amertume. Quand je pense qu'elle a voulu me payer
pour que j'avorte!
— Elle n'aurait jamais dû, bien sûr, reconnut sombre-
ment Alexis. Mais ce n'était pas une proposition sérieuse.
Pas un instant elle n'a eu l'intention d'aller jusqu'au bout.
Je suis allé la voir en Suisse pour lui dire ce que je pensais
de sa conduite. Elle m'a confie qu'elle voulait te mettre à
l'épreuve. Tout ce qu'elle connaissait de toi, c'était l'image
fausse que j'avais voulu lui donner... Elle craignait que tu
aies cherché délibérément à me piéger et elle pensait que
sa proposition était le meilleur moyen de savoir si tu étais
intéressée ou pas.
Il soupira.
— Carrie, si tu ne peux pas lui pardonner, je le compren
drai, mais sache qu'elle m'a encouragé à partir à ta
recherche, lorsque je lui ai dit que sans toi ma vie n'avait
pas de sens.
Elle m'a même demandé de te donner sa bénédiction et
de te faire part de sa gratitude éternelle.
Carrie ouvrit de grands yeux.
— Mais... je croyais qu'elle voulait absolument que tu
épouses une héritière !
Alexis eut une moue contrite.
— C'était surtout pour protéger ma future épouse,
apparemment. Elle ne voulait pas que celle-ci connaisse le
même sort qu'elle et les femmes qui lui ont succédé
auprès de mon père.
Il fronça les sourcils.
— L'histoire de notre famille est marquée par la rancœur.
Mais ne t'inquiète pas, je n'ai pas l'intention de perpétuer la
tradition. Pour la bonne raison que mon épouse ne sera
pas une nouvelle kyria Nicolaides...
Avec un sourire malicieux, il porta la main de Carrie à ses
lèvres.
— ... mais Dr Nicolaides.
Il se leva, la hissa sur ses pieds et prit son sac.
— Dr Nicolaides, répéta-t-il d'un ton joyeux en l'entraî
nant vers la sortie. Le premier docteur de la famille ! Tu
n'imagines pas avec quelle arrogance je vais te présenter
aux gens. Dr Nicolaides ! Quelle tête ils vont tous faire en
découvrant que mon épouse est non seulement la femme
la plus belle du monde mais qu'en plus elle est docteur ! Ils
me diront : « Alexis, tu as vraiment une chance insolente ! »
Et je leur répondrai...
— Tu sais, je crois que je préférais l'époque où tu me
prenais pour une bimbo. Finalement, ça présentait certains
avantages !
— Que dites-vous, chère future Dr Nicolaides ?
demanda-t-il avec une déférence exagérée.
— Si tu m'appelles docteur encore une fois, je te frappe
avec ce bouquin sur les protéines de choc thermique et
leur rôle dans l'immunothérapie ! s'exclama Carrie. Et ne
t'imagine pas que je n'en suis pas capable ! J'ai frappé ton
frère quand...
Alexis rit.
— Bravo ! Il le méritait. Comme il méritait le coup de poing
que je lui ai donné pour avoir parlé de toi de façon
insultante.
Le cœur de Carrie fit un bond dans sa poitrine.
— Tu as fait ça?
— Oui. En revanche, lorsqu'il a tenu des propos simi
laires sur Âdrianna et Marissa, je n'ai pas cillé. D'après lui,
c'était une petite démonstration de son cru pour m'ouvrir
les yeux.
Alexis s'interrompit. Un appariteur tournait voiture. Derrière
celle-ci, au volant d'une Morris Traveîler, un homme d'un
certain âge faisait de grands gestes, manifestement
furieux.
— Oh, oh...
Ils pressèrent le pas.
— Professeur Carlyle, je suis vraiment désolée, déclara
Carrie à l'adresse du directeur du département de
géologie.
C'est ma faute si cette voiture est garée sur votre empla
cement.
Le regard myope de l'homme se tourna vers elle.
— Qui êtes-vous?
— La fille de Jonathan Richards.
Le professeur Carlyle ouvrit de grands yeux.
— Oh, c'est vous ! Eh bien, d'accord, mais...
— Professeur, ne vous inquiétez pas, je libère immé
diatement votre place, le coupa Alexis d'un ton affable. Et
je vous prie d'accepter mes plus humbles excuses.
— Se garer sur un emplacement réservé est passible
d'une amende, intervint l'appariteur. Nous sommes obligés
d'appliquer le règlement, sinon les étudiants se garent
n'importe où.
— Bien sûr, acquiesça Alexis. Prenez-vous les
chèques?
Il sortit de sa poche intérieure un chéquier et un stylo. Il
remplit un chèque et le tendit au professeur Carlyle.
— Tenez, je suis certain que votre département a besoin
de nouveaux équipements.
Il se montrait d'une générosité extravagante, mais quelle
importance ? En cet instant, le monde entier avait pour lui
les couleurs de l'arc-en-ciel !
Le professeur lut le montant du chèque et ses yeux
s'écarquillèrent. Il regarda ensuite la luxueuse voiture
de sport, puis Alexis, puis Carrie, que ce dernier tenait
toujours par le bras.
— Apparemment, votre ami est scandaleusement riche,
mademoiselle Richards. Allez-vous l'épouser?
— Oui, répondit Alexis à la place de Carrie.
— Parfait, approuva le professeur. Un époux fortuné est
toujours utile quand on fait carrière dans la recherche !
Mais je suppose que c'est surtout le département de
biochimie qui profitera de l'aubaine. Alors pour ma part, je
vais encaisser ce chèque sans attendre.
Le professeur glissa le chèque dans la poche de sa veste
de tweed élimée.
— Eh bien, jeune homme, ne restez pas planté là,
ajouta-t-il. Enlevez cet engin monstrueux de ma place de
parking. Et même si vous avez une fortune à dépenser en
subventions pour les départements d'université en manque
de fonds, évitez de vous y garer à l'avenir !
— Bien sûr, professeur.
Alexis fit quelques pas vers sa voiture, s'immobilisa et se
retourna vers le professeur.
— Pouvez-vous me donner un conseil, s'il vous plaît?
Il se trouve que je vais épouser une femme supérieurement
intelligente et je voudrais l'impressionner en lui montrant
que je connais la formule chimique de l'énorme diamant qui
ornera sa bague de fiançailles.
— Quoi ? Etes-vous vraiment ignorant à ce point, jeune
homme ? C pour carbone, bien sûr ! Ce n'est pas ça qui va
l'impressionner !
— Non, en effet, reconnut Alexis avec une mine contrite.
Il va falloir que je trouve autre chose.
— Dites-lui que vous l'aimez, conseilla le professeur
d'un ton pince-sans-rire. A mon époque, c'était assez
efficace...
Alexis eut un large sourire.
— Excellent conseil. Merci, professeur.
Il ouvrit la portière passager, attendit que Carrie soit
installée, puis il prit place derrière le volant. Se penchant
vers Carrie, il referma la main sur sa nuque et l'attira vers
lui.
— Je t'aime, Dr Carrie Richards... bientôt Nicolaides,
murmura-t-il d'une voix douce. De tout mon cœur et de
toute mon âme. Et même...
Il eut un sourire malicieux.
— ... de tout mon pauvre petit cerveau inférieur.
— Idiot!
Carrie ajouta d'une voix étranglée :
— Je t'aime aussi.
— Parfait. Ça prouve que tu es vraiment très intelligente,
commenta-t-il avec le plus grand sérieux.
Puis il l'embrassa.
Derrière eux, le professeur de géologie donna de grands
coups de klaxon.
Mais à l'intérieur de la voiture, Carrie n'entendait que des
violons.
Epilogue
Vêtue d'un peignoir de soie, Carrie s'accouda à la
balustrade de la galerie surplombant le salon. Dans la
cheminée de pierre, les dernières braises rougeoyaient
dans la pénombre, accrochant des reflets aux décorations
du sapin de Noël.
Un bruit de pas lui fit tourner la tête. Encore en smoking,
mais le col ouvert et le nœud papillon défait, Alexis la
rejoignait à grands pas. Comme chaque fois qu'elle posait
les yeux sur lui, elle sentit son cœur s'affoler dans sa
poitrine.
L'enveloppant d'un regard plein de tendresse, il la prit par
la taille et déposa un baiser sur ses lèvres.
— Enfin l'heure d'aller se coucher !
Il indiqua le salon d'un signe de tête.
— Ça s'est bien passé, non ?
— Oui, je trouve.
Carrie eut un sourire malicieux.
— Et je dois dire que tu as tout d'un authentique lord,
lorsque tu reçois dans ta demeure seigneuriale !
— Tu es heureuse, ici ?
La note d'incertitude dans la voix d'Alexis émut Carrie.
— Bien sûr ! J'adore cette maison ! Et ce premier Noël
était très réussi. Je suis très touchée que tu aies insisté
pour inviter tout le département de biochimie...
— Ce sont tes collègues. Comment aurais-je pu ne pas
les inviter?
Alexis eut une moue faussement dépitée.
— Même si pendant toute la soirée, je n'ai absolument rien
compris de ce qu'ils racontaient...
Il déposa un nouveau baiser sur les lèvres de Carrie.
— Mon amour... Je suis le plus heureux des hommes
depuis que je vis avec toi.
Il la serra contre lui à l'étouffer. Comment avait-elle pu
s'imaginer qu'elle serait capable de vivre sans lui? se
demanda Carrie, bouleversée.
Après lui avoir fait vivre un conte de fées, Alexis
appartenait à présent à la réalité de sa vie. Il s'était coulé
avec aisance dans son univers austère comme s'il y avait
toujours vécu.
Fidèle à sa promesse, il avait renoncé sans la moindre
hésitation au luxe et aux voyages pour rester avec elle.
Soudain, une pointe de tristesse se mêla à son bonheur.
— J'aurais tant aimé que mon père te connaisse,
murmura-t-elle avec nostalgie. Mais je suis très heureuse
que ta mère fasse à présent partie de ma vie et qu'elle
m'ait accueillie chaleureusement dans la sienne.
. — Ne te l'avais-je pas dit?
Une lueur familière s'alluma dans les yeux noirs d'Alexis.
— Et ne t'ai-je pas dit également qu'il était l'heure d'aller se
coucher?
Soulevant Carrie de terre, il la porta jusqu'à leur chambre.
— Mais surtout, t'ai-je déjà dit que je t'aimais de tout mon
cœur? murmura-t-il en la déposant sur le lit.
Elle noua les mains sur sa nuque, le visage rayonnant de
bonheur.
— Environ un milliard de fois. Mais surtout, continue de me
le répéter.
— Tous les jours, promit-il d'une voix rauque.
Il l'embrassa fougueusement.
— Et toutes les nuits.

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