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Alexis Nicolaides promena autour de lui un regard excédé.
Pourquoi était-il venu ici ? Il n'aurait jamais dû écouter
Marissa. Son séjour à Londres ne durerait pas plus de
vingt-quatre heures et il avait pensé retrouver la jeune
femme dans sa suite, une fois sa réunion à la City
terminée. Et après avoir échangé les banalités de rigueur,
ils seraient, entrés dans le vif du sujet. Autrement dit, ils
auraient couché ensemble. C'était tout ce qu'il attendait
d'elle.
Pourquoi avait-il accepté de l'accompagner à ce
vernissage ? La galerie était bondée et il mourait déjà
d'ennui au milieu de tous ces snobinards qui ne cessaient
de jacasser.
Marissa en tête... Elle était en train de pérorer sur la cote
de l'artiste qui exposait, ravie d'étaler sa connaissance du
marché de l'art. Quelle plaie !
Plus les minutes passaient, plus elle l'agaçait. A tel point
qu'il commençait même à la trouver laide...
Au milieu de la foule, Alexis soupira. Pas de doute, il n'en
pouvait plus. Le moment était venu de rompre avec elle. De
toute évidence, Marissa estimait qu'après trois mois de
liaison, elle pouvait commencer à avoir des exigences.
Insister pour qu'il la retrouve à un vernissage, par
exemple... Elle s'imaginait sans doute qu'une séparation
de quinze jours avait aiguisé son désir pour elle au point de
le rendre plus malléable.
Il crispa la mâchoire.
Erreur. Il n'était pas du genre à céder aux caprices des
femmes. C'étaient elles qui se pliaient à sa volonté...
Sinon, elles pouvaient lui dire adieu. Même lorsqu'elles
étaient très séduisantes et sûres d'elles.
L'assurance de Marissa Harcourt frisait la présomption.
D'une élégance irréprochable et d'une beauté à couper le
souffle, elle était bardée de diplômes et exerçait la
profession prestigieuse de critique d'art. Elle n'était pas
seulement consciente de ses atouts : elle en tirait une
immense fierté. Et manifestement, elle estimait qu'ils
étaient propres à
combler un homme comme lui.
S'imaginait-elle qu'ils l'inciteraient à officialiser leur
relation?
C'était l'erreur qu'avait commise sa précédente maîtresse.
Adrianna Garsoni —une soprano à la beauté exotique —
menait une brillante carrière de diva à La Scala.
Apparemment, elle avait cru que cela suffirait à le
convaincre de l'épouser. Grave erreur.
Dès l'instant où elle avait abordé le sujet du mariage, il
s'était débarrassé d'elle. Sans aucun état d'âme.
Aujourd'hui, le tour de Marissa était venu. Il allait être obligé
de s'en séparer.
Contrariant, mais inévitable. Pas question de s'encombrer
d'une femme exigeante. Sa vie professionnelle était
suffisamment prenante. Son père, qui préparait son
cinquième mariage, n'avait pas la tête à diriger une
multinationale. Quant à son demi-frère, Yannis, fils de la
seconde épouse de son père, il préférait de loin s'adonner
à ses deux passions : les sports extrêmes et les femmes.
Il devait donc assumer seul la direction du groupe
Nîcolaides. Ce qui n'était d'ailleurs pas pour lui déplaire.
Bien au contraire. Il n'avait pas besoin de son père. Et
encore moins de son frère !
Sur ce dernier point, Alexis était entièrement d'accord avec
sa mère. Berenice Nicoiaides n'avait qu'une hantise : que
le fils de celle qui lui avait pris son mari mette la main sur
ce qu'elle considérait comme l'héritage exclusif de son
propre fils, c'est-à-dire le contrôle du groupe Nicoiaides.
Pour sa part, si Alexis préférait tenir son demi-frère à
l'écart, c'était pour une autre raison. Il le considérait comme
un incapable beaucoup trop superficiel pour participer à la
gestion d'une entreprise aussi importante.
Sur un autre point en revanche, il ne partageait pas du tout
le point de vue de sa mère.
Celle-ci avait décidé qu'il devait à tout prix épouser une
héritière — de préférence grecque — afin d'accroître sa
fortune et consolider son droit d'aînesse en donnant
naissance à un héritier.
La mâchoire d'Alexis se crispa. Malheureusement, sa
mère ne se contentait pas de manifester ce souhait —
cette obsession ! — par des paroles. Elle profitait de la
moindre occasion pour jouer les entremetteuses et lui
présenter une nouvelle épouse potentielle.
Il n'y avait rien de plus exaspérant !
A part peut-être le ton prétentieux de Marissa... Quand elle
était lancée sur son sujet favori, il n'y avait aucun espoir de
l'arrêter. Et s'il mettait fin à leur relation sur-le-champ ?
Oui, c'était très tentant. Sauf qu'il n'avait aucune envie de
passer la nuit seul...
De plus en plus irrité, Alexis adressa un geste impérieux à
une serveuse qui circulait au milieu de la foule. En prenant
une coupe de Champagne sur son plateau, il se surprit à lui
jeter un coup d'œil.
Longs cheveux blonds noués sur la nuque, visage ovale
aux traits parfaits, peau translucide, petit nez court et
pommettes saillantes. De grands yeux gris-bleu aux longs
cils noirs complétaient le tableau. Un tableau enchanteur...
Une fille aussi splendide méritait mieux qu'un emploi de
serveuse, se dit-il machinalement.
Il murmura un « merci » et leurs regards se croisèrent.
Comme dans un film au ralenti, il vit les yeux gris-bleu
s'agrandir, leurs pupilles se dilater, et les lèvres pulpeuses
s'entrouvrir imperceptiblement. Pendant un instant, la jeune
femme resta figée. Comme ensorcelée.
Alexis se sentit soudain de bien meilleure humeur. Oui,
cette serveuse était vraiment très, très jolie...
— Il n'y a pas d'eau minérale !
Le ton cassant de Marissa rompit le charme.
— Je... je suis désolée, bredouilla la jeune femme,
tandis que le plateau chargé de boissons frémissait entre
ses mains.
— Eh bien, ne restez pas plantée là ! Allez en cher
cher!
— Oui... tout de suite.
Alors que la serveuse faisait demi-tour, quelqu'un recula
brusquement et la bouscula.
Alexis leva les mains pour stabiliser le plateau. Trop tard.
Un verre de jus d'orange se renversa et se fracassa contre
le sol après avoir répandu son contenu sur la robe de
Marissa.
— Espèce d'idiote ! hurla cette dernière. Regardez ce
que vous avez fait !
— Je... je suis désolée, bredouilla la jeune femme,
écarlate.
Au même instant, la foule s'écarta sur le passage d'un petit
homme brun qui arrivait à
grands pas, l'air important.
— Que se passe-t-il ?
— Ça ne se voit pas? s'écria Marissa d'une voix suraiguë.
A cause de cette petite crétine, ma robe est fichue !
L'homme se lança dans une litanie d'excuses qu'Alexis
interrompit d'un ton désinvolte.
— Ce n'est pas si grave, Marissa. Si tu mets de l'eau sur
les taches, je suis sûr qu'elles disparaîtront.
Cette intervention fut loin de calmer Marissa.
— Espèce d'idiote ! répéta-t-elle en dardant sur la
serveuse un regard haineux.
Alexis lui saisit le poignet.
— Va te nettoyer, intima-t-il sèchement.
Marissa releva le menton d'un air outragé et s'éloigna d'une
démarche altière. Pendant ce temps, le petit homme avait
appelé deux autres serveurs, qui s'étaient précipités avec
des chiffons, une brosse et une pelle pour nettoyer le
parquet ciré.
Quant à la jeune femme, tête basse, elle partait vers le fond
de la galerie à pas précipités, constata Alexis.
Le petit homme renouvela ses excuses d'un ton
obséquieux.
— C'était un accident, coupa Alexis avec impatience
avant de se diriger vers l'hôtesse d'accueil.
L'occasion était trop belle. Il ne pouvait pas la manquer !
— S'il vous plaît, dites à Mlle Harcourt que M. Nicolaides a
été obligé de partir, déclara-t-il.
Puis il quitta la galerie et sortit son portable pour appeler
son chauffeur. Il enverrait un chèque à Marissa pour qu'elle
s'achète une robe neuve et un bijou à porter avec. Ce
serait parfait comme cadeau d'adieu.
Et tant pis si cela se traduisait pour lui par une nuit
d'abstinence. Jamais il n'aurait eu la patience de la
supporter toute la soirée. Quel comportement odieux elle
avait eu avec cette serveuse ! Ce n'était qu'un accident,
bon sang. Et de toute façon, un tel mépris était injustifiable.
L'image de la serveuse s'imposa à l'esprit d'Alexis. Quelle
beauté ! Et il fallait reconnaître que l'uniforme ajoutait à son
charme. Avec sa jupe noire moulante, son petit tablier
blanc et son corsage blanc ajusté, elle était extrêmement
sexy...
A son grand dam, une pointe de désir le transperça.
Allons bon... Ce n'était vraiment pas le moment !
Au même instant, sa voiture arriva. Il allait profiter de cette
soirée de solitude pour travailler, décida-t-il en montant à
l'arrière. Demain matin, il prenait l'avion pour New York, et
là-bas il n'aurait aucun mal à choisir parmi ses
connaissances une remplaçante pour Marissa.
Tandis que son chauffeur redémarrait dans Bond Street, il
s'installa confortablement sur la banquette de cuir. Un léger
remords l'assaillit. Rompre par procuration et filer à
l'anglaise n'était vraiment pas élégant. Mais quelle
importance, après tout? Marissa ne l'avait pas volé. Et de
toute façon, ce qu'elle aimait chez lui, c'était surtout sa
fortune et le prestige attaché à son nom. Elle n'aurait aucun
mal à s'en remettre.
Soudain, une silhouette attira son attention. Tête rentrée
dans les épaules, une main enfoncée dans la poche de son
imperméable, l'autre crispée sur la bandoulière de son sac,
la serveuse marchait sur le trottoir.
— Arrêtez-vous, intima-t-il au chauffeur sans réfléchir.
2.
Carrie avançait comme un automate. Il fallait mettre un pied
devant l'autre en essayant de faire le vide dans son esprit,
se répétait-elle. C'était sa seule chance de ne pas sombrer
dans le désespoir. De ne pas penser qu'elle venait de se
faire renvoyer. Une fois de plus... Etait-elle donc
condamnée à perdre ses emplois les uns après les autres
?
Mais c'était sa faute et elle ne pouvait en vouloir à
personne.
Si seulement elle ne s'était pas laissé distraire par cet
homme ! Si seulement elle avait fait un peu plus attention à
ce qui se passait autour d'elle ! Mais non, il avait fallu
qu'elle reste là, à le dévorer des yeux comme une idiote...
Elle n'avait pas pu s'en empêcher. Il était si... sublime. Oui,
c'était vraiment le mot. Elle n'avait jamais vu un homme
aussi séduisant. Aussi grand, aussi brun, aussi beau ! Elle
n'avait pas eu le temps de s'arrêter aux détails, mais oui,
l'ensemble était tout simplement sublime.
Et lorsqu'elle avait croisé son regard...
A ce souvenir, elle fut parcourue d'un long frisson. La lueur
qui brillait dans ces splendides yeux noirs lui avait coupé le
souffle.
Puis l'intervention de cette femme, apparemment sa
compagne, l'avait ramenée à la réalité. Et ensuite... le
désastre.
Lorsqu'il l'avait rejointe à l'arrière de la galerie, M. Bartlett
l'avait traitée d'incapable et l'avait renvoyée dans la foulée.
Elle avait beaucoup de chance qu'on ne lui demande pas
de rembourser la robe de la cliente, qui devait coûter une
fortune, avait-il précisé.
Cependant, il ne lui avait pas versé son salaire, celui-ci
devant servir à payer le nettoyage de la robe en question.
L'agence d'intérim allait-elle accepter de lui proposer une
nouvelle place ? Elle n'était à Londres que depuis trois
mois. Après la mort de son père, elle avait préféré
partir de chez elle pour fuir le souvenir douloureux des
derniers jours de sa maladie et pour échapper à la
sollicitude générale. Celle-ci rendait son deuil encore plus
pénible. Plusieurs personnes lui avaient même proposé
leur soutien financier mais elle avait refusé, bien sûr.
Comment accepter? Sa fierté le lui interdisait L'anonymat
dans lequel elle vivait ici était un immense soulagement.
Malgré tout, Londres se révélait une ville peu accueillante
lorsqu'on avait des ressources limitées. Elle parvenait tout
juste à survivre. Mais peu importait. Il suffisait de tenir
jusqu'à la fin de l'été. Ensuite elle pourrait rentrer à
Marchester et reprendre sa vie en espérant que l'absence
de son père deviendrait supportable.
A Londres, les emplois de serveuse ne manquaient pas, et
le rythme de vie trépidant ne lui laissait pas le temps de se
lamenter sur son sort. Cependant, la vie était si chère
qu'elle n'avait pas les moyens de se payer autre chose que
le strict nécessaire.
Travailler à Londres présentait un autre inconvénient. Le
harcèlement permanent auquel elle était soumise. C'était
ce qui lui avait coûté sa première place, quand un client du
bar à tapas dans lequel elle travaillait avait glissé la main
sous sa jupe. Outrée, elle l'avait repoussé d'un geste vif en
lui disant ce qu'elle pensait de lui. L'homme s'était plaint à
son
patron, qui l'avait renvoyée aussitôt. L'employée de
l'agence d'intérim n'avait pas manifesté la moindre
compassion.
— Avec votre physique vous devriez avoir l'habitude, avait-
elle commenté d'un air dédaigneux. Et vous devriez savoir
faire face à ce genre de situation avec diplomatie.
Mais non, elle n'avait pas du tout l'habitude ! songea
Carrie, le cœur serré.
Personne ne se conduisait aussi grossièrement dans le
milieu d'où elle venait. Les gens avaient l'esprit ailleurs. Ici,
les hommes se croyaient apparemment tout permis. Leurs
gestes déplacés étaient odieux. De même que leurs
regards de convoitise...
« Le regard de cet ho mme superbe ne t'a pas gênée... »
De nouveau un long frisson la parcourut. Non, en effet, elle
ne s'était pas sentie agressée par le regard de l'inconnu de
la galerie. Pour la bonne raison qu'il n'avait rien
d'inconvenant. Absolument rien. Sous le regard de ces
splendides yeux noirs, elle s'était sentie...
Profondément émue.
Elle prit une profonde inspiration. Quel charme incroyable !
C'était le genre d'homme qu'on ne voyait qu'au cinéma et
qui faisait rêver toutes les femmes. Par ailleurs, comme la
plupart des invités au vernissage, il appartenait
manifestement à
un milieu très aisé. Tout en lui dénotait une situation
privilégiée. Son costume sans doute taillé sur mesure et sa
cravate de soie, mais aussi une certaine assurance qui
n'appartenait qu'aux membres des classes privilégiées.
Carrie eut une moue de dérision. En tout cas, une chose
était certaine. Cet homme évoluait dans les cercles
londoniens dont elle était exclue et où elle ne pénétrait
qu'en tant que serveuse, anonyme et invisible. Sauf
lorsqu'elle se faisait renvoyer avec perte et fracas...
Abattue, elle accéléra le pas, courbant inconsciemment le
dos. Rentrer à pied lui permettait d'économiser de l'argent
tout en prenant de l'exercice.
Malgré tout, le chemin était encore long jusqu'à la chambre
sombre et exiguë qu'elle occupait dans le quartier de
Paddington.
Tout à coup, elle tressaillit. Une portière de voiture venait
de s'ouvrir devant elle et lui bloquait le passage. Alors
qu'elle s'apprêtait à la contourner, une voix — profonde et
teintée d'un léger accent qu'elle ne parvint pas à identifier
— demanda :
— Que faites-vous ici ?
Elle tourna la tête et son cœur fit un bond dans sa poitrine.
L'homme de la galerie !
Le superbe inconnu dont le regard l'avait tant troublée...
Elle sentit son estomac se nouer.
Allait-il lui demander de rembourser la robe ? Elle n'aurait
jamais assez d'argent...
n descendit de voiture. Une fois de plus, elle eut le souffle
coupé. D paraissait plus grand que dans son souvenir... et
encore plus beau. Malgré son anxiété, elle ne put
s'empêcher de l'admirer. Quelle idiote ! se reprit-elle
aussitôt. Ce n'était pourtant pas le moment.
— C'est... à cause de la robe? bredouilla-t-elle en
crispant les doigts sur la bandoulière de son sac.
Il plissa le front, manifestement perplexe.
— La robe de votre amie, sur laquelle j'ai renversé du jus
d'orange, précisa-t-elle.
Au lieu de répondre, il demanda d'un ton brusque :
— Pourquoi avez-vous quitté la galerie ?
Elle déglutit péniblement.
— J'ai été renvoyée.
— Renvoyée?
L'inconnu ajouta quelque chose dans une langue étrangère,
qu'elle ne parvint pas davantage à identifier que son
accent.
— Oui. Je suis vraiment désolée pour la robe. M. Bartlett a
dit que les frais de nettoyage seraient retenus sur mon
salaire. J'espère que...
— Le problème est réglé, coupa-t-il avec un geste
impatient de la main. Mais je ne comprends pas pourquoi
vous avez été renvoyée. Ce n'était qu'un accident. Voulez-
vous que j'intervienne en votre faveur pour qu'on vous
réintègre ?
Au comble de l'embarras, Carrie sentit ses joues
s'enflammer.
— Non ! Je veux dire... merci. Merci beaucoup, mais
c'est inutile. Et je suis vraiment désolée pour la robe.
Baissant la tête, elle voulut se remettre en route mais une
main se referma sur son coude.
— Permettez-moi de vous raccompagner en voiture.
La voix de l'homme avait changé, songea-t-elle
confusément.
Elle s'était radoucie... Il n'y subsistait pas la moindre trace
d'agacement. Tout à coup, le sens de ses paroles pénétra
son esprit et elle ouvrit de grands yeux.
— Me raccompagner? Non... non, merci. Marcher ne
me dérange pas.
Une étincelle furtive s'alluma dans les yeux noirs de
l'homme. Pourquoi semblait-il surpris ? se demanda-t-elle
avec perplexité.
— S'il vous plaît, insista-t-il. Après tout, c'est le moins que
je puisse faire pour me racheter de vous avoir fait perdre
votre emploi.
Carrie ouvrit de grands yeux.
— Mais vous n'y êtes pour rien !
— Si j'avais eu de meilleurs réflexes, j'aurais pu empêcher
le verre de tomber. Où voulez-vous que je vous dépose?
Carrie sentit les doigts se resserrer sur son coude et la
pousser vers la portière ouverte de la limousine.
— Non... Ce n'est vraiment pas la peine, je vous assure,
bredouilla-t-elle, au comble de la confusion.
Quelle situation embarrassante ! Sa petite amie allait être
furieuse qu'il lui impose la serveuse qui avait taché sa
robe...
— Allons, montez s'il vous plaît. La voiture gêne la
circulation.
En effet, une file s'était formée et certains automobilistes
commençaient à manifester leur impatience, constata-t-
elle. Renonçant à résister, elle monta à l'arrière de la
limousine. A sa grande surprise, il n'y avait personne sur la
banquette.
— Où est votre petite amie? s'exclama-t-elle aussitôt.
— Ma petite amie ? répéta l'homme d'un air surpris en
s'installant à côté d'elle.
— Oui, la femme dont j'ai taché la robe...
Le visage de l'inconnu s'éclaira.
— Ah... Ce n'est pas ma petite amie.
Le cœur de Carrie fit un bond dans sa poitrine. Vraiment ?
Quelle bonne nouvelle !
Mais quelle importance? se morigéna-t-elle aussitôt. Que
s'imaginait-elle ? Que cet homme sublime s'intéressait à
elle ? Quelle idée ridicule ! Pour une raison ou pour une
autre, il culpabilisait parce qu'elle avait été renvoyée et se
sentait obligé de la conduire chez elle. Rien de plus.
— Vous pouvez me déposer au bout de Bond Street,
déclara-t-elle en s'efforçant de prendre un ton désinvolte.
Ce sera parfait. Merci beaucoup.
L'homme ne fit pas de commentaire et le chauffeur
démarra. Elle se cala sur la banquette de cuir. Quel confort
! C'était la première fois qu'elle montait dans une voiture
aussi luxueuse... Alors qu'elle promenait autour d'elle un
regard impressionné, son compagnon se pencha en avant
et pressa un bouton. Une tablette escamotable se rabattit
devant eux, révélant un compartiment qui contenait une
bouteille de Champagne et des flûtes. Fascinée, elle le
regarda déboucher la bouteille avec dextérité. Il remplit une
flûte et la lui tendit.
Elle la prit machinalement.
Après s'être servi, il se tourna vers elle.
— Vous pouvez boire, déclara-t-il avec un petit sourire.
C'est un excellent Champagne.
Il porta sa flûte à ses lèvres.
— Oui, pas mal du tout, confirma-t-il.
S'efforçant de surmonter sa stupeur, Carrie l'imita. C'était
la première fois qu'elle buvait du Champagne. Elle aurait
donc été bien incapable de juger de la qualité de celui-ci...
Cependant, il fallait reconnaître qu'elle n'avait jamais rien
goûté d'aussi délicieux.
— Alors, qu'en pensez-vous ?
Elle fut parcourue d'un long frisson. La voix de cet homme
était aussi troublante que son regard... Douce et profonde
à la fois. Le simple fait de l'entendre était un plaisir inouï.
— C'est... excellent, en effet, répondit-elle, toujours
abasourdie.
Que lui arrivait-il ? Etait-elle vraiment en train de boire du
Champagne dans une luxueuse limousine en compagnie
d'un parfait inconnu ? Et si oui, n'était-ce pas faire preuve
d'inconscience?
« Après tout, nous sommes au milieu de Bond Street, se
rappela-t-elle. Que peut-il m'arriver ? Au lieu de me torturer
l'esprit, je ferais mieux de savourer ce moment
exceptionnel. Parce qu'une chose est certaine. C'est une
expérience unique qui ne se renouvellera jamais. Cet
homme est vraiment fantastique... »
— Je suis heureux que mon Champagne vous plaise,
déclara son compagnon en étendant ses longues jambes
devant lui sans la quitter des yeux.
Elle sentit ses joues s'enflammer. Oui, il était fantastique...
Et ses yeux noirs avaient le don de la troubler au plus haut
point ! Pour se donner une contenance, elle porta de
nouveau sa flûte à ses lèvres. C'était très curieux. Ces
bulles qui lui chatouillaient la gorge avaient un effet à la fois
apaisant et euphorisant...
— Où aimeriez-vous dîner, ce soir? ajouta Alexis d'une voix
plus profonde que jamais.
Elle tressaillit.
— Dîner?
Il eut un geste désinvolte de la main.
— Oui. Vous n'avez pas faim ?
— Mais... je ne sais pas qui vous êtes, objecta-t-elle d'une
voix hésitante.
C'était bien la première fois qu'une femme montrait aussi
peu d'enthousiasme à la perspective de dîner avec lui,
songea Alexis avec dérision. Décidément, cette soirée
prenait un tour de plus en plus surprenant. Pour
commencer, que lui avait-il pris de s'arrêter en voyant cette
fille sur le trottoir ? C'était bien la première fois qu'il se
conduisait de manière aussi extravagante ! Mais il fallait
reconnaître que cette expérience inédite ne manquait pas
de charme.
Par ailleurs, la circonspection de sa compagne était
compréhensible et plaidait en sa faveur. De toute
évidence, elle n'était pas du genre à jouer de sa beauté
exceptionnelle pour profiter des hommes. D'ailleurs, il avait
dû insister pour qu'elle accepte de monter en voiture.
Alors, pourquoi ne pas continuer à céder à ses impulsions
et ne pas poursuivre la soirée avec elle ? D'autant plus que
s'il avait demandé à son chauffeur de s'arrêter, ce n'était
pas seulement parce que cette fille était sublime. Il avait
été frappé par la façon dont elle marchait. D'un bon pas,
mais le dos voûté et la tête rentrée dans les épaules.
Manifestement accablée. Ce qui n'était pas étonnant,
puisqu'elle venait de se faire renvoyer...
Dîner avec lui la distrairait de ses problèmes. Et bien sûr, il
la ferait raccompagner chez elle dès qu'elle en émettrait le
souhait. Cependant, il serait vraiment dommage de s'y
résoudre dès maintenant. Avant tout, il fallait la rassurer.
Elle avait raison d'être prudente. Il sortit de sa poche de
poitrine un étui en argent, dont il sortit une carte qu'il tendit
à la jeune femme.
— Ceci devrait vous éclairer.
— Alexis Ni-co-lai-des, lut-elle maladroitement en
détachant les syllabes.
— Vous avez peut-être entendu parler du groupe
Nicolaides? demanda-t-il avec une pointe d'arrogance.
Elle secoua la tête.
Il faillit s'esclaffer. C'était la première fois qu'il rencontrait
quelqu'un à qui son nom ne disait rien ! Mais il était vrai
qu'il n'avait pas l'habitude de fréquenter des serveuses...
— C'est une multinationale cotée en Bourse. Mon
père en est président mais c'est moi qui la dirige. Je vous
assure qu'accepter de dîner en ma compagnie ne présente
aucun danger.
Carrie le considéra un instant. Alexis Nicolaides. Son nom
de famille était imprononçable, mais curieusement, son
prénom lui semblait déjà familier.
C'était ridicule ! se dit-elle aussitôt. Elle ferait mieux de se
ressaisir. Il fallait lui demander d'arrêter la voiture et de la
laisser descendre. Elle allait rentrer chez elle à
pied, comme prévu. Regagner sa minuscule chambre
meublée, dans un immeuble miteux où elle ne connaissait
personne. Et dîner d'une tranche de pain avec du fromage,
comme tous les soirs.
Quelle perspective déprimante !
« Quel mal y aurait-il à accepter cette invitation ? As-tu
vraiment envie de laisser passer une telle chance ? Crois-
tu que l'occasion de dîner en compagnie d'un homme
d'affaires sublime qui boit du Champagne dans sa voiture
avec chauffeur se représentera un jour? »
Mais ce n'était pas la luxueuse limousine ni le Champagne
qui rendaient cette invitation aussi alléchante.
C'était l'homme lui-même. Cet homme dont la beauté lui
avait coupé le souffle la première fois qu'elle avait posé les
yeux sur lui. Et dont le regard pénétrant provoquait en elle
un trouble exquis.
Elle eut l'impression que son esprit se scindait en deux
parties. La première, raisonnable et prudente, lui conseillait
de rentrer chez elle. La seconde, beaucoup plus
persuasive, l'incitait à rester dans la voiture et à suivre le
bel inconnu.
« Pourquoi résister à la tentation ? Ta vie est si morne...
Pourquoi ne pas t'en échapper le temps d'une soirée ?
D'autant plus que personne ne t'attend et que tu viens de
perdre une fois de plus ton emploi... Alors, pourquoi
refuser? Qu'as-tu à perdre ? »
La voix d'Alexis Nicolaides, plus profonde que jamais,
interrompit le cours de ses pensées.
— Alors, acceptez-vous de dîner avec moi ?
Elle déglutit péniblement.
— Eh bien... Je... je ne sais pas. Je...
Elle leva vers lui un regard indécis, comme si elle attendait
qu'il prenne la décision à sa place.
Ce qu'il fit aussitôt.
— Parfait. Il ne reste plus qu'à choisir l'endroit. Avez-vous
une envie particulière ?
De toute évidence, elle était dépassée par les
événements, songea Alexis. La possibilité de choisir le
restaurant devrait lui donner l'impression d'avoir un peu
plus de contrôle sur la situation.
— Je ne connais pas très bien Londres, répondit-elle
avec confusion.
Il sourit.
— Heureusement, moi si.
Electrisée, Carrie resta bouche bée. Ce sourire était
redoutable...
Alexis Nicolaides but une gorgée de Champagne et elle
l'imita machinalement.
— Vous connaissez mon nom, mais moi j'ignore
toujours le vôtre.
— Came... Carrie Richards, bredouilla-t-elle.
Lui donnait-elle son nom à contrecœur ? se demanda-t-il,
intrigué. Encore une première !
D'ordinaire, les femmes étaient ravies d'avoir attiré son
attention et elles ne se faisaient pas prier pour lui donner
tous les détails les concernant !
— Eh bien, Carrie, je suis enchanté de faire votre
connaissance.
Avec un nouveau sourire, il leva sa flûte.
Parcourue d'un long frisson, Carrie se mordit la lèvre sans
se rendre compte que cette moue allumait une étincelle
dans les yeux noirs de son compagnon.
Elle but une autre gorgée de Champagne. Quelle sensation
délicieuse... C'était comme si les bulles pétillaient jusque
dans ses veines, songea-t-elle, envahie par une douce
euphorie. Autour d'elle, le monde prenait des couleurs
vives. Son renvoi, sa vie solitaire, tout cela semblait si loin
tout à coup... Elle se sentait joyeuse. Et pleine de gratitude
envers l'homme qui avait chassé son désarroi.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle avec enthou
siasme.
— Mon hôtel se trouve sur les quais. Son restaurant est l'un
des meilleurs de la ville.
Consternée, Carrie sentit son cœur se serrer.
— Oh, non... Je ne peux pas aller au restaurant... J'avais
oublié que je portais toujours ce stupide uniforme !
Alexis eut un geste désinvolte de la main.
— Ce n'est pas un problème, assura-t-il en souriant.
Faites-moi confiance. Vous vivez à Londres depuis long
temps?
— Non, depuis quelques mois seulement.
— Ça doit être une expérience fabuleuse pour vous.
— Non, au contraire. Je déteste cette ville.
Surpris, Alexis arqua les sourcils.
— Pourquoi?
— Les gens sont pressés, agressifs. On se fait bousculer
et houspiller sans arrêt.
— Alors pourquoi restez-vous ici?
Elle haussa les épaules.
— Il y a du travail.
— Là où vous étiez, vous ne trouviez pas d'emplois de
serveuse ?
Elle ouvrit la bouche, puis elle se ravisa et resta
silencieuse. Alexis se maudit intérieurement. Il aurait mieux
fait de se taire ! Elle devait le trouver condescendant et
croire qu'il se moquait d'elle. Ce n'était pourtant pas son
intention. Il était simplement surpris qu'elle n'apprécie pas
la vie londonienne. Une fille aussi belle devait être très
sollicitée par les hommes et n'avait sûrement pas le temps
de s'ennuyer, A cette pensée, il se hérissa. Pourquoi cette
idée lui déplaisait-elle à ce point ? En tout cas, se dit-il, tant
qu'elle serait en sa compagnie, elle n'aurait d'yeux que
pour lui.
Et ce serait réciproque...
Il promena sur elle un regard appréciateur. Pas de doute,
elle était superbe. Et elle lui plaisait de plus en plus.
— D'où venez-vous ? demanda-t-il d'un ton affable.
A en juger par son air embarrassé, elle se demandait
encore si elle avait eu raison d'accepter son invitation.
Décidément, elle n'avait rien de commun avec les femmes
qu'il fréquentait d'ordinaire. Lorsqu'il leur manifestait son
intérêt, ces dernières sautaient sur l'occasion sans
hésiter...
— Marchester, répondit-elle d'un ton neutre. Une petite ville
des Midlands.
Jamais entendu parler, et de toute façon il s'en moquait
éperdument, songea Alexis.
Ce qui ne l'empêcha pas d'avoir la réplique appropriée et
de poursuivre la conversation machinalement tout en se
concentrant sur le visage de Carrie. Une mèche folle lui
caressait la joue, tandis que son profil délicat se dessinait
sur la vitre dans la pénombre de la cabine.
Vivement qu'il soit assis en face d'elle en pleine lumière et
qu'il puisse l'admirer tout à
loisir...
Il avait l'impression que la voiture roulait au ralenti mais elle
finit tout de même par se garer sur le parking de son hôtel.
L'un des plus prestigieux de Londres, avec une vue
spectaculaire sur l'Embankment.
Dès que le chauffeur eut ouvert sa portière, Alexis fit le tour
du véhicule pour ouvrir lui-même celle de Carrie. Il lui tendit
la main. Elle la prit après une légère hésitation. Pas de
doute, elle avait des réactions toutes nouvelles pour lui,
songea-t-il en admirant ses longues jambes gainées de
noir, qui dépassaient de son imperméable. Alors qu'il
l'entraînait vers l'hôtel, elle resserra les pans de ce dernier
tout en promenant autour d'elle un regard gêné.
— Ne vous inquiétez pas, je n'ai pas l'intention de vous
infliger une salle de restaurant bondée, s'empressa-t-il de
préciser. Je vous emmène dans un endroit beaucoup plus
calme.
Quelques instants plus tard, alors qu'ils se trouvaient dans
l'ascenseur, il fut assailli par le doute. Que lui avait-il pris
d'inviter cette fille sur un coup de tête ?
Au même instant, elle le regarda avec un sourire timide,
comme si elle attendait qu'il la rassure. Il fut submergé par
une émotion étrange et tous ses doutes s'évanouirent.
— Tout va bien se passer, déclara-t-il avec un sourire
rassurant. Ne vous inquiétez pas.
— C'est juste que...
— ... je suis un parfait inconnu et que je vous ai abordé
dans la rue ?
A la grande satisfaction d'Alexis, la jeune femme
s'empourpra. S'il s'était montré aussi direct, c'était
délibéré. Mieux valait évoquer sans détour les craintes qui
la taraudaient pour mieux les apaiser.
— Méditez ce dicton irlandais, poursuivit-il d'une voix
douce. « Les meilleurs amis du monde ont commencé par
être des étrangers l'un pour l'autre. » N'est-ce pas exact?
Nous n'avons pas été présentés l'un à l'autre par des rela
tions communes. Et alors ? En quoi la manière dont nous
nous sommes rencontrés est-elle si importante? Tout ce
qui compte, c'est que nous nous soyons rencontrés. Nous
ferons plus ample connaissance au cours du dîner, et d'ici
au dessert, je suis certain que nous serons devenus amis.
De toute façon, vous serez libre de vous en aller dès que
vous en aurez envie. Je n'ai pas l'intention de vous retenir
contre votre gré. Vous avez ma parole.
Sous le regard bienveillant d'Alexis, Carrie sentit quelque
chose se dénouer au plus profond d'elle-même. Lentement,
elle hocha la tête. Non, elle n'était pas en train de
commettre une folie. Elle avait eu raison de suivre cet
homme. Même si elle ne l'avait pas vraiment décidé.
C'était plus fort qu'elle. Une force inconnue annihilait sa
volonté.
Mais pourquoi pas ? fl avait raison. Si elle l'avait rencontré
dans une soirée, elle ne se serait pas sentie aussi
nerveuse. De toute façon, il était trop tard pour faire demi-
tour. Elle n'avait ni la force ni l'envie de s'en aller. Et
pourquoi s'en irait-elle ? Cet homme était charmant.
Fantastique. SupertK Irrésistible...
Elle ne croiserait pas deux fois dans sa vie un homm
comme lui.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrirent et il s'écarta pou la
laisser passer.
Le cœur battant, elle sortit de la cabine.
C'était comme si le Champagne continuait de pétille dans
ses veines...
3.
L'endroit « beaucoup plus calme » dont avait parlé Alexis,
c'était le salon de sa suite.
Eblouie, Carrie s'approcha de la baie vitrée et admira la
vue sur la Tamise et les jardins de l'Embankment.
— Le Festival Hall, le National Théâtre, la Hayward
Gallery... toute la rive sud, commenta Alexis en restant
légèrement en retrait pour pouvoir la contempler de dos
tout à loisir.
Dire qu'elle avait qualifié son uniforme de « stupide » !
Pour sa part, il le trouvait extrêmement sexy. S'il s'était
écouté, il l'aurait prise par la taille et...
Mais pas question pour l'instant. Il ne fallait pas
l'effaroucher.
Pendant le dîner, il s'efforça de la mettre à l'aise en évitant
les sujets trop personnels.
Mais lorsqu'il vanta la richesse de la vie culturelle
londonienne, elle déclara avec un embarras manifeste
qu'elle n'allait jamais au théâtre et qu'elle ne connaissait
pas grand-chose à l'art. Aussitôt, le souvenir des discours
pédants de Marissa s'imposa à l'esprit d'Alexis. En fait,
c'était bien agréable d'échapper à ce genre d'épreuve...
D'ailleurs, il ne s'ennuyait pas le moins du monde,
constata-t-il au fil de la conversation. De toute façon,
l'essentiel c'était que son invitée se sente bien.
Et surtout, qu'elle soit sensible à son charme...
Tout en énumérant les nombreux attraits touristiques de
Londres, il l'observait attentivement. Malgré sa timidité, elle
devait avoir au moins vingt-cinq ans. Il y avait donc peu de
chances pour qu'il soit son premier amant. Dieu merci !
De toute façon, comme il le lui avait promis, il suffirait d'un
mot de sa part pour qu'il la laisse partir. Même s'il espérait
bien qu'elle aurait envie comme lui de prolonger la soirée
jusqu'à une heure avancée de la nuit...
Lorsque le repas — succulent et servi avec raffinement —
fut enfin terminé, Alexis renvoya les serveurs. Il invita Carrie
à s'installer sur le canapé, tandis qu'il servait le café.
Après lui avoir tendu sa tasse, il s'assit à son tour en
prenant soin de rester à une distance respectable.
Tout en savourant son café, il l'observa à la dérobée.
Non seulement elle était superbe, mais elle avait un
charme fou. Le charme de la nouveauté, sans doute. Elle
était l'antithèse des femmes égocentriques et
sophistiquées qu'il fréquentait d'ordinaire. Nul doute que
passer une nuit avec elle serait une expérience inédite. Et il
fallait reconnaître que cette perspective attisait autant sa
curiosité
que son désir...
Déjà, les précautions qu'il prenait pour ne pas la brusquer
constituaient pour lui un changement radical. Il devait se
montrer prudent sans pour autant faire preuve de
condescendance. De toute évidence, le luxe dans lequel il
vivait était totalement étranger à son invitée. Or, il avait
envie qu'elle puisse le savourer pleinement sans pour
autant se sentir mal à l'aise.
C'était curieux... D'ordinaire il ne faisait pas preuve d'une
telle prévenance avec les femmes qu'il décidait de séduire.
Il réprima une moue de dérision. Sans doute parce qu'il
savait qu'elles s'empresseraient d'en tirer parti sans
scrupules. Alors que cela ne viendrait même pas à l'idée
de Carrie, il en avait la conviction.
Oui, décidément, l'insolite de la situation était très
excitant...
Elle prit une truffe en chocolat dans une coupe en argent
posée sur la table basse.
— Je ne devrais pas mais je ne peux pas résister, dit-elle
avec un petit sourire contrit.
Assailli par une bouffée de désir, Alexis étendit son bras
sur le dossier du canapé en veillant toutefois à ne pas la
toucher.
— Vous avez raison de ne pas résister, commenta-t-il
d'une voix veloutée en dardant sur elle un regard brûlant.
A sa grande joie, elle battit des paupières, visiblement
troublée. Il baissa les yeux sur ses genoux et son désir
s'intensifia. Du calme, se dit-il aussitôt. Il fallait se hâter
lentement. Le moindre geste précipité risquait de la faire
Mr.
D'ailleurs, elle songeait déjà à partir, comprit-il tandis
qu'elle finissait son café, le regard fixé devant elle.
Confirmant ses soupçons, elle posa sa tasse et se leva.
— Il faut que j'y aille, dit-elle d'une voix tendue.
Tout dans son attitude trahissait sa nervosité.
Sans bouger, sa tasse à la main, Alexis leva les yeux vers
elle.
— Vous en avez vraiment envie ?
Le visage encadré par des boucles blondes échappées de
son catogan, elle le regarda d'un air confus. Avec ses bas
noirs qui gainaient ses jambes interminables, sa jupe
étroite qui soulignait la finesse de sa taille et son corsage
ajusté qui épousait le galbe de ses seins, elle était...
sublime.
Pas question qu'elle s'en aille.
Pas question qu'elle ait envie de s'en aller...
Elle continuait de le regarder en silence. Les joues en feu
et l'air indécis. Il posa sa tasse.
— J'aimerais beaucoup que vous restiez.
Elle se mordit la lèvre.
Il se leva et s'approcha d'elle.
Elle ne bougea pas.
— Je vous ai promis de vous faire reconduire chez vous
dès que vous en exprimeriez le souhait, déclara-t-il d'une
voix douce. Cette promesse tient toujours. Si vous me le
demandez, j'appellerai mon chauffeur. Cependant..
Il plongea son regard dans le sien.
— Avant, j'aimerais faire une chose. Ceci...
Avant qu'elle ait le temps de réagir, il referma la main sur
sa nuque et s'empara de sa bouche. Ses lèvres étaient
chaudes et douces comme du miel... Après les avoir
savourées un instant, il en franchit le barrage du bout de la
langue.
Elle ne lui opposa pas la moindre résistance. Avec un petit
soupir, elle s'abandonna.
Electrisé, il sentit les pointes hérissées de ses seins
effleurer son torse.
Approfondissant son baiser avec fougue, il fit glisser sa
main jusqu'au creux de ses reins et la plaqua contre lui. Elle
laissa échapper un petit gémissement qui décupla son
désir. Il referma la main sur une fesse ronde et ferme.
Mon Dieu, quel plaisir de l'embrasser, de la caresser... Son
corps souple et chaud contre le sien, sa bouche délicieuse
offerte à la sienne...
Il fut transpercé par une flèche de désir qui tri coupa le
souffle.
Faisant appel à toute sa volonté, il s'arracha à ses lèvres et
demanda d'une voix rauque :
— As-tu toujours envie de partir, Carrie?
Elle le fixa comme si elle ne le voyait pas. tes pupilles
dilatées, les lèvres entrouvertes.
Contre son torse il sentait les mamelons durcis de ses
seins et les battements frénétiques de son cœur.
Elle ne répondit pas.
Avec une joie triomphante, il s'empara de nouveau de sa
bouche en la serrant étroitement contre lui.Blottie contre
Alexis, le corps vibrant encore de plaisir,Carrie flottait sur
un petit nuage. Ce qu'elle venait de vivre dépassait les
ressources de l'imagination la plus fertile...Jamais elle
n'aurait imaginé qu'on pouvait éprouver des sensations
aussi inouïes. Jamais !
Dès l'instant où elle était montée dans la limousine
d'Alexis, elle avait été
dépassée par les événements. Lorsqu'elle avait compris
qu'il avait prévu un dîner en tête à tête dans sa suite, elle
avait su, sans vouloir l'admettre, comment la soirée était
censée se terminer.
De nouveau, son esprit s'était scindé en deux parties.
L'une qui lui soufflait : « Mais oui, pourquoi pas ? » Tandis
que l'autre ne cessait de répéter : « Oh, mon Dieu... non !
C'est impossible. Tu ne peux pas faire ça ! »
Dans la pénombre de la chambre, elle fixa le plafond.
Lorsque Alexis lui avait demandé si elle avait vraiment
envie de partir, son esprit s'était vidé. Qu'aurait-elle
répondu s'il ne l'avait pas embrassée ?
Elle ne le saurait jamais. Parce qu'il l'avait embrassée. Et
dès que ses longs doigts s'étaient refermés sur sa nuque,
dès que sa bouche s'était emparée de la sienne, la
décision lui avait échappé.
Et elle ne le regrettait pas ! Comment l'aurait-elle pu, alors
qu'elle venait de vivre la soirée la plus extraordinaire de
son existence ? D'abord ce dîner somptueux en
compagnie d'un hôte charmant et attentionné. Et ensuite...
Ensuite, ce plaisir inimaginable qu'aucun homme avant lui
ne lui avait jamais donné. Comment aurait-elle pu regretter
d'être restée?
Elle avait eu droit à un festin de sensualité... Les mains
d'Alexis, sa bouche, son corps, avaient éveillé en elle des
sensations inconnues, prodigieuses.
Caresse après caresse, baiser après baiser, elle avait été
peu à peu inondée d'un plaisir toujours plus grand, toujours
plus fort, qui avait fini par la submerger dans un
déferlement irrésistible. Ne s'appartenant plus, elle s'était
dissoute dans les bras d'Alexis, perdant la notion du temps
et de l'espace. Plus rien d'autre n'existait que ce bonheur
indicible, et l'homme qui le lui donnait.
Des ondes de volupté la parcouraient encore. Ses
paupières étaient lourdes. Autour de sa taille, un bras
puissant la maintenait fermement contre un corps musclé
d'où
émanait une chaleur exquise.
Comment aurait-elle pu regretter d'être là?
4.
Carrie se cala dans son siège et regarda par le hublot
avec incrédulité.
« Suis-je bien réveillée? »
Cette question tourbillonnait sans relâche dans son esprit.
Difficile de penser de manière cohérente. Difficile de
penser tout court. Et à vrai dire elle n'en avait pas envie.
Aucune envie. Elle voulait juste... vivre sans se torturer
l'esprit. Savourer la chance inouïe et sans aucun doute
éphémère qui lui était offerte.
Après lui avoir fait passer la nuit la plus fabuleuse de sa
vie, Alexis l'emmenait à
New York !
Elle avait l'impression d'être dans un rêve. Le genre de
rêve qu'on fait quand la vie est désespérément triste et
qu'on a besoin d'y ajouter une touche de rosé en inventant
une fable extravagante. L'équivalent mental d'un gâteau à
la crème ou d'une boîte de chocolats belges.
Elle jeta un coup d'œil à Alexis. Sauf que l'homme assis à
côté d'elle en classe affaires valait à lui seul un plateau
entier de gâteaux à la crème et plusieurs kilos de chocolats
!
Ses longues jambes étendues devant lui, il était concentré
sur l'écran de son ordinateur portable. Le cœur de Carrie
se gonfla de joie. Comme il était beau ! Elle aurait pu
passer des heures entières à le regarder. Juste le regarder
béatement.
Tout chez lui était splendide. Sa nuque, ses épais cheveux
bruns, son profil grec et ses yeux noirs qui la faisaient
fondre chaque fois qu'ils se posaient sur elle.
Un petit frisson la parcourut.
« Cet homme sublime m'a demandé de l'accompagner à
New York ! Il a décidé de me garder avec lui encore
quelque temps ! »
Comme du Champagne pétillant dans ses veines, cette
pensée était grisante.
En moins de vingt-quatre heures, sa vie avait été
bouleversée. Elle était emportée dans un tourbillon
irrésistible qui balayait tous ses problèmes sur son
passage.
Un petit soupir de pur bonheur lui échappa.
Alexis, qui avait une conscience aiguë de la présence de la
jeune femme dans le siège voisin du sien, entendit son
petit soupir. Il lui jeta un coup d'œil satisfait avant de
reporter son attention sur l'écran de son ordinateur.
Pas de doute, il avait eu raison. Entièrement raison de
céder à son impulsion, de demander au chauffeur de
s'arrêter lorsqu'il l'avait vue sur le trottoir, de l'emmener à
l'hôtel et de l'attirer dans son lit. Il avait passé une nuit
fabuleuse. Rarement une femme lui avait apporté un tel
plaisir.
Et bien sûr, il avait envie de renouveler l'expérience. Quoi
de plus normal ? Pour cela, il n'y avait qu'une solution.
Emmener Carrie avec lui à New York. Encore une
impulsion, à laquelle il avait cédé sans hésitation.
D'ordinaire il n'emmenait pas ses maîtresses en voyage
d'affaires. Et alors ? Cette fois, il emmenait Carrie. Pour
quelle raison ? Parce que pour l'instant, sa compagnie le
comblait.
Son corps était digne de son visage. Seins ronds et
délicats, taille fine, hanches galbées, jambes interminables
et peau délicieusement satinée. Cette fille était vraiment
sublime.
Et d'une sensualité qui dépassait ses espérances...
Comme il s'en doutait, elle avait eu au moins un amant
avant lui. Cependant, elle manquait visiblement
d'expérience. Et de toute évidence, le séisme qu'il avait
provoqué en elle avait été une véritable révélation.
Un sourire se dessina sur les lèvres d'Alexis. Quelle nuit ! Il
avait été fasciné par le spectacle de ce corps superbe livré
aux flammes du désir, de ce visage splendide encore
embelli par le plaisir. Il avait été transporté par l'abandon
total de cette créature presque innocente qui avait sombré
dans ses bras avec un cri rauque.
Et curieusement, il avait éprouvé le besoin irrépressible de
serrer longuement contre lui son corps parcouru d'ondes
extatiques, avant de se laisser à son tour engloutir par la
volupté. Jamais il n'avait connu des sensations aussi
inouïes avec ses précédentes maîtresses.
Mais après tout, ce n'était pas si surprenant. Etant
différente des femmes qu'il fréquentait d'ordinaire, Carrie
provoquait en lui des réactions différentes. C'était logique.
Il lui jeta un nouveau coup d'œil. Elle feuilletait un magazine,
la tête légèrement inclinée. Son regard s'attarda sur elle.
Oui, elle était très différente. Et ce n'était pas seulement
une question de style ou de physique. C'était sa
personnalité.
Tout d'abord, elle était d'une discrétion remarquable. Elle
ne l'abreuvait pas de paroles et ne l'accablait pas non plus
de ses exigences. Elle se contentait de lui adresser de
temps en temps un regard furtif, visiblement anxieuse de
ne pas le déranger.
Par ailleurs, contrairement à toutes les femmes de sa
connaissance, elle ne jouait pas de son pouvoir de
séduction. Elle ne semblait d'ailleurs même pas en avoir
conscience.
, Et de toute évidence, elle était très embarrassée
lorsqu'elle attirait le regard des hommes. Ce qui était arrivé
chaque fois qu'ils avaient traversé un endroit public, que ce
soit le hall de l'hôtel ou le salon VIP de l'aéroport.
Jamais il n'avait vu une telle modestie chez une femme
aussi belle.
Mais peut-être était-ce tout simplement parce qu'elle ne se
sentait pas encore à
l'aise dans ses nouveaux vêtements? Elle avait passé la
journée à Knightsbridge, avec une conseillère en image
engagée à sa demande par son assistante londonienne.
Lorsqu'elle l'avait rejoint dans le salon VIP, il s'était félicité
de cette initiative.
Hier, dans son uniforme de serveuse elle était très sexy.
Aujourd'hui, vêtue d'un ensemble haute couture en soie vert
d'eau, composé d'une jupe droite et d'une veste à manches
trois quarts, elle était toujours aussi sexy, mais avec une
classe folle.
Fasciné, il avait été conforté dans son opinion. L'emmener
à New York était une excellente décision.
Deux semaines à New York en compagnie d'Alexis... Deux
semaines d'une vie dont elle n'aurait jamais osé rêver.
Dans un univers si nouveau pour elle... Chaque jour, sa
vraie vie lui semblait de plus en plus lointaine. Et cette
nouvelle existence de plus en plus réelle.
Sans pour autant cesser de ressembler à un rêve.
Carrie partageait avec Alexis une suite au dernier étage
d'un hôtel prestigieux, en face de Central Park. Elle
mangeait dans les restaurants les plus raffinés. Elle portait
le genre de tenues qu'elle n'avait jamais vues que sur les
mannequins des magazines. Chaque soir, elle buvait du
Champagne au milieu d'une brillante assemblée, dans une
grande réception ayant pour cadre un loft extravagant de
Manhattan ou une majestueuse propriété à Long Island.
Comment aurait-elle pu ne pas avoir l'impression de vivre
un rêve ?
Un rêve au sein duquel Alexis se tenait à son côté.
Le seul fait de penser à lui la faisait fondre. En son
absence, les heures lui semblaient interminables. Bien sûr,
elle savait qu'il était à New York pour affaires, mais chaque
jour, elle avait toutes les peines du monde à refréner son
impatience de le retrouver, même s'ils passaient plus de
temps en société qu'en tête à tête : il avait de nombreuses
obligations mondaines et fréquentait un milieu huppé dans
lequel elle se sentait un peu perdue.
Depuis leur arrivée à New York, toutes les femmes qu'ils
rencontraient menaient des carrières prestigieuses dans le
secteur de la mode, de l'art ou des médias. Par moments,
elle ne pouvait s'empêcher de se demander comment
Alexis pouvait se contenter d'une partenaire aussi terne et
ennuyeuse qu'elle. Mais de son côté, il ne semblait pas se
lasser de sa compagnie. Alors, pourquoi se torturer
l'esprit? S'il n'attachait pas d'importance au fait qu'elle
détonnait dans ce genre de soirées, pourquoi s'en
soucierait-elle?
Du moment qu'il était auprès d'elle, rien n'avait
d'importance. Et lorsqu'ils se retrouvaient en tête à tête,
elle ne ressentait plus ce décalage. Le fait qu'il appartienne
à un univers aussi éloigné du sien ne lui posait aucun
problème. Oui, avec lui, elle se sentait toujours
merveilleusement
bien.
Pourquoi ? Sans doute valait-il mieux ne pas se le
demander et se contenter d'apprécier pleinement le conte
de fées dans lequel il l'avait entraînée.
Malgré tout, une question la taraudait. Combien de temps
Alexis allait-il encore la garder auprès de lui ? Combien de
temps lui restait-il avant qu'il sorte de sa vie aussi
brusquement qu'il y était entré ?
Non, il ne fallait surtout pas penser à ça. Il fallait vivre au
jour le jour sans se poser de questions, en savourant
chaque instant passé en sa compagnie.
Car une chose était certaine. Plus jamais elle ne
rencontrerait un homme comme lui. Ce qui rendait ce rêve
aussi fabuleux, ce n'était pas seulement l'univers glamour
dans lequel il se déroulait. Ce qui en faisait le prix —
inestimable — c'était Alexis lui-même. C'était lui qui rendait
ce séjour à New York si enchanteur.
Et lorsque ce dernier prendrait fin...
Non ! Pas question de penser à ça ! Ce moment viendrait,
bien sûr. Mais pas encore. Pas aujourd'hui... pas ce soir.
Cependant, le jour fatidique finit par arriver. Le séjour
d'Alexis à New York se terminait et il n'avait pas fait la
moindre allusion à ses projets. Au petit déjeuner, Carrie
faisait ce qu'elle pouvait pour faire le vide dans son esprit
et déguster les derniers instants de son rêve, mais elle
avait l'impression qu'une pierre énorme lui pesait sur
l'estomac. Et malgré tous ses efforts, elle ne parvenait pas
à terminer son assiette.
— Tu n'as pas faim ? demanda Alexis avec
perplexité.
Le matin, la jeune femme mangeait toujours de bon cœur.
Comme lui, elle avait besoin de reprendre des forces
après les nuits passionnées qu'ils partageaient.
— Non, répondit Carrie en posant sa fourchette.
Impossible de finir ses œufs. D'ordinaire, elle les
engloutissait jusqu'à la dernière bouchée, mais ce matin,
elle n'avait pas d'appétit. Juste cette pierre énorme qui
l'oppressait...
— Tu ne te sens pas bien ? demanda-t-il d'un ton
inquiet.
Elle secoua la tête.
— C'est sans doute la perspective du départ, reconnut-
elle à contrecœur.
— New York t'a séduite à ce point ? Tu n'as pourtant
pas semblé apprécier ses boutiques à leur juste valeur,
déclara-t-il d'un ton faussement sévère. Celles de Chicago
te tenteront peut-être plus, qui sait ?
— Chicago?
— Notre prochaine destination. Tu n'as rien d'urgent
qui t'attend à Londres, n'est-ce pas ?
Carrie ouvrit de grands yeux. Tout à coup, la pierre qui lui
pesait sur l'estomac se volatilisa. Mais avait-elle bien
compris ce qu'il venait de dire ?
Fasciné, Alexis ne la quittait pas des yeux. Curieusement, il
n'était pas encore lassé de sa compagnie. Et il prenait
toujours le même plaisir à voir l'incrédulité se peindre sur
son visage.
Lors de leur première soirée à New York, quand elle s'était
regardée dans le miroir, vêtue d'une robe de soirée haute
couture, son air ébloui l'avait enchanté. Comme le soir où il
l'avait emmenée à un cocktail sur le toit d'un gratte-ciel, ou
bien celui où ils avaient dîné à
bord d'un yacht sur l'Hudson, ou encore celui où il avait loué
une loge pour voir la dernière comédie musicale à l'affiche
à Broadway.
Partout où il l'emmenait, le même émerveillement illuminait
son regard. Et ce qui le ravissait plus que tout, c'était de
contempler son visage irradié de plaisir lorsqu'il lui faisait
l'amour.
Mais le plus surprenant, c'était le bien-être que lui procurait
sa simple compagnie.
Pour lui, les autres femmes étaient avant tout des
partenaires sexuelles, de préférence douées et
expérimentées, jamais des compagnes avec qui il aimait
tout simplement passer du temps. Avec Carrie, c'était
différent. Comme si elle était devenue un élément essentiel
de sa vie.
Et pourtant... que faisaient-ils lorsqu'ils étaient seuls, Carrie
et lui ? se demanda Alexis avec perplexité. De quoi
parlaient-ils ? Même si le sexe occupait la place principale
dans leur vie, ils ne passaient pas tout leur temps au lit. De
quoi discutaient-ils lorsqu'ils étaient en tête à tête ? De tout
et de rien. Rien de mémorable en tout cas. Mais rien
d'ennuyeux non plus. Il ne s'était jamais ennuyé un seul
instant avec Carrie... C'était d'autant plus étonnant qu'elle
ne partageait pas son intérêt pour la politique, ni pour
l'économie et l'art.
Par ailleurs, elle occupait souvent ses pensées lorsqu'ils
étaient séparés. Alors qu'avec les autres femmes c'était «
loin des yeux, loin du cœur », il lui arrivait de songer à elle
en pleine réunion ou bien pendant l'étude d'un dossier
important. Et pas seulement parce qu'il avait envie de
rentrer à l'hôtel pour la renverser sur le lit et lui faire l'amour.
Il se surprenait à évoquer son sourire, son regard, son air
concentré
lorsqu'elle lui posait une question sur une chose qu'elle
avait vue dans la journée ou une personne qu'elle avait
rencontrée dans une réception.
Parfois, au retour d'une soirée, ils échangeaient leurs
impressions. Et il fallait reconnaître que ses commentaires
étaient d'autant plus pertinents qu'elle venait en général de
rencontrer pour la première fois les personnes présentes.
Sa perspicacité
était-elle due au fait qu'elle passait plus de temps à
observer les gens qu'à participer à la conversation ? Car
elle se tenait toujours modestement à l'écart.
Mais peu importait. Tout ce qui comptait, c'était qu'en ce
moment même, la perspective de l'accompagner à
Chicago allumait des étincelles dans ses grands yeux gris-
bleu. Tant mieux. Parce que pour l'instant, il n'avait pas du
tout l'intention de mettre fin à leur relation.
Il eut un sourire malicieux.
— Je suppose que ce silence veut dire « d'accord pour
Chicago » ?
A sa grande joie, Carrie hocha vigoureusement la tête et
se remit à manger avec appétit.
5.
En compagnie d'Alexis, Chicago, San Francisco et Atlanta
lui avaient semblé des villes aussi excitantes que New
York. A présent qu'ils avaient de nouveau traversé
l'Atlantique, elle allait découvrir Milan. Mais peu importait
où il l'emmenait, songea Carrie.
Elle était prête à le suivre n'importe où.
Aussi longtemps qu'il voudrait bien d'elle.
Or, pour l'instant, il semblait apprécier sa compagnie.
Quelle chance inouïe ! Elle avait renoncé à se torturer
l'esprit avec des questions oiseuses. Le temps semblait
suspendu. Le passé et l'avenir semblaient s'être fondus
dans le néant. Il ne restait plus qu'un présent intemporel,
dont le centre était Alexis.
Alexis... La vie avec lui était une vraie fête. Elle aimait le
voir rire, les yeux pétillants de malice. Elle aimait bavarder
gaiement avec lui... Mais de quoi parlaient-ils donc ? De
tout et de rien... Oui, elle se sentait toujours
merveilleusement bien en sa compagnie. Même si elle
continuait d'être un peu intimidée dans les soirées où il
l'emmenait. Cependant, cela ne semblait pas le gêner et
c'était tout ce qui comptait pour elle.
Malgré tout, elle commençait à se lasser de ce perpétuel
tourbillon, songea-t-elle dans l'ascenseur de leur hôtel
milanais. Au début, vivre dans des palaces et découvrir
des villes étrangères était très excitant. Mais aujourd'hui,
après plusieurs semaines de voyages successifs, elle en
avait assez de faire et de défaire sans cesse ses valises
—même remplies de vêtements sublimes... Elle n'avait
qu'une envie : se poser quelque part.
Malgré la culpabilité qui l'assaillait à cette pensée, elle ne
put s'empêcher de demander :
— Tu voyages toujours autant?
Alexis lui jeta un coup d'œil pénétrant.
— Le groupe Nicolaides a des filiales sur trois conti nents
et je tiens à garder un œil sur chacune d'entre elles.
En aurais-tu assez de parcourir le monde ?
Elle eut un sourire contrit.
— C'est très ingrat de ma part, n'est-ce pas ? Tu m'as
emmenée dans des endroits où je n'aurais jamais eu la
chance d'aller sans toi.
Il lui prit la main.
— J'ai plusieurs affaires à régler à Milan mais ensuite nous
pourrions partir quelques jours en vacances. Qu'en dis-tu ?
Il commence à faire beau et j'ai envie de faire une pause.
Le cœur de Carrie se gonfla de joie.
— Oh, ce serait fantastique !
Il porta sa main à ses lèvres.
— Ma première réunion n'est que dans une heure.
Dis-moi...
Une lueur familière s'alluma dans les yeux noirs et Carrie
fut parcourue d'un long frisson.
— ... que dirais-tu de nous allonger un moment pour
dissiper les effets du décalage horaire ?
Le feu éloquent qui empourpra les joues de Carrie donna à
Alexis la réponse qu'il attendait, et il faillit arriver en retard à
sa réunion.
Ce soir-là, ils dînèrent en tête à tête dans leur suite.
— Demain, shopping obligatoire, annonça Alexis.
Milan est la capitale mondiale de la mode et il faut que tu
en profites.
— Oh, non ! J'ai déjà trop de vêtements ! protesta-t-elle.
Je n'ai vraiment besoin de rien.
Il rit.
— Je n'ai jamais vu une femme aussi réticente à l'idée
d'accepter mes cadeaux !
Elle se mordit la lèvre, soudain embarrassée.
— Je ne veux pas que tu dépenses trop d'argent pour
moi.
Il lui adressa un sourire indulgent.
— Je peux me le permettre.
— Je sais que tu travailles beaucoup, Alexis. Pour
tant...
Elle s'interrompit, au comble de la confusion. Mais devant
l'air interrogateur d'Alexis, elle se força à poursuivre.
— Tu mènes une vie tellement... extravagante. Voyager
sans cesse, considérer le luxe comme quelque chose de
banal... Est-ce que... tu n'as pas envie d'autre chose, par
moments?
A peine eut-elle posé cette question qu'elle se maudit. De
quoi se mêlait-elle ? De quel droit remettait-elle en
question le style de vie d'Alexis, alors qu'elle profitait
largement de sa générosité?
Une lueur étrange s'alluma dans les yeux noirs et la main
d'Alexis se referma sur la bouteille de vin. Un grand cru qui
devait coûter beaucoup plus que ce qu'elle pouvait gagner
en un mois, songea-t-elle machinalement.
— Tu penses que je devrais me ranger?
Elle déglutit péniblement. Quelle était cette note inconnue
dans la voix d'Alexis ?
— Non, pas du tout. Ce que tu fais de ta vie ne me
regarde pas, mais... n'as-tu jamais envie de te fixer
quelque part?
Il crispa la mâchoire.
— J'ai l'impression d'entendre ma mère.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Tanière?
Impossible de l'imaginer avec une mère, une famille... Il
ressemblait tant à un héros imaginaire créé pour faire rêver
les femmes !
Alexis se resservit du vin en silence. Bon sang, pourquoi
avait-il fait allusion à sa mère ?
Parce que Carrie venait d'aborder le problème de sa vie
en perpétuel mouvement ?
Comment lui faire comprendre qu'il avait choisi cette vie
parce qu'il tenait par-dessus tout à son indépendance ?
Tout en buvant une gorgée de vin, il étudia Carrie avec
attention. Pourquoi lui demandait-elle tout à coup s'il avait
envie de « se fixer quelque part » ? Commencerait-elle à
faire des projets ? Nourrirait-elle des espoirs qui
l'obligeraient à mettre fin à leur relation ? Il réprima un
soupir. Si oui, quelle plaie ! Il n'avait pas prévu de la
remplacer pour l'instant.
Il avait au contraire envie de l'emmener quelque part où il
pourrait rester auprès d'elle vingt-quatre heures sur vingt-
quatre, sans penser à rien d'autre. Oui, prendre quelques
jours de vacances était une excellente idée.
Il réfléchit un instant. Il allait s'arranger pour être prêt à partir
dès le week-end. Avec un peu de chance, il pourrait s'offrir
une semaine de vacances. Peut-être même deux.
Il avait d'ailleurs une autre raison de vouloir disparaître
pendant quelque temps. Son assistante milanaise l'avait
informé que sa mère avait téléphoné au bureau en
demandant qu'il la rappelle dès que possible. Il s'en était
bien gardé, évidemment.
Nul doute que sa mère avait une nouvelle épouse
potentielle à lui présenter...
Il réprima un soupir exaspéré. Quand finirait-elle par
comprendre qu'il n'avait pas l'intention de se marier?
Surtout pour lui faire plaisir ! Elle nourrissait à l'égard de
son ex-mari une rancœur mêlée de paranoïa qui tournait à
l'obsession, et il n'avait pas l'intention d'entrer dans son jeu.
Même s'il ne portait pas lui non plus son père dans son
cœur... Tout ce qu'il voulait, c'était continuer à diriger le
groupe Nicolaides en toute liberté sans qu'on se mêle de
sa vie privée.
Pas question qu'il épouse qui que ce soit !
Il était largement temps que sa mère l'accepte et le laisse
enfin en paix. Il ne changerait pas de vie. Beaucoup de
travail et d'agréables moments de détente en compagnie
de femmes dont il disposait à sa guise : c'était le secret de
la sérénité.
Il imagina Carrie avec lui sur le pont de son yacht, au clair
de lune. Un bras autour de ses épaules, il la serrait contre
lui, tandis qu'ils contemplaient la mer. Pas de doute, c'était
une perspective très alléchante.
D'ici là, il avait prévu de l'emmener à la Scala.
— Demain, il faut que tu ailles au Quadrilatère d'Oro,
déclara-t-il. C'est le quartier des grands couturiers. Ta
mission sera d'acheter une robe pour assister à un opéra
dans la salle la plus prestigieuse d'Italie.
— J'en ai déjà plus qu'il ne m'en faut, je t'assure,
répliqua-t-elle aussitôt.
Il balaya cette objection d'un geste de la main.
— Je veux que tu sois particulièrement élégante demain
soir.
Il y avait de grandes chances pour qu'Adrianna apprenne
qu'il se trouvait à Milan et qu'elle cherche à le rencontrer,
songea-t-il. Or, elle devait comprendre au premier coup
d'œil que Carrie était sa nouvelle maîtresse et qu'elle
n'avait aucun espoir de retrouver sa place auprès de lui.
Malgré ses réticences à dépenser encore de l'argent dans
des vêtements, Carrie suivit les consignes d'Alexis. Elle se
résigna d'autant plus volontiers qu'elle tomba en admiration
devant une robe blanche qui descendait en plis souples
jusqu'aux chevilles, et dont le corsage drapé à fines
bretelles masquait son décolleté.
Le soir venu, elle noua ses cheveux sur sa nuque et opta
pour un maquillage léger. A son grand soulagement, Alexis
parut approuver son choix. Et lorsqu'elle lui avoua ne rien
connaître à l'opéra, il s'empressa de la rassurer.
— Raison de plus pour en découvrir un. C'est un goût qui
s'acquiert, tu verras.
Allait-elle vraiment apprécier le spectacle ? se demanda
Alexis, dubitatif. Elle avait déjà admis ne pas s'intéresser à
l'art en général. Depuis leur arrivée à Milan, elle avait
également reconnu qu'elle ignorait tout de l'histoire de la
ville ou même du pays.
Cependant, elle avait manifesté un grand intérêt pour les
quelques repères qu'il lui avait donnés.
Bien sûr, il s'était abstenu de tout commentaire sur son
manque de culture. Après tout, ce n'était pas sa faute si
elle n'avait pas suivi comme lui de longues études.
Impossible de la blâmer pour ses lacunes. Et de toute
façon, celles-ci avaient-elles vraiment de l'importance ?
Carrie n'était peut-être pas très instruite, mais elle avait un
savoir-vivre à toute épreuve.
N'était-ce pas l'essentiel ? Par ailleurs, elle lui apportait
quelque chose qu'il n'avait jamais trouvé auprès d'aucune
autre femme. Or, pour l'instant, il n'avait pas besoin d'autre
chose.
A peine furent-ils arrivés à la Scala qu'Adrianna se
précipita sur Alexis. Eblouissante dans une robe de satin
rouge, son épaisse crinière brune flottant sur ses épaules
et son profond décolleté orné d'un lourd collier de rubis, elle
se lança dans une longue tirade en italien, mêlant
reproches et cajoleries. Imperturbable, il se contenta de
hocher brièvement la tête avant de poursuivre son chemin.
Il sentit Carrie se raidir à son bras, mais à sa grande
satisfaction, elle ne fit aucun commentaire. Il l'entraîna vers
sa loge, s'arrêtant plusieurs fois pour saluer de multiples
connaissances. Personne ne se permit la moindre allusion
à la cantatrice mais il ne fut pas dupe. Nul doute que les
potins allaient déjà bon train... Ce fut avec soulagement
qu'il ferma la porte de la loge et s'assit à côté de Carrie.
Elle étudiait le programme, le front plissé.
— Connais-tu le livret de Madame Butterfly!
— • Non, mais l'intrigue est résumée là, répondit-elle en
indiquant un paragraphe.
— J'espère que le spectacle te plaira.
L'esprit ailleurs, Carrie hocha vaguement la tête. Qui était
la femme qui avait accosté
Alexis à leur arrivée ? Une ancienne maîtresse ? Ou bien
quelqu'un qui convoitait cette place
? En tout cas, l'hostilité avec laquelle celle-ci l'avait toisée
était éloquente.
Malheureusement, elle n'avait pas compris un seul mot de
ce que l'inconnue avait dit à
Alexis. Mais pas question de poser à ce dernier les
questions qui lui brûlaient les lèvres.
De toute évidence, il n'avait pas envie d'en parler, puisqu'il
ne lui avait donné aucune explication. Mieux valait garder
un silence prudent, décida-t-elle en admirant le décor
somptueux de la salle fraîchement rénovée. Elle ne
connaissait peut-être rien à l'opéra, mais une chose était
certaine : cette soirée lui laisserait un souvenir inoubliable.
C'était fantastique d'être en compagnie d'Alexis, dans
cette loge d'où l'on voyait si bien la scène.
Les musiciens finirent d'accorder leurs instruments et les
lumières s'éteignirent.
Carrie se cala dans son siège, prête à savourer le
spectacle.
Malgré tous ses efforts, elle n'y parvint pas. La musique
était exaltante, mais plus l'intrigue progressait, plus elle la
rebutait. C'était si déprimant de voir cette pauvre Madame
Butterfly éperdument amoureuse d'un homme pour qui elle
n'était rien d'autre qu'un divertissement exotique... Le
dénouement tragique, inévitable, lui serra le cœur. Quel
drame atroce !
Lorsque les applaudissements finirent par s'estomper et
que les spectateurs commencèrent à quitter leurs sièges,
Alexis se tourna vers elle.
— Ça t'a plu?
Spontanément, elle répondit :
— Non, pas du tout.
L'expression d'Alexis changea imperceptiblement.
— Ah... Eh bien, il faut parfois en voir plusieurs pour
commencer à apprécier ce genre de spectacle.
— Je suis désolée, murmura Carrie, le cœur serré.
Elle l'avait déçu... Comment lui expliquer ce qu'elle
ressentait ? Il devait la prendre pour une ingrate...
— Tu n'as aucune raison de l'être, assura-t-il d'un ton
neutre.
Tandis qu'ils quittaient la loge, Carrie s'efforça d'accrocher
un sourire à ses lèvres malgré
son accablement. Quelle histoire horrible ! Même si son
amour passionné pour le héros perfide l'aveuglait,
comment l'héroïne pouvait-elle confier son bébé à l'épouse
de ce dernier, puis se suicider ? C'était
incompréhensible...
Elle fut submergée par une vague de tristesse, renforcée
par les accents déchirants de la musique, qui résonnaient
encore dans son esprit. Des souvenirs cruels s'imposèrent
àelle...
Celui du jour terrible où son père était venu la chercher à
l'école, hagard, parce que sa mère venait de se tuer dans
un accident de voiture.
Puis, tout récemment, c'était son père qui avait disparu,
après s'être battu contre la mort jour après jour pendant
trois longues années, jusqu'à la défaite finale.
La vue brouillée de larmes, elle baissa la tête. Il ne fallait
pas penser à ça. A quoi bon?
Elle devait rester positive. Avant de perdre la bataille, son
père avait accompli ce qui lui tenait le plus à cœur. La vie
— sa vie à elle — devait continuer.
Et il fallait reconnaître qu'Alexis lui avait redonné le goût de
vivre. Depuis cette soirée inoubliable où elle avait eu le
coup de foudre pour lui... Exactement comme Madame
Butterfly avait eu le coup de foudre pour le marin infidèle,
songea-t-elle soudain avec un pincement au cœur.
« Mais moi, je ne me berce pas d'illusions comme la
pauvre Madame Butterfly ! » se dit-elle aussitôt.
Oui, elle avait eu le coup de foudre pour Alexis. Impossible
de le nier. Comment ne pas tomber amoureuse d'un
homme aussi extraordinaire, qui la faisait fondre dès qu'il
posait les yeux sur elle ?
Cependant, elle gardait toute sa lucidité. Ce conte de fées
prendrait fin un jour ou l'autre.
Elle en était consciente. Mais tant qu'il durait, tant qu'Alexis
la désirait encore, comment pourrait-elle renoncer à un tel
bonheur?
Pour quelle raison s'y résoudrait-elle ?
Plus tard dans la nuit, alors qu'elle était blottie contre
Alexis, la musique déchirante de l'opéra envahit de
nouveau son esprit et son estomac se noua. Pourquoi ne
pouvait-elle s'empêcher de s'identifier à Madame Butterfly
? Etait-ce parce que, comme elle, elle vivait dans un rêve ?
C'était ridicule. Elle vivait peut-être dans un rêve, mais les
bras noués autour de sa taille et le corps plaqué contre le
sien étaient bien réels, se dit-elle fermement, sans parvenir
à chasser la sourde appréhension qui la poursuivait.
Mais le lendemain matin, celle-ci fut balayée par les rayons
du soleil. Avant son départ, Alexis l'embrassa
fougueusement et lui demanda de s'acheter des tenues
légères et confortables pour partir en vacances.
— Je serai libre dès ce week-end. Nous prendrons l'avion
pour Gênes, où mon yacht nous attendra.
Il eut un sourire irrésistible.
— Juste toi et moi.
Aussitôt, elle fut submergée de bonheur et toutes ses
craintes s'évanouirent.
Sur le pont du yacht qui fendait les eaux émeraude de la
Méditerranée, le long de la côte ligure, Carrie offrait son
visage aux embruns. Quelle sensation délicieuse ! Mais le
plus extraordinaire, c'était d'avoir Alexis tout à elle sans
aucune soirée mondaine en perspective.
Alexis, toujours capable de la faire fondre d'un seul
regard...
En début d'après-midi, il l'entraîna dans la cabine inondée
de soleil. Bercés par le roulis, ils s'abandonnèrent à la
passion qui les consumait et partagèrent comme toujours
un plaisir incomparable avant de sombrer dans le sommeil.
Lorsque la sonnerie de son portable le réveilla, Alexis jura
silencieusement. Que se passait-il ? Il avait demandé à
n'être dérangé qu'en cas de nécessité absolue. Pourvu
qu'il ne soit pas obligé d'interrompre ces vacances ! Il avait
trop envie de rester seul avec Carrie pendant quelques
jours... La sonnerie s'interrompit, tandis que la
communication était dirigée sur sa messagerie. Elle
retentit de nouveau quelques secondes plus tard. Avec
irritation, Alexis écarta doucement le bras de Carrie, blottie
contre lui, et alla
répondre. Il décrocha au moment où la messagerie prenait
de nouveau le relais.
Quelques secondes plus tard, il écouta le message.
La voix de sa mère le hérissa et il lâcha mentalement une
bordée de jurons. Bon sang, il ne manquait plus que ça !
Sa mère lui avait encore trouvé une héritière...
Anastasia Savarkos. Son frère Léo ayant été exclu de son
testament par leur grand-père, celle-ci venait de devenir
l'unique héritière de la fortune familiale. Bien évidemment,
Berenice Nicolaides avait décidé que son fils devait saisir
cette occasion en or.
Elle avait donc invité Anastasia à l'un des dîners qu'elle
organisait régulièrement dans sa résidence d'été sur l'île
ionienne de Lefkali. Et bien sûr, elle convoquait à
présent son fils à ce même dîner, le lendemain soir...
Alexis poussa un soupir excédé. Pas question qu'il assiste
à cette soirée ! Il était temps que sa mère comprenne que
le mariage ne faisait pas partie de ses projets.
Il regarda Carrie, toujours endormie. Dans son sommeil,
elle était plus belle que jamais. Avec ses boucles dorées
éparpillées sur l'oreiller, sa bouche encore gonflée de ses
baisers et ses seins délicieux découverts par le drap qu'il
avait rabattu en se levant, elle était splendide.
Alors qu'Anastasia Savarkos... Il l'avait croisée dans des
soirées mondaines à
Athènes. Impossible de nier qu'elle était séduisante. Mais
ses manières affectées étaient exaspérantes.
Et de toute façon, il n'avait aucune envie de se marier. Ni
avec elle ni avec personne !
H promena sur Carrie un regard gourmand. Sa mère
s'imaginait-elle vraiment qu'il allait renoncer à une
compagnie aussi exquise pour assister à un dîner
assommant, au cours duquel elle allait jouer les
entremetteuses avec un manque de subtilité effarant ?
Mais bien sûr, sa mère ne savait pas où il se trouvait ni
avec qui...
Il se figea.-
Et s'il lui mettait les points sur les i ?
S'il lui prouvait, une fois pour toutes, qu'il n'était absor
lument pas intéressé par Anastasia Savarkos ni par
aucune autre héritière ? N'était-ce pas le meilleur moyen
de la faire enfin renoncer à ses projets ?
Pourquoi n'irait-il pas à Lefkali... mais accompagné ?
En le voyant arriver avec Carrie, sa mère comprendrait le
message.
Il eut un sourire satisfait.
Oui, pas de doute. C'était la solution idéale. Se penchant
sur le lit, il effleura la cuisse de Carrie. Elle remua et ses
paupières frémirent. Lorsqu'il déposa un baiser sur ses
lèvres, elle ouvrit les yeux.
— Il y a un changement de programme, annonça-t-il.
6.
Carrie se cala confortablement dans le siège en cuir du jet
privé. Quelle frayeur elle avait eue ! Elle entendait encore la
voix d'Alexis à son réveil : « II y a un changement de
programme. » A ces mots, elle avait senti un grand froid
l'envahir. Le moment qu'elle redoutait était arrivé, avait-elle
songé. C'était fini. Il la renvoyait à Londres.
Le rêve était terminé.
Quel soulagement lorsqu'il lui avait annoncé qu'ils partaient
en avion pour une île grecque !
« Nous n'y resterons pas longtemps, avait-il précisé.
Ensuite, nous irons en Sardaigne, comme prévu. »
II ne lui avait pas expliqué la raison de ce changement et
elle ne lui avait pas posé
de questions. Il passait sa vie à voyager. Pour lui, ce détour
était anecdotique. De toute façon, elle lui était si
reconnaissante de l'emmener avec lui qu'elle se moquait
éperdument de savoir pourquoi il avait décidé
d'interrompre momentanément leur traversée.
Elle déglutit péniblement. Pourtant, il ne fallait pas se faire
d'illusions. Ce n'était qu'un sursis. Un jour ou l'autre, Alexis
la mettrait dans un avion pour Londres et elle ne le reverrait
jamais plus.
L'estomac noué, elle prit une profonde inspiration. Pas
question de broyer du noir.
Bien sûr, elle appréhendait le moment où ce rêve
merveilleux prendrait fin. Mais elle savait
que c'était inéluctable; les contes de fées n'existaient pas.
Alexis ne la garderait pas indéfiniment auprès de lui. Et de
toute façon, sa vie était en Angleterre. Elle n'était pas faite
pour parcourir la planète en jet privé, même en compagnie
de l'homme le plus fantastique du monde.
Elle jeta un coup d'œil furtif à Alexis. Assis à quelques
mètres d'elle, il était concentré
sur l'écran de son ordinateur portable. Il profitait toujours
des trajets en avion pour travailler et elle prenait soin de ne
pas le déranger. Cependant, aujourd'hui, il semblait
préoccupé. Elle tourna la tête et regarda par le hublot l'Italie
qui défilait sous l'appareil.
Alexis jeta un coup d'œil à Carrie. Lorsqu'elle le regardait,
il le sentait toujours. Mais elle ne cherchait jamais à attirer
son attention. Elle était suffisamment discrète pour le
laisser en paix lorsqu'il avait besoin de se concentrer.
Encore un aspect de sa personnalité qu'il appréciait
beaucoup.
Il réprima un soupir. Comme d'habitude, la perspective de
retrouver Lefkali le déprimait. C'était là que le mariage de
ses parents avait pris fin, lorsque la jeune maîtresse de son
père était tombée enceinte. Au moment du divorce, sa
mère avait insisté pour que la luxueuse résidence d'été des
Nicolaides lui revienne. Pourquoi avait-elle tenu à garder la
villa dans laquelle elle avait appris la trahison de son mari ?
Il se le demandait encore.
Il n'avait jamais compris non plus pourquoi elle avait
toujours refusé de se remarier.
Pour quelle raison tenait-elle tant à rester kyria Nicolaides
? Pour que personne n'oublie qu'elle était la première
épouse d'Aristides Nicolaides, séducteur en série ? Au lieu
de ruminer sa rancœur, elle aurait mieux fait de tourner la
page et de refaire sa vie. En tout cas, il fallait absolument
qu'elle cesse de lui empoisonner l'existence avec ses
manœuvres ridicules.
Il jeta un nouveau coup d'œil à Carrie. Son gracieux port de
tête lui donnait un charme irrésistible. Il eut un pincement au
cœur. N'était-il pas indélicat de l'utiliser à son insu pour
transmettre un message à sa mère ? Mais après tout, ne
l'avait-elle pas sondé
pour savoir s'il envisageait de s'installer un jour ? Il était
peut-être temps de lui transmettre à
elle aussi un message, afin qu'elle ne se méprenne pas sur
la place qu'elle occupait dans sa vie.
A cette pensée, il fut assailli de remords. Non, il était
injuste avec elle. Pas une seule fois elle n'avait essayé de
tirer profit de leur liaison ou d'exiger plus qu'il n'était prêt à
donner. Elle savait parfaitement quelle place elle occupait
dans sa vie. Elle l'acceptait et s'en contentait. Quant au rôle
qu'elle jouerait à la réception de sa mère, elle n'en aurait
pas conscience.
Alexis s'efforça de chasser toutes ces pensées de son
esprit. Lefkali n'était qu'une parenthèse, se raisonna-t-il.
Rien de plus. Dès le lendemain du dîner, ils repartiraient
pour la Sardaigne.
Le vol pour la Grèce ne dura pas très longtemps. Sur le
continent ils prirent un hélicoptère jusqu'à la petite île de
Lefkali, située à quelques encablures d'une autre île
beaucoup plus vaste. Eblouie par cette nouvelle
expérience, Carrie ne se lassait pas d'admirer la vue
plongeante sur la côte verdoyante, ponctuée de petits îlots
baignés par les eaux émeraude de la Méditerranée.
Au milieu de la végétation apparut soudain une immense
villa blanche, prolongée par une série de terrasses qui
descendaient en pente douce jusqu'à une plage de sable.
Une pointe étroite avançait dans l'eau, séparant la plage
d'une crique de galets, au fond de laquelle était nichée une
Il jeta un nouveau coup d'œil à Carrie. Son gracieux port de
tête lui donnait un charme irrésistible. Il eut un pincement au
cœur. N'était-il pas indélicat de l'utiliser à son insu pour
transmettre un message à sa mère ? Mais après tout, ne
l'avait-elle pas sondé
pour savoir s'il envisageait de s'installer un jour ? Il était
peut-être temps de lui transmettre à
elle aussi un message, afin qu'elle ne se méprenne pas sur
la place qu'elle occupait dans sa vie.
A cette pensée, il fut assailli de remords. Non, il était
injuste avec elle. Pas une seule fois elle n'avait essayé de
tirer profit de leur liaison ou d'exiger plus qu'il n'était prêt à
donner. Elle savait parfaitement quelle place elle occupait
dans sa vie. Elle l'acceptait et s'en contentait. Quant au rôle
qu'elle jouerait à la réception de sa mère, elle n'en aurait
pas conscience.
Alexis s'efforça de chasser toutes ces pensées de son
esprit. Lefkali n'était qu'une parenthèse, se raisonna-t-il.
Rien de plus. Dès le lendemain du dîner, ils repartiraient
pour la Sardaigne.
Le vol pour la Grèce ne dura pas très longtemps. Sur le
continent ils prirent un hélicoptère jusqu'à la petite île de
Lefkali, située à quelques encablures d'une autre île
beaucoup plus vaste. Eblouie par cette nouvelle
expérience, Carrie ne se lassait pas d'admirer la vue
plongeante sur la côte verdoyante, ponctuée de petits îlots
baignés par les eaux émeraude de la Méditerranée.
Au milieu de la végétation apparut soudain une immense
villa blanche, prolongée par une série de terrasses qui
descendaient en pente douce jusqu'à une plage de sable.
Une pointe étroite avançait dans l'eau, séparant la plage
d'une crique de galets, au fond de laquelle était nichée une
déplier et le laissa tomber dans un des tiroirs ouverts de la
commode.
— Laisse ça. On s'en occupera plus tard.
Il l'attira contre lui et la serra dans ses bras pendant un long
moment.
Puis il plongea son regard dans le sien.
— Tu ne te plains jamais, n'est-ce pas ?
— Quelles raisons aurais-je de me plaindre ? demanda-
t-elle, stupéfaite. Je vis au paradis !
Il eut une moue étrange.
— Il y a parfois des serpents au paradis... Mais peu
importe. Ce n'est rien. Juste de mauvais souvenirs. Et je
connais un moyen infaillible pour les exorciser.
A sa grande joie, elle vit une lueur familière éclairer son
regard, tandis qu'il lui caressait le lobe de l'oreille.
— Tu es si délicieuse, murmura-t-il d'une voix rauque.
Comment pourrait-on te résister? Moi en tout cas, j'en suis
incapable.
Il s'empara de sa bouche dans un baiser ardent, puis il la
renversa sur le lit et l'emporta dans un tourbillon de
sensualité.
Plus tard, alors qu'elle était blottie contre lui, Carrie
s'interrogea avec perplexité.
Que se passait-il ? Alexis était décidément différent,
aujourd'hui. Il s'était montré plus...
impatient. Comme s'il était urgent pour lui — vital, même —
de se perdre dans le plaisir.
Elle se retourna dans ses bras pour le regarder.
Apparemment, cet intermède sensuel n'avait pas suffi à
l'apaiser. Les yeux fermés et les traits crispés, il semblait
plus tendu que jamais.
Surprise par sa propre audace, elle se redressa et se mit à
lui masser doucement les épaules. L'espace d'une
seconde, il se raidit encore davantage, puis son visage se
détendit peu à peu. Avec' un petit soupir d'aise, il roula sur
le ventre. Elle se mit à califourchon sur lui et entreprit de lui
masser le dos.
Il murmura quelques mots en grec.
— Hmm, c'est divin, traduisit-il.
Le cœur gonflé de joie, Carrie continua son massage,
dénouant peu à peu tous ses muscles. Pour elle aussi,
c'était divin ! Alexis avait un corps parfait, et sa peau hâlée
était merveilleusement veloutée...
— Tu devrais envisager de devenir masseuse, dit-il
d'une voix étouffée par l'oreiller.
— Et toi mannequin, rétorqua-t-elle en riant.
Il se redressa légèrement pour lui jeter un regard perplexe.
— Ou star de cinéma, ajouta-t-elle avec un sourire
malicieux.
Il sourit avant de dire :
— Je suis sérieux. Tu pourrais gagner ta vie^n faisant des
massages. Tu es vraiment très douée. Y as-tu déjà
pensé?
Elle rit.
— Non. Jamais.
— Tu devrais. Il doit exister des formations accessibles
sans aucun diplôme.
Carrie s'interrompit brusquement.
— Non, je ne pense pas que ce soit un métier qui me
conviendrait, répliqua-t-elle après un instant de silence.
— Pourtant, ce serait certainement plus agréable que
de travailler comme serveuse, non ? Et je peux te garantir
que les hommes feraient la queue pour se livrer aux mains
d'une masseuse aussi sexy !
Surpris de ne pas recevoir de réponse, Alexis jeta un
nouveau coup d'œil à Carrie. Quel idiot ! Il avait dû la vexer,
se dit-il en surprenant son air étrange. Pris de remords, il
roula sur le dos et lui prit les mains.
— Excuse-moi, mon cœur. Je ne voulais pas te blesser.
Je voulais juste dire qu'en plus d'être très douée, tu es
magnifique. Tu es aussi belle que tes mains sont douces.
Il referma la main sur sa nuque.
— Et ton massage m'a redonné toute ma vigueur, ajouta-
t-il d'une voix rauque.
L'attirant contre lui, il le lui prouva aussitôt.
— Tu veux bien mettre ta robe en mousseline de soie
turquoise et ta rivière de diamants ? demanda Alexis.
Carrie était en train de se maquiller devant un des miroirs
de la salle de bains attenante à
la chambre. Elle avait du mal à se sentir à l'aise dans cette
immense pièce tout en marbre, équipée de deux lavabos,
d'une cabine de douche, d'un jacuzzi et d'une baignoire
encastrée. Décidément, cette maison était étonnante. D'un
luxe tapageur qui ne ressemblait pas à Alexis. Certes, les
palaces dans lesquels ils séjournaient d'ordinaire offraient
tous un décor somptueux. Mais toujours très raffiné, sans la
moindre touche de clinquant.
Toutefois, mieux valait ne pas faire part de ces réflexions à
Alexis. U semblait beaucoup plus détendu et c'était
l'essentiel. Son massage avait peut-être été réellement
efficace.
Etait-il sérieux lorsqu'il lui avait conseillé d'en faire sa
profession? Non, il devait sûrement plaisanter! En tout cas,
devant son manque d'enthousiasme il s'était excusé.
Elle en avait été surprise et très touchée.
Une vive émotion l'étreignit.
Il l'avait appelée « mon cœur » ! C'était la première fois...
Après avoir fini de se maquiller, elle lui laissa la salle de
bains et sortit de la penderie la robe qu'il lui avait demandé
de mettre. De coupe sobre, elle était à la fois très sexy et
très élégante, avec de fines bretelles et de longs plis
souples qui tombaient jusqu'aux chevilles. L'encolure
éçhancrée dévoilait généreusement son décolleté, si bien
qu'elle la portait avec un châle du même tissu, mais d'un
bleu un peu plus profond.
A vrai dire, cette robe lui semblait un peu trop habillée pour
un simple dîner en tête à
tête dans cette maison. Surtout avec la rivière de diamants
! Cette dernière devait coûter une fortune et elle osait à
peine la sortir de son écrin. Cependant, elle était heureuse
de la porter pour faire plaisir à Alexis.
Lorsqu'il sortit de la salle de bains, fraîchement rasé, les
cheveux encore humides et une serviette blanche nouée
sur les hanches, elle eut comme d'habitude le souffle coupé
par sa beauté. Pour sa part elle était déjà habillée et avait
relevé ses cheveux en un chignon souple. Il promena sur
elle un regard appréciateur. — Parfait, commenta-t-il avec
un sourire satisfait. Sauf peut-être les cheveux...
Il la rejoignit et enleva les épingles qui retenaient son
chignon, laissant ses boucles blondes ruisseler sur ses
épaules.
Puis il s'habilla. En le voyant mettre un smoking, Carrie ne
put s'empêcher de sourire.
C'était touchant qu'il tienne à se mettre sur son trente et un
lui aussi... Allaient-ils manger sur la terrasse, face à la
mer? Ce serait merveilleux. L'air était si doux...
Elle fut assaillie par une bouffée de joie. Quelle perspective
exaltante ! Dîner en tête à tête avec Alexis au clair de lune,
dans la douceur de la nuit grecque ! Rien que tous les
deux...
Il attachait son nœud papillon, constata-t-elle.
Manifestement, il était presque prêt. Elle prit son châle et le
drapa sur ses épaules.
— Tu n'en auras pas besoin, dit-il en le lui enlevant et en le
lançant sur le lit. Allons-y.
— Où donc ? demanda-t-elle, intriguée.
— Nous sommes invités à dîner.
Une vive déception serra le cœur de Carrie. Elle qui
s'attendait à un dîner romantique au clair de lune ! Où
allaient-ils ? Chez qui étaient-ils invités ? Gardant pour elle
les questions qui se bousculaient dans son esprit, elle
suivit Alexis dehors.
Alors qu'ils prenaient un chemin qui montait à flanc de
colline à travers des jardins regorgeant de fleurs, elle
déglutit péniblement. L'air était très doux et elle n'avait pas
froid du tout, mais elle se serait sentie beaucoup mieux
avec son châle. Cette robe était si décolletée... Pour dîner
en tête à tête avec Alexis, cela ne l'aurait pas gênée. Mais
devant des inconnus...
— Je préférerais prendre mon châle, dit-elle d'une voix
hésitante.
— Nous sommes déjà en retard, répliqua-t-il sans
ralentir.
Elle eut un pincement au cœur. Pourquoi lui parlait-il sur un
ton aussi brusque ?
Mais peut-être était-ce un effet de son imagination,
songea-t-elle avec soulagement quelques instants plus
tard, lorsqu'il s'arrêta au milieu du chemin pour lui prendre
le visage à deux mains. Elle sentit son cœur s'affoler dans
sa poitrine, tandis qu'il plongeait son regard dans le sien.
— Adorable Carrie, murmura-t-il. Tu es vraiment
magnifique...
Puis il captura sa bouche en enfonçant les doigts dans ses
cheveux.
Ce fut un long baiser passionné, qui l'embrasa tout entière.
Alanguie contre Alexis, électrisée par le contact de son
torse muselé contre les pointes hérissées de ses seins,
elle y répondit avec ardeur.
Lorsqu'il finit par s'arracher à sa bouche, elle tenait à peine
sur ses jambes. L'esprit embrumé de désir, elle continua
de le contempler, les yeux écarquillés et le souffle court.
Alexis la contempla un instant. Dans cette robe au
décolleté provocant, les cheveux ébouriffés et les lèvres
gonflées par son baiser, elle allait faire sensation... Avec un
petit sourire satisfait, il la prit par le coude et l'entraîna à sa
suite.
Au bout du chemin, Carrie découvrit avec stupéfaction que
juste au-dessus d'eux se dressait la majestueuse villa
blanche qu'elle avait aperçue de l'hélicoptère.
— Par ici, dit Alexis en la conduisant vers une terrasse
dallée.
Ils longèrent une grande piscine turquoise éclairée par des
spots dissimulés dans des niches de pierre, puis ils
montèrent un escalier conduisant à une autre terrasse. Des
gens y discutaient, un verre à la main, au son d'une
musique d'ambiance. Derrière une baie vitrée, une
immense table était dressée pour le dîner.
Carrie sentit les doigts d'Alexis se crisper sur son coude.
Au même instant, une femme se détacha du groupe et fit
quelques pas vers eux avant de s'immobiliser
brusquement.
En fait, tout le monde s'était figé, constata Carrie avec
perplexité, tandis qu'Alexis parlait en grec d'un ton égal.
Que se passait-il ? Impossible de comprendre un seul mot
de ce qu'il disait...
La femme qui avait commencé à avancer vers eux ne
bougeait toujours pas, manifestement médusée. D'âge
moyen, très mince, impeccablement coiffée, elle était d'une
élégance sans faille dans une longue robe noire de coupe
sobre.
Derrière elle se tenait une autre femme, plus jeune, vêtue
d'une robe en soie vert olive à col montant. Ses épais
cheveux noirs étaient relevés en un chignon sophistiqué.
Parée d'un collier de perles et de boucles d'oreilles
assorties, elle était d'une beauté remarquable.
Et visiblement médusée elle aussi.
Sans paraître se soucier du malaise ambiant, Alexis
s'avança vers la femme d'âge moyen. Sans doute
l'hôtesse... Pourquoi son visage lui semblait-il soudain
familier? se demanda confusément Carrie. Elle était
pourtant certaine de ne l'avoir jamais rencontrée... Alexis
parla de nouveau en grec et embrassa l'inconnue sur la
joue.
Puis avec un large sourire, il déclara en anglais :
— Je te présente Carrie. J'étais avec elle quand tu m'as
appelé, si bien que je me suis permis de l'amener. Je sais
que tu n'y vois aucun inconvénient.
Sans lâcher Carrie, il se dirigea ensuite vers la jeune
femme en robe verte, à qui il dit quelques mots en grec.
Elle resta silencieuse un instant, puis elle répondit d'un seul
mot en inclinant légèrement la tête. Sa froideur ne sembla
pas perturber Alexis le moins du monde.
D'un geste désinvolte, il fit signe à un serveur et prit deux
flûtes de Champagne sur le plateau que lui présenta ce
dernier. Carrie faillit renverser celle qu'il lui tendait. Que se
passait-il donc ? Les invités n'étaient pas très nombreux
mais ils appartenaient visiblement au même milieu que
tous ceux qu'elle avait croisés dans les réceptions où
Alexis l'avait emmenée. Elle commençait donc à avoir
l'habitude de ce genre de soirée.
Alors, pourquoi se sentait-elle aussi embarrassée?
Au comble de la confusion, elle se mordit la lèvre. Plusieurs
hommes la déshabillaient ouvertement du regard. Si
seulement elle avait insisté pour prendre son châle
! Elle aurait donné n'importe quoi pour pouvoir se couvrir
les épaules... Inconsciemment, elle se blottit contre Alexis. Il
la prit par la taille avec un sourire enjôleur.
— Je crois que nous avons fait attendre tout le monde, ma
chérie, déclara-t-il en anglais.
Etait-ce la cause de la gêne palpable qui rendait
l'atmosphère oppressante ? se demanda Carrie. Peut-être.
Cependant, cela n'expliquait pas pourquoi tout le monde
avait les yeux fixés sur elle. Les joues en feu et les jambes
tremblantes, elle suivit Alexis jusqu'à la table du dîner, où il
la fit asseoir à côté de lui.
Le repas — succession interminable de plats sophistiqués
— fut un véritable supplice.
Il fallait absolument faire bonne figure, se répétait-elle
inlassablement en faisant appel à
tout son courage. Même si elle mourait d'envie de bondir
sur ses pieds et de regagner la maison de la plage
encourant...
Pourquoi restait-elle le point de mire, alors qu'en même
temps tout le monde l'ignorait ?
C'était un comble ! Bien sûr, son décolleté pouvait
difficilement passer inaperçu. Mais dans ce cas, pourquoi
Alexis ne lui avait-il pas demandé de mettre une autre
robe, ou au moins de garder son châle ?
Par ailleurs, elle était la seule femme à ne pas avoir les
cheveux attachés, ce qui ne contribuait pas à la mettre à
l'aise... Elle était obligée de les rejeter sans arrêt en
arrière. Si seulement elle avait pu les nouer ! Au moins,
cela aurait été un problème en moins. Mais chaque fois
qu'elle les touchait, son geste semblait attirer tous les
regards.
Comme son collier, qui lui semblait si froid sur sa peau...
Serait-ce donc une faute de goût d'associer des diamants
à cette robe ? Certes, la plupart des femmes portaient des
perles, discrètes et raffinées. Toutefois, l'une d'elles avait
un collier de rubis, tandis qu'une autre arborait sur son
opulente poitrine une énorme broche ornée de saphirs.
Carrie déglutit péniblement. Peut-être était-ce tout
simplement sa présence qui posait problème ? Mais si
Alexis n'avait pas prévenu leur hôtesse qu'il serait
accompagné, elle n'y était pour rien ! Et ce n'était pas non
plus sa faute si elle ne parlait pas grec. D'ailleurs, elle ne
connaissait pas un mot d'italien non plus, et pourtant elle ne
s'était jamais sentie aussi mal à l'aise à Milan.
Quel que soit le problème, il n'y avait qu'une seule attitude
à adopter. Rester stoïque, en s'efforçant de faire honneur
au repas malgré la boule qui lui bloquait la gorge. De toute
façon, la conversation se déroulait exclusivement en grec
et personne ne lui adressait la parole. Même pas Alexis...
Pourquoi l'avait-il amenée avec lui ? Il aurait mieux fait de
la laisser seule dans la maison, à la plage. Elle n'aurait pas
eu à subir ce calvaire !
Carrie ne sut jamais comment elle trouva la force de tenir
bon jusqu'à la fin du repas.
Lorsque tout le monde se leva enfin de table, Alexis la prit
par la main et l'entraîna vers leur hôtesse. Il parla en grec à
cette dernière, qui répliqua d'un ton crispé. Elle continuait
de l'ignorer ostensiblement, constata Carrie avec
amertume.
Sans lâcher sa main, Alexis effleura la joue de leur hôtesse
du bout des lèvres, salua le reste de l'assemblée de
quelques mots, puis se dirigea vers la sortie.
Carrie le suivit en silence, trop abattue pour faire le
moindre commentaire.
Lorsqu'ils arrivèrent à la maison de la plage, il annonça
d'un air distant :
— Excuse-moi un instant, il faut que je consulte ma
messagerie.
D'un pas lourd Carrie gagna la chambre et se déshabilla,
la mort dans l'âme. Jamais elle n'avait vécu une expérience
aussi déplaisante...
Alexis fixait l'écran dé son ordinateur sans prêter la
moindre attention aux messages qu'il avait reçus. Sa
méthode avait été efficace. Brutale, mais efficace.
Personne n'ignorait plus que le mariage ne figurait pas à
son programme. La présence de Carrie à son côté
n'avait laissé aucun doute à ce sujet !
Comme il fallait s'y attendre, Anastasia Savarkos avait été
mortifiée, et sa mère ulcérée. Tant pis pour elles.
Quant à Carrie, il l'avait mise dans une situation très
inconfortable. Elle avait été
soumise toute la soirée aux regards de convoitise des
hommes et à la réprobation non dissimulée des femmes.
Lui infliger une telle épreuve n'était vraiment pas élégant de
sa part... Mais après tout, ils repartaient demain. Elle ne
reverrait donc jamais aucune des personnes présentes à
cette soirée.
Promenant autour de lui un regard dégoûté, il ferma son
ordinateur portable. La décoration de cette maison était
d'un mauvais goût affligeant ! Décidément, il ne supportait
plus cet endroit.
Heureusement, à la même heure demain il serait en
Sardaigne. Seul avec Carrie...
Rasséréné par cette pensée, il gagna la chambre, où
Carrie dormait déjà
profondément. Ce dîner redoutable avait dû l'épuiser. Pas
question de la réveiller.
De toute façon, pour une fois il avait juste envie de la tenir
dans ses bras.
7.
Allongée au soleil sur un transat devant la maison de la
plage, Carrie se tourna sur le ventre avec volupté.
Elle était seule et pour une fois, elle s'en réjouissait. Cette
nuit, après avoir pris des antalgiques pour apaiser la
migraine que lui avait value la soirée de la veille, elle avait
dormi d'un sommeil de plomb. Alexis ne l'avait réveillée
que dans la matinée.
— Il faut que je monte à la villa, mais je n'en ai pas pour
longtemps, avait-il dit, accroupi à côté du lit. Dès mon
retour, nous partirons pour la Sardaigne.
L'esprit encore engourdi, Carrie avait perçu sa nervosité,
mais elle n'avait fait aucun commentaire. A présent, les
questions se bousculaient dans son esprit. Mieux valait les
ignorer, décida-t-elle. D'autant plus qu'elle avait mal au
cœur... Ce dîner cauchemardesque aurait-il également
affecté sa digestion ?
Elle soupira. C'était un comble de se sentir aussi mal alors
qu'elle avait la chance incroyable d'être allongée au soleil
sur une plage de la Méditerranée au lieu de trimer à
Londres comme serveuse !
Et la chance tout aussi incroyable d'être avec Alexis...
Le sourire qui se dessina sur les lèvres de Carrie s'effaça
presque aussitôt. Pour la première fois depuis leur
rencontre, la douce euphorie qui l'envahissait chaque fois
qu'elle pensait à lui fut remplacée par une sourde
inquiétude. Ce qui s'imposait à son esprit, c'était le
souvenir de sa mine sombre dans l'avion qui les avait
amenés d'Italie, puis son air distant à leur retour de la villa.
Un grand plouf ]a fit tressaillir. Aussitôt, elle se redressa
sur un coude et ses cheveux caressèrent le décolleté
profond du soutien-gorge de son deux-pièces. Eblouie par
le soleil, elle distingua une haute silhouette masculine qui
s'avançait vers elle.
— Voici donc la petite bimbo d'Alexis... Terriblement sexy,
en effet.
La voix était traînante et l'accent britannique.
Muette de stupeur, Carrie regarda l'inconnu s'accroupir à
côté de son transat. Jeune, bronzé, il dardait sur elle un
regard bleu électrique.
Un regard insolent qui la déshabillait.
Avant qu'elle ait le temps de comprendre son intention, il lui
tâta la cuisse.
— Oh, délicieux... Dis-moi, ce que tu fais pour Alexis, je
suppose que tu peux le faire pour moi aussi, n'est-ce pas ?
Allez, enlève ton maillot, s'il te plaît.
Sans même l'avoir décidé, Carrie le gifla. Sa main
semblait mue par une volonté
propre.
L'inconnu feignit de chanceler puis il se releva.
Enfonçant les mains dans les poches de son short, il la
regarda d'un air moqueur s'envelopper dans un paréo et se
lever à son tour.
— Moi aussi je peux t'offrir des diamants, tu sais. Bien sûr,
mon compte en banque n'est pas aussi fourni que celui
d'Alexis. Mais j'ai quand même largement les moyens.
Il la déshabilla de nouveau du regard.
— Et il faut reconnaître que tu en vaux la peine, ma
belle... Oh, oui... tu en vaux largement la peine.
Il fit un pas vers elle.
Prise de panique, elle ramassa un gros galet.
— Laissez-moi!
Elle lança le galet, manqua son but et se baissa aussitôt
pour en ramasser un autre.
Les yeux bleus étincelèrent.
— Tu es folle?
Terrifiée, Carrie avait toutes les peines du monde à
respirer.
— Laissez-moi tranquille !
Il s'esclaffa.
— Calme-toi, je t'en prie ! Je ne vais pas te sauter dessus.
Je voulais juste voir de mes yeux la bimbo qui a semé la
pagaille à la villa, hier soir. Pose ce fichu galet, d'accord ?
Tu vises tellement mal que tu en deviens dangereuse !
Déglutissant péniblement, elle resta immobile, la main en
l'air. L'homme leva les bras dans un geste d'apaisement.
— Ecoute, calme-toi... d'accord ? Je te répète que tu n'as
rien à craindre. Je n'ai pas l'intention de te sauter dessus.
Il eut une moue de dérision.
— Bon sang, ce sont les femmes qui se jettent sur moi,
d'habitude ! Comme je viens de te le dire, je voulais juste te
voir de mes propres yeux. Tu ne peux pas m'en vouloir !
Après le dîner d'hier soir, la vieille sorcière est prête à
faire fabriquer une poupée à ton effigie pour la cribler
d'aiguilles...
Lentement, Carrie baissa le bras.
— Qui êtes-vous ?
Un peu rassurée, elle était à présent capable de détailler
les traits l'inconnu. Ils semblaient familiers, constata-t-elle
avec perplexité. Pourtant, elle n'avait jamais vu cet homme.
D'où venait-il ? De la villa ?
— Si je comprends bien, Alexis ne s'est pas donné la
peine de te mettre au courant. Mais pourquoi l'aurait-il fait,
après tout? Tu n'es qu'une figurante. Ta fonction principale
c'est de réchauffer son lit. Tu es d'aiîieurs cordialement
invitée à rejoindre le mien une fois qu'il en aura terminé
avec toi.
Carrie crispa les doigts sur le galet. Sa peur avait disparu
mais un autre sentiment était en train de prendre sa place.
— Taisez-vous !
Il arqua un sourcil moqueur.
— Tu avais d'autres projets ? Désolé de te décevoir,
mais comme moi, mon grand frère Alexis n'est pas un
adepte des relations durables. D'ailleurs, il n'est pas porté
non plus sur les bimbos : tu n'es absolument pas son type
de femme. A mon avis, il avait soigneusement préparé son
coup. Depuis quand t'a-t-il mise dans son lit?
Le cerveau de Carrie n'enregistra qu'une seule information.
— Vous êtes... le frère d'Alexis ?
Elle regarda l'homme avec stupéfaction. Voilà pourquoi
ses traits lui semblaient familiers malgré ses yeux bleus...
— Absolument, répondit-il. Je suis le demi-frère du
tout-puissant fils Nicolaides, le numéro un. Qui s'est servi
de toi pour neutraliser la sorcière.
— La sorcière ?
Le frère d'Alexis laissa échapper un petit rire.
— Tu ne trouves pas que ce surnom lui va comme
un gant? Je suis sûr qu'elle s'est comportée comme si tu
n'étais pas là. Elle est très douée pour ignorer les gens
dont l'existence la gêne.
Une étincelle furtive brilla dans les yeux bleus. De la colère,
comprit Carrie, de plus en plus interloquée. Que voulait-il
dire ?
— Je ne comprends pas...
Il eut un sourire méprisant.
— Evidemment ! En tant que bimbo de passage, tu n'es
pas censée comprendre. Tu es juste censée t'allonger
dans le lit de Sa Majesté Alexis Nicolaides... en échange
de quelques vêtements et bijoux hors de prix, bien sûr.
Carrie leva le bras, les doigts crispés sur le galet. Mais tout
à coup, le sourire méprisant disparut du visage de son
interlocuteur.
— Christo, pourquoi est-ce que je m'en prends à toi?
Ce qui s'est passé hier soir est plutôt réjouissant.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez !
s'exclama Carrie, exaspérée. Si vous êtes vraiment le frère
d'Alexis, je vous suggère de vous adresser directement à
lui. Il est à
la villa mais il ne devrait pas tarder à revenir.
— A mon avis, il en a pour un bon moment, au contraire.
La vieille sorcière doit être en train de lui passer un sacré
savon. C'est peut-être son fils chéri mais elle est très
remontée contre lui.
Carrie eut l'impression de recevoir un coup de poing dans
l'estomac.
— Qu'avez-vous dit ? demanda-t-elle d'une voix
blanche.
Il fronça les sourcils.
— Ça t'étonne qu'elle lui passe un savon ? Après ce
qu'il lui a fait hier soir? S'il y a une femme qu'elle aurait
voulu voir épouser son précieux fils, c'est bien l'héritière
Savarkos.
Effarée, Carrie déglutit péniblement.
— Vous voulez dire que... la maîtresse de maison...
hier soir... c'était la mère d'Alexis ?
— Même ça, il ne te l'a pas dit ?
Carrie secoua lentement la tête. Une pierre lui bloquait la
gorge, beaucoup plus dure que le galet qu'elle tenait dans
la main.
Le frère d'Alexis dit quelque chose en grec et s'avança
vers elle. Cette fois, elle n'eut pas le moindre mouvement
de recul. Elle n'eut pas non plus le réflexe de lui jeter le
galet. Atterrée, elle était incapable de faire un geste.
Alexis l'aurait emmenée dîner chez sa mère sans le lui dire
? Mais pourquoi ?
— Je crois qu'il vaut mieux que tu t'assoies, déclara
Yannis avec une compassion teintée de mépris. C'est un
peu compliqué, alors il va falloir faire un effort. Essaie de te
servir de ton cerveau, s'il fonctionne.
Carrie sentit une main se refermer sur son bras et la guider
vers le transat, sur lequel elle s'assit machinalement. Le
frère d'Alexis s'assit à côté d'elle et lui adressa un sourire
sans joie.
— Après tout, même les bimbos ont le droit de
comprendre ce qui leur arrive. Alors voilà...
Il prit une profonde inspiration.
— Je suis Yannis. Le demi-frère d'Alexis. Quand Alexis
était encore enfant, son père a malencontreusement mis sa
secrétaire enceinte. Etant donné que son épouse — la
mère d'Alexis, alias Berenice Nicolaides, alias la sorcière
— ne pouvait plus avoir d'enfant, il a décidé de divorcer
pour épouser sa maîtresse. La sorcière ne s'en est toujours
pas remise... Il faut préciser qu'en plus, son mari avait eu la
délicate attention d'installer la maîtresse en question dans
un petit nid d'amour, à proximité de la villa.
Yannis indiqua la maison de la plage d'un signe de tête
avant d'ajouter :
— Le divorce a été prononcé juste avant ma nais
sance.
Il inclina la tête d'un air faussement solennel.
— Je ne suis donc pas né bâtard, ce que la sorcière ne
m'a jamais pardonné. Mais ce qu'elle a eu le plus de mal à
avaler, c'est que ma mère soit devenue la deuxième kyria
Nicolaides. Donc, en résumé, la sorcière me hait — ce
qui est réciproque. Le but de sa vie est de me voir exclu du
testament de mon père, afin qu'Alexis récolte tout. Elle
pense que si elle parvient à lui faire épouser une héritière,
cela augmentera ses chances. Surtout... Yannis eut une
moue cynique.
— ... s'il engendre lui-même un héritier dans la foulée.
Il faut reconnaître à son crédit qu'Alexis ne partage pas ses
projets. Au contraire, les manigances de sa mère
l'exaspèrent au plus haut point, et il ne supporte plus qu'elle
lui présente sans arrêt des épouses potentielles. D'où la
petite mise en scène d'hier soir. De toute évidence, il a
décidé d'adresser un message très clair à la sorcière. Et
ce message, c'était toi. Arriver avec toi à ce dîner organisé
pour lui présenter l'héritière Savarkos, voilà qui revenait à
dire à sa mère :
« Pourquoi me marierais-je quand j'ai une petite splendeur
comme celle-ci pour chauffer mon lit ? »
Yannis se leva.
Carrie resta immobile, le regard fixe. La pierre dans sa
gorge avait pris des proportions gigantesques.
— Pas la peine de faire cette tête, déclara Yannis
d'un ton moqueur. D'accord, Alexis s'est servi de toi...
mais les filles comme toi ne se font pas d'illusions, non ?
Je suis bien placé pour le savoir. Je ne fréquente que des
bimbos. Contrairement à Alexis, qui préfère les femmes
plus sophistiquées. S'il t'a choisie, c'est uniquement parce
qu'il savait que tu serais parfaite pour la mise en scène
d'hier soir. Et à présent, je crains que tu ne lui serves plus à
grand-chose.
Carrie leva la tête.
— Partez, s'il vous plaît.
Elle avait toutes les peines du monde à articuler. La pierre
dans sa gorge continuait de grossir à chaque instant.
Yannis haussa les épaules et s'éloigna.
Tétanisée, elle le regarda s'éloigner d'un pas nonchalant en
direction d'un dériveur échoué sur les galets. Puis,
toujours immobile, les mains crispées sur son ventre, elle le
suivit des yeux pendant un long moment après qu'il eut
repris la mer.
Soudain, elle entendit des pas derrière elle sur les galets.
Son cœur fit un bond dans sa poitrine et elle se retourna.
Alexis arrivait de la villa, le regard fixé sur le dériveur qui
gagnait le large.
— Je suis désolé d'avoir dû t'abandonner. As-tu fini
tes bagages ou bien dois-je faire venir une domestique de
la villa?
Son ton était crispé, mais elle n'était pas en état de le
remarquer. Etroitement enveloppée dans son paréo, elle fit
appel à toute sa volonté pour se lever et répondre d'un ton
qu'elle espérait neutre :
— Non. J'en ai pour cinq minutes.
Elle se dirigea vers la maison en évitant le regard d'Alexis.
Impossible de le regarder en face. La pierre dans sa gorge
était beaucoup trop grosse.
A son grand dam, elle l'entendit entrer dans la maison
derrière elle. Alors qu'elle atteignait la chambre, elle eut
l'impression que les murs vacillaient. Les jambes
tremblantes, elle s'agrippa au montant de la porte.
— Carrie... ça va?
Elle se cramponna de plus belle, la vue soudain trouble.
Une douleur fulgurante lui transperça le ventre et la plia en
deux. Elle laissa échapper un gémissement.
— Carrie!
Elle sentit une main puissante se refermer sur son bras
pour la soutenir, mais une nouvelle douleur lui arracha un
cri.
— Salle... de bains..., bredouilla-t-elle.
Soutenue par Alexis, elle gagna la salle de bains et y entra
d'un pas chancelant. Elle referma la porte au nez d'Alexis
au moment où une nouvelle douleur aiguë la transperçait.
Elle s'affaissa sur le siège des toilettes en se mordant la
lèvre pour ne pas crier. Puis, à son grand soulagement, la
douleur s'apaisa. Elle attendit un instant, le front trempé
de sueur.
— Carrie?
— Ça va, murmura-t-elle.
Elle se leva. C'étaient des crampes d'estomac, rien de
plus... Mais à peine debout, elle fut de nouveau prise de
vertige.
Baissant la tête, elle vit du sang couler sur sa jambe.
Un brouillard épais l'enveloppa et elle s'affaissa sur le sol.
Elle était allongée dans un lit, au milieu d'une immense
pièce toute blanche, avec des tableaux aux murs et des
stores vénitiens qui tamisaient la lumière du soleil.
Adossée à
des oreillers, elle se sentait très faible. Apparemment, ses
pieds étaient surélevés à l'aide de coussins.
Une infirmière était en train de border le lit tandis qu'un
homme se tenait légèrement à l'écart. Sans doute un
médecin, songea Carrie. L'homme fit signe à
l'infirmière de sortir, puis il s'approcha du lit et parla en
anglais, avec un accent grec très prononcé.
— Les saignements se sont interrompus. Cependant,
ils peuvent recommencer. Il faut que je vous demande si
vous les avez provoqués intentionnellement.
Elle le regarda avec perplexité. Que voulait-il dire ?
— Cela arrive, ajouta-t-il. Et c'est une décision qui
n'appartient qu'à vous... Toutefois, si c'est le cas, je dois
vous prévenir que vous devrez vous adresser à un autre
médecin.
Il fit une pause avant de poursuivre :
— Mais si vous ne les avez pas provoqués, je ferai
tout ce qui est en mon pouvoir pour vous aider, bien sûr.
Cependant, il peut arriver que la nature finisse par
s'imposer et que la médecine reste impuissante. Il vaut
mieux vous préparer à cette éventualité.
Carrie était au comble de la confusion. De quoi parlait-il ?
Elle s'humecta les lèvres.
— Qu'est-ce que... qu'est-ce qui m'arrive ?
Le médecin haussa les sourcils, manifestement surpris.
— Vous ne le saviez pas ? Eh bien... cela arrive égale
ment. Surtout au début.
Le regard du médecin se teinta de compassion.
— Vous êtes enceinte. De quelques semaines. Et vous
risquez de faire une fausse couche.
8.
Alexis s'immobilisa devant la porte de la chambre. Bon
sang, il n'avait qu'une envie : s'enfuir en courant !
Malheureusement, c'était hors de question. Quand il avait
trouvé Carrie inanimée sur le sol de la salle de bains, il
l'avait portée jusqu'à la villa, où il l'avait installée dans l'une
des chambres d'amis. Puis il avait appelé un médecin.
Le diagnostic de ce dernier lui avait fait l'effet d'un coup de
tonnerre.
— Combien de semaines ? avait-il demandé aussitôt.
— C'est très récent, avait répondu le médecin. Beaucoup
de femmes font une fausse couche avant même d'avoir
conscience d'être enceintes. Mais en l'occurrence, il est
peut-être possible d'éviter ça. Je dis bien « peut-être ».
Elle doit garder le lit en permanence et éviter tout stress. Il
est possible que ce dernier soit à l'origine de son malaise.
Alexis avait crispé la mâchoire, mais il s'était abstenu de
tout commentaire. Il avait juste demandé quel suivi médical
serait nécessaire. A présent, le médecin était parti et il
fallait qu'il aille voir Carrie.
C'était la moindre des choses.
« Christos! Quelle catastrophe ! »
Mais se lamenter ne servait à rien. Il fallait qu'il entre dans
cette chambre et qu'il affronte la situation. De la seule
manière possible. La mine sombre, il ouvrit la porte. Les
stores étaient toujours baissés et la pièce plongée dans la
pénombre. Carrie semblait minuscule dans l'immense lit
double.
Il fit quelques pas et elle tourna la tête vers lui.
Devant son regard morne, Alexis sentit son estomac se
nouer. Mon Dieu, si seulement il pouvait se réveiller ! Si
seulement ce n'était qu'un cauchemar !
Mais malheureusement, la situation était bien réelle et il n'y
avait pas d'échappatoire.
— Comment te sens-tu? demanda-t-il d'une voix hésitante.
Carrie le regarda sans répondre. Il était toujours aussi
beau. Pourtant, plus rien n'était comme avant... Ecrasée
par une détresse insurmontable, elle eut envie de fermer
les yeux et de crier : « Non, ce n'est pas vrai ! Je vais me
réveiller ! Ce n'est qu'un cauchemar ! »
Mais tout était vrai. Elle attendait un enfant d'Alexis. Un
homme pour qui elle n'était rien. Rien d'autre qu'une bimbo
qu'il avait mise dans son lit dans un but bien précis.
Les paroles de Yannis la hantaient. Des paroles cruelles
qui lui avaient ouvert les yeux sur la réalité.
Mais pouvait-elle vraiment y ajouter foi ? N'étaient-elles pas
plutôt des accusations infondées, lancées par un homme
manifestement aigri et jaloux d'Alexis ?
Le doute s'insinua en elle. Fragile mais tenace. Elle scruta
le visage d'Alexis et eut un pincement au cœur.
« II n'a jamais fait preuve de mépris à mon égard. Il s'est
toujours montré si attentionné... Ce n'est pas parce que
notre relation semble invraisemblable qu'elle est forcément
sordide. Et si hier soir, il ne m'a pas... »
Le souvenir de l'humiliation que lui avait fait subir Alexis
déchira le cœur de Carrie. Il n'avait même pas daigné lui
présenter sa mère ! Il l'avait sciemment exposée au mépris
de tous ces gens !
Et à présent elle portait son enfant...
Anéantie, elle tourna la tête. Impossible de continuer à le
regarder. Impossible...
Yannis l'avait traitée de bimbo et il avait eu raison. Elle
n'était qu'une petite idiote éblouie par le luxe, qui voulait à
tout prix croire aux contes de fées. Capable de se mentir
au point de trouver romantique une histoire sordide. Une
histoire triste à
pleurer...
Pas étonnant qu'hier soir, tout le monde se soit figé à leur
arrivée. Elle avait dû
offrir un spectacle lamentable avec son décolleté provocant
et ses diamants. Une vraie poule de luxe !
Came se sentit submergée par la honte. Comment avait-
elle pu être aussi aveugle ?
Comment avait-elle pu se voiler la face à ce point?
Elle s'était fabriqué un rêve pathétique pour travestir la
réalité. Et aujourd'hui, elle payait très cher cette erreur.
Enceinte... Le mot résonna dans son esprit de manière
sinistre.
« Non ! Je ne peux pas être enceinte... C'est impossible !
Absolument impossible ! »
Elle fut accablée par un désespoir insurmontable. Nier
l'évidence ne servait à
rien... A New York, ils avaient abordé le sujet de la
contraception, et elle avait prévenu Alexis qu'elle ne prenait
pas la pilule. Il avait accepté sans hésitation de prendre
des précautions et il l'avait toujours fait. Mais les méthodes
de contraception n'étaient pas infaillibles... Pour son plus
grand malheur.
— Carrie?
La voix d'Alexis était crispée. Pas étonnant ! songea-t-elle
avec amertume. En cet instant, il devait la maudire.
— Il ne faut pas t'inquiéter. Je vais m'occuper de toi.
Je ferai tout ce qui sera nécessaire.
Elle continua de fixer le mur.
— Carrie... Je veux que tu saches... que si tu restes
enceinte, je t'épouserai.
Les paroles d'Alexis semblaient tomber lourdement dans le
silence. Comme des pavés...
— Carrie...
Elle ferma les yeux.
Mon Dieu, pourquoi ne se taisait-il pas ? Pourquoi ne la
laissait-il pas tranquille ?
C'était ce qu'il avait de mieux à faire !
Alexis contempla le visage fermé de Carrie avec
frustration. Que pouvait-il lui dire de plus, bon sang ? Il
regrettait amèrement cette situation, mais il était prêt à
l'affronter. D
n'avait pas le choix : il assumerait ses responsabilités.
Un profond soupir lui échappa et il pivota sur lui-même, fl
fallait qu'il sorte de cette pièce au plus vite...
Il trouva refuge dans le bureau, dont la villa — comme
toutes les propriétés des Nicolaides—était équipée. Autant
travailler, décida-t-il. C'était le seul moyen de ne pas
devenir fou. Il fallait absolument qu'il s'occupe pour pouvoir
traverser les heures qui allaient décider de son destin.
Il sentit son estomac se nouer.
« Si seulement ce n'était pas vrai... Si seulement... »
II alluma l'ordinateur. Incapable de se concentrer, il se leva
quelques minutes plus tard, ouvrit la baie vitrée et sortit sur
la terrasse.
Il regarda la mer, sur laquelle une voile blanche semblait
danser. Sans doute Yannis. Il l'avait aperçu ce matin,
lorsqu'il était revenu sur la plage après sa discussion
houleuse avec sa mère.
De nouveau, son estomac se noua. Comme les
manigances de celle-ci lui paraissaient dérisoires, à
présent... Il eut l'impression de manquer d'air. Quelle ironie
!
Il suivit des yeux le dériveur, qui tirait des bords. Yannis
semblait éprouver un plaisir pervers à loger dans le hangar
à bateaux aménagé en studio, situé près de l'embarcadère
à l'autre bout de la plage. Alexis secoua la tête. Sans doute
tenait-il de leur père, qui autrefois n'avait pas hésité à
installer sa secrétaire dans la maison de la plage,
facilement accessible à pied depuis la villa principale. Au
cas où son épouse délaissée aurait ignoré qu'il lui préférait
sa jeune et jolie maîtresse...
La maîtresse qu'il avait malencontreusement mise
enceinte.
Il regarda le dériveur virer de bord. Plus de trente ans
s'étaient écoulés depuis qu'une grossesse accidentelle
avait changé leurs vies à tous...
« Un jour, quand je serai vieux, regarderai-je mon fils
naviguer dans la baie depuis cette terrasse ? Un fils conçu
par accident, lui aussi ? »
Alexis eut l'impression que le temps se refermait sur lui
pour l'emprisonner. Un texte qu'il avait lu quelque part lui
revint en mémoire.