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L’intégrale

* Les diamants de Skavanga *


Susan Stephens

Azur

* Les diamants de Skavanga *


1 - N° 3603 - Trahie par le cheikh


2 - N° 3613 - Le plus précieux des diamants
3 - N° 3623 - L’amant d’une seule nuit
4 - N° 3633 - Une Passion de feu et de glace


Vol. 1 – N° 3603

- 1 -
Trahie par le cheikh
Britt, Eva, Leila et Tyr… Pour sauver l’entreprise familiale, les héritiers Skavanga devront-ils
choisir entre amour et devoir ?
Quand elle a posé les yeux sur l’émissaire envoyé par le puissant cheikh Noir, le seul homme capable
de sauver la mine de diamants familiale, Britt a immédiatement ressenti un trouble profond. Alors, en
dépit de toute raison, elle a cédé à la passion entre les bras de ce séduisant inconnu. Quelle n’est donc
pas sa colère quand elle comprend, quelques heures plus tard, que son bel amant était en réalité le
cheikh de Kareshi lui-même, et qu’il s’est servi de leur moment de passion pour prendre, à son insu,
le contrôle de son entreprise. Aussi furieuse que blessée, Britt fait ses bagages pour Kareshi, bien
décidée à défendre son héritage et à dire à ce cheikh arrogant et odieux ce qu’elle pense de sa façon
de se conduire…

*************

Vol. 1
Trahie par le cheikh
1.

Cheikh Sharif al Kareshi, éminent géologue et chef d’Etat plus connu sous le nom de Cheikh Noir,
installa confortablement ses deux amis et associés dans le vaste bureau de sa luxueuse demeure
londonienne.
L’un Espagnol, l’autre Italien, ses partenaires avaient à peu près le même âge que lui et, comme lui,
étaient des géants dans le monde des affaires — et des don Juan invétérés dans leur vie privée.
Ensemble, ils dirigeaient le puissant consortium qu’ils avaient fondé quelques années plus tôt.
A l’ordre du jour : le rachat de la plus importante mine de diamants jamais découverte. Et comme,
dans un tel projet, des sommes colossales entraient en jeu, une atmosphère concentrée régnait autour
de la table ovale.
Le comte Roman Quisvada, propriétaire d’une île superbe située au sud de l’Italie, se tourna vers lui,
l’air sceptique :
— Une mine de diamants près du cercle polaire arctique ?
— Il y a quelques années, on a découvert des diamants dans le nord du Canada, fit remarquer Sharif
en s’appuyant au dossier de sa chaise. Pourquoi pas en Europe du Nord ?
Ils s’étaient connus tous les trois au cours de leurs études, en Angleterre. Bien qu’ils aient ensuite fait
fortune chacun de son côté, leur amitié avait résisté au temps et à l’éloignement géographique.
— D’après mes premières estimations, la découverte faite par Skavanga Mining pourrait même
s’avérer plus importante que prévu, poursuivit Sharif.
Il poussa une partie des documents posés devant lui vers ses deux amis.
— J’ai entendu dire que l’on parlait là-bas de trois jeunes femmes ravissantes surnommées les
Diamants de Skavanga, fit Raffa en choisissant une orange dans la coupe de cristal. Cela m’intrigue.
— Je te tiendrai au courant, lui promit Sharif.
Don Rafael de Leon, alias Raffa pour ses amis, ne se contentait pas d’être duc de
Cantalabria — magnifique région montagneuse d’Espagne. Il était également expert en diamants. Non
seulement, il possédait des laboratoires spécialisés dans la taille et le polissage des pierres précieuses,
réputés dans le monde entier, mais aussi la chaîne la plus sélective de joailliers haut de gamme.
A eux trois, ils se positionnaient en tête dans l’univers des diamants.
Restait un point sensible : Skavanga Mining. Propriété des trois sœurs Skavanga — Britt, Eva et Leila
—, et de leur frère Tyr, l’entreprise familiale battait sérieusement de l’aile depuis quelque temps. La
découverte de ce gisement de diamants représentait certes une opportunité inespérée pour elle, mais
sans l’apport de capitaux étrangers, leur compagnie minière était vouée à la faillite.
Par conséquent, Sharif s’apprêtait à se rendre lui-même sur place pour vérifier l’importance de la
découverte, et pour préparer le terrain avant de passer à l’étape suivante : la reprise de Skavanga
Mining. En même temps, il en profiterait pour tester le professionnalisme de l’aînée des sœurs, Britt
Skavanga, qui dirigeait l’entreprise depuis la mort de ses parents.
Sharif rapprocha la photo posée devant lui. Avec ses yeux gris clair, sa bouche ferme et l’air
déterminé avec lequel elle redressait le menton, la jeune femme représentait une adversaire à ne pas
sous-estimer. Non seulement, il était impatient de la rencontrer, mais la perspective de faire
connaissance de façon plus intime ajoutait encore du piment à la chose…
— Mais dis-moi : pourquoi serais-tu le seul à profiter des à-côtés de ces négociations ? demanda
Roman, lorsque Sharif exposa son projet de voyage.
— Il y a d’autres trésors à prendre, ne vous inquiétez pas, répliqua-t-il en riant.
Il poussa les photos des deux autres sœurs vers ses amis, mais lorsqu’il vit une lueur rapace traverser
les yeux de Raffa, il éprouva une sorte d’appréhension. Son ami dévorait la plus jeune du regard ; or,
Leila Skavanga était de toute évidence innocente et inexpérimentée. Pas Raffa.
— De bien belles jeunes femmes…, murmura Roman.
— … pour des impitoyables sauveurs d’entreprises en détresse, ajouta Raffa en glissant un dernier
quartier d’orange entre ses lèvres.
Les yeux brillants, il sortit un mouchoir blanc immaculé de sa poche pour s’essuyer les doigts.
— J’avoue que je suis impatient de voler au secours de cette jeune beauté, ajouta-t-il.
— Ce projet s’annonce très prometteur, conclut Sharif en rassemblant les photos d’un geste rapide.
Raffa le regarda refermer le dossier d’un air surpris, puis éclata de rire, dissipant aussitôt la tension
qui avait empreint un instant l’atmosphère.
— Dis-moi, Sharif, j’ai par ailleurs entendu dire que vous recouriez à des raffinements érotiques fort
intéressants, à Kareshi ? Que vous utilisiez notamment des liens et des bandeaux de soie. Et que vous
connaissiez des recettes héritées de vos ancêtres.
— J’en ai entendu parler moi aussi, intervint Roman. On raconte que dans les tentes des harems, ils se
servent de baumes et de potions exacerbant les sensations qui…
— Taisez-vous ! ordonna Sharif en levant la main. Et revenons à nos affaires, si vous le voulez bien.
En quelques secondes, les sœurs Skavanga furent oubliées tandis qu’ils discutaient bilans, chiffres et
prévisions. Cependant, dans un coin de son esprit, Sharif continuait à voir les pupilles grises et la
bouche pleine et expressive de Britt Skavanga. Il ne pouvait s’empêcher de songer aux merveilles que
ces lèvres pulpeuses pourraient accomplir…
Dès son plus jeune âge, il avait été habitué à la rigueur, aux dures conditions de vie régnant dans le
désert ; ensuite, il avait appris à gouverner et à se battre, à s’opposer aux plus avisés de ses vieux
conseillers. A son arrivée au pouvoir, les femmes étaient absentes de la vie politique, aussi l’une de
ses premières mesures avait-elle consisté à bouleverser les traditions sexistes de fond en comble.
Jusque-là, les femmes avaient été considérées comme des objets décoratifs, leur seule vocation
consistant à être choyées, comblées de présents — et à demeurer cachées. Désormais, Sharif leur
permettait d’accéder aux métiers et aux fonctions qu’elles désiraient exercer. « Education pour tous »,
c’était le nouveau mot d’ordre qui prévalait à Kareshi depuis sa prise de fonctions.
Cependant, aucune de ces femmes brillantes n’aurait osé s’opposer au Cheikh Noir, pas même Britt
Skavanga. La vision de sa bouche resurgit dans son esprit, sensuelle, offerte. Cette femme possédait à
la fois les attraits irrésistibles d’une concubine et le regard conquérant d’un guerrier. Mélange
terriblement excitant, conclut-il avec un frisson. Même la coupe sobre de son tailleur l’attirait. Quant
à ses seins hauts et fiers qui gonflaient l’étoffe, Sharif brûlait de les dévoiler, de les contempler,
caresser…
Il adorait les femmes en tenues strictes : la plupart du temps, celles-ci ne servaient qu’à dissimuler une
libido réprimée et avide de se déchaîner, ou un tempérament joueur et provocateur. Dans les deux cas,
le plaisir était garanti.
— Tu es toujours avec nous, Sharif ? demanda Raffa, moqueur.
— Oui, mais pas pour longtemps. Je pars pour Skavanga ce matin même. Je me présenterai en tant
que géologue du consortium : cela me permettra de faire une évaluation globale de la situation en
douceur.
— Tu as raison, approuva Raffa. Une descente du Cheikh Noir risquerait de semer la panique
générale…
— As-tu jamais débarqué quelque part sans faire de ravages ? répliqua Roman avec un léger sourire.
— En tout cas, dit Raffa, le fait qu’aucune photo du mystérieux Cheikh Noir n’ait jamais paru dans la
presse sera à ton avantage.
— En effet, acquiesça Sharif en se levant.
Il sourit à ses partenaires.
— Eh bien, rendez-vous à mon retour : je serai alors en mesure de vous dire si les rumeurs
concernant les Diamants de Skavanga sont avérées.
— On compte sur toi, répliquèrent ses deux amis en chœur.
* * *
— C’est moi qui dois le recevoir, insista Britt.
Elle regarda tour à tour ses sœurs, installées avec elle autour de la table au design ultra-
contemporain. Dans son appartement avec terrasse situé au dernier étage, et meublé de façon
minimaliste, tout était fonctionnel — de toute façon, elle y passait peu de temps.
— Je ne vois pas pourquoi ! riposta Eva avec sa vivacité coutumière. Au nom de quoi t’arroges-tu le
droit de prendre la direction de cette nouvelle aventure ? Ne devrions-nous pas toutes y participer ?
Que fais-tu de l’égalité que tu as toujours prônée ?
— Britt a bien plus d’expérience professionnelle que nous, fit remarquer Leila. Par conséquent, c’est
la mieux placée pour recevoir cet homme.
— Elle a de l’expérience en matière de minerai de fer et de cuivre, mais pas de diamants ! s’exclama
Eva en haussant un sourcil outré. Reconnaissez que dans ce domaine, nous sommes novices toutes les
trois !
Et si elle continuait ainsi, Eva risquait fort de demeurer une novice dans tous les domaines, songea
Britt.
— Je vais m’occuper de cette affaire, et de cet homme, dit-elle d’une voix ferme.
— Toi, affronter le Cheikh Noir ? répliqua Eva avec hauteur. Tu es peut-être une femme d’affaires
brillante ici, à Skavanga, mais les activités du cheikh s’étendent à un niveau mondial. Sans compter
qu’il dirige un pays ! Tu crois vraiment que tu pourras tenir tête à un tel individu ?
— Je connais mon métier et notre mine, répondit-elle avec calme. Et je me bornerai aux faits.
— Britt est très douée pour garder la tête sur les épaules dans ce genre de situation, abonda Leila. Et
pour dominer ses émotions.
— Vraiment ? fit Eva en haussant les sourcils. Ça reste à voir…
— Je ne vous laisserai pas tomber, promit Britt. Je me suis déjà trouvée face à des adversaires
difficiles et je suis prête à affronter le Cheikh Noir. De toute façon, je compte m’y prendre en
douceur.
— Tout un programme ! s’exclama Eva en riant.
— Il serait dangereux de le sous-estimer, poursuivit-elle en ignorant sa remarque. Le souverain de
Kareshi n’a pas usurpé son surnom…
— Il l’a récolté par ses viols et ses pillages ? ironisa Eva.
— Cheikh Sharif est l’un des géologues les plus réputés au monde. On lui a attribué ce surnom de
Cheikh Noir après sa découverte de vastes champs de pétrole dans le désert de son pays.
— Quel dommage que nous ne puissions trouver aucune photo de lui, soupira Leila.
— C’est un géologue, pas une star de cinéma, fit remarquer Britt.
— Je parie que c’est un type à grosses lunettes aux verres épais, chauve et bedonnant, marmonna Eva.
— Cela faciliterait la tâche à Britt, plaisanta Leila.
— Un chef d’Etat qui a libéré son pays de la tyrannie et l’a fait entrer dans la modernité mérite
forcément le respect, répliqua-t-elle. Par conséquent, peu importe son physique. Mais j’ai besoin de
votre soutien. Je vous rappelle que les minerais s’épuisent et que nous avons besoin d’investisseurs
pour exploiter le gisement de diamants. Le consortium dirigé par le cheikh et ses amis représente une
opportunité unique que nous ne pouvons pas nous permettre de laisser passer.
Lorsque ses sœurs hochèrent la tête en silence, Britt poussa un soupir de soulagement. Avec leur
soutien, elle était résolue à sauver Skavanga Mining, ainsi que la ville qui s’était développée tout
autour.
Pour y arriver, elle était prête à tout. Y compris affronter le soi-disant redoutable Cheikh Noir.
* * *
Le lendemain matin, Britt se sentait un peu moins optimiste.
— Ton respectable cheikh ne se donne même pas la peine de se déplacer en personne pour te
rencontrer ! fit remarquer Eva en se penchant par-dessus son épaule pour lire l’e-mail affiché sur
l’écran. Il t’envoie l’un de ses émissaires.
— Je vais chercher du café, proposa Leila.
Britt s’était levée à l’aube et depuis, elle échangeait des e-mails avec des collaborateurs du cheikh
Sharif de Kareshi. Elle commençait vraiment à ne plus supporter l’attitude négative d’Eva.
Elle se força à sourire à Leila qui revenait avec un plateau chargé de trois tasses fumantes. Ses deux
sœurs aimaient venir en ville et séjourner chez elle, mais parfois elles oubliaient qu’elle travaillait…
— Je vais quand même le recevoir, dit-elle à Eva en faisant pivoter son fauteuil. Je n’ai pas le choix.
A moins que vous n’ayez une meilleure idée ?
Leila lui tendit sa tasse en lui adressant un regard compatissant. Eva resta silencieuse.
— Je regrette seulement que nous rentrions à la maison et te laissions seule avec tout ça.
— C’est mon rôle, Leila.
Elle se tourna vers son autre sœur.
— Je suis déçue de ne pas rencontrer le cheikh, bien sûr, mais je te demande ton soutien, Eva.
— Excuse-moi, murmura celle-ci. Je sais que tu n’as pas choisi de diriger la compagnie et que tu t’es
retrouvée avec des tas de responsabilités sur les bras à la mort de papa et maman. Mais je suis
inquiète, c’est vrai. Et je me rends bien compte que sans les diamants, tout est fichu. Je sais que tu
feras tout ton possible pour trouver une solution et faire en sorte que ces négociations aboutissent,
Britt, mais je me fais du souci pour toi : tu portes un poids trop lourd.
— Tais-toi, lança-t-elle en la prenant dans ses bras. Je suis capable d’affronter cet émissaire envoyé
par le cheikh. Ne t’en fais pas pour moi !
— Apparemment, il est lui aussi géologue, fit remarquer Leila en lisant à son tour l’e-mail arrivé de
Kareshi. Vous aurez au moins ça en commun.
— Oui, approuva Eva en s’efforçant visiblement de se montrer aussi optimiste que leur petite sœur. Je
suis sûre que tout va bien se passer.
— Si seulement Tyr était là pour t’aider…
Les paroles de Leila flottèrent dans le silence. Depuis que leur frère avait disparu sans donner de
nouvelles, elles parlaient rarement de lui. Le sujet était trop douloureux et surtout, elles ne
parvenaient toujours pas à comprendre la raison de son départ brutal et son silence total.
— Il ferait exactement la même chose que moi, dit alors Britt. Tyr partage nos idées : Skavanga
Mining compte énormément pour lui, ainsi que les gens qui vivent ici.
— C’est pour ça qu’il ne revient jamais…, fit Eva, amère.
— Il fait quand même partie de la famille, insista Britt. Nous sommes solidaires, ne l’oublie pas. Et
qui sait, la découverte du gisement de diamants le fera peut-être revenir.
— L’argent n’a jamais intéressé Tyr, protesta Leila.
Même Eva, qui savait se montrer de mauvaise foi pourtant, n’aurait pu dire le contraire : Tyr était un
idéaliste, un aventurier, mais l’argent n’avait jamais été son moteur. Cependant, Britt aurait bien aimé
qu’il réapparaisse un jour. Il lui manquait terriblement.
— Je vais vous faire rire, reprit Leila.
Elle prit un journal posé sur le sofa et l’ouvrit, avant de désigner un article dans lequel le journaliste
les appelait « Les Diamants de Skavanga ».
— Ce surnom ridicule est carrément condescendant, s’agaça Eva en repoussant ses boucles rousses
de son visage. Ils n’en ont pas marre de l’utiliser ?
— Il y a pire, dit Britt avec calme.
— Tu es vraiment naïve ! s’emporta Eva. Ce genre d’article est la meilleure façon d’attirer les mâles
sans scrupule.
— Cesse de râler, riposta Leila en redressant le menton. Franchement, nous ferions mieux de soutenir
Britt !
— Leila a raison, acquiesça-t-elle. Nous devons nous serrer les coudes si nous voulons que les
négociations avec le consortium réussissent. Pour que Skavanga Mining survive, nous devons étudier
toutes les propositions ; or, jusqu’à présent, nous n’avons eu que celle-là.
— Tu pourrais offrir un accueil en bonne et due forme à l’émissaire du cheikh, dit alors Eva, les yeux
pétillant de malice. Dans le plus pur style Skavanga…
Leila sourit.
— Je suis sûre que Britt a quelques idées en réserve…
— Vous pouvez compter sur moi ! répliqua-t-elle en souriant à son tour.
— Promets-moi seulement de ne rien faire que tu pourrais regretter ensuite, dit Leila, l’air de
nouveau inquiet.
— Du moment que je ne le regrette pas sur le coup ! s’exclama Britt en riant. Et ne crains rien : s’il
s’agit d’un type à grosses lunettes aux verres épais, chauve et bedonnant… Eh bien, je lui enfilerai un
sac en papier sur la tête !
— Ne sois pas trop sûre de toi, avertit Eva d’un ton sévère.
— Je n’ai pas peur. Et s’il se montre trop entreprenant, je connais un excellent moyen de rafraîchir
ses ardeurs…
— Et ne lésine pas sur les baguettes de bouleau ! reprit Eva. Une bonne friction après un sauna lui
remettra les idées en place.
— Exactement ! approuva Britt.
— Rassure-moi : tu plaisantes ? demanda Leila en ouvrant de grands yeux.
Britt tourna légèrement la tête, de façon à ce que leur petite sœur ne voie pas le clin d’œil qu’elle
adressait à Eva…

2.

En proie à une nervosité sans nom, Britt franchit à la hâte le seuil de l’immeuble abritant le siège de
Skavanga Mining. Il était 9 h 20, et le rendez-vous avec l’émissaire du cheikh avait été fixé à
9 heures…
Ce n’était pas son genre d’être en retard, mais un pneu ayant éclaté en route, elle avait dû s’arrêter un
bon moment pour changer la roue, en maudissant le sort qui plaçait un obstacle stupide sur son
chemin alors que tant de choses dépendaient de ce rendez-vous.
— Ne vous dérangez pas, lança-t-elle au passage à sa secrétaire.
La jeune femme la contempla en écarquillant les yeux.
— Je monte directement, ajouta Britt sans s’arrêter.
Arrivée devant la porte de la salle de conférences, elle s’immobilisa et prit quelques instants pour
reprendre son souffle et se recoiffer du bout des doigts. La pression liée à l’importance de ce rendez-
vous lui tomba subitement dessus.
A la mort de leurs parents dans un accident d’hélicoptère, elle avait été la seule en mesure de
reprendre la direction de l’entreprise familiale. Tout en s’occupant de ses deux jeunes sœurs. Quant à
Tyr… D’après le peu d’infos qu’elles avaient réussi à glaner, leur frère s’était engagé dans l’armée
régulière durant un certain temps. A présent, personne ne savait ce qu’il était devenu ni où il se
trouvait.
Par conséquent, il lui revenait à elle seule de mener à bien ces négociations. S’il donnait le feu vert au
puissant consortium, l’homme qu’elle allait affronter dans quelques instants pourrait sauver
Skavanga Mining. Et elle était en retard !
Quand elle ouvrit la porte, la haute silhouette auréolée de lumière postée devant la fenêtre se tourna
vers elle. Alors que, bêtement, Britt s’était attendue à le voir vêtu de la tenue traditionnelle de son
pays, l’émissaire du cheikh portait un costume classique à la coupe sobre et raffinée.
Elle nota son visage fier et sombre, ses épais cheveux noirs rejetés en arrière, ses yeux pénétrants.
L’homme qui lui faisait face n’avait pas besoin d’accessoires pour dégager un parfum d’exotisme. Un
mélange troublant émanait de lui. Ténébreux, presque inquiétant. Où donc était le type à grosses
lunettes aux verres épais, chauve et bedonnant décrit par sa sœur ?…
— Mademoiselle Skavanga ?
La voix profonde et grave, teintée d’un léger accent, fit naître des frissons dans tout le corps de Britt.
C’était la voix d’un maître, d’un amant. D’un homme ayant l’habitude d’être obéi.
Elle s’ordonna de se ressaisir et se concentra sur les objectifs du rendez-vous. Cet individu avait beau
ressembler à un dieu surgi de l’Antiquité, le sort de Skavanga Mining était en jeu !
— Oui, Britt Skavanga, dit-elle d’une voix ferme en s’avançant vers lui, la main tendue. Je suis
désolée de vous avoir fait attendre. Vous êtes envoyé par Cheikh Sharif al Kareshi, n’est-ce pas ?
— Oui, précisa-t-il.
Quand il prit sa main, elle ressentit un véritable choc. Ce fut bref, mais une décharge électrique fusa
dans tout son bras, si intense qu’elle serra les lèvres de crainte de laisser échapper un cri. Elle réalisa
alors avec stupéfaction qu’elle désirait cet homme. Jamais elle n’avait ressenti ce genre d’attirance :
immédiate, violente, absolue !
— Très bien, répliqua-t-elle en redressant le menton. Comment dois-je m’adresser à vous ?
— Appelez-moi Emir, répondit-il d’un ton distant.
— Emir ?
— Oui, cela suffira, dit-il avec un haussement d’épaules.
Sa politesse glacée suffit à chasser les fantasmes torrides qui défilaient dans l’esprit de Britt. Il laissa
le regard descendre lentement sur son corps.
— Avez-vous eu un accident, mademoiselle Skavanga ?
Elle devait avoir une allure épouvantable. Décidément, comme femme d’affaires performante, elle
devait faire piètre impression…
— Vous pouvez m’appeler Britt, dit-elle en s’efforçant de prendre une voix posée.
— Voulez-vous prendre quelques instants pour…
— Non, merci, l’interrompit-elle avec un sourire forcé. Je vous ai déjà fait perdre assez de temps
comme cela. Mais je n’y suis pour rien : un pneu a éclaté en route.
— Et vous avez changé la roue vous-même ?
— Pourquoi pas ? répliqua-t-elle en fronçant les sourcils. Ensuite, j’ai préféré venir directement ici.
Il inclina légèrement la tête.
— Je vous en suis reconnaissant.
Etait-il marié ? se demanda Britt en admirant ses cheveux couleur de jais. Elle baissa les yeux sur ses
mains dépourvues de bagues, puis le remercia lorsqu’il tira une chaise pour elle. Quand était-ce
arrivé pour la dernière fois qu’un homme se montre galant avec elle ? Elle avait l’habitude de se
débrouiller seule, mais appréciait d’avoir affaire à un gentleman.
— Asseyez-vous, je vous en prie, dit-elle en désignant la place située en face d’elle, de l’autre côté de
la longue table.
Il s’installa sans la quitter un instant des yeux. Il possédait la grâce d’un félin. Et, comparé aux géants
blonds au regard clair de Skavanga, il paraissait terriblement sombre, mystérieux et dangereux. Si
elle n’y prenait garde, il gagnerait la partie avant même que celle-ci ne soit commencée !
L’élégante veste noire épousait ses épaules et son torse musclés ; sa chemise blanche faisait ressortir
sa peau hâlée, tandis qu’une cravate de soie gris clair donnait à l’ensemble une touche rassurante et
apaisante. Mais Britt ne s’y trompa pas : sous cette apparence sophistiquée se dissimulait un prédateur
aux pattes de velours et à la volonté de fer — doublée d’une sensualité dévastatrice…
Lorsque le regard pénétrant d’Emir croisa le sien, elle détourna rapidement les yeux. Et se rendit
compte avec horreur qu’elle avait les joues en feu. Profondément humiliée, Britt baissa la tête et se
concentra sur les documents préparés par sa fidèle secrétaire.
* * *
Les vaines tentatives de Britt Skavanga l’amusaient. Elle s’efforçait de se raccrocher à une attitude
professionnelle, alors que son corps la trahissait sans cesse. Sharif aussi avait senti l’étincelle jaillir
entre eux au premier échange de regards. Et il savait que ce genre d’attirance immédiate ne pouvait se
terminer que d’une seule façon…
Jusqu’à présent, ce qu’il avait vu de Skavanga ne l’impressionnait guère : la grisaille semblait régner
partout dans la petite ville, à laquelle se mêlait une certaine tristesse. Pas la peine de consulter le
rapport posé devant lui pour savoir que les minerais s’épuisaient tant une odeur de faillite imminente
empreignait toute l’atmosphère. C’était même un miracle que cette jeune femme ait réussi à maintenir
l’entreprise en vie durant aussi longtemps. Mais si elle avait démontré l’étendue de ses compétences,
Britt Skavanga en avait maintenant atteint les limites. Pour sauver sa compagnie, elle devrait exploiter
le gisement de diamants ; et pour cela, elle avait besoin du consortium.
Cependant, si l’environnement baignait dans la grisaille, Britt était tout sauf terne. Elle dépassait
même ses attentes. Au fond de ses yeux gris, un monde secret palpitait, riche, intense. Un univers qu’il
brûlait d’explorer, le plus vite possible.
— Vous transmettrez le contenu intégral de nos entretiens à votre souverain ? demanda-t-elle en
redressant ses épaules minces et rondes.
— Bien sûr. Sa Majesté vous envoie ses salutations amicales et espère que les futurs liens entre
Kareshi et Skavanga apporteront le respect mutuel à nos deux pays, ainsi que de nombreux bénéfices.
Lorsqu’il effectua le salut traditionnel de Kareshi en posant brièvement la main sur son torse, ses
lèvres et enfin son front, la jeune femme laissa échapper un petit halètement. Elle ressemblait à un
volcan frémissant prêt à exploser. Toutefois, elle se ressaisit rapidement.
— Je vous serai reconnaissante de dire au cheikh Sharif que je suis sensible à la bienveillance et à
l’intérêt qu’il manifeste envers Skavanga Mining. Et je souhaite la bienvenue à son émissaire : soyez
le bienvenu, Emir.
Bien joué. Elle savait se contrôler. Quand elle le regarda droit dans les yeux, la libido de Sharif rugit.
Une seule femme était capable de soutenir ainsi son regard : sa chipie de sœur, Jasmina.
Au fur et à mesure que Britt exposait sa vision de l’avenir de son entreprise, il découvrit en elle une
innocence touchante — notamment dans sa certitude qu’une fois que le consortium aurait repris sa
compagnie minière, elle aurait encore son mot à dire.
Il contempla ses mains fines et soignées, aux ongles courts dépourvus de vernis, puis son visage à
peine maquillé. Aucun artifice chez cette femme. Mais à en juger par les braises couvant au fond de
ses yeux d’ambre, un véritable incendie menaçait d’emporter cette apparente sérénité. Un homme
avait-il jamais su l’attiser ? se demanda Sharif en plissant les paupières.
— La perspective de forer le sol de nos étendues glacées doit vous impressionner, vous qui êtes
habitué au désert, dit-elle d’un ton neutre.
— Pas du tout, au contraire : il y a beaucoup de similitudes entre Skavanga et l’immense désert de
mon pays. Mais il faut connaître les deux pour s’en rendre compte, évidemment.
* * *
En dépit de ses efforts pour se concentrer, Britt ne pouvait ignorer les réactions de son corps. Celui-ci
paraissait « accordé » à celui d’Emir. A un certain moment, elle s’était même aperçue qu’elle se
penchait vers lui et avait dû se forcer à rester droite sur sa chaise. Sa chaleur virile se répandait en
elle tandis qu’il la contemplait d’un air sérieux. Elle aimait l’expression de son beau visage altier,
ainsi que les effluves de bois de santal émanant de sa puissante silhouette, épicés et chauds.
Ses sœurs l’avaient taquinée à propos de Kareshi, lui racontant notamment que ce pays était réputé
pour ses raffinements en matière d’érotisme. Britt avait fait mine de ne pas écouter leurs bêtises,
surtout quand Eva et Leila avaient ajouté que les femmes du désert détenaient la recette d’un onguent
destiné à exacerber les sensations, mais elle les avait entendues. Et maintenant, elle ne pouvait
s’empêcher de se demander si ces rumeurs détenaient une part de vérité…
— Mademoiselle Skavanga ?
— Excusez-moi ! murmura-t-elle en sursautant. Je pensais aux…
— … aux prévisions chiffrées ? J’avais plutôt l’impression que votre esprit se promenait ailleurs, fit-
il d’un air amusé.
— Oui.
— Oui ? A laquelle des deux hypothèses ?
Britt ne se rappelait déjà plus la question de départ. Furieuse et troublée, elle subissait la vague de
chaleur qui lui montait à la tête.
— Souhaitez-vous que nous nous interrompions quelques instants ? reprit Emir avec un léger sourire
en coin.
— Pas du tout, affirma-t-elle en redressant le menton.
Mon Dieu, que lui arrivait-il ? Elle se consumait pour cet homme. Un inconnu. Comment réfléchir et
discuter affaires alors que le désir la dévorait tout entière ?
— Je voudrais évoquer certains amendements, répliqua Emir.
— J’ai besoin d’un peu de temps pour y réfléchir.
— Vraiment ? dit-il d’une voix douce.
Un tel éclat brillait dans ses yeux noirs que Britt déglutit avec peine.
— Je crois qu’il serait maladroit de précipiter les choses, parvint-elle à articuler.
— Tout comme il serait dommage de fermer des portes.
Parlaient-ils encore affaires ? Après s’être secouée mentalement, Britt expliqua qu’elle ne prendrait
aucune décision sans avoir consulté les autres actionnaires.
— Et de mon côté, je dois faire prélever des échantillons sur le site avant de pouvoir impliquer le
consortium dans un investissement aussi considérable.
Elle se mordit l’intérieur de la joue pour se maîtriser. Il lui suffisait d’entendre les notes profondes et
veloutées de la voix bien timbrée de son visiteur pour songer à de longues nuits étoilées dans le
désert… Depuis qu’elle avait pris la direction de Skavanga Mining, pas une seule fois elle n’avait été
aussi distraite au cours d’un rendez-vous d’affaires.
— Voici un exemplaire de mes prévisions, dit-elle en poussant un dossier vers lui.
— J’ai mes propres projections, merci.
Britt retint les mots peu amènes qui lui montaient aux lèvres, en se rappelant « qui » avait envoyé
l’homme superbe lui faisant face.
— Avant de terminer, poursuivit-il en se penchant vers elle, je voudrais attirer votre attention sur un
point.
Lorsqu’il tendit la main pour désigner un paragraphe de la première page, Britt tenta de se fermer au
mélange de senteurs épicées qui lui caressaient les narines. Quant à ces mains robustes à la peau
hâlée, ces doigts souples… Seigneur, elle rougissait de nouveau ! Et Emir l’observait, un rictus
ironique au coin de ses lèvres sensuelles.
— Vous semblez ne pas avoir remarqué ceci, dit-il en laissant glisser son index sur la feuille de
papier.
Britt fronça les sourcils. Elle ne laissait jamais rien passer. Dans toute négociation, elle faisait preuve
d’une méticulosité exemplaire. Emir aurait-il trouvé des détails qui lui avaient échappé ?
— Nous pouvons éliminer cette clause, poursuivit-il en la biffant d’un trait de stylo.
— Une minute ! protesta-t-elle d’une voix ferme. Cette clause ne sera pas supprimée, ni aucune autre,
sans que nous n’en ayons discuté de façon approfondie. Nous en reparlerons plus tard : pour l’instant,
la réunion est terminée.
Quand elle se leva, il la regarda en plissant les yeux, puis bondit comme un fauve et lui bloqua le
passage.
— Vous semblez troublée, dit-il lentement. Je ne voudrais pas que notre première rencontre s’achève
de façon désagréable.
— Faire appel à des investisseurs étrangers représente une révolution pour Skavanga Mining.
— Britt…
La sensation des doigts d’Emir sur sa peau lui fit l’effet d’une décharge électrique.
— Lâchez-moi.
Sa voix avait tremblé, il ne pouvait pas ne pas l’avoir remarqué ; ainsi que le frémissement qui avait
parcouru son corps. Lorsqu’il murmura quelque chose dans la langue de son pays, ses paroles lui
firent l’effet d’un charme magique. Subitement, elle n’avait plus du tout envie de partir…
— Il semble que nous ayons un petit problème de timing. Me permettrez-vous d’y remédier ?
Tout d’abord, Britt crut avoir mal interprété les propos d’Emir. Mais à voir la lueur sombre et
amusée qui dansait dans ses yeux, elle comprit qu’elle ne s’était pas trompée : il partageait son désir
et lui proposait de l’assouvir, là et maintenant.
Au bout d’une heure de négociations d’affaires ? Alors qu’ils se connaissaient à peine ?
Quand la main d’Emir lui effleura le menton, Britt se laissa aller contre lui en soutenant son regard. Il
ne s’agissait plus d’un rendez-vous professionnel, mais d’une rencontre entre un homme et une
femme qui brûlaient d’un appétit réciproque.
Emir était promesse de plaisir, ainsi que d’oubli. Tous deux éphémères, bien sûr. Mais la perspective
de cesser de lutter, ne serait-ce que pendant quelques instants, lui parut merveilleuse. Britt ferma les
yeux et deux mains chaudes se refermèrent sur sa taille.
— Eh bien, murmura-t-il. Si j’avais pu prévoir que vous seriez aussi consentante, j’aurais arrangé
quelque chose avant la réunion.
Au lieu de la choquer, la franchise d’Emir exacerba son excitation. Et lorsque ses lèvres effleurèrent
les siennes, elle entrouvrit la bouche sans résister.
Mais Emir souhaitait manifestement prendre tout son temps, et la soumettre à une attente
insupportable. Sans doute était-il expert dans l’art des préliminaires, songea-t-elle en rouvrant les
yeux. Il la regardait toujours d’un air amusé, et ne semblait pas du tout pressé de faire surgir la
sensualité qui frémissait entre eux.
Quand il lui prit enfin la bouche, d’abord avec délicatesse puis avec fièvre, Britt retint un
gémissement et s’abandonna à son baiser.
* * *
Sans cesser de l’embrasser, Emir lui appuya les reins contre la table avant de refermer les mains sur
ses seins. Cette fois, Britt ne réprima pas la plainte sauvage qui s’échappa de ses lèvres et, les doigts
tremblants, entreprit de déboutonner sa chemise blanche.
Il se débarrassa de sa veste ; elle desserra sa cravate, qui tomba bientôt sur le sol à côté de la veste. Le
regard incandescent, Emir écarta les pans de son chemisier, puis la souleva dans ses bras. De plus en
plus excitée, elle s’accrocha à lui tandis qu’il lui ôtait son collant et sa culotte.
Il demeurait calme et sûr de lui, alors qu’elle n’était plus que sensations, ivresse, impatience,
halètements.
C’était si bon d’être ainsi abandonnée, offerte. Jamais elle n’avait éprouvé de telle volupté. Sourde à
la petite voix qui l’exhortait à fuir cet homme sur-le-champ, Britt se répéta qu’elle désirait cette
étreinte. Elle en avait besoin. Et quand Emir prit le temps d’enfiler un préservatif, elle admira son
érection en retenant son souffle.
Dès qu’il lui caressa les seins, elle oublia pour de bon toute méfiance, toute prudence. Gémissante,
elle s’offrit complètement à son merveilleux amant.
Juste une fois, elle n’aurait pas besoin de diriger, de lutter. Juste une fois, elle se permettrait de se
laisser dominer par un amant qui savait comment lui procurer du plaisir et la satisfaire.
L’espace d’un instant, elle se demanda ce qu’Emir pensait d’elle, avant de repousser farouchement ce
dernier sursaut de lucidité. Plus rien n’importait, sinon les sensations inouïes qu’il avait le pouvoir de
faire naître sous les caresses de ses mains, de ses lèvres, de sa langue…

3.

Peu à peu, la femme d’affaires se transformait en chatte sauvage. Son corps était mince et ferme,
moelleux et voluptueux. Britt avait des seins incroyables, hauts, pleins, dont les pointes se dressaient
fièrement, presque avec impertinence. Et quand Sharif en fit rouler les pointes entre ses doigts, elle
poussa une longue plainte qui l’enchanta.
Elle se montrait si réactive, si consentante… Sans la lâcher, il recula légèrement pour mieux savourer
le tableau follement érotique qu’offrait la jeune femme abandonnée à son plaisir.
— Que désires-tu ? chuchota-t-il.
A ces mots, elle battit des cils d’un air incrédule, tandis qu’une roseur adorable teintait ses joues.
— Je suis sérieux : qu’aimerais-tu que je fasse ?
— Je… S’il te plaît…
Britt lui plaisait et l’excitait tant que Sharif songea soudain que son court séjour à Skavanga ne
suffirait pas à apaiser sa faim d’elle. Lentement, il fit glisser les doigts sur son sein épanoui avant de
les laisser descendre sur son ventre, puis il lui remonta la jupe sur les hanches pour lui écarter les
jambes.
Sans dire un mot, elle le laissa faire et gémit quand il se mit à la caresser au plus intime de son corps.
Mais lorsqu’elle fit basculer ses hanches en avant pour mieux s’offrir, tout en rejetant la tête en
arrière et en poussant des petites plaintes terriblement excitantes, le self-control de Sharif menaça de
lui échapper.
— Tu ne te laisses pas facilement aller, murmura-t-elle soudain en redressant la tête.
Non, en effet. Et c’était grâce à cette maîtrise de lui-même qu’il avait pu éliminer les tyrans à la tête de
Kareshi — par ailleurs membres de sa famille.
— Ne me fais plus attendre, supplia Britt.
Comment Emir pouvait-il demeurer aussi distant, détaché… et scandaleusement sexy ? Mais au lieu
de l’effrayer, l’attitude de son amant redoublait son excitation. A présent, perdue dans un brouillard
érotique très dense, elle ne songeait qu’au désir qui la tenaillait. Plus Emir se montrait distant, plus
son corps le réclamait.
Quand il caressa l’orée de son sexe avec l’extrémité de son érection, elle laissa échapper un cri. Il
était encore plus viril qu’elle ne l’avait soupçonné et pourtant, ses gestes étaient empreints d’une
délicatesse infinie. Britt glissa les mains dans ses cheveux épais et referma les doigts sur sa nuque
pour attirer son visage vers le sien. Aussitôt, il prit possession de sa bouche avec fougue, puis se
redressa avant d’envoyer valser les documents restés sur la table.
Les prunelles incandescentes, il la souleva dans ses bras et, après l’avoir assise au bord de la surface
de bois lisse, il s’installa entre ses cuisses.
— Enroule tes jambes autour de moi, ordonna-t-il d’une voix rauque.
Jamais Britt n’avait obéi aux ordres d’un homme ; pourtant, elle s’exécuta sans protester. Puis elle
posa les mains derrière elle sur la table et creusa les reins tandis qu’Emir la dominait de toute sa
haute taille, magnifique et terriblement excité.
— Dis-moi que tu me désires, Britt.
— Tu le sais, murmura-t-elle.
— Je veux que tu me le dises, répliqua-t-il lentement, une pointe de cruauté dans la voix
La gorge sèche, elle le contempla en silence. Personne ne l’avait jamais poussée aussi loin dans ses
retranchements. Alors qu’elle se croyait une femme libérée, elle n’était en fait qu’une novice face à
Emir. Elle s’était également crue libérée sur le plan émotionnel, mais au fond de son cœur, elle
devinait que quelque chose avait changé. Cet homme, à la fois sombre et mystérieux, l’attirait
irrésistiblement. Elle désirait apprendre à le connaître, à tous les niveaux.
— Dis-le, Britt.
— Oui…
— Oui, je te désire, insista-t-il.
— Oui, je te désire.
— Follement.
— Follement…
A présent, il avait l’air content et souriait presque.
— Moi aussi je te désire, dit-il de sa somptueuse voix de baryton. Mais je crains que nous n’ayons pas
assez de temps pour calmer le feu qui nous consume tous les deux.
— Peut-être une autre fois, répliqua Britt sans réfléchir.
Elle jeta un coup d’œil en direction de la porte. Comment pouvait-elle avoir oublié de la fermer à
clé ? A cet instant, Emir lui caressa le clitoris avec un tel art qu’elle ferma les yeux et renonça à
pallier cet oubli.
— Tu n’aimes pas le risque ? demanda-t-il.
Elle rouvrit les yeux d’un coup.
— Si…
— Prends-moi, dit-il doucement. Sers-toi de moi, prends ce dont tu as besoin.
Surprise, elle hésita. Personne ne lui avait jamais laissé l’initiative.
— J’attends, Britt.
D’une main un peu tremblante, elle effleura son membre puissant. Quand elle s’enhardit à le caresser
de haut en bas, de bas en haut, Emir reprit le contrôle. Après lui avoir écarté la main, il la pénétra
doucement.
— Tu as peur ? demanda-t-il en plongeant son regard étincelant dans le sien. Tu sais que je ne te ferai
pas mal.
En effet, d’instinct, Britt avait confiance en lui.
— Je suis seulement…
— … impatiente, je sais.
Elle haletait, elle le voulait en elle, c’était une douce et insupportable torture que son amant lui faisait
subir.
— Tu crois que je vais te suffire ? demanda-t-il, les yeux pétillant de malice.
— A ton avis ?
Pour toute réponse, il l’embrassa et s’enfonça en elle, au plus profond. Sur le moment, son esprit se
vida, son souffle se bloqua. Ce n’était pas du plaisir, c’était de la drogue pure. Elle n’aurait jamais
assez de ces délices. Jamais assez de lui. Elle se laissa glisser vers la délivrance.
— Non ! dit-il d’une voix impérieuse. Pas maintenant. Je te dirai quand. Regarde-moi.
Quand elle ouvrit les yeux, elle eut l’impression de sombrer dans un abîme de volupté. Elle ne
pouvait que lui obéir, elle n’avait pas le choix. Elle aurait même été prête à tout pour qu’Emir
continue à lui infliger ce supplice exquis.
* * *
Sharif aimait la façon dont sa maîtresse le provoquait et se soumettait tour à tour. Britt Skavanga était
le défi incarné. Un diamant brut. Il aimait jouer avec le feu qui brûlait en elle. Il aimait les cris de
plaisir et les petits gémissements qui lui échappaient tandis qu’il se livrait à un va-et-vient
impitoyable.
— Maintenant, chuchota-t-il en donnant un long coup de reins.
Il la tint fermement tandis qu’elle explosait dans ses bras. Sa jouissance fut si intense, ses cris si
puissants que Sharif les sentit se propager en lui. Il songea furtivement que tout l’immeuble devait les
entendre.
Quand il se retira avec précaution, Britt poussa une dernière plainte et resta un instant blottie contre
lui. Sharif lui caressa doucement le dos ; puis, lorsqu’elle reposa les pieds sur le sol, il la garda
encore un moment dans ses bras.
A sa grande surprise, il fut alors traversé par une sensation de regret. Lui qui ne regrettait jamais
rien…
— Waouh, murmura-t-elle.
Son souffle tiède lui caressa la peau tandis qu’elle appuyait la joue sur son torse. La sensation de son
corps chaud était si douce, si agréable que Sharif resta immobile pour prolonger l’instant. Il aurait
même aimé l’inviter chez lui à Kareshi. Mais Britt lui ressemblait trop : sans elle, Skavanga Mining
n’aurait pas existé. Ni la ville qui s’était développée autour de la mine. Elle appartenait à son pays,
comme lui appartenait au sien.
— Ça va ? chuchota-t-il.
Elle écarta le visage de son torse et le leva vers lui, offrant un instant la vision d’une femme comblée
et heureuse. Cette image s’évanouit aussi vite qu’elle était apparue car Britt se ressaisissait déjà et se
forçait à dominer l’émotion qui l’avait traversée.
— Il y a deux salles de bains, dit-elle d’un ton brusque. Tu peux utiliser celle qui jouxte la salle de
réunion. J’en ai une attenante à mon bureau. Retrouvons-nous dans quinze minutes, d’accord ?
Un sourire admiratif aux lèvres, Sharif la regarda rajuster ses vêtements avant de se diriger vers la
porte, la tête haute. Cette femme avait un port de reine.
Après s’être douché rapidement, dans une salle de bains qui le surprit par la modernité et la qualité de
ses équipements, Sharif se rhabilla — en ne pouvant s’empêcher de se demander combien d’hommes
l’avaient utilisée avant lui. Dans de semblables circonstances ?
Bon sang, qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire !…
De retour dans la salle de conférences, il trouva Britt déjà installée devant la table, les yeux baissés
sur son dossier. Elle paraissait posée, comme si rien ne s’était passé. A la voir ainsi, assise sous le
regard sévère de ses aïeux dont les portraits étaient accrochés au mur, il eut de nouveau la certitude
que, comme lui, la jeune femme était gouvernée par le sens du devoir.
Ils jouissaient tous deux de privilèges et pourtant, ni l’un ni l’autre ne pouvaient choisir leur destinée.
Parce que ces choix avaient été déterminés avant eux et pour eux.
* * *
Britt se détestait. Elle se maudissait d’avoir ainsi perdu le contrôle d’elle-même. Quand elle avait
aperçu son reflet dans le miroir de la salle de bains, elle n’avait pu supporter l’expression de satiété
qui se lisait sur son visage, ni la vue de ses lèvres gonflées et meurtries par les baisers fous échangés
avec Emir.
Le souvenir de l’égarement qu’elle venait de vivre l’horrifiait, mais quand elle repensait aux
sensations éprouvées avec lui, elle brûlait déjà de les revivre…
— Quelque chose ne va pas, Britt ?
Au son de sa voix, elle frémit malgré elle.
— Non, ça va très bien.
— Ah… Parfait, répliqua-t-il d’un ton neutre.
Ne ressentait-il vraiment rien ? Son corps ne continuait-il pas à vibrer, comme le sien ? N’en désirait-
il pas davantage ? Peut-être leur étreinte ne représentait-elle qu’une courte pause sans conséquence
pour Emir, tel un café pris entre deux rendez-vous d’affaires…
Dire que d’après les rumeurs, elle était le plus coriace des Diamants de Skavanga ! Des larmes de
honte lui picotèrent les paupières, et Britt se jura de ne plus jamais commettre d’erreur aussi
lamentable.
— C’est le rhume des foins, expliqua-t-elle en s’essuyant les yeux sous le regard inquisiteur d’Emir.
— A Skavanga ? fit-il en tournant la tête vers la fenêtre.
Au-dehors, la neige et la glace recouvraient les toits.
— Nous avons du pollen.
Sans savoir comment, elle réussit à tenir jusqu’à la fin de la seconde partie de la réunion. Les enjeux
de cette entrevue étaient trop importants pour qu’elle se laisse de nouveau déconcentrer par la
proximité de son dangereux interlocuteur. Et finalement, elle ne s’en était pas si mal tirée, songea-t-
elle en proposant à Emir d’aller visiter le site le lendemain.
— Je suis impatient de le découvrir, acquiesça-t-il.
Cette fois, il n’y avait plus aucune chaleur dans sa belle voix grave. Ni aucun éclat appréciateur dans
ses yeux noirs. Elle réprima un soupir et se reprocha aussitôt ce nouvel accès de faiblesse.
— Est-ce tout pour aujourd’hui ? demanda Emir en rassemblant ses documents. Je suppose que tu
veux partir tôt, demain matin ?
Britt s’était dit que la mine étant située loin de tout, ils passeraient forcément la nuit dans le vieux
chalet de bois construit par son arrière-grand-père. Il n’y aurait personne alentour. Mieux vaudrait-il
peut-être déléguer un assistant pour accompagner Emir. Car elle n’osait imaginer ce qui risquerait de
se passer si elle se retrouvait seule avec lui dans cet endroit isolé…
Mais si elle se faisait remplacer, il verrait cela comme une preuve de lâcheté. Et puis elle n’avait pas
peur de lui, sans compter qu’elle ne pouvait confier cette mission importante à quiconque. Elle devait
absolument lui faire visiter le site elle-même.
— Oui, j’aimerais partir tôt, en effet, acquiesça-t-elle. Mais je dois te prévenir que le chalet n’est pas
luxueux et qu’il n’offre qu’un confort basique. C’est une construction très ancienne : mon arrière-
grand-père l’a bâti de ses mains.
— Mis à part la différence de température, répliqua-t-il avec un haussement d’épaules, le cercle
polaire arctique n’est pas plus sauvage que le désert.
Ils se regardèrent en silence, jusqu’à ce que Britt se force à détourner les yeux. Ce n’était pas le
moment de rêver à des liens imaginaires. Au contraire, mieux valait se rappeler les conseils d’Eva à
propos de l’accueil à offrir à l’émissaire du cheikh : après un plongeon dans l’eau glacée et une
bonne petite flagellation traditionnelle de baguettes de bouleau, on verrait si Emir était toujours aussi
sûr de lui…

4.

Britt l’avait appelé à 5 h 30. Pour vérifier qu’il était bien réveillé, avait-elle affirmé, mais Sharif
soupçonnait qu’en fait, elle n’avait pas fermé l’œil de la nuit et aurait apprécié qu’il n’ait pas dormi
non plus. Cependant, il se garda bien de la renseigner sur le sujet.
Lorsque la Jeep s’arrêta devant l’hôtel, ce n’était pas à proprement parler l’aube puisque à cette
époque de l’année, une lumière diffuse éclairait cette région du globe vingt-quatre heures sur vingt-
quatre. Mais la rue était déserte et un profond silence régnait alentour.
Il attendait l’aînée des Diamants de Skavanga devant les larges portes vitrées quand celle-ci se gara.
Elle bondit littéralement du véhicule pour s’avancer vers lui. Avec ses cheveux dorés dépassant de son
bonnet bleu électrique, ses joues et ses lèvres rosies par le vent glacé, elle formait un contraste
saisissant avec la monotonie environnante. D’autant qu’elle portait un pantalon noir fourré dans des
bottes de cuir, noires elles aussi, et une veste coupe-vent rouge vif fermée jusqu’au menton. Elle avait
l’air fraîche comme une rose d’hiver… et semblait prête à tout !
— Bonjour, Britt.
— Bonjour, Emir.
Ses yeux gris reflétaient la froideur de l’environnement, remarqua-t-il tandis qu’elle le détaillait de la
tête aux pieds. Avait-elle craint qu’il ne soit pas équipé pour cette petite expédition ?
— Pas de problème avec l’hôtel ? demanda-t-elle d’un ton poli.
— Non, tout était impeccable, merci, répondit Sharif en la suivant vers la Jeep.
Une fois installée au volant, elle se tourna un instant vers lui et rougit jusqu’à la racine des cheveux.
Elle se rappelait l’étreinte passionnée de la veille, devina-t-il. Lui aussi.
Elle conduisait en souplesse, et vite ; elle ne ralentit que pour laisser un élan traverser au galop la
chaussée.
Ils traversaient une zone qui paraissait totalement inhabitée, sur une route verglacée bordée de chaque
côté par d’impressionnants murs de neige. Cependant, Britt continuait à rouler à bonne allure. Elle
refusa sa proposition de la relayer au volant. Elle connaissait le chemin, expliqua-t-elle. En réalité,
Sharif comprit qu’elle aimait diriger. Sauf quand elle s’abandonnait au plaisir : à ce moment-là, elle
ne répugnait pas à lui confier la direction des opérations…
Quand, laissant les hautes congères derrière lui, le véhicule arriva au sommet d’une côte au versant
abrupt, un immense lac gelé apparut au loin en contrebas, aussi gris que la lumière dans laquelle il
baignait.
— La mine est là-bas, indiqua-t-elle d’un petit mouvement de menton.
Après la visite du site, que lui réservait-elle ? Car une chose était certaine : Britt n’avait pas fini de le
surprendre. Il le percevait au feu qui couvait sous la glace, comme la veille.
* * *
Emir semblait parfaitement à l’aise dans le paysage qui avait terrifié la plupart de ceux qu’elle avait
amenés à la mine. Britt connaissait les lieux comme sa poche et pourtant, elle ne s’y sentait jamais
complètement en sécurité. Mais bien sûr, pour un homme comme lui qui avait sans doute goûté aux
sports les plus extrêmes, que représentaient un peu de neige et de glace ?
— Je donnerais cher pour savoir à quoi tu penses, lâcha-t-il.
Britt se força à sourire.
— Au fait que j’ai faim. Pas toi ?
— Oui, un peu, murmura-t-il.
Elle le regarda et les battements de son cœur s’accélérèrent. Jamais elle ne s’habituerait à sa beauté
virile, à l’éclat ténébreux de ses yeux sombres.
— On mange très bien, à la mine, dit-elle en se raccrochant à des détails terre à terre. La nourriture
doit être d’excellente qualité quand on vit dans un tel isolement : c’est le seul plaisir des gens qui
travaillent ici.
— Je n’en suis pas aussi sûr…, répliqua-t-il avec un imperceptible sourire lourd de sous-entendus.
— Il y a plusieurs chambres, au chalet, précisa Britt à la hâte.
— Bien sûr.
Cette fois, il y avait eu une note franchement ironique dans sa voix. Elle refréna son irritation et ne
répondit rien.
— Bon, si tu n’y vois pas d’inconvénient, je vais somnoler un peu, lança-t-il. Tu me réveilleras quand
nous serons arrivés.
Lui, somnoler ? Comme une panthère noire, en gardant un œil ouvert… Cependant, au bout de
quelques minutes, Emir semblait réellement assoupi. Privée de tout contact avec lui, Britt sentit le
froid la pénétrer, en dépit de la température agréable qui régnait dans la Jeep.
Quand, dans un cahot, le véhicule s’engagea sur la piste grossière qui traversait la forêt, Emir
sursauta sur son siège.
— Désolée !
— Pas de problème. Si tu veux que je conduise…
— Non, merci. Ça va.
Le souverain de Kareshi prônait le changement, mais manifestement pas dans tous les domaines.
Venant d’une contrée où l’homme imposait sa loi et où la femme obéissait, Emir avait sans doute du
mal à supporter qu’elle conduise et qu’elle dirige une entreprise.
Elle laissa échapper un petit halètement quand sa main chaude couvrit la sienne.
— Doucement, murmura-t-il en rectifiant la position du volant.
— Je roule sur ces routes depuis mon enfance.
— Dans ce cas, je suis surpris que tu ne te méfies pas davantage de la neige qui fond par endroits :
c’est très dangereux.
Cet homme méritait assurément une petite séance de sauna suivie d’un plongeon dans le lac, songea
Britt en serrant les mâchoires.
* * *
— Nous sommes presque arrivés, annonça Britt.
— Très bien.
Pourquoi ce sourire, dans sa voix ? Etait-il impatient de se retrouver seul avec elle dans le chalet
isolé ? Un frisson la parcourut. Peut-être ferait-elle mieux de profiter de cet homme superbe au
maximum, de vivre son désir à fond. Ensuite, elle serait débarrassée de son obsession et pourrait
passer à autre chose.
— L’hôtel le plus proche est trop éloigné de la mine, expliqua-t-elle en regardant droit devant elle.
C’est pour cela que…
— Tu n’as pas à te justifier. J’aime cet endroit et je m’y sens bien. Tu oublies que je suis habitué aux
étendues désertiques.
Tout en se garant devant le chalet, Britt se rendit compte qu’elle en voulait à Emir d’être toujours
content, en toutes circonstances. Mais c’était surtout à elle-même qu’elle en voulait d’être aussi
sensible à son magnétisme. Il avait raison : une beauté majestueuse et austère émanait de ces lieux
déserts. Elle contempla le lac gelé en ayant l’impression de le voir pour la première fois — parce
qu’elle le regardait par les yeux d’Emir. Cet homme avait le pouvoir d’aiguiser sa perception de toute
chose.
— C’est magnifique ! s’exclama-t-il en descendant de la Jeep.
Elle sortit à son tour et quand il vint s’arrêter à côté d’elle, son cœur se mit à battre à un rythme
sauvage tandis que son sang pétillait dans ses veines. Elle s’efforça de ne pas admirer les puissantes
épaules mises en valeur par une épaisse veste de cuir noir. Emir dégageait davantage que de
l’assurance : c’était de la force à l’état brut qui exsudait de toute sa personne, à laquelle se mêlait une
aura de dangerosité et de mystère.
D’instinct, elle recula d’un pas. Le paysage était si beau, si féerique qu’ils restèrent un long moment à
l’admirer. Le sommet des hautes montagnes disparaissait dans les nuages, leurs flancs recouverts de
forêts de pins, denses et sombres. Seuls ces arbres réussissaient à s’enraciner sur ces pentes
escarpées.
Mais le plus impressionnant, c’était le silence. On aurait dit que le monde entier retenait son souffle.
Au même instant, le cri d’un aigle traversa l’espace et Emir se tourna vers le chalet.
— Je vais transporter nos sacs à l’intérieur, dit-il.
Britt sourit et s’avança vers le chalet. Dans cette petite maison de bois construite par son aïeul, elle
avait toujours été heureuse. Alors il n’y aurait pas de problème. Elle saurait garder le contact à un
niveau professionnel et oublierait ce qui s’était passé entre eux la veille.
Emir la rattrapa au moment où elle atteignait la porte et demanda à quelle distance se situait la mine.
Parfait, songea Britt sans se retourner. Ils n’avaient pas encore franchi le seuil qu’il se concentrait
déjà sur le but de leur venue. Alors pourquoi ce petit pincement au cœur ? Cette sensation de
déception ?
Réaction normale, se convainquit-elle en sortant la clé de sa poche. Tout le monde avait sa fierté et
désirait se sentir spécial, de temps en temps…
— Est-ce loin d’ici ? insista Emir.
— Cela dépend de la météo, répondit-elle en glissant la clé dans la serrure. Environ dix minutes.
— Dans ce cas, pouvons-nous y aller faire un tour aujourd’hui ?
Il était encore plus pressé qu’elle ne le pensait… Parfait.
— Bien sûr. Nous irons dès que tu seras prêt.
— O.K. J’aimerais me rafraîchir un peu et partir aussitôt après. Si cela te va, évidemment.
— D’accord, acquiesça-t-elle en se penchant pour soulever son sac.
Après avoir passé l’une des courroies sur son épaule, elle franchit le seuil et se retourna vers son
invité :
— Bienvenue au chalet.
Il s’avança en regardant autour de lui.
— C’est charmant, dit-il d’un ton sincère.
La modeste bâtisse de bois avait été construite par l’homme qui avait fondé la dynastie Skavanga. Fort
de sa seule détermination, son arrière-grand-père avait quasiment extrait les premiers minéraux du
sol à mains nues, en s’aidant des outils de bric et de broc laissés sur place par ses prédécesseurs.
— Qu’y a-t-il ? demanda Emir en haussant un sourcil.
Britt se rendit compte qu’elle le dévisageait en silence.
— Mis à part mon frère, tu es le seul homme devant lequel je me sente petite, expliqua-t-elle en
s’efforçant de prendre un ton neutre.
— Tu parles de Tyr ?
— Oui, répondit-elle avec tristesse. Mon frère disparu.
Chassant le chagrin qui l’avait envahie, elle se répéta que ce court séjour au chalet serait
profitable — et agréable. Ensuite, ils se sépareraient bons amis.
— Tu me montres ma chambre ?
— Tout de suite.
Après avoir posé son sac sur le plancher, elle gravit les marches de bois devant Emir et le conduisit à
une chambre confortable avec salle de bains attenante.
— Il y a des tas de serviettes à ta disposition, de l’eau chaude à volonté, alors ne te prive pas. Et
appelle-moi si tu as besoin d’autre chose.
— C’est parfait. Merci de ton hospitalité, Britt.
Il n’allait pas tarder à goûter à « l’authentique » hospitalité nordique, songea-t-elle en redescendant au
rez-de-chaussée.
— Britt ?
Le cœur battant, elle se retourna et leva les yeux vers le palier. Un petit sourire aux lèvres, Emir se
pencha au-dessus de la rampe de bois lisse.
— Tu as la clé de la fenêtre ? Il fait une chaleur épouvantable, dans ma chambre.
— Ah… Excuse-moi.
Après s’être ressaisie, elle prit son sac et remonta l’escalier quatre à quatre. Le chauffage central
ultramoderne qu’elle avait fait installer était toujours réglé à fond avant l’arrivée d’occupants. En fait,
elle aurait pu modifier la température depuis son téléphone portable, mais la proximité d’Emir
semblait avoir chassé de son esprit toute préoccupation d’ordre pratique.
— Tu devrais la laisser ouverte un certain temps, dit-elle en déverrouillant la fenêtre.
— Cette chambre est très belle.
L’ameublement de bois clair dégageait une impression de confort et de sobriété qui convenait bien à
l’atmosphère régnant dans l’ensemble du chalet. Un gros édredon rouge couvrait le lit double et une
pile de couvertures supplémentaires garnissait les étagères. Britt avait fait confectionner des rideaux
aux teintes chaudes, qui se mariaient à merveille avec les cloisons de bois.
— Je suis contente qu’elle te plaise.
Elle détourna les yeux et s’avança vers la porte.
— Ce sont tes grands-parents ?
Britt aurait préféré s’éloigner de son fascinant compagnon, mais comment ignorer sa question alors
qu’il contemplait les photos sépia ?
— Ici, c’est mon arrière-grand-père, dit-elle en le rejoignant.
Encadrées avec soin, les différentes photographies représentaient les générations successives de la
famille. Son arrière-grand-père, un bel homme d’âge mûr, arborait une fière moustache et un
immense chapeau usé. Vêtu d’une veste défraîchie et de lourdes bottes de cuir dans lesquelles
disparaissait un pantalon de toile grossière, il fixait l’objectif, ses mains noueuses pendant sur ses
flancs. Sa posture et son aspect en disaient long sur les conditions de travail d’antan.
Quand Britt voulut se diriger vers la porte, Emir lui barra le chemin.
— Je voudrais passer…, murmura-t-elle.
Lorsqu’il s’écarta aussitôt, elle fut déçue qu’il n’ait pas essayé de la retenir. Et avant de poser le pied
sur la première marche, elle ne put s’empêcher de se retourner pour voir s’il la regardait. Comment
interpréter l’étincelle amusée qui traversa ses yeux noirs ? Pensait-il au grand lit qui s’offrait à eux, à
quelques mètres à peine ?
Chassant les visions torrides qui jaillissaient dans son esprit, Britt grimpa les marches conduisant au
grenier en lançant par-dessus son épaule :
— Je vais prendre une douche rapide. Rendez-vous devant le chalet dans dix minutes !
Après avoir refermé la porte de sa chambre aménagée sous les combles, elle s’y appuya, le cœur
battant la chamade.
Dire oui à Emir serait facile ; se refuser demanderait une discipline d’acier qu’elle n’était pas sûre de
posséder.
Eh bien, elle l’inventerait, décida-t-elle en déboutonnant sa veste. Sinon, elle risquait de se laisser
aller à toutes les faiblesses possibles et imaginables…
Le chalet comportait trois chambres, dont celle-ci qui avait toujours été son refuge, depuis sa plus
tendre enfance. A l’époque, dans cette pièce mansardée aux poutres apparentes, elle avait l’impression
d’être immergée dans une atmosphère de conte de fées. En montant sur le lit, elle pouvait voir le ciel
et les montagnes par la lucarne. Elle s’imaginait alors être une princesse, une aventurière, ou encore
la prisonnière d’un dangereux pirate qui l’avait enlevée sur son navire…
Au fil des années, Britt avait récupéré différents objets qui l’aidaient à se sentir bien : une couverture
en patchwork confectionnée par sa grand-mère, la tête de lit fabriquée par son grand-père. Pour elle,
ces vestiges du passé représentaient de véritables trésors, mille fois plus précieux que des diamants.
Cependant, elle n’oubliait pas que ceux-ci pourraient sauver l’entreprise et la ville édifiées par ses
ancêtres, ni le bien que leur exploitation contribuerait à apporter à ses sœurs, ainsi qu’au personnel de
la mine. Par conséquent, il fallait qu’Emir reparte vers son souverain porteur des meilleures
impressions. Elle devrait mener les négociations avec habileté.
Face à un homme d’affaires aussi brillant et rusé qu’Emir ?
Jusqu’à présent, Britt n’avait jamais douté de ses propres capacités. Elle avait concentré toutes ses
énergies dans la direction de Skavanga Mining, héritée de ses parents qui n’avaient pas su la
maintenir à flot. Parce que son père était un ivrogne. Des mauvaises langues avaient même raconté
qu’il était en état d’ébriété avancée lorsqu’il pilotait l’hélicoptère qui s’était écrasé.
Elle secoua la tête pour chasser ce triste souvenir. Ses parents avaient fait de leur mieux pour sauver
l’entreprise du désastre ; par contrecoup, ils avaient consacré peu de temps à leurs enfants. A leur
mort, Britt s’était retrouvée à la tête d’une compagnie au bord de la faillite. Mais elle n’était pas la
seule à avoir vécu ce genre de situation. En outre, il y aurait forcément un moyen de s’entendre avec
le consortium.
Elle s’essuya vigoureusement et, pieds nus, se dirigea vers la lucarne. Plus besoin de grimper sur le
lit pour voir à l’extérieur, désormais. Le toit de la cabane abritant le sauna traditionnel était couvert
d’un haut chapeau de neige ; suspendus à la barre de bois fixée sur la porte, l’assortiment de branches
de bouleau restait protégé sous le petit auvent.
Britt sourit en repensant aux conseils d’Eva. Bientôt, Emir serait forcé de reconnaître qu’il ne
maîtrisait pas tout. A moins qu’il ne prenne trop de plaisir à la séance…
Voyant l’ombre de sa haute silhouette se découper sur la neige, elle recula vivement. Puis, après avoir
dénoué sa serviette blanche, elle ouvrit un tiroir de la commode ancienne pour en sortir des
vêtements chauds et légers adaptés au climat : sous-vêtements thermiques, pull, pantalon
imperméable, chaussettes triple épaisseur.
Tout en s’habillant, elle s’efforça de calmer les battements de son cœur. Elle ne se préparait pas à
aller à un rendez-vous galant, bon sang ! Elle allait faire visiter la mine à un homme travaillant pour
un chef d’Etat qui, avec ses puissants partenaires, dirigeait un consortium susceptible d’investir
d’énormes capitaux dans Skavanga Mining.
Au fond d’elle-même, elle était furieuse d’avoir été battue de vitesse par Emir. D’habitude, elle était
prête largement avant ses sœurs ! Retournant à la lucarne, elle frappa à la vitre pour attirer son
attention et quand il se retourna, elle leva la main en écartant les doigts pour lui signifier qu’elle
arrivait dans cinq minutes.
* * *
Sharif était déjà installé au volant quand son hôtesse sortit du chalet. Il avait pris les clés de la Jeep,
ainsi que celle de la porte.
— Je les garde, dit-il en les glissant dans la poche de sa veste polaire.
Elle le foudroya du regard.
— Et je conduis, ajouta-t-il en savourant le parfum floral émanant de Britt.
D’un mouvement vif, elle s’assit sans le regarder sur le siège côté passager.
— Tu ne sais pas où nous allons, dit-elle sèchement.
— Eh bien, tu vas me guider, répliqua-t-il en allumant le contact.
— Pourquoi ne me laisses-tu pas conduire ?
— Et pourquoi ne me guiderais-tu pas ? riposta-t-il du tac au tac.
Il desserra le frein à main.
— Il n’y a rien d’humiliant à partager les tâches de temps en temps, que je sache.
Sa remarque, proférée d’un ton doux pourtant, lui valut un nouveau regard assassin. Puis Britt se
retrancha dans le silence. Quand ils passèrent devant le sauna, il remarqua son bref coup d’œil en
direction de la cabane en rondins construite en bordure du lac. En voyant de la fumée sortir de la
cheminée, Sharif devina que sa mise à l’épreuve commencerait sans doute là. Manifestement,
quelqu’un était passé par là et le sauna était prêt à être utilisé…
Les enquêtes qu’il avait commanditées sur Skavanga Mining lui avaient appris que le personnel était
entièrement dévoué à Britt. Par conséquent, le consortium aurait du mal à gagner la confiance des
employés, dont la coopération cependant deviendrait vite indispensable. La collaboration de Britt
pourrait bien s’avérer plus nécessaire qu’il ne l’avait prévu au départ…
La neige tombait sans relâche et s’entassait de chaque côté de la piste. Elle formait des congères de
hauteur impressionnante et faisait ployer les pins sous son poids. Quand ils atteignirent la route
principale, la neige se mit à tomber encore plus dru, effaçant rapidement la trace des pneus derrière le
véhicule.
— A gauche ou à droite ? demanda-t-il en ralentissant.
— Si tu me laissais conduire…
Il serra le frein à main et se tourna vers elle.
— A gauche, fit-elle d’un ton agacé.
Quand il fit tourner le volant, Britt ôta son bonnet et libéra ses cheveux blonds, qui ruisselèrent sur
ses épaules. Le parfum fleuri se répandit dans le véhicule. Comme pour réprimer la sensualité
luxuriante qui s’exhalait d’elle, Britt leva les bras pour nouer son abondante chevelure en un chignon
strict, qu’elle arrima sur sa nuque avec une large barrette de bois sortie de sa poche.
Néanmoins, au lieu de la protéger, son attitude la trahissait : Sharif avait compris que sa présence la
troublait et elle ne voulait pas qu’il le sache. Raté…
— Tu dois être fatiguée, dit-il sans réfléchir.
Le stress qu’elle subissait devait être éreintant, il était bien placé pour le savoir : Britt concentrait
toute son énergie à Skavanga pour sauver ceux qui comptaient pour elle, comme lui-même le faisait à
Kareshi.
— Je ne suis pas aussi fragile que tu sembles le croire !
Elle lui décocha un regard hostile, puis elle se tourna vers la vitre. Sharif s’autorisa un demi-sourire.
Cette jeune femme n’était pas fragile du tout. Et si elle flanchait à un moment ou à un autre, il serait là
pour la soutenir.
Incroyable ! Moins de vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis leur première rencontre, et il se
souciait du confort de Britt comme s’il la connaissait depuis toujours…
Au lieu de l’alarmer, ce constat amplifia son sourire. De toute façon, il possédait assez d’énergie pour
deux — et même davantage.

5.

Au bout d’une demi-heure passée sur l’immense site à ciel ouvert, Emir avait déjà recueilli toutes les
informations dont il avait besoin.
Il expliqua à Britt que pour forer, il faudrait des machines ultra-puissantes. Et que pour amener celles-
ci jusqu’à la mine, la route devrait être aménagée et toute l’infrastructure environnante améliorée. Par
conséquent, des fonds colossaux seraient nécessaires, ce qui l’amènerait à surveiller lui-même
l’ensemble du processus.
Ils revenaient vers la Jeep lorsqu’il se tourna vers elle et lui tendit les clés en silence.
— Une fois que j’aurai les résultats des tests effectués sur les prélèvements, poursuivit-il quand elle
démarra, nous pourrons commencer à vraiment planifier les travaux.
— Je suis certaine que tu ne seras pas déçu par les résultats. Les rapports des meilleurs experts ont
tous abouti à la même conclusion : la découverte de ce gisement de diamants est la plus importante
depuis des décennies.
Pourvu que Skavanga Mining parvienne à l’exploiter… Mais maintenant qu’Emir avait visité le site, il
n’allait tout de même pas revenir en arrière, si ?
— Vas-tu faire un rapport favorable au cheikh Sharif al Kareshi ? J’ai eu d’autres propositions, tu
sais, bluffa-t-elle.
— Dans ce cas, tu dois toutes les étudier avec soin.
L’avait-il crue ? Il devait bien se douter que seul le consortium de son employeur pouvait se permettre
un tel investissement. Ce serait eux ou rien.
— J’aurais aimé que Tyr participe aux négociations, soupira-t-elle, mais nous ne l’avons pas vu
depuis des années. Je prendrai contact avec nos avocats dès notre retour, pour leur demander de
nouveau d’essayer de le retrouver. Je suppose qu’avant de passer à l’étape suivante des négociations,
tu vas devoir te référer à ton souverain ?
Emir ne lui répondit pas ; il se contenta de lui adresser un sourire si éblouissant qu’elle en eut le
souffle coupé.
Britt frissonna. Pas à cause du froid, mais à la pensée des luttes qui l’attendaient — et qu’elle n’avait
pas choisies. Elle avait accepté de prendre la direction de Skavanga Mining parce qu’elle était la seule
à pouvoir assumer ces lourdes responsabilités, et elle n’avait pas l’intention d’y renoncer maintenant.
Mais personne ne soupçonnait à quel point il lui en coûtait parfois.
— Tu ne t’arrêtes pas au sauna ? demanda son passager.
— Bonne idée, approuva-t-elle en se forçant à sourire. Tu vas apprécier, j’en suis sûre…
— Certainement.
Lorsqu’ils quittèrent le véhicule, la différence de température était si grande qu’ils restèrent tous deux
silencieux pendant quelques instants. Le ciel s’étendait au-dessus du paysage, d’un gris uniforme
troué çà et là par les lueurs boréales qui semblaient s’allumer sous les doigts d’un génie invisible. Ils
levèrent les yeux en même temps pour contempler ce spectacle magique. Il faisait si froid que le trou
percé dans le lac pour y plonger s’était déjà refermé, constata Britt quand ils sortirent enfin de leur
immobilité. Mais il y avait une scie électrique dans l’appentis.
— Pas de vestiaire ? demanda Emir.
— Non, ni de douche. Nous nous baignons dans le lac.
— Très bien.
Britt ne put s’empêcher de regarder sa bouche tandis qu’il contemplait le lac gelé. Elle était tellement
sexy. A vrai dire, tout était sexy chez cet homme superbe venu du désert. Et elle brûlait de voir son
corps entièrement nu. La veille, leur étreinte avait été explosive mais rapide ; dans le sauna, elle aurait
tout le temps de l’admirer.
Elle le laissa ouvrir le petit appentis où était rangée la scie, mais quand elle tendit la main vers l’outil
et qu’il la devança, Britt insista pour la lui reprendre, en expliquant qu’elle s’en servait depuis l’âge
de treize ans. Emir finit par céder, de mauvaise grâce.
Puis il se déshabilla, si vite qu’elle se retrouva figée à le regarder bêtement. Mon Dieu, comment ne
pas s’extasier sur cet étalage de perfection virile !
— Je vais découper la glace. Va t’installer à l’intérieur, ordonna-t-elle. Le feu est allumé depuis un
moment : la température doit être idéale. Reverse juste un peu d’eau sur les pierres.
Fascinée, Britt le regarda pousser la porte et disparaître à l’intérieur, parfaitement à l’aise en tenue
d’Adam. Elle n’avait jamais eu aucun problème à partager l’intimité du sauna avec des amis des deux
sexes, mais avec Emir…
Après avoir fait un trou dans la surface du lac, elle se déshabilla à son tour ; pour la première fois
toutefois, elle garda ses sous-vêtements. Ceux-ci ne lui offriraient pas grande protection, mais elle se
sentait mieux ainsi. Et peut-être Emir comprendrait-il le message… Sinon, tant pis.
Britt le trouva installé sur l’un des deux bancs, le dos appuyé à la paroi de bois et l’air parfaitement
décontracté. La vapeur montant des pierres brûlantes enveloppait son corps sublime. Après s’être
assise à l’autre extrémité du banc, elle dut faire un effort pour ne pas croiser les bras sur sa poitrine.
Mal à l’aise, elle changea de position plusieurs fois de suite.
— Tu as trop chaud ? demanda Emir.
Elle se consumait, même. Il n’avait pas besoin de le savoir. Cependant, elle devait rester vigilante car
même les yeux mi-clos, il percevait tout ce qui se passait autour de lui. Quant au fin sourire ourlant
ses lèvres, il en révélait suffisamment sur son état d’esprit…
Se forçant à ne pas baisser les yeux sur ses splendides attributs virils exposés sans pudeur, Britt se
concentra sur son visage. Avec ses épais cils noirs projetant une ombre en forme de croissant sur ses
pommettes saillantes, son haut front, il ressemblait à un Tartare, un conquérant sauvage…
Ou à un cheikh ?
Un choc violent l’ébranla à cette pensée, si intense que Britt se leva et se dirigea vers la porte. La
chaleur lui faisait perdre la tête… Il fallait qu’elle rafraîchisse son cerveau surchauffé !
— Je sors.
— Je t’accompagne.
— Non, ce n’est pas la peine.
Trop tard. Emir avait déjà quitté le banc et se dressait devant elle. Seigneur… Ils auraient dû se dire
adieu à Skavanga, songea Britt en s’accablant de reproches. Elle aurait dû demander à un employé de
confiance de lui faire visiter la mine.
— Tu ne peux pas te baigner dans de l’eau glacée seule, répliqua-t-il d’une voix ferme.
— Je nage dans ce lac depuis mon enfance !
— Mais pas seule, j’en suis certain.
— Peut-être, mais je suis devenue assez grande pour prendre soin de moi.
— Tu crois ?
Le ton moqueur d’Emir lui portait sur les nerfs. D’autant qu’il gardait les yeux rivés sur ses seins, à
peine dissimulés sous la fine dentelle blanche. Elle croisa les bras et redressa le menton.
— De toute façon, je t’accompagne, poursuivit-il avec un petit sourire en coin.
A quoi bon insister ? Britt serra les dents en reconnaissant qu’il avait raison. Une règle absolue
prévalait au sauna : personne ne devait se baigner dans le lac glacé seul. Sous aucun prétexte.
Avant de sortir, il saisit une serviette qu’il lui posa sur les épaules.
— Tu en auras besoin en sortant de l’eau, dit-il.
Britt se retint de répliquer qu’elle n’avait pas besoin de son aide, puis tressaillit à la pensée du choc
qu’elle allait subir en plongeant dans l’eau glacée.
Courant vers le lac, elle se débarrassa de la serviette et sauta avant de se laisser le temps de changer
d’avis.
Elle aurait pu crier. Peut-être l’avait-elle fait. Dès que l’eau glacée se referma sur elle, toute pensée
cohérente la déserta. Heureusement, elle se rappela qu’elle ne devait pas s’attarder et sortit de
l’eau — pour se retrouver nez à nez avec Emir, qui l’attendait avec la serviette.
Après la lui avoir tendue sans dire un mot, il plongea dans le lac. Morte d’inquiétude, Britt observa la
surface grise en retenant son souffle. Rien. Au moment où la panique la gagnait et où elle se préparait
à plonger à son tour, Emir réapparut, en riant.
Médusée, elle lui tendit la deuxième serviette qu’il avait apportée. Le sourire aux lèvres, il la prit et
l’enroula autour de ses hanches, mais elle n’attendit pas qu’il l’ait nouée pour filer vers la cabane.
Emir la suivit et referma la porte derrière lui.
— Incroyable, dit-il en secouant la tête.
Des gouttelettes voltigèrent dans l’espace, brillant comme de minuscules diamants.
— Tu t’amuses bien, on dirait, remarqua-t-elle d’un ton détaché.
— Et comment ! Je trouve ça formidable. Maintenant, tu vas devoir me frictionner avec de la glace.
Celle-ci fondrait au premier contact avec sa peau, songea Britt. Quand il se réinstalla sur le banc de
bois et ferma les yeux, elle réalisa qu’elle était contente qu’il apprécie les traditions de son pays. Suite
à ce constat, un flot de pensées d’un tel érotisme se déchaîna dans son esprit qu’elle serra les
paupières dans l’espoir de le refouler. En vain.
— Tu aimes cet endroit, n’est-ce pas ? demanda Emir.
— Oui, il représente beaucoup pour moi. Comme le chalet.
— Je te comprends. Si je vivais à Skavanga, je viendrais souvent ici pour me recharger.
C’était exactement ce qu’elle faisait. Parfois, elle venait là juste pour changer de rythme. Dès qu’elle
arrivait au chalet, elle se ressourçait et repartait pleine d’énergie.
— Pourquoi n’ôtes-tu pas tes sous-vêtements ? reprit-il soudain. Ce ne doit vraiment pas être
confortable.
— Ils seront bientôt secs.
Du coin de l’œil, elle le vit hausser les épaules.
— Je vais dehors, dit-elle en se levant.
— Parfait. Je suis prêt pour la friction.
— Très bien. Prends ta serviette. Et ne te plains pas si tu trouves ça trop dur.
Sans réfléchir, Britt plongea en avant dans la neige. La sensation était d’une violence indescriptible,
mais il y avait aussi de la volupté à sentir tous les nerfs réagir en même temps. Et puis, la neige était
revigorante et purifiait son esprit de ses contradictions.
Soudain, elle réalisa qu’Emir n’était pas là. Se relevant d’un bond, Britt regarda alentour : personne.
Rien que le silence et la neige. Elle l’appela : seul le silence répondit. Etait-il rentré dans la cabane ?
Elle s’approcha de la fenêtre pour regarder à l’intérieur. Il ne s’y trouvait pas.
Mon Dieu, le lac…
Les jambes tremblantes, oppressée par la peur, elle s’avança vers le bord avant de pousser un cri de
surprise et de soulagement en voyant la tête brune d’Emir émerger de l’eau.
— Tu es fou ! s’exclama-t-elle. Personne ne doit jamais se baigner seul ! Et s’il t’était arrivé quelque
chose ?
— C’est exactement ce que je t’ai dit tout à l’heure, riposta-t-il en sortant de l’eau. Je suis flatté que tu
te sois inquiétée pour moi.
— Bien sûr que j’étais inquiète ! Qu’est-ce que je dirais à ton souverain si tu te noyais dans un lac
gelé ?
Sans dire un mot, il lui prit les mains et l’attira vers lui. Puis sa bouche s’arrondit aux coins tandis
qu’une lueur mystérieuse dansait dans ses yeux sombres. Ils se regardèrent un long moment, jusqu’à
ce que Britt se dégage d’une secousse.
— Tu es impossible ! Irresponsable ! Et insupportable.
— Quoi d’autre ?
— Tu mériterais de mourir de froid !
— Tu es dure, avec moi.
Après s’être enveloppée dans les deux serviettes, Britt se détourna et courut vers la cabane.
— Tu es une vraie calamité, lança-t-elle par-dessus son épaule.
— Reviens ! cria-t-il. Tu n’as pas rempli ta part du contrat.
Britt s’arrêta devant la porte. La voix d’Emir résonnait dans tout son corps, profonde, chaude,
ensorceleuse.
— Ma part du contrat ? demanda-t-elle en se retournant.
— Oui, la friction.
— Tu n’en as pas encore assez ?
— Loin de là !
Seigneur, ces yeux de braise, ce regard, cette bouche sexy…
— Tu l’auras voulu, dit-elle en se penchant pour prendre de la neige à pleines mains.
Comme elle l’avait prévu, la neige fondit dès qu’elle toucha sa peau, alors qu’il sortait du lac ! Rouge
et brûlant, Emir se laissa faire tandis que Britt se trouvait forcée d’explorer la chaleur de son corps si
viril sous ses mains.
— Bon, ça suffit, dit-elle en reculant, le souffle court.
Elle avait eu tort de se croire plus forte que lui. C’était lui qui ressortait vainqueur de l’épreuve, pas
elle. Et Britt n’avait pas besoin de se retourner pour savoir qu’il souriait en la regardant regagner le
sauna.
Frissonnant de la tête aux pieds, elle s’assit sur le banc, remonta ses genoux contre elle pour les
serrer entre ses bras. Et quand Emir revint, elle frémit et se recroquevilla encore davantage.
— Si tu retournes te baigner, préviens-moi, dit-elle d’une voix sourde. Je me fiche du cheikh, mais je
n’ai même pas le numéro d’une personne à prévenir en cas d’accident.
— Ton inquiétude me sidère, fit-il en versant de l’eau sur les pierres brûlantes.
Puis il se dirigea de nouveau vers la porte.
— Où vas-tu ?
— Choisir mes baguettes. Tu m’accompagnes ?

6.

En proie à un trouble insensé, Britt le regarda examiner une à une les baguettes de bouleau avant de
les tester. A chaque légère flagellation sur ses belles épaules puissantes, elle tressaillait, retenait son
souffle, frémissait. Des myriades de sensations troublantes la traversaient tandis qu’elle le
contemplait avec fascination. Il n’avait donc jamais froid ?
Elle avait enfilé un peignoir épais et des bottes fourrées avant de quitter le sauna, mais Emir était
toujours complètement nu. Après avoir essayé des rameaux sur ses mollets musclés, il se redressa et
se tourna vers elle en souriant.
— Tu ne t’en choisis pas ?
— Je crois que je préfère te laisser à tes petites expériences, répliqua-t-elle avec une légère
condescendance.
— Hé, pourquoi cette pudeur, tout à coup ?
Il avait raison : pourquoi réagissait-elle comme une vierge effarouchée alors qu’Emir ne faisait que
se livrer à l’une des étapes du rituel traditionnel ?
— Tu ne veux vraiment pas essayer ? insista-t-il.
Britt s’arrêta. De toute façon, quel que soit l’obstacle, cet homme insupportable le franchissait
allègrement et elle se retrouvait perdante. A quoi pouvait mener cette escalade de provocations ?…
— Je peux le faire quand je veux, répondit-elle d’un ton désinvolte, la main sur la poignée de la porte
du sauna.
— Cela ne te ressemble pas de fuir un défi, Britt.
Elle ouvrit la porte.
— Tu ne sais rien de moi.
— Pourquoi ne reviens-tu pas te livrer à cette petite flagellation : c’est très agréable, tu le…
— Pas question ! coupa-t-elle. Et toi, pourquoi ne reviens-tu pas dans le sauna ? Par ailleurs, tu
pourrais peut-être te rhabiller un peu, non ?
Quand, pour toute réponse, il éclata franchement de rire, Britt perdit patience et pénétra dans la
cabane, avant de refermer la porte derrière elle d’un geste brusque.
Quel type infernal ! Haletante, le corps tremblant, elle s’appuya le dos contre la cloison de bois en
essayant de calmer les battements désordonnés de son cœur. Non seulement elle s’était fait des
illusions en se croyant aussi forte qu’Emir, mais en outre, ils se ressemblaient trop : tous deux étaient
têtus, compétiteurs, obsédés par leurs responsabilités et leur devoir. Rivaliser avec un tel adversaire
se révélerait exténuant.
Après s’être laissée tomber sur le banc, Britt ferma les yeux. Elle les rouvrit quand une bouffée d’air
froid envahit la cabine.
— Fais-moi un peu de place, dit Emir avant qu’elle ait eu le temps de réaliser qu’il se trouvait déjà
tout près d’elle.
— Va fermer la porte ! Je n’aime pas avoir froid, riposta-t-elle en remontant les genoux contre la
poitrine.
— Dans ce cas, tu adorerais le désert, murmura-t-il.
Elle se redressa et prit la louche pour verser de l’eau sur les pierres. Histoire de s’occuper, pour ne
surtout pas songer à une éventuelle expédition dans le désert en compagnie d’Emir.
— Cela faisait longtemps que je n’avais pas effectué le rituel en entier, dit-elle. J’avais oublié…
— … à quel point c’était amusant ? compléta-t-il.
— A quel point on avait froid.
Emir s’empara de la louche en riant.
— Ça suffit. Assieds-toi.
Il se pencha au-dessus d’elle, envahissant son espace intime.
— Et si tu as besoin d’être réchauffée, reprit-il, je suis à ton service. Il suffit de demander.
Dieu merci, elle avait gardé son peignoir !
— Très drôle, lâcha-t-elle du bout des lèvres.
Il se contenta de hausser les épaules, avant de lancer d’un ton détaché :
— Et si je faisais un feu dehors, dans le brasero ? Ça te tente ?
— Oui, bonne idée.
Non seulement Britt avait toujours aimé s’asseoir devant les flammes, au milieu de la neige et de la
glace, mais par ailleurs, la proximité d’Emir serait moins dangereuse à l’extérieur.
— Je t’appelle quand le feu est bien parti.
* * *
Lorsque des coups légers furent frappés à la porte, Britt sortit du sauna. Elle découvrit la magnifique
flambée et ne put retenir un sourire de contentement.
— Dans le désert, la température peut chuter très bas, expliqua Emir. Et dans certains endroits, il est
indispensable de faire du feu pour tenir éloignés les lions de la montagne. Nous avons une faune
incroyable, à Kareshi.
Tout en l’écoutant, Britt s’assit et étendit ses jambes devant elle pour se chauffer les pieds.
— C’est un pays de contrastes impressionnants, poursuivit-il. Nos grandes villes modernes jouxtent
de vastes étendues sauvages où vivent des tribus aux traditions immuables.
Britt plissa le front. Pourquoi lui racontait-il cela ? Etait-il sérieux quand il parlait de l’emmener là-
bas ? A cet instant, il se tourna vers elle et la regarda dans les yeux. Gagnée par un trouble profond,
elle se détourna en faisant mine de s’absorber dans la contemplation du feu. Emir continuait de
l’observer en silence, comme s’il attendait une réaction de sa part. Elle était surprise par sa propre
attitude : d’ordinaire, elle ne succombait jamais à de tels accès d’embarras, voire de timidité.
Pour la énième fois, elle se demanda à quoi aurait pu mener une éphémère liaison avec Emir ? A rien.
Car rien n’était possible entre elle et cet envoyé du Cheikh Noir qui…
— Tu les vois ? murmura-t-il soudain, coupant court à ses pensées.
Une biche et un faon les observaient à couvert depuis l’orée d’un bosquet de bouleaux.
— Oui, dit-elle dans un souffle. Ils sont si beaux ! Ici, je me sens toujours en harmonie avec la nature.
— Comme moi dans le désert.
Un lien secret les unissait de nouveau ; il était là, tangible, qu’elle le veuille ou non. Elle se raidit en
se rappelant l’avertissement lancé par sa mère, alors qu’elle était encore toute petite : les hommes ne
pouvaient que décevoir celles qui avaient le malheur de les aimer. A présent, Britt comprenait
pourquoi sa maman avait cherché à la protéger, même si enfant, elle trouvait son père bruyant plutôt
que violent, amusant et non brutal. Plus tard, elle avait appris qu’il buvait et qu’en état d’ivresse, il
battait sa femme. C’était contre ce genre d’abus que celle-ci avait tenté de mettre ses filles en garde.
Britt avait donc grandi en se jurant qu’aucun homme n’exercerait sa domination sur elle et qu’elle ne
livrerait jamais son cœur à personne.
Mais avec Emir…
Elle frémit en réalisant que depuis sa rencontre avec lui, ses principes les plus solides se voyaient
menacés.
Durant un long moment, ils contemplèrent en silence les deux animaux, immobiles eux aussi. Puis la
biche et son faon se détournèrent d’un même mouvement gracieux, avant de disparaître sous les
épaisses branches.
— Quelle vision merveilleuse, dit Britt.
— A présent, je suis certain que tu aimerais le désert. Des tas de gens pensent que ce n’est qu’un
espace vide…
— … mais ce n’est pas vrai ? J’irai peut-être là-bas un jour, dit-elle en soutenant son regard.
— J’arrangerai cela. Si nos négociations aboutissent, tu viendras visiter Kareshi.
— Ça me plairait beaucoup, acquiesça-t-elle spontanément.
Après tout, pourquoi se priver de ce que lui offrait Emir ? Là, maintenant, et aussi plus tard, lorsque
les négociations seraient terminées ?
— Je viendrai, murmura-t-elle.
Se rendant compte que l’atmosphère frémissait de non-dits, elle ajouta d’un ton espiègle :
— J’ai l’impression que Kareshi te manque, non ?
— J’aime mon pays et mon peuple, j’aime vivre à Kareshi et j’aime mes chevaux. C’est une vraie
passion. J’élève des pur-sang arabes, mais parfois, je fais venir des Criollos d’Argentine : ce sont
d’excellents chevaux de selle.
— Tu joues au polo ?
— Bien sûr. Je connais même de grands joueurs.
— J’ai appris à monter, enfant, au manège local, confia Britt. Sur de vieux canassons, comparés aux
bêtes dont tu parles, mais j’aimais bien l’équitation. On se sent libre quand on galope. Je monte
encore de temps en temps, lorsque j’en ai l’occasion.
— Nous avons au moins cela en commun, alors.
En plus du reste, songea-t-elle en se forçant à respirer calmement. Peu à peu, ils s’ouvraient l’un à
l’autre, et l’avertissement maternel semblait se dissoudre dans le passé.
— Tu as encore froid ? demanda Emir.
— Non, ça va mieux. Grâce à toi.
Elle se leva en souriant et se dirigea de nouveau vers la cabane en rondins. Il la rattrapa et s’empara
d’un faisceau de baguettes.
— Tu en es sûre ? la taquina-t-il.
— Certaine, répondit-elle en riant franchement.
Cependant, lorsque Emir passa l’extrémité des rameaux sur sa gorge, le rire mourut sur ses lèvres.
Lui, ne souriait plus et dardait sur elle un regard brûlant. Lentement, il fit glisser les baguettes sur le
peignoir, puis remonta sous le tissu en accentuant légèrement la pression. Quand il s’attarda entre ses
cuisses, là où pulsait son désir, Britt retint son souffle sans pouvoir s’empêcher d’écarter les jambes.
Aussitôt, elle les resserra en laissant échapper un petit halètement.
— Pourquoi te refuser ce plaisir, Britt ?
— Parce que je préfère rentrer au chaud.
Le cœur battant, elle poussa la porte et ôta rapidement ses sous-vêtements. Elle désirait jouir de tout
ce qu’Emir avait à lui offrir, même si émotionnellement elle se sentait à vif. Combien de temps
saurait-elle contrôler ses sentiments ?
Elle secoua la tête. Autant en terminer maintenant avec cette histoire. De toute façon, l’issue en était
inéluctable.
Emir rentra à son tour et s’assit en face d’elle, sur l’autre banc. Seules les pierres qui grésillaient les
séparaient — comme un symbole du désir qui crépitait entre eux. Son sublime compagnon se pencha
en arrière et la fixa, l’ombre d’un sourire dessiné sur sa bouche sensuelle.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle d’une voix rauque.
Il ne pouvait pas ne pas avoir remarqué que cette fois, elle était nue…
— Je me disais qu’à présent, nous avons vraiment très chaud tous les deux…

7.

Quand les effluves familiers d’Emir inondèrent ses sens, que ses bras puissants se refermèrent autour
de son buste, une énergie nouvelle se répandit en Britt. Les sensations qui ruisselaient dans tout son
être étaient si merveilleuses que, l’espace d’un instant, elle s’autorisa à souhaiter que cela dure
toujours. A rêver que cet amant fabuleux était à elle, rien qu’à elle…
Elle repoussa sans pitié ces divagations absurdes. Ce qui s’offrait à elle était du sexe et rien que du
sexe, pur et fantastique.
Soudain, Emir lui prit le visage entre les mains pour la forcer à le regarder. Aussitôt, elle oublia tous
ses doutes tandis que doucement, il penchait la tête et effleurait ses lèvres sous les siennes. Puis il prit
sa bouche avec fougue. Au moment où leurs langues s’enlaçaient, il la souleva légèrement pour
mieux l’installer sous lui.
— Il y a quelque chose que tu n’aimes pas ? murmura-t-il contre ses lèvres.
Au contraire, elle aimait tout. Et son cœur risquait fort d’en ressortir brisé, surtout si elle continuait à
contempler le beau visage viril au regard étincelant de désir. Pour l’instant, elle n’était plus la femme
d’affaires avisée et raisonnable, qui considérait le sexe comme un simple besoin, au même titre que
manger ou dormir. Avec Emir, elle se découvrait affamée et impatiente, audacieuse et insatiable.
Et lorsqu’il fit glisser les mains sur son dos, ses reins, elle s’embrasa tout entière. Pour lui. Elle
désirait cet homme, avec une telle ardeur que plus rien d’autre n’avait d’importance. Britt aurait voulu
ne plus faire qu’un avec lui, à tous les niveaux. Malheureusement, la sexualité ne représentait qu’une
fonction basique pour Emir — comme cela avait été le cas pour elle avant de le rencontrer…
Une plainte s’échappa de ses lèvres. Le plaisir que son amant faisait naître en elle déferlait dans les
moindres cellules de son corps. Il savait exactement où et comment la caresser. Chassant les
inquiétudes qui étaient revenues la tarauder, elle s’abandonna à ses mains expertes en exhalant un long
soupir de volupté.
Jusqu’à présent, elle avait toujours dirigé, toujours su ce qu’elle faisait et où elle allait. Avec Emir,
elle renonçait à tout contrôle. Elle était sienne.
— J’adore ton corps, dit-il d’une voix rauque.
— Moi aussi, j’aime le tien.
Il possédait un physique de rêve. Jamais Britt n’avait rencontré d’homme aussi beau, aussi viril et
aussi charismatique. Et aussi bien fait. Pas un gramme de graisse, des abdominaux sculptés, des
muscles longs et souples. Il ressemblait vraiment à un guerrier — aux mains fantastiques, capables de
la caresser avec une délicatesse et une sensibilité inouïes.
— Que veux-tu, Britt ? murmura-t-il en lui massant doucement la nuque.
— Tu as vraiment besoin que je te le dise ?
— Non. J’aime que tu me le dises.
Sa voix grave avait le pouvoir de l’exciter presque autant que ses doigts et ses lèvres. Après avoir
fermé un instant les yeux, elle lui décrivit en détail ce qu’elle désirait qu’il fasse.
— Alors, écarte bien les jambes, chuchota-t-il. Oui, comme ça… Encore un peu…
— Non, je ne peux pas.
— Si, répliqua-t-il d’une voix pressante. Tu le peux et tu en as envie.
Oui, elle en mourait d’envie. Britt enfouit les mains dans les épais cheveux et soyeux de son amant.
Elle avait besoin de ce contact. Pour se sentir proche de lui, au plus près de lui ; pour entretenir
l’illusion qu’ils étaient ensemble, s’avoua-t-elle avec un petit serrement de cœur.
* * *
Aveuglé par la beauté de Britt, Sharif ferma un instant les yeux. Jamais il n’avait vu de spectacle aussi
ravissant. Elle était encore plus belle que la première fois. Abandonnée, offerte, et terriblement
excitée. Par lui et pour lui. Le désir de la pénétrer le submergea. Le besoin de la posséder tout entière.
Mais ce qui se passait entre eux était si précieux qu’il ne voulait pas brusquer les choses. Au contraire,
il aurait souhaité que ces instants magiques durent, encore et encore. Il voulait en savourer chaque
seconde, et faire partager son plaisir à sa maîtresse. Lui en donner jusqu’à ce qu’elle crie et le supplie
de la prendre.
Aussi, lorsqu’elle baissa les bras et referma les doigts sur son érection, il posa la main sur la sienne
pour l’écarter doucement.
— Non, pas encore, chuchota-t-il.
— Tu ne veux pas de mes caresses ?
Bon sang, elle ne soupçonnait pas à quel point il les voulait…
Sharif contempla ses seins hauts et fermes, aux pointes dressées comme des bourgeons prêts à éclore.
Britt était si facile à deviner : il lisait le moindre de ses désirs dans les ombres qui traversaient ses
yeux gris, dans les étincelles dorées qui les suivaient.
— Comment peux-tu supporter d’attendre ? gémit-elle en creusant les reins.
— Je le supporte parce que je sais que ce sera encore meilleur pour toi.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Parce que je connais ton corps mieux que tu ne le connais toi-même.
Aînée de sa fratrie, Britt avait toujours pris ses responsabilités au sérieux, songea Sharif en savourant
la douceur de sa peau satinée. Ses parents l’avaient élevée dans ce but. Elle avait l’habitude de tout
porter sur ses épaules, dans la sphère privée comme professionnelle. Par conséquent, elle n’avait pas
pu prendre le temps de vivre, et encore moins d’explorer sa sexualité.
— Et que penses-tu de nos traditions nordiques ? murmura-t-elle en lui offrant ses lèvres.
Il déposa un léger baiser sur sa belle bouche pulpeuse, rouge comme un fruit mûr.
— Elles me plaisent énormément, et j’aimerais en connaître davantage. J’aimerais aussi en découvrir
davantage sur toi.
L’expression de surprise qui se peignit son visage ovale rompit presque la magie qui opérait sur lui.
— Moi aussi, j’aimerais te connaître davantage, répliqua-t-elle alors avec une émouvante franchise.
De même que ton pays.
— Cela arrivera peut-être.
Fermant les yeux, Sharif respira son parfum de fleurs sauvages, auquel se mêlait son odeur de
femme. Subitement, il se rendit compte qu’il ne pouvait supporter la perspective de ne jamais revivre
de tels instants.
Toutefois, il ne perdrait pas la tête et resterait sur ses gardes. Il fallait mener à bien les négociations et
les conclure. Par conséquent, pas question de sous-estimer Britt Skavanga. La créature au corps de
déesse qui gémissait dans ses bras était par ailleurs une femme d’affaires expérimentée — avec tant
d’autres facettes qu’il brûlait de découvrir…
* * *
Lorsque Emir la souleva du banc pour l’installer sur lui, Britt frémit. Puis quand il caressa son
clitoris sous l’extrémité de son membre tendu, elle crut qu’elle allait jouir avant même qu’il la
pénètre.
— Passe tes jambes autour de mes hanches, dit-il en rivant le regard au sien.
— Ne me fais plus attendre, je t’en supplie…
Au lieu de céder à sa prière, il se pencha pour l’embrasser. Britt adorait qu’il prenne ainsi possession
de sa bouche, que leurs langues se mêlent et dansent ensemble. Elle adorait qu’il la tienne fermement
contre lui, que leurs corps soient soudés. Elle adorait la force des émotions qui se bousculaient en
elle.
Tout à coup, elle rejeta la tête en arrière et poussa un cri. Emir était entré en elle, lentement,
inexorablement. Elle désirait qu’il le fasse, elle s’y attendait, mais il avait l’art de la surprendre. Son
sexe puissant l’emplissait, la ravissait, lui arrachait des plaintes rauques entrecoupées de halètements.
Il murmurait des paroles dont elle ne comprenait pas le sens, mais qui redoublaient son excitation. Sa
voix était douce et gutturale, persuasive. Il l’encourageait, la stimulait…
Incapable d’endiguer la marée qui montait de son bas-ventre et déferlait dans tout son corps, Britt
s’accrocha aux épaules de son merveilleux amant et se pressa contre lui pour mieux le sentir en elle.
— Oui, comme ça, susurra-t-il en donnant un vigoureux coup de reins.
Elle cria son prénom plusieurs fois tandis qu’il se livrait à un va-et-vient de plus en plus rapide. Une
spirale presque insupportable se déploya en elle, souveraine, impérieuse, gigantesque. Une sorte de
folie la gagna alors, folie qui décupla lorsqu’elle perçut que son amant y cédait lui aussi. Ils
sombrèrent ensemble dans la jouissance en poussant de longues plaintes.
Les ondes de volupté parcoururent longtemps tout son corps. Ses muscles intimes tressaillaient autour
du sexe d’Emir. Ni l’un ni l’autre ne parlaient. Ils venaient de vivre la même chose et aucun mot
n’aurait pu traduire l’enchantement qu’ils avaient partagé.
— C’était bon, n’est-ce pas ? murmura enfin son amant en la repoussant doucement.
Britt appuya la joue contre son torse chaud et moite.
— Oui. Merveilleusement bon, même.
— J’ai une proposition à te faire.
Elle redressa la tête et leva les yeux.
— Oui ?
— Que dirais-tu de faire l’amour dans un lit, la prochaine fois ? demanda-t-il avec un sourire
contagieux.
— Ça demande réflexion…
Mais quand elle reposa la joue contre ses pectoraux et ferma les yeux, la dure réalité reprit ses droits.
Britt se rappela qui elle était, qui était Emir, et les rôles qui leur étaient dévolus. Ignorant le goût amer
qui lui montait aux lèvres, elle s’écarta de la chaleur du corps de son compagnon et haussa un sourcil.
— Mais je te préviens : je dors seule.
— Qui a parlé de dormir ? répliqua-t-il avec un sourire terriblement sexy.
De retour au chalet, Britt prit une douche dans la salle de bains attenante à sa chambre. Emir était sans
doute le seul homme dont elle pouvait accepter une attitude aussi dominatrice, songea-t-elle en se
savonnant.
Une excitation singulière palpitait en elle, et pas seulement de nature sexuelle. En proie à un
optimisme irrépressible, elle avait envie de chanter, de danser. Tout semblait soudain possible, un
univers inconnu et infini s’ouvrait à elle, dans tous les domaines. Et les frontières s’écroulaient une à
une. Un monde nouveau s’offrait, plein de possibilités ; le désert de Kareshi ne lui paraissait plus
inaccessible, au contraire. Elle s’imaginait déjà là-bas, avec Emir.
De toute façon, il avait raison : avant de conclure les négociations, elle devait avoir un aperçu des
bienfaits qui en découleraient pour leurs deux pays.
* * *
Après l’étreinte éblouissante partagée avec Britt, les pensées de Sharif réintégrèrent rapidement leurs
cases bien distinctes tandis qu’il offrait son visage au jet puissant de la douche.
Britt dirigeait sa compagnie avec un sérieux qui lui permettait de tenir encore debout. Son implication
était sans faille, son sens du devoir irréprochable. Elle avait les idées claires et réagissait au quart de
tour dans sa vie professionnelle. Mais elle perdait complètement la tête dès qu’il s’agissait de sa vie
intime.
La jeune dirigeante de Skavanga Mining voulait tout avoir, sans savoir comment s’y prendre pour
concilier sphère privée et sphère professionnelle. Par ailleurs, elle ne savait pas non plus comment
s’échapper de ses responsabilités pour vivre son existence de femme. Elle faisait tout son possible
pour subvenir aux besoins de ses sœurs, pour financer leurs études ou leurs engouements. Or, Eva et
Leila Skavanga ne semblaient pas réaliser que leur grande sœur méritait elle aussi de satisfaire ses
désirs et besoins les plus profonds.
Lui-même ne devait pas tomber dans le travers de mélanger le privé et les affaires. Il avait son devoir,
ses responsabilités, notamment envers les deux partenaires qui l’accompagnaient dans ce projet :
Roman et Raffa. Les affaires passaient toujours avant le reste, parce que le développement de Kareshi
en dépendait ; il ne pourrait s’offrir de pause que lorsque celui-ci serait achevé. A ce moment-là
seulement il pourrait se demander ce qui manquait dans sa vie.
Britt ?
N’importe quel homme aurait compris que cette femme était unique, exceptionnelle. Elle formait un
attirant mélange de maîtrise de soi et d’abandon, qui ne se laissait vraiment aller que dans l’étreinte
sexuelle. Cela compliquerait sans doute la situation, mais rien n’était insurmontable ni impossible. Il
était heureux que Britt se trouve impliquée dans son projet. Lui qui avait toujours aimé le défi, il avait
rencontré une femme qui en représentait un à elle seule.
Sharif saisit une épaisse serviette sur le radiateur chauffant et se sécha. Puis, après avoir noué la
serviette autour de ses hanches, il saisit son rasoir électrique et entreprit le combat quotidien dont il
ressortait presque toujours perdant. Sa barbe poussait trop vite, mais il tenait à ce rituel qui l’apaisait
et lui laissait le temps de réfléchir.
Ensuite, il se rinça le visage à l’eau tiède et se peigna rapidement. Il mènerait à bien ces négociations.
A eux trois, ses amis et lui détenaient les moyens de transformer des diamants bruts en pierres
précieuses d’une valeur inestimable. Et si Britt croyait avoir toutes les cartes en main et contrôler la
situation, c’était néanmoins lui qui détenait le joker du jeu.
Il enfila un jean, fourra son T-shirt dedans et boucla son ceinturon avant de saisir son téléphone.
Certaines décisions étaient plus difficiles à prendre que d’autres. D’un point de vue professionnel, les
qualités de Britt valaient celles de beaucoup d’hommes d’affaires, mais dès qu’il s’agissait de sa
famille, ses émotions obscurcissaient son jugement.
Après avoir appuyé sur une touche, Sharif porta l’appareil à son oreille. Il ferait de son mieux pour
protéger la jeune femme des conséquences de ce coup de fil, mais son devoir était clair : il ne
s’agissait pas seulement de lui, mais aussi du consortium, et de Kareshi. En l’absence de son frère,
Britt dirigeait sa tribu comme il dirigeait son peuple, ce qui faisait d’elle une adversaire de valeur. Il
espérait qu’elle supporterait la nouvelle donne avec autant de brio qu’elle avait surmonté tous les
obstacles rencontrés jusque-là…
Car l’aînée des Diamants de Skavanga ignorait un facteur d’une importance capitale, dont Sharif avait
eu connaissance quand il avait fait effectuer des recherches sur la répartition des actions de
l’entreprise familiale : l’actionnaire majoritaire n’était pas les trois sœurs associées, mais leur frère,
Tyr. Et ce qui compliquait la situation, c’était que pour des raisons mystérieuses, ce dernier ne voulait
pas que ses sœurs sachent où il se trouvait.
Au bout de trois sonneries, son interlocuteur répondit.
— Bonjour, Tyr, dit-il en s’asseyant sur le lit.

8.

Alors qu’elle comptait trouver Emir installé devant la cheminée, au rez-de-chaussée, Britt découvrit
en arrivant au premier étage qu’il faisait ses bagages. Dire qu’elle avait imaginé un dîner romantique
au coin du feu, autour d’une bouteille de bon vin !
Pétrifiée sur le seuil de la chambre, elle se sentit affreusement exposée et vulnérable, pieds nus, vêtue
d’un simple jean et d’un débardeur décontracté. Emir allait deviner ses intentions sur son visage, dans
sa tenue et la confusion qui devait transparaître dans son regard. Et surtout, elle s’en voulait
terriblement d’avoir baissé ainsi la garde. Emir était venu à Skavanga dans un but déterminé ;
maintenant, il repartait dans son pays avec les informations nécessaires et les échantillons qui seraient
analysés là-bas.
Qu’avait-elle représenté pour lui ? Un extra imprévu ? Comment avait-elle pu s’imaginer qu’elle
pourrait avoir une place dans ses projets ? Quant à sa proposition de la faire venir à Kareshi, ce
n’avait été que du baratin. Et bêtement, elle y avait cru. Elle s’était laissé avoir de façon ridicule.
La gorge serrée, la bouche sèche, elle resta immobile à le regarder plier ses vêtements, puis les
placer dans un sac à dos élégant et pratique. Sans se retourner vers elle. Sans un mot.
Soudain, elle repensa au moment où cet homme lui avait proposé de faire l’amour dans un lit, la
prochaine fois. Elle avait ri avec lui, elle lui avait fait confiance. Elle l’avait laissé bouleverser sa vie,
parce qu’elle avait pensé… elle avait cru…
Pour la première fois de sa vie, Britt s’était totalement donnée à un homme et maintenant, comme sa
mère l’avait prédit, elle en payait le prix. Cependant, pas question de jouer la maîtresse éplorée
suppliant son amant de rester. Elle garderait la tête haute et sa fierté intacte.
— Tu t’en vas déjà ? demanda-t-elle avec calme.
— J’ai terminé mon job, répondit-il en se redressant pour se tourner vers elle. Le plan de vol est
déposé : je pars maintenant.
Quand s’était-il occupé du plan de vol ? Aussitôt après lui avoir fait l’amour ?
— Tu as un moyen de transport pour aller à l’aéroport ?
Elle avait beau se sentir mortellement blessée par son attitude, elle ne le laisserait pas prendre un taxi :
elle le conduirait elle-même.
— On va venir me chercher, dit-il en remontant la fermeture de son sac.
Evidemment…
— Très bien.
Quand leurs regards se croisèrent, son cœur sombra dans sa poitrine. Elle redressa aussitôt les
épaules et prit une expression détachée. Jamais elle n’avait été aussi vulnérable devant un homme.
Mais à vrai dire, elle n’en avait jamais rencontré un seul qui arrive à la cheville d’Emir.
— Merci de ton hospitalité, Britt, dit-il en passant la courroie de son sac sur son épaule.
Son hospitalité — sexe y compris ? faillit-elle rétorquer, cynique. Quand il s’avança vers elle la main
tendue, elle recula.
— Dès que nous connaîtrons les résultats des tests, reprit-il sans s’émouvoir, mes avocats prendront
contact avec toi.
— « Tes » avocats ? fit-elle, l’esprit de plus en plus confus.
— Excuse-moi : je voulais dire les avocats du consortium.
— Et si j’ai une meilleure offre entre-temps ? répliqua-t-elle d’une voix glaciale.
— Etudie-la et nous en reparlerons. Je dois t’informer que le consortium a pris contact avec tes sœurs
et qu’elles ont déjà donné leur accord pour…
— Tu as discuté avec Eva et Leila ? s’écria-t-elle.
Sans lui en parler à elle avant ? C’était impossible : ses sœurs n’avaient pas pu négocier avec le
consortium sans l’avoir consultée…
— Pas personnellement. Des délégués du consortium.
— Et tu n’as pas jugé bon de m’en informer ?
Et ses sœurs non plus ne l’avaient pas fait… Une souffrance atroce l’étreignit, mais elle n’en montra
rien.
— Je viens de le faire, se justifia Emir.
Un petit muscle avait tressailli sur sa joue parfaitement rasée.
— Durant tout le temps que nous étions ici…, commença-t-elle d’une voix grondant de colère.
Elle prit une grande inspiration et s’ordonna de garder son calme.
— Je crois que tu ferais mieux de t’en aller, reprit-elle.
Soudain, Britt ne désirait plus qu’une chose : joindre ses sœurs pour savoir ce qui se tramait dans son
dos.
Sans se presser, Emir regarda autour de lui pour vérifier qu’il n’avait rien oublié. On aurait dit qu’il
se fichait déjà complètement d’elle. Seules les négociations comptaient pour lui. Et comme une idiote,
elle n’avait rien vu venir, rien compris. Une bouffée de rage froide la traversa.
— Si tu as oublié quelque chose, je te l’enverrai, dit-elle entre ses dents serrées.
— Merci. Je sais que je peux compter sur toi.
— Maintenant que tu as obtenu ce que tu voulais de moi, tu peux t’en aller. Il n’y a plus rien qui puisse
t’intéresser ici, ne put-elle s’empêcher de lui lancer avec amertume.
— Il s’agit de business, Britt. Et dans ce domaine, les émotions n’ont aucune place, tu le sais aussi
bien que moi. J’aimerais vraiment t’en dire davantage, mais…
— Je t’en prie, épargne-moi tes justifications oiseuses. Au revoir, Emir.
Quand il descendit au rez-de-chaussée, Britt ne le suivit pas. Elle ne lui donnerait pas cette
satisfaction. Elle écouta ses pas dans l’escalier, l’entendit traverser la grande pièce du bas. En s’en
allant, c’était comme s’il emportait avec lui la chaleur du chalet qu’elle aimait tant. Elle s’était offerte
à un homme qui ne se souciait de rien d’autre que de ses intérêts, se dit-elle en entendant la porte
d’entrée se refermer.
Une portière claqua, suivie d’un bruit de moteur puissant, puis ce fut le silence.
Se rendant compte qu’elle retenait son souffle, Britt inspira à fond en se forçant de réprimer les
tremblements qui agitaient tout son corps.
* * *
Il y avait des moments, comme celui-là, où Sharif aurait volontiers échangé sa place avec l’un de ses
palefreniers.
Il sentait encore le regard blessé de Britt dardé sur son dos quand il avait quitté la pièce. Installé à
l’avant du 4x4 noir qui le conduisait à l’aéroport, où l’attendait son jet privé, il voyait ses grands yeux
emplis de tristesse alors qu’elle gardait la tête haute et redressait le menton. Mais de dures décisions
devaient être prises. Et il avait eu raison de partir avant que la situation ne devienne vraiment
compliquée.
* * *
Après le départ d’Emir, Britt avait essayé sans répit d’appeler Eva et Leila, mais comme par hasard,
ses sœurs demeuraient injoignables !
Elle alluma toutes les lampes dans l’espoir de faire revenir un peu de chaleur. Hélas, le chalet n’en
demeura pas moins vide. Jamais elle n’aurait dû y amener Emir. A cause de lui, ses plus beaux
souvenirs resteraient désormais souillés.
Au dernier moment, elle n’avait pu résister et s’était approchée de la fenêtre. Le cœur serré, elle avait
vu Emir monter dans le 4x4 noir aux vitres fumées qui l’avait emporté.
Dire qu’elle avait cru tout maîtriser et pensé que ces négociations seraient faciles à gérer… En
réalité, elle se trouvait confrontée à une machine hyperpuissante et bien huilée, au pouvoir
gigantesque.
Et alors ? Il fallait s’y faire, un point c’est tout. Au lieu de se lamenter sur son sort, elle devait
protéger ses sœurs, même si celles-ci avaient commis une grave erreur. Eva et Leila ignoraient les
dangers de cet univers impitoyable — et c’était bien ainsi. Britt veillerait à leur bien-être, comme elle
l’avait toujours fait.
Quand le téléphone sonna, elle sursauta et se précipita vers l’appareil.
— Eva !
— Tu m’as appelée ? demanda sa jeune sœur. J’ai trouvé sept appels en absence. Que se passe-t-il ?
Par où commencer ? Soudain, Britt se sentit perdue. Elle se ressaisit vite néanmoins, comme chaque
fois qu’il s’agissait de Skavanga Mining.
— L’homme envoyé par le consortium vient juste de quitter le chalet. Avant de partir, il m’a dit que
toi et Leila aviez signé quelque chose : tu peux t’expliquer ?
— Nous n’avons fait que donner notre accord pour que les gens du consortium aient accès aux
bureaux de la compagnie et puissent commencer leurs expertises.
— Pourquoi ne m’en avez-vous pas parlé avant ?
— Parce que nous n’arrivions pas à te joindre.
Britt songea à tout le temps passé au sauna avec Emir.
— Nous avons cru bien faire, reprit Eva.
Dans un sens, elles avaient bien fait, en effet, reconnut Britt en son for intérieur. Plus vite les experts
du consortium auraient achevé leur travail, plus vite elle pouvait espérer obtenir les fonds nécessaires
pour sauver la compagnie.
— Vous n’avez pas accepté de vendre vos actions, au moins ?
— Bien sûr que non ! Tu nous prends pour qui ?
— Ne le prends pas mal, Eva. Je suis juste inquiète.
— Je n’y connais rien en affaires. Et tu sais combien je regrette que tu te sois retrouvée avec toutes
ces responsabilités sur les épaules, après la mort de nos parents, alors qu’il y a des tas de choses que
tu aurais préféré faire.
— Ce n’est vraiment pas le problème pour l’instant : je rentre. Sur-le-champ.
— Mais dis-moi : comment ça s’est passé, avec lui ?
— De qui parles-tu ? répliqua Britt, sur la défensive.
— De l’homme du cheikh, évidemment !
— Oh ! tu veux dire : Emir ?
— Pardon ?
— Emir, répéta-t-elle.
— Alors ça, c’est trop fort…, murmura Eva au bout du fil. Est-ce que le Cheikh Noir s’est servi
d’autres « titres » pour te duper, ou juste de celui-là ?
Britt commença une phrase qu’elle n’acheva pas.
— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-elle d’une voix blanche.
— Oh ! allez ! s’exclama sa sœur avec impatience. Je comprends qu’il t’ait impressionnée, mais je
n’arrive pas à croire que ton esprit se soit installé au-dessous de ta ceinture de façon permanente. Ne
me dis quand même pas que tu ignores que tout ça, c’est la même chose : émir, potentat, cheikh !
— Mais il m’a dit qu’il s’appelait…
Elle s’interrompit, submergée par une vague de honte. Elle était encore plus stupide qu’elle ne l’avait
pensé ! Quant à lui…
— Depuis quand crois-tu tout ce qu’on te dit, Britt ?
— Je…
— Tu n’es pas tombée amoureuse de lui, au moins ?
— Bien sûr que non ! protesta-t-elle.
Eva resta un moment silencieuse au bout du fil avant de répliquer :
— Tu aurais dû l’emmener se rouler dans la neige, ça vous aurait refroidis tous les deux.
— Je l’ai fait, avoua Britt. Et il a aimé ça.
— Ah… Mais dis-moi, il a l’air pas mal, ton « Emir » !
— Ce n’est pas drôle, Eva !
— Non, c’est vrai, soupira sa cadette. Bon, tu t’es ridiculisée et tu t’en veux, c’est tout. Eh bien, il
semblerait que tu ne sois pas la croqueuse d’hommes que tu croyais.
— Je n’en reste pas moins une femme d’affaires, murmura-t-elle. Quant à lui, rira bien qui rira le
dernier…
— Attention, Britt ! Ne gâche pas ces négociations après avoir fourni tant d’efforts pour les faire
aboutir.
— Ne t’inquiète pas, je ne gâcherai rien du tout.
— Que comptes-tu faire ?
Pour se venger de cet homme qui l’avait trahie, et qui avait demandé à ses employés d’approcher ses
sœurs pendant qu’il « s’amusait » avec elle ?
— Je vais aller à Kareshi. J’appellerai son bureau pour savoir où il est. S’il le faut, j’irai dans le
désert. Mais je le retrouverai. Et crois-moi, je le ferai payer, ce salaud…

9.

Kareshi…
Britt n’arrivait pas encore à croire que l’avion allait se poser sur le territoire de celui qu’elle avait
connu sous le nom d’Emir, et qui était en réalité Sa Majesté Cheikh Sharif al Kareshi.
Fascinée, elle contempla l’océan de sable qui s’étendait à l’infini sous une brume mauve. Et quand
elle rapprocha son visage du hublot, elle aperçut au loin la capitale, étincelant de lumières colorées
qui contrastaient vivement avec la sobriété du désert. Au fur et à mesure que les contours des
impressionnants gratte-ciel à l’architecture contemporaine se précisèrent, elle songea à l’étendue du
pouvoir du Cheikh Noir, à sa fortune colossale. Et cet homme avait été, ne serait-ce que brièvement,
son amant… Un amant fabuleux, certes, mais qui l’avait trahie lâchement.
Le signal lumineux clignota. Britt attacha sa ceinture de sécurité avant de contempler de nouveau le
spectacle grandiose qui défilait derrière le hublot. En dépit des difficultés qui l’attendaient, elle se
réjouit de découvrir la capitale, de rencontrer des gens nouveaux. Une immense plage couleur ivoire
bordait la ville et au-delà, la mer miroitait, d’un bleu limpide aux reflets turquoise.
Quand elle avait appelé le bureau officiel du palais, un assistant lui avait répondu que Sa Majesté
séjournait au fin fond du désert. Ce type avait cherché à la décourager, c’était évident. Mais s’il
croyait qu’elle allait baisser les bras, il se trompait. Elle trouverait Emir — ou plutôt Sharif. Et il
accepterait de la rencontrer, Britt en était convaincue. A présent, l’assistant l’avait à coup sûr prévenu
de son arrivée.
Or, comme elle, le Cheikh Noir ne reculait devant rien…
Sous elle, l’ombre de l’aile de l’avion se découpa sur le tapis couleur ocre et terre de sienne, nuancé
d’or et d’orangé.
Le désert… C’était cet endroit magique qui l’attirait le plus et elle avait hâte de le découvrir. Le défi
qui l’attendait était de taille, mais pas de nature à la décourager.
Au contraire.
* * *
Britt commençait à s’installer dans sa chambre d’hôtel quand elle reçut un appel d’Eva. L’un de leurs
principaux acheteurs de minerais ayant fait faillite, il ne pourrait honorer ses dettes, expliqua sa sœur.
Elle eut l’impression qu’un étau lui broyait la poitrine. Bon sang, comme si elle avait besoin de ça !
Son cerveau carburait déjà à plein régime pour trouver une solution lorsque Eva annonça que le
consortium était intervenu.
— Si tu veux en savoir davantage, je crois que tu devrais t’adresser au cheikh, ajouta-t-elle.
— J’en ai bien l’intention ! répliqua Britt.
Avec un frisson, elle se dit que le consortium resserrait peu à peu ses filets autour de Skavanga
Mining.
A peine terminée sa conversation avec Eva, elle appela de nouveau le bureau du cheikh pour
demander une audience. Il n’y avait aucune possibilité avant trois mois, lui répondit un officiel
hautain. Et la liste d’attente était déjà très longue, précisa-t-il. Et, non, Sa Majesté n’avait laissé aucun
message pour la représentante d’une compagnie minière, conclut-il d’un ton condescendant, comme
si ce mot lui écorchait la langue.
Ensuite, Britt essaya tout : le palais du cheikh, les services administratifs, le consulat… En vain. Tout
en s’efforçant de garder son calme, elle se mit à arpenter la pièce. Il restait encore un numéro à tenter.
Le pseudo Emir lui ayant parlé de sa passion pour les chevaux, elle pouvait appeler les écuries
royales.
Pour la première fois, ce fut une voix de femme qui lui répondit, jeune et aimable :
— Bonjour. Jasmina Kareshi à l’appareil.
La sœur du Cheikh Noir ! Pour un membre de la famille royale, la princesse Jasmina paraissait
étonnamment décontractée.
— Bonjour, répliqua-t-elle en surmontant sa surprise. Je suis Britt Skavanga. J’ai pensé que vous
pourriez peut-être m’aider…
Aussitôt, la jeune femme répondit que son frère l’avait appelée récemment pour la prévenir de son
arrivée.
— Comment l’a-t-il appris ? s’exclama Britt, interloquée.
— Vous plaisantez ?
La sœur du souverain de Kareshi expliqua alors à Britt que son frère était au courant d’absolument
« tout » ce qui se passait dans son pays. « Au moins dix minutes avant que les faits ne se produisent »,
ajouta la princesse en plaisantant. Celle-ci se montrait si sympathique que Britt ne put s’empêcher de
penser qu’en d’autres circonstances, elles auraient pu devenir amies.
— En son absence, je suis chargée de vous aider autant que je le peux, poursuivit son interlocutrice.
Je suis désolée que vous ayez perdu autant de temps, mais j’ai été bloquée ici à cause de ma jument
préférée qui vient de mettre bas.
— Ne vous excusez pas, je vous en prie, Jasmina.
— Appelez-moi Jazz.
— D’accord, acquiesça-t-elle en souriant. J’espère que tout s’est bien passé, pour votre jument ?
— Oui, merci. Et moi, j’espère que vous n’avez pas été trop refroidie par les officiels coincés
auxquels vous avez dû avoir à faire ! ajouta-t-elle avec humour.
— Ils ont fait de leur mieux, affirma-t-elle avec diplomatie.
— Je vous crois.
Britt fronça les sourcils. La situation devenait de plus en plus périlleuse : après avoir succombé au
charme du Cheikh Noir sans savoir qui il était, elle sympathisait maintenant avec sa sœur…
— Mon frère se trouve actuellement dans le désert, confirma cette dernière. Je vais vous donner ses
coordonnées GPS.
— Merci, Jazz.
Elle nota avec soin les précieuses informations. Sharif n’avait pas informé son personnel de son
arrivée, mais il avait chargé sa sœur de lui expliquer comment parvenir jusqu’à lui… Avant de
raccrocher, elle demanda à Jazz ce qu’elle pensait de l’entreprise de location de véhicules à laquelle
elle s’était adressée.
— Vu que, comme quasiment tout le reste, elle appartient à mon frère, c’est sans doute la meilleure !
s’exclama la jeune femme.
Evidemment. Et il voyait déjà Skavanga Mining comme faisant partie de ses possessions. Car le
puissant Cheikh Noir n’envisageait sans doute pas seulement d’investir dans la compagnie, mais de la
reprendre purement et simplement. Aussi n’y avait-il pas de temps à perdre. Après avoir promis à
Jazz de rester en contact, Britt mit fin à la conversation.
Les mains moites, elle resta immobile devant la haute fenêtre donnant sur une cour pavée. Sharif était
décidément bien sûr de lui : il avait averti sa sœur de son arrivée comme s’il savait à l’avance qu’à
peine arrivée, elle l’appellerait. Ce constat ne fit que redoubler sa détermination à le retrouver. Mais
cette fois, leurs entretiens se borneraient au domaine strictement professionnel. Elle était peut-être
lente à comprendre, mais elle ne faisait jamais la même erreur deux fois.
* * *
Sharif n’était pas du tout étonné que Britt ait décidé de venir le retrouver en plein désert. Il aurait
même été surpris qu’elle reste à Skavanga les bras croisés, quand elle aurait réalisé sa méprise.
Etendu nu sur les épais coussins de soie lui servant de couche, il se concentra sur des préoccupations
purement professionnelles. Les affaires n’avaient jamais représenté un divertissement pour lui. Mais
avec Britt, c’était différent. Il voulait l’inclure dans le processus. Il était au courant de la faillite de son
principal acheteur ; ce malheureux aléa menaçait l’équilibre de Skavanga Mining. Il savait par
ailleurs que même si elle avait été sur place, Britt n’aurait rien pu faire pour y remédier — bien
qu’elle soit sans doute persuadée du contraire.
Il avait été obligé de reprendre contact avec Tyr pour accélérer les négociations. Maintenant que Britt
allait venir le rejoindre dans le désert, il pourrait peut-être clarifier un peu la situation pour elle. Le
subterfuge de Tyr lui déplaisait, même s’il en comprenait les motivations.
Quittant sa couche, il alla se baigner dans le bassin qu’abritait sa vaste tente, alimenté par une rivière
souterraine. Rafraîchi par quelques ablutions rapides, il enfila une longue tunique traditionnelle et se
passa les doigts dans les cheveux. Jasmina lui avait annoncé que l’avion de Britt avait atterri sans
problème et que la jeune femme le rejoindrait bientôt.
Bientôt… Sharif brûlait d’impatience de la revoir. Et de goûter de nouveau à son corps ravissant.
Une toux discrète se fit entendre à l’entrée de la tente, le tirant de sa rêverie. A vrai dire, le terme de
tente convenait mal à décrire le somptueux pavillon que la tribu avait dressé pour lui. Sharif avait eu
beau protester en arguant qu’un simple bivouac lui aurait suffi, les fiers nomades n’avaient rien voulu
entendre et lui avaient préparé un véritable palais. Celui-ci regorgeait des trésors conservés avec soin
au fil des ans par ces gens qui veillaient au confort de leur cheikh, depuis des siècles.
Après s’être incliné avec respect devant lui, un vieil homme l’informa que tout était prêt pour
accueillir son invitée. Tout en le remerciant avec chaleur, Sharif se demanda ce qu’une jeune femme
indépendante comme Britt Skavanga penserait des traditions des nomades du désert. Le vieil homme
insista pour lui montrer les lieux destinés à l’accueillir. Sharif le suivit et découvrit bientôt que la
tente offrait un luxe encore supérieur à la sienne ; et avait été conçue exclusivement pour le plaisir…
Au milieu du somptueux espace trônait une impressionnante accumulation de coussins de soie
disposés de manière à former une large couche, entourée de volutes de soie diaphane. Vu qu’il
adorait taquiner Britt, Sharif était curieux de voir sa réaction quand elle réaliserait quelle était
l’unique vocation de ce lieu.
Remerciant de nouveau son guide, il quitta la tente et s’arrêta un instant pour savourer la paix qui
régnait dans le campement, loin du bruit et de l’agitation des villes. Il amenait rarement d’invité dans
cet endroit préservé, pressentant que la plupart ne supporteraient pas la rigueur de la vie dans le
désert. Mais Britt était différente. Elle était curieuse et aimait le risque. Par conséquent, elle n’aurait
aucun mal à s’adapter.
Sharif ne se lassait pas de venir partager la vie de son peuple. Non seulement, cela lui permettait
d’échapper au harcèlement constant des médias, avides de diffuser des images de lui, de s’immiscer
dans sa vie, mais surtout, cela lui donnait la possibilité de connaître et de comprendre les besoins des
nomades.
Cette fois, les anciens avaient exprimé le besoin de disposer d’écoles itinérantes supplémentaires,
ainsi que de nouveaux dispensaires et hôpitaux mobiles. Ils les obtiendraient, Sharif y veillerait.
Grâce notamment à l’exploitation des diamants de Skavanga, songea-t-il en reculant pour laisser
passer des enfants qui couraient et se bousculaient joyeusement. Ces gamins représentaient l’avenir de
son pays : il ne laisserait rien ni personne entraver leurs chances.
Déterminé à libérer Kareshi de la tyrannie, il avait banni des membres de sa propre famille, des
individus sans scrupule. Depuis, son royaume se développait chaque jour dans la paix et l’harmonie,
et Sharif soutiendrait son peuple quoi qu’il arrive.
Ayant grandi sans amour ni affection, il ne s’était rendu compte du manque qu’en partageant la vie
des nomades du désert. Ainsi, sous ses dehors impitoyables, il cachait une volonté ardente de fonder
une famille, d’aimer et d’être aimé.
* * *
Britt s’essuya le front du revers de la main. Bon sang, ce n’était pourtant pas la première fois de sa
vie qu’elle changeait une roue ! Elle repensa à la rapidité avec laquelle elle avait réglé le problème, le
jour de sa toute première rencontre avec Sharif. Mais elle connaissait bien sa voiture, ainsi que les
outils qu’elle avait sous la main. En outre, elle avait opéré sur une surface dure, pas sur du sable…
Quand elle réussit enfin à soulever la Jeep avec le cric, celle-ci glissa et retomba brutalement, à
quelques centimètres à peine de ses pieds ! Elle poussa un juron sonore, puis leva les yeux au ciel en
soupirant. La nuit était superbe, le ciel clair. Par ailleurs, elle était garée au bas d’une dune, à l’abri du
vent. Des milliers de pépites dorées scintillaient de part et d’autre du croissant de lune. Jamais elle
n’avait vu autant d’étoiles !
Pas de panique, se dit-elle. Elle avait de l’eau, de l’essence, et de la nourriture pour au moins trois
jours. Le GPS fonctionnait et d’après celui-ci, elle ne se trouvait plus qu’à une vingtaine de
kilomètres de son but. Le mieux à faire était donc de passer la nuit là et d’essayer de glisser des cales
sous les roues de façon à empêcher son véhicule de glisser.
Par précaution, et pour ne pas que Jazz s’inquiète, Britt lui envoya un SMS :
Pneu à plat. Pas de problème. Dormirai dans la voiture et partirai demain direction le camp.
La réponse lui parvint quasiment au même instant :
Bien reçu. Avez-vous fusées éclairantes ? Secours…
L’écran s’obscurcit d’un coup. Elle essaya de rallumer son mobile, le secoua, lui lança des injures,
ôta la batterie et la remit : rien n’y fit. Qu’avait voulu dire Jazz ? Qu’elle allait lui envoyer des
secours ? Que ceux-ci étaient déjà en route ?
Britt secoua la tête. Presque aussitôt, elle tressaillit. En quelques minutes, le ciel avait complètement
changé d’aspect et une énorme masse noire s’étendait à peu près partout, menaçante, engloutissant
peu à peu les étoiles. Lorsqu’un bruit infernal enfla, aussi inquiétant que la couleur du ciel, un frisson
d’anxiété lui parcourut le dos. Ses pires cauchemars d’enfant lui revinrent à la mémoire. Elle rêvait à
l’époque qu’une chose monstrueuse et mystérieuse s’avançait inexorablement vers elle, lente,
sournoise…
Les mains tremblantes, Britt rangea son téléphone dans la poche de poitrine de sa veste et boutonna
celle-ci. Elle ne se laissait pas facilement décourager, mais elle regrettait de ne pas être accompagnée
d’une personne habituée au désert. Si Emir-Sharif avait été là, il aurait su quoi faire…
* * *
Sharif avait accepté l’invitation des anciens à partager leur repas. Ils avaient dîné dehors, assis autour
du feu de camp. Le respect que lui témoignait la tribu comptait beaucoup pour lui, mais quand ils
parlaient ainsi tard dans la nuit, les nomades s’adressaient à lui comme à un égal. Sharif adorait ces
instants et en savourait chaque minute.
Quand ils se levèrent et se saluèrent réciproquement, il ne regagna pas tout de suite sa tente. Immobile
à côté du feu qui rougeoyait encore, il contempla les palmiers et plissa les yeux devant leur
inhabituelle immobilité. Le ciel était chargé d’étoiles, mais dans le désert, il ne fallait pas se fier aux
apparences : le temps pouvait se dégrader en quelques secondes, et le calme plat céder place à la
tempête.
Attiré malgré lui vers la tente destinée à Britt, il y jeta un dernier coup d’œil avant l’arrivée de celle-
ci. Cet espace était dédié entièrement au plaisir, ce qui ne lui échapperait pas. Sharif sourit : lorsque
les aînées de la tribu avaient appris qu’il attendait une visiteuse et qu’elles étaient venues lui exposer
leur projet, il n’avait pas pu résister…
L’intérieur des lieux avait été aménagé avec un tel luxe qu’il aurait été digne du palais d’un
maharadja. Comme son propre pavillon, ce harem avait été installé sur le passage de la rivière
souterraine. L’eau transparente et chaude remontait à la surface dans un bassin naturel astucieusement
protégé des regards. Disposés sur un guéridon ouvragé, des gobelets d’or luisaient dans la lueur
tamisée diffusée par les lanternes de cuivre, laquelle faisait par ailleurs ressortir les riches teintes des
tapis tissés à la main et des soieries.
Son téléphone vibra dans la poche de sa tunique. C’était Jasmina, qui lui annonça que Britt n’avait pas
attendu le lendemain pour prendre la route, comme elle le lui avait conseillé, mais était partie
quelques heures plus tôt.
Gagné par une sourde inquiétude, Sharif remit son portable dans sa poche et s’éloigna à grands pas
de la somptueuse tente. Installé à l’abri des rochers, le campement offrait un refuge sûr où la tribu
vivait en sécurité, en dépit des aléas du climat. Mais si une tempête se levait dans le désert et si Britt
perdait son chemin… Elle connaissait la sauvagerie de Skavanga, mais pas celle de Kareshi ! Par
conséquent, il n’y avait pas une minute à perdre.
Arrivé au centre du campement, Sharif ordonna qu’on prépare son cheval et se fit apporter un long
chèche noir, qu’il enroula autour de sa tête. Pendant ce temps, comprenant qu’il allait quitter le
campement, les hommes s’étaient rassemblés spontanément autour de lui, prêts à l’accompagner.
Le temps pressait. Si une tempête de sable se levait, comme il le craignait, Britt avait beau rouler dans
une Jeep munie des meilleurs équipements, elle se retrouverait complètement impuissante face aux
éléments déchaînés.
Après avoir également demandé qu’on charge un chameau de tout l’équipement qui pourrait se
révéler utile, il se dirigea vers l’enclos où l’on venait de seller son étalon. Il l’enfourcha sans plus
attendre et prit la tête de la petite troupe.
* * *
Britt se retrouva les quatre fers en l’air, presque emportée par une bourrasque. Les éléments se
déchaînaient. Mieux valait renoncer à changer le pneu pour l’instant. Elle se passa la main sur la
nuque. Le sable pénétrait partout, il lui fouettait le visage, s’infiltrait dans le moindre interstice de ses
vêtements.
Avait-elle une chance d’être retrouvée ? se demanda-t-elle en regardant le ciel d’encre. Plus aucune
trace d’étoile ou de quartier de lune, à présent. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule, aussi terrifiée.
Luttant contre le vent, elle regagna l’arrière de la Jeep et rangea ses outils. Puis, s’abritant les yeux du
mieux qu’elle pouvait, elle ouvrit la portière et se réfugia à l’intérieur du véhicule. Les rafales étaient
maintenant si fortes qu’il lui semblait qu’elles pourraient soulever la Jeep et la renverser.
Peu importaient ses griefs envers Sharif, désormais. Elle ne souhaitait qu’une chose : qu’il vienne à
son secours.
Bon sang, elle ne pouvait pas rester assise là, à attendre d’être ensevelie sous le sable ! Il fallait que la
Jeep reste visible, sinon personne ne la retrouverait jamais.
Elle s’efforça de réfléchir calmement, malgré la panique qui menaçait de lui faire perdre ses moyens.
Dans le coffre, elle avait vu un triangle de signalisation. Il y avait aussi une pelle — et Jazz avait
évoqué des fusées éclairantes. Une idée germa dans son esprit. Mais elle aurait besoin de quelque
chose pour attacher… Elle sourit : vu les circonstances, elle n’avait vraiment pas besoin de son
soutien-gorge.
Ne restait qu’à braver de nouveau la tempête. Elle prit une grande inspiration et sortit de la Jeep.
Le vent hurlait, le sable lui râpait le visage, mais Britt était déterminée à survivre, à être vue, et à faire
tout son possible pour y arriver.
Une fois qu’elle eut réussi à prendre tout ce dont elle avait besoin dans le coffre, elle attacha le
triangle au manche de la pelle avec son soutien-gorge. Mais comment fixer son signal de détresse à la
Jeep ? Elle faillit se laisser gagner par le désespoir. Les larmes de rage et d’impuissance lui
montaient aux yeux quand la solution lui apparut : le pare-buffle ! Une fois son plan mené à bien, elle
rentra le plus vite possible à l’intérieur du véhicule pour ne pas être ensevelie sur place.
Après avoir refermé la portière, elle savoura le silence relatif régnant dans l’habitacle ; puis elle se
résolut à demeurer dans l’obscurité et éteignit tout afin d’économiser la batterie.
Maintenant, elle n’avait plus qu’à attendre que la tempête se calme. En espérant qu’une fois que les
éléments déchaînés se seraient apaisés, elle serait encore en vie et réussirait à sortir de la Jeep…

10.

Après avoir mis pied à terre, Sharif enroula une étoffe autour de la tête de son cheval pour lui
permettre de continuer à avancer dans la tourmente. Attaché à sa monture par une longe et chargé de
tout l’équipement, le chameau, avec ses longs cils et les poils qui lui protégeaient le nez et les
oreilles, était naturellement adapté à ces conditions dantesques.
Entouré de ses hommes qui chevauchaient de chaque côté de lui, Sharif plissa les yeux derrière la fine
ouverture laissée dans son chèche. Tant qu’il pourrait voir sa boussole, et l’aiguille rouge indiquant
le nord magnétique, il avancerait dans la bonne direction. Quand la technologie moderne faisait
défaut, ce précieux instrument demeurait le seul allié fiable.
Luttant contre le vent, il remercia en silence Jasmina de lui avoir communiqué les dernières
coordonnées de Britt, sans toutefois pouvoir s’empêcher de se demander avec une crainte atroce s’il
arriverait à temps.
Il devait arriver à temps. Bon sang, il avait compté mettre Britt à l’épreuve comme elle l’avait fait
avec lui à Skavanga, mais pas de cette façon ! Serrant les mâchoires, Sharif pria pour qu’elle soit
restée à l’intérieur du véhicule. Parce que sinon, elle n’avait aucune chance de s’en sortir vivante.
* * *
Le hurlement du vent devenait insupportable. Les mains collées à ses oreilles, Britt regarda avec
terreur le sable qui arrivait maintenant à mi-hauteur des vitres. Combien de temps tiendrait-elle
encore ?
Non, je ne mourrai pas comme ça, résolut-elle dans un sursaut. Après avoir inspiré à fond, elle se jeta
de tout son poids contre la portière. Qui, bloquée par le sable, ne bougea pas d’un poil. Et même si
elle avait réussi à l’ouvrir, où serait-elle allée ? Les fusées de détresse représentaient sa dernière
chance. Mais pour pouvoir en faire partir une, il faudrait d’abord ouvrir une vitre.
Escaladant les sièges, elle trouva à l’arrière une boîte à outils, dont le contenu allait lui servir dans
son entreprise. Il y avait en outre des gants épais, des lunettes protectrices, une torche et une trousse
de premiers soins.
Parfait.
* * *
Sharif avait presque renoncé à tout espoir quand il aperçut au loin la faible lueur d’une fusée.
L’adrénaline courut dans ses veines, lui redonnant de l’énergie et, toujours à la tête de sa petite troupe
de fidèles, il éperonna son cheval.
Il ne fut certain que la fusée avait été envoyée par Britt que lorsqu’il s’approcha et vit le triangle de
signalisation fixé à un manche de pelle par… un soutien-gorge ! Il sourit sous son chèche.
Décidément, Britt ne manquait pas de ressources…
Le sable tourbillonnait autour de lui, mais son chèche et la gandoura passée sur sa tunique le
protégeaient. En outre, il était focalisé sur son unique objectif : sauver Britt et la ramener en sécurité
au campement.
Si elle était encore en vie…
Dès qu’il arriva à la hauteur de la Jeep, il sauta de cheval et se creusa un passage dans le sable pour
atteindre le véhicule. Celui-ci était déjà profondément enfoui et Britt avait descellé une vitre
latérale — sans doute pour envoyer la fusée.
Il l’aperçut alors. Elle semblait vivante, mais inconsciente. En ôtant le joint maintenant la vitre, elle
avait laissé le sable pénétrer dans la Jeep, si bien qu’elle se retrouvait à présent presque ensevelie.
Sharif fit signe à ses hommes de reculer. C’était trop dangereux : la Jeep risquait de s’enfoncer
complètement dans le sable. Il dégagea la pelle du pare-buffle puis, rassemblant toute son énergie, il
se mit à creuser avec, puis à mains nues.
L’heure qui suivit fut la plus longue de sa vie. Mais quand, après avoir tranché la ceinture de sécurité
avec son khanjar, le poignard à lame recourbée qu’il portait à la taille, il souleva enfin Britt dans ses
bras, il vécut le plus beau moment de son existence.
* * *
En se réveillant, Britt eut l’impression de sortir d’un cauchemar épouvantable. Aussitôt, dans un
contraste saisissant, elle nota qu’elle se trouvait dans un décor digne d’une superproduction
hollywoodienne. La couche sur laquelle elle reposait était couverte de coussins de soie délicatement
parfumés, entourée de rideaux de soie tirés de chaque côté. Rêvait-elle encore ?
Non, les femmes rassemblées autour d’elle dans la somptueuse tente arabe semblaient bien réelles.
Vêtues d’amples robes déclinant toutes les teintes de l’arc-en-ciel, le visage en partie dissimulé sous
des voiles transparents assortis, elles composaient un superbe tableau exotique.
Avec des gestes et des mimiques expressives, elles tentèrent de lui expliquer quelque chose. Britt en
déduisit qu’elle avait été amenée là par leur chef, et qu’elle avait dormi longtemps.
Soudain, Britt paniqua. S’agissait-il bien du campement de Sharif, ou de celui d’un redoutable cheikh
inconnu — un de ses ennemis peut-être ? A cet instant, tout lui revint d’un coup : la tempête terrifiante,
le vent fou, le sable montant impitoyablement derrière les vitres et menaçant de l’ensevelir, son signal
de fortune, la fusée… Manifestement, quelqu’un l’avait aperçue.
Quand elle voulut parler, une plainte rauque sortit de ses lèvres, lui raclant la gorge. De toute façon,
ces femmes n’auraient pas compris sa langue. Elles lui présentèrent un plateau portant plusieurs
carafes et un gobelet gravé à l’or fin, ainsi qu’une immense coupe de minuscules pâtisseries colorées.
L’ensemble semblait sortir tout droit des Mille et Une Nuits, comme les tapis splendides et les
lanternes de cuivre qui répandaient une lumière dorée.
Après avoir posé le plateau et la coupe sur une table de bois sculpté installée à côté de la couche, les
femmes s’éloignèrent vers le fond de la tente. Quelques instants plus tard, elles revinrent les bras
chargés de cuvettes emplies d’eau parfumée et de serviettes blanches. Britt leur fit comprendre qu’elle
pouvait se débrouiller toute seule, mais à grand renfort de gestes et de sourires, les femmes
insistèrent pour lui laver les mains.
Elle fit contre mauvaise fortune bon cœur tant la chaleur de leur accueil lui faisait un bien fou. Elle
but les breuvages au goût de miel, dégusta quelques pâtisseries au goût exquis, en refrénant toutefois
son envie de se lever et d’aller explorer les environs. Elle repensa alors à Jazz. Seigneur, la jeune
princesse devait être folle d’inquiétude ! Apercevant son sac posé sur un large pouf, Britt se pencha
pour le prendre et en sortit son portable. Il y avait du réseau ici, elle pouvait lui envoyer un SMS.
En sécurité au campement. Désolée t’avoir inquiétée. Ai dormi éternité. A bientôt.
La réponse arriva aussitôt :
Soulagée et contente pour toi. Impatiente de te rencontrer bientôt !
Britt sourit en rangeant le mobile dans son sac. Elle aussi était impatiente de faire la connaissance de
Jazz.
A cet instant, les femmes lui firent signe de se lever et de les suivre. Elle hésita, mais quand ses
hôtesses lui désignèrent le bassin naturel situé au fond de la tente, Britt ne put résister à la perspective
de prendre un bain chaud.
Toutefois, au moment où les femmes se mirent à la déshabiller en riant, Britt fut traversée par un
frisson d’inquiétude. La préparaient-elles pour leur cheikh — et quel cheikh ? A l’aide de gestes, elle
demanda qui l’avait amenée là. Le Cheikh Noir ? avança-t-elle en dessinant dans l’air le portrait d’un
homme de haute taille. Sa Majesté le Cheikh Sharif al Kareshi ?
Les femmes la dévisageant d’un air d’incompréhension totale, Britt soupira et se résigna à se laisser
dorloter. Après lui avoir offert un fabuleux cocktail de jus de fruits frais, elles entreprirent de la
masser avec des onguents aux senteurs douces et épicées à la fois. Pendant ce temps, l’une des
femmes jouait de langoureuses mélodies sur un instrument à cordes. Britt ferma un instant les yeux :
les parfums qui montaient de l’eau étaient absolument divins…
Mais lorsqu’elle pensa à Sharif, qui allait sans doute surgir d’un moment à l’autre, elle rouvrit
brusquement les paupières et se redressa dans le large bassin.
Car, d’instinct, elle sentait que c’était bien Sharif qui lui avait sauvé la vie. Alors, quels que fussent les
sentiments contradictoires qu’elle ressentait pour lui, elle les mettrait de côté. Car s’il n’était pas venu
la sauver, elle ne serait plus de ce monde. Par conséquent, elle s’efforcerait d’oublier sa trahison. Du
moins pour l’instant.
Les femmes interrompirent ses pensées en apportant de nouvelles serviettes, qu’elles tendirent devant
elles en guise de paravent pendant que Britt sortait de l’eau. Ensuite, elles l’en enveloppèrent
rapidement de la tête aux pieds. Quand elle se retourna, elle remarqua que la large couche avait déjà
été réarrangée et que toute trace de nourriture avait disparu.
Allait-elle avoir de la visite ?
Son cœur fit un petit bond dans sa poitrine tandis que les femmes la conduisaient vers le lit de
coussins. Ensuite, elles l’invitèrent à s’allonger sur un drap de soie qu’elles venaient d’étaler et
entreprirent de la masser de nouveau, cette fois avec des huiles tièdes aux parfums incroyables. Britt
reconnut des effluves de lavande, de musc, d’ambre, de cannelle. Peu à peu, un bien-être inouï la
gagna, si intense qu’elle sentit ses paupières se fermer.
Mais lorsque, au lieu de ses vêtements, les femmes lui présentèrent une ravissante robe traditionnelle,
une nouvelle inquiétude l’oppressa. Toujours par gestes, elle demanda où étaient ses affaires. De la
même façon, l’une des femmes lui fit comprendre que ses vêtements séchaient après avoir été lavés.
— Ah… Merci.
D’un bleu très clair, la fine étoffe était presque transparente et couverte de broderies de fil d’argent.
Après que les femmes eurent fait glisser la robe sur son corps, l’une d’entre elles alla chercher un
haut miroir qu’elle dressa devant Britt. Suffoquée, elle contempla son reflet : la métamorphose était
stupéfiante ! Et lorsque les femmes déposèrent un voile assorti sur ses cheveux, puis le fixèrent à
l’aide d’un joyau étincelant, elle se détailla en retenant son souffle.
A présent, son aspect se trouvait en parfaite harmonie avec l’environnement, songea-t-elle, amusée.
C’était bien la première fois qu’elle portait une tenue aussi exotique et dégageait une telle aura de
mystère.
Soudain, l’atmosphère changea. Il y eut un bruissement, un effluve de bois de santal lui monta aux
narines. Quand elle se retourna, Britt vit les femmes reculer d’un même mouvement. Au même
instant, elle vit sa haute silhouette se découper dans la lumière.
* * *
Emir, alias Sharif al Kareshi.
Le Cheikh Noir.
Imposant, charismatique, il portait une longue tunique noire et était coiffé d’un turban — noir lui
aussi. Britt ne distinguait pas ses traits, mais elle l’aurait reconnu n’importe où, entre mille. Et son
corps avait reconnu le sien ; il le réclamait déjà.
— Ainsi, c’était bien toi…
Se rendant compte de la stupidité de sa remarque, elle se tut et se mordilla la lèvre en le regardant
dénouer lentement son turban. Quand il eut terminé, il laissa tomber nonchalamment le long ruban de
soie sur le tapis et s’avança vers elle de sa démarche de prédateur.
Dès l’instant où leurs regards se croisèrent, elle oublia tout. Plus rien n’existait que ces prunelles
sombres au fond desquelles couvait une lueur affamée.
— Merci de m’avoir sauvé la vie, dit-elle en reprenant ses esprits. Tu as risqué la tienne en…
— Je suis heureux de voir que tu es debout et que tu vas bien, l’interrompit-il.
— Oui, je vais très bien. Grâce à toi.
— Tu ne manques de rien ?
La gorge nouée, Britt se trouva soudain terriblement exposée dans sa robe quasi transparente.
— Détends-toi, fit-il d’une voix douce. Nous sommes les mêmes qu’à Skavanga.
Vraiment ? Dans ce lieu extraordinaire, le simple fait d’entendre la voix de Sharif prenait des accents
surnaturels.
— Tu as traversé une terrible épreuve, poursuivit-il. Pourquoi ne pas profiter au maximum de cette
pause ?
— Emir… Votre Majesté…
— Sharif, corrigea-t-il avec un léger sourire. Et même si je t’ai sauvé la vie, tu dois m’en vouloir.
— Je serais curieuse de savoir pourquoi tu as jugé nécessaire de me tromper.
— Je mène toujours mes affaires avec discrétion.
— Discrétion n’implique pas trahison.
— Je ne t’ai pas trahie, Britt.
— Tu as simplement omis de préciser certains détails, c’est cela ? ironisa-t-elle. Et tu n’as pas cru bon
de m’expliquer pourquoi tu partais… si vite.
— La situation a évolué plus rapidement que je le pensais, et je ne pouvais pas te l’expliquer en détail,
en effet.
— Le Cheikh Noir ne serait-il pas libre ?
— Il s’agissait de loyauté, et non de liberté, Britt.
— La loyauté a bon dos…
— Après avoir juré le secret à quelqu’un, nul ne peut déroger à sa promesse. Et tout ce que j’ai fait, je
l’ai fait pour Skavanga Mining.
— Et pour ton consortium.
— Ses intérêts devaient eux aussi être pris en considération.
— Evidemment…, appuya Britt avec une pointe d’ironie. Je suis contente que tu te sois bien amusé
dans le processus.
Une étincelle traversa le regard de Sharif.
— Je ne me suis pas amusé. Quand ton client n’a pu honorer sa traite, j’ai voulu épargner ceux qui
travaillent pour ta compagnie depuis plusieurs générations. Pendant que tu te trouvais dans l’avion
pour venir me voir, j’ai fait ce que j’ai pu, aussi vite que je l’ai pu, pour empêcher la catastrophe.
Britt rougit. Car Sharif avait raison, mais il lui cachait quelque chose, par loyauté envers une
personne dont il ne voulait pas dévoiler l’identité. Pourquoi ?
— O.K., excuse-moi. J’ai peut-être réagi de façon exagérée, mais cela n’explique toujours pas
pourquoi tu ne pouvais rien me dire avant de quitter le chalet.
— Je n’ai pas pour habitude de m’expliquer devant quiconque.
— Pourquoi ne suis-je pas étonnée… ? murmura-t-elle.
— Je suis comme je suis.
— Et tu n’as de comptes à rendre à personne.
Il hocha la tête.
— Enfin, reprit-elle avec un soupir, je te dois la vie et…
Cette fois, il l’interrompit d’un geste de la main.
— Assez, Britt. Tu m’as déjà remercié. A présent, tu ferais mieux de te reposer.
La voix grave de Sharif avait passé sur sa peau comme une caresse. Choquée, elle recula, afin de
mettre davantage de distance entre eux. Et puis, elle avait besoin de temps pour remettre ses pensées
en ordre. Soudain embarrassée, elle tira les rideaux de soie pour se donner une contenance et se
retourna vers son hôte. Il lui adressa alors le salut traditionnel de Kareshi en posant sa main sur son
torse, sa bouche et enfin son front.
— Cela signifie paix, dit-il avec un sourire en coin. Bienvenue au campement, Britt. Et j’insiste : tu
devrais vraiment te reposer.
— Je suis désolée de t’avoir causé tous ces ennuis. Je ne me doutais vraiment pas que la tempête allait
se lever. J’avais consulté la météo…
— … et tu ne pouvais pas attendre un instant de plus pour venir me rejoindre ? enchaîna-t-il avec
humour.
— Pas du tout ! mentit-elle en baissant les yeux.
Seigneur, l’étoffe était vraiment transparente…
— Les femmes m’ont prêté cette robe en attendant que mes vêtements sèchent, dit-elle, les joues en
feu.
— Elle te va très bien.
Au supplice, Britt rougit de plus belle. Si ses sœurs l’avaient vue dans ce gynécée de conte de fées, en
tenue de Shéhérazade, elles auraient piqué un de ces fous rires…

11.

— Je suis heureux que tu aies tout ce dont tu as besoin, déclara Sharif, l’air parfaitement à l’aise.
— Tout, sauf mes vêtements. J’espère les récupérer bientôt.
Le plus rapidement possible… Quand le regard étincelant de Sharif descendit sur son buste, Britt
frémit et dut faire un effort pour ne pas croiser les bras sur ses seins.
A cet instant, un léger sourire arqua la bouche du Cheikh Noir, comme si une fois de plus il devinait
ses pensées.
Elle rouvrit les rideaux et s’assit sur la somptueuse couche, avant de le regretter aussitôt. Sur ce lit de
coussins, destiné de toute évidence à favoriser les plaisirs les plus voluptueux, elle se sentait encore
plus exposée.
Il fallait qu’elle se calme et assimile les derniers événements, raisonna-t-elle en redressant les
épaules. Tant de choses s’étaient passées depuis la veille… Elle faillit succomber à la tentation de se
reposer, comme l’avait conseillé Sharif, mais la fragrance de son parfum de cuir lui tournait la tête.
Si elle s’allongeait, elle ne répondrait plus de ses actes. Par conséquent, mieux valait parler affaires.
Ou de n’importe quoi.
— Si j’avais pu voir une photo de toi avant que tu ne viennes à Skavanga, commença-t-elle d’un ton
enjoué, nous aurions pu éviter toutes ces complications ! Et tu n’aurais pas été amené à risquer ta vie
pour me sauver.
— J’avoue que j’avais une photographie de toi. Qui n’était pas représentative.
— Que veux-tu dire ?
— Elle ne reflétait pas du tout ta véritable personnalité. Tu es bien plus complexe que ce que renvoit
ce cliché, répondit-il en souriant.
Britt grimaça. Elle détestait poser, mais de temps en temps, elle était forcée de se laisser
photographier, notamment pour la lettre d’information publiée par Skavanga Mining.
— Moi, je n’ai jamais vu une seule image de toi dans la presse.
— Ah bon ? fit-il d’un air faussement surpris. Je vais remédier à cela sur-le-champ.
— Tu peux arrêter de te moquer de moi, s’il te plaît ?
— Je croyais que nous avions fait la paix, dit-il avec un haussement d’épaules. Bon, je vais te laisser
te reposer, mais si tu as besoin de quoi que ce soit…
— Je n’ai besoin de rien, coupa Britt d’une voix guindée. Merci.
Mais quand son sublime visiteur tourna les talons, elle ne put s’empêcher de dévorer des yeux ses
puissantes épaules, ce corps qui lui avait procuré tant de plaisir.
— Très bien.
Ainsi, il partait, l’abandonnant le corps en feu.
— Les femmes qui se sont occupées de moi ont été extraordinaires, remercie-les pour moi, s’il te
plaît, dit-elle à la hâte. Elles m’ont laissée dormir, m’ont apporté des boissons et des pâtisseries
délicieuses, elles m’ont…
— … baignée ? enchaîna-t-il en se retournant.
Sa bouche s’assécha. Il y avait quelque chose de tellement sexy dans la façon dont la bouche sensuelle
de Sharif s’incurvait…
— Elles t’ont enduite d’onguents, massée avec des huiles ?
— Oui, acquiesça-t-elle d’une voix mal assurée.
Si seulement il avait pu cesser de la contempler avec ces yeux de braise, où scintillait une lueur
effrontée !
— Les femmes t’ont préparée pour leur cheikh.
Cette fois, Britt aurait été incapable de dire s’il plaisantait ou non. Le cœur battant à tout rompre, des
ondes chaudes la parcourant de la tête aux pieds, elle le regarda en silence.
— Elles ont fait du bon travail, reprit-il d’une voix douce. Aurais-tu préféré qu’elles t’apportent une
tunique informe ?
Comment pouvait-il lui parler ainsi ? Elle n’était pas son esclave ! Comme d’habitude, il la devina, ce
qui augmenta encore son irritation :
— Il est un peu tard pour jouer les prudes, Britt. Et de toute façon, cela ne te ressemble pas. Mais je
dois dire que cette robe te va à merveille. Cette nuance de bleu met en valeur la teinte de tes yeux.
Pourtant, ce n’était pas ses yeux qu’il fixait. Si seulement elle avait pu récupérer son jean et son haut,
elle aurait mis un terme à cette mascarade insensée ! En même temps, elle devait bien se l’avouer, elle
se réjouissait de sentir la caresse de ce regard appréciateur sur sa poitrine, son ventre… Elle
entrouvrit les lèvres malgré elle et ne put s’empêcher de les humecter du bout de la langue.
— C’est une très belle robe, approuva-t-elle.
— Nos traditions te vont bien.
Quand Sharif tendit la main pour effleurer son voile, elle tressaillit violemment.
— Je reviendrai tout à l’heure, dit-il en laissant retomber son bras. Quand tu te seras reposée.
— Sharif…
— Oui ?
Ses prunelles noires brillaient d’un tel éclat qu’elle frissonna de nouveau. Elle se trouva incapable de
parler, ni même de se souvenir de ce qu’elle avait voulu lui dire.
— Pourquoi es-tu venue à Kareshi, Britt ? Nous aurions pu communiquer par téléphone ou par e-
mails. Tu n’avais pas besoin de faire ce long voyage pour m’exprimer ton mécontentement.
Comme envoûtée, elle le contempla en silence.
— Pourquoi es-tu venue ? insista-t-il. Que veux-tu de moi ?
Il savait exactement ce qu’elle voulait : qu’il pose les mains sur son corps, que son regard brûlant se
rive au sien, que sa chaleur enveloppe la femme offerte qu’elle brûlait de redevenir entre ses bras…
* * *
Quand il serra le corps chaud de Britt contre lui, Sharif s’embrasa. Cette femme audacieuse avec qui
il avait partagé des moments fabuleux à Skavanga — et qui n’avait pas hésité à braver l’inconnu pour
le rejoindre — était à lui.
— Sharif ?
Il adorait l’entendre prononcer son prénom. Son vrai prénom.
— Sharif, qu’y a-t-il ?
Rouvrant les yeux, il savoura l’expression inquiète qui se lisait sur son beau visage. Jamais il n’avait
imaginé qu’une femme pourrait compter autant pour lui. Quand il avait constaté qu’elle était vivante,
il s’était trouvé submergé par une émotion impossible à décrire.
— Cela ne te ressemble pas d’hésiter, murmura-t-elle d’un ton moqueur.
Il ne put s’empêcher de sourire.
— Et toi, cela ne te ressemble pas d’être douce et docile. Comment allons-nous assumer ce
changement de rôles ?
Son parfum fleuri l’enivrait. Sa chaleur se répandait en lui. Il avait toujours été fier de son self-
control, mais avec Britt, il devenait un autre et s’abandonnait.
— Que fais-tu ? demanda-t-elle quand il l’entraîna doucement vers la couche.
Après l’avoir lâchée, il s’installa sur les coussins moelleux, puis lui fit signe de s’approcher. Dans la
lumière dorée, elle était d’une beauté magique, presque irréelle.
— Tu te crois où ? demanda-t-elle en fronçant les sourcils.
— Dans un harem, le lieu où habitent les femmes et les concubines. Et si cela ne te plaît pas, tu ferais
mieux de sortir de la lumière…
— Je ne bougerai pas !
— Les femmes ne t’ont pas apporté de sous-vêtements ?
Un halètement lui échappa tandis qu’elle s’efforçait de tirer le tissu sur son corps nu.
— Tu es vraiment sans scrupule ! s’exclama-t-elle en rougissant.
Sharif réprima un sourire.
— Je ne voulais pas t’offenser. Je t’admirais.
— Eh bien, cesse de m’admirer, s’il te plaît, lança-t-elle d’un ton furieux.
— Tu le souhaites vraiment ?
— Oui. Je me sens ridicule.
— Au contraire, tu es délicieuse. Viens.
— Pas question !
— Si tu préfères rester plantée là toute la nuit…
— Ce ne sera pas la peine : tu finiras bien par partir à un moment ou un autre.
Sharif adorait la voir en colère, mais il la préférait de loin abandonnée dans ses bras.
— Viens, répéta-t-il d’une voix douce. Tu en meurs d’envie, ne le nie pas.
— Pas du tout ! Et ce n’est pas parce que tu m’as sauvé la vie que je dois me comporter en esclave.
— Ah, tu joues les vierges effarouchées, maintenant…
Quand elle lui décocha un regard furibond, il se contenta de sourire. Non seulement il n’avait pas
l’intention de s’en aller, mais Britt se fatiguerait vite de rester debout.
— Il n’y a pas d’autre endroit où s’asseoir, se plaignit-elle.
Sharif tendit la main vers la coupe emplie de raisins.
— Dans un harem, les chaises sont inutiles, dit-il avant de glisser un grain gorgé de soleil entre ses
lèvres.
— Je ne sais pas à quoi tu joues, mais j’aimerais que tu t’en ailles. Tout de suite !
— Pas question. Je suis chez moi, dans mon pays, mon campement, cette tente m’appartient, et toi…
Il lui adressa un sourire charmeur avant de conclure :
— … tu es mon invitée.
— Quand tu étais le mien, je t’ai traité mieux que ça.
A ces mots, il se contenta de hausser un sourcil : Britt avait la mémoire courte !
— Je suis venue pour affaires, protesta-t-elle en passant d’un pied sur l’autre. Si tu étais resté plus
longtemps à Skavanga, nous aurions pu discuter convenablement, et je n’aurais pas eu besoin de venir
ici.
— Je vois : ça fait encore mal.
— Evidemment !
Il était parti parce qu’il le devait. Mais un tel désarroi se lisait dans les yeux de Britt qu’il ressentit le
besoin de la rassurer. Sans trahir la promesse faite à Tyr.
— Excuse-moi, dit-il sincèrement. Et si tu viens t’asseoir près de moi, je tâcherai de t’expliquer
pourquoi j’ai été obligé de m’en aller ainsi. Tu n’as pas confiance en moi ?
Après lui avoir adressé un regard en biais, elle s’assit au bord de la couche, le plus loin possible de
lui.
— Souviens-toi de la biche et du faon, Britt.
— Pourquoi ?
Sans le savoir, elle se comportait comme la belle femelle aux abois.
— Tu te souviens de ce que nous avons ressenti en les observant ?
— Oui, bien sûr.
— Alors détends-toi, comme ce jour-là.
— Je ne me laisserai pas séduire, dit-elle en redressant le menton.
— Il semble que tes seins ne sont pas d’accord…
Après avoir baissé les yeux, elle rougit, puis éclata de rire.
— J’aime tant te voir rire, murmura-t-il.
Un mélange d’émotions contradictoires emplit le beau regard gris de sa compagne.
— Dis-moi, tu es une femme libre, n’est-ce pas ? demanda-t-il.
Britt hocha la tête en silence. Où Sharif voulait-il en venir ?
— Alors peux-tu me donner une seule raison qui t’empêche de prendre ton plaisir, dans ce lieu dédié
à la volupté ? Le prendre comme un homme ?
Complètement désarçonnée, elle le regarda sans répondre. Il se moquait d’elle, une fois de plus ! En
même temps, une excitation folle s’emparait d’elle, mêlée d’appréhension. Son corps frémissait
d’anticipation, mais sa raison lui enjoignait de rester prudente. Et si elle n’appréciait pas les plaisirs
auxquels Sharif faisait allusion ?
— Te dévoileras-tu enfin ? reprit Sharif.
— Que veux-tu dire ? répliqua-t-elle en posant d’instinct la main sur sa gorge.
— Je t’ai offert la possibilité de prendre ton plaisir comme un homme, et tu hésites encore ?
— Tu n’es peut-être pas aussi irrésistible que tu le crois.
— Et toi, peut-être pas si confiante. Regarde autour de toi. As-tu l’impression que des femmes ont été
amenées ici contre leur gré ? Cet intérieur luxueux ressemble-t-il à une prison ?
— Tu dis cela parce que tu es un homme, puissant de surcroît. Je suis une femme moderne, Sharif,
indépendante et libérée.
— Et qui se contente d’étreintes rapides ?
— Pas du tout !
Un sourire moqueur se dessina sur la bouche du cheikh.
— Je sais à quoi tu penses, Britt. En ce moment même, tu te demandes s’il peut exister des plaisirs
plus grands que ceux que tu as déjà expérimentés. Pourquoi ne pas le découvrir ? Pourquoi ne pas te
débarrasser de tes préjugés ?
— Il ne doit pas y avoir grand-chose qui n’ait pas encore été découvert. Et puis…
Elle s’interrompit en laissant échapper un petit halètement et écarta la main, qui l’avait à peine
touchée…
— Tu as senti ? demanda-t-il, les yeux brillants.
Seigneur… Tous ses sens avaient semblé s’enflammer sous la légère caresse de Sharif.
— Et ceci, murmura-t-il en lui effleurant la nuque.
Un long tremblement se répercuta dans ses épaules, son dos.
— La sensation est incroyable. Qu’est-ce qu’il m’arrive ?
Sharif tendit la main vers la coupe emplie des huiles dont les femmes s’étaient servies pour la masser.
— Il t’arrive que tu as été massée avec un mélange magique, préparé selon une recette qui s’est
transmise de génération en génération.
Il sourit d’un air malicieux.
— En fait, il ne s’agit pas de magie : juste une association particulière de plantes. Et pourtant…
… elles produisaient un effet magique, acheva mentalement Britt. Quand Sharif entreprit de lui en
appliquer sur la nuque, puis glissa les doigts dans ses cheveux, elle tressaillit et ferma les yeux,
incapable de résister aux sensations fabuleuses qui naissaient sous ses mains expertes.
— On en met sur le crâne aussi, expliqua-t-il en le lui massant doucement. Et ce mélange est destiné à
exacerber les perceptions de tout ton corps.
Britt se rappela que les femmes en avaient enduit sa peau en évitant seulement ses seins et son intimité.
Ainsi, elle avait été trompée… Une fois de plus ! Indignée, elle voulut se lever, mais se retrouva
empêtrée dans sa robe.
— Sais-tu que les voiles sont parfois utilisés comme liens, et même comme bandeaux, dit alors Sharif
avec son insupportable petit sourire en coin. Mais manifestement, je n’en aurai pas besoin puisque tu
t’entraves toi-même. Attends, je vais t’aider…
Bien obligée d’accepter, Britt le laissa faire. A sa grande surprise, il s’y prit avec une douceur
exquise, dégageant peu à peu ses seins, son ventre, ses cuisses… Elle ferma de nouveau les yeux pour
mieux se concentrer sur les sensations qui ondoyaient en elle. Elle adorait la façon dont Sharif prenait
son temps pour lui procurer davantage de plaisir. Elle aurait volontiers supporté ce délicieux
tourment durant des heures…
— Et maintenant, je vais m’occuper du reste, dit-il d’une voix rauque en lui écartant les jambes.
* * *
A chaque nouvelle application des huiles magiques sur l’intérieur de ses cuisses, Britt sentait croître
son excitation ; et lorsque Sharif lui souleva délicatement les hanches pour glisser un coussin sous
ses reins, elle se mit à haleter.
Sharif plongea de nouveau les mains dans la coupe, chauffa l’huile dans ses paumes. Et quand il la
toucha là où palpitait son désir…
— C’est bon ? murmura-t-il.
— Tu as vraiment besoin de me le demander ? chuchota-t-elle entre deux halètements.
— Un peu de patience, dit-il d’une voix douce quand elle gémit de frustration.
Britt l’entendit se laver les mains, huma les effluves montant de l’eau parfumée.
— Tu as besoin de t’habituer à ces nouvelles sensations, poursuivit-il en s’essuyant les mains, et je
vais t’en laisser le temps.
Il se pencha au-dessus d’elle avec un sourire au fond des yeux.
— Pourquoi te limiter à une ou deux fois par nuit, ma ravissante biche ?
Britt aurait voulu être choquée par ses paroles et son attitude dominatrice. Elle aurait voulu protester.
Mais pourquoi refuser l’opportunité unique de découvrir un univers magique où l’érotisme était roi ?
— Et maintenant, à toi de travailler un peu, dit-il en ôtant le coussin qu’il avait pourtant lui-même
placé sous ses reins.
— Pardon ?
Pour toute réponse, Sharif se tourna un bref instant vers la coupe, puis lui prit la main et la posa sur
son torse.
— Déshabille-moi.
Subjuguée par l’éclat de ses prunelles sombres, Britt se redressa et obéit. La longue tunique glissa sur
la peau du cheikh, révélant peu à peu son corps superbe. Quand le vêtement tomba sur le tapis, elle fut
soulagée qu’il s’allonge sur le ventre car elle n’était pas tout à fait sûre de pouvoir supporter la vue
de sa virilité déployée…
Après avoir pris de l’huile et l’avoir chauffée comme elle avait vu son amant le faire, elle commença
à le masser, en s’efforçant de ne pas trop s’attarder sur ses fesses rondes et musclées. Mais Sharif se
retourna rapidement sur le dos.
— Je t’ai autorisé à bouger ? demanda-t-elle d’un ton faussement sévère.
— Continue, murmura-t-il.
Pour s’encourager, Britt se remémora qu’à Skavanga, ils avaient été entièrement nus. Elle reprit de
l’huile, et la chauffa très longtemps avant de se décider à en appliquer sur le torse de Sharif. Puis elle
s’occupa de ses bras, descendit jusqu’aux extrémités de ses doigts, lentement…
Soudain, il lui prit la main et la posa sur son membre viril. Ses pupilles noires brillaient de défi. Il
avait gagné, reconnut Britt avec un violent frisson. Ce sexe puissant qui frémissait sous ses doigts
allait s’enfoncer en elle, se livrer à une danse qui lui arracherait des cris de plaisir…
— Commences-tu à comprendre les avantages de la lenteur ? demanda-t-il.
— Peut-être…
— Cesse de faire semblant avec moi !
Il s’étira voluptueusement sur les coussins de soie. Fascinée par un tel étalage de beauté mâle, Britt ne
put s’empêcher de l’admirer en silence.
— Alors, que penses-tu de mon pavillon dédié aux plaisirs de la chair, maintenant ?
— Pas mal…
— Seulement « pas mal » ?
— D’accord, cet endroit est fabuleux, reconnut Britt. Mais comment ne pas s’y sentir coupable ?
— Tu te sens coupable ? s’étonna-t-il.
A vrai dire, pas vraiment. Les huiles commençaient sans doute à produire leur effet…
— Non, mais c’est le genre d’endroit où n’importe quoi pourrait arriver.
— Où veux-tu en venir, Britt ?
Elle s’éclaircit la gorge.
— J’aimerais que tu m’expliques un peu ce qui va se passer.
— Et ton sauna à Skavanga ? répliqua Sharif. Les baguettes de bouleau, par exemple ?
Il se redressa sur un coude et prit une plume posée sur un coussin couleur rubis ; puis il s’en servit
pour lui caresser doucement les mamelons, déjà durcis. Le plaisir qui se répandit en elle fut si intense
qu’elle poussa un long gémissement.
— Les baguettes et le sauna sont excellents pour la santé, haleta-t-elle en enfonçant les ongles dans les
coussins. Notamment, pour la circulation.
— Le feu et la glace…, murmura Sharif en la regardant.
Sans réfléchir, Britt s’agenouilla devant lui et lui prit le visage entre les mains, avant de déposer un
doux baiser sur ses lèvres. Elles étaient chaudes et fermes. Elles pouvaient s’arrondir en sourire
moqueur ou se serrer en pli dur. Peu importait, elle aimait les deux. Du bout de la langue, elle les
entrouvrit, mais quand elle voulut embrasser Sharif plus profondément, il se redressa et la fit
basculer sous lui.
— Tout ce mal que tu m’as donné, chuchota-t-il contre sa bouche. Alors que tout ce que tu désirais,
c’était ça…
Un cri choqué jaillit de la gorge de Britt, mais son amant lui avait déjà glissé une jambe musclée
entre les cuisses.
— Tout ce que tu veux, reprit-il d’une voix rauque, c’est une idylle dans le désert. Etre prise par le
cheikh. Reconnais-le.
— Tu es impossible !
— Et toi, incroyable, la complimenta-t-il en la prenant dans ses bras.
— Je te désire, c’est vrai, reconnut-elle avec un petit reste de réticence.
— Ça tombe bien : moi aussi.
Elle écarta les jambes. Pour lui. Puis elle creusa les reins pour mieux s’offrir. A lui. Et seulement à
lui.
Les huiles traditionnelles produisaient leur effet. Lorsque Sharif la pénétra, elle s’arc-bouta pour le
recevoir en elle au plus profond ; et quand il donna un puissant coup de reins, elle s’envola aussitôt
dans l’extase. Elle cria son prénom, cria son plaisir. Les sensations qui déferlaient en elle dépassaient
l’entendement. C’était plus que fabuleux.
Magique.
Dès qu’elle redescendit un peu de son nuage de volupté, Sharif la fit jouir de nouveau, encore et
encore.
Ils furent insatiables. Aucun coup de reins n’était trop vigoureux, aucun va-et-vient trop rapide ou
trop délicieusement lent. Ses cris encourageaient son amant et le rendaient plus avide encore.
Infatigable, il semblait ne jamais se lasser de lui donner du plaisir et à chaque nouvelle étreinte, la
jouissance était plus intense que la précédente.
Jusqu’à ce que Britt, épuisée mais repue, se laisse retomber sur les coussins avant de sombrer dans un
profond sommeil.

12.

Sharif ne se lassait pas de la regarder dormir. Britt était la femme qu’il avait attendue depuis toujours.
Mais elle n’accepterait jamais de devenir sa maîtresse. Et s’il se mariait…
Avec une sérénité qui le surprit lui-même, il réalisa qu’il désirait épouser Britt ; et, égoïstement, il
espéra qu’elle serait prête à lier son destin au sien. Il avait toujours pensé se marier pour des raisons
politiques et stratégiques, pour le bien de son pays. A plusieurs reprises, ses conseillers lui avaient
parlé de partis avantageux, mais Sharif n’avait jamais été pressé de se pencher sur la question. Parce
que au fond, il souhaitait dénicher la perle rare : une compagne capable de le stimuler, l’exciter et
l’enthousiasmer tout ensemble.
Une femme comme Britt Skavanga.
Doucement, il écarta une mèche de son beau visage apaisé. Le Cheikh Noir trouvait toujours une
solution, non ? Toutefois, il ne demanderait jamais à Britt de renoncer à son indépendance — il en
connaissait le prix mieux que personne. Mais avec une femme aussi exceptionnelle, tout était possible.
Britt pourrait accomplir de grandes choses et elle méritait de pouvoir choisir son destin, tandis que le
sien était gravé dans la pierre. Par ailleurs, il fallait prendre en compte Skavanga Mining, ainsi que la
situation compliquée avec Tyr…
Un lourd soupir s’échappa de ses lèvres. Le consortium avait besoin du savoir-faire de l’aînée des
Diamants de Skavanga et des qualifications du personnel de la mine ; accepterait-elle de rester et de
coopérer lorsque Roman, Raffa et lui reprendraient l’entreprise ? Sharif devrait faire montre de
beaucoup de diplomatie pour la persuader de continuer à faire partie du conseil d’administration. Et
quand elle apprendrait le rôle joué par Tyr, il faudrait trouver un moyen d’adoucir le choc…
Entendant son téléphone vibrer, Sharif se pencha pour le saisir. L’appel provenait de Raffa. Celui-ci
lui apprit que, sur la recommandation de leurs experts financiers, il avait injecté des fonds dans
Skavanga Mining pour sauver la compagnie. A n’en pas douter, Britt verrait cette initiative comme
une nouvelle trahison…
— Nos experts sont déjà sur place, poursuivit son partenaire et ami. Et ils ont besoin de toi pour
rassurer tout le monde et leur expliquer que ces changements ne sont pas synonymes de catastrophes.
— Et Tyr ?
— Il ne peut pas venir…
— Comment ça, il ne peut pas venir ?
Sharif poussa un juron. Il avait prévu une grande réunion familiale. Pour Britt. Si son frère était
présent, elle encaisserait mieux le choc en apprenant que Tyr détenait des actions lui donnant priorité
par rapport aux autres actionnaires et qu’il avait fait basculer la compagnie entre les mains du
consortium. Mais s’il n’était pas là, comment allait-il s’expliquer vis-à-vis de Britt, alors qu’il avait
promis au frère de celle-ci de garder le secret ?
Raffa avait raison : il devait se rendre à Skavanga Mining sur-le-champ afin de résoudre ce casse-tête.
Et pour cela, il ne devait pas compliquer la situation en y mêlant les sentiments qu’il éprouvait pour
Britt. Par conséquent, il partirait seul.
— Je serai là dans quatorze heures, dit-il à son ami, avant de mettre fin à la conversation.
Le temps pressait. Il ne pouvait pas se permettre de réveiller la jeune femme pour lui dresser, le plus
en douceur possible, un tableau de la situation. Mieux valait d’abord préparer le terrain. Une fois que
tout serait réglé à Skavanga, il enverrait le jet la chercher.
* * *
Lorsque Britt se réveilla, elle n’ouvrit pas immédiatement les yeux et s’étira avec volupté. Puis elle se
tourna sur le côté et tendit la main vers Sharif.
Elle ne rencontra que du vide.
Elle se redressa sur son séant pour regarder autour d’elle. Personne. Où était-il passé ?
Surmontant sa déception, elle se dit qu’il devait être parti faire une balade à cheval. C’était le moment
idéal : les premières lueurs roses de l’aube filtraient à travers la fine ouverture de la tente.
Britt roula sur le lit de coussins et prit celui où avait reposé la tête de son amant, avant de le presser
sur son visage pour inhaler sa senteur boisée et épicée. Durant toute la nuit, ils avaient partagé un
plaisir indescriptible. Une harmonie parfaite avait régné entre eux, un lien mystérieux les avait unis,
de façon irréversible. Cette certitude l’emplissait d’une joie profonde et douce.
Un jour, ils travailleraient peut-être ensemble à établir d’autres coopérations entre Skavanga et
Kareshi…
Immobile, elle écouta le campement s’éveiller peu à peu. Des voix résonnèrent au loin, des récipients
en métal s’entrechoquèrent à proximité. Soudain, elle entendit le murmure de la source souterraine
qui jaillissait sous la tente même. Tout était conçu pour l’apaisement des sens. Elle n’avait ni trop
chaud ni trop froid, et son corps frémissait encore des délices partagés avec Sharif.
Cependant, lorsque son portable sonna dans son sac, elle émergea d’un coup de sa douce torpeur et
bondit pour s’en emparer.
— Leila ? Je suis contente d’entendre ta voix !
Pas d’inquiétude : sa jeune sœur apportait toujours de bonnes nouvelles. Britt se réinstalla
confortablement sur les coussins de soie. Mais quand un long silence répondit à son enthousiasme,
elle réalisa que si l’aube se levait sur Kareshi, cela signifiait que c’était le milieu de la nuit à
Skavanga…
— Leila ? Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda-t-elle avec anxiété.
— Je ne sais pas par où commencer…, répondit sa sœur d’une voix hésitante. Nous avons des ennuis.
Il faut que tu reviennes, Britt. On a besoin de toi.
Un frisson glacé la traversa.
— Que s’est-il passé ? pressa-t-elle Leila. Qui a des ennuis ?
— Skavanga Mining.
Britt contempla la place vide à côté d’elle et se leva.
— Ne t’inquiète pas, je reviens tout de suite. Une seconde : ne raccroche pas, Leila.
Le téléphone coincé entre l’épaule et l’oreille, elle s’empara d’une grande serviette et s’en enveloppa.
Puis, après avoir écarté les pans de toile, Britt aperçut une jeune fille qui passait à proximité de la
tente. Elle la héla avant de lui faire signe de lui apporter ses vêtements.
— C’est bon, reprit-elle en rentrant dans la tente, je t’écoute. Explique-moi ce qu’il se passe.
— Le consortium a repris la compagnie.
— Quoi ? s’exclama Britt, affolée. Comment auraient-ils pu faire ça ? Je suis partie en ayant la
confiance de tous les petits actionnaires !
— Le consortium en a acheté d’autres.
— Tu dois avoir mal compris, Leila.
— Non. Leurs experts ont déjà investi les lieux.
— En pleine nuit ?
— Oui. Apparemment, la situation est critique.
Oh mon Dieu… Le consortium avait abusé de sa confiance. Et Sharif l’avait trahie ! Pendant ce temps-
là, elle se prélassait dans un harem au beau milieu du désert. N’avait-elle pas retenu la leçon ? A
présent, Sharif l’avait quittée une deuxième fois, après avoir de nouveau réussi à détourner son
attention.
Anéantie, Britt resta pétrifiée sur place, incapable de bouger, de réfléchir.
— Je suis désolée de t’avoir causé un choc, reprit sa jeune sœur.
— Et moi, je suis désolée que vous vous soyez retrouvées seules face à tout cela, répliqua-t-elle en se
forçant à se concentrer. Ne t’inquiète pas : je prends le premier avion.
Sharif l’avait roulée, il n’y avait aucun doute. Car rien n’avait pu être décidé sans son approbation. Et
pour cette histoire d’actions, il avait dû être au courant dès le début.
— Mais je ne comprends pas, reprit-elle. Comment cela a-t-il pu se produire alors que notre famille
détient la majorité des actions ? Vous ne lui avez pas vendu vos parts, au moins ?
— Non, pas nous, répondit doucement Leila.
— Qui, alors ?
— Tyr. Il a toujours possédé plus d’actions que nous. Tu te souviens que notre grand-mère lui a
donné les actions privilégiées ?
Un nouveau séisme ébranla Britt et lui coupa le souffle. Leur grand-mère avait pris des dispositions
particulières, en effet…
— Tyr est-il avec vous ?
Il fallait qu’elle le voie. Maintenant. Quand ils étaient petits, leur frère avait toujours arrangé les
choses.
— Non, il n’est pas là. Nous ne l’avons pas vu, Eva et moi. La seule chose que je peux te dire, c’est
qu’il est derrière tout ceci, avec le Cheikh Noir.
A ces mots, Britt vit les dernières cartes de son beau château s’écrouler.
— Les avocats et les comptables du cheikh ont envahi les bureaux de la compagnie, poursuivit Leila.
— Il n’a pas perdu de temps, murmura-t-elle.
Voilà pourquoi elle avait trouvé le lit vide à son réveil. A ce moment-là, il avait déjà embarqué à bord
de son jet, direction Skavanga.
— C’est un tel choc, dit Leila. Nous n’en revenons toujours pas, Eva et moi.
— Ne vous tracassez pas, la rassura Britt. Et ne bougez pas jusqu’à mon arrivée. Je vais m’occuper de
tout.
— Et toi ?
— Comment ça, moi ? répliqua-t-elle avec un rire forcé. Je vais préparer mes bagages et rentrer à la
maison. Bon, il faut que je te laisse, Leila. A très bientôt !
La première responsable de ce gâchis, c’était elle, se dit-elle en rangeant son téléphone dans son sac.
Par conséquent, il lui incombait de réparer les dégâts.
Quand les pans de la tente s’écartèrent et que la lumière inonda l’espace, son cœur bondit dans sa
poitrine. Mais ce n’était que la jeune fille souriante lui apportant ses vêtements. Après l’avoir
remerciée avec chaleur, Britt lui expliqua avec des gestes qu’elle aurait aimé passer davantage de
temps avec elle et ses compagnes, mais qu’elle devait absolument s’en aller.
* * *
Les rues étaient-elles aussi grises, avant son départ ? Installée à l’arrière du taxi pris à l’aéroport,
Britt regarda la glace qui recouvrait les trottoirs, les nuages bas et lourds obscurcissant le ciel de
Skavanga. Evidemment, comparé au désert, ce paysage paraissait morne et triste. Mais elle aimait son
pays, en dépit de la rigueur du climat. Elle était née sur cette terre sauvage, c’était là qu’elle avait
appris à lutter. Par conséquent, elle ne fuirait les difficultés qui l’attendaient.
Dès que le taxi s’arrêta devant l’immeuble abritant les bureaux de Skavanga Mining, elle régla la
course et s’engouffra dans le grand hall, le cœur battant.
Ses sœurs l’y attendaient et, oubliant un instant la gravité de la situation, Britt fut ravie de les
retrouver. Après de fougueuses embrassades, elle dit en souriant bravement :
— Nous allons faire front, ensemble !
— Dieu merci, tu es enfin là ! répliqua Eva d’un air lugubre. Nous sommes envahies par des
étrangers et c’est vraiment le moment de rester solidaires, tu peux le dire…
— Non, ce ne sont pas des étrangers, corrigea Leila d’un ton conciliant. Ce sont les experts du
consortium. Et il est là, Britt.
— Tyr est ici ?
Vu l’expression embarrassée de sa sœur, elle comprit.
— Tu parles de Sharif, c’est ça ?
— Oui, il est là, confirma Eva. Avec ses troupes.
Après tout, autant l’affronter maintenant. Troupes ou pas, cela ne faisait aucune différence. Du
moment que son cœur ne s’arrêtait pas de battre, elle tiendrait le coup. Elle s’ordonna de garder la
tête haute. De rester forte. Elle était parfaitement capable d’assumer la situation. De toute façon, elle
n’avait pas le choix. Elle avait toujours protégé ses sœurs et les employés de Skavanga Mining.
C’était son rôle. Son devoir.
— Ne vous inquiétez pas, répéta-t-elle avec fermeté. Je vais régler tous les problèmes.
Eva avait raison : le premier étage avait été envahi par des inconnus. Des gens travaillant pour Sharif,
pour le consortium. Une bouffée de rage lui monta à la tête, mais Britt se força à se dominer. Elle
avait perdu le contrôle dès l’instant où elle avait ouvert la porte à ses émotions — ce qui ne se
produirait plus jamais.
* * *
Cette fois, c’était certain : Tyr ne viendrait pas. Sharif avait tout tenté pour le persuader, mais en vain.
Tyr était un homme d’action, une sorte de Robin des bois des temps modernes, prêt à renoncer à tout
pour défendre la bonne cause. Et Sharif ne pouvait pas l’en blâmer, surtout vu ce qui se passait dans la
vie du frère des trois Diamants de Skavanga. Mais sa présence aurait un peu atténué le choc que Britt
allait devoir encaisser dès son arrivée.
Voyant le taxi s’arrêter au bas de l’immeuble, il recula et s’éloigna de la fenêtre. La colère de Britt
devait être colossale, mais sa participation était indispensable. Skavanga Mining avait besoin d’elle. Et
lui aussi avait besoin d’elle. Il ferait tout son possible pour l’épargner, notamment en ne lui révélant
rien du rôle joué par son frère. Il prendrait tout sur lui. Mieux valait que Britt le haïsse lui, plutôt que
d’en vouloir à Tyr d’avoir vendu ses actions au consortium.
Celui-ci avait vite compris que c’était le seul moyen de sauver la compagnie, et il avait eu raison.
Toutefois Britt ne partagerait pas sa vision des choses. Et comme Tyr, ainsi que Roman et Raffa, se
trouvaient retenus à l’autre bout du monde, il lui appartenait, à lui seul, de gérer la reprise.
Avant de quitter le désert, il avait confié aux femmes un bref message destiné à Britt. Si jamais elle ne
l’avait pas eu, il pouvait se préparer à affronter une tornade…
— Britt.
Dès qu’il la vit, Sharif fut ébloui. Sa seule apparition illuminait la pièce. Cette femme illuminait sa
vie. Elle le forçait à remettre en question tous ses choix antérieurs, et il en arrivait toujours à la même
conclusion : il ne rencontrerait jamais de femme comme elle. Hélas, à en juger par l’éclat irradiant de
ses yeux gris, elle le détestait.
— Je voudrais te voir seule, dit-il en apercevant ses deux sœurs derrière elle.
Lorsque Britt hocha la tête, la plus jeune demanda d’une voix inquiète :
— Tu es sûre ?
— Oui, répondit Britt.
Elle gardait le regard fièrement rivé au sien. Elle était magnifique. Encore plus que dans son
souvenir. Un peu fatiguée par le voyage, peut-être, mais gardant son port de tête royal. Cette femme
ne connaissait pas le sens du mot « défaite ». Sharif réalisa soudain qu’il avait commis une erreur en
la laissant à Kareshi. Il aurait dû l’emmener, sans se soucier des conséquences. Il aurait dû prévoir
que dès qu’elle apprendrait la reprise de l’entreprise familiale, elle se précipiterait à Skavanga.
— Assieds-toi, je t’en prie, dit-elle.
Puis elle battit des cils en réalisant sans doute que désormais, les rôles étaient inversés.
— Merci, répliqua Sharif en feignant de n’avoir rien remarqué.
Il tira une chaise pour elle et la regarda s’asseoir dans un nuage de parfum fleuri, puis croiser ses
longues jambes galbées. Sous sa puissante aura de féminité, dont elle n’avait sans doute pas
conscience, la jeune femme était de glace.
Délibérément, il choisit de ne pas occuper le fauteuil directorial et s’installa en face d’elle, de l’autre
côté de la table.
Assise sous le portrait de son arrière-grand-père, Britt percevait l’ironie de la situation, mais n’en
montra rien. De toute façon, un conflit intérieur absurde l’empêchait de se concentrer. Elle était entrée
dans la pièce devant ses sœurs, déterminée à se battre pour elles jusqu’au bout. Mais dès que Sharif
s’était retourné vers elle, tout avait basculé. Comme chaque fois…
L’être vibrant dissimulé sous l’homme d’affaires en costume élégant l’atteignait au cœur, faisait
naître des désirs brûlants au plus intime de son corps.
Mais si elle était stupide, elle n’était plus une enfant. Même si elle ne l’avait pas choisi, elle avait
assumé la direction de l’entreprise et appris à la gérer avec compétence. Par conséquent, elle
résisterait, jusqu’au bout.
— J’ai appelé mes avocats en venant de l’aéroport, annonça-t-elle.
— Ce n’était pas la peine. J’aurais pu te mettre au courant.
— J’ai préféré m’adresser à des professionnels, riposta-t-elle d’un ton mordant.
Il ne réagit pas à la pique. Ne tressaillit même pas. Britt sonda son regard, mais n’y décela rien. Que
voyait-il dans le sien ? Si sa colère et son mépris y étincelaient, tant mieux. Mais elle espéra que sa
souffrance n’y perçait pas.
— Toutefois, je suis prête à entendre ta version des choses, reprit-elle. J’ai cru comprendre que mon
frère était impliqué ?
Pour la première fois, elle vit une lueur d’hésitation traverser le regard de Sharif.
— J’aurais aimé que tu aies le temps de t’habituer à cette idée. Mais il faut que tu comprennes que Tyr
a agi dans un seul but : empêcher que Skavanga Mining ne tombe entre les mains de douteux
investisseurs.
— Ah… Il ne s’agit donc pas d’un coup de force ?
— Comment pourrait-ce être le cas puisque Tyr y a participé ?
— Vu qu’il ne m’en a pas informée, je ne peux pas le savoir.
— Il est encore à l’étranger.
— C’est ce que j’ai cru comprendre également. Il préfère rester lâchement dans l’ombre.
— Personne ne traitera Tyr de lâche devant moi, l’interrompit Sharif d’un ton incisif. Pas même toi,
Britt.
Il fronçait les sourcils d’un air si farouche qu’elle préféra ne rien répliquer.
— Te rends-tu compte que ton frère et moi, nous nous connaissons depuis longtemps ?
— Je ne connais pas tous ses prétendus amis, lança-t-elle d’une voix sèche.
Imperturbable, Sharif expliqua que Kareshi faisait partie des pays que Tyr avait aidés à accéder à
l’indépendance.
— Avec ses mercenaires ? lâcha-t-elle avec dédain.
Une fois encore, il ne broncha pas.
— Grâce au soutien de ton frère, j’ai pu chasser les tyrans qui menaçaient d’anéantir notre pays et
libérer mon peuple, répliqua-t-il en la regardant droit dans les yeux. Je ne laisserai personne dire du
mal de lui.
— Considéré de ton point de vue, il n’a rien fait de mal, évidemment. Tyr est réputé pour voler au
secours de tout le monde — sauf de sa propre famille.
— Tu te trompes. Et je vais te le démontrer. Même en réunissant toutes vos parts, les siennes, les
tiennes et celles de tes deux sœurs, Skavanga Mining aurait coulé. Mais en ajoutant ses actions au
poids du consortium et aux fonds que nous sommes en mesure d’investir maintenant, vous détenez un
réel pouvoir. Tyr s’est décidé pour vous sauver, non seulement toi et ta famille, mais la compagnie et
les gens qui y travaillent.
— Dans ce cas, pourquoi ne me l’a-t-il pas dit lui-même ?
— C’est à lui de décider quand il sera prêt à reprendre contact avec ses sœurs. Tyr est plus courageux
que tu ne le penses, Britt.
Ces paroles lui firent l’effet d’une gifle. Son propre rôle était réduit à néant, comprit-elle avec une
amertume atroce. Les jeux étaient faits. Sans elle.
— Tu veux un verre d’eau ? demanda doucement Sharif.
Elle se passa la main sur les yeux en s’efforçant de garder une contenance. Cela faisait beaucoup de
chocs à encaisser : la structure de l’entreprise avait changé, Tyr était impliqué, mais ne voulait
toujours pas rentrer ni même se manifester auprès de ses sœurs et pour couronner le tout, ses
sentiments envers Sharif brouillaient la situation.
D’un geste brutal, Britt repoussa sa chaise en arrière et se leva, imitée aussitôt par Sharif.
— Nous souhaitons te garder, dit-il.
— J’ai besoin de temps.
— Le consortium aimerait pouvoir s’appuyer sur ta connaissance des employés, ainsi que sur tes
compétences en matière d’exploitation minière. Promets-moi d’y réfléchir.
— Accorde-moi dix minutes, murmura-t-elle en contournant la table.
Il fallait qu’elle sorte de cette pièce. Tout de suite. Elle se força à avancer vers la porte en s’accablant
de reproches. Elle avait laissé tomber tout le monde. Pendant qu’elle s’autorisait à vivre des moments
fabuleux avec Sharif, tout avait basculé.
Pour l’instant, elle ne pouvait supporter les émotions qui se bousculaient dans son esprit et dans son
corps. Tout ce que Sharif avait dit était sensé. Ils désiraient qu’elle reste. Et elle, elle désirait cet
homme. Follement. Eperdument.
Britt souhaitait vivre une relation totale avec lui, et non une liaison basée exclusivement sur le sexe.
Or, la vie lui donnait une leçon très dure à accepter : le Cheikh Noir ne reculerait devant rien pour
atteindre son but. Il n’avait pas hésité à faire appel à son frère. Et il ne voulait pas d’elle en tant que
femme : il convoitait ses compétences, c’était tout. Et, accessoirement, son corps.
Immobile face au miroir de la salle de bains, elle tressaillit devant la tristesse infinie qui emplissait
ses yeux gris. Si elle voulait survivre, elle n’avait pas le choix : elle devait redevenir la Britt d’avant
sa rencontre avec Sharif, la femme insensible et déterminée axée uniquement sur son travail et la
sauvegarde du bien-être de ses sœurs.
Après s’être aspergé le visage d’eau froide, elle prit une serviette, s’essuya, puis carra les épaules. A
présent, elle devait retourner affronter l’homme qu’elle aimait plus qu’elle-même et décider si elle se
sentait capable de rester et de travailler avec lui.
Mais là non plus, elle n’avait pas le choix. Elle ne pouvait abandonner les gens travaillant pour
Skavanga Mining, ni ses sœurs.
Et peu importait si dans le processus, son cœur se changeait en pierre…
13.

Quand elle regagna la salle de conférences, Britt trouva Sharif en train de faire les cent pas d’un air
préoccupé. Avec qui partageait-il le poids des lourdes responsabilités qui reposaient sur ses épaules ?
se demanda-t-elle en l’observant, le cœur serré. Quand prenait-il le temps de se reposer ? Se rappelant
les moments partagés dans le désert, elle verrouilla son cœur.
— Il y a un problème, commença-t-il d’une voix sombre.
Elle serra les poings pour ne pas tendre la main vers lui. Car en dépit de sa colère, de son
ressentiment, elle brûlait de l’aider, de le réconforter, de lisser ce haut front soucieux.
— Un problème qui me contraint à modifier mes plans, poursuivit-il.
— A Kareshi ? devina Britt.
— Un fauteur de trouble appartenant à ma famille et banni depuis longtemps a profité de mon absence
pour revenir. Il essaie de rallier à sa cause les brutes qui demeurent encore dans le royaume. Il s’agit
d’un combat entre liberté et modernité d’une part, et le retour à l’obscurantisme d’autrefois,
lorsqu’une poignée de privilégiés exploitaient et dominaient tout le pays. Je dois rentrer. J’ai promis
à mon peuple qu’il ne serait jamais plus menacé par la tyrannie, et je tiendrai ma promesse.
Britt hocha la tête. Comparés au sort de tant de vies, ses petits problèmes personnels représentaient
bien peu de chose.
— Qu’est-ce que je peux faire ?
— Rester ici. J’ai besoin que tu me remplaces durant mon absence. Et que tu facilites la transition,
afin que personne ne s’inquiète inutilement. Les changements se révéleront positifs, il faut que tous le
comprennent. Le feras-tu pour moi, Britt ?
Sharif avait besoin d’elle. Skavanga aussi. Et même s’il la rejetait en tant que femme, elle ne lui ferait
néanmoins pas faux bond. Ni à ceux qui comptaient pour elle.
Le cœur battant à un rythme sauvage, Britt le regarda s’avancer vers elle. Mais quand il s’arrêta à un
mètre, elle lui en fut reconnaissante.
— Je voudrais savoir une chose, dit-elle en soutenant son regard de jais. Tu me le demandes pour toi,
ou pour le consortium ?
— Tu agiras pour toi-même et pour le peuple de Skavanga. Maintiens l’équilibre jusqu’à mon retour
et alors, nous entreprendrons un projet dont tu comprendras qu’il ne peut apporter que des bénéfices
à nos deux entreprises.
— Combien de temps seras-tu absent ?
Les mots avaient fusé avant qu’elle ait pu les retenir.
— Un mois au maximum. Je te le promets.
Un silence lourd de non-dits s’installa entre eux. Pesant, dense. Vibrant.
— En arrivant, j’ai vu de nombreux visages inconnus, dit-elle enfin. Tu voudras bien me présenter à
ces gens ?
Un long soupir s’exhala des lèvres sensuelles de Sharif.
— Merci, Britt. Ce sont des experts dignes de confiance, et j’espère que tu apprendras à les apprécier.
Ils se sont installés avec l’accord de tes avocats, et ton directeur financier les aide à…
— … faciliter la reprise de la compagnie de ma famille par le consortium, enchaîna-t-elle d’une voix
triste.
— Non. A faciliter la nécessaire intervention du consortium. Tout le monde en bénéficiera, crois-moi.
Je voudrais tant que tu le comprennes. Peux-tu me donner ton accord ferme ?
— Je reste, dit-elle avec calme. Evidemment.
Quelle ironie, songea-t-elle en voyant le beau visage de Sharif se détendre. Il se battait pour la garder
comme associée ! Toutefois, il avait raison : elle veillerait à ce que la transition s’opère en douceur.
Quant à sa vie privée, elle se sentait pour l’instant impuissante à gérer les émotions qui lui
étreignaient le cœur.
— Et que se passera-t-il, à ton retour ? demanda-t-elle d’un ton neutre.
— Tu pourras rester ou partir, à ton gré. Tu peux demeurer ici et travailler pour la compagnie, mais
tu pourrais aussi voyager, si tu en as envie. Et si cela t’intéresse, j’ai des fonctions à te proposer à
Kareshi ; dans lesquelles tu excellerais, j’en suis sûr.
Elle s’ordonna de ne pas donner de sens caché à ces paroles.
— Et lorsque Tyr reviendra à Skavanga ?
— Je ne suis pas certain que ton frère soit intéressé par les affaires. Il a agi pour sauver l’entreprise
familiale, mais à part ça…
Sharif souleva un dossier posé sur la table. Il en sortit une petite liasse de documents, qu’il lui tendit.
— J’ai fait préparer ce contrat pour toi.
— Avant de connaître ma réponse ?
Un frisson la parcourut. Puisque Sharif lisait en elle comme dans un livre ouvert, avait-il deviné les
sentiments qu’elle éprouvait à son égard ? Les traits indéchiffrables, il déboucha son stylo à plume.
— Tes avocats y ont jeté un coup d’œil, dit-il en ignorant sa question. Si tu veux voir leurs
commentaires, j’en ai fait imprimer une copie pour toi : la voici. Je te laisse étudier tout cela
tranquillement.
Lorsqu’il referma la porte sur lui, Britt parcourut les remarques de ses avocats. Puisque, à leurs yeux,
c’était la meilleure solution, ainsi soit-il ! De toute façon, ce n’était pas le moment de s’attarder sur
des considérations personnelles.
Après avoir pris une inspiration profonde, elle sortit de la pièce et demanda à la première personne
qu’elle rencontra de lui servir de témoin. Deux minutes plus tard, elle avait signé.
Britt regarda le portrait de ses ancêtres et leur adressa des excuses muettes. Skavanga Mining
n’appartenait plus à la famille. Désormais, elle faisait partie des employés, au même titre que les
autres.
* * *
Lorsque Sharif revint, il la regarda un long moment en silence, puis dit d’une voix douce :
— Tu n’as rien perdu en signant, Britt. Au contraire, tu ne peux qu’y gagner.
Cela restait à vérifier, songea-t-elle en se rappelant la façon dont il l’avait quittée au chalet, puis dans
le désert.
— Je t’ai laissé un message, à Kareshi, dit-il à brûle-pourpoint. Il t’est bien parvenu, n’est-ce pas ?
Elle secoua la tête en silence.
— Comment cela ? demanda-t-il en fronçant les sourcils. Les femmes ne te l’ont pas transmis ?
Britt se rappela alors, que celles-ci avaient tenté de lui parler, juste avant son départ. Mais elle était si
pressée, qu’elle n’avait pas voulu perdre une minute.
— Elles ont essayé de me dire quelque chose, c’est vrai, reconnut-elle.
— Mais tu ne les as pas écoutées… Tu aurais pourtant dû savoir que je ne négligeais jamais mes
responsabilités. Et que cette fois, je ne serais pas parti sans te donner un minimum d’explications.
Le regard indéchiffrable, il lui tendit la main.
— Bienvenue dans « notre » nouvelle entreprise, Britt.
Elle contempla sa main tendue avec appréhension. La perspective de toucher ces doigts qui avaient…
— Je vais dire à mes sœurs qu’elles peuvent cesser de s’inquiéter, dit-elle en se détournant.
— Elles sont déjà au courant.
Sidérée, elle fit volte-face.
— Tu leur as dit ?
— J’ai préféré les rassurer le plus vite possible.
— Tu penses à tout, n’est-ce pas ? fit-elle avec une grimace.
Elle plongea son regard dans celui de l’homme superbe qui avait été brièvement son amant, avant de
devenir son patron.
— Toujours, confirma-t-il.
Tout en s’efforçant de calmer les battements de son cœur, Britt se dirigea vers la porte.
— Ne pars pas comme ça, lui lança-t-il.
Elle se força à ne pas se retourner et continua d’avancer.
— Britt…
En quelques enjambées, il la rattrapa et lui prit le bras.
— Ecoute-moi, murmura-t-il tout contre son oreille.
— Je t’ai assez écouté comme ça, tu ne crois pas ? lâcha-t-elle d’un ton faussement désinvolte en se
dégageant.
— Tu ne comprends pas que tout ce que j’ai fait, je l’ai fait pour toi ? J’ai sauté dans mon jet et suis
revenu ici pour toi, pour sauver Skavanga Mining. Il ne s’agit pas que du consortium. Nous en
tirerons profit, c’est vrai, mais je voulais sauver ta compagnie, pour toi. Tu ne le vois pas ? Pourquoi
ai-je quitté mon pays alors que des troubles y fomentaient, d’après toi ?
— Je ne sais pas quoi penser. Tout est arrivé si vite… La seule chose que je sais, c’est que je ne te
comprends pas.
— Je crois, au contraire, que tu me comprends très bien.
Britt ferma un instant les yeux. Elle ne succomberait pas au charme ténébreux de Sharif. Elle ne
faiblirait pas. Pas maintenant.
— Il faut que j’aille retrouver mes sœurs.
— Non. Reste encore un peu ici avec moi, contra-t-il tranquillement.
Elle désirait trop sentir les bras de Sharif se refermer sur elle pour demeurer une seconde de
plus — elle ne se faisait pas assez confiance.
— Aurais-tu peur de rester seule avec moi, Britt ? demanda-t-il en lui soulevant le menton pour la
forcer à le regarder.
Seigneur, cet éclat qui brillait dans ces beaux yeux de velours… Une pensée lui traversa l’esprit :
Sharif aurait pu reprendre Skavanga Mining sans même lui proposer de collaborer ; pourquoi ne
l’avait-il pas fait ?
— Je t’ai posé une question, Britt.
Il lui caressa le visage avec une telle douceur qu’elle dut faire un effort surhumain pour ne pas
s’abandonner.
— Je n’ai pas peur de toi.
— Tant mieux, murmura-t-il. Car c’est bien le dernier de mes souhaits.
Britt craignait les sentiments qu’elle éprouvait pour lui. Et si Sharif continuait à la tenir ainsi…
— J’ai une idée, dit-il soudain en la lâchant.
— Ah… ?
— Que dirais-tu de travailler à Kareshi et à Skavanga ? N’aie pas l’air aussi choquée, Britt. Le monde
est petit, de nos jours.
— Ce n’est pas ça…
Britt se tut, le cœur battant la chamade. Soudain, elle doutait de tout : d’elle-même, de ses
compétences. Et surtout, elle se demandait si Sharif lui faisait cette proposition uniquement pour la
rassurer.
— J’ai toujours encouragé les gens à élargir leurs horizons, à tous les niveaux, poursuivit-il. J’aime
aider les talents à se développer, où qu’ils se trouvent, et j’aimerais que tu envisages d’utiliser tes
compétences en matière de communication à une plus large échelle. Jusqu’à présent, tu as dû te
concentrer uniquement sur Skavanga Mining, et tu as très bien rempli ton rôle. Promets-moi de
réfléchir à ma proposition pendant mon absence.
— Promis.
Il se dirigea vers la porte, posa la main sur la poignée.
— Dans un mois, j’enverrai le jet te chercher, dit-il en se retournant.
Cet homme somptueux était un chef d’Etat, se rappela Britt quand il eut disparu. Un guerrier du désert.
Et un amant. Rien d’autre. Rien de plus. Cependant, il lui faisait confiance et il comptait sur elle pour
veiller à ce que la transition se passe bien et à ce que personne n’en pâtisse.
Elle se secoua pour sortir de ses pensées stériles. Un mois ? Elle ferait bien de s’atteler tout de suite à
la tâche !
* * *
Installé à l’arrière de la limousine qui l’emmenait à l’aéroport, Sharif pensait à Britt. Il devait lui
laisser du temps. Il la reverrait bientôt. Dans un mois…
Ce mois à venir lui parut soudain une éternité. Il se consola en se disant qu’entre-temps, il aurait
apaisé les troubles qui agitaient son pays. Ensuite, Britt le rejoindrait à Kareshi. Car sans elle, sa vie
n’avait plus de sens. Il l’avait compris à bord de son jet, lors du voyage aller.
A quoi bon vivre, sinon pour aimer et être aimé ?

14.

De jour en jour, Britt vérifiait avec surprise que les changements se révélaient, en effet, extrêmement
positifs pour Skavanga Mining.
Les gens du consortium apportaient de nouvelles idées et un renouveau d’énergie, les forages avaient
déjà commencé, et même ses sœurs étaient rassurées de constater que tout le monde s’entendait bien
et que les experts non seulement investissaient de l’argent, mais consacraient par ailleurs beaucoup de
temps et d’attention à la préservation de l’environnement.
Lorsque Britt avait parlé à Leila et Eva de la proposition de Sharif, elles l’avaient aussitôt encouragée
à aller à Kareshi. Cependant, elle se serait volontiers passée de leurs commentaires…
— Allez, fit Eva avec un sourire moqueur, en la regardant préparer ses bagages. Maintenant qu’on l’a
vu, ne nous dis pas que tu n’es pas impatiente de le retrouver, ton beau cheikh du désert !
Impatiente ? Ce mois avait certes été riche en événements de toutes sortes, mais cela ne l’avait pas
empêchée de se languir de lui, chaque jour davantage…
— Sharif n’est pas « mon » cheikh, protesta-t-elle. Et je vous rappelle que je vais à Kareshi pour
affaires.
Ses sœurs échangèrent un regard entendu.
— D’où cette sublime nouvelle parure de lingerie, fit remarquer Leila en haussant un sourcil
malicieux et en désignant du menton sa valise ouverte.
* * *
L’appréhension serra l’estomac de Britt, tandis que la limousine ralentissait devant d’imposantes
portes à barreaux dorés dessinant d’élégants motifs compliqués. Les deux panneaux pivotèrent
lentement sur leurs gonds pour laisser passer le véhicule, qui s’avança vers une vaste cour pavée. Le
palais du Cheikh Noir appartenait au patrimoine mondial et faisait partie des châteaux médiévaux les
mieux restaurés, avait-elle appris au cours du vol. Fascinée, elle détailla l’architecture majestueuse
qui se dressait devant elle. En fait, il s’agissait plutôt d’une ville fortifiée protégée par d’épais
remparts.
Ayant suivi à distance l’évolution de la situation politique de Kareshi, Britt savait que l’ordre était
revenu dans le royaume ; de son côté, elle apportait à Sharif de bonnes nouvelles : à Skavanga, ils
étaient même en avance par rapport aux prévisions !
Avant l’atterrissage, elle s’était changée, choisissant une robe qui lui arrivait au genou et une veste
assortie, d’un beige sobre et discret. Cette tenue était loin de traduire l’ivresse insensée qui parcourait
ses veines, à laquelle se mêlait une bonne dose d’excitation. Pour se calmer, elle se répéta qu’il
s’agissait avant tout d’un voyage d’affaires.
Lorsqu’elle vit Sharif, toutes ses inquiétudes et angoisses s’envolèrent. Elle s’était préparée, avait
durci son cœur, tout en se demandant si Sharif porterait une longue tunique noire, semblable à celle
qu’il arborait dans le désert, ou l’un de ses somptueux costumes d’homme d’affaires, classique et
élégant. En fait de tunique noire ou de costume à la coupe raffinée, il portait un polo moulant, des
jodhpurs et des bottes d’équitation. Il souriait.
— Bienvenue au palais, Britt, dit-il en lui ouvrant la portière.
— Merci.
Sharif était si sexy qu’elle ne trouva rien d’autre à ajouter. Son esprit refusait de se concentrer sur la
raison officielle de sa venue à Kareshi. Son corps vacillait vers lui… Elle brûlait d’enfouir les doigts
dans ces épais cheveux noirs indisciplinés, de caresser la joue déjà couverte d’une ombre brune, cette
bouche ferme et sensuelle capable de…
Ressaisis-toi ! s’ordonna-t-elle, tandis que Sharif l’invitait à passer devant lui pour gravir les marches
de pierre.
Des gardes en tunique traditionnelle encadraient le haut portail. Avec leur turban écarlate, leur
cimeterre glissé sous une large ceinture noire, ils avaient fière allure. Elle déboucha dans un
immense hall pavé de marbre, aux murs percés de fenêtres géantes dont les vitraux projetaient une
lumière colorée dans l’espace. Le plafond, qui s’appuyait sur d’impressionnantes colonnes de pierre,
paraissait soutenir le ciel.
Deux serviteurs apparurent et vinrent s’incliner devant Sharif. Même en tenue d’équitation, il
dégageait un charisme et une autorité stupéfiants. Cet homme était un leader né, il exerçait son
pouvoir avec un naturel époustouflant. Quant à ses talents d’amant…
Britt se força à refouler les visions torrides qui déferlaient dans son esprit. Chaque fois qu’elle voyait
Sharif, elle découvrait un nouvel aspect de lui qu’elle ne pouvait s’empêcher d’admirer.
— Ça te plaît ? demanda-t-il en souriant.
Elle sursauta et rougit.
— C’est magnifique, répondit-elle avec sincérité.
Un parfum de cannelle flottait dans l’atmosphère, mêlé à d’autres senteurs exotiques.
— J’adore les monuments historiques, avoua-t-elle. Et ce palais est absolument fabuleux.
— Le corps principal de la citadelle a été construit au XII siècle.
Quand il lui exposa l’historique de la construction des lieux, Britt comprit qu’il jouait les guides avec
plaisir. Sharif était un excellent maître doublé d’un pédagogue hors pair, dans tous les domaines…
Sans cesser ses explications, il l’emmena dans des jardins d’où s’exhalaient des parfums délicieux.
— A Kareshi, nous avons toujours bénéficié des meilleurs architectes du monde, expliqua-t-il.
On aurait dit que cette ravissante cour avait été conçue pour l’amour. Tout y parlait de romance : les
mosaïques aux savants motifs couvrant le sol, le chant des oiseaux perchés dans les citronniers, le
chuchotement musical de l’eau jaillissant des gracieuses fontaines…
— Quelqu’un va te conduire à ta chambre, reprit Sharif en faisant soudain demi-tour.
Britt le suivit à regret : la visite était terminée et son hôte était sans doute impatient de la confier aux
soins de ses domestiques.
— Je vais te laisser te rafraîchir. Tu me rejoindras dans vingt minutes, poursuivit-il sans se retourner.
A moins que tu ne sois trop fatiguée par le voyage ?
— Je ne suis pas fatiguée du tout.
— Parfait. Choisis une tenue décontractée.
Un groupe de femmes, vêtues de tuniques aux teintes incroyables, surgit de nulle part et les salua avec
respect, avant de poursuivre son chemin en bavardant joyeusement.
Elle les suivit quelques instants du regard. Quand elle se retourna, Sharif avait disparu.
* * *
La femme âgée d’une soixantaine d’années qui venait de rejoindre Britt s’inclina devant elle.
— Je m’appelle Zenub, et Cheikh Sharif m’a confié l’honneur de veiller à votre bien-être. Suivez-
moi, je vais vous conduire à vos appartements.
Britt obtempéra. Quand Zenub ouvrit une large double-porte, elle regarda autour d’elle avec
émerveillement.
— Toutes ces pièces…, murmura-t-elle.
— Si vous avez besoin de quoi que ce soit, appelez-moi.
Elle regarda Zenub, surprise. Celle-ci sourit.
— Le palais est très ancien, mais notre cheikh est un homme très moderne : toutes les pièces sont
équipées de téléphones intérieurs.
La gouvernante s’avança vers une tenture richement brodée et souleva le lourd panneau, qui
dissimulait une porte.
— Vous trouverez là votre dressing et votre salle de bains.
Britt retint son souffle : la porte semblait en or massif, incrustée de pierres précieuses… Tout en lui
parlant des travaux de rénovation que Sharif avait fait effectuer, Zenub lui montra ensuite une cour
intérieure privée, au milieu de laquelle gazouillait une ravissante fontaine. Des orangers s’élevaient
sur tout le pourtour du patio, qui résonnait de chants d’oiseaux. Cet endroit invitait à la paresse, à la
méditation et au rêve.
— Vous trouverez des vêtements dans le dressing, dit Zenub. Ainsi que vos propres affaires, bien sûr.
A cet instant, une jeune femme apparut, chargée d’un énorme bouquet de fleurs qu’elle disposa avec
art dans un haut vase de verre aux reflets diaprés.
— Je vous en prie, n’hésitez pas à m’appeler si vous avez besoin de quelque chose, insista Zenub.
— Je n’hésiterai pas, merci. Et je vous remercie également de votre chaleureux accueil.
Une fois seule, Britt se mit à déambuler dans le luxueux salon en admirant le raffinement qui s’y
déployait jusque dans les moindres détails. Quant à la salle de bains, c’était un vrai paradis ! Elle
promena son regard sur les épaisses serviettes blanches disposées sur les rails chauffants, les produits
de luxe alignés sur les étagères de bois exotique… Dommage qu’elle n’ait pas le temps d’en profiter
à fond pour l’instant, songea-t-elle en se déshabillant.
Après avoir pris une douche rapide, elle se sécha et se noua les cheveux en queue-de-cheval, puis
passa un jean et un T-shirt de coton blanc, suivant ainsi les recommandations de Sharif. Des baskets
complétèrent sa tenue, ainsi qu’une légère couche de gloss et un soupçon d’eau de toilette.
A présent, elle était prête. A tout…
Mais elle n’était pas préparée à la vision de Sharif en T-shirt noir moulant son torse et ses bras
musclés à la perfection, avec un jean ajusté qui faisait ressortir ses hanches étroites et ses longues
jambes. Britt arrêta son regard sur le ceinturon de cuir et déglutit.
— Je vois que tu as suivi mes conseils, dit-il en promenant rapidement le regard sur son corps. On y
va ?
Après avoir traversé l’immense hall, ils franchirent le large portail. Britt s’arrêta net.
— Une… moto ? chuchota-t-elle en se tournant vers Sharif.
Il haussa un sourcil malicieux.
— Ne me dis pas que tu n’en avais encore jamais vu !
— Si, bien sûr. Mais…
— Viens !
Sharif s’arrêta devant le puissant engin, souleva la selle et sortit un casque, qu’il lui tendit.
— Merci, dit-elle avant de l’enfiler.
Il enfourcha son engin et le démarra, puis l’invita à grimper à son tour. Au bout d’une centaine de
mètres, Britt s’aperçut qu’un véhicule les suivait. Le Cheikh Noir était protégé, évidemment… Mais
peu lui importait : rouler ainsi avec Sharif, les seins pressés contre son dos, les bras lui enserrant la
taille, c’était fantastique ! Il conduisait avec une adresse inouïe, se faufilant parmi les nombreux
véhicules qui circulaient dans les rues animées de la capitale. Avec lui, Britt se sentait parfaitement en
sécurité — et terriblement excitée… Elle resserra les cuisses autour de la selle en cuir…
Quand Sharif se gara devant l’université, elle posa le pied sur le trottoir et fut prise d’un léger
vertige. Il rangeait déjà les casques avec son calme habituel. Heureusement qu’il possédait plus de
contrôle qu’elle…
Dans l’immense parc entretenu avec soin, il l’entraîna vers un muret de pierre et lui expliqua qu’il
désirait lui dire deux mots avant de la présenter aux étudiants.
— De quoi s’agit-il ?
— D’une certaine façon, nous en avons déjà parlé, commença-t-il en s’asseyant sur le muret.
Il lui fit signe de s’installer à côté de lui.
— Si tu es d’accord, j’aimerais que tu réfléchisses sérieusement à un projet d’échanges culturels entre
les étudiants de nos deux pays.
— C’est pour cela que tu m’as amenée ici ?
— Oui. Je veux te montrer à quoi pourraient servir les diamants de Skavanga.
Britt frémit d’excitation. Son horizon s’était toujours limité à Skavanga, mais Sharif lui offrait de
l’élargir. Cette perspective l’enchantait.
— Tu es la personne idéale pour un tel projet, poursuivit-il. Tu agiras en toute autonomie, même si tu
devras me tenir au courant, bien sûr.
— Bien sûr…
— Ne te moque pas.
Tout en plongeant le regard dans le sien, il tendit la main pour lui effleurer la joue. La caresse était
légère, presque imperceptible, mais suffit à la faire frissonner.
— Ta première tâche consistera à trouver des moyens de leur faire découvrir leurs cultures
réciproques.
Britt éclata de rire.
— Les branches de bouleau et les tentes dans le désert, par exemple ? Je suis sûre que les étudiants
seraient très intéressés…
— Britt !
— Excuse-moi. Ton idée est fabuleuse.
Apparemment, ce projet comptait beaucoup pour Sharif, et il avait choisi de le lui confier. Ce serait
peut-être la seule chose qu’ils partageraient désormais, mais de leur collaboration naîtrait un lien
puissant. Elle le pressentait, dans sa chair et dans son cœur.
— Tu devras revenir à Kareshi, dit-il en fronçant les sourcils.
— Bien sûr.
— Une fois que les changements seront bien intégrés à Skavanga et que la situation sera
complètement rétablie ici, je désire t’emmener découvrir nos universités et nos établissements
scolaires. Je veux te faire visiter aussi nos musées, nos galeries d’art, nos salles de concerts. Je veux
tout partager avec toi, Britt.
— Dans le cadre de la coopération entre nos deux pays ?
— Tout à fait. Nous détenons de véritables trésors, à Kareshi.
Elle contempla les yeux rieurs de Sharif et, l’espace d’un bref instant, elle crut y voir le reflet des
sentiments qu’elle éprouvait pour lui.
S’agissait-il d’une pure chimère ?…

15.

Tout en la regardant bavarder avec les étudiants, Sharif regretta de ne pas avoir eu davantage de
temps à accorder à Britt. Il aurait dû la couvrir de présents et lui dire ce qu’il ressentait pour elle.
Mais, comme elle, il se consacrait avant tout à son devoir.
Depuis leur première rencontre, ils avaient changé tous les deux. De son côté, le plus grand
changement était survenu au cours de ce mois de séparation. Lorsqu’il avait réalisé à quel point elle
lui manquait, il avait résolu qu’ils ne resteraient plus jamais séparés aussi longtemps.
L’avait-il déjà vue aussi détendue ? se demanda-t-il en la voyant rire à la plaisanterie d’un jeune
étudiant. Britt possédait vraiment le don de communiquer avec les gens, alors qu’elle passait la
majeure partie de son temps seule, enfermée dans son bureau.
Un peu plus tard, alors qu’ils déjeunaient au restaurant universitaire au milieu d’une foule d’étudiants
qui gravitaient autour d’elle, il fut presque jaloux ! Mais elle semblait si heureuse de discuter avec
chacun et de parler des futurs échanges, qu’il préféra se délecter en contemplant la nouvelle Britt qui
se dévoilait sous ses yeux.
Quand était-il tombé amoureux d’elle ? Sans doute dès le premier jour, sans même s’en rendre
compte. Le simple fait de la regarder lui réchauffait le cœur. Grâce à elle, il portait un regard
différent sur le monde. Britt Skavanga enrichissait son univers.
— Tu es prête à t’en aller ? lui chuchota-t-il discrètement.
— Pas vraiment, répondit-elle avec sa franchise habituelle. Il y a tant d’étudiants avec qui je n’ai pas
encore pu parler…
— Tu reviendras, promit-il. Souviens-toi que je t’ai confié la direction de ce projet : tu auras
l’occasion de les revoir, ne t’inquiète pas !
— Mais…
— Et moi ? l’interrompit-il en plongeant son regard dans le sien. Tu ne voudrais pas m’accorder un
peu d’attention en privé ?
Lorsque ses beaux yeux gris s’assombrirent, qu’elle entrouvrit ses lèvres pulpeuses, Sharif sentit sa
libido s’embraser. Bon sang, il ne pourrait jamais attendre qu’ils soient de retour au palais…
Dès qu’ils s’éloignèrent de l’université, il sema ses gardes du corps sans difficulté au guidon de sa
moto. Britt eut beau crier dans son dos, lui demander ce qu’il faisait, il ne prit pas la peine de lui
répondre jusqu’au moment où il se gara dans un parking désaffecté complètement désert.
— Tu veux vraiment savoir ce que je fais ? demanda-t-il alors en descendant de moto.
Il souleva Britt dans ses bras.
— Ce n’est pas un peu risqué, ici ? demanda-t-elle quand il lui appuya le dos contre un mur.
— Je croyais que le risque ne te faisait pas peur !
— Non, c’est vrai. Mais…
Britt n’acheva pas sa phrase. Sharif laissait glisser ses lèvres sur son cou, sa gorge… Dévorés par le
désir, ils se déshabillèrent l’un l’autre, les mains tremblantes. Et lorsqu’elle enroula ses jambes autour
de la taille de son amant en s’agrippant à son dos, elle poussa une longue plainte.
Aussitôt, il la pénétra, d’un coup de reins vigoureux et puissant. Puis ils restèrent immobiles et quand
elle vit Sharif fermer les yeux, Britt l’imita pour mieux le sentir en elle. Mais lorsqu’il referma les
mains sur ses fesses et entreprit un lent va-et-vient, qu’il plia les genoux pour mieux s’enfoncer, au
plus profond, elle laissa échapper un cri rauque.
Leur étreinte se fit de plus en plus passionnée, de plus en plus sauvage, tandis qu’une ivresse insensée
la dévastait. Et quand Sharif accéléra encore le rythme, elle se mit à gémir sans retenue.
Ils bougeaient à l’unisson, dans une harmonie parfaite. Ils ne faisaient plus qu’un. Ce fut la dernière
pensée qui lui traversa l’esprit.
Sharif aurait voulu hurler son plaisir. Crier au monde entier son amour pour cette femme qui
s’abandonnait dans ses bras, renonçant à toute pudeur — ce faisant, elle redoublait le plaisir qui le
consumait.
— Sharif…
— Britt…
Il devina qu’elle ne pouvait plus endiguer la marée qui la submergeait. Il sourit contre ses lèvres en
savourant la sensation de ses muscles intimes se resserrant autour de son sexe. A présent, il se livrait à
un va-et-vient infernal tandis que tous deux haletaient, criaient, gémissaient…
Jusqu’à ce que soudain, une vague immense les soulève, ensemble.
Fermant un instant les yeux, Sharif cria son prénom. Il ne s’agissait pas seulement d’une union
charnelle. La fusion était totale, corps et âme. Elle le liait à cette femme qu’il aimait, plus que tout au
monde, et pour toujours.
— Epouse-moi, dit-il d’une voix rauque. Et reste avec moi à Kareshi.
— Oui, murmura-t-elle en s’abandonnant contre lui.
Britt redressa brusquement la tête.
— Quoi ?
Puis elle se laissa glisser contre lui et reposa les pieds par terre.
— Reste avec moi, comme ma reine.
— Tu plaisantes ?
— Absolument pas, affirma-t-il en repoussant une mèche de cheveux de son beau front moite.
— Tu crois vraiment qu’un roi peut faire une demande en mariage à une femme avec qui il vient de
faire l’amour dans un parking désaffecté ?
— Je suis avant tout un homme qui vient de proposer le mariage à une femme. Peu importe l’endroit
où a lieu la demande.
Elle le regarda en ouvrant de grands yeux.
— Tu es sûr de ce que tu dis ?
— C’est la première fois que je demande à une femme de m’épouser, mais oui, j’en suis sûr : je
désire que tu deviennes ma femme, Britt. Mais tu as raison…
Après avoir posé un genou sur le béton poussiéreux, il réitéra sa demande.
— Mais… je… Comment allons-nous faire fonctionner ce mariage ? bafouilla-t-elle.
— Tu nous en crois vraiment incapables ? répliqua Sharif en haussant un sourcil.
— Je…
— Nous avons mon jet privé, et internet, aussi serons-nous toujours en contact, même lorsque tu
seras à Skavanga et moi à Kareshi. De toute façon, nous ne resterons jamais séparés longtemps,
crois-moi !
Cette fois, elle lui adressa un sourire espiègle.
— Pas mal, comme défi…
— Que tu es prête à relever, j’en suis certain.
— Oui.
— Le contraire m’aurait étonné, dit-il en se penchant pour l’embrasser.
— Toujours aussi sûr de toi, murmura-t-elle avant de lui offrir ses lèvres.
— Un cheikh se doit de l’être, non ?
Sharif écarta son visage du sien.
— Tu n’as toujours pas répondu à ma question, Britt. Acceptes-tu de devenir ma femme et de partager
ma vie ?
Après s’être interrompu un instant, il ajouta :
— Et acceptes-tu mon amour ?
— Je l’accepte de tout mon cœur, répondit-elle, les yeux brillants. Et moi aussi, je t’aime !
Elle avait crié les derniers mots si fort qu’une volée de grands oiseaux perchés sur un mur en ruine
prit son envol en battant des ailes.
Sharif prit sa fiancée dans ses bras et la serra contre lui avant de l’embrasser avec tendresse et
passion.
— Je t’aime plus que ma vie, chuchota-t-il. Et tu vas m’aider à faire de Kareshi un pays dont nous
serons fiers tous les deux.
Quand elle fronça les sourcils, Sharif devina la question qui lui brûlait les lèvres :
— Comment pourrais-je quitter Skavanga ?
— Je ne te demande pas de quitter ta ville, Britt, mais de m’épouser. Une fois que nous serons mariés,
tu jouiras d’une entière liberté. Si tu le désires, tu travailleras à mes côtés, en développant notamment
le programme d’échanges culturels. Ensuite, seulement lorsque tu seras prête, nous fonderons une
famille. En tout cas, tu pourras aller à Skavanga aussi souvent que tu le désireras et y rester aussi
longtemps que tu le voudras.
Il lui déposa un petit baiser sur le bout du nez avant d’ajouter :
— J’espère bien que tu m’inviteras à te rejoindre…
Pour toute réponse, elle leva la main et lui caressa les lèvres du bout des doigts.
— Nous trouverons un équilibre, je le sais, murmura-t-il. Et notre amour sortira vainqueur de toutes
les difficultés.
Ils se dirigèrent vers la moto, enlacés. Britt se sentait merveilleusement bien avec Sharif. En sécurité,
entière, épanouie. Grâce à son amour et à la confiance qu’il lui accordait, elle allait enfin pouvoir être
la femme qu’elle était vraiment destinée à être.

Epilogue

— Il manque quelqu’un, dit tristement Britt.


— Tyr, devina Leila.
Avec précaution, cette dernière souleva le long voile de mousseline de soie pour le fixer au diadème
étincelant qui allait couronner la tête de Britt.
— Sharif ne t’a rien dit ? demanda Eva en prenant l’épingle à cheveux glissée entre ses lèvres. Après
tout, Tyr est l’un des acteurs essentiels du processus, maintenant.
— Non, il ne m’a rien dit, soupira-t-elle en se tournant vers le miroir. Sharif partage tout avec moi,
sauf ça. Il m’a seulement dit que Tyr reviendrait quand il serait prêt. Il m’a dit aussi que nous ne
devions pas penser de mal de notre frère, qu’il accomplissait un travail formidable.
— En jouant les redresseurs de torts à travers le monde, compléta Eva.
— Tu sais qu’il a aidé Sharif à libérer son pays. Et j’ai confiance en Sharif, répliqua fermement Britt.
Tyr s’expliquera quand il jugera bon de le faire. Et comme Sharif lui a donné sa parole de ne rien
dire, il ne dira rien. Même pas à moi.
— Je suppose que nous devons nous contenter de cela, soupira Eva en reculant pour admirer son
œuvre. Je reconnais que ces diamants sont fabuleux. Et ce voile… Waouh !
— Tu as l’air envieuse, dis donc, fit Britt en notant le regard brillant de sa sœur.
— Ne sois pas ridicule ! riposta celle-ci avec hauteur. Il n’y a pas un seul homme au monde
susceptible de m’intéresser. Bon, si tu enfilais ta robe, qu’on voie un peu à quoi tu ressembles ?
Lorsque Leila l’eut aidée à passer la somptueuse robe de mariée, Eva murmura :
— Ça alors… Tu es drôlement féminine !
— Pour une fois ? C’est ça que tu veux dire, hein ? la taquina-t-elle.
— Ta robe te va à merveille, intervint Leila.
— Arrête un peu de bouger, Britt ! protesta Eva. Comment veux-tu que je fixe ce diadème si tu
continues à gigoter ?
Tout en obéissant à sa sœur, elle repensa aux six mois qui venaient de s’écouler. Elle avait lancé tant
de nouveaux programmes, fait tant de fois l’aller-retour Skavanga-Kareshi — et partagé tant de
moments merveilleux avec son futur époux ! Pour rien au monde elle n’aurait changé de vie, même si
celle-ci s’avérait parfois éreintante. Et lorsque le bébé viendrait au monde…
Doucement, elle caressa son ventre plat sous la soie immaculée. Elle continuerait à travailler jusqu’au
bout, à moins que Sharif ne la ligote à leur grand lit. Mais dans ce cas…
— Attention : un homme à l’horizon ! lança Leila en haussant les sourcils.
— Je m’en occupe, répliqua Eva.
Elle traversa la pièce à grands pas ; ses cheveux auburn flamboyaient autour de son visage.
— Que désirez-vous ? lança-t-elle de son habituel ton incisif.
Au bout de quelques secondes, n’entendant plus rien, Britt se retourna pour voir qui pouvait bien
avoir cloué le bec à sa rebelle de sœur. Cette dernière se tenait, coite, devant un inconnu somptueux
qui la dévorait du regard.
— Excusez-moi, mesdemoiselles, dit enfin ce dernier, mais mon ami Sharif m’a demandé de bien
vouloir porter ce présent à sa belle fiancée.
Lequel des deux baisserait les yeux en premier ? se demanda Britt en voyant la façon dont Eva et lui
se défiaient du regard.
— Merci infiniment, dit-elle.
Aussitôt, le visiteur reporta son attention sur elle.
— Je vous en prie, dit-il en venant s’incliner profondément devant elle. Comte Roman Quisvada, pour
vous servir.
— Enchantée de faire votre connaissance, Roman. Sharif m’a beaucoup parlé de vous. Je vous
présente ma plus jeune sœur, Leila. Et voici Eva.
Eva qui, bien sûr, redressait fièrement son petit menton en fixant tour à tour le comte et la porte d’un
air plus qu’explicite…
— Je vois que vous êtes occupées, dit le bel Italien.
Les yeux pétillant d’humour, il fixa Eva.
— J’espère vous revoir tout à l’heure.
Puis il fit volte-face et disparut dans le couloir.
— J’ai rêvé ou il me dévisageait quand il a dit ça ? demanda Eva après avoir refermé la porte.
Tiens, tiens… Ses pommettes s’étaient empourprées, constata Britt en réprimant un sourire.
— Ce n’est pas la peine de prendre ce ton agressif, remarqua Leila. Le comte est un homme superbe,
et très galant.
— Et quand il s’agit de faire plus étroite connaissance, la galanterie ne gâte rien, ajouta Britt, pince-
sans-rire, en soulevant le couvercle de l’écrin de velours.
— Waouh, murmura Leila.
Britt contempla le diamant bleu transparent qui étincelait de mille feux, suspendu à une chaîne de
platine finement ouvragée. Puis elle saisit la petite carte blanche glissée à côté, tandis que ses sœurs la
lisaient avec elle par-dessus son épaule :
« C’est le premier diamant de Skavanga à avoir été poli. J’espère qu’il te plaira. Il est sans défaut,
comme toi.
Sharif »
— Cela prouve qu’il ne te connaît pas si bien que ça, laissa tomber Eva d’un ton moqueur.
Mais aussitôt, elle éclata de rire, de concert avec ses sœurs.
* * *
Lorsqu’elle descendit les marches revêtues d’un tapis rouge et s’avança vers lui, toute l’assemblée se
fondit dans une sorte de brouillard : Sharif ne voyait plus que Britt, la merveilleuse Britt, qui allait
devenir sa femme.
— Tu es ravissante, murmura-t-il lorsque ses deux sœurs s’éloignèrent.
Il dut faire un effort pour se concentrer sur les paroles du célébrant et les répéter. Il brûlait de prendre
Britt dans ses bras. Quand enfin, il l’enlaça et l’attira vers lui, elle lui murmura qu’elle aussi attendait
cet instant depuis le début de la cérémonie.
Sharif en longue tunique de soie noire, avec son parfum de bois de santal… Britt crut exploser de joie
en se répétant que cet homme somptueux était maintenant son mari. Dans le même temps, un désir à
peine contrôlable l’envahit. Comment allait-elle supporter de participer à toutes les festivités avec ce
feu qui chantait dans son sang, dans sa chair, dans son sexe ?
Le décor était d’une somptuosité inouïe. Des bougies éclairaient la vaste salle, diffusant leur lumière
dorée sur les gobelets et les assiettes, faisant briller de mille feux les hauts verres de cristal. La
nourriture était exquise, les mets les plus raffinés ayant été préparés par les meilleurs chefs, mais
Britt n’attendait que le moment de se retrouver seule avec son époux.
Soudain, Sharif reposa son verre et se leva.
— Mesdames et Messieurs, chers amis, commença-t-il de sa belle voix de baryton. Pardonnez-moi
d’interrompre un instant ce festin : la nuit ne fait que commencer et je vous souhaite d’en profiter
pleinement, jusqu’à l’aube. Mais je tenais à vous remercier chaleureusement d’être venus célébrer
avec nous cet heureux jour.
Il se tut un instant et sourit à l’assemblée.
— A présent, je vous demande de bien vouloir nous excuser…
Britt le regarda sans comprendre. Sharif siffla, avant de tendre la main vers elle. Son étalon noir
apparut soudain au fond de l’immense salle de réception et galopa vers son maître. Il pila devant lui
en inclinant sa tête. Pour un coup de théâtre, c’était un coup de théâtre !
Les invités contemplaient la scène avec stupeur. Sharif la souleva dans ses bras et la hissa en selle,
avant de s’installer derrière elle en la tenant serrée contre lui. Il fit se cabrer l’étalon, dont la crinière
brillait à la lueur des bougies comme un flot de diamants noirs, tandis que ses sabots sombres se
dressaient impérieusement en l’air…
Dès que ceux-ci retouchèrent le sol, Sharif lança un ordre à sa fougueuse monture, qui s’élança au
galop et franchit les larges portes latérales donnant sur les jardins, avant de s’enfoncer dans la nuit
éclairée par des milliers d’étoiles.
Parcourue par un frisson délicieux, Britt y vit le symbole de sa vie à venir. Elle partait pour
l’inconnu, où mille surprises l’attendaient, dans l’amour partagé avec l’homme merveilleux qui la
tenait en sécurité dans ses bras.

Fin………… Vol. 1

* * *

Vol. 2 – N° 3613

* Les diamants de Skavanga *
- 2 -
Le plus précieux des diamants

Britt, Eva, Leila et Tyr… Pour sauver l’entreprise familiale, les héritiers Skavanga devront-ils choisir
entre amour et devoir ?
Etre surprise par le comte Roman Quisvada, dans sa piscine, après s'être introduite illégalement chez
lui, ne faisait pas partie du plan d’Eva. Ce qu’elle voulait, c’était discuter de la gestion de la mine de
diamants qu’il vient de racheter à sa famille. Et, puisqu’il refusait de prendre ses appels, elle n’a pas
hésité à traverser toute l’Europe jusqu’à cette île italienne où il possède une somptueuse villa. Mais,
lorsqu’elle a vu qu’il était absent, Eva, étouffée par la chaleur du voyage, n’a pas résisté à la tentation
de se rafraîchir dans la piscine. Une impulsion folle qu’elle regrette amèrement. Car, sous le regard
brûlant de cet homme magnétique et puissant – et uniquement vêtue de ses sous-vêtements –, elle n’est
plus aussi sûre que ce voyage soit une bonne idée...
**************

Le plus précieux des diamants
1.

— Au fond, que savons-nous de ce comte ?


Eva se tourna tour à tour vers Britt, sa sœur aînée, et Leila, la benjamine des trois qui la regardait en
silence, les joues roses de confusion.
— Allez ! Remuez-vous un peu ! reprit-elle en se levant. J’ai besoin de réponses. Toi, Britt,
maintenant que tu es mariée avec le cheikh Sharif, l’un des directeurs du consortium, je comprends
que tu ne veuilles pas te compromettre en donnant ton avis. Mais toi, Leila ?
Elle foudroya sa sœur du regard.
— Tu devrais avoir honte, poursuivit Eva. Tu ne vois pas que, si nous les laissons faire, ces gens vont
bousiller l’environnement ? Et ne me dis pas que j’exagère, s’il te plaît. Parce que c’est vraiment ce
qui va se passer si nous ne mettons pas le holà.
A présent, Leila avait les pommettes franchement écarlates, mais elle resta silencieuse.
— Il est hors de question que je les regarde faire sans rien dire, continua Eva en redressant le menton.
Au moment où Britt allait s’interposer, elle leva la main pour l’arrêter.
— Non ! Je sais ce que tu vas dire, alors laisse-moi continuer, s’il te plaît. Ce n’est pas parce que
notre compagnie nous a été volée par trois types sans scrupules…
— Ça suffit ! l’interrompit Leila avec une vigueur inhabituelle. Aurais-tu oublié que Britt est mariée
avec Sharif ?
Leur aînée se contenta de hausser les épaules.
— Vous êtes absolument nulles, toutes les deux ! explosa Eva en voyant ses sœurs boire
tranquillement leur café.
Elle s’empara du journal posé sur la table et parcourut l’article relatant l’histoire récente de la mine
de Skavanga, fondée par leur arrière-grand-père et récemment rachetée par un trinôme d’hommes
d’affaires. Dont Roman Quisvada, devenu son ennemi juré dès leur première rencontre, le jour du
mariage de Britt, lorsque son arrogance, son charisme et sa somptueuse beauté virile l’avaient réduite
au silence. Or Eva détestait tomber sur plus fort qu’elle…
— Le comte Roman Quisvada ! s’esclaffa-t-elle avec dédain. Quel nom ridicule !
— Roman est italien, répliqua posément Britt. Et son titre de noblesse est authentique. Il…
— Lui, comte ? Mon œil ! coupa-t-elle. Il pourra plutôt compter les grévistes et contestataires que je
vais rassembler devant la mine. Ça l’occupera.
— D’après ce que je sais, il a beaucoup de caractère, laissa tomber son aînée en regardant Leila.
— Lorsque je l’ai fichu à la porte le jour de ton mariage, quand nous t’aidions à t’habiller, il n’avait
pas l’air si redoutable, que je sache !
— En tout cas, tu peux cesser de caresser l’idée de le revoir, affirma Leila. Parce que tu l’as fichu
dehors, comme tu dis, avec un tel manque de savoir-vivre qu’il ne doit pas mourir d’envie de te
croiser de nouveau.
— Sur le moment, nous avons cru remarquer qu’il te faisait une impression très vive, non ? ajouta
Britt. Mais, si ce n’est pas le cas, à quoi bon parler de lui ?
Eva éclata d’un rire hautain.
— Je ne supporte pas d’être bousculée, c’est tout.
— Nous avons besoin de l’argent, du consortium, sœurette, insista Britt sans se départir de son calme.
Par conséquent, nous ne pouvons pas nous passer de Roman, ni nous permettre de le contrarier. Sans
les fonds colossaux que Sharif, Raffa et lui ont investis, la mine aurait fait faillite et, à l’heure qu’il
est, des centaines de personnes seraient au chômage. C’est ça que tu veux ?
— Bien sûr que non ! protesta Eva. Mais il y a forcément une autre façon de procéder : plus lente, plus
prudente. J’ai cherché à le voir pour lui parler de mes inquiétudes à propos du rythme excessif des
forages et il n’a jamais accepté de me recevoir !
— Pour lui parler ou pour imposer ta loi ? demanda Britt.
— Il faut bien que quelqu’un lui dise la vérité en face, riposta-t-elle. En plus, je parle italien : il n’a
aucune raison de me refuser un rendez-vous.
— Je crois que Roman parle six langues, dit sa grande sœur.
— Et alors ? Bon, puisque vous refusez de prendre position, je sais ce qu’il me reste à faire.
— Bien sûr…, murmura Britt, ironique.
— Quelqu’un reveut du café ? intervint Leila.
Comme toujours, leur cadette jouait son rôle de conciliatrice. Mais Eva n’en avait pas encore
terminé :
— Regardez ça, dit-elle en posant à plat le journal sur la table.
Une photo de Roman Quisvada s’étalait en première page, surmontée d’un gros titre en caractères
gras :
« SKAVANGA SAUVÉE IN EXTREMIS PAR LE COMTE ITALIEN ».

— On dirait qu’il nous a évité la catastrophe à lui tout seul ! laissa-t-elle tomber avec mépris.
— C’est en effet ce qu’il a fait, répliqua Britt. Avec Sharif et Raffa, il a sauvé Skavanga. Et si tu ne le
comprends pas…
— L’imbécile qui a rédigé cet article ne te mentionne même pas, l’interrompit Eva. Alors que tu es
supposée diriger la compagnie.
— Mais c’est bien le cas : je la dirige. Et, si la journaliste parle surtout de Roman, c’est uniquement
parce qu’il est venu sur place, pour voir où en étaient les…
— Et il n’avait pas le temps de me voir ?
— Il était très occupé. Notamment avec moi, répondit Britt.
— Oui, appuya Leila. Et il n’avait pas de temps à perdre.
— Merci, fit Eva d’un ton vif. Parce que, avec moi, il aurait forcément perdu son temps, évidemment !
Elle baissa un instant les yeux sur la photo de l’Italien.
— Et cette journaliste à la noix ne parle pas une seule fois de nous. Elle se concentre uniquement sur
l’arrogant comte Roman Quisvada.
— Peut-être parce qu’elle l’a rencontré, avança Leila.
— Et a couché avec lui, rétorqua Eva. De toute façon, je m’en fiche. Pour un type pareil, les femmes
se valent toutes !
Britt murmura quelque chose qu’elle ne comprit pas.
— Pardon ?
— Je n’ai rien dit, fit sa sœur en haussant les sourcils d’un air faussement innocent.
Leila affichait elle aussi un air candide. Comme d’habitude, ses sœurs se liguaient contre elle…
— Ce type est dangereux, croyez-moi, reprit-elle en repoussant le journal.
— Leila et moi sommes capables de nous faire notre propre opinion.
— Ce gel sur les cheveux, ces fringues de…
— Non, il ne met pas de gel, l’interrompit fermement Britt. Je l’aurais remarqué. Et, étant donné que
Sharif a une confiance aveugle en lui, je lui accorde la mienne sans hésitation.
— Eh bien, moi, je suis impatiente de me retrouver face à ce comte de pacotille !
— Il semble clair qu’il partage ton impatience, railla Britt.
Puis elle plissa les yeux et poursuivit :
— Mais avant que tu n’ailles… t’expliquer avec Roman, permets-moi de te rappeler que, sans son
argent et celui de ses deux partenaires, notre compagnie et la ville…
— Je n’ai rien oublié ! la coupa Eva. Mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi il n’est pas resté
plus longtemps pour surveiller le processus. Oh si, j’oubliais quelque chose, tu as raison : sa
seigneurie préfère se prélasser sur son île privée…
— Roman est parti là-bas pour assister au mariage de son cousin, précisa Britt.
— Je ne vois pas en quoi cela l’empêchait de me voir avant de partir ! S’il s’était expliqué clairement,
j’aurais pu comprendre ce qui se passe à la mine.
— Peut-être que tu l’aurais compris si tu avais regardé autour de toi au lieu de t’agiter, répliqua sa
sœur d’une voix douce. Je sais que tu es sincèrement inquiète, Eva, que tu redoutes les conséquences
des forages sur l’environnement, mais tu ne pouvais quand même pas espérer que Roman laisse tout
tomber pour te rencontrer ! C’est un homme très occupé, je t’assure. Et des sommes colossales sont
en jeu. En outre, il…
— Oui, je sais, l’interrompit-elle en secouant la tête. On en revient toujours à l’argent.
— C’est inévitable, malheureusement. Nous ne pouvons pas envisager de voir les employés perdre
leur travail.
— Je le sais parfaitement, Britt ! Mais je me soucie également de la Terre. Je dois en parler avec ce
maudit Italien !
— Rien ne t’empêche de persévérer, déclara son aînée. On ne sait jamais, tu pourrais même t’entendre
avec lui quand tu le reverras…
— Ça m’étonnerait !
— Tu n’en sais rien, fit remarquer Leila.
Britt se leva et lui posa sa main sur l’épaule.
— Ne fais pas un drame de tout et de rien, dit celle-ci en l’attirant dans ses bras. Personne ne peut
sauver le monde tout seul. Pas même toi.
— Peut-être, mais je peux essayer. Alors je ne vais pas m’en priver, murmura-t-elle en appuyant son
visage contre l’épaule de sa grande sœur.
— Que comptes-tu faire ? On peut en parler d’abord ?
Eva se dégagea et recula d’un pas.
— Non, je ne crois pas. Je vais aller préparer mon sac, ajouta-t-elle avec fermeté.
* * *
Roman ne prenait jamais le risque de perdre le contrôle. Aussi ne buvait-il pas. Il avait donc profité
du moment où l’on servait le champagne pour s’éclipser, juste après la cérémonie officielle. De toute
façon, tout le monde irait bientôt se préparer pour la grande réception du soir.
Sur le sentier longeant la falaise, il s’arrêta au même endroit que d’habitude. C’était là que, le jour de
son quatorzième anniversaire, il avait songé à jeter à la mer la chaîne en or qu’il portait au cou.
Ensuite, dans toute la bouillonnante ardeur de sa jeunesse, il aurait peut-être suivi le même chemin…
Dieu merci, sa force de caractère l’avait sauvé et lui avait permis de résister à l’impulsion de sauter
dans le vide qui l’avait un instant traversé.
La chaleur avait encore augmenté, songea-t-il en ôtant sa veste. Après avoir déboutonné son col de
chemise, il posa la main sur la chaîne en or. Sa mère adoptive la lui avait donnée pour son
anniversaire ; ce même jour où elle lui avait expliqué d’une voix mal assurée que sa vraie mère était
morte et qu’avant de mourir elle avait légué cet unique trésor à son fils.
Pour la première fois, il avait entendu parler d’une vraie mère. Qu’était la femme assise en face de
lui, alors ?… Roman se souvenait encore du choc ressenti, de la souffrance atroce. Découvrir que son
père n’était pas son père et que la femme qu’il adorait n’était pas sa mère avait changé sa vie. Son
père adoptif avait été furieux d’apprendre que Roman connaissait la vérité sur sa naissance, mais le
mal était fait. Lorsqu’il avait exprimé sa crainte de le voir s’effondrer, sa mère adoptive s’était
insurgée, certaine de la force de caractère de Roman : pour elle, il était son fils autant que celui de sa
mère naturelle, et elle le connaissait bien.
Durant un long moment, il s’était tenu là, au bord de la falaise, en proie au tumulte des passions
adolescentes, puis il était rentré en trombe et avait demandé à ses parents adoptifs de lui dire toute la
vérité. Roman avait alors appris que son géniteur, un comte, était un ivrogne et un joueur, qui avait
vendu son fils à un riche couple sans enfants pour payer ses dettes de jeu.
— Tu n’es pas de mon sang, par conséquent tu n’hériteras pas de l’entreprise familiale, lui avait alors
dit l’homme qu’il avait si longtemps pris pour son père. C’est ton cousin Matteo qui prendra ma
relève.
A ce moment-là, Roman était bien trop secoué par les révélations sur son ascendance réelle pour se
soucier de ce genre de détail…
— Mais si tu étais mon vrai fils, je ne t’aimerais pas davantage. Tu hériteras de mon île privée et de
tous mes biens, Roman.
A cet instant, il avait réalisé avec quelle facilité il pouvait se fermer à ses émotions. Il se fichait
complètement de posséder une île et un superbe palazzo. Une seule chose lui importait : sa vie avait
reposé jusque-là sur un mensonge.
A partir de ce jour, il avait changé. Sa mère adoptive lui reprochait de devenir distant, inaccessible,
pendant que son père adoptif rageait de voir sa femme anéantie par le traitement que son fils chéri lui
infligeait.
Aujourd’hui encore, Roman se sentait coupable de son comportement d’alors. Il demeurait hanté par
l’idée qu’il avait pu hâter le processus de la maladie qui avait emporté sa mère adoptive. Il ne le
saurait jamais, mais parfois il entendait encore sa voix douce lui répéter que sa mère biologique
n’avait pas eu le choix — en ce temps-là, dans ces classes sociales, les femmes étaient forcées d’obéir
à leur mari.
Désormais, il considérait ces deux femmes, sa vraie mère et l’adoptive, comme deux sœurs veillant
en secret sur lui depuis un monde parallèle. Et son seul désir était de les rendre heureuses et fières de
lui.
Un signal sonore le fit sursauter et chassa ses sombres pensées. Après avoir sorti son portable de sa
poche, puis appuyé sur une touche, Roman contempla l’écran avec colère.
Par le sentier, il lui faudrait une demi-heure pour regagner le palazzo. Mais, en prenant le raccourci,
à peine quinze minutes…

2.

Eva s’arrêta un instant et s’assit sur une grosse pierre plate pour reprendre son souffle. Une
magnifique bâtisse s’élevait devant elle, dominant la falaise : le palazzo du comte Roman Quisvada,
étincelant de blancheur…
Encore essoufflée, elle s’abrita les yeux de la main. Le sentier côtier était fichtrement raide, mais il
offrait une vue splendide sur la mer. Cependant, en dépit de la beauté l’entourant de toutes parts, elle
souffrait de plus en plus de la chaleur — ce qui l’empêchait de se concentrer sur son objectif.
Elle repensa à la discussion qui s’était terminée en affrontement avec Britt. Elle avait conseillé
vertement à sa sœur de se mêler de ses affaires, alors qu’au fond celle-ci s’inquiétait pour elle.
Depuis, Eva se reprochait son attitude : pourquoi fallait-il toujours qu’elle s’emporte et dise des
choses désagréables, avant de passer son temps à le regretter ?
Après ce lamentable épisode, elle était partie sans même s’excuser, ni prendre le temps de songer à la
différence de climat entre les deux pays… Résultat : elle transpirait à grosses gouttes sous son T-shirt
thermique.
Elle avait pris le premier vol en partance pour l’Italie et, de là, un ferry assurant la liaison entre le
continent et l’île privée du comte. Le bateau était bourré à craquer d’invités en liesse se rendant au
mariage ; à les entendre, il s’agissait de l’événement du siècle. Lasse de leurs bavardages, Eva s’était
retrouvée à jouer aux fléchettes avec un groupe d’hommes plus âgés, qu’elle avait battus à plate
couture. Et quand ils l’avaient félicitée en lui tapant sur l’épaule comme si elle faisait partie des leurs,
elle avait rosi de fierté et de plaisir.
A présent, elle devait être rouge comme une écrevisse tant elle mourait de chaleur…
Eva se leva de son siège improvisé, frotta l’arrière de son pantalon et reprit bravement son ascension.
Plus elle se rapprochait du palazzo, plus vite battait son cœur. Elle n’avait en général peur de rien ni
de personne, mais devait admettre que Roman Quisvada l’effrayait un tout petit peu. Elle n’avait
jamais rencontré d’homme comme lui.
Au mariage de Britt, quand il l’avait dominée de toute sa hauteur, ses yeux sombres brillant d’un éclat
farouche, elle avait frémi au plus profond d’elle-même. Plus âgé qu’elle, l’Italien avait quelque chose
d’un empereur romain dans sa posture virile et déterminée. Quant à sa bouche au dessin parfait,
pleine, sensuelle, incroyablement expressive, Eva n’avait pu s’empêcher de l’admirer. Le comte
Quisvada avait par ailleurs des cheveux incroyables : longs, épais, noirs. Et l’ombre brune qui
couvrait ses mâchoires renforçait son air ténébreux. Toutefois, c’était surtout la lueur qui couvait au
fond de son regard sombre qui l’avait intriguée. Une lueur mystérieuse et tourmentée qui y vibrait
sans doute depuis longtemps.
Elle s’avança sur le chemin pierreux en redressant les épaules. Cet homme était puissant, certes, mais
elle était déterminée. Aussi avait-elle une chance de réussir à le persuader de ralentir le rythme des
forages, d’autant qu’elle avait toujours aimé le défi et le risque. Cette entreprise était tout à fait dans
ses cordes. Non seulement cela lui ferait du bien de s’éloigner de Skavanga et du cercle polaire, et
d’élargir son horizon, mais elle avait là une opportunité en or de prouver son attachement à la ville
fondée par ses aïeux et qui portait son nom de famille.
Rajustant la position de son sac à dos, Eva poursuivit son ascension. Elle ne pouvait toutefois ignorer
le tressaillement qui lui parcourait la poitrine. Pourquoi s’inquiéter ? Le comte Quisvada n’était
vraiment pas son type !
D’ailleurs, aucun homme n’était son type…
Elle s’arrêta de nouveau et passa la main sur son front moite. Dès son arrivée à l’aéroport, elle avait
ôté sa parka et l’avait fixée sur son sac. Cependant, avec son jean, ses bottes et son T-shirt conçu pour
le grand froid, elle suait à grosses gouttes. Elle aurait dû mettre un short et un haut léger, et se passer
une bonne couche d’écran solaire sur le visage. Intérieurement, elle maudissait l’homme d’affaires
italien : s’il s’était montré plus accessible, elle n’aurait pas eu besoin de venir le retrouver sur son île
perdue.
Etait-ce bien la seule motivation qui l’avait poussée à quitter Skavanga ? se demanda-t-elle soudain en
creusant les reins pour se détendre le dos. D’après son allure virile et follement sexy, le comte Roman
Quisvada devait être un amant fabuleux…
Eva se remit en route d’un pas énergique. Si elle n’était pas complètement ignorante des choses du
sexe, elle ne possédait pas non plus une grande expérience. A vrai dire, les quelques tentatives
effectuées dans ce domaine ne lui avaient pas donné envie de poursuivre. Quoi qu’elle fasse, son
attitude rebutait les hommes, de toute façon. Si elle n’y prenait garde, elle deviendrait trop âgée avant
d’avoir pu explorer sa sexualité ! Elle s’était toujours répété que cela n’avait pas d’importance ;
jusqu’au jour où elle avait rencontré Roman Quisvada…
Après avoir posé son sac par terre, Eva se pencha en avant et referma les mains sur ses genoux pour
contrôler son souffle. Puis elle se redressa et évalua les grilles qui entouraient le palazzo. Elles
étaient hautes, mais pas infranchissables. Au terminal du ferry, situé à l’extrémité du village, on lui
avait dit qu’il n’y aurait personne dans les lieux, à cause du grand mariage. « Parfait ! s’était-elle dit.
Ainsi, je pourrai faire tranquillement le tour des lieux avant le retour du ténébreux propriétaire. »
Elle repassa les courroies de son sac sur ses épaules, puis entreprit l’escalade des ferronneries
ouvragées.
* * *
Une fois dans la propriété, Eva repéra vite quelques caméras de surveillance. Aucune alarme ne se
déclencha. Elle avait entendu raconter que des tas de gens installaient de tels dispositifs de sécurité
sans les activer, comptant sur leur fonction dissuasive.
Elle s’engagea dans la large allée bordée de cyprès vert foncé. Ravie de pouvoir profiter de leur
ombre, elle s’avança en écoutant le gravier crisser sous ses pieds. Le palazzo se découpait sur le ciel
bleu étincelant, semblable à un château mystérieux surgi d’un conte de fées. Des bougainvillées
mauves grimpaient sur les murs, couraient avec exubérance et nonchalance autour des fenêtres,
couronnaient le haut de l’impressionnant portail, conférant une touche de romantisme à l’architecture
raffinée du majestueux bâtiment.
A Skavanga, il faisait souvent gris ; ici, Eva était assaillie par les couleurs et les parfums, qui
semblaient agir sur ses nerfs en faisant naître des myriades de sensations inconnues en elle.
Les jardins aussi étaient somptueux. Elle y découvrit un nouveau jaillissement multicolore, des teintes
déployées par une variété extraordinaire de plantes et de fleurs. Combien de gens travaillaient-ils au
service du comte Quisvada ? se demanda-t-elle en admirant les vastes pelouses soigneusement
entretenues. Surtout que le troublant Italien possédait sans doute d’autres résidences tout aussi
luxueuses un peu partout dans le monde…
Arrivée devant le portail d’entrée, elle souleva le lourd heurtoir de bronze, qui retomba sur le
panneau de bois avec un bruit qui la fit frissonner. Puis plus rien…
La main en visière, Eva se rapprocha d’une fenêtre pour regarder à l’intérieur. Apparemment, les
villageois qui l’avaient renseignée n’avaient pas exagéré en affirmant que tout le monde serait au
mariage : le palazzo paraissait bel et bien désert. Peut-être y aurait-il quelqu’un à l’arrière des
bâtiments, songea-t-elle en longeant la façade.
Là non plus, elle ne trouva âme qui vive, mais découvrit une piscine fabuleuse.
— Hé ho ? Il y a quelqu’un ?
Seul le chant des cigales lui répondit. Eva contempla alors avec envie l’eau limpide qui miroitait au
soleil. Un petit plongeon ne dérangerait personne, si ?…
Après un court instant de réflexion, elle laissa tomber son sac à dos sur les pavés rutilants entourant
le bassin. Elle se déshabilla en gardant ses sous-vêtements et s’avança jusqu’au bord avant de plonger
la tête la première.
La sensation fut incroyable… Indescriptible…
Après avoir effectué une longueur de bassin sous l’eau, Eva remonta à la surface et fit la planche.
— Qu’est-ce que vous faites chez moi ?
Seigneur ! La voix grave avait surgi de nulle part… Eva regagna le bord de la piscine en catastrophe,
puis pressa le buste contre le rebord du bassin en tremblant de la tête aux pieds : elle était quasiment
nue !
— Eva Skavanga ! reprit la voix irritée et terriblement mâle de Roman Quisvada.
Debout au bord du bassin, il la dominait de toute sa hauteur. Elle se força à redresser la tête avec le
peu de dignité qu’il lui restait. Sa bouche s’assécha aussitôt…
La chemise de l’Italien était ouverte jusqu’à la taille, découvrant son torse impeccablement musclé.
Son propre corps réagit aussitôt : ses mamelons durcirent et un pouls embarrassant se mit à battre
entre ses jambes. L’eau qu’elle avait trouvée si fraîche faisait maintenant courir toutes sortes de
frissons sur sa peau. Le soleil lui tombait sur les épaules en une chaude caresse, et le comte Quisvada
était encore plus beau que dans son souvenir.
Il laissa tomber la veste qu’il tenait sur son épaule. Eva nota que son pantalon moulait ses hanches
étroites et ses cuisses musclées. Il était très grand, bronzé, charismatique. Viril… et fou de rage ! Eva
voyait presque la colère exsuder de sa formidable silhouette. Comment aurait-elle pu lui en vouloir ?
Après l’avoir quasiment harcelé, elle était entrée dans sa propriété par effraction, avant de piquer une
tête dans sa piscine.
Cette fois, elle aurait du mal à se justifier…
* * *
Eva Skavanga ! Grâce à l’alarme connectée à son téléphone, Roman avait aussitôt été averti que
quelqu’un s’était introduit chez lui. Les caméras avaient montré une vague silhouette de femme
grimpant aux grilles comme un singe, mais pas un instant il n’avait songé qu’il puisse s’agir d’une
connaissance — et encore moins de la sœur de Britt Skavanga.
— Sortez immédiatement de ma piscine !
Bien déterminé à la punir, Roman se positionna entre le bassin et les serviettes préparées pour lui sur
un petit meuble en teck.
— Vous pouvez me passer une serviette, s’il vous plaît ?
Il haussa un sourcil narquois. Ainsi, elle le prenait pour son larbin, en plus !
— J’ai dit : sortez !
Elle se contenta de le regarder en écarquillant les yeux.
— J’avais bien entendu. Mais je ne peux…
— Qu’est-ce que vous ne pouvez pas faire ? Bouger ? M’affronter ? Trouver une excuse justifiant
votre présence chez moi ?
Elle sembla hésiter, lui jeta un regard de défi puis, après avoir posé ses mains fines sur le rebord de
la piscine, elle se hissa avec grâce hors de l’eau. Ebloui, Roman eut la vision de longs cheveux
répandus sur des épaules de porcelaine, d’une poitrine haut perchée, de longues longues jambes…
La jeune femme le regarda en silence pendant quelques instants et tenta de le contourner pour aller
prendre une serviette. Aussitôt, Roman retrouva ses esprits et lui barra le chemin. Ce n’était pas un
mirage, hélas : Eva Skavanga était bien réelle.
— Quand je vous ai fait savoir que je n’avais pas de temps à vous accorder, je le pensais,
mademoiselle Skavanga. Qu’est-ce que vous venez faire chez moi sans y avoir été invitée ? Nous
n’avons rien à nous dire.
— C’est votre opinion, pas la mienne. Je suis venue pour vous faire changer d’avis.
— Eh bien, je vous souhaite bonne chance !
Ses sous-vêtements mouillés devenus complètement transparents ne laissaient aucune place à
l’imagination. En outre, les gouttes d’eau sur sa peau claire attiraient le regard sur chaque courbe,
chaque relief de son corps mince et délicieusement féminin. Lorsqu’elle se retourna en tapant du pied,
il vit de minuscules diamants liquides glisser entre ses fesses à l’arrondi parfait. Bon sang, à quoi
avait-elle pensé en mettant un string aussi sexy !
— Passez-moi une serviette, s’il vous plaît, insista-t-elle en se retournant vers lui. Elles sont juste
derrière vous.
Roman décida qu’elle attendrait. Etrangement, au lieu de paraître intimidée, la jeune femme soutenait
son regard sans ciller ; et sans croiser les bras sur sa poitrine, même si elle brûlait d’envie de le faire,
il aurait été prêt à le jurer.
A cet instant, un changement extraordinaire se produisit en lui : une légère détente gagna ses muscles
tandis qu’une chaleur diffuse se répandait dans son cœur froid et vide. Il voulut chasser la sensation,
mais fut saisi d’un désir irrépressible d’éclater de rire. Cette femme était vraiment trop belle !
— Et ma serviette ? lança-t-elle alors d’un ton glacial. J’attends, comte Quisvada.
— Mais certainement, mademoiselle Skavanga.
Sans détourner les yeux, Roman tendit le bras derrière lui.
Eva Skavanga ne soupçonnait pas l’effet qu’elle lui faisait, et c’était bien ainsi. Elle se montrait
agressive envers les hommes parce qu’elle était inconsciente de sa beauté et de sa sensualité, devina-t-
il. Aussi préférait-elle les rebuter plutôt que d’être repoussée par eux.
Quel vent de fraîcheur pour lui, habitué à des femmes glamour et sûres d’elles, ou, encore pire, des
filles de parents ambitieux prêts à les vendre ! Ni les unes ni les autres n’intéressaient Roman. Il
préférait vivre et s’amuser, quitte à mourir célibataire, plutôt que de se prêter à ce genre de
mascarade.
— Merci, dit-elle avec réticence quand il lui offrit enfin une serviette.
Manifestement, Eva Skavanga ne connaissait pas le sens du mot échec, ni celui du mot prudence. En
fait, il aimait son côté rebelle. Et, finalement, il ne la réexpédierait pas chez elle par le premier ferry.
Il la garderait chez lui, avec lui, jusqu’à ce qu’il en ait assez. Au moins, tant qu’elle resterait sur son
île, elle ne ferait pas de grabuge à la mine.
Et, quand il la renverrait là-bas, le travail serait achevé…
* * *
Ce n’était vraiment pas ce qu’Eva avait prévu. Mais alors pas du tout ! Etre prise en flagrant délit par
le comte Quisvada, dans sa piscine, après s’être introduite illégalement chez lui, et finir par se
retrouver presque nue face au somptueux Italien, habillé lui avec style… Non, c’était loin d’être la
rencontre qu’elle avait envisagée en quittant le cercle polaire.
— Eh bien, mademoiselle Skavanga ? Avez-vous l’intention de manifester au bord de ma piscine ?
Ou dois-je aller organiser votre départ immédiat de mon île ?
De toute évidence, il n’était pas d’humeur à négocier.
— Vous ne pouvez pas me faire partir de force.
— Je vous assure au contraire que je peux faire tout ce que je désire, ici.
— J’ai fait tout ce chemin pour vous voir !
Eva constata avec irritation que sa voix avait tremblé. Elle n’avait pas anticipé une réaction aussi
violente de la part du comte. Elle était déstabilisée.
— S’il vous plaît…
— Vous me priez de vous pardonner d’être entrée chez moi par effraction ? Ou de ne pas vous faire
évacuer illico ? demanda-t-il d’un ton moqueur.
— Les deux, murmura-t-elle.
— Vous suppliez, maintenant, mademoiselle Skavanga ? ironisa l’Italien.
— Pas du tout. Je fais seulement appel à votre générosité.
Roman l’observa sans rien dire. Sa générosité ? La bonne blague ! Il n’était pas généreux, elle le
savait très bien. Le beau visage aux traits délicats de sa visiteuse inattendue n’exprimait rien que du
défi. Mais, sous ses airs bravaches, elle frémissait de crainte — ce qui rehaussait encore son
charme…
— Vous avez une très haute opinion de vous même, mademoiselle Skavanga, n’est-ce pas ?
Pour la première fois, le regard de la jeune femme vacilla. Ainsi, il ne s’était pas trompé : sous ses
airs fanfarons, elle manquait de confiance en elle.
Eva se balança nerveusement d’un pied sur l’autre. A Skavanga, elle se sentait sûre d’elle parce que
les gens la connaissaient et savaient à quoi s’attendre de sa part. Avec eux, elle ne recourait jamais à
l’agressivité. Elle se montrait seulement énergique. Enfin, c’était ainsi qu’elle aimait se voir…
Une vague de culpabilité l’envahit au souvenir de sa dernière dispute avec Britt. Elle savait que,
parfois, elle se montrait franchement désagréable… A présent, il s’agissait de convaincre le comte de
l’écouter et de lui faire entendre raison. Une expression déterminée se lisait sur le beau visage viril.
Si elle ne faisait pas amende honorable, il n’y aurait aucune discussion…
— Je suis désolée, dit-elle d’une voix crispée. Je me rends bien compte que la situation se présente
mal.
— C’est vous qui l’avez très mal présentée.

3.

Ce maudit comte prenait-il son pied à l’humilier ? se demanda Eva, qui contenait à grand-peine son
irritation. Elle avait peut-être agi de manière inconsidérée, mais, maintenant qu’elle était sur l’île
privée, elle n’allait pas reculer.
— Si vous n’aviez pas accéléré les cadences à la mine, je ne serais pas ici, attaqua-t-elle d’un ton vif.
— Et c’est en vous imposant chez moi de manière belliqueuse que vous comptez régler le problème ?
Pour l’instant, vous feriez mieux de me suivre. Je déciderai des mesures à prendre à votre encontre
lorsque vous aurez passé des vêtements propres.
Surprise et décontenancée par cette proposition, Eva garda un instant le silence.
— Merci, dit-elle enfin avec embarras.
— Ne me remerciez pas, mademoiselle Skavanga. Considérez-vous plutôt comme une nuisance que
je n’ai pas l’intention de supporter longtemps. Et, quand je vous ferai partir de chez moi, vous n’y
remettrez plus jamais les pieds.
Sur ces mots, il se dirigea vers le palazzo. Une bouffée de rage monta à la tête d’Eva. Mais il ne fallait
surtout pas qu’elle lui lance une réplique qu’elle regretterait ensuite…
— Vous m’avez entendu ? lança l’Italien par-dessus son épaule.
— Oui.
— Et tant que vous serez mon invitée, il n’y aura ni claquement de porte ni éclat d’aucune sorte. Me
suis-je exprimé clairement, mademoiselle Skavanga ?
— Tout à fait.
Il faisait sans doute allusion au moment où, le jour du mariage de Britt, elle avait réagi à sa présence
avec autant de violence que maintenant. Incapable de surmonter son trouble, Eva l’avait fichu dehors
alors que, envoyé par le fiancé de sa sœur, dont il était le témoin, il apportait un présent à celle-ci.
— Allons, suivez-moi, s’il vous plaît, ajouta-t-il.
Elle se rappela en serrant les mâchoires que cet homme détenait le pouvoir ; aussi devait-elle
absolument garder son calme et se limiter à des échanges professionnels avec lui.
Elle le rejoignit devant le large portail. Une hostilité formidable, presque palpable, émanait de toute
sa personne. Certes, elle s’était introduite dans sa propriété par effraction, mais était-ce vraiment un
crime si grave ? Elle avait plongé dans sa piscine, et alors ? Il n’y avait vraiment pas de quoi en faire
un drame, si ? Donc soit le comte Quisvada était sérieusement dérangé, soit il y avait autre chose…
Elle frissonna. Quelle que soit la réponse, il se dégageait de cet homme une aura de puissance, de
danger et de sexe. Il l’intimidait et la chamboulait, au point de lui faire perdre ses esprits.
— Eh bien, nous nous retrouvons enfin face à face, lança-t-elle quand il lui ouvrit la porte.
— Feriez-vous de l’humour, mademoiselle Skavanga ?
— Non. C’est juste un constat.
— En voici un autre : votre intrusion chez moi est des plus malvenues. Par conséquent, dès que j’aurai
pris les…
— Dès que j’aurai pu vous parler, le coupa-t-elle, je m’en irai.
— Pour aller où ? demanda-t-il en s’effaçant pour la laisser franchir le seuil. Vous n’avez pas
vraiment étudié la question, n’est-ce pas ? Vous vous êtes précipitée ici, sans réfléchir, parce que vous
ne reculez devant rien pour imposer vos idées concernant la mine.
— Comment pouvez-vous me le reprocher puisque vous avez toujours refusé de me rencontrer ?
Vous vous fichez peut-être de Skavanga et des gens qui y vivent, mais pas moi. Pour vous, il n’y a
qu’une chose qui compte : l’argent.
— Et l’injecter pour maintenir la mine et la ville en vie, ainsi que les gens qui y travaillent et y
habitent, cela ne compte pas, pour vous ?
— Quand vous aurez pris ce que vous désirez, vous laisserez un site désolé derrière vous.
— Vous dites n’importe quoi, mademoiselle Skavanga. Bon, vous entrez ou vous restez dehors ?
Sans attendre sa réponse, Roman traversa la vaste orangerie à grands pas. Il n’aimait pas recevoir des
visiteurs à l’improviste. Encore moins une fauteuse de troubles comme Eva Skavanga.
— Je ne suis pas une contestataire stupide ni une enquiquineuse, lança-t-elle dans son dos. Mais je suis
inquiète de voir la vitesse à laquelle vous faites effectuer les forages.
Quand il s’arrêta net et se retourna, Eva le heurta presque.
— Avez-vous une meilleure alternative ?
— Peut-être…, dit-elle en rougissant.
Un centimètre de plus et leurs corps se seraient touchés, songea Roman avec un frisson.
— Je n’ai pas d’expérience dans ce domaine précis, reprit-elle. Je n’ai pas fait non plus beaucoup
d’études supérieures, mais je connais bien le terrain.
En fait, elle avait effectué des études aussi valables que sa sœur aînée, qui lui avaient permis de
décrocher un excellent diplôme.
— Je vous assure que de brillants cerveaux se sont penchés sur la question avant de lancer le projet,
répliqua son hôte.
— Peut-être. Mais aucun habitant de Skavanga n’a été consulté au niveau décisionnel, et…
— Que faites-vous de Britt ? coupa-t-il.
— Son avis ne compte plus beaucoup, hélas. Elle fait ce qu’elle peut pour rassurer les gens, c’est tout.
— Vous connaissez bien mal votre sœur !
— Au contraire, je la connais très bien, protesta-t-elle à la hâte.
— Britt est une excellente femme d’affaires, à l’esprit clair et rapide. Elle a repris l’entreprise
familiale après la mort de vos parents et le départ de votre frère, et maintenant elle la dirige pour le
consortium…
— Je sais tout cela.
Et lui savait qu’Eva avait perdu à un âge critique la mère qui aurait pu adoucir son caractère rebelle.
D’après les rapports que Roman avait lus, elle se considérait maintenant comme une femme intrépide,
préférant de temps en temps passer la nuit sous une tente plutôt que dans un lit confortable, et très
douée au tir à la carabine. On la décrivait comme le garçon manqué des trois sœurs.
Mais, alors que Britt avait choisi de rester dans le conseil d’administration et de collaborer avec le
consortium qui avait racheté la mine familiale, Eva avait pris position contre lui. Elle ne voulait pas
de changement, et n’avait pas caché que, pour elle, le futur de Skavanga reposait sur l’écotourisme,
seul capable de préserver et de mettre en valeur sa région, située près du cercle polaire arctique.
Selon Eva, l’exploitation du sous-sol ne pourrait que dévaster le paysage ; Roman était persuadé
quant à lui que les deux options pouvaient coexister. Pacifiquement.
— Le rôle de votre sœur est bien plus important que vous ne semblez le penser, dit-il avec calme.
Vous devriez peut-être en parler avec elle.
A présent, la belle intruse avait l’air franchement misérable. Roman comprit qu’il avait trouvé son
talon d’Achille : la jeune femme rebelle se préoccupait davantage de sa famille et de la mine que
d’elle-même.
* * *
Profondément troublée par le fait de se retrouver chez son ennemi intime, dans le fabuleux palazzo de
celui-ci, Eva n’arrivait pas à se détendre.
Après avoir traversé le superbe bâtiment aux parois de verre, qui ressemblait à une vaste serre et
donnait sur la piscine, ils venaient d’entrer dans un immense hall ruisselant de lumière. Au fond
s’élevait un escalier de marbre, dont la courbe gracieuse abritait un magnifique piano à queue laqué
noir.
Alors qu’elle portait une serviette pour tout vêtement… Non seulement, cette tenue la mettait en
position d’infériorité par rapport au comte et à ce cadre luxueux, mais il avait eu raison concernant sa
sœur.
Britt avait en effet fourni une somme de travail gigantesque pour maintenir la mine à flot, témoignant
d’un courage et d’une persévérance qu’Eva avait toujours admirés. Pourquoi ne pouvait-elle tenir sa
langue ? se demanda-t-elle en se maudissant.
— Pour l’instant, c’est avec vous que je désire parler, dit-elle. Ensuite, je m’en irai.
Une lueur amusée traversa les yeux noirs du comte.
— Vous m’en donnez votre parole ?
— Je n’ai pas l’intention de traîner ici, croyez-moi ! riposta-t-elle d’un ton vif. Plus tôt je m’en irai,
mieux cela vaudra.
— Et que suis-je supposé faire avec vous, en attendant ?
— M’écouter, par exemple.
— C’est moi qui décide des conditions de votre séjour, mademoiselle Skavanga. Et vous qui
m’écoutez. Pas l’inverse.
Lorsqu’il promena son regard sur son buste, une chaleur étrange naquit dans ses veines. Elle lui en
voulait de son comportement dominateur, mais son corps semblait au contraire s’en réjouir…
— Et maintenant, je dois retourner à mes obligations. Si vous voulez bien m’excuser, dit-il en
s’avançant vers le majestueux escalier.
— Ne vous inquiétez pas : je serai encore là à votre retour.
— Oh… Vraiment ?
Fascinée malgré elle, Eva le regarda passer les doigts dans ses épais cheveux noirs. Cet homme
dégageait une virilité époustouflante. Pourtant, sous ses dehors sophistiqués, un véritable barbare se
dissimulait. Les vêtements les plus raffinés, les plus coûteux ne parviendraient jamais à dissimuler
son corps d’athlète guerrier. Cet homme était né pour se battre, pas pour se prélasser dans un confort
aristocratique.
— Vous avez fini de me fixer, mademoiselle Skavanga ?
Eva sursauta. Elle ne s’était pas rendu compte qu’elle le dévorait des yeux. La gorge sèche, elle se
força à déglutir.
— Je ne voudrais pas vous retarder, bafouilla-t-elle. Je serais ravie de rester ici…
— Dans le hall ? l’interrompit-il avec un sourire sardonique. Je n’en doute pas. Mais vous pensez
vraiment que je vais vous laisser seule au palazzo, sans surveillance ? Pas question ! Vous allez
m’accompagner.
— Pardon ?
Un frisson la parcourut à la perspective de passer la soirée avec cet homme superbe et dangereux.
— J’ai entendu parler de votre réputation, voyez-vous : vous seriez capable de changer les serrures
en mon absence…
Qu’il se moque d’elle autant qu’il le voulait, elle ne bougerait pas de là. D’un autre côté, si elle
l’accompagnait, elle rencontrerait peut-être quelqu’un susceptible de l’héberger pour la nuit…
— Très bien, dit Eva. Je vous attendrai au village.
— Je ne prendrai pas non plus le risque que vous semiez le désordre là-bas. Puisque vous êtes venue
chez moi, je suis responsable de vous ; par conséquent, vous ne vous éloignerez pas de moi, de façon
que je puisse garder un œil sur vous. Vous venez avec moi au mariage.
— Vous plaisantez ? s’exclama-t-elle en éclatant de rire. Je n’ai rien à me mettre !
— Eh bien, vous improviserez. Je ne partirai pas d’ici sans vous et je quitterai le palazzo dans une
demi-heure. Alors, soyez prête.
— Mais… je pourrais trouver un endroit où dormir, au village. Ce serait mieux pour tout le monde,
non ?
— Je vous souhaite bonne chance : toutes les chambres ont été réservées pour les invités. Vous n’avez
pas le choix : vous passerez la nuit ici.
— Avec vous ? s’écria-t-elle, sans pouvoir masquer son affolement.
— Vous préférez retourner chez vous ?
Le comte baissa les yeux sur sa montre.
— En vous dépêchant un peu, vous aurez le dernier ferry.
— Est-ce que vous vous rendez compte du mal que je me suis donné pour vous retrouver ? Pour
avoir la chance de vous parler face à face ? Vous croyez sérieusement que je vais m’en aller sans
avoir atteint mon objectif ?
— C’est une option.
— Pas question !
— Dans ce cas, murmura-t-il doucement, vous êtes mon invitée pour vingt-quatre heures,
mademoiselle Skavanga. Mais ne vous faites pas d’illusions…
Il s’interrompit et darda sur elle un regard inflexible.
— Vous partirez quand je vous le dirai, poursuivit-il d’une voix dure. Et, pour l’instant, votre seul
objectif, c’est la soirée organisée pour fêter ce mariage. Et je ne suis jamais en retard.
Eva tressaillit. Elle n’avait pas l’habitude qu’on lui parle sur ce ton. Mais son compagnon avait déjà
changé d’attitude et la regardait en souriant.
— Et puis, appelez-moi Roman.
Une lueur mordorée brillait au fond de ses prunelles noires. Il se moquait de nouveau d’elle ! Hélas,
au lieu de s’en offusquer, son corps la trahit : de délicieuses petites étincelles pétillaient partout en
elle, dans ses seins, son ventre…
— Eh bien, je suis heureuse d’avoir enfin réussi à attirer votre attention… Roman, dit-elle lentement
en resserrant le nœud de la serviette sur son buste.
Sans se retourner, il posa le pied sur la première marche.
— Oh ! vous l’avez attirée, soyez-en sûre. Mais vous le regretterez peut-être un jour.
— Serait-ce une menace ?
— Je vous préviens seulement que je vous surveillerai.
Un tremblement la parcourut ; son pouls se mit à battre à un rythme effréné tandis que, l’espace d’un
instant, son esprit se vidait complètement.
— Pas de problème, répliqua-t-elle avec un haussement d’épaule. Si vous n’avez rien de mieux à
faire…
— Comptez sur moi. A présent, allez prendre une douche et vous changer. Et quand vous serez prête,
rejoignez-moi ici, dans le hall.
Eva dut faire un effort pour ne pas se rebiffer. En outre, se changer pour mettre quoi ? Un T-shirt et
un jean propres ? Elle n’avait pas quitté Skavanga pour venir s’amuser sur cette île paradisiaque, et
elle n’avait pas non plus l’intention d’insulter les jeunes mariés en se présentant à eux dans une tenue
aussi négligée.
— Les gens vont se poser des questions…
— Et alors ?
— Vous ne croyez pas qu’il vaudrait mieux que vous m’accordiez quelques minutes avant d’aller au
mariage, et que je reste ici ? Je vous promets de ne…
— Je ne changerai pas d’avis, Eva.
— Très bien…, soupira-t-elle en montant à son tour les marches. Si ce mariage est plus important
pour vous que…
— Assez ! trancha-t-il. Je suis venu ici pour le mariage de mon cousin. Et vous, quelle est la vraie
raison de votre présence sur mon île ?

4.

Immobile sur le palier, son regard ténébreux fouillant le sien, Roman la dominait physiquement. Si
elle reculait, Eva risquait de dévaler les escaliers.
— Vous savez très bien pourquoi je suis ici.
— Le sais-je vraiment… ? murmura-t-il avec un sourire qui la fit frissonner.
— Je… Oui, bredouilla-t-elle en rougissant.
« Bon sang, contrôle-toi ! » s’ordonna-t-elle.
— Oui ? répéta-t-il, sans cesser de sourire.
Face à un homme aussi expérimenté que lui, elle n’avait aucune chance de l’emporter. Et,
manifestement, il supputait qu’elle était venue le voir dans l’espoir de le séduire…
— Vous ne trouvez rien à répondre ? reprit-il d’une voix rauque.
Ses yeux étincelaient comme des diamants noirs. Elle frissonna de nouveau.
— Je suis venue sur cette île pour une seule raison : Skavanga. C’est évident, non ?
— Peut-être pour vous…
Il s’interrompit un instant avant de poursuivre :
— Vous connaissez bien votre région natale, n’est-ce pas, Eva ?
Seigneur, ce regard intense, beaucoup trop pénétrant… Elle prit une grande inspiration pour tâcher de
maîtriser son trouble.
— Bien sûr. J’y ai grandi.
— La situation a changé, depuis, dit-il en reculant d’un pas. Les gisements de fer et de minerais sont
épuisés et, sans les diamants, votre mine ne vaudrait plus rien.
— Britt a dit que les minerais seraient bientôt épuisés, non qu’ils l’étaient déjà.
— Ce n’est qu’une question de temps.
— Cela fait des années que j’entends cela.
— Mais cette fois, c’est vrai, dit Roman en reculant pour la laisser gravir la dernière marche.
A présent, Eva se trouvait si près de lui qu’elle dut faire un effort pour ne pas baisser les yeux.
— La mine a survécu aussi longtemps uniquement parce que Britt a fourni un travail acharné,
poursuivit-il. Votre sœur vous a caché la vérité pour ne pas vous inquiéter. Mais vous et moi ne
pouvons pas laisser la situation continuer à se dégrader sans rien faire, n’est-ce pas ?
« Bien vu, comme tactique… » songea Eva.
— Maintenant que le consortium a pris le contrôle, Britt n’a plus le choix, opposa-t-elle. Elle est
obligée de vous suivre.
— Votre sœur est entièrement d’accord avec tout ce que nous entreprenons, comme vous le sauriez si
vous aviez pris la peine de lui poser la question avant de quitter Skavanga.
Au lieu de se disputer avec elle, en effet… Eva se raidit. Le coup avait porté.
— Franchement, vous trouvez cela positif de détruire l’environnement pour des diamants, que vous
allez transformer en babioles de luxe ?
— Vous avez beaucoup à apprendre sur les diamants, on dirait. Dans l’immédiat, je vous signale qu’il
vous reste vingt minutes, pas une de plus. Alors allez vous préparer.
Il tourna les talons sur le palier. Il la plantait là, dans cet immense palazzo où elle n’avait jamais mis
les pieds auparavant ! Au moment où elle allait lui demander où se trouvait sa chambre, il pivota vers
elle :
— Quand vous arriverez au deuxième étage, tournez sur votre gauche. Vous trouverez une suite
réservée aux invités tout au bout du couloir : c’est la dernière porte à droite. Vous ne pouvez pas la
manquer, la poignée est en forme de tête de lion. Dépêchez-vous !
— Merci, Roman.
Elle lui décocha un sourire forcé, qui fut récompensé par un regard hautain. Elle le sentit dardé sur
son dos tandis qu’elle gravissait les marches à la hâte. Cet homme était si sûr de lui que, face à lui,
Eva avait l’impression d’être encore plus maladroite et inexpérimentée. En outre, elle avait
l’impression qu’il devinait son triste et désertique passé amoureux.
— Ne vous inquiétez pas, Eva.
Elle sursauta tandis qu’il la dépassait.
— Vous serez en parfaite sécurité, avec moi, ajouta-t-il.
Sa voix était profonde, rauque, teintée d’un léger accent moqueur.
— Parce que vous croyez que je ne me sens pas en sécurité ? riposta-t-elle en atteignant le palier du
deuxième étage. C’est faux. Et je suis capable de me débrouiller toute seule.
— Je vois ça…, répliqua-t-il d’un ton pince-sans-rire.
Eva se reprocha de nouveau d’être incapable de se contrôler. Tout son corps vibrait, une chaleur
incontrôlable se répandait dans ses veines. La sensualité de Roman l’enveloppait malgré elle, la
pénétrait. Mon Dieu, si ses sœurs l’avaient vue dans cet état, elles auraient piqué un de ces fous
rires…
Pourquoi diable son corps réagissait-il ainsi ? Roman n’était pas du tout son genre. Il était d’une
beauté sublime, certes, et son corps était parfait, mais ses manières dominatrices et autocratiques lui
déplaisaient souverainement. Jamais elle n’avait rencontré quelqu’un d’aussi insupportable.
Ni d’aussi séduisant…
De toute façon, il ne s’intéressait pas à elle en tant que femme, heureusement. Mais bon, il aurait au
moins pu faire semblant. Ne serait-ce que par politesse.
— J’ai dit à gauche ! cria-t-il dans son dos.
Eva revint sur ses pas en se fustigeant. Elle ferait mieux de se concentrer sur son objectif, au lieu de
se laisser aller à des pensées absurdes se cristallisant autour de Roman Quisvada.
Lorsqu’elle arriva au bout du couloir, elle poussa un soupir de soulagement. Non seulement il ne
l’avait pas suivie, mais il avait disparu dans la direction opposée. Elle allait enfin pouvoir respirer,
loin de cet individu arrogant aux airs de grand seigneur.
Restait toutefois à survivre à la soirée qui l’attendait. Cette fois, elle aurait vraiment intérêt à tenir sa
langue.
* * *
Roman gémit sous le jet d’eau glacée de la douche. Eva Skavanga avait le don de faire naître en lui
des émotions totalement contradictoires. Elle l’irritait au plus haut degré. Et elle l’attirait. Bref, elle le
perturbait.
La première fois qu’il l’avait rencontrée, à l’occasion du mariage de sa sœur aînée, il avait été frappé
par le mélange de force et de fougue qui émanait d’elle. En fait, Eva se révélait plus complexe qu’il
ne l’avait d’abord pensé, tour à tour insaisissable, attentionnée, réfléchie, douce, passionnée — et
dotée d’une détermination farouche.
Il avait toujours aimé les défis. Cette jeune femme avait besoin d’être apprivoisée. Sinon, elle
continuerait à tourmenter son esprit. Or il détestait ne pas avoir les idées claires.
Il sortit de la douche, saisit une serviette et s’en enveloppa. Une fois séché, il appela son assistant
demeuré à Skavanga.
— Mark ? J’ai besoin d’infos. Sur Eva Skavanga. Elle est ici.
— Je le sais.
— Comment cela, vous le savez ? Pourquoi ne m’en avez-vous pas informé, bon sang ?
Il écouta les excuses vaseuses de son assistant, avant de comprendre rapidement que le jeune homme
avait succombé au charme d’Eva.
— Bien sûr qu’elle va bien ! coupa-t-il avec impatience. Mais dites-moi, pouvez-vous m’expliquer
comment vous avez pu vous laisser séduire par cette enquiquineuse ?
— Ne la sous-estimez pas, Roman. Eva s’enflamme vite, c’est vrai, et elle joue les garçons manqués,
mais ce n’est qu’une apparence. En réalité, elle possède un fond très généreux, peut-être un peu trop
confiant.
— Elle ne l’a pas montré devant moi, en tout cas.
— Eva se consacre entièrement au développement de l’écotourisme pour sauver Skavanga, poursuivit
son assistant en ignorant sa remarque. Et sa pire crainte est que sa chère région se retrouve dévastée
par notre projet. Les traditions de son pays lui sont très chères, vous comprenez. Elle redoute de voir
les habitants transformés en sans-abri, et l’artisanat local anéanti au profit de tables en plastique.
Tout cela, Roman le savait déjà.
— Vous ne lui avez pas expliqué que notre travail causera un minimum de bouleversements, et que le
peu de dégâts qui en résulteront seront réparés avec le plus grand soin ?
A ces mots, Mark éclata d’un rire qui lui résonna de façon fort désagréable dans la tête, puis dans tout
le corps. Il semblait décidément conquis par Eva Skavanga.
— Avez-vous déjà essayé de raisonner Eva ?
— Parlons d’autre chose ! répliqua Roman d’un ton autoritaire. Que savez-vous de ses relations
amoureuses ?
Le silence s’étira à l’autre bout du fil.
— Elle n’en a aucune, répondit enfin son assistant d’une voix crispée.
— Et pourquoi, d’après vous ? poursuivit Roman en resserrant les doigts sur son téléphone. Elle est
charmante. Séduisante, même.
— Oui. Mais elle fait fuir les hommes.
— Je les croyais costauds, du côté du cercle polaire arctique.
— Ils le sont. Mais Eva Skavanga est un cas particulier.
— Elle a un problème avec les hommes ?
— Elle a une attitude catastrophique avec eux.
Roman remarqua combien Mark choisissait ses mots avec soin.
— Expliquez-vous, s’il vous plaît.
— Sa sœur aînée, que vous connaissez, Britt, est une brillante femme d’affaires, sûre d’elle,
compétente, et mariée à présent. La plus jeune des trois sœurs, Leila, a toujours vécu dans l’ombre de
Britt et d’Eva, qui l’ont couvée, mais elle…
— C’est Eva qui m’intéresse, pas ses sœurs, l’interrompit brutalement Roman.
— Eva est une solitaire. Elle a peut-être été meurtrie autrefois, ou agressée.
— Mais pas au point de ne pouvoir débarquer sur mon île et d’entrer par effraction dans ma
propriété, avant de profiter de ma piscine !
— Elle s’est introduite au palazzo sans y avoir été invitée ? s’écria Mark.
Cette fois, il paraissait enfin choqué.
— Elle m’a terrorisé, répondit-il en réprimant un sourire. Jusqu’à ce que j’accepte de parler avec elle
de son cher pays et de la mine.
— Ça, c’est bien Eva !
Il y avait une réelle admiration dans la voix de son assistant, ce qui acheva d’irriter Roman.
— Cette femme est une véritable nuisance, Mark. Oubliez ce que je vous ai demandé : je la cernerai
moi-même. Ensuite, je me débarrasserai d’elle.
Un long silence suivit ses paroles. Puis son interlocuteur souffla, d’une voix légèrement tremblante :
— Elle va rester au palazzo ?
— Ne vous inquiétez pas. Elle n’est pas mon type. Je l’emmène au mariage, c’est tout.
— Vous l’emmenez au mariage ? lâcha la voix stupéfaite de Mark.
— Aurais-je embauché un perroquet ? Oui, je l’emmène, pour la surveiller.
Lorsque son jeune collaborateur éclata d’un rire nerveux, Roman comprit que celui-ci n’était
aucunement rassuré sur ses intentions vis-à-vis de la jeune femme.
— Détendez-vous, Mark. Je n’ai pas de vues sur elle pour l’instant.
« Plus tard, peut-être », ajouta-t-il en son for intérieur.
— Si vous m’aviez laissé lui accorder un rendez-vous avec vous lorsque vous étiez à Skavanga, elle
ne serait pas venue vous retrouver sur votre île.
— Vous paraissez inquiet. De quel côté êtes-vous ?
— Du vôtre, bien sûr, protesta son assistant. Mais…
— Je n’ai pas repoussé les tentatives d’Eva quand elle a cherché à me rencontrer, je les ai ignorées.
Vous devriez savoir maintenant que ce genre de récrimination, surtout émanant de femmes trop
émotives, ne m’impressionne guère. Eva n’est qu’une petite actionnaire sans pouvoir particulier, et
elle l’est uniquement parce que la mine a appartenu à sa famille durant plusieurs générations. Par
conséquent, je la traiterai comme n’importe quel autre investisseur secondaire.
Quant à son tempérament fougueux, il le dompterait. A cette pensée, un frisson le parcourut et sa
virilité réagit aussitôt. Il se contrôla. Il avait obtenu l’info qui l’intéressait : Eva était libre. Ce détail
renforçait encore l’aura de mystère qui l’enveloppait.
Il laissa tomber sa serviette en souriant. Il dominerait cette amazone. Aussitôt, il l’imagina étendue
sous lui, nue et soumise, offerte, le suppliant de la prendre…
Par ailleurs, il avait d’excellentes raisons de la garder au palazzo. Tant qu’elle serait chez lui, en effet,
elle ne perturberait pas le travail de la mine. Et si elle s’était donné la peine d’assister aux réunions
qu’il avait organisées à Skavanga, au lieu de tenter de dresser les employés contre le consortium, elle
saurait que tout dommage occasionné par les forages serait réparé.
Maintenant qu’elle se trouvait chez lui, sur une île reliée au continent par un ferry qui lui appartenait,
Roman la renverrait chez elle quand il le jugerait opportun.
Tout en enfilant un pantalon de lin couleur ivoire puis une chemise blanche, il décida de ne pas se
raser. Ensuite, songeant à la peau claire d’Eva, il fouilla dans ses placards et trouva un flacon d’écran
solaire. Il ne s’agissait pas d’un acte de bonté de sa part, seulement d’une précaution élémentaire. La
peau de la jeune femme était habituée au cercle polaire, pas au soleil impitoyable du sud de l’Italie. Or
il voulait une partenaire en forme. Car, après l’avoir traitée comme une invitée au cours des festivités
organisées en l’honneur du mariage de son cousin, Roman accorderait à Eva son attention pleine et
entière.
* * *
Eva avait trouvé sans difficulté la porte à la poignée en forme de tête de lion. Quant à la suite… Elle
avait découvert un lieu magique, où le luxe rivalisait avec le confort, les œuvres d’art avec
l’équipement le plus moderne et le plus sophistiqué. A la fois sobre et raffinée, la décoration déclinait
des teintes allant du blanc pur au gris taupe, en passant par toutes les nuances d’ivoire et de beige.
Dans la chambre lumineuse, Eva remarqua une immense toile non encadrée, dont les couleurs
vibrantes s’harmonisaient avec celles du jeté étalé sur le lit immense. Elle connaissait cette œuvre. La
copie était d’excellente facture. Quand elle se rapprocha, elle découvrit que le tableau était un vrai
Picasso. Elle l’avait vu récemment exposé avec d’autres toiles du célèbre peintre ; un cartel indiquait
qu’il avait été prêté gracieusement pour l’occasion par son propriétaire, dont le nom n’était pas cité.
Ainsi, Roman Quisvada avait du style et s’y connaissait en matière d’art… Non sans réticence, Eva
s’avoua que cela lui plaisait.
Après avoir posé son sac à dos sur le tapis, qui valait sans doute une fortune, elle traversa la pièce et
ouvrit la porte-fenêtre. Elle donnait sur un ravissant balcon qui dominait la mer étale. Le parfum des
bougainvillées lui emplit les narines, si puissant qu’elle se pencha au-dessus de la balustrade pour
mieux en profiter.
Au bout d’un moment, Eva se redressa vivement et regagna la chambre. Les minutes s’écoulaient, et
elle n’avait pas encore pris sa douche !
Trois portes lui faisaient face. La première révéla un dressing, la deuxième une salle de sport.
Derrière la troisième, Eva découvrit une salle de bains toute de marbre clair. Elle retint son souffle.
La baignoire et la douche pouvaient facilement accueillir deux personnes… Et il y avait suffisamment
de serviettes moelleuses pour une armée entière.
A cet instant, des coups énergiques furent frappés à la porte.
— Eva ? lança la voix sèche de Roman.
— J’arrive dans cinq minutes ! cria-t-elle.
— Cinq. Pas une de plus.
Comment la punirait-il si elle était en retard ? Seigneur, il fallait absolument qu’elle cesse de
s’autoriser ce genre d’excitante divagation mentale ! Même pour plaisanter.
Après avoir pris une douche ultrarapide, Eva se sécha. Elle remonta ses cheveux sur le dessus de la
tête en un chignon flou, qu’elle fixa avec la seule pince trouvée au fond de son sac — un truc en
plastique bon marché.
De nouveaux coups se firent entendre à la porte, plus impérieux. Eva leva les yeux au ciel. Bon, après
tout, elle était venue poser des revendications, pas pour se transformer en star glamour. Alors
pourquoi s’inquiétait-elle à propos de son aspect ? Elle contempla son reflet dans le haut miroir à
bascule de la chambre. Elle avait fait de son mieux, avec les moyens du bord. Et puis c’était Roman
qui avait insisté pour qu’elle l’accompagne — ou plutôt qui la forçait à l’accompagner, se rappela-t-
elle en allant ouvrir la porte.
— Non !
— Comment ça, non ?
— Non, répéta-t-il d’un ton catégorique. Vous ne pouvez pas aller au mariage dans cette tenue.
Dire qu’elle avait été sur le point de s’excuser d’avoir une allure aussi décontractée ! Elle devint
écarlate ; ses joues la brûlaient.
— Très bien. Vous avez une meilleure idée ?
Le fait de voir Roman en pantalon de lin clair et chemise de soie blanche, sa veste nonchalamment
posée sur ses épaules, n’arrangeait rien. Ses cheveux noirs humides peignés en arrière, une ombre
terriblement sexy couvrant sa mâchoire, il dégageait un charme encore plus puissant qu’à
l’accoutumée.
— Alors ? insista-t-elle tandis qu’il la regardait en silence. Je n’étais pas venue ici pour participer à
une réception mondaine. C’est vous qui…
— Oui, en effet, l’interrompit-il d’une voix songeuse.
— Vous avez honte de moi ?
— Pas du tout, répondit-il d’un air surpris. Je pense seulement que vous vous sentiriez mieux si vous
étiez vêtue de façon plus appropriée, c’est tout.
— Dans ce cas, la question est réglée, riposta aussitôt Eva. Je vous attendrai au village.
— Pas question. Je n’ai pas changé d’avis, Eva : vous m’accompagnez. Vous n’avez pas le choix.

5.

— Vous croyez vraiment que quelqu’un fera attention à ce que je porte ? demanda Eva avec un brin
d’inquiétude.
— Tout le monde le remarquera.
— Parce que je suis avec vous.
— Ils seront curieux, admit Roman en haussant une épaule.
— Vous pourriez dire que je suis une employée et que je suis arrivée de manière inopinée, non ?
Pour la première fois, il sembla sincèrement amusé.
— Personne ne sera dupe, Eva. Ils me connaissent trop bien pour croire que je pourrais me laisser
surprendre ainsi.
— Parce que tous vos employés vous obéissent au doigt et à l’œil, je suppose.
Il se contenta de plisser les yeux.
— Ils me prendront peut-être pour une groupie de l’orchestre ?
— C’est ce que vous souhaitez ?
— Je me fiche de ce qu’ils pensent.
— Non, je ne crois pas, dit-il lentement. Vous vous souciez des gens et de leur opinion. Et vous
désirez qu’ils vous apprécient.
C’était bien le dernier commentaire auquel Eva s’était attendue dans la bouche de cet homme !
Décontenancée, elle chercha en vain une réplique ad hoc.
Soudain, une émotion indicible l’envahit, si intense que des larmes lui embuèrent les yeux. Elle
n’avait pas l’habitude d’être démasquée ainsi, sauf par ses sœurs. Jamais elle ne s’était sentie aussi
déstabilisée que maintenant, ni aussi déplacée.
— J’essaie seulement de vous aider, poursuivit Roman. Ne pouvez-vous pas l’accepter ? Je vous
rappelle que nous n’avons pas beaucoup de temps.
— O.K. Que proposez-vous, alors ?
— Votre ceinture…, murmura-t-il en fixant l’accessoire.
— Qu’est-ce qu’elle a, ma ceinture ?
— Elle est très jolie.
Ainsi, il l’avait remarquée… L’accessoire en question avait pour elle une valeur spéciale, car elle
l’avait acheté en pensant à sa mère. Mais il ne s’agissait que d’une simple bande de cuir souple
incrustée de turquoises serties d’argent.
Au départ, Roman s’était concentré sur la ceinture d’Eva pour ne pas garder les yeux fixés sur ses
seins, dont les pointes saillaient sous son T-shirt moulant. Et, à force de regarder ladite ceinture, une
idée lui était venue.
— Qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-elle quand il se détourna et s’avança vers la porte.
Mais il n’avait jamais jugé bon de justifier ses actes. Après être allé chercher un T-shirt neuf dans son
dressing, il revint et le tendit à Eva.
— Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse ? demanda-t-elle en ouvrant de grands yeux.
— Mettez-le.
Elle sortit le T-shirt de l’emballage intact et le tint devant elle.
— Vous plaisantez ? C’est à vous, je suppose ? Il est trois fois trop grand pour moi !
— Allez l’enfiler, Eva, juste pour voir. Et, si ça ne va pas, nous trouverons autre chose. Qui sait, votre
nouveau look pourrait vous plaire…
— J’en doute.
— Allez-y ! Sinon, nous serons en retard.
Il se montrait toujours aussi autoritaire, mais Eva avait perçu une note différente dans sa voix. Plus
douce.
Tout en soupirant, elle regagna la chambre et referma la porte derrière elle. Roman avait raison. Elle
ne pouvait pas débarquer à la soirée dans une tenue ridicule et, si elle parvenait à se faire une robe
avec son T-shirt, elle se sentirait moins déplacée. La réception avait lieu sur la plage, avait-elle
entendu dire sur le ferry. Et puis, pourquoi ne pas essayer, après tout ? Elle n’avait rien à perdre.
Le T-shirt ne lui allait pas, évidemment. Comment avait-elle pu penser une seule seconde s’en faire
une robe ?
Eva rouvrit la porte d’une main ferme.
— Il y a un problème ? murmura Roman en reculant pour mieux la regarder.
Si elle ne l’avait pas retenu sur son épaule, le T-shirt aurait tout bonnement glissé jusqu’à ses pieds…
— Aucun problème. Je sors souvent habillée ainsi, répondit-elle d’un ton ironique.
Avait-il vraiment besoin de la contempler d’un air aussi décontracté, aussi amusé, avec cette lueur
étrange au fond des yeux ?
— Je crois que vous avez besoin d’un peu d’aide, dit-il avec un insupportable petit sourire moqueur.
— Vous vous croyez drôle ?
— Vous êtes si susceptible. Regretteriez-vous d’être venue, finalement ?
— Je n’avais pas prévu autant de complications ! Si vous ne m’aviez pas forcée à vous accompagner
à cette…
— Calmez-vous. Et venez ici.
— Pas question ! s’exclama-t-elle en reculant.
— Eva.
Sa voix était si douce, si persuasive…
Elle recula d’un nouveau pas. Elle n’aimait pas du tout l’expression qui se lisait sur le visage de son
hôte. Mais vraiment pas du tout. Et, lorsqu’il posa les mains sur ses épaules, elle retint un cri. Il ne
fallait surtout pas qu’elle réagisse. Elle devait garder son calme. Le regarder dans les yeux.
— Où est passée votre ceinture ?
— Ma ceinture ? Elle est sur mon jean ! Et je ne vois pas…
— Allez la chercher, vous voulez bien ? la coupa-t-il. Et faites-moi confiance.
« Confiance ? Et puis quoi encore ? » songea-t-elle en dominant son irritation à grand-peine.
Quand elle revint avec la ceinture, Roman la lui prit des mains, la posa sur ses hanches, puis fit
descendre le T-shirt sur une épaule.
— C’est déjà mieux, murmura-t-il.
Eva s’efforça de ne pas trembler quand les doigts de l’Italien effleurèrent sa peau, mais un frisson la
parcourut tout entière.
— Juste une dernière petite touche, dit-il après avoir reculé d’un pas.
Il se rapprocha et ôta la pince retenant son chignon improvisé, avant de lui glisser les doigts dans les
cheveux pour les faire ruisseler sur ses épaules.
— Bellissima…, murmura-t-il en admirant son œuvre. Maintenant, vous êtes prête.
Agacée, Eva se retourna et resta muette de stupeur en découvrant son reflet dans le miroir du salon.
Ça alors, elle avait presque l’air féminine !
— On vous croirait sortie d’un tableau de Botticelli, reprit Roman en repassant en mode ironique.
Vous allez être la star de la soirée.
— Ça m’étonnerait ! riposta-t-elle en faisant volte-face. Et, si vous avez l’intention de me transformer
en Vénus émergeant des eaux, je vous préviens que je n’ai pas l’intention de me déshabiller, ni de
rester en équilibre sur un coquillage !
— A propos de coquillages, faites attention à ne pas vous blesser en marchant pieds nus sur la plage.
Car vous ôterez ces baskets, n’est-ce pas ?
Seigneur, ce sourire dévoilant ces belles dents blanches qui ressortaient sur sa peau hâlée…
— Prête ?
— Si vous le dites…
Elle ignora le bras offert galamment par Roman et passa devant lui, la tête haute. Mais il la rattrapa
sur le palier.
— Vous êtes superbe, dit-il en descendant les escaliers à côté d’elle.
— Merci, répliqua-t-elle d’une voix tendue.
Malheureusement, le reste de son corps était tout sauf tendu. Des sensations inconnues fourmillaient
en elle, révélant des parties de son anatomie auxquelles Eva accordait en général peu d’attention.
— Accélérez un peu le pas. Je ne veux pas être en retard.
Quand il traversa le hall devant elle, Eva lui fit une grimace. Ce type était vraiment d’une arrogance
sans nom. Mais d’une sensualité tout aussi démesurée.
— Après vous, dit-il d’un ton impatient en lui tenant la porte ouverte.
Etait-il obligé d’enfoncer la main dans sa poche de pantalon, attirant ainsi le regard d’Eva vers
l’endroit le plus viril de sa personne ? Elle se força à fixer un bouton de sa chemise.
— On y va, cara ?
* * *
Quand ils arrivèrent sur la plage, la plupart des invités s’y trouvaient déjà. Roman fut accueilli
comme un seigneur revenant d’une longue absence. Eva se réjouissait de parler et comprendre
l’italien. Elle constata que les hommes se montraient particulièrement chaleureux à son égard.
— Je me sens un peu comme Cendrillon à son premier bal, avoua-t-elle lorsque Roman s’éloigna
d’un petit groupe en l’entraînant.
— Mes amis vous trouvent fascinante, se contenta-t-il de répliquer.
— Parce qu’ils ne m’avaient encore jamais vue, rétorqua-t-elle aussitôt. Et qu’ils se demandent ce que
je peux bien fabriquer avec vous.
— Pas du tout. Vous êtes très séduisante, et mes amis sont des hommes au sang chaud qui ne restent
pas indifférents devant une belle femme.
Séduisante ? Ils la trouvaient séduisante ? Alors ça, c’était une première ! D’habitude, les hommes la
trouvaient bornée, compétitrice, raisonneuse, agaçante, insupportable ou encore boudeuse. Mais
séduisante, jamais.
Eva eut soudain envie de sourire.
— J’ai dit quelque chose d’amusant ? demanda Roman en plissant le front.
— Non, pas du tout.
A voir son expression, Eva aurait presque pu le croire jaloux… Comme pour démentir cette
hypothèse absurde, il se détourna pour bavarder avec un groupe d’invités qui le saluaient gaiement.
Elle posa la main sur la boucle de sa ceinture et songea aussitôt à sa mère. Utta Skavanga n’avait pas
caché sa déception en voyant sa deuxième fille adopter des allures de garçon manqué. Mais plus celle-
là avait tenté d’instiller un peu de féminité en celle-ci, plus celle-ci s’était rebellée. Parce qu’au fond
Eva s’était toujours vue comme le vilain petit canard de la famille ; aussi avait-elle délibérément
renoncé à rivaliser avec la beauté de Britt et de Leila.
Jusqu’à aujourd’hui…
— Vos amis ont l’air charmants, dit-elle quand Roman revint vers elle.
— Eux, charmants ? répéta-t-il en se retournant vers les hommes qui la dévoraient du regard. Ce sont
au contraire d’ignobles scélérats.
Eva réprima un sourire. Cette fois, Roman avait vraiment l’air jaloux ! Peut-être la trouvait-il
séduisante, lui aussi ; ne serait-ce qu’un tout petit peu…
Elle s’insulta mentalement. Voilà qu’elle recommençait ! Elle se laissait de nouveau aller à des
fantasmes absurdes. Roman était méditerranéen, un homme à femmes, un don Juan aux innombrables
conquêtes. Il choisissait ses maîtresses parmi les riches et célèbres mannequins, actrices, aristocrates,
héritières, etc. Et pourtant, si, l’espace d’une nuit, il la trouvait à son goût…
— Et vous n’avez pas besoin de vous montrer aussi amicale avec eux, ajouta-t-il d’un ton sec.
— Qu’est-ce que cela peut vous faire ?
— Absolument rien.
— J’aurais pourtant juré le contraire.
— Vous êtes très mignonne dans cette robe improvisée. Et terriblement sexy.
— Mignonne, moi ? Cessez vos plaisanteries, s’il vous plaît.
— Si vous ne me croyez pas, regardez-vous, répliqua-t-il en se tournant vers le bar.
Eva l’imita et, entre les bouteilles et les serveurs, aperçut dans le long miroir une jeune femme
qu’elle eut du mal à reconnaître : une créature mince aux joues roses et aux yeux brillants, dont
l’abondante chevelure cuivrée tombait en cascade sur les épaules. A côté d’un homme superbe et
ténébreux. Néanmoins, au lieu d’en être flattée ou excitée, son ventre se noua d’appréhension :
l’ancienne Eva était de retour, craignant le ridicule, incapable d’accepter un compliment sincère et de
dire merci.
— Si j’avais eu des vêtements appropriés, je n’aurais pas porté une tenue pareille.
La bouche de Roman tressaillit au coin.
— Qu’est-ce qu’il y a ? Je vous amuse ? demanda-t-elle en redressant le menton.
Elle se retrouvait en terrain complètement inconnu. Hors de sa zone de confort habituelle. Et elle se
sentait de plus en plus gauche et déplacée. Comment rivaliser avec les beautés qui l’entouraient, ces
créatures superbes, habillées, chaussées, coiffées et maquillées par les plus grands stylistes du
moment ? Et avec les femmes du village, tout aussi belles dans leurs tenues plus simples ? En fait,
Roman l’avait emmenée pour la ridiculiser et l’humilier. C’était sans doute sa façon de la punir
d’avoir semé la pagaille à la mine avant de débarquer sur son île privée sans y avoir été invitée…
— Où allez-vous ?
Il lui saisit le poignet pour la forcer à s’arrêter.
— Je rentre au palazzo.
— Oh ! non, cara mia. Vous restez avec moi.
Tout en parlant, il l’avait attirée vers lui. Eva essaya de se dégager mais il lui tenait le poignet d’une
main de fer.
— Très bien, je resterai et jouerai mon rôle, dit-elle en soutenant son regard étincelant.
De toute façon, elle ne partirait pas de cette fichue île tant qu’ils n’auraient pas eu cette discussion.
— Parfait, répliqua-t-il tranquillement.
Dès qu’Eva se détendit, il la lâcha.
Contrainte malgré tout de rester avec lui, elle constata peu à peu qu’il était extrêmement populaire,
voire admiré. A un moment donné, un vieil homme s’inclina devant lui et lui baisa même la main
avec respect. De son côté, Roman bavardait avec tous comme avec de vieux amis.
Invités glamour et habitants du village se côtoyaient et se mêlaient joyeusement, riant et causant avec
animation. Eva pensa à ses sœurs avec un serrement au cœur. Elles lui manquaient terriblement, tout à
coup.
Depuis la mort de leurs parents, Britt les avait élevées, Leila et elle, en s’efforçant de leur prodiguer
l’affection dont elles avaient été privées — même du vivant de leurs parents. Et elle les avait quittées
sans explication, après cette dispute lamentable avec son aînée…
— Vous semblez découvrir un nouvel univers, remarqua Roman avec son acuité habituelle. Mais
pourquoi cet air sérieux, brusquement ?
— Je trouve cette soirée fort agréable, et les invités sont bien sympathiques, dit-elle en retrouvant son
sourire. Je constate que vous êtes très admiré, ici.
— Mes nombreuses qualités seraient-elles invisibles à vos yeux, cara ? fit-il en haussant un sourcil
moqueur.
— Parce que vous en possédez ? répliqua-t-elle sur le même ton.
Elle le dévisagea un instant avant d’ajouter :
— J’avoue que j’ai été sidérée de voir ce vieil homme vous baiser la main, tout à l’heure.
— Auriez-vous préféré qu’il me crache au visage ?
— Bien sûr que non ! protesta-t-elle en roulant des yeux. Son attitude m’a frappée, c’est tout.

6.

Roman avait remarqué les regards curieux que lui lançaient les vieilles femmes du village : elles
étaient impatientes de le voir se marier. A leurs yeux, il demeurait l’héritier légitime, le fils du riche
propriétaire de l’île où elles avaient toujours vécu. Or il n’était pas ce fils biologique, et c’était son
cousin qui dirigeait maintenant les affaires familiales. Mais les anciens du village considéraient
toujours Roman comme celui qui devait veiller sur eux et leur donner un héritier.
Si leur bien-être avait toujours représenté sa préoccupation majeure, et qu’il leur resterait toujours
fidèle, il risquait fort de les décevoir quant à ses intentions concernant la jeune femme qui
l’accompagnait ce soir.
— Roman ?
— Excusez-moi, Eva. J’étais plongé dans mes pensées.
— Je ne voudrais surtout pas vous déranger. Et ne vous en faites pas, je peux me passer de vous.
— Je n’en doute pas. Mais je pourrais aussi vous présenter à quelques amis ?
— Et me laisser avec eux ? demanda-t-elle sans ciller, bravache.
— Oh non ! Je ne m’éloignerai pas, soyez tranquille.
La situation était complètement inédite pour Roman. D’habitude, il fréquentait des femmes sachant à
quoi s’en tenir et sûres d’elles, qui allaient droit au but. Elles n’avaient aucun impact sur ses émotions
et, jusqu’à présent, cela lui avait toujours convenu. L’intérêt qu’elles portaient à son corps et à son
compte en banque lui suffisait.
Or Eva le… déboussolait. Et il devait reconnaître que lorsqu’il avait vu ses amis, presque tous de
redoutables play-boys, la dévorer des yeux, prêts à bondir sur leur proie, il avait senti se réveiller son
instinct protecteur — pourtant endormi depuis longtemps.
Eva croyait savoir ce qu’elle voulait alors qu’en fait elle n’en avait pas la moindre idée. Son corps
transmettait à Roman des messages sans équivoque, en totale contradiction toutefois avec l’inquiétude
qu’il lisait dans ses yeux de jade. Elle avait une allure sensationnelle, et pourtant elle semblait ignorer
les regards admiratifs dardés sur elle. Tous les hommes présents la désiraient, mais de loin.
Car ils considéraient qu’elle lui appartenait…
A vrai dire, Roman n’avait jamais ressenti un tel trouble depuis l’adolescence. Puis, à quatorze ans, il
avait banni toute émotion de sa vie. Elles ne servaient à rien, avait-il décidé. Elles faisaient trop mal.
Depuis ce temps-là, il s’était radouci, mais sans parvenir à se débarrasser de la honte éprouvée quand
il était retourné chez ses parents adoptifs, après avoir été rejeté par sa vraie famille. Alors que ses
parents de substitution lui avaient offert tout leur amour et l’avaient entouré des soins les plus
attentionnés, il les avait trahis de façon abominable. Et pour quoi ?
— Vous recommencez !
Il tressaillit au son de la voix moqueuse d’Eva.
— Mais cette fois, poursuivit-elle, je crois que je devrais m’estimer heureuse que vous n’ayez pas une
arme à la main !
— Que voulez-vous dire ?
En réalité, il le savait parfaitement.
— Que vous feriez mieux de profiter de l’instant, répondit-elle en haussant un sourcil espiègle.
— Vous inversez les rôles, on dirait.
Ils se sourirent presque. Puis Roman se ressaisit et se détendit. Eva lui avait causé pas mal de
problèmes à Skavanga, mais, sous ses airs de contestataire, il percevait désormais la jeune femme
timide et maladroite. Alors qu’elle était visiblement déstabilisée, un peu perdue, elle faisait de son
mieux pour garder sa contenance. Et, en dépit de l’irritation qu’elle avait suscitée en lui à Skavanga, il
avait admiré son cran. Au fond, ce qu’elle désirait plus que tout, c’était aider les autres.
Et puis, elle avait raison : autant vivre l’instant et profiter de cette soirée sans se soucier de ce qui en
résulterait.
— Parlez-moi un peu de votre famille, dit-il doucement.
— En quoi cela vous intéresse-t-il ? répliqua-t-elle en plissant le front d’un air méfiant.
Roman comprenait son attitude. Après tout, il avait failli la faire évacuer de son île. Par conséquent, il
était peut-être trop tôt pour ce genre de confidence. Mais de toute façon, et comme il s’y attendait, elle
se mit aussitôt à parler d’autre chose.
* * *
Les changements d’humeur de Roman la rendaient confuse. Lorsque le regard de son cavalier s’était
assombri, Eva avait eu peur. A quoi avait-il pensé pour avoir l’air aussi tourmenté, aussi tenaillé par
le remords ? Son sixième sens lui avait soufflé qu’il regardait en arrière et s’était retranché dans son
passé. Heureusement, il en était revenu et les ombres sinistres avaient quitté ses prunelles. Toutefois,
quand il l’avait interrogée sur sa famille, Eva avait vite embrayé sur un autre sujet. Elle ne voulait pas
parler de ce sujet avec cet homme qu’elle connaissait à peine.
Toutefois, elle avait appris beaucoup de choses sur lui en le regardant parler avec les gens. Il semblait
vraiment les écouter et s’intéresser à ce qu’ils disaient. Il discutait avec ferveur, et de toute évidence
tous le considéraient comme un ami. Elle qui ne possédait pas ce don enviait la facilité avec laquelle il
abordait tout le monde.
— Eva, je voudrais vous présenter à un vieil ami…
Petit à petit, Roman l’introduisit auprès de nombreux invités, comme si elle était une personnalité de
marque et non une enquiquineuse de première classe qu’il aurait volontiers fichue à la porte de son
palazzo et éjectée de son île.
— Revenez nous voir bientôt, Eva, dit aimablement une femme accompagnée de ses jeunes enfants.
Ceux-ci entraînèrent leur mère en babillant. Alors, Roman se tourna vers elle :
— Oh oui, revenez nous voir bientôt, Eva, répéta-t-il d’un ton moqueur.
— Méfiez-vous, répliqua-t-elle. Je pourrais vous prendre au mot !
Elle fut stupéfaite de l’entendre éclater de rire. Un drôle de frisson la traversa : quand il riait, Roman
était d’une beauté à la fois juvénile et virile qui la bouleversait.
— Alors, votre famille ? reprit-il.
Il ne renonçait donc jamais ?
— Vous avez deux sœurs, continua-t-il. Britt et Leila, et un frère, Tyr. Vos parents sont décédés,
comme les miens.
— Je suis désolée pour vous, dit Eva avec calme.
— Et moi pour vous. Cela a dû être très dur quand votre père et votre mère ont trouvé la mort dans
cet accident d’hélicoptère.
— Mes sœurs ont été merveilleuses, et Tyr aussi. Mais c’est toujours une épreuve terrible de perdre
ses parents.
Eva ne montrait jamais sa souffrance, mais celle-ci devait se voir dans ses yeux car Roman resta
silencieux. L’espace d’un bref instant, il y eut un vrai contact entre eux.
— Vous ne savez pas où est Tyr, n’est-ce pas ? demanda soudain Roman.
— Non. Il est là où il estime devoir être.
Tyr était parti depuis longtemps. Il lui manquait cruellement, ainsi qu’à ses sœurs.
— Il a quitté la maison après les obsèques de ma mère et depuis nous ne l’avons plus revu, ajouta-t-
elle.
— Vous souriez.
— Je songeais à nos vacances mouvementées d’autrefois. Tyr nous emmenait patiner sur le lac gelé
pour voir laquelle de nous trois tomberait en premier.
— Ça devait être risqué, mais vous deviez bien vous amuser.
Oui, se souvint Eva. A l’époque, ils étaient heureux. Avant que la mine ne commence à péricliter et
que leur père ne se mette à boire.
— Eva ? Ça va ?
A vrai dire, elle ne savait pas si elle allait bien ou pas. Une sensation atroce de perte lui labourait la
poitrine. Peut-être à cause des familles qu’elle avait rencontrées au cours de la soirée, alors que la
sienne avait disparu à jamais.
A cet instant, une jeune femme superbe aux grands yeux de biche s’approcha de Roman et se pencha
pour lui murmurer quelque chose à l’oreille. Roman lui répondit en riant, puis se retourna vers un
homme qui venait de lui donner une bourrade amicale.
Quelques instants plus tard, lorsqu’un jeune apollon souriant vint l’inviter à danser, Eva crut que
Roman allait exploser. Finalement, il recula et haussa les épaules, comme pour lui souhaiter bonne
chance — à elle, ou au jeune homme ?… Le regard de Roman dardé sur elle lui brûlait le dos tandis
qu’elle s’avançait vers la piste de danse, où elle se laissa enlacer par son charmant cavalier.
Celui-ci se conduisit en parfait gentleman et s’abstint de la serrer de trop près. Par respect pour
Roman, se dit-elle. Ce dernier était maintenant accoudé au bar et bavardait avec des amis, mais sans
cesser de la suivre du regard.
* * *
Tout en écoutant un vieil ami lui parler de sa dernière conquête, Roman serrait les poings. Son sang
bouillonnait dans ses veines. Tout d’abord, il avait été content qu’un jeune garçon du village, le fils
d’une famille qu’il connaissait bien, vienne inviter Eva à danser. Mais ensuite, il avait été submergé
par une réaction d’une violence inouïe qui l’avait surpris lui-même. A tel point qu’il avait dû faire un
effort pour ne pas se précipiter sur le malheureux jeune homme et lui arracher Eva des bras.
La vue de leurs corps enlacés lui était insupportable. Quant aux longues mains hâlées posées sur les
hanches de la jeune femme, il eut du mal à ne pas bondir pour…
Choqué par l’intensité des émotions qui se bousculaient en lui, Roman s’excusa auprès de son ami et
s’éloigna du bar.
* * *
Son cavalier était absolument délicieux et ses propos ne manquaient ni d’intelligence ni d’intérêt.
Alors, pourquoi Eva ne parvenait-elle pas à profiter de l’instant, comme elle avait conseillé un peu
plus tôt à Roman de le faire ?
Parce qu’elle aurait préféré danser avec lui…
Jetant coup d’œil en direction du bar, elle vit qu’il ne s’y trouvait plus. Elle aurait dû en être ravie,
non ? N’avait-elle pas souhaité qu’il lui fiche la paix ?
Lorsque la musique s’arrêta, que le jeune homme la remercia en souriant et rejoignit ses amis en la
laissant seule sur la piste de danse, Eva se sentit soudain perdue. Abandonnée. Qu’est-ce qu’il lui
prenait ? Elle se trouvait entourée de gens adorables, dans un lieu magnifique… Elle leva les yeux et
contempla le ciel de velours couleur d’encre, parsemé de pépites dorées. L’orchestre était fabuleux,
les mets proposés exquis.
Un homme en costume gris perle s’avança vers elle, le sourire aux lèvres.
— Désirez-vous que j’aille vous chercher une coupe de champagne, signorina ?
— Non, merci.
Reprenant ses esprits, Eva s’éloigna et se faufila parmi les invités. Où Roman était-il passé ? Elle se
rapprocha de la longue table recouverte d’une nappe blanche et choisit un assortiment de petits-fours
qu’un chef en toque blanche disposa sur une assiette pour elle. Elle réalisa qu’elle mourait de faim.
Quand avait-elle mangé pour la dernière fois ?
— C’est fini, la danse ?
— Roman ? fit-elle en se retournant d’un mouvement vif. Excusez-moi… Vous m’avez fait peur.
— Je vois ça.
Oh ! la lueur qui dansait dans ses yeux noirs… Eva se gifla mentalement dans l’espoir de se ressaisir.
Elle était venue sur cette île effectuer une mission, pas pour tomber sous l’emprise d’un homme au
charisme et à la beauté époustouflants.
Elle s’efforça de ne pas remarquer que Roman était maintenant pieds nus et avait roulé son pantalon
sur ses mollets. Que ceux-ci étaient musclés et bronzés. Il était allé marcher dans l’eau, tandis que de
son côté elle se posait beaucoup trop de questions à son sujet. Et son corps réagissait de façon de plus
en plus fantasque à proximité de celui de Roman…
— J’ai l’impression que vous vous amusez bien, finalement, commença-t-il d’une voix neutre.
Pourtant, vous ne connaissiez personne ici.
— Non, mais tout le monde s’est montré amical avec moi.
— Je l’avais remarqué. Vous voulez un mouchoir ?
Eva se rendit compte qu’elle se léchait les lèvres et rougit.
— Je veux bien, merci.
Il lui tendit un grand mouchoir de fin coton blanc.
— Cette soirée est vraiment très agréable, dit-elle en s’essuyant les lèvres. Merci de m’y avoir
amenée.
— Je n’avais pas vraiment le choix.
— Moi non plus !
A quoi pensait Roman ? Dans son regard, elle lisait du calcul, mais aussi une étincelle d’humour. Et,
quand il éclata soudain de rire, Eva ne put s’empêcher d’écarquiller les yeux, fascinée par sa beauté.
— Au fait, avez-vous trouvé une chambre où passer la nuit ? demanda-t-il en haussant un sourcil
malicieux.
Elle n’y avait même pas songé…
— Ne vous en faites pas, reprit-il, il n’y a aucun problème : vous dormez chez moi. Je n’ai pas
changé d’avis.
Mais elle, si. Il aurait été inconsidéré de dormir au palazzo. Trop de fantasmes galopaient dans sa tête,
tous plus fous et absurdes les uns que les autres. Si jamais Roman la touchait…
— N’ayez pas l’air aussi inquiète. Je ne vous offre qu’un lit pour la nuit.
— Que pourriez-vous m’offrir d’autre ? riposta-t-elle, un peu trop agressive.
Un mélange troublant la gagna. En fait, elle était déçue, et même un peu humiliée, de constater qu’il
ne tentait même pas de l’emmener dans son lit.
— Un problème, Eva ?
— Pourquoi cette question ?
— Parce que vous froncez de nouveau les sourcils.
— Je n’ai aucun problème, affirma-t-elle. Et je vous suis extrêmement reconnaissante de m’héberger
pour la nuit.
Tout en bavardant de sujets moins périlleux, ils se rapprochèrent de la piste de danse. Soudain, une
jeune fille la poussa en riant dans les bras de Roman. Avant qu’Eva ait eu le temps de se dégager, il
l’attira contre lui. Elle se raidit aussitôt.
— Rassurez-moi, la taquina-t-il, vous n’allez pas faire une scène ?
Se méfiant des réactions indomptables de son corps, Eva préféra s’abstenir de répondre. Quand elle
eut à peu près réussi à se contrôler, elle répliqua :
— Je ne suis quand même pas obligée de danser avec vous ?
— Ce serait si épouvantable ?
La voix de Roman était grave, profonde, et sexy. Par ailleurs, tout le monde les regardait — Eva
réalisa qu’ils guettaient sa réaction.
— De toute façon, je ne pense pas que vous ayez le choix, ajouta-t-il.
Comme si elle ne le savait pas… Elle se tourna vers la jeune fille qui l’avait poussée et ne put
s’empêcher de lui sourire : abandonnée dans les bras de son petit ami, celle-ci avait l’air si heureuse.
— D’accord, dit-elle à Roman. Mais une seule danse !
— Cela me suffira amplement, répliqua-t-il avec son agaçant petit sourire en coin.

7.

Dire qu’elle s’était toujours targuée de rester forte, en toutes circonstances…


Son corps frémissait, ses mamelons durcissaient sous le T-shirt prêté par Roman ; quant aux
sensations qui naissaient au plus intime de sa féminité, mieux valait ne pas y penser…
Eva se fustigea d’être venue sur cette fichue île. Elle aurait plutôt dû rester à Skavanga et organiser la
lutte sur place. Pourtant, ne savourait-elle pas ces instants merveilleux passés entre les bras de cet
homme sublime, tout contre lui ?
— Je parie que vous vous demandez pourquoi vous avez fait tout ce chemin pour venir me retrouver,
murmura-t-il alors à son oreille.
— Pardon ?
Seigneur, lisait-il dans ses pensées ? Après avoir dominé le tumulte qui régnait en elle, Eva reprit
d’un ton plus posé :
— Maintenant que je suis ici, j’y resterai jusqu’à ce que j’aie obtenu ce que j’attends de vous.
Roman éclata d’un rire incroyablement sensuel.
— Il se pourrait bien que vous obteniez même davantage que ce que vous espériez…
— Je prendrai ce qui se présentera.
— Voilà qui me réjouit, approuva Roman en resserrant son étreinte.
— Pas de familiarité, s’il vous plaît !
— A votre guise, murmura-t-il en laissant un peu plus d’espace entre leurs corps. Ça va mieux, cara ?
— Vous avez de la chance que je ne porte pas de talons aiguilles, sinon je vous aurais écrasé le pied
avec joie. Au fait, nous ne sommes pas censés danser ?
— Toutes mes excuses. Je pensais à autre chose. Je me demandais si vous aviez peur de…
— Je n’ai pas peur, l’interrompit Eva.
— Pourtant, vous êtes très crispée.
Elle avait les joues en feu. Le corps en ébullition. Elle n’avait pas prévu les myriades de sensations
fabuleuses qui naissaient au contact du corps de Roman, de ses mains posées sur ses reins. Mais pas
question de le lui dire !
— Danser avec moi doit représenter une véritable corvée pour vous, répliqua-t-elle.
— Vous n’imaginez pas à quel point…, plaisanta-t-il.
Eva ne put retenir un demi-sourire. Ils s’accordaient bien, finalement. Et même très bien.
— Tout le monde nous regarde, chuchota-t-elle. Que doivent-ils penser ?
— Ils se demandent qui vous êtes et ce que vous faites avec moi.
— J’espère qu’ils n’imaginent pas que nous entretenons une espèce de… de… liaison, ou un truc de
ce genre.
— Si, bien sûr.
— Et cela vous est égal ? demanda-t-elle en roulant des yeux.
— Je ne parle jamais de ma vie privée à quiconque. Et je ne dois d’explication à personne.
Une boule se forma dans le ventre d’Eva. A partir de maintenant, elle devrait faire très attention. Et
éviter de regarder Roman.
Hélas, quelque chose en lui captivait son regard. Etait-ce le petit pli au milieu de son front ? La
courbure de sa bouche ? Ou encore cette lueur espiègle au fond de ses prunelles ? Peut-être tout cela à
la fois…
— Est-ce que cela vous excite de me tourmenter ? demanda-t-elle d’un ton brusque.
Elle se mordit la lèvre en se rendant compte qu’elle avait employé un verbe un peu équivoque.
— Lorsque vous me dévorez des yeux comme en ce moment, oui, cela m’excite. Quant à vous
tourmenter, ça me plaît, c’est vrai. Disons que je vois cela comme une petite vengeance. Mais vous ne
pouvez pas nier que ce qui vibre entre nous entraîne forcément des…
— Je ne suis pas d’accord, le coupa-t-elle.
Roman sourit.
— Vous êtes tellement séduisante quand vous vous enflammez ainsi, cara mia. Et, si vous vous
dérobez, vous le regretterez.
Au même instant, les musiciens s’arrêtèrent de jouer.
— Je suis sûre que vous allez adorer le morceau suivant, poursuivit Roman.
Il arborait ce sourire qui la déstabilisait complètement — et la rendait terriblement méfiante.
— Qu’est-ce qu’il a de si spécial ?
— Vous verrez.
— Cela vous ennuierait de me laisser un peu respirer, avant ?
— Je vous en prie, dit-il en la libérant aussitôt.
Eva recula en remarquant que les invités la dévisageaient en souriant. Comme s’ils attendaient
quelque chose…
* * *
Roman adorait voir Eva s’empourprer. Danser avec elle le ravissait — leur corps-à-corps était
diablement sexy. A vrai dire, il n’avait pas passé d’aussi bonne soirée depuis une éternité. Non
seulement Eva possédait un sens naturel du rythme, mais il aimait particulièrement la taquiner. Il était
si facile de la faire enrager ! Ses émotions se lisaient sur ses traits, même si elle gardait une part de
mystère qui l’intriguait de plus en plus. Et, quand elle oubliait de se protéger, une sensualité sauvage,
et réprimée, s’exhalait de son corps mince et délicieusement féminin. Quel homme digne de ce nom
n’aurait pas été excité ?
Toutefois, Roman se demandait pourquoi une jeune femme aussi sexy se dépréciait autant. Etait-elle
aussi inexpérimentée qu’elle le paraissait ? Ou sa réputation était-elle erronée ?…
— Vous finirez par me dire pourquoi, murmura-t-il.
— De quoi parlez-vous ? rétorqua-t-elle, sur la défensive.
Roman se rendit compte qu’il avait parlé à voix haute. Heureusement, à cet instant, les musiciens qui
étaient allés se rafraîchir au bar remontèrent sur le podium.
— Je n’aime pas danser, poursuivit Eva. Et j’évite de le faire autant que possible.
— Comme vous évitez les hommes ?
Elle resta silencieuse durant quelques instants, cherchant visiblement une réplique qui ne venait pas.
— Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? demanda-t-elle enfin.
— Allez-vous le nier ?
— Eh bien… disons qu’ils ne m’intéressent pas, répliqua-t-elle en haussant son épaule nue. Mais je ne
m’attends pas que vous compreniez. Pour moi, sortir avec des hommes n’est pas une activité
obligatoire, voilà tout.
Ses cheveux aux reflets flamboyants lui caressaient l’épaule et il dut se contrôler pour ne pas y glisser
les doigts.
— Calmez-vous, cara. Je ne voulais pas vous agresser. Vous êtes libre de vivre comme bon vous
semble.
— Ravie de vous l’entendre dire !
— Le sarcasme ne vous va pas. Ni le mensonge.
— Pardon ? fit-elle d’un air offusqué.
— Votre corps exprime exactement le contraire de ce qui jaillit de vos lèvres, expliqua-t-il en la
regardant dans les yeux.
— Je dansais ! Et au cas où cela vous aurait échappé, pour danser, il faut bouger son corps.
Roman rit de bon cœur.
— Certes, mais pas nécessairement avec autant d’enthousiasme ! Mais pardonnez-moi. J’ai peut-être
mal interprété votre langage corporel.
Lorsque les musiciens attaquèrent le morceau suivant, elle se raidit.
— Quelqu’un vous a-t-il fait du mal ? demanda-t-il doucement.
— Je ne suis pas venue ici pour discuter de ma vie privée, mais de Skavanga.
— Si je comprends bien, vous êtes née comme ça ?
Cette fois, elle perdit tout contrôle.
— Si vous pensez que je ne sais pas défendre mes idées, vous vous trompez ! lança-t-elle entre ses
dents serrées.
Roman la prit dans ses bras et la serra contre lui.
— Taisez-vous. Et laissez-vous aller.
Ils dansaient depuis peu lorsque Eva entendit des applaudissements crépiter autour d’eux. Quand elle
se retourna, elle constata que les jeunes mariés les avaient rejoints sur la piste et que les invités les
regardaient en souriant. Elle oublia l’arrogance de Roman et ne put s’empêcher de sourire à son tour.
Soudain, le jeune marié souleva sa femme dans ses bras avant de s’enfuir avec elle sous une nouvelle
salve d’applaudissements. C’était toujours ainsi, dans les mariages, songea Eva en les regardant
disparaître sous les hourras. Le sexe était présent dans tous les esprits, pas seulement dans ceux des
jeunes époux…
— Que va-t-il se passer, maintenant ? demanda-t-elle, anxieuse, en voyant les invités former un cercle
autour de Roman et elle. Nous sommes vraiment obligés de continuer ? Vous devez en avoir assez de
danser, non ?
— Eva Skavanga perdrait-elle son sang-froid ?
— Cela se voit tant que ça ? murmura-t-elle.
— Pas de panique. Je m’occupe de tout.
— Je suis vraiment rassurée…
Elle ne put terminer sa phrase. La musique s’était arrêtée et Roman l’embrassait…
* * *
Il ne s’agissait pas d’un baiser poli. Pas du tout. Roman l’embrassait à pleine bouche. Complètement.
Avec un savoir-faire renversant. Eva ferma les paupières et fut assaillie par une sorte de feu d’artifice.
Puis Roman écarta sa bouche de la sienne et laissa retomber ses bras.
Le souffle court, elle recula, tremblant de tout son corps.
C’était la première fois qu’elle était embrassée par un homme sachant vraiment embrasser. Il l’avait
fait avec la même assurance qu’il parlait et agissait. Et elle avait aimé cela. Elle avait même beaucoup
aimé cela. Les lèvres de Roman étaient fermes et douces, impérieuses et persuasives.
— Quelque chose ne va pas, Eva ?
— Je…
— Tu n’as pas aimé, cara ? répliqua-t-il avec une nonchalance insupportable.
Elle nota qu’il la tutoyait à présent et décida d’en faire de même :
— Ne fais pas l’innocent. Tu m’as embrassée alors que…
— … alors que tu en mourais d’envie. Mais maintenant, je crains qu’il ne soit l’heure de nous en
aller.
— Va-t’en si tu veux, moi je reste !
— Puis-je au moins te remercier de m’avoir accordé cette danse ? répliqua-t-il d’une voix suave.
Avec une lenteur redoutable, il promena son regard sur sa gorge, ses seins…
— Je croyais que tu ne voulais pas de scène, lança-t-elle.
— Non, je n’y tiens pas particulièrement, en effet.
— Alors laisse-moi tranquille.
La tête haute, elle se détourna et s’avança vers le bar. Elle vibrait encore du baiser. Tout entière.
Jamais son corps n’oublierait les sensations merveilleuses qui l’avaient parcouru. Son esprit non
plus… Et elle y repenserait sans doute jusqu’à son dernier jour, en regrettant de ne pas être allée plus
loin.
Choquée par ses propres pensées, Eva ne put s’empêcher de frémir au souvenir des caresses de la
langue de Roman, de celles de ses mains chaudes et puissantes sur ses bras nus, de la sensation inouïe
qui l’avait ébranlée lorsqu’elle avait senti son corps viril durcir contre elle — et, pire encore, de la
façon dont son propre corps avait réagi…
Roman s’était joué d’elle. Devant tout le monde. Pour se venger, probablement.
— Tu ne veux plus danser ? demanda sa belle voix grave derrière elle. T’aurais-je déjà épuisée, Eva ?
— Tu as épuisé ma patience, riposta-t-elle en pivotant sur elle-même.
— Mais pas ton corps, affirma-t-il avec un sourire dévastateur. Je crois même…
Il s’interrompit un instant et s’appuya au bar.
— Je crois même qu’il ne rechignerait pas à s’épuiser davantage, bella mia. Je me trompe ?
— Tu es…
— Je sais qui je suis, coupa-t-il avec impatience. Mais toi, sais-tu qui tu es ?
— Tu n’as pas honte ?
— De quoi ? répliqua-t-il en haussant les épaules. J’ai aimé ce baiser, autant que toi.
— Parce que tu sais ce que j’ai ressenti, peut-être ? riposta-t-elle d’un ton railleur.
Ainsi, il avait aimé l’embrasser… ? se répéta-t-elle.
— J’en suis même certain, dit-il en soutenant son regard. Et, si tu souhaites combler les lacunes dont a
souffert ton éducation, je serais trop heureux de t’y aider.
Eva se troubla. Un volcan s’était réveillé entre ses jambes et son cœur battait la chamade. Elle ferait
mieux d’aller piquer une tête dans la piscine dès qu’ils seraient de retour au palazzo… Aussitôt, des
visions de corps nus assaillirent son esprit, suivies d’images plus troublantes encore.
Que souhaitait-elle vraiment ? La réponse semblait couver dans les yeux de Roman, brûlante,
incandescente. Jamais encore Eva n’avait vu flamber un tel éclat dans un regard d’homme. Un tel
désir.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, Roman Quisvada voulait coucher avec elle. Cette nuit.

8.

Après l’avoir regardée un long moment en silence, Roman dit d’une voix douce :
— Viens. Suis-moi.
Puis il s’avança parmi les couples qui marchaient au bord de l’eau, enlacés pour la plupart. A présent,
plus personne ne faisait attention à eux.
Ils commencèrent à s’éloigner de la plage. Quand ils s’engagèrent sur le sentier conduisant au
palazzo, Roman lui prit soudain le bras.
— Attention aux rochers. Certains tiennent en équilibre très précaire.
Sa main était ferme et chaude. Rassurante. Car, en dépit du chaos qui régnait en elle, Eva avait
confiance en cet homme. A tel point que, tout à coup, elle eut envie de tout lui dire. Mais elle ne
pouvait pas lui parler de ses peurs intimes.
— Il n’y a plus de danger, maintenant, dit-il en la lâchant.
— Merci, murmura-t-elle.
Quand ils se remirent à marcher côte à côte, elle eut l’impression qu’un vide béant les séparait. La
chaleur de Roman lui manquait. La sensation de ses doigts sur sa peau…
— Ne t’éloigne pas de moi, Eva.
— Ne crains rien : tant que nous n’aurons pas eu cette discussion, je ne te quitterai pas d’une semelle !
répliqua-t-elle d’un ton moqueur.
— C’est vrai ? demanda-t-il en riant.
— Absolument.
— Je prends note.
Sa voix était soyeuse, son rire terriblement sexy. Eva s’efforça de les graver dans son cerveau, dans
son cœur. Car ces instants magiques s’évanouiraient, comme tout le reste. Cette évidence l’attrista.
Lorsque le palazzo apparut en haut du chemin, nimbé d’un éclairage doré qui se découpait sur le ciel
de velours violet, Eva tressaillit. Elle n’avait pas oublié la raison de sa présence sur l’île, et elle
obtiendrait ce qu’elle était venue y chercher.
La pente devenait plus raide. Roman ralentit pour lui permettre de rester à sa hauteur et en profita
pour lui redemander si elle était contente de sa soirée.
— Oui, à l’exception du moment où tu m’as prise en traître et m’as volé ce baiser, dit-elle en
s’arrêtant pour reprendre son souffle. Mais j’aurai ma revanche.
— J’y compte bien.
Un petit halètement échappa à Eva, puis elle détourna rapidement la tête.
— Tu devrais peut-être quitter Skavanga plus souvent ? reprit-il d’un ton neutre.
— Oui, peut-être… L’orchestre était fantastique, ajouta-t-elle en s’appuyant contre la paroi rocheuse.
Les musiciens ont réussi à me rendre heureuse et triste en l’espace d’un seul morceau. C’est fou,
non ?
Roman pinça les lèvres. Ce n’était pas plus fou que de traîner avec cette femme étrange au lieu de
l’emmener directement au lit. Mais, au fond, il était heureux qu’elle partage sa passion.
— La musique me touche aussi, avoua-t-il en se rapprochant d’elle.
Dio ! Dans quoi s’embarquait-il ? Il s’approchait d’un territoire qu’il n’explorait pas avec les
femmes, d’habitude…
— Tu m’irrites tellement, murmura Eva en levant les yeux vers le ciel étoilé.
— Vraiment ? Tu n’as pourtant pas l’air si irritée.
— Pas maintenant, expliqua-t-elle avec un sourire malicieux. Mais tout à l’heure…
— Ah bon ?
— Tu as réussi un prodige, Roman : grâce à toi, j’arrive à me moquer de moi-même !
Elle s’interrompit un instant et soupira, levant les yeux au ciel avec une grimace comique.
— Il était temps…
— Suis-je censé faire un commentaire ? la taquina-t-il.
— Tu n’as pas intérêt ! répliqua-t-elle en redressant le menton d’un mouvement vif. Pourquoi
m’asticotes-tu sans cesse ?
— Je ne sais pas, murmura Roman. Peut-être parce que j’adore te voir te mettre en colère.
— Tu es incroyable !
— Dois-je prendre cela pour un compliment ?
Une telle beauté irradiait de son visage au teint de porcelaine que Roman resta silencieux pendant
quelques instants. La brise légère souleva les cheveux d’Eva en une auréole aux reflets auburn ; il lui
en repoussa doucement une boucle de la joue.
— On y va ?
Quand elle lui prit la main, il fut surpris par son geste et, à sa grande surprise, fut gagné par un
bonheur inconnu.
* * *
Avec Roman, Eva regrettait de ne pas être autre. Différente. Courageuse, dans tous les domaines.
C’était absurde ! Du coin de l’œil, elle vit ses lèvres tressaillir à la commissure. Elle se rappela alors
qu’une femme aussi inexpérimentée qu’elle ne devrait pas flirter avec un séducteur aussi superbe et
dangereux que Roman Quisvada.
Aussitôt elle lui lâcha la main et le laissa passer devant elle. S’il avait su la vérité, toute la vérité, il
aurait sans doute éclaté d’un rire incrédule et méprisant.
— Je marche trop vite pour toi ? s’inquiéta-t-il avec gentillesse.
— Non, pas du tout.
Immobile sur le bord du chemin, il l’attendit en souriant. Mon Dieu, ce sourire… Il était bien trop
ravageur, trop sexy, trop viril. Mieux valait commencer par un homme tranquille, voire timide.
Inoffensif.
Quand elle arriva à sa hauteur, Roman lui saisit le poignet.
— Manques-tu à ce point de confiance en toi ?
— Quelle idée…
— Je te devine. Pour moi, tu es transparente.
Eva se détourna pour échapper au regard scrutateur de son compagnon. La main de celui-ci, refermée
autour de son poignet, faisait naître un courant délicieux qui lui montait dans le bras, l’épaule, se
répandait dans sa poitrine. La nuit les enveloppait comme un cocon, et il n’y avait personne alentour.
Aucun bruit, sinon le doux murmure des vagues. Roman allait-il l’embrasser ? S’il le faisait, serait-ce
parce qu’il en avait vraiment envie, ou pour se moquer d’elle ? Ou la punir…
Comme pour répondre à ces questions, il pencha le visage vers le sien en la regardant dans les yeux.
Puis il la fit attendre. Jusqu’à ce qu’elle vacille vers lui. Et, quand il lui caressa la bouche de la sienne,
Eva retint son souffle.
Elle brûlait d’explorer l’univers mystérieux et sensuel qui s’ouvrait à elle. Roman lui faisait
comprendre qu’elle n’était pas obligée de l’y suivre. Il l’invitait à l’y accompagner. Comment résister
à la sensualité mâle qui exsudait de lui ? Au courant irrésistible qui l’attirait vers cet homme ?
Roman la dominait, elle était en son pouvoir, mais elle comprenait d’instinct qu’il ne profiterait pas
de sa supériorité. De façon perverse, ce constat redoubla ses fantasmes : elle s’imagina soumise et
consentante, offerte à tous les plaisirs qu’il pourrait lui faire découvrir…
Il lui prit la taille d’une main et posa l’autre sur sa joue avec une douceur inouïe. S’il la tenait ainsi
une seconde de plus, elle allait sombrer… Elle désirait sombrer ! La main glissa sur sa hanche, ses
reins, ses fesses. Mais, quand il la serra contre lui, ce geste pourtant simple et naturel l’effraya. C’était
trop intime. C’était tout ce dont elle mourait d’envie et redoutait. Elle ferma les yeux et écarta le
visage du sien.
— Eva ? demanda Roman, perplexe.
A son âge, elle avait peur du sexe ? Ou alors de lui ?
— Pourquoi as-tu peur de moi ?
— Je n’ai pas… Très bien, disons que j’ai entendu raconter certaines choses à ton sujet.
Roman devina qu’elle se raccrochait au premier mensonge venu, tout en se détestant de réagir ainsi.
— Crois-tu tout ce qu’on raconte ?
Son regard s’attarda sur ses épaules minces et rondes, à la peau diaphane. Il avait envie de protéger
cette femme, alors qu’elle n’avait fait que s’opposer à lui. Il la désirait comme un fou, mais voulait
qu’elle vienne à lui librement. Eva ne serait pas une conquête de plus. Elle le troublait, l’atteignait
dans un endroit secret comme aucune femme jusqu’alors.
Elle fit un pas vers le bord de la falaise.
— Non ! cria-t-il.
* * *
Roman lança le bras en avant et agrippa celui d’Eva. Il la tira en arrière. Alors, il lui prit le visage
entre les mains pour la forcer à le regarder.
— Tu voulais plonger de la falaise ? murmura-t-il. Il faut faire très attention, par ici : c’est très
dangereux, crois-moi.
Elle posait sur lui un regard égaré. Il comprit qu’elle venait d’avoir un choc. Il brûlait de
l’embrasser ; cette fois, il se retint.
— Tu viens de me sauver la vie, c’est ça ? demanda-t-elle d’une voix crispée.
Il hocha la tête. Ils restèrent face à face en silence pendant un long moment. Eva s’était toujours
débrouillée toute seule et ce soir elle se sentait dépassée, comprit Roman en la voyant se mordiller la
lèvre.
— Merci…, chuchota-t-elle soudain.
— Tu as beau être agaçante au possible, je ne vais pas te laisser tomber dans le vide.
Eva soupira de soulagement : un sourire avait percé dans la voix profonde de Roman. En fait, elle
aurait voulu lui dire qu’elle avait totalement confiance en lui. Que c’était d’elle-même qu’elle se
méfiait. Il suffisait de si peu pour qu’elle gâche tout !
— J’ai encore une petite chose à te demander, reprit-il.
— Oui ?
— Peux-tu cesser de soupirer comme ça ? Je n’arrive pas à savoir si ces soupirs signifient que tu es
excitée, réticente ou simplement exténuée…
— … d’avoir autant dansé et embrassé ? enchaîna-t-elle d’un ton moqueur. Je crois que je peux tenir
le coup.
Ce qui s’était passé et se passait maintenant ne pouvait déboucher que sur une seule issue. Eva le savait
depuis le début. Elle aurait pu se retirer, n’importe quand. Mais elle n’en avait rien fait. Quand ils
arriveraient au palazzo, elle dirait la vérité à Roman. Elle lui expliquerait franchement qu’elle ne
coucherait pas avec lui. Qu’elle n’était pas ce genre de femme.
Mais quel était son genre, exactement ?
— Où es-tu, Eva ?
— Juste à côté de toi.
— Eva…
Lorsque Roman se tourna vers elle, son cœur fit un drôle de petit bond. Elle recula et se retrouva le
dos appuyé à la surface lisse d’un rocher. Roman posa les mains de chaque côté de son visage, la
retenant prisonnière. Cette fois, il n’y avait pas d’échappatoire.
— Et si tu me disais la vérité avant que nous n’allions plus loin ? demanda-t-il lentement en la
regardant dans les yeux.
— Comment… ?
— Comment est-ce que je le sais ? Tu plaisantes, je suppose ? Je te l’ai dit tout à l’heure : je te devine.
Et franchement, ce n’est pas difficile. Alors maintenant, je veux entendre la vérité de ta bouche. Toute
la vérité.
Laissant retomber ses bras, il recula d’un pas.
— Tu es venue jusqu’ici uniquement pour me parler de Skavanga ?
— Absolument, répondit-elle en se détournant. Tu veux bien me laisser passer, à présent ?
— Je t’en prie, lâcha-t-il avec une petite courbette ironique.
Ils franchirent en silence le peu de distance qui les séparait de la grande porte du palazzo. Un véritable
gouffre s’était creusé entre eux. Eva se serait giflée. Elle avait tout gâché. Une fois de plus. Elle ne
savait ni ce qu’elle voulait, ni ce qu’elle ne voulait pas.
Roman s’effaça pour la laisser entrer. Il était si sûr de lui, si calme et détendu. Et un peu macho,
aussi…
— Viens, murmura-t-il en lui passant le bras autour des épaules pour l’entraîner dans l’immense hall.
Il la conduisit vers le majestueux escalier et gravit les marches en la serrant contre lui. Une fois au
deuxième étage, il s’avança dans le long couloir, avant de s’arrêter devant la porte de la suite réservée
aux invités.
De sa main libre, il ouvrit la porte. Le cœur d’Eva battait à un rythme sauvage. Il la poussa doucement
à l’intérieur, entra à son tour et referma derrière lui.
— Je ne peux pas…, murmura-t-elle.
— Tu ne peux pas quoi ?
— Ce que tu attends de moi. Je ne peux pas.
— Tu en es sûre ?
— J’en suis certaine.
— Comment peux-tu savoir ce que j’attends de toi ?
L’ombre d’un sourire arrondit sa belle bouche sensuelle.
— Je promets de ne dire à personne qu’Eva Skavanga a eu un trac incroyable si tu me promets de ne
dire à personne que j’ai dû recourir à un truc pour t’embrasser la première fois.
— Tu veux dire que…
— Tu doutes vraiment que j’aie envie de t’embrasser ? Laisse-moi te le prouver.
Roman pencha la tête puis prit sa bouche, lentement. Eva tressaillit. Il la poussa doucement vers le lit.
Au lieu de se dégager, elle s’accrocha à lui en répondant à son baiser avec fièvre, comme si sa vie en
dépendait.

9.

Quand Roman lui mordilla le lobe de l’oreille, Eva se mit à trembler dans ses bras. Et, lorsqu’il
referma la main sur son sein, que ses doigts experts entreprirent d’en titiller le mamelon durci, d’une
façon délicate et incroyablement intuitive, ses dernières défenses s’écroulèrent.
— Tu aimes ça ? murmura-t-il en l’embrassant dans le cou.
Les yeux fermés, elle s’abandonna au plaisir en exhalant un gémissement. Roman avait glissé son
autre main entre ses cuisses, en une caresse si intime qu’Eva en fut tourneboulée. D’instinct, elle posa
la main sur celle de Roman pour l’encourager à poursuivre les délicieux tourments qu’il lui
infligeait.
Dans sa hâte à se débarrasser de ses baskets, elle chancela. Roman la retint, puis l’aida à détacher sa
ceinture et à ôter le T-shirt qui lui servait de robe. Ce qui lui avait semblé impossible et hors d’atteinte
paraissait soudain la chose la plus naturelle du monde. Roman tira sa chemise hors de son pantalon
puis la fit passer par-dessus sa tête sans se donner la peine de la déboutonner.
Son corps était parfait : musclé et ferme, à la peau couleur bronze. Caressée par un rayon de lune, elle
luisait comme si la lumière émanait de lui. Quand il dégrafa sa ceinture, ôta ses mocassins, et que son
pantalon descendit sur ses cuisses puissantes, une drôle de sensation remua la poitrine et le ventre
d’Eva.
Vêtu maintenant d’un seul caleçon de soie noire, les cheveux en bataille, Roman la dominait de sa
haute taille. Eva aimait se sentir petite et protégée — et désirée — par un tel guerrier. Avec son
imposante carrure, son ventre plat et ferme, ses hanches étroites, ses jambes d’athlète, il était plus
qu’impressionnant. Quant au renflement visible sous la soie noire… Eva détourna rapidement les
yeux.
— Tu es si belle, dit-il en lui caressant les cheveux.
Il y avait presque de la tendresse dans son geste. Mais le désir montait entre eux, palpable. Il les
enveloppait.
Jusqu’à présent, Eva ne s’était pas retrouvée devant beaucoup d’hommes en soutien-gorge et string.
Et jamais soumise à un tel regard appréciateur. Serait-elle capable de satisfaire l’appétit de Roman ?
Elle jeta un bref regard en direction du lit en songeant à toutes les femmes superbes et glamour qu’il
avait dû amener là. Cette aventure était folle… Mais que valait la vie sans un zeste de folie ?
Les prunelles de Roman brillaient de désir, mais aussi de malice. Ce fut ce qui la détendit. Et exacerba
son propre désir. Elle brûlait de se rapprocher de lui, de sentir ses mains, sa bouche, sur son corps.
Elle en avait besoin.
Il le devina peut-être, à moins qu’il n’ait éprouvé la même chose, car il lui prit la main et l’attira vers
lui. Ensuite, il lui guida le pouce afin qu’elle se caresse les lèvres, gonflées par leurs baisers.
— Tu sens quelque chose ? demanda-t-il.
Oui, au plus profond de son sexe. Guidant toujours sa main, il la fit descendre sur ses seins. Eva laissa
échapper un halètement. Roman gardait le regard soudé au sien pour observer ses réactions.
— Et maintenant ? murmura-t-il.
Avec tout autre que lui, Eva aurait trouvé ce genre d’attitude déplacée, voire perverse. Mais elle
comprenait qu’il l’aidait à accepter les sensations nouvelles qui la parcouraient, afin qu’elle puisse
s’y abandonner sans peur.
Les différents endroits de son corps lui semblaient reliés entre eux par des connexions magiques et
mystérieuses, faisant naître des ondes de volupté si intenses qu’Eva serra les cuisses. Le plaisir qui en
résulta fut alors si fabuleux qu’elle poussa une longue plainte.
Roman sourit.
— Je crois que tu aimes beaucoup ça…
Et même davantage, songea Eva. En fait, ce qu’elle ressentait était indescriptible.
— Oui, lâcha-t-elle dans un souffle.
Tout en continuant à la guider dans sa lente exploration, il lui caressait les fesses de sa main libre,
avec un tel art qu’Eva creusa bientôt les reins pour mieux s’offrir à ses doigts.
— De quoi as-tu le plus envie ? murmura-t-il en la regardant toujours dans les yeux.
Sa voix seule l’excitait.
— Je n’en sais rien…, haleta-t-elle.
— Essaie de le décrire, l’encouragea-t-il. Fouille dans tes fantasmes les plus fous et dis-moi ce que tu
aimerais que je te fasse.
— Tu ne veux pas le faire sans que je…
— Non, l’interrompit-il en la prenant dans ses bras. Je veux te l’entendre dire.
— Parce que ça te plaît ? Ça t’excite ?
— Peut-être, reconnut-il.
— Tu es impitoyable ! Tu vois bien que je tremble de la tête aux pieds.
— Oui. Tu trembles de désir. N’oublie pas que je te devine, Eva.
— Caresse-moi, chuchota-t-elle.
— C’est ce que je fais, non ?
En effet, et elle fondait sous ses doigts. Mais elle en désirait davantage. Et Roman le savait. Si
seulement elle avait pu se décider à formuler sa demande… Mais pour la première fois de sa vie, elle
ne trouvait pas ses mots.
— Si tu ne peux pas l’exprimer par des paroles, tu peux me le montrer par gestes, proposa-t-il.
— Je…
— Pourquoi pas ?
Il la mettait à l’épreuve. Mais elle voulait y arriver. Après lui avoir pris la main, elle la posa entre ses
propres jambes. Cependant, à sa grande surprise, il se contenta d’effleurer du bout des doigts la
toison bouclée qui protégeait son intimité.
— Ce n’est pas juste…, murmura-t-elle.
— Tu crois ? répliqua-t-il d’une voix rauque et amusée.
— Très bien, je vais t’aider.
— Je t’en prie.
Mais, le regard étincelant de désir, Roman accentua la pression de sa main sur son sexe. Sans la
bouger toutefois. Eva ne put retenir un gémissement.
— Dio ! Te rends-tu compte à quel point tu es prête, offerte ? Laisse-moi te…
— Comme ça ? gémit-elle. Debout ?
— Pourquoi pas ?
Il semblait si sûr de lui… Mais elle, ses jambes la supporteraient-elles ?
— Laisse-moi faire, Eva…
Envoûtée par la chaleur vibrante de sa voix, Eva écarta les jambes, submergée par une timidité
affreuse. En quelques heures, Roman l’avait réduite à un corps tremblant de désir. Elle n’avait qu’une
seule pensée en tête : apaiser l’excitation qu’il avait le pouvoir d’éveiller en elle.
Elle appuya le front contre son torse musclé et prit une inspiration profonde. A présent, il la caressait
partout, sauf à l’endroit où elle brûlait de l’être.
— Tu me tues…, geignit-elle.
— Je ne crois pas, non. Un peu de patience. Tu es trop pressée.
Il la repoussa doucement pour pouvoir la regarder dans les yeux.
— Je vais te faire découvrir les bienfaits de l’attente, expliqua-t-il d’une voix rauque.
— Je ne veux pas…
Le somptueux rire de gorge de son compagnon l’interrompit.
— Tu ne réalises vraiment pas que tu es tout près de la jouissance. Mais, si tu veux autre chose de
moi, tu dois me le dire précisément.
— Tout, murmura-t-elle. Je veux tout…
Eva fit basculer ses hanches dans l’espoir de faire glisser les doigts de Roman là où elle les voulait.
— Coquine ! dit-il en riant. Tu triches.
— Caresse-moi, chuchota-t-elle, les joues en feu.
— Quel soulagement.
— Pardon ?
— Oui, je suis soulagé de constater que les rumeurs courant au sujet de la redoutable agitatrice Eva
Skavanga étaient largement exagérées.
— Et tu es content ?
— Très content.
— Alors, caresse-moi !
Quand les doigts de son amant se posèrent enfin à l’endroit où pulsait son désir, Eva haleta. La
sensation était inimaginable. Elle battait dans sa tête, derrière ses yeux, dans ses oreilles, lui martelait
le cœur. Elle emportait tout le reste. Mais cela ne suffisait pas encore…
— Caresse-moi plus fort, Roman ! Tu sais ce que je désire. Cesse de me torturer ainsi.
Il rit de nouveau, de ce rire profond et doux à la fois, terriblement sexy.
— J’adore te voir te consumer de désir.
— Si tu fais ce que je te demande, je m’embraserai tout entière. Mais sinon, je vais… je vais… Je ne
sais pas ce qu’il va m’arriver, mais ça va être terrible ! C’est toi qui as commencé, alors tu dois aller
jusqu’au bout.
— Je n’ai pas l’intention de me dérober, dit-il d’une voix intense. Viens, allonge-toi sur le lit.
La gorge d’Eva se noua. Son cœur manqua un battement. Ses jambes furent saisies d’un tremblement
si violent que, si Roman ne l’avait pas tenue dans ses bras, elle se serait effondrée sur place. Avec une
délicatesse surprenante, il l’aida à s’étendre.
— Cette fois, ne t’arrête pas, souffla-t-elle.
— Je ferai de mon mieux pour te satisfaire.
— Comme tu satisferais une partenaire en affaires ?
— Non. Une femme à qui je veux donner du plaisir. La seule à qui je veuille donner du plaisir. Celle
que je veux voir jouir et entendre crier dans mes bras.
— C’est ça qui te plaît : donner du plaisir et le regarder opérer ? demanda Eva en s’installant plus
confortablement.
— Cela me plaît de te donner du plaisir et de te voir t’y abandonner.
Dans quelle luxure avait-elle sombré, entraînée par cet amant expert ? La volupté qu’il lui faisait
découvrir était fabuleuse, mais terriblement lascive… Cependant, Eva désirait que Roman la regarde
s’abandonner au plaisir.
Il saisit le drap de chaque côté d’elle et l’en enveloppa avant de la soulever pour la serrer contre lui.
Son baiser fut dévastateur, terriblement exigeant.
— La nuit va être longue, Eva, murmura-t-il en écartant légèrement le visage du sien.
Elle ne le serait jamais assez, se dit-elle. Eva frémit en se demandant si elle serait capable de satisfaire
Roman. Et pourrait-elle apaiser le désir qui la consumait ? Lorsqu’il s’allongea à côté d’elle, elle
comprit qu’elle devait parler maintenant ou se taire. Elle choisit le silence.
— Et cette nuit, tu es à moi, Eva.
* * *
Lentement, Roman se coula le long de son corps en l’embrassant. Il referma les lèvres sur un
mamelon, le lécha, puis infligea le même délicieux tourment au second. Egarée dans la volupté, Eva
haletait, gémissait, suppliait… Et lorsque, sans cesser de s’occuper de ses seins, Roman glissa une
main entre ses cuisses, elle crut s’évanouir de plaisir.
— Tu veux autre chose ? susurra-t-il.
— Tu le sais.
— Dis-moi ce que c’est.
— Non !
C’était vraiment trop osé…
— Si.
— Comment pourrais-je te le dire puisque je ne sais même pas ce que je veux ? mentit-elle.
Pour Roman, tout cela était naturel. Mais pour elle… Elle retint son souffle quand il lui plaça un
coussin sous les reins.
— Tes genoux sont si serrés ! Détends-toi et dis-moi comment tu te sens.
— Embarrassée, chuchota-t-elle en détournant le visage. Terriblement excitée et atrocement frustrée.
Et vulnérable, mais je ne veux pas que tu t’arrêtes.
— Alors, tu me fais enfin confiance ? répliqua-t-il en riant.
— On dirait…
— Brava, Eva Skavanga.
Le souffle chaud de Roman lui effleura l’oreille. D’un doigt expert, il frôla enfin son clitoris.
— C’est ça que tu voulais ?
— Oui…
Il la torturait. C’était délicieux, voluptueux et tellement frustrant à la fois !
— Tu es très réactive.
— Je ne devrais pas, haleta-t-elle, honteuse.
— Pourquoi ne devrais-tu pas t’autoriser à ressentir du plaisir ? A te laisser aller et à perdre tout
contrôle ?
Comme elle ne répondait pas, il fit descendre son string sur ses hanches.
— Tu n’en as pas besoin, dit-il quand elle voulut protester. Et, à ta place, je ne craindrais pas de
m’abandonner. Il va falloir t’y habituer, de toute façon.
— Si tu le dis.
— Bien, chuchota-t-il quand elle laissa échapper un soupir tremblant. Regarde-moi. Oui, comme ça.
Regarde-moi.
Une flamme couvait dans les yeux noirs de Roman, à laquelle se mêlait une lueur amusée.
L’excitation d’Eva redoubla.
— A présent, je vais te poser une question, reprit-il. Qu’est-ce qui te donnera le plus de plaisir, à ton
avis : que tu édictes tes règles ou que ce soit moi ?
Eva retint son souffle. Un véritable tumulte d’émotions contradictoires se déchaînait en elle.
— Toi, murmura-t-elle enfin. Du moins pour l’instant.
Un lent sourire se dessina sur les lèvres de Roman.
— Alors, règle numéro un : tu fais exactement ce que je te dis. Règle numéro deux : tu ne te laisseras
aller que lorsque je t’y autoriserai.
— D’accord…, murmura Eva, tandis que des ondes insensées la parcouraient à la perspective de se
laisser enfin aller.
— Seulement lorsque je te le dirai, répéta Roman. Ce sera peut-être plus difficile que tu ne le penses.
— Je prends le risque.
Il avait deviné qu’elle était au bord de la jouissance. Qu’il suffirait d’un rien pour qu’elle s’envole.
— Pense à autre chose, conseilla-t-il.
— Mais comment veux-tu que je… ?
— Que tu te retiennes ? Tu y arriveras facilement en te rappelant que, si tu perds le contrôle,
j’arrêterai de te caresser.
Eva frémit à cette pensée.
— Je t’obéirai. Sur ce point précis.
— Tu m’étonnes, murmura Roman avec son petit sourire moqueur. Quant au reste, nous en
reparlerons…
Mais pour l’instant, c’était lui le maestro et il la dirigeait.
— J’accepte tes conditions, dit-elle d’une voix rauque.
— Nous sommes seuls au palazzo : tout le monde est au mariage. Alors tu peux crier, gémir,
soupirer, autant que tu voudras.
Eva hocha la tête en silence. Roman se montrait-il toujours aussi précis, aussi… calculateur ? Etait-il
incapable de ressentir aucune émotion ? A vrai dire, ce qui se passait entre eux ne ressemblait en rien
à ce dont elle avait pu rêver pour sa première fois. Elle avait imaginé une rencontre romantique, avec
un homme charmant et simple — pas un athlète du sexe de haut vol !
Désirait-elle vraiment continuer ? Qu’attendait-elle du bel Italien, au juste ? En dehors du plaisir, il
n’avait rien d’autre à lui offrir. Tous deux vivaient dans des univers aux frontières précises, qu’ils ne
souhaitaient franchir ni l’un ni l’autre.
— Es-tu encore vierge, Eva ?
— Pardon ? demanda-t-elle en écarquillant les yeux.
Elle n’avait pas anticipé cette question.
— Peut-être pas, fit Roman d’un air songeur. Mais presque.
— Comment peut-on être presque vierge ? répliqua-t-elle en riant nerveusement. Ou on l’est ou on ne
l’est pas, que je sache !
— Tu aurais dû me le dire.
— Te dire quoi ? lança-t-elle avec une pointe d’agressivité. J’imagine la conversation…
Il se redressa en fronçant les sourcils.
— Est-ce si difficile de dire la vérité ?
Incapable de répondre, Eva se contenta de le fixer en silence. Jusqu’à ce qu’il hausse les épaules et la
reprenne dans ses bras. Et cette fois, il n’y eut plus ni questions ni explications. Elle ne désirait qu’une
chose : ses caresses.
Lorsqu’elle s’envola enfin dans l’extase, Eva haleta, gémit et cria sans aucune retenue.
* * *
— C’était bon ? murmura Roman quand Eva fut redescendue sur terre.
— A ton avis ?
— Je crois que tu en veux encore.
— Oui…, chuchota-t-elle en soulevant les hanches.
— Une fois, ça n’est jamais suffisant, approuva-t-il en se laissant glisser au pied du lit.
— Qu’est-ce que tu…
Les mots s’éteignirent dans sa gorge. Il la caressait avec sa langue, ses lèvres, ses doigts…
— Encore ? demanda-t-il.
— Oui…, haleta-t-elle en creusant les reins pour mieux s’offrir à sa bouche avide.
Au même moment, Roman enfonça un doigt en elle, lui arrachant un petit cri de surprise.
— Ça fait mal ? chuchota-t-il.
Eva eut besoin de quelques instants pour s’habituer à la sensation. A l’invasion. Au choc. Mais,
lorsque Roman continua à la caresser tout en remuant doucement le doigt à l’intérieur de son sexe,
elle oublia sa frayeur.
— Tu veux que je continue ?
Seigneur !… C’était si bon qu’elle aurait aimé qu’il ne s’arrête jamais.
— Oui.
— Et maintenant ? insista-t-il en enfonçant un deuxième doigt en elle.
— Oui… Oh oui !
Roman n’était pas pressé. Ils avaient toute la nuit. Eva oubliait rapidement ses craintes et soulevait le
bassin pour l’encourager. Cependant, lorsqu’il glissa une main sous son dos pour la soutenir, il sentit
un léger relief sous ses doigts. Une cicatrice, comprit-il. Peut-être consécutive à une brûlure. Il garda
ses interrogations pour lui. Ce n’était ni le lieu ni le moment de questionner Eva. Néanmoins, cette
découverte ajoutait encore au mystère qui auréolait la jeune femme.
Cette cicatrice représentait-elle la clé de l’énigme ? Eva était belle, et pas complètement
inexpérimentée. Avait-elle gardé les hommes à distance après avoir été blessée à un moment de son
existence ? Son instinct protecteur décupla.
Subitement, une question s’imposa à son esprit : était-il en train de commencer une histoire avec
elle ?
Ridicule !
Pour commencer une relation suivie, il lui aurait fallu apprendre à se soucier d’un être sur le long
terme, au risque d’y engager son cœur, sa fierté, ses émotions les plus enfouies. Or il n’était pas taillé
pour ce genre d’aventure.
Il se pencha pour ouvrir le tiroir de la table de nuit.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je te protège, répondit-il en déchirant le sachet. Tu…
Il s’interrompit car elle avait blêmi.
— Tu veux me le mettre ? reprit-il en lui glissant le préservatif dans la main.
— Je ne crois pas.
Roman la dévisagea en silence. Longtemps. Puis elle laissa échapper un petit rire embarrassé qui
résonna douloureusement en lui. Elle ne souhaitait pas aller plus loin. Jusqu’à présent, elle n’était sans
doute jamais allée aussi loin.
— Tu ne sais pas comment faire ? demanda-t-il doucement.
— Ne sois pas ridicule ! riposta-t-elle en remontant le drap sur elle. Tu es vraiment d’une arrogance
incroyable !
Il se pencha vers elle et lui prit le visage entre les mains pour la forcer à le regarder.
— Moi, je suis arrogant ? Tu joues à un jeu très dangereux, Eva.
— Comment cela ?
— Tu es dans mon lit, nue.
— Tu ne m’as pas empêchée d’y entrer !
Il se remit debout et se passa la main dans les cheveux.
— Traite-moi de rétrograde si tu veux mais, pour moi, l’acte sexuel résulte d’un consentement
mutuel. Il faut une confiance absolue entre les deux partenaires.
— Tu aurais peut-être dû me faire signer un contrat avant de m’amener dans ta chambre, dans ce cas,
non ?
— Il s’agit en effet d’un contrat. Même s’il n’est pas écrit.
— Pour toi, le sexe n’est qu’une forme de négociation, c’est ça ? répliqua-t-elle en resserrant le drap
autour de son buste. A laquelle tu te livres de sang-froid ?
— Tu sais très bien qu’il ne s’agit pas de cela.
— Alors c’est un passe-temps agréable, auquel tu t’adonnes avec des femmes connaissant les règles
du jeu ?
Roman réfléchit un instant avant de répondre.
— Oui. Avec des femmes qui recherchent la même chose que moi, approuva-t-il.
— Du sexe et rien que du sexe.
— Du plaisir réciproque. Ne te dérobe pas, Eva. Tu ne peux pas baser ta vie sur un mensonge.
— C’est la leçon du jour ? jeta-t-elle d’un ton agressif.
— Ne sois pas non plus sarcastique, cela ne te va pas. Et tu sais très bien que j’ai raison.
— Vraiment ? riposta-t-elle en haussant un sourcil ironique.
— Il faudra bien qu’à un moment donné tu te regardes en face, telle que tu es. Tu n’as pas
d’expérience ? Et alors ? Crois-tu que je t’en estimerai moins pour cela ? Le sexe n’est pas
indispensable pour participer au jeu de l’existence. Certaines personnes restent vierges toute leur vie
et s’en portent très bien. On ne peut pas forcer les choses. Si cela ne…
— Parce que tu es un expert en la matière, je suppose, l’interrompit-elle de nouveau d’une voix
crispée.
— Bon, laissa-t-il tomber en s’éloignant du lit. Tu peux verrouiller ta porte cette nuit, si cela t’aide à
te sentir mieux.
Des larmes brillaient maintenant dans les beaux yeux verts d’Eva. Elle ne comprenait pas ce qui s’était
passé ; lui non plus, d’ailleurs. Il l’avait désirée autant qu’elle l’avait désiré. Peut-être même
davantage.
— Tu m’as embrassée…, murmura-t-elle.
Elle avait l’air si vulnérable que son cœur se serra.
— Oui.
— C’était si horrible ?
Incapable de supporter sa détresse plus longtemps, Roman se rapprocha d’elle et se pencha pour la
prendre dans ses bras.
— Pas du tout. Loin de là.
— Je n’ai jamais rencontré de type comme toi ! s’exclama-t-elle en le repoussant d’un geste rageur.
— Le seul problème, c’est que non seulement tu joues très bien la comédie, mais que tu es
terriblement excitée.
Elle secoua la tête, comme si elle cherchait un sens caché à ses paroles. Elle se mit alors à renifler, les
yeux pleins de larmes, puis s’essuya le nez du revers de la main. Ce geste le toucha mille fois
davantage que l’œillade la plus étudiée qu’elle aurait pu lui décocher dans l’espoir de l’émouvoir.
— Je vais me coucher, Eva. Et toi aussi. Mais dans ta chambre.
— Tu m’abandonnes ? protesta-t-elle quand il se dirigea vers la salle de bains.
Il la sentait perdue. Mais, si elle cherchait un sens à sa vie dans ce monde complexe, Roman ne
pouvait malheureusement pas l’aider à le trouver.
— Je vais prendre une douche. Et je te conseille de faire la même chose avant d’aller au lit. Nous
partirons de bonne heure.
— Pour aller où ?
— Je t’emmène dans un endroit où, je l’espère, tu comprendras ce que je fais et réaliseras que tu n’as
rien à craindre pour la mine. Tu sauras retrouver ta chambre ?
— Bien sûr.
— Alors bonne nuit, Eva.
Elle s’avança vers la porte donnant sur le couloir la tête haute ; toutefois, Roman pressentait qu’elle
n’était pas rassurée. Avant de quitter la chambre, elle lança par-dessus son épaule :
— Je suis impatiente de discuter enfin de ce qui m’a amenée sur cette île. A quelle heure dois-je
descendre te rejoindre ?
— A 6 heures. Je t’attendrai dans le hall. Ne sois pas en retard et mets un jean.
Elle tourna la poignée d’un geste vif.
— A demain, Eva.
— C’est ça, murmura-t-elle avant de disparaître.
Sans claquer la porte derrière elle, constata Roman avec satisfaction.

10.

Comment pouvait-il rester aussi distant, aussi « homme d’affaires » après ce qui s’était passé entre
eux ? Au lieu de s’estimer heureuse que leur rencontre passionnée se soit terminée sans dommage,
Eva en voulait à Roman d’avoir gardé son sang-froid jusqu’au bout. Alors qu’elle-même…
A présent, ses vieilles peurs avaient repris possession d’elle et, de retour dans sa chambre, elle ne
pouvait se débarrasser de l’impression d’avoir été étiquetée, puis rejetée.
Ce n’était pas le fantasme qu’elle avait nourri en partant de Skavanga. Dire qu’elle s’était figuré que
le ténébreux comte écouterait son plaidoyer ardent, avant de céder à toutes ses requêtes, en digne
chevalier au grand cœur !
Quel gâchis…
Durant quelques instants délicieux, ils s’étaient rapprochés et maintenant Eva sentait Roman plus
lointain et inaccessible que jamais.
Pourquoi s’était-elle retirée du jeu ? Pourquoi n’avait-elle pas vécu à fond ce dont elle avait toujours
rêvé ? Elle devait vraiment avoir une case en moins…
Eva repensa à tous les objectifs qu’elle s’était fixés avant de venir. Manifestement, elle détruisait tout
ce qu’elle touchait. Et pourtant, Roman s’était conduit en parfait gentleman, admit-elle avec regret.
Mais si, dans ses fantasmes, elle pouvait s’abandonner à l’élu avant de sombrer dans les délices les
plus insensés, c’était hélas beaucoup plus compliqué dans la réalité. Surtout lorsque l’élu en question
se révélait être un homme terriblement attachant.
Eva s’appuya contre la porte de sa salle de bains, effondrée. Elle venait de réaliser qu’elle était en
train de tomber amoureuse de Roman. Et qu’après lui il n’y aurait aucun autre homme. C’était
impossible. Il était trop beau, trop charismatique, trop… Trop tout !
Mais avec lui, pas question d’amour. Roman avait été très clair là-dessus. Il envisageait le sexe
comme un besoin naturel, qu’il assouvissait au gré de ses envies. Point final.
Fermant les yeux, Eva s’autorisa quelques secondes d’auto-apitoiement avant de se rappeler qu’elle
était venue sur l’île dans un but bien précis. Roman avait dit que, là où il l’emmenait, elle
comprendrait mieux son travail et serait rassurée. Parfait ! Elle aurait même dû lui être reconnaissante
de l’aider à se concentrer sur sa seule préoccupation : Skavanga. Alors, pourquoi se sentait-elle aussi
vide ?
Parce que désormais elle savait que le comte Quisvada était bien davantage qu’un homme d’affaires
égocentrique. Roman était devenu bien réel. Trop réel.
Elle se fit couler un bain. Lorsqu’elle s’immergea dans l’eau parfumée, elle s’efforça de faire le vide
dans son esprit. Hélas, le visage de son amant la hantait. Ce n’était pas la splendeur de son corps viril
qu’elle regrettait, ni l’humour pétillant dans ses yeux sombres — encore moins sa fortune colossale.
C’était l’homme. Roman était spécial. Unique. Et elle affreusement timide, gauche, inexpérimentée.
Grâce à lui, elle voyait les choses différemment. Il lui donnait envie de changer, de devenir plus
posée, moins forte tête. D’accepter pleinement sa féminité. D’être elle-même, tout simplement.
Cependant, elle n’était pas la seule à garder des secrets. Roman possédait lui aussi sa part d’ombre,
elle le pressentait. Elle avait envie de mieux le connaître. De l’amener à se dévoiler un peu.
Viendrait-il la rejoindre au cours de la nuit ?
Le palazzo était plongé dans le silence. La lune déversait sa pâle clarté dans la chambre, sur le
plancher, sur le lit. Et, dans ce décor romantique à souhait, elle était seule. Par sa propre faute.
Comme d’habitude.
Eva resserra la ceinture du peignoir blanc qu’elle avait trouvé dans la salle de bains et carra les
épaules. Demain serait un autre jour. Roman avait promis de l’écouter. Alors, elle ne serait pas venue
pour rien. Toutefois, lorsqu’elle rentrerait à Skavanga, sa situation personnelle n’aurait pas changé.
Soudain, la perspective de devenir une vieille fille acariâtre lui donna la chair de poule. Etait-ce
forcément le destin qui l’attendait ?
Une fois couchée dans le grand lit confortable, Eva se tourna et se retourna entre les draps de lin
blanc. Elle eut beau se forcer à contrôler sa respiration, se concentrer sur son souffle, elle ne pouvait
s’empêcher de guetter le moindre bruit, dans l’espoir que Roman allait venir la retrouver…
* * *
Eva avait si peu et si mal dormi que, lorsqu’elle se réveilla, elle était encore plus fatiguée qu’en se
couchant. Après avoir pris une douche rapide, elle descendit au rez-de-chaussée et arriva dans le hall
au moment où Roman rentrait de l’extérieur.
— Si tu veux manger quelque chose, il va falloir faire vite.
— Non, ça ira.
— Alors, allons-y.
— Où m’emmènes-tu ?
— Dans un lieu qui va t’ouvrir les yeux, signorina Skavanga.
— Ah…
Elle n’insista pas. Ils étaient de nouveau ensemble et pour l’instant cela lui suffisait.
Après avoir traversé les jardins par l’allée centrale, elle découvrit une superbe roseraie, émerveillée
de voir pousser ces fleurs sous un tel climat. Roman bifurqua sur la droite pour emprunter une allée
plus étroite, bordée de belles pelouses entretenues avec soin, qui déboucha sur une petite piste
circulaire au milieu de laquelle étincelait un hélicoptère.
Aucun pilote en vue… Décidément, Roman savait tout faire, se dit Eva en comprenant qui allait tenir
le manche.
— Attention à ta tête, dit-il quand ils s’approchèrent des grandes pales.
Après avoir fait glisser la paroi en Plexiglas, il lui fit signe de monter à bord et de s’installer, puis
grimpa à son tour.
— Tiens, dit-il en lui tendant un casque avec micro. Je vais t’aider à boucler ta ceinture.
Lorsque ses mains lui effleurèrent la taille, Eva serra les dents. Elle devait absolument se comporter
comme si rien ne s’était passé entre eux. Comme si Roman ne l’avait pas vue nue, ne l’avait pas
caressée, au plus intime de son corps.
— Un problème ? l’interrogea-t-il.
— Tout va si vite ! Je ne m’attendais pas à partir en hélicoptère.
— Par le ferry, ce serait trop long.
Eva était troublée par les effluves de l’eau de toilette boisée de son compagnon, qui lui titillaient les
sens. S’y mêlaient d’autres parfums, plus musqués, plus mâles. Seigneur, comment allait-elle pouvoir
survivre dans cet espace clos, seule avec cet homme sublime…
Roman ferma la porte et s’installa à côté d’elle. L’air semblait vibrer de son essence virile, de son
énergie. Le simple fait de le regarder s’attacher à son siège, mettre ses écouteurs, ajuster son micro
avant d’échanger quelques mots avec la tour de contrôle était excitant. Tout était sexy, chez cet
homme. Elle admira l’aisance avec laquelle il appuyait sur les touches, faisait différentes
manipulations avant de décoller. Ses bras nus et bronzés étaient recouverts de juste ce qu’il fallait de
toison brune, prolongés par des poignets souples et des mains aux longs doigts. Sa chemise blanche à
manches courtes, enfoncée dans un jean moulant noir, faisait ressortir son bronzage naturel.
— Tu es installée confortablement ?
A travers les écouteurs, sa voix avait pris un accent métallique qui fit sursauter Eva.
— C’est parfait, merci.
Elle vit le sol s’éloigner rapidement sous ses pieds, à travers le cockpit transparent de l’appareil. L’île
devint bientôt un tapis de couleurs vibrantes entouré de bleu turquoise.
— Tu m’entends distinctement ? demanda Roman.
— Oui, merci.
— Et tu n’es pas anxieuse ?
De quoi parlait-il, au juste ? se demanda Eva en réprimant un petit rire nerveux.
— Pas du tout.
— Impeccable. Le vol durera environ une heure.
— Tu veux bien me dire où tu m’emmènes, maintenant ?
— Visiter l’une de mes installations sur le continent. Et ce n’est pas la peine de crier : je t’entends
parfaitement.
— Je croyais que ton travail consistait à tailler et polir les diamants ?
— En effet.
— C’est ça que nous allons voir ?
Roman ne répondit pas car il parlait à quelqu’un par radio. Eva resta silencieuse. Elle bouillait
intérieurement car il réussissait toujours à avoir de l’avance sur elle, ce qui commençait sérieusement
à l’agacer…
Une fois sa conversation terminée, il se tourna vers elle.
— Je vais te révéler un grand mystère, Eva.
De l’humour avait percé dans sa voix. A quoi faisait-il allusion, au juste ?
— Les diamants ne servent pas seulement à acheter une femme ou ruiner un homme, poursuivit-il.
Eva ne répondit pas. Bientôt, la Méditerranée céda la place à un rivage blanc, qui fut bientôt remplacé
par des terres cultivées d’une riche teinte ocre. Çà et là, une ferme isolée trouait l’uniformité du
paysage. Il s’écoula encore quelque temps avant qu’elle aperçoive un réseau de routes reliant des
petites villes entre elles.
Puis un vaste parc industriel apparut, constitué de constructions à l’architecture audacieuse.
— Bienvenue chez Quisvada Industries, dit Roman quand l’hélicoptère commença à perdre de
l’altitude.
Il le fit atterrir au beau milieu d’une croix peinte en jaune, sur une piste entourée de bâtiments d’un
blanc immaculé.
— C’est ici que nous taillons et polissons les diamants, poursuivit-il en éteignant le moteur.
Après lui avoir fait signe qu’elle pouvait enlever son casque, il ôta le sien et ajouta :
— C’est aussi ici que sont pratiquées d’autres activités, qui vont sans doute te surprendre.
Les diamants, toujours les diamants ! N’y échapperait-elle donc jamais ? Pourquoi comptaient-ils
autant pour tout le monde — sauf pour elle ? La mine représentait beaucoup à ses yeux, mais elle
souhaitait développer d’autres activités pour faire vivre Skavanga.
— Je sais tout sur les diamants, répliqua-t-elle d’un ton vif en lui tendant ses écouteurs.
— Non. Et tu vas vite t’en rendre compte.
Sur ces mots, il chaussa d’élégantes lunettes de soleil qui renforcèrent son air ténébreux.
* * *
La visite de Quisvada Industries fut une véritable révélation.
Comme tout le monde, Eva savait que seulement environ 20 % de la production mondiale de
diamants, ceux dits « de qualité gemme », servaient en joaillerie. Le reste, qu’on appelait « de qualité
industrielle », avait d’autres utilisations, comme venait de le lui expliquer Roman.
— Même si l’utilisation des diamants synthétiques est en pleine expansion, poursuivit-il en la faisant
entrer dans un nouveau bâtiment stérile.
— J’avoue que j’ignorais tout des différentes utilisations des diamants de qualité industrielle, en
particulier dans le champ médical.
Eva s’interrompit pour choisir ses mots avec soin, car elle pressentait que le secret de Roman avait un
rapport avec ses activités. Et avec la chaîne qu’il portait en permanence à son cou.
— Je savais que la poussière de diamant était utilisée pour le revêtement de divers instruments
médicaux, continua-t-elle. Mais je ne soupçonnais pas que les nanodiamants pouvaient jouer un rôle
dans les traitements contre le cancer.
— Et il ne s’agit que de l’une de leurs applications.
Dans le laboratoire que Roman venait de lui faire visiter, un technicien avait dit avec fierté à Eva :
— Vous savez, notre patron est l’un des plus grands acteurs de la recherche médicale internationale.
— Merci, Marco, avait répliqué Roman en posant la main sur l’épaule de son collaborateur. Mais,
sans des gens comme toi, rien ne serait possible.
Lorsque vint l’heure du déjeuner, Eva se rendit compte qu’elle n’était pas au bout de ses surprises. Au
lieu de choisir un restaurant huppé, Roman l’emmena sur une plage idyllique où se dressait une sorte
de cabane de bois agrémentée d’un large auvent de toile blanche.
Ravie, elle se débarrassa de ses baskets. Il ôta ses mocassins cousus main et les garda à la main. Dans
cet endroit, elle pourrait se détendre et être elle-même — en oubliant peut-être, l’espace d’une heure
ou deux, que Roman et elle vivaient dans des univers complètement séparés ; et qu’elle déjeunait avec
un milliardaire qui venait de l’amener sur cette plage à bord de son hélicoptère privé.
— Cela te convient ? demanda-t-il lorsqu’un jeune serveur beau et bronzé leur suggéra de prendre le
poisson du jour.
— Parfait ! affirma-t-elle en s’appuyant au dossier de sa chaise. C’est un vrai paradis, ici…
Et, après les événements chaotiques de ces derniers jours, se retrouver là, les pieds dans le sable, à
côté de Roman, avec le doux murmure des vagues pour environnement sonore, c’était vraiment divin,
en effet.
— Es-tu convaincue de l’utilité de notre travail, à présent ? demanda-t-il en plissant les yeux.
Eva sourit.
— Je comprends pourquoi les diamants sont aussi importants, et je reconnais que je ne m’attendais
pas à une telle découverte.
— Mais… ?
Le serveur apporta les boissons. Eva attendit qu’il soit reparti pour répondre.
— Je suis fascinée par ton intérêt pour leurs applications dans le champ médical. Tu parais si…
— … si passionné ? enchaîna-t-il tandis qu’elle cherchait ses mots. Ce n’est pas qu’une apparence. Je
le suis vraiment.
— Ce n’est pas ta passion qui me surprend, c’est le domaine que tu as choisi. Y a-t-il une raison
particulière à cela ? demanda-t-elle prudemment.
Il termina son verre d’eau pétillante et le remplit de nouveau avant de répondre.
— Oui.
Eva attendit qu’il poursuive, dévorée de curiosité, mais Roman garda le silence. Au moment où elle
allait le relancer, leurs plats arrivèrent sur la table. Roman remercia le serveur, qui s’éloigna en
souriant.
— Alors ? insista-t-elle.
— Mange, cara. Sinon, ça va refroidir. Et ce poisson m’a l’air délicieux.
— Oui, c’est vrai, approuva-t-elle, sans toutefois prendre ni sa fourchette ni son couteau.
Roman déplia sa serviette et la lui étendit sur les genoux.
— Très bien, je vais devoir te faire manger si tu ne te décides pas. Tu es prévenue.
— Dis-moi, s’il te plaît ! Ta chaîne en or, par exemple : je vois bien qu’elle a une valeur spéciale pour
toi…
Eva réalisa qu’elle était allée trop loin en voyant un éclair jaillir des prunelles noires de son
compagnon. Qui se ressaisit aussitôt cependant.
— Elle appartenait à ma mère, qui est tombée malade. Elle est morte rapidement, dit-il d’une voix
neutre. J’essaie seulement de faire un peu de bien. Comme des tas de gens, même s’il est trop tard.
Maintenant que tu sais, on peut manger ?
— Excuse-moi. Je ne voulais pas me montrer indiscrète. C’est seulement que je ne sais pratiquement
rien de toi, hormis ce que j’ai lu dans la presse.
— C’est-à-dire un tissu de mensonges. En grande partie, du moins.
Leurs regards se croisèrent et restèrent soudés un instant.
— Comment veux-tu que je le sache ? murmura-t-elle en baissant les yeux.
Roman poussa un long soupir.
— Ma mère adoptive est morte, ma mère biologique aussi. De la même maladie.
— Le sort se montre parfois très cruel, dit doucement Eva.
— Je n’arrive toujours pas à y croire, avoua-t-il. Et pourtant, cela s’est passé il y a des années.
— C’est terrible, comme coïncidence.
— Je m’en veux encore, poursuivit-il en contemplant la mer.
En fait, il ne regardait pas les eaux turquoise mais en lui-même, loin dans son passé, devina Eva.
— Tu n’es pour rien dans leur maladie.
— Je m’en veux de leur avoir causé le stress qui en est peut-être à l’origine. J’ai grandi entouré de
l’affection de mes parents adoptifs. Ils étaient fiers de moi. Or, quand j’ai appris la vérité sur ma
naissance, le jour de mon quatorzième anniversaire, je n’ai plus désiré qu’une chose : être accepté et
reconnu par ma vraie famille. Alors, je n’ai eu de cesse que de les retrouver. Quand ce jour est enfin
arrivé, ils m’ont fermé la porte au nez.
— Il était trop tard ? Ta mère était déjà morte ?
— C’est pire : j’ai débarqué sans le savoir et sans prévenir le jour de ses obsèques. Elle avait eu
d’autres enfants. Quand ils ont vu surgir de nulle part, au pire moment de leur vie, un demi-frère
inconnu de quatorze ans, ils n’ont pas pu le supporter. Ils m’ont dit que je n’avais pas de place chez
eux.
— Et tu as cru que tu n’en avais nulle part.
— A mon retour, mes parents adoptifs m’ont accueilli à bras ouverts, sans me poser aucune question.
— C’était généreux de leur part, non ?
Un voile sinistre obscurcit encore le regard sombre de Roman.
— Ils ne m’avaient jamais montré que de l’amour, et comment les en ai-je remerciés ? En devenant de
plus en plus froid et distant à leur égard.
— Tu étais si jeune, Roman. Tu devais être empli de colère et de confusion.
— Aujourd’hui, il est trop tard.
— Il n’est jamais trop tard, chuchota Eva.
— Je ne voulais qu’une chose : qu’ils soient fiers de moi.
— Et tu ne crois pas que tu as réussi ?
— Avant de vouloir les rendre fiers de moi, j’aurais dû les aimer davantage. Quand ma mère adoptive
est tombée malade, je ne m’en suis même pas rendu compte tant j’étais obsédé par mon ressentiment.
— Comme la plupart des adolescents, fit-elle remarquer, le cœur serré. Tu ne t’es jamais pardonné et
pourtant tu devais avoir le cœur brisé, toi aussi. Ça a dû être un choc terrible pour toi, à cet âge où les
garçons ont du mal à gérer leurs émotions.
— Parce que tu sais tout sur la question, peut-être ? jeta-t-il d’un ton brusque.
— Je le sais parce que j’ai un frère. Je revois Tyr en train de déambuler dans la maison,
complètement déchaîné et lançant des injures à tous ceux qui avaient le malheur de croiser son
chemin. Parce qu’il n’avait pas d’autre exutoire pour exprimer ses émotions.
— C’est lui qui t’a servi de modèle ?
A cet instant, quelque chose bascula entre eux ; une compréhension mutuelle naissait, Eva le percevait
clairement.
— Ma personnalité n’a rien à voir avec mon frère. Même si, comme la plupart des sœurs, je le tiens
pour responsable de tas de choses. Mais pas de cela.
— Alors, tu as juste grandi seule, rien ni personne ne t’a aidée à te façonner ? fit-il d’un ton incrédule
en haussant un sourcil.
— Je ne vois pas de quoi tu parles…, répliqua-t-elle en souriant d’un air faussement innocent.
— Je n’en crois rien, Eva.
La perspicacité de Roman la troublait au plus haut point. Il semblait comprendre tout ce qui la faisait
vibrer. Eva évita son regard pénétrant et préféra regarder la mer qui miroitait au soleil.
Si Tyr était resté, la situation aurait-elle été différente ? Peut-être… De toute façon, ni Roman ni elle
ne pouvait revenir en arrière — ce qu’elle ne souhaitait d’ailleurs absolument pas.
Pour une fois, le présent lui plaisait tel qu’il était. Et elle n’aurait échangé sa place pour rien au
monde.

11.

Lorsque Roman se leva et lui tendit la main, Eva hésita, puis sourit et la prit avant de le suivre vers le
comptoir.
— Le déjeuner était excellent, dit-il au serveur en réglant l’addition.
Le jeune homme lui rendit la monnaie en regardant Eva d’un air énamouré.
Roman dut dompter l’instinct farouchement possessif qui se rebellait en lui. Comment aurait-il pu
blâmer le jeune serveur d’être séduit par Eva ? Avec ses cheveux de feu auréolant son beau visage au
teint clair, elle était magnifique. Vulnérable, désirable et forte. Peut-être autant qu’il l’était lui-même,
au fond. Mais elle possédait une sensibilité à fleur de peau et une tendresse qui ne demandait qu’à
s’épanouir.
Jamais il n’avait raconté l’histoire de sa chaîne à quiconque, ni parlé de son passé. Seuls ses deux
partenaires et amis du consortium étaient au courant, parce qu’ils se connaissaient depuis des années
et avaient partagé des tas d’aventures ensemble. Cependant, il avait confiance en Eva. Cette femme
possédait la pureté d’un diamant. Elle représentait tout ce dont il avait rêvé autrefois, et qu’il n’avait
jamais trouvé une fois devenu adulte.
— Où m’emmènes-tu, cette fois ? demanda-t-elle.
— Ça dépend : tu es prête à continuer la trêve ou pas ? lança-t-il pour la taquiner.
Cela faisait une éternité qu’il ne s’était senti aussi détendu, et aussi heureux en compagnie d’une
femme.
— Dis donc, tu vas me devoir une belle balade, à présent, ajouta-t-il.
— Nous ne vivons pas dans le même genre d’univers, dit-elle en souriant. Je ne possède ni
hélicoptère ni installations hypersophistiquées susceptibles de t’éblouir.
— Et si tu me faisais découvrir Skavanga ? Ton Skavanga.
Le sourire d’Eva s’éteignit d’un coup, tandis qu’une vive émotion envahissait ses beaux yeux verts.
— Tu plaisantes ?
— Pas du tout.
Son visage s’éclaira de nouveau.
— Alors, d’accord !
Roman n’avait pas l’habitude de bousculer ses projets pour une femme. Mais il s’apercevait qu’il était
prêt à tout remettre en question rien que pour faire plaisir à celle-ci.
— Tout d’abord, je voudrais t’emmener quelque part.
— Où ça ?
— Pas loin. A Rome.
Elle le regarda en ouvrant de grands yeux.
— J’ai un appartement là-bas, reprit Roman en souriant.
— Evidemment…, soupira-t-elle d’un air résigné.
— Il est très beau et je crois qu’il te plaira.
— Mais toutes mes affaires sont au palazzo ! s’exclama-t-elle.
— Eh bien, nous en achèterons d’autres sur place.
— C’est absolument hors de question ! Nous n’achèterons rien pour moi. Pour qui me prends-tu ?
— Pour une petite actionnaire de la compagnie minière dans laquelle j’ai investi. Pourquoi ne pas
considérer cela comme une avance sur tes prochains dividendes ?
Cette fois, elle ne trouva rien à répliquer. Mais son silence ne dura que dix secondes :
— Tu parais bien sûr de toi…
— Je suis toujours sûr de moi, signorina Skavanga.
— Je l’avais remarqué, murmura-t-elle.
* * *
« Quelle merveille ! » songea Eva en passant sous un majestueux porche de pierre couleur terre de
Sienne, qui débouchait sur une superbe cour pavée de forme carrée.
Dans la longue limousine noire avec chauffeur venue les chercher à l’héliport, Roman avait attiré son
attention sur les sites historiques qui défilaient devant leurs yeux. D’audacieuses architectures
contemporaines les côtoyaient dans une harmonie surprenante : la cité moderne avait été construite
autour et en fonction des monuments historiques et des vestiges du passé, lui avait expliqué Roman.
Lorsqu’elle avait aperçu le Colisée, Eva était restée bouche bée : il était bien plus vaste et plus
impressionnant que sur les photos… Plus tard, Roman avait demandé au chauffeur de s’arrêter près
de la fontaine de Trevi. Là, Neptune, le dieu de l’océan, contemplait les touristes d’un air sévère du
haut de son chariot en forme de coquillage tiré par des chevaux marins, eux-mêmes précédés de
tritons.
— C’est magnifique…
— Il faudra que tu reviennes à Rome un jour, avait dit Roman en la prenant par le bras.
Puis il lui avait glissé une pièce de monnaie dans la main. Et, quand Eva l’avait regardé d’un air
interrogateur, il avait expliqué :
— Jette-la dans l’eau par-dessus ton épaule, et tu reviendras…
Elle avait éclaté de rire, mais avait obéi en ajoutant quelques souhaits personnels.
La voix de son compagnon la tira de ses tout frais souvenirs :
— Eva ?
— Excuse-moi…
Se ressaisissant, elle rejoignit Roman qui l’attendait à quelques pas, dans la cour ombragée.
— Les dispositifs de sécurité, c’est pour le président de la République italienne, pas pour moi, lui
murmura-t-il à l’oreille.
Eva aperçut alors des agents en costumes sombres et lunettes noires.
— Nous habitons le même immeuble, lui et moi, poursuivit Roman.
— Evidemment, lança-t-elle, railleuse, en levant les yeux au ciel.
Ils éclatèrent de rire ensemble.
— Ça te dirait de dîner au restaurant ce soir ? demanda-t-il en reprenant son sérieux.
Un majordome en élégant costume noir leur ouvrit la porte.
— Excuse-moi… Tu veux bien répéter ce que tu as dit ?
— Je te demandais si tu préférais dîner au restaurant ou ici.
— Au restaurant !
Elle rougit. Roman devait la trouver si naïve… Mais elle avait envie de voir le plus possible de cette
ville célèbre. Et puis, après la façon dont ils s’étaient séparés la nuit précédente, ce serait moins
risqué…
— Très bien. Rendez-vous dans une heure, dit-il en regardant sa montre. Et, si tu as besoin de moi, tu
peux me joindre par le téléphone intérieur : compose le 1.
— Tu parles sérieusement ?
Sa question lui valut un sourire ravageur de Roman.
— Au moins, c’est facile à retenir, reprit-elle avec humour.
Une gouvernante en robe noire aussi élégante que le majordome apparut à son tour. Après s’être
présentée en souriant, elle emmena Eva dans une suite fabuleuse aux hauts plafonds.
Tout y était raffiné et luxueux. Eva admira les meubles anciens et les superbes moulures courant sur
le haut des murs recouverts de soie d’un délicat rose thé. L’atmosphère même semblait empreinte
d’une senteur particulière. A cet instant, elle réalisa que celle-ci émanait des roses blanches auxquelles
avaient été ajoutés des brins de lavande, le tout arrangé avec goût dans un vase de verre turquoise
trônant sur un petit guéridon doré.
Elle pouvait bien mépriser la richesse : l’argent de Roman avait non seulement servi à sauver
Skavanga, mais aussi à restaurer ce fabuleux appartement — et peut-être même l’immeuble tout
entier. Car elle avait bien compris qu’il se moquait d’elle avec cette histoire de président de la
République. Les agents de sécurité travaillaient pour lui, Eva en aurait mis sa main au feu.
Après avoir traversé le salon, elle contempla quelques instants la charmante place sur laquelle donnait
la porte-fenêtre, avant d’aller explorer la chambre. Celle-ci était tout aussi ravissante, avec une salle
de bains attenante où le charme d’antan se mariait à la perfection avec les installations les plus
modernes.
Tout en soupirant d’aise, Eva se débarrassa de ses baskets puis se jeta à plat ventre sur le lit et ferma
les yeux. Mais elle se redressa aussitôt : pas le temps de se prélasser dans cette merveille de paradis
qui lui était exclusivement réservé. Il ne lui restait déjà plus que quarante-cinq minutes pour se
préparer avant de partir à la découverte de Rome. Avec Roman.
Tout un programme !
Elle prit un bain en admirant les vitraux aux camaïeux de verts et de roses, les élégantes colonnes de
marbre… Elle serait volontiers restée dans l’immense baignoire toute la nuit, mais sursauta en
entendant quelqu’un toquer discrètement à la porte du salon. Ce n’était pas Roman, qui frappait avec
beaucoup plus d’énergie.
Après avoir enfilé le moelleux peignoir en éponge suspendu à une patère ouvragée, elle noua une
serviette autour de ses cheveux mouillés, puis alla ouvrir.
Personne dans le couloir. Elle aperçut alors un portant, auquel étaient suspendus des vêtements d’un
luxe époustouflant. De chaque côté étaient posés des sacs arborant des logos de grands créateurs. Eva
les ouvrit tour à tour et découvrit des sacs à main, des parures de lingerie, des chaussures, des
écharpes…
Elle se redressa, furieuse, et décrocha le combiné ivoire.
— Roman Quisvada, tu peux venir, s’il te plaît ? lança-t-elle après avoir pressé la touche 1. Oui, tout
de suite… Non, tu n’as pas le droit de refuser… Tu n’as pas encore compris qui j’étais ? Si tu veux
que nous allions dîner ensemble, il faudra me prendre comme je suis. Sinon, je reste ici.
— Ah bon ? Et si je te prenais au mot ? répliqua-t-il d’une voix rauque.
— Espèce de…, commença-t-elle avant de reposer le combiné muet.
* * *
Une excitation délicieuse s’empara de Roman tandis qu’il s’approchait de la suite d’Eva. Il se disait
qu’il avait tort, se répétait qu’elle n’était qu’une enfant et lui un homme expérimenté. Une enfant
farouche et terriblement sensuelle, certes, mais tout autant innocente.
Rien n’y faisait. D’ailleurs, il courait presque. Parce qu’il la désirait et qu’elle le désirait. Par
conséquent, pourquoi compliquer les choses ?
Dès qu’il frappa à la porte, celle-ci s’ouvrit toute grande.
— Il y a un problème ? demanda-t-il en tâchant de contenir son excitation.
— Oui, répondit Eva en désignant le portant auquel étaient suspendus les vêtements achetés pour elle.
Elle redressa les épaules et posa les mains sur ses hanches, l’air bravache.
— Tu crois vraiment que mes modestes dividendes me permettraient de m’acheter des trucs aussi
coûteux ?
— Eh bien, n’en prends qu’un.
— Il me faudrait au moins dix ans pour te rembourser la moindre de ces tenues !
Elle baissa les yeux sur son jean.
— Qu’est-ce qui ne va pas avec la mienne ? Tu as honte d’être vu avec moi, c’est ça ?
— Pas le moins du monde, répondit-il en s’avançant dans le salon. Je suis même surpris que tu
puisses penser une chose pareille. J’ai seulement songé que tu pourrais apprécier de te choisir
quelques nouveaux vêtements.
Eva baissa la tête : il avait raison. Devait-elle vraiment rester réfractaire à tout ce qu’il lui proposait ?
— Cela me met mal à l’aise, avoua-t-elle. Je n’ai pas l’habitude qu’on fasse autant de frais pour moi.
Tu es très gentil, mais je ne peux pas accepter. C’est trop…
— J’essaie juste de gagner du temps. Alors, arrête de râler et va t’habiller. Sinon, nous allons perdre
notre réservation.
— Ça m’étonnerait ! Je suis sûre qu’ils te la garderaient jusqu’à la fermeture.
— Dis-moi, Eva : si tu crains tellement de ne pas pouvoir me rembourser, pourquoi ne viendrais-tu
pas travailler pour moi ?
Ce fut comme si une bombe avait explosé dans la pièce. Ou dans sa tête, Eva ne savait pas très bien. Le
souffle court, l’esprit vide, elle chercha en vain quelque chose à dire.
— Oui, viens travailler pour moi, répéta-t-il comme si c’était la chose la plus naturelle du monde. Tu
ne veux pas profiter de moi, j’ai bien compris. Et, de mon côté, je ne suis pas en train d’essayer de
t’acheter. Je t’aide simplement à rentrer dans tes fonds. Mark, mon assistant, m’a envoyé ton C.V. Ton
cursus universitaire est aussi bon que celui de Britt, alors pourquoi ne t’es-tu jamais servie de tes
diplômes ? Qu’est-ce qui cloche, Eva ? De quoi as-tu peur ?
— Je n’ai pas peur de quoi que ce soit ! se défendit-elle en détournant les yeux.
Mais sa curiosité l’emporta :
— Quel genre de travail as-tu à me proposer, au juste ?
— Voyons, murmura-t-il en faisant glisser les cintres sur le rail pour examiner les robes. Celle-ci, je
crois. Qu’est-ce que tu en penses ?
Il lui tendit une élégante robe de soie bleu nuit.
— Cette teinte s’accorderait à merveille avec celle de tes cheveux, ajouta-t-il en souriant.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
— J’ai quelques bonnes idées. Pour l’instant, c’est tout ce que tu as besoin de savoir. Essaie-la, nous
en discuterons en dînant.
— Tu veux dire que tu vas parler et que je devrai t’écouter ?
— Nous parlerons tous les deux et nous nous écouterons réciproquement, contra Roman en soutenant
son regard. Tu ne voulais pas travailler pour le bien de Skavanga ?
— Très bien, je suis prête à t’écouter.
Cette fois, il fallait absolument qu’elle cesse de se rebiffer. Pouvait-il vraiment s’avérer possible
qu’elle voie ses rêves se transformer en réalité ? Ce soir même ?
* * *
Avec son goût habituel, Roman avait choisi le lieu parfait pour leur dîner : un restaurant au charme si
prégnant qu’Eva aurait dû faire preuve de beaucoup de mauvaise volonté pour ne pas s’y détendre.
Semblable à un écrin, le décor déclinait des nuances de rouge et de vieil or, dans un style un peu
démodé qui renforçait encore l’attrait de l’endroit.
Après avoir accueilli Roman avec une chaleur tendant à prouver qu’ils se connaissaient de longue
date, le propriétaire les avait conduits vers une alcôve douillette à l’éclairage tamisé. Un peu plus
loin, un pianiste de jazz jouait des standards langoureux.
— Je crois que je ne pourrais pas avaler une bouchée de plus, soupira Eva quand on leur apporta le
café.
Les plats étaient exquis, mais, assise en face de Roman, ses genoux touchant presque les siens, elle
avait eu du mal à se concentrer. Pourtant, ils avaient bavardé tranquillement de choses et d’autres, en
se lançant de temps en temps des boutades qui les avaient fait éclater de rire à plusieurs reprises.
— Tu es très jolie, Eva. Je suis heureux que cette robe te plaise.
Sans réfléchir, elle caressa l’étoffe sur ses cuisses. Jamais elle n’avait porté de robe aussi élégante.
Habituée aux jeans ou pantalons adaptés au grand froid, elle se sentait parée comme une princesse.
— Pourquoi ces sourcils froncés, Eva ?
— Je pensais à cet emploi auquel tu as fait allusion. Tu parlais sérieusement ?
— Absolument. Tu as un diplôme en gestion des zones rurales et de l’environnement, avec une
spécialisation en régions polaires, pourquoi ne l’avoir jamais fait fructifier ?
— J’avais des obligations familiales. Et je n’ai pas envie d’en parler maintenant.
— Je croyais que tu voulais que nous parlions tous les deux…
— C’est toi qui m’as proposé un job, non ?
Roman la regarda en plissant les yeux.
— Détends-toi. Il ne s’agit pas d’un test mais d’une proposition sérieuse. Tu n’as jamais songé que le
consortium pourrait avoir besoin de ton savoir-faire et de ton expérience spécifique du terrain ?
Son ventre se noua. Une fois de plus, elle se retranchait dans ses vieux réflexes, derrière ses vieilles
défenses. Elle s’acharnait à tout détruire avant même de s’accorder une chance. Allait-elle rejeter la
proposition de Roman, comme le reste ?
— Excuse-moi. Je suis…
— … déroutée devant l’éventail de nouvelles possibilités qui s’ouvrent à toi ? compléta-t-il. Je
comprends. Je sais que tu as besoin de temps, mais nous n’en avons pas, justement ! La mine se trouve
à un tournant crucial, et je ferai tout pour qu’elle survive. Alors ou tu veux faire partie de l’aventure,
ou tu restes en dehors.
— Peux-tu me parler un peu du poste auquel tu penses ?
— Je veux que tu travailles avec moi.
— Avec toi ? s’exclama-t-elle en ouvrant de grands yeux. Pour quoi faire ? J’ignore tout du polissage
des diamants.
— Ce n’est pas ton rayon, et les experts que j’embauche sont là pour s’en charger, ne t’en fais pas. Je
ne vais pas te proposer de venir travailler chez Quisvada Industries. A Skavanga, nous ne faisons pas
que forer : nous réparons les dégâts causés au cours du processus d’exploitation et veillons à
préserver l’environnement. Et c’est là que tu interviendrais. En participant à notre conseil consultatif.
Avec tes qualifications et ton expérience du terrain, tu es la personne la plus apte à nous aider.
Eva hocha lentement la tête.
— Tu es vraiment sérieux, alors…
— Evidemment ! dit-il avec un petit sourire moqueur. J’aimerais aussi que tu réfléchisses à un projet
de musée, qui pourrait intéresser les écotouristes que tu souhaites tant attirer dans la région.
Le cœur d’Eva battait à présent de manière complètement désorganisée. Roman s’était levé et réglait
l’addition en plaisantant avec le propriétaire. Seigneur, son rêve devenait réalité ! Restait néanmoins
un problème : serait-elle capable de travailler avec Roman ? De le voir chaque jour sans l’aimer
davantage ? De le regarder vivre sa vie, se marier, avoir des enfants ?…
Il le faudrait. Pour le salut de Skavanga. Son compagnon se tourna vers elle en souriant.
— Il est temps de partir, cara. Tu décideras en chemin.
— Tu parles de ta proposition ? Tu ne me laisses vraiment pas beaucoup de temps !
— De quoi pourrais-je parler d’autre ?
Il avait prononcé ces mots d’un ton neutre, en totale contradiction avec la lueur brûlante qui couvait
dans ses yeux. Et à laquelle le corps d’Eva réagit aussitôt, sans la moindre équivoque…

12.

Ils regagnèrent l’appartement à pied, afin de profiter au maximum de cette merveilleuse soirée.
Roman aimait marcher dans la Ville éternelle chère à son cœur, et il souhaitait partager ces moments
privilégiés avec Eva.
Il désirait même prolonger ces instants délicieux au maximum, ce qui lui arrivait rarement. Sa
compagne s’émerveillait presque à chaque pas ; son étonnement et son plaisir lui rappelaient les
siens, à l’époque où il avait lui-même découvert Rome. Il n’avait pas toujours été l’homme raffiné et
sophistiqué qu’elle voyait en lui. Après avoir grandi en liberté sur une île minuscule, il était venu ici
chercher du travail. Il avait réussi à s’y faire embaucher par l’un des joailliers les plus en vue, grâce
au titre de noblesse hérité de son père biologique.
Cela avait été la première fois qu’il s’en était servi. Ce passeport l’avait introduit dans un univers où
ce genre de distinction impressionnait beaucoup de monde. De son côté, il savait pour l’avoir vécu
dans sa chair qu’un titre de comte n’ajoutait rien à la qualité d’un homme. Mais il s’était décidé à
l’utiliser en pensant que l’homme qui l’avait vendu enfant pour régler des dettes de jeu lui devait bien
cela.
— J’aime beaucoup cette ville, murmura Eva quand ils arrivèrent devant le haut portail sculpté. Elle
est vraiment unique au monde.
Il était facile, et même agréable, de passer du temps avec une femme comme Eva — ce dont Roman
n’avait pas l’habitude. La plupart de celles qu’il fréquentait étaient pressées, soit de partager son lit,
soit d’avoir accès à son portefeuille. Eva était différente. Elle lui évoquait une plante qui, après avoir
végété des années sous la glace, commençait seulement à percer pour montrer quelques pousses
vertes au soleil.
Et il la désirait. Avec un mélange d’ardeur et de romantisme qui lui était totalement inhabituel. Jusqu’à
présent, Roman avait toujours été clair sur le sujet : ni romance ni mariage ne seraient jamais à
l’ordre du jour pour lui. Il avait vu à quels abus tragiques ce que les gens appelaient amour pouvait
mener. Aussi préférait-il fréquenter des femmes sachant à quoi s’en tenir, et entretenir avec elles des
relations éphémères qui lui avaient toujours suffi.
— Nous sommes arrivés, chuchota Eva d’un air un peu anxieux.
Quand ils passèrent devant les deux agents munis d’écouteurs et appuyés au mur, ceux-ci saluèrent
Roman avec respect. Il répondit à leur salut mais sans s’arrêter pour bavarder comme il le faisait
d’ordinaire. Il était trop impatient de se retrouver seul avec Eva.
Aussitôt après avoir refermé la porte de l’appartement, il la prit dans ses bras.
— Qu’est-ce que tu fais ? souffla-t-elle.
L’air affolé, elle tenta de se dégager… Mollement, remarqua Roman en retenant un sourire.
— Où est ton majordome ? demanda-t-elle en regardant autour d’elle.
— Il n’y a que toi pour songer à lui dans un moment pareil ! s’exclama-t-il en éclatant de rire.
Il la regarda un instant dans les yeux avant d’ajouter d’une voix vibrante :
— Si tu veux boire quelque chose, je m’en occuperai.
— Je n’ai pas soif.
Elle avait le souffle court, les joues roses. Elle était adorable. Parfaite.
— Je crois que je préfère cette nouvelle Eva, murmura-t-il. Pudique et…
— … tout le contraire de l’ancienne, la bougonne, c’est ça ? l’interrompit-elle avec une petite
grimace comique. Ce n’est pas parce que tu m’as invitée à dîner dans un endroit charmant que tu as le
droit de m’insulter !
— Mais cela me donne celui de t’embrasser.
— D’où tiens-tu cela ?
— De moi. Et tu peux te laisser aller à toutes les fantaisies possibles et imaginables : j’ai donné congé
au personnel jusqu’à demain midi.
— J’ai déjà entendu quelque chose du même style, répliqua-t-elle en fronçant les sourcils d’un air
faussement sévère.
— Et, si je me souviens bien, tu n’étais pas trop mécontente d’être seule avec moi.
En disant cela, il caressa des lèvres la bouche d’Eva.
— On s’installe plus confortablement ou tu préfères rester ici ? chuchota-t-il.
— Je ne dirais pas non à un peu de confort…
La libido de Roman rugit. Eva passait de l’innocence à la sensualité avec une rapidité et un naturel qui
le mettaient presque en transe. Non, elle ne ressemblait à aucune autre femme ; et il la désirait comme
aucune autre avant elle.
Et cette fois, elle ne se refuserait pas, il en était certain. Approfondissant son baiser, il la sentit fondre
contre lui. Et, quand il referma les mains sur ses reins pour l’attirer au plus près, son sexe réagit avec
une telle force qu’il retint un gémissement.
Roman ferma un instant les yeux et leva le bras pour caresser les cheveux soyeux et bouclés d’Eva.
Puis, enivré par son parfum, il la souleva dans ses bras et l’emporta vers sa chambre.
* * *
Lorsque Eva découvrit le lit, qui faisait face à la large baie vitrée derrière laquelle scintillaient les
lumières de la ville, elle laissa échapper un petit halètement.
— Cette fois, pas de cours d’histoire, prévint-il en l’allongeant délicatement sur le grand lit.
— J’espère que tu vas me rejoindre…
— Où veux-tu que j’aille ?
Elle tendit les bras vers lui en riant.
— Je n’arriverai jamais à ébranler ta fichue arrogance, n’est-ce pas ?
— Non, je ne crois pas, murmura-t-il en s’attaquant à la fermeture Eclair de sa robe.
Tout en se débarrassant de ses sandales, Eva fit glisser la veste de Roman sur ses robustes épaules,
avant de déboutonner sa chemise — qu’il laissa bientôt tomber dans le fauteuil. Pendant qu’il était de
dos, Eva avait ôté sa robe. Agenouillée sur le lit, elle tendit la main vers la ceinture de Roman, qu’elle
fit glisser sous les passants. Au moment où elle posait les doigts sur sa braguette, il fit la même chose.
Ils éclatèrent de rire, puis il la laissa faire.
Vêtu de son seul caleçon à taille basse, Roman contempla la femme étendue sur son lit en mesurant sa
chance.
— Tu ne trouves pas que nous sommes encore trop habillés ? demanda-t-elle alors d’un air
malicieux.
— Toi, oui, acquiesça-t-il en contemplant son soutien-gorge de dentelle gris-bleu et son string
assorti.
— Mais toi, il te manque quelque chose, murmura-t-elle en glissant un doigt sous l’élastique de son
caleçon. As-tu ce petit accessoire qui pourrait être très utile dans notre situation ?
— Peut-être…
Roman s’assit sur le bord du lit et fit glisser une longue mèche bouclée d’Eva entre ses doigts. Il ne
voulait rien précipiter. Eva Skavanga était un rêve, une promesse faite femme.
* * *
Eva désirait le bel Italien avec une telle force, ce qu’ils vivaient semblait si juste que toute peur et
appréhension l’avaient quittée. Elle avait changé, depuis la veille, et lui aussi. Il s’était ouvert, lui avait
révélé une part de ses secrets.
Sous ses airs distants et dominateurs, Roman était un homme comme les autres, avec des défauts, des
envies et des luttes intérieures. Il l’assumait pleinement et cela le rendait unique aux yeux d’Eva. Avec
lui, elle pouvait partager son intimité — ce à quoi elle ne s’était jamais aventurée avec aucun homme
avant lui.
Mais, si elle se sentait proche de Roman, cette proximité ne lui suffisait pas encore. Elle brûlait de
s’unir à lui. De ne faire qu’un avec lui. Il ne s’agissait pas d’un fantasme mais d’un besoin profond.
Un sentiment sur lequel elle ne pouvait poser aucun nom.
Excepté celui d’amour…
Or Roman avait joué cartes sur table dès le début. Aussi risquait-elle gros en mettant son cœur, sa
fierté et son avenir en jeu. Mais rien de tout cela ne comptait plus. Rien ne valait l’intensité de ces
instants privilégiés vécus avec lui. Il allait lui faire l’amour, et rien d’autre n’avait plus d’importance.
Il s’allongea à côté d’elle et la prit dans ses bras avec douceur et familiarité, comme s’ils étaient
amants depuis des années. Eva avait l’impression d’être protégée ainsi lovée contre lui. Et si excitée…
Ce qu’elle éprouvait ne ressemblait à aucune autre sensation. Les moindres cellules de son corps
vibraient, chantaient. Elle n’était plus que désir, dans son cœur, son corps et son âme.
— Tu ne peux pas me faire attendre toute la nuit…, murmura-t-elle en redressant la tête pour le
regarder dans les yeux.
— Je peux toujours essayer…
Eva le repoussa et se redressa.
— Ah non ! Cette fois-ci, tu n’auras pas le dernier mot !
Mais, quand elle leva les bras pour glisser les mains dans les épais cheveux noirs de Roman, celui-ci
la devança et pencha la tête pour l’embrasser dans le cou.
— Tu es impitoyable, gémit-elle en haletant.
— T’en plaindrais-tu ?
— Non. J’adore…
— Même quand je t’inflige cette insupportable torture ?
— Oui. En espérant que j’arrive à tenir.
— Je vais t’y aider, tu peux compter sur moi.
Sans prévenir, il la fit glisser sous lui, puis s’appuya sur les mains pour ne pas l’écraser. Ensuite, il
pencha la tête et lui déposa une multitude de petits baisers brûlants sur la bouche, les paupières, le
front… Et, quand il reprit sa bouche en passant une cuisse entre ses jambes, un flot de volupté se
répandit dans tout son être et creusa ses reins.
— Pas encore, Eva. Un peu de patience.
— Pourquoi ? haleta-t-elle.
— Tu le sais.
— Laisse-moi faire, dit-elle en lui prenant le préservatif de la main. Allonge-toi.
— Je ne sais pas si je peux te faire confiance…
— Le risque te ferait-il peur ? Et puis, c’est moi qui prends le plus de risques, dans cette histoire.
— Tu n’as rien à craindre, chuchota-t-il doucement. Tout va bien se passer, je te le promets.
Elle le crut. Parce qu’elle l’aimait.
Et tout se passa bien, en effet. Roman fit preuve d’une telle habileté, d’une telle douceur que, lorsque
ses doigts s’immiscèrent entre ses jambes, Eva était plus que prête à les accueillir. Elle ne tressaillit
même pas en sentant l’extrémité de son érection caresser l’orée de son sexe.
Il la pénétra enfin, avec une lenteur à peine supportable, puis s’arrêta. Il semblait attendre qu’elle se
soit habituée à la présence de son membre puissant en elle. Eva faillit déjà sombrer dans la jouissance.
Il s’agissait d’un échange, d’un véritable partage, découvrit-elle avec stupeur et émerveillement. Et la
découverte la plus stupéfiante, la plus bouleversante, ce fut d’entendre Roman pousser une longue
plainte quand elle l’attira plus profondément en elle.
— Je suis supposé te répéter d’attendre, dit-il d’une voix rauque en fermant les yeux.
— Mais tout à coup, cela te pose un problème ? Pense aux forages et aux diamants, et tout ira bien.
— Tu crois ?
En même temps, il se retira puis lui remonta les genoux avant de s’enfoncer de nouveau en elle, avec
une telle vigueur qu’Eva en eut le souffle coupé.
— Ce n’est pas juste, murmura-t-elle quand elle retrouva l’usage de la parole. Tu ne m’as même pas
prévenue…
— Il le fallait ?
— Non, reconnut-elle. J’aime les surprises.
— Des grosses surprises, le plus souvent possible ?
— Oui, tout le temps.
— Tu en veux une autre tout de suite ?
— Oui !
Ils firent l’amour toute la nuit. Ils étaient tous deux insatiables. Eva avait attendu ce moment depuis si
longtemps… Son amant se montra infatigable.
* * *
— Il y a une chose que je ne comprends pas, commença Roman.
Ils reposaient enlacés après une énième étreinte.
— Quoi ? murmura Eva en se blottissant dans sa chaleur virile.
— Pourquoi avais-tu peur des hommes ?
Elle sortit d’un coup de sa douce torpeur.
— Je n’ai pas peur des hommes.
— Ah… Alors, pourquoi n’as-tu jamais entretenu de liaison amoureuse, ou purement sexuelle ? On
ne peut pas dire que tu sois un laideron…
— Merci pour le compliment. Et comment sais-tu que je n’ai pas eu des centaines de liaisons ?
Aussitôt, Eva se rappela que Roman avait fait établir des rapports détaillés sur son compte.
— Je ne crois pas que tu aies jamais laissé un homme t’embrasser correctement, parce que cela lui
aurait conféré trop de pouvoir sur toi.
— Tu deviens ridicule !
— Vraiment ?
Elle n’abordait jamais ce sujet, et le moment était vraiment mal choisi pour le faire !
— Détends-toi, Eva. Je ne vais pas te forcer à me dévoiler tes secrets.
Le plus fou, c’était qu’elle mourait d’envie de tout lui raconter ! Cependant, les souvenirs avaient été
enfouis au plus profond de sa mémoire, ce depuis des années : elle ne pouvait pas les étaler sur
commande.
— Tu ne peux pas m’en vouloir de désirer en savoir davantage sur la femme qui m’a claqué la porte
au nez le jour du mariage de sa sœur, murmura Roman dans ses cheveux. Eva la forte tête, la
fougueuse agitatrice. La sœur inaccessible. C’est ce que j’ai lu à ton sujet. Et maintenant, ça ne pourra
qu’empirer…
— Eva, la mégère apprivoisée ? plaisanta-t-elle.
— Je ne sais pas encore. Il faut que je réfléchisse au vu des événements récents, ajouta-t-il d’un ton
pince-sans-rire.
— Je suis impatiente d’apprendre le verdict !
— Mais, parmi tous les commentaires que j’ai entendus à ton propos, rien ne correspond à la femme
avec laquelle je viens de faire l’amour. Alors, qui es-tu vraiment, Eva Skavanga ? La femme superbe
qui vient de se donner totalement à moi ? Ou la petite fille assise en haut de l’escalier qui écoute ses
parents se disputer ?
— Comment sais-tu… ?
Elle se tut. Par ses fichus rapports, évidemment ! En proie à un tumulte d’émotions effroyable,
incapable de soutenir le regard bienveillant de son amant, Eva détourna la tête.
— Désolé, chuchota-t-il en lui repoussant une mèche derrière l’oreille. Regarde-moi. Ce n’était pas
difficile à découvrir. Et je ne veux pas te blesser, ni te soumettre à un interrogatoire.
Quand il la serra contre lui, elle se détendit.
— Alors, ne me questionne pas, Roman.
— Je ne voulais pas non plus remuer des souvenirs douloureux ou hideux.
Il l’avait pourtant fait. Serait-elle jamais capable d’affronter son passé et d’en parler ? Peut-être
valait-il mieux le garder enfoui à jamais, finalement…
Après un long silence, elle s’écarta légèrement de lui et demanda :
— Et toi ? Tu n’as jamais été amoureux ?
Un froid glacial sembla s’abattre dans toute la pièce tandis qu’il se raidissait contre elle. Même s’il
n’avait pas bougé, il s’était retiré dans son jardin secret. Eva frissonna.
— Je n’ai jamais caché que je n’avais pas d’amour à offrir, dit-il alors d’une voix neutre.
Le changement qui s’était opéré en lui la pétrifia. Après tout ce qu’ils avaient partagé, elle n’était pour
lui qu’une partenaire sexuelle ? Rien d’autre ? Déroutée, blessée, elle se maudit de ne pas savoir se
satisfaire de ce que Roman avait à lui offrir. D’en désirer davantage. Et de faire montre d’une telle
faiblesse.
— Alors, tu offres du sexe fabuleux, et quelques cadeaux somptueux en prime si ta partenaire le
désire, ne put-elle s’empêcher de lancer d’un ton amer.
De son côté, elle ne désirait qu’une chose : aimer et être aimée. Et trouver un havre de paix où élever
ses enfants — à supposer qu’elle ait la chance d’en avoir un jour.
— Eva ?
Après avoir vu son père maltraiter sa mère, les hommes étaient restés pour elle synonymes de
souffrance et de malheur. Par conséquent, pour faire confiance à Roman et s’abandonner à lui, elle
avait dû franchir un pas gigantesque.
— Je ne veux pas en parler, dit-elle en détournant de nouveau la tête.
— Excuse-moi si je t’ai blessée. Tu ne le mérites pas. Tu n’es pour rien dans mon incapacité à
assumer mon passé. En fait, tu représentes sans doute une chance de salut pour moi.
Elle écarquilla les yeux.
— Toi, t’excuser ? Tu sais bien que je suis la personne la plus maladroite du monde. Alors c’est moi
qui devrais m’excuser !
Après s’être tue un instant, elle reprit :
— Maintenant, tu es censé me rassurer…
— Nous formons une drôle de paire, toi et moi ! s’exclama Roman en éclatant de rire. Tu
m’empêches de regarder en arrière et, grâce à moi, tu gardes plus ou moins ton calme. Mais tu
devrais avoir suffisamment confiance en moi pour me dire ce qui t’est arrivé autrefois. Cela te ferait
du bien.
— Je n’ai pas besoin de conseils, riposta-t-elle aussi sec.
— Mais tu as besoin d’extirper ce poison. Etant donné que tes sœurs n’ont pas l’air d’avoir ce
problème, je suis bien forcé de me demander ce qui t’est arrivé à toi et pas à elles ! Qu’as-tu vu
qu’elles n’ont pas vu ? Qu’as-tu vécu de particulier ?
— Tais-toi ! coupa-t-elle vivement. Tu veux savoir d’où vient ma cicatrice. Alors pourquoi ne poses-
tu pas la question franchement ? Je sais que tu l’as sentie, que tu l’as vue…
— Je n’ai pas l’intention d’en faire un drame. Ce n’est pas moi que cela gêne, mais toi, visiblement.
Cela a dû se passer quand tu vivais encore avec tes parents, à l’époque où Britt était partie à
l’université et à un moment où ta petite sœur Leila n’était pas à la maison…
— Quelle perspicacité ! fit-elle d’un ton narquois.
— Arrête, Eva.
— Et toi, cesse ton interrogatoire.
— Il ne s’agit pas d’un interrogatoire, tu le sais très bien. Et je ne m’arrêterai pas. Plus maintenant.
Tout d’abord, Eva se retrancha dans un silence buté, puis d’un coup tout sortit.
— Mon père s’est mis à boire quand la compagnie familiale a commencé à battre de l’aile. Il battait
ma mère, dit-elle d’une voix dépourvue de toute émotion. Tu as raison : Britt était à l’université et
Leila traînait souvent chez une copine après l’école. Il choisissait ses moments avec soin. Moi, j’étais
un peu solitaire et je restais tard à l’école, à la bibliothèque. Un jour, je suis revenue plus tôt que
d’habitude et je l’ai surpris en train de frapper ma mère avec sa ceinture. Elle était agenouillée par
terre devant lui, recroquevillée. Je suis allée droit vers lui. Je n’ai pas réfléchi. Je… Je suis juste allée
vers lui. Il m’a repoussée violemment et a saisi la première chose qui lui est tombée sous la main. La
cafetière. Ne me regarde pas comme ça, Roman. Mon père ne voulait pas vraiment renverser le café
brûlant sur moi, mais il était tellement furieux. Et je n’ai pas besoin de pitié. Ni de la tienne ni de celle
de personne. Je m’en suis sortie.
— Tu crois ?
— Ma mère s’est occupée de moi. Elle m’a soignée. Nous avons passé un pacte avec mon père : je
n’irais pas à l’hôpital, à condition qu’il jure de ne plus jamais toucher ma mère.
— Il a tenu parole ?
— Oui. Alors ça valait le coup, finalement.
Cette fois, Roman ne fit aucun commentaire.

13.

— Ne me regarde pas comme ça, s’il te plaît ! Je te répète que je ne veux pas de ta pitié. Et puis, dans
le registre « secrets et mensonges », tu n’as rien à dire ?
S’il avait quelque chose à dire… Roman songea à la personnalité qu’il s’était construite, sur des
fondations qui s’étaient écroulées à l’âge de quatorze ans. Il avait passé les vingt années suivantes à se
forger ses propres principes, une vie où l’amour n’avait aucune place. Parce qu’il avait vu à quoi
conduisaient les émotions.
Or, brusquement, il se sentait libre ; pour la première fois de son existence. Libéré de la culpabilité,
de l’amertume, parce qu’il entrevoyait enfin un autre avenir possible, dans une petite ville située au
niveau du cercle polaire arctique, là où se trouvait une compagnie minière qui comptait pour lui
autant que ses industries basées en Italie.
Skavanga Mining lui avait donné un nouveau but, une nouvelle motivation et, encore plus important,
lui avait permis de rencontrer une femme merveilleuse.
A laquelle il avait envie de se confier.
— Quand j’ai appris la vérité sur ma naissance, j’ai pensé que je pourrais me débarrasser de mes
responsabilités d’héritier et laisser mon cousin Matteo prendre la relève. Je ne voulais plus rien avoir
à faire avec l’île et le village. Je suis parti fou de rage, et cette énergie m’a aidé à faire fortune.
Cependant, l’île m’a rappelé. Ses habitants m’ont rappelé.
Roman réalisa soudain qu’en fait il ne les avait jamais vraiment quittés…
— Je m’étais calmé depuis longtemps, à ce moment-là, et Matteo avait pris la direction des affaires
familiales depuis plusieurs années. Nous avons commencé à travailler ensemble et j’ai de nouveau
fait fortune, pour la seconde fois.
— Mais les gens te considèrent toujours comme leur don, une sorte de seigneur, non ?
— Oui, c’est vrai. Certaines traditions ont la vie dure. Et puis, je voulais les aider, de toutes mes
forces. Avec le recul, je réalise que j’ai eu une chance incroyable de pouvoir le faire. Je considère
cela comme un privilège et non une obligation.
— Tu aimes ces gens.
— Oui, reconnut-il. Depuis quand êtes-vous aussi perspicace, Eva Skavanga ?
— Peut-être depuis que je me suis décidée à remettre mes certitudes en question et que j’ai commencé
à regarder autour de moi…
Roman ne se donna pas la peine de dissimuler son sourire.
— Tu veux dire : très récemment ?
Eva tendit la main pour lui caresser la joue.
— Tout récemment, même, approuva-t-elle en souriant à son tour.
* * *
Toutes sortes de projets s’échafaudaient dans la tête d’Eva tandis qu’elle fermait son sac à dos, après
avoir vérifié qu’elle n’avait rien oublié. Dans quelques heures, Roman et elle quitteraient Rome
ensemble. Il l’accompagnait à Skavanga ! Là-bas, ils discuteraient concrètement de son futur emploi.
Seigneur, elle allait travailler avec Roman… Ce n’était pas dans cet objectif qu’elle était venue le
rejoindre sur son île, mais elle n’avait pas non plus prévu de tomber amoureuse de lui…
Elle jeta un dernier coup d’œil à la magnifique chambre, puis sortit et s’avança dans le couloir sans
faire de bruit.
Quand elle arriva dans la vaste entrée, Roman parlait au téléphone, l’appareil collé à l’oreille. Eva ne
voulait pas se montrer indiscrète, seulement le surprendre en lui déposant un baiser sur la nuque,
mais elle entendit ses paroles malgré elle.
— Le forage est terminé ?… Très bien. Et les dégâts sont réparés ?… Parfait… Oui, je pars
maintenant, avec Eva. Impeccable, comme timing, non ?
Elle resta pétrifiée, regrettant de ne pas être restée plus longtemps dans la chambre. Sa mère lui avait
toujours recommandé de ne pas écouter aux portes, mais maintenant qu’elle avait déjà commencé à
entendre…
— Oui, je suis sûr qu’elle acceptera le job, poursuivit Roman. Et tu as raison : ça fera un problème de
moins !
Il éclata de rire en écoutant son interlocuteur.
— La façon dont je l’ai persuadée ne te regarde pas, même si j’imagine que tu as eu recours au même
genre de procédé, par le passé…
Eva fronça les sourcils, toujours immobile. Avec qui Roman s’entretenait-il, sur un mode aussi
familier ?
— D’accord, Sharif. Laisse-moi faire…
Le cheikh Sharif, son beau-frère, le mari de Britt ; et aussi l’associé de Roman au sein du consortium.
Ils parlaient d’elle, dans son dos, et depuis un certain temps, apparemment… Elle frissonna, comme si
le froid de son pays avait déjà fait irruption dans le somptueux appartement de Roman. Ce dernier
semblait prêt à partir, une veste de cuir nonchalamment posée sur l’épaule, un sac de voyage à ses
pieds.
Mais Eva n’avait plus envie d’aller nulle part, et surtout pas de regarder la réalité en face…
— Eva ! lança Roman en l’apercevant. Qu’est-ce que tu fais là ? Tu ressembles à une petite fille
perdue. Viens…
Quand il lui tendit les bras, après avoir rangé son portable dans sa poche, elle hésita. L’Italien lui avait
avoué être incapable d’aimer et, d’après ce qu’elle venait d’entendre, il l’avait gardée avec lui dans un
but bien précis.
— Viens, répéta-t-il d’une voix douce. Qu’est-ce que tu as ?
Il osait lui demander ce qu’elle avait, alors que son monde venait de s’effondrer sous ses pieds ? Elle
se mordit la lèvre, furieuse d’avoir été aussi naïve. Comment avait-elle pu se faire avoir ainsi ?
Quand son compagnon s’avança vers elle, Eva l’arrêta d’un geste de la main.
— Non !
— Comment ça, non ?
En quelques enjambées, il la rejoignit et lui prit les mains.
— Pourquoi détournes-tu les yeux ? Que se passe-t-il, Eva ?
Incapable d’exprimer ses doutes, elle se contenta de hausser les épaules.
— Je t’ai entendu, au téléphone, finit-elle par avouer en évitant toujours son regard.
— Et qu’as-tu entendu, exactement ?
— Que tout avait été prévu, planifié. Même notre venue à Rome.
— Tu peux t’expliquer plus clairement, s’il te plaît ? répliqua-t-il en fronçant les sourcils.
— Tu m’as amenée ici, tu m’as gardée avec toi pour leur laisser le temps de terminer les forages et
de redonner un aspect présentable au site.
— Et alors ? Qu’y a-t-il de mal à cela ? Aurais-je dû bloquer les travaux jusqu’à ton retour ?
— Tu aurais pu te montrer plus franc avec moi.
— Je l’ai été.
La voix de Roman avait pris un accent dur qui aurait dû servir d’avertissement à Eva, mais elle
l’ignora.
— Tu parlais de la façon dont tu m’avais persuadée de rester.
— Et, sans savoir de quoi il retournait précisément, tu as décidé de ne plus me faire confiance ?
Il hochait la tête en parlant, comme si soudain tout s’éclaircissait pour lui.
— Je crois que, quoi que je fasse, tu n’auras jamais vraiment confiance en moi, poursuivit-il.
— Tu m’as séduite et m’as gardée avec toi.
— Je ne t’ai pas entendue t’en plaindre.
— Tu m’as gardée ici pour que je ne fasse pas de grabuge à la mine.
— C’est vraiment ce que tu penses ? Tu me prends vraiment pour ce type d’homme ? Ma proposition
de repartir avec toi, le poste dont je t’ai parlé, l’engagement que j’ai pris envers toi et Skavanga, cela
ne représente rien pour toi ?
— Maintenant que les forages sont terminés, tu n’as plus rien à perdre.
Roman tressaillit, avant de se raidir aussitôt.
— Je refuse de croire que tu as dit ce que tu viens de dire.
— Tu ne vas pas prétendre que tes motivations sont complètement innocentes ! s’emporta-t-elle.
— Si, complètement. Et, si tu penses le contraire, tu m’offenses.
— Tu t’es servi de moi !
— Toi aussi ! riposta-t-il du tac au tac. N’avions-nous pas des intentions précises chacun de notre
côté, lorsque nous nous sommes rencontrés ? Et n’en avons-nous pas changé quand nous avons
appris à nous connaître ? Moi, je l’ai fait, en tout cas. Et je vais te dire une chose, Eva : nous avons
tous les deux des défauts. Nous ne sommes parfaits ni l’un ni l’autre. Et si tu ne peux pas l’admettre…
Il leva la main d’un geste impatient.
— Je te désirais et je croyais que tu me désirais. Maintenant je me demande si je ne perds pas mon
temps.
Il avait raison. En tout, reconnut Eva en son for intérieur. Par ailleurs, sa propre assurance ne pesant
pas encore bien lourd, elle parlait trop vite, sans avoir suffisamment réfléchi.
— Il est l’heure de partir ? demanda-t-elle en regrettant de ne pouvoir effacer les dernières minutes.
Roman resta silencieux. A présent, elle craignait le pire.
— Tu peux partir quand tu voudras.
— Que veux-tu dire ? fit-elle d’une toute petite voix. Tu ne viens pas avec moi ?
— Tu pars d’abord. Je te rejoindrai à Skavanga, répondit-il avec un haussement d’épaule. Ça vaudra
mieux pour tout le monde, je crois. Si je partais avec toi maintenant, tu garderais toujours un
soupçon. Tu te demanderais toujours si je t’ai gardée ici dans mon intérêt. Alors rentre là-bas seule et
mets-toi au travail. Je parlais sérieusement quand j’ai dit que nous avions besoin de toi. Et, puisque tu
as affirmé que c’était le job dont tu rêvais depuis longtemps, vas-y, fonce. Mais je veux que tu me
tiennes au courant en me faisant parvenir des rapports quotidiens. Concentre-toi là-dessus pour
l’instant.
— Et ensuite ?
Glacée jusqu’aux os, Eva attendit sa réponse. Avait-elle tout gâché, comme d’habitude ?
— Il me semble que tu as besoin de temps pour décider ce que tu désires vraiment. Tu peux prendre le
jet, il est prêt à décoller. Mon chauffeur te conduira à l’aéroport et mon pilote t’emmènera à
Skavanga. Une fois arrivée à destination, tu pourras te mettre à tes projets dès que tu le souhaiteras.
Et, si tu veux, nous pouvons oublier que tu es venue me rejoindre en Italie.
Comme si c’était ce qu’elle désirait ! De toute façon, comment aurait-elle pu oublier cet homme et ce
qu’elle avait partagé avec lui ?
— C’est tout ce que notre rencontre représente pour toi ? répliqua-t-elle.
— Il ne s’agit pas de moi, mais de toi. Je veux que tu saches ce que tu attends de la vie. Que tu décides
de ton avenir de sang-froid. Sans cette passion que je lis dans tes yeux.
Eva ne savait même plus ce qu’elle ressentait. Son cerveau fonctionnait à peine. Elle ne pouvait pas se
jeter dans les bras de Roman et reconnaître qu’elle avait commis une erreur monumentale, ni le
supplier de partir avec elle. Car il avait raison : elle devait décider elle-même de son avenir, de sa vie.
Et lui aussi.
— Tu ne voyageras pas seule, dit-il, se méprenant sans doute sur le sens de son hésitation. Des gens
de confiance t’accompagneront jusqu’à Skavanga. Et je préviendrai tes sœurs de ton arrivée.
Il avait pensé à tout.
— Merci.
Au prix d’un effort surhumain, elle réussit à sourire.
— Tu auras mon premier rapport après-demain, ajouta-t-elle.
— Je n’en attendais pas moins de toi, répliqua-t-il en lui rendant son sourire.
Avait-elle rêvé ou une pointe de regret avait-elle nuancé la voix de Roman ? Déjà, il ressortait son
téléphone de sa poche et le portait à son oreille, après avoir effleuré l’écran du bout du doigt.
Elle avait certainement rêvé…
* * *
Pourquoi se lamenter alors qu’elle avait obtenu le job de ses rêves ? se répétait Eva en déballant ses
affaires dans sa chambre, à Skavanga. Elle allait être tellement occupée qu’elle n’aurait pas le temps
de songer à Roman.
Elle se redressa en soupirant. Elle avait tout bousillé, encore une fois.
Après s’être laissée tomber sur le lit, elle contempla le plafond. Son nouveau travail compenserait la
perte de Roman. De toute façon, il ne viendrait pas ici pour elle. Il n’avait jamais rien fait juste pour
elle. Sauf dans sa tête. Mais le fait de s’en rendre compte, voire de l’accepter, ne diminuait en rien la
souffrance qui lui étreignait le cœur. Alors autant se secouer et se concentrer sur des choses
concrètes.
Primo : aller voir Britt, qu’elle n’avait pas encore réussi à joindre par téléphone.
Sur le chemin des bureaux de la compagnie, elle s’arrêta pour acheter un énorme bouquet de fleurs,
qu’elle fit envoyer à la secrétaire de Britt. Elle en choisit un autre pour sa sœur. Il était temps de
réviser son comportement et de réparer les erreurs du passé…
En la voyant attendre tranquillement à la réception qu’on l’annonce, les employés ouvraient de grands
yeux ; certains se mirent même à chuchoter entre eux. Elle devait être le sujet de commérages depuis
belle lurette — par sa propre faute. Alors non seulement elle ne leur en voulait pas de leur attitude
compréhensible, mais elle leur adressa un sourire chaleureux. Ce qui, de toute évidence, acheva de les
dérouter…
— Eva ! s’écria Britt en traversant rapidement le hall, les bras grands ouverts.
Sa sœur aînée était superbe, comme toujours. Resplendissante, même !
— Le mariage te va bien, dit-elle en souriant.
— C’est Sharif qui me va bien ! corrigea Britt.
Elle repoussa une mèche du front d’Eva.
— Et comment ça s’est passé, entre Roman et toi ?
Avec sa perspicacité habituelle, son aînée avait senti que quelque chose n’allait pas.
— Ni bien ni mal. Et ce n’est pas de cela que je suis venue te parler. En fait, je suis venue m’excuser.
— T’excuser ? fit sa sœur en haussant les sourcils d’un air surpris. De quoi ?
— Je me sens encore plus mal, maintenant…
— Qu’est-ce que tu racontes ?
Sans attendre sa réponse, Britt lui prit le bras et l’entraîna vers un petit bureau tranquille.
— Tu es tellement habituée à me voir me comporter de façon effroyable, commença Eva quand sa
sœur eut refermé la porte. C’est si normal pour toi que tu ne te souviens sans doute même pas que
nous nous sommes disputées avant mon départ. Mais moi, je ne l’ai pas oublié. Et je n’ai pas cessé de
le regretter depuis, comme je regrette toutes les fois où je me suis mise en colère contre toi et Leila,
sans raison, alors que vous êtes les meilleures sœurs du monde. Et, au lieu de vous remercier, je vous
ai…
— Oh ! arrête ces bêtises, pour l’amour du ciel ! s’exclama sa sœur en la prenant dans ses bras. Je
t’aime, et Leila t’aime aussi. Tu auras beau faire tout ce que tu voudras, cela n’y changera rien ! Mais
il y a juste une chose…
Britt s’interrompit, l’air songeur.
— Quoi ? demanda Eva, intriguée.
— Quand je t’ai demandé comment ça allait entre toi et Roman, tu as évacué le sujet. Mais tu as
changé, ne le nie pas. Alors, je te préviens, ne me raconte pas d’histoires : ça ne prend pas avec moi !
— O.K. Mais dis-moi que tu ne m’en veux plus.
— Sœurette, murmura Britt après l’avoir embrassée sur les deux joues, je ne t’en ai jamais voulu.

14.

Presque deux mois s’étaient écoulés. Deux mois interminables au cours desquels Roman n’avait pas
cessé de regretter les paroles désagréables échangées avec Eva avant son départ.
La confrontation ne l’avait jamais effrayé : elle faisait partie intégrante de sa vie professionnelle. Il
prenait ses décisions de façon objective, rationnelle. Mais, avec Eva, cela s’était révélé impossible,
parce que les émotions s’en étaient mêlées.
Il avait été heureux de lui offrir le travail de ses rêves. Et, en la laissant partir seule, il avait voulu lui
laisser le temps de se remettre de la passion qui s’emparait d’eux dès qu’ils se retrouvaient ensemble.
Malheureusement, ces deux mois avaient démontré que, de son côté, il ne pouvait effacer l’empreinte
qu’elle avait imprimée dans son cœur.
— Oui, Sharif ? fit-il machinalement après avoir décroché son portable.
— Non, ce n’est pas Sharif. Je lui ai emprunté son téléphone.
Il se figea, déjà inquiet pour Eva.
— Britt ? Tout va bien ?
— Oui, tout va bien pour nous. Mais pas pour toi, j’ai l’impression…
— Peu importe, l’interrompit-il. Comment va Eva ?
— Combien de temps vas-tu t’infliger cela, Roman ?
— De quoi parles-tu ?
— De la façon dont tu te forces à rester à l’écart. Tu sais, Eva n’est plus la même depuis son retour
d’Italie.
— Elle a changé en bien ou en mal ?
Un silence lui répondit, avant d’être rompu par un soupir impatient.
— Et si tu venais le vérifier par toi-même ?
— Je n’ai pas le temps. Je suis très occupé.
— Pratique, comme prétexte…
— A t’entendre, tout n’est que prétextes ! C’est d’ailleurs pour cela que nous t’avons laissée diriger la
compagnie, tenta-t-il d’ironiser.
— Peut-être, mais ne détourne pas la conversation. Viens au moins à la réception, ainsi tu verras tout
ce qu’Eva a accompli. Serait-ce trop te demander ? ajouta-t-elle après un bref silence.
Roman serra les mâchoires. Il n’avait de conseil à recevoir de personne. Mais, venant de la sœur
aînée d’Eva…
— Je ne peux rien promettre.
— Bien sûr. Cela colle bien avec ce qu’Eva m’a dit de toi.
— Elle s’est confiée à sa grande sœur ?
— Ce n’était pas la peine : je la connais par cœur. Alors, tu viens à la réception, ou pas ?
Il fixa la large baie vitrée de son bureau, derrière laquelle le ciel bleu s’étalait à l’infini, jusqu’à ce
que Britt pousse soudain un juron.
— D’accord, soupira-t-il. Je viendrai.
— Tu as intérêt !
Après avoir raccroché, Roman contempla longuement l’appareil qu’il tenait encore à la main. Qu’est-
ce qu’elles avaient, ces femmes baptisées par les journalistes « les Diamants de Skavanga » ? Etaient-
elles nées comme ça, ou leur tempérament leur venait-il de la température glaciale de l’Arctique ?
Il se tourna en soupirant vers son ordinateur. Le fait de correspondre chaque jour avec Eva par e-mail
n’arrangeait rien. Ce serait d’ailleurs bientôt l’heure de recevoir son rapport quotidien.
Invariablement, il passait au peigne fin chaque phrase, chaque mot, dans l’espoir d’y découvrir un
indice sur son état d’esprit. Mais, jusqu’à présent, il n’avait rien trouvé qui puisse lui indiquer… qu’il
lui manquait, par exemple.
Eva Skavanga, la femme la plus expressive et la plus explosive qu’il ait jamais rencontrée, semblait
s’être transformée en parangon de retenue et de sobriété ! Par ailleurs, d’après les rapports envoyés
par ses assistants, elle avait stimulé tout le monde et le musée de la mine semblait en bonne voie de
réalisation. Elle travaillait d’arrache-pied avec architectes et géologues ; de son côté, Roman était
frustré de ne pas participer au processus.
Britt avait raison : il se faisait du mal. Alors, pourquoi restait-il dans son bureau d’Abu Dhabi, à
l’autre bout du globe ? Parce qu’il s’occupait de ses affaires, comme d’habitude, et de sa fortune. Sa
vie était bien remplie.
L’était-elle vraiment, sans une adorable diablesse aux boucles de feu ?
Plus il contemplait les tableaux chiffrés affichés sur son écran, plus il se persuadait que ces
faramineux soldes bancaires ne pourraient jamais compenser la perte d’Eva. Sa fougue lui manquait.
Le chaos qu’elle avait semé dans sa vie lui manquait. Elle lui manquait…
Comment allait-elle réellement ? Leila était-elle rentrée de l’université ou Eva était-elle seule à la
maison ? Il aurait pu poser la question à Britt ou à ses assistants, solliciter des nouvelles du quotidien
de son ancienne maîtresse mais il ne pouvait s’y résoudre. Il se sentait déjà assez coupable comme
cela. Il lui avait demandé un abandon total et ne lui avait offert qu’un boulot.
Quand Roman entendit le signal indiquant l’arrivée d’un e-mail, il tressaillit. C’était l’heure du
rapport d’Eva.
Il le parcourut et s’en trouva ragaillardi. Apparemment, les fonds supplémentaires qu’il avait injectés
dans le projet avaient permis de créer un jardin autour de la mine. Parfait. Eva devait être contente.
Allongeant ses longues jambes devant lui, Roman relut l’e-mail, comme si les mots d’Eva avaient le
pouvoir de la rapprocher de lui.
Etait-elle bien la femme qui l’avait suprêmement agacé le jour du mariage de Britt, la première fois
qu’il l’avait rencontrée ? Cet épisode semblait maintenant à des années-lumière…
Oui, sans Eva, sa vie était morne et insipide. Ce simple contact virtuel avec elle lui faisait battre le
cœur, lui donnait le sourire. Non, il ne pouvait envisager de vivre sans elle.
Il l’aimait.
C’était aussi simple et aussi compliqué que cela.
* * *
Après avoir lu la brève réponse de Roman, Eva repoussa sa chaise et s’étira longuement. Les
échanges via l’internet permettaient de communiquer instantanément avec un correspondant situé à
l’autre bout de la planète, mais ce type de communication pouvait être affreusement impersonnel et
sans âme. Et terriblement frustrant.
Comment pouvait-on souffrir du manque de quelqu’un à ce point ? Et comment était-il possible de
laisser advenir un tel gâchis ? Ses sœurs avaient raison : c’était uniquement sa fierté ridicule et mal
placée qui l’empêchait de s’adresser à Roman de façon plus personnelle. Ainsi que ses peurs
absurdes.
« Un homme aussi somptueux ! avait protesté Leila. Il a tout pour lui ! C’est grâce à lui et au
consortium que nous avons pu sauver la mine. En plus, il t’a offert un poste en or ! » Ensuite, Britt
s’en était mêlée, lui rappelant qu’il était à l’origine du projet de musée de la mine et de parc
écologique.
« Si tu ne fais rien pour le retenir, tu es vraiment stupide ! avait conclu Leila. Et si ta seule ambition
est de finir ta vie en vieille fille grincheuse et acariâtre, tu es bien partie ! »
Comme si elle avait besoin qu’on le lui rappelle…
Eva s’assit dans le fauteuil installé à côté de la fenêtre et se prit la tête entre les mains. Mais au bout de
dix secondes à s’apitoyer sur elle-même, elle se souvint du jour où Britt lui avait dit que la vie était
trop précieuse pour en gâcher un seul instant.
Il était grand temps de chasser le fantôme de la vieille fille. Pour toujours.
Eva sortit son portable de la poche de son jean.
— Britt ? La réception, demain soir, pour fêter le renouveau de la mine…
— Oui, tu veux venir ?
— Bien sûr que je veux venir !
— Bon, parfait. Je te préviens : si tu m’appelles pour me demander si Roman sera là, tu vas être
déçue. Parce que je n’en sais rien.
— Tu n’en sais rien ou tu ne veux pas me le dire ?
Sa sœur éclata de rire.
— Non, je n’en sais rien, je t’assure. Roman ne me tient pas au courant de son emploi du temps, tu
sais. Mais ne t’habille pas en garçon manqué, d’accord ? Toute la presse viendra, et j’aimerais bien
qu’ils puissent voir les Diamants de Skavanga dans toute leur splendeur ! Alors, pas de jean ni de T-
shirt, s’il te plaît. Il y a des tas de boutiques géniales, à Skavanga. Et, si tu veux, je peux
t’accompagner pour t’aider à faire ton choix.
— Non, merci ! répliqua Eva à la hâte. Je me débrouillerai toute seule. Et puis, tu as autre chose à
faire.
Son nouvel objectif ? Trouver une robe qui lui aille et dans laquelle elle ne se sentirait pas trop
déguisée…
* * *
— Où est-elle ? demanda Roman à Leila en coinçant son portable entre l’épaule et le menton.
— Pourquoi vous le dirais-je ? riposta la sœur d’Eva à l’autre bout de la ligne.
— Parce que vous le savez.
— Je sais surtout que vous l’avez blessée, comte Quisvada.
— Appelez-moi Roman, s’il vous plaît, dit-il en refermant la porte de sa suite.
— Et je sais aussi que votre absence la… perturbe. Je sais également que vous êtes le seul homme,
notre frère Tyr excepté, à ne pas avoir peur d’Eva. Pourquoi voulez-vous savoir où elle se trouve ?
— Disons que, puisqu’elle travaille pour moi, je désire la rencontrer afin qu’elle me mette au courant
des derniers développements. Ça vous va ?
— Je préférerais que vous me disiez qu’elle vous manque. Que vous ne pouvez pas vivre sans elle,
qu’elle vous obsède, jour et nuit.
— Et vous êtes la plus douce des trois sœurs ? ironisa-t-il.
— Je sais par ailleurs que vous ne manquez pas de ressources, répliqua-t-elle en ignorant sa
remarque. Alors, pourquoi ne faites-vous pas votre enquête vous-même pour retrouver Eva ?
Parce que cela prendrait trop de temps. Et qu’il voulait la voir maintenant.
— J’ai essayé tous ses numéros : elle ne répond pas.
— Et tout à coup, vous désirez la voir d’urgence ?
— Oui.
Il s’agissait même d’une urgence extrême. Sa vie en dépendait, bon sang !
— Allez, Leila, dit-il en changeant de tactique. Je croyais que vous étiez la plus facile à vivre des
Diamants de Skavanga…
— La plus docile, vous voulez dire ? riposta-t-elle d’un ton vif. Il ne faut pas se fier aux apparences.
Raffa serait surpris — et ravi — de l’apprendre, songea Roman. En effet, il se rappelait la réaction de
son ami et partenaire du consortium la première fois que celui-ci avait vu la photo de Leila Skavanga,
au cours d’une réunion organisée chez Sharif. Raffa lui avait trouvé un air innocent, et terriblement
attirant. Mais Roman avait toujours pensé que la jeune femme possédait beaucoup plus de
détermination que son doux visage ne le laissait croire.
— Dites-moi où est Eva, s’il vous plaît. Si elle compte autant pour vous que pour moi, faites-le.
Maintenant. Je dois la voir.
Il ferma les yeux et attendit. Longtemps. Jusqu’à ce que Leila lui donne enfin la précieuse
information.
— Vous êtes toujours là, Roman ? demanda-t-elle.
— Merci, chuchota-t-il.
— Vous l’aimez ?
— Pardonnez-moi, mais ce n’est pas à vous que je révélerai en premier ce que je ressens pour votre
sœur. Et maintenant, si vous voulez bien m’excuser…

15.

Plus les vendeuses lui répétaient que la robe moulante bleue agrémentée d’un col fuchsia s’accordait
à merveille avec ses cheveux roux et son teint clair, plus Eva sombrait dans un abîme de doute.
— Vous en êtes sûres ?
— Pas moi, fit soudain une voix mâle dans son dos.
Elle se retourna, persuadée d’avoir rêvé. Non, ce n’était pas possible…
— Roman !
— Eva, murmura-t-il en soutenant son regard.
Le monde bascula sous ses pieds. Comment pouvait-il se trouver en face d’elle, dans cette boutique de
la rue principale de Skavanga ? Personne ne savait où elle se trouvait… Sauf ses sœurs !
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-elle en redressant le menton.
— Du lèche-vitrines, plaisanta-t-il de sa belle voix profonde.
Roman était son boss, se rappela-t-elle en le dévorant des yeux. Le choc de le revoir lui coupait le
souffle, l’empêchait de réfléchir et de trouver une réplique appropriée. Grand, sombre, et d’une
beauté impossible dans une veste de ski gris foncé, un jean noir et des boots en cuir épais, il se tenait
à l’entrée du salon d’essayage, l’épaule appuyée nonchalamment au chambranle, et continuait à la
regarder dans les yeux.
— Cette robe est horrible, Eva. Et elle ne te va pas du tout. Nous partons, dit-il à l’adresse des
vendeuses. J’ai vu beaucoup mieux un peu plus bas.
— Ah…, murmura Eva en regardant les trois femmes avec embarras.
— Tourne-toi pour que je puisse t’aider à te débarrasser de cette chose, dit Roman.
Lorsqu’il fit descendre la fermeture Eclair, un soupir collectif se fit entendre.
— Maintenant, rhabille-toi, reprit-il avec son assurance coutumière. Je vais t’acheter une vraie robe.
— Je n’ai pas besoin que tu m’achètes quoi que ce soit, protesta Eva lorsqu’elle eut retrouvé ses
esprits. Et…
Roman l’entraîna hors de la boutique d’une main ferme.
— … et je suis resté loin de toi trop longtemps, acheva-t-il à sa place.
Sans lui laisser le temps de répliquer, il l’embrassa à pleine bouche.
Elle avait le dos collé à la vitrine et les mains de Roman, posées de chaque côté de son visage, la
retenaient prisonnière. Eva songea confusément que les vendeuses ne devaient pas perdre une miette
de la scène…
— Tu as résolu de nous donner en spectacle ? demanda-t-elle quand il écarta le visage du sien.
Pour toute réponse, Roman la prit dans ses bras en souriant. Cette fois, Eva ne tenta même pas de le
repousser. Au contraire, elle glissa les doigts dans ses épais cheveux noirs et lui offrit ses lèvres.
Un long moment plus tard, elle se dégagea doucement et murmura dans un souffle :
— Tu crois qu’on ira à la réception ?
— Peut-être, murmura-t-il.
— Mais la robe…
— Je la ferai livrer, répliqua-t-il en lui prenant la main. Viens.
— Comment saurons-nous si elle me va ?
— Fie-toi à mon intuition, Eva.
* * *
Lorsqu’ils furent dans la rutilante cabine de l’ascenseur, Roman glissa son pass dans le dispositif
électronique. Eva avait le cœur battant.
— La suite avec terrasse ? constata-t-elle en le voyant appuyer sur le bouton du dernier étage.
L’ascenseur s’ébranla.
— A moins que tu ne veuilles faire un peu de tourisme en route ? répliqua-t-il en appuyant sur le
bouton d’arrêt.
Puis, sans attendre, il ouvrit sa braguette et défit sa ceinture. Une excitation insensée s’empara alors
d’Eva, qui l’imita d’une main fébrile et ôta rapidement son jean. Mais lorsqu’elle posa la main sur la
ceinture de son string, il l’arrêta d’une voix rauque :
— Ça, c’est mon job.
Elle poussa un petit cri en voyant le string atterrir sur la moquette, tandis que Roman lui appuyait le
dos contre la paroi lisse de la cabine.
— Ne t’inquiète pas : je ferai aussi livrer des sous-vêtements.
— A moins que je ne cesse d’en porter. A quoi ça sert, finalement ?
— A rien du tout, approuva-t-il.
Eva eut à peine enroulé ses jambes autour de la taille de Roman qu’il refermait les mains sur ses
fesses et la pénétrait d’un vigoureux coup de rein. Elle ne chercha pas à contrôler la marée de plaisir
qui déferlait en elle. Au contraire, elle s’y abandonna en criant sans pudeur.
— Tu étais en manque ? murmura-t-il contre ses lèvres.
— Je le suis encore…
Roman éclata de ce rire somptueux qui la faisait chavirer chaque fois.
— Non ! protesta-t-elle quand il fit mine de se retirer.
Cette fois, ses cris retentirent probablement dans tout l’hôtel, mais Eva s’en fichait complètement.
* * *
Quand ils eurent repris tous les deux leur souffle, il tendit le bras vers le bouton pour remettre
l’ascenseur en marche.
— Il vaut mieux, expliqua-t-il avec un sourire dévastateur. Sinon, nous risquerions de faire lâcher les
câbles.
Délicatement, il fit glisser Eva contre lui jusqu’à ce que ses pieds touchent le sol. Elle se pencha alors
pour ramasser son string et le fourra dans sa poche, juste au moment où les portes de la cabine
coulissaient en silence.
Dès qu’il eut refermé la porte de sa suite, Roman se retourna vers Eva en haussant un sourcil.
— Cette porte m’a l’air solide, qu’en penses-tu ?
Elle l’était, en effet, constata-t-elle. Et Roman était très efficace : en quelques coups de rein experts, il
la fit de nouveau basculer dans la jouissance.
— C’est injuste, murmura Eva, le souffle court. Et toi ?
— Par terre ?
— Ce tapis a l’air doux. Comme ça ?
— Parfait, chuchota Roman en s’agenouillant derrière elle.
Oui, c’était parfait… Eva leva les hanches le plus haut qu’elle put tandis que son amant la dirigeait
avec ses mains. Elle se retrouvait exposée au plus intime de sa féminité, et Roman était
merveilleusement habile. Quand il s’enfonça au plus profond d’elle, se retira, la pénétra de nouveau,
elle se mit à haleter.
— Ecarte un peu plus les jambes. Pour moi, Eva.
Elle poussa un cri tremblant quand les doigts de Roman caressèrent son clitoris. En même temps, il
accélérait le rythme de ses poussées…
— Déjà ? murmura-t-il, devinant qu’elle ne pourrait plus tenir très longtemps.
Eva n’eut pas le temps de répondre. Un flot de sensations divines ruissela en elle, avec une intensité
qui l’éblouit.
— On essaie le lit, maintenant ? proposa-t-elle lorsqu’ils eurent refait surface tous les deux.
— C’est trop loin. Le sofa ?
Roman se leva et fit passer sa chemise par-dessus sa tête. Puis il souleva Eva dans ses bras et l’installa
tout au bord du sofa. Ensuite, il s’agenouilla devant elle et lui fit passer les jambes sur ses épaules.
— A votre service, signora, dit-il en pressant son membre puissant contre l’entrée de son sexe.
— Alors sers-moi ! Oui, comme ça… Oui, oui…
* * *
Roman et elle réussirent quand même à aller à la réception. Eva se sentait merveilleusement à l’aise
dans sa robe dos nu de soie émeraude. Roman portait un magnifique smoking noir qui renforçait son
apparence ténébreuse et sexy — d’autant que, comme ils n’avaient réussi à s’arracher du lit qu’à la
dernière minute, il n’avait pas eu le temps de se raser…
Après l’avoir serrée dans ses bras comme si elles se retrouvaient après une longue séparation, Britt
se leva et entama son discours. Eva fut très fière d’entendre sa sœur présenter Roman comme l’un des
trois dirigeants du consortium, grâce auxquels la mine avait pu être sauvée.
— Mais rien n’aurait été possible sans les Diamants de Skavanga, enchaîna Roman. Et je ne parle pas
de ceux que nous extirpons du sol, mais de ces trois femmes incroyables : Britt, Leila et Eva
Skavanga. Si je n’avais pas été conquis par leur détermination et leur ténacité, je n’aurais jamais
investi autant dans l’entreprise.
Lorsque les applaudissements crépitèrent dans l’assemblée, il murmura à l’intention d’Eva :
— Je n’aurais pas non plus engagé mon cœur dans une merveilleuse aventure…
Puis il reprit à haute voix, à l’intention des invités :
— Par conséquent, je crois que le moment est tout indiqué pour vous annoncer que dorénavant Britt
Skavanga possède le titre officiel de présidente de Skavanga Mining, et qu’Eva devient, de façon tout
aussi officielle, notre consultante attitrée en matière de questions écologiques et de développement
culturel.
Un tonnerre de bravos et de hourras se déclencha. Puis l’orchestre se mit à jouer.
— Tu m’avais consultée ? le taquina Eva tandis que Roman l’entraînait à l’écart.
— Ça t’intéresse ou pas ?
— Tu plaisantes ? Tu sais bien que j’en ai toujours rêvé !
— Alors je ne me suis pas trompé.
— Et j’adore les surprises, reconnut-elle en souriant.
— J’en ai une autre pour toi, justement, dit-il en enfonçant la main dans sa poche.
— Ta chaîne en or ? murmura Eva en fixant le bijou, ébahie.
— Je crois qu’elle t’ira mieux qu’à moi, finalement.
— Oh ! Roman…
Elle était si émue que les mots lui manquèrent. Il lui passa délicatement la chaîne autour du cou.
— Et ce n’est pas fini : j’en ai encore une autre, dit-il.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un bonus. C’est normal de récompenser les membres du personnel qui ont fait leurs preuves,
non ?
Roman lui tendit une feuille de papier pliée en quatre. De plus en plus intriguée, Eva la déplia
rapidement.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en haussant les sourcils.
— Un plan de vol pour Rome.
— Je… Tu…
— Je t’aime, Eva Skavanga. Je t’aime plus que ma vie. Et je t’avais prévenue avant que tu ne jettes
cette pièce dans la fontaine. Qu’est-ce qu’il y a ? Tu n’es pas heureuse ?
— Peux-tu demander à quelqu’un d’autre de piloter ton jet ?
— Oui, bien sûr, répondit Roman en fronçant les sourcils. Pourquoi ? Tu n’as pas confiance en moi ?
— Bien sûr que si ! Mais j’ai d’autres projets pour toi…
— Ah, je vois : tu auras besoin de mes services, murmura-t-il en lui caressant les lèvres du bout des
doigts.

Epilogue

Ils firent tout à l’envers, au grand ravissement d’Eva. Après un voyage de noces anticipé à Rome, ils
se rendirent sur l’île de Roman, où ils avaient prévu de se marier sur la plage, au coucher du soleil,
entourés de leurs proches et de leurs amis.
Sharif était venu avec Britt, et avec le troisième larron du consortium, Raffa Leon, l’impressionnant
duc de Cantalabria aux airs de dangereux conquérant. La présence de celui dont les frasques
défrayaient régulièrement la chronique inquiétait un peu Eva.
Lorsque Leila s’assit délibérément en face de lui, le premier soir, alors qu’ils n’étaient encore que
tous les six, Eva secoua la tête en se demandant pourquoi les contraires s’attiraient toujours. Elle
aurait été ravie de voir sa petite sœur tomber amoureuse, bien sûr, mais plutôt d’un homme plus doux
et plus souple. Car le duc avait beau être un aristocrate, son comportement frôlait l’agressivité.
Dès le repas terminé, Raffa se leva et quitta la table après avoir lancé quelques brèves excuses. « Bon
débarras », songea Eva, irritée de voir Leila le suivre du regard tandis qu’il se dirigeait vers la porte.
Roman et Sharif s’excusèrent à leur tour en expliquant qu’ils avaient à parler avec leur ami espagnol
— ils ne se voyaient pas si souvent que cela tous les trois ensemble.
Pour la centième fois, et toujours avec le même plaisir, Eva et ses sœurs discutèrent du mariage.
— Fais-moi voir ta bague ! s’exclama Leila.
— Je n’ai pas besoin de bague pour me marier, décréta Eva. C’est un concept complètement dépassé,
je trouve.
— Ouh lala ! Qu’est-ce qui ne va pas ? demanda Britt en plissant le front. Tu as oublié dans quelle
industrie nous travaillons ? Je te rappelle que nous exploitons une mine de diamants. Alors pourquoi
ce refus de porter une bague ?
— J’en ai une pour Roman, dit-elle en montrant l’anneau de platine qu’ils avaient choisi ensemble.
— Très beau, approuva Britt. Mais toi ?
— Je n’ai besoin que de Roman !
A vrai dire, ils n’avaient jamais parlé de bague pour elle, comme si son fiancé n’en voyait pas
l’utilité. Et, de son côté, Eva s’était convaincue qu’elle s’en fichait.
En réalité, au fond de son cœur, elle avait espéré une surprise. Qui n’était jamais venue…
* * *
Le jour du mariage, il faisait si beau que dès le début de l’après-midi les invités commencèrent à se
rassembler sur la plage.
Eva n’avait pas revu l’homme de sa vie depuis la veille au soir, lorsqu’il était parti aussitôt après le
dîner sans lui dire où il allait.
— Tu es sûre que tu ne vas pas regretter de ne pas avoir de bague ? demanda Leila d’un air inquiet.
— Je m’en fiche complètement, répondit-elle d’un ton brusque.
— De toute façon, il est trop tard pour s’en inquiéter, fit remarquer Britt en se redressant après avoir
lissé un petit pli sur la robe d’Eva.
Elle recula pour mieux voir sa sœur avant d’ajouter :
— Tu es superbe, Eva. Et tu as raison : tout ce dont tu as besoin, c’est de l’homme que tu aimes.
— Tu peux parler, répliqua Leila en riant. Avec toutes tes bagues, tu peux à peine soulever la main !
— L’homme qui a su t’apprivoiser, poursuivit Britt sans relever la boutade de Leila. En fait, il devrait
plutôt songer à t’offrir des menottes bordées de fourrure, afin de te faire entendre raison quand tu
t’enflammes !
Elles éclatèrent de rire à l’unisson, mais celui d’Eva était un peu forcé. A cause du stress, se persuada-
t-elle en se dirigeant vers l’immense chapiteau de toile bordé de fleurs dressé sur la plage.
Roman l’y attendait, plus somptueux que jamais.
— Vous avez les bagues ? demanda l’officiante qui allait les marier.
Après avoir tendu son bouquet d’orchidées blanches à Leila, Eva posa délicatement l’anneau de
platine destiné à Roman sur le coussinet de velours pourpre.
— Puis-je avoir la vôtre, s’il vous plaît ?
— Oh ! pardonnez-moi…
Les trois sœurs se tournèrent vers Roman qui fouillait dans sa poche, fébrile.
— Ah… Les voici.
Médusée, Eva ne pouvait détacher les yeux des deux bagues incroyables qu’il venait de déposer à côté
de l’anneau.
— Désolé, il y a eu un petit retard, expliqua-t-il en baissant le ton. Mais tu sais que je suis maniaque
dès qu’il s’agit de taille et de design… Les diamants sont de la plus belle qualité et font partie du
premier lot à avoir été extrait de la mine.
Comme Eva restait sans voix, il demanda, avec une pointe d’inquiétude :
— Elles te plaisent ?
Les deux bagues étaient fabuleuses : un fin anneau de platine incrusté de diamants, et un solitaire
d’une taille impressionnante, taillé en forme de cœur.
— Je… Elles sont… Excuse-moi, Roman, je ne sais pas quoi dire !
— Ce qui compte, c’est qu’elles t’aillent ! répliqua-t-il en glissant l’anneau de platine à son doigt.
— Il est tellement beau, murmura-t-elle en levant la main.
Les diamants étincelèrent sous la caresse du soleil.
— Et maintenant, la touche finale !
Roman lui glissa le solitaire en forme de cœur à l’annulaire. Puis il porta les mains d’Eva à ses
lèvres.
— Je t’aime, Eva Skavanga. Et aucun joyau ne saurait être à la mesure de mon amour.
— Vous pouvez embrasser la mariée, dit la célébrante.
Tout le monde recula et applaudit.
— Moi aussi, je t’aime, murmura Eva.
Mais, lorsque leurs bouches s’unirent avec passion, elle repoussa doucement son mari.
— On peut aller dans un endroit plus tranquille ?
— Bientôt, promit Roman, les yeux brillants.
— J’irais bien tout de suite…
— Pourquoi cette hâte, mon amour ? Ne t’ai-je pas fait découvrir les bienfaits de l’attente ? Et puis,
nous avons tout notre temps ; toute la vie, même. Ne l’oublie pas.
La vie entière ne suffirait pas à étancher le désir qu’elle avait de Roman, se dit Eva tandis qu’il la
reprenait dans ses bras et la serrait contre lui.
Ni à épuiser l’amour qu’elle éprouvait pour lui.

Fin…………… Vol. 2

* * *

Azur- N° 3623

L’amant d’une seule nuit
Susan Stephens
* Les diamants de Skavanga *
- 3 -
Britt, Eva, Leila et Tyr… Pour sauver l’entreprise familiale, les héritiers Skavanga devront-ils choisir
entre amour et devoir ?
Leila a toujours été la plus sage des sœurs Skavanga. Pourtant, quand Raffa Leon, le richissime – et
bien trop troublant – Espagnol qui vient de racheter la mine de diamants familiale, lui propose d’être
son cavalier lors d’une soirée de gala, elle ne trouve pas la force de refuser. Et très vite, étourdie par
le désir qu’il lui inspire, elle s’abandonne à la passion : elle veut tout vivre entre les bras de cet
homme envoûtant. Pour une nuit, une seule. Car, dès demain, ils devront reprendre leur relation
professionnelle et s’envoler, ensemble, pour l’île Montana de Fuego…
***************

Vol. 3
L’amant d’une seule nuit
1.

Une vive appréhension s’empara de Leila tandis que, par la vitre du taxi, elle voyait les invités
s’engouffrer dans le luxueux hôtel.
Dans cette région glaciale, proche du cercle polaire arctique, ce n’était pas vraiment le meilleur
moment de l’année pour organiser une soirée. Mais quand Britt, sa sœur aînée, lançait ce genre
d’événement, personne ne se souciait du froid…
De plus en plus nerveuse, Leila regarda les femmes au style glamour perchées sur des talons d’une
hauteur vertigineuse gravir les marches en ondulant des hanches, au bras de compagnons en
smokings sombres et écharpes de soie blanche sous de somptueux manteaux d’alpaga.
En fait, elle était la seule des trois sœurs Skavanga à ne pas briller lors de ce genre de manifestation.
Non seulement le bavardage mondain n’avait jamais été son fort, mais Leila se sentait bien plus
heureuse dans le sous-sol du musée de la Mine, au département des archives où elle passait des heures
à rassembler et répertorier de précieuses informations.
« Détends-toi », s’ordonna-t-elle en lissant sur ses cuisses la superbe robe prêtée par Britt. Leila saisit
sa veste doublée en mouton posée à côté d’elle sur la banquette. Elle n’avait plus qu’à gravir les
marches elle aussi, se faufiler dans le hall puis se fondre dans la foule.
— Amusez-vous bien ! lança le chauffeur en prenant le billet qu’elle lui tendait. Et désolé de ne pas
vous déposer plus près : je n’ai jamais vu autant de taxis ici…
— Ne vous inquiétez pas. C’est parfait comme ça !
— Attention à ne pas glisser…
Trop tard !
— Vous ne vous êtes pas fait mal, au moins ? demanda le chauffeur en sortant la tête par la vitre
ouverte.
— Non, non ! Merci.
— Il y a du verglas, ce soir.
En effet, Leila l’avait remarqué à ses dépens… Et elle se retrouvait accroupie à côté du véhicule, dans
une position fort peu élégante, avec en outre, constata-t-elle, un collant filé. Quant à sa robe… Dieu
merci, celle-ci n’était pas déchirée ; et vu sa teinte bleu nuit, elle pourrait réparer les dégâts. Enfin,
plus ou moins…
Après s’être redressée, elle attendit que la file de taxis ralentisse pour traverser la chaussée à la
surface brillante.
— Dites donc, ce ne sont pas les trois gars du consortium, ceux qui ont sauvé la ville ? demanda
soudain le chauffeur en désignant l’entrée de l’établissement brillamment éclairé.
Le cœur de Leila fit un petit bond. En effet, le mari de Britt, le cheikh Sharif, son autre beau-frère, le
comte italien Roman Quisvada, et leur associé espagnol montaient les marches en bavardant. Soudain,
le seul célibataire du trio se retourna.
Raffa Leon. Le plus farouche des trois. Il dégageait une aura de danger, mais le chauffeur avait eu
raison en disant que les trois hommes avaient sauvé la ville.
A la mort de leurs parents, ses deux sœurs, son frère et elle avaient hérité de la compagnie minière
familiale. Mais lorsque, au moment où les minerais commençaient à s’épuiser, des diamants avaient
été découverts, elles s’étaient retrouvées dans l’impossibilité matérielle d’exploiter ceux-ci.
A ce moment-là, la ville de Skavanga ayant toujours dépendu de la mine, l’avenir de tous s’était
sérieusement vu menacé. Sans l’intervention providentielle du consortium, les pires catastrophes
économiques et sociales n’auraient pu être évitées.
— Il y en a encore un de disponible, lança le chauffeur du taxi en lui adressant un clin d’œil. Si vous
vous dépêchez un peu… Les deux autres sont mariés, à ce que j’ai entendu dire.
— Oui, répliqua-t-elle en souriant. Avec mes sœurs Britt et Eva.
— Ça par exemple ! Vous êtes l’un des célèbres « Diamants de Skavanga » ?
— C’est le surnom que nous ont donné les journalistes, reconnut Leila en riant. Je suis le plus petit,
celui qui a le plus de défauts…
— Eh bien, si vous voulez mon avis, c’est ce qui vous rend la plus intéressante, rétorqua l’homme. Et
vous avez encore une chance puisqu’il en reste un !
— J’ai trop de bon sens pour me risquer à ce genre d’aventure, affirma-t-elle en riant de plus belle. Et
je ne suis vraiment pas le genre de Raffa Leon !
— Il a une sacrée réputation, celui-là. Mais, vous savez, il ne faut pas croire tout ce qu’on raconte
dans la presse.
Effectivement, notamment toutes les bêtises rapportées au sujet des Diamants de Skavanga…
— Et n’oubliez pas : ce dont ils ont besoin en rentrant à la maison, ces milliardaires hyper actifs, c’est
d’un peu de calme et d’une femme douce et tranquille. Mais ne le prenez pas mal, ajouta-t-il à la hâte.
De ma part, c’est un compliment !
Leila éclata de nouveau de rire.
— Je ne le prends pas mal, ne vous en faites pas. Mais vous, soyez prudent, cette nuit : les routes sont
vraiment dangereuses.
— Merci, mademoiselle. Ne vous inquiétez pas pour moi et amusez-vous bien !
Oui, elle tâcherait de s’amuser. Après être passée par les toilettes pour nettoyer sa robe. Même si ce
genre de soirée ne faisait pas partie de ses distractions préférées, Leila ne déshonorerait pas ses
superbes sœurs en apparaissant vêtue comme une souillon.
Après avoir adressé un dernier signe de la main à l’aimable chauffeur, elle profita d’un espace entre
deux véhicules pour se lancer. Raffa Leon se tenait toujours en haut de l’escalier et fouillait la rue du
regard, attendant sans doute une personnalité glamour qui surgirait d’une limousine.
Il était d’une beauté renversante…
A l’instant même où ce constat s’imposait à elle, et alors qu’elle grimpait les marches, Leila glissa de
nouveau : ses talons partirent d’un côté et elle de l’autre tandis qu’elle poussait un cri et perdait
l’équilibre.
— Leila Skavanga !
Le souffle coupé, elle comprit que le bel Espagnol l’avait rattrapée in extremis. Elle vit le visage le
plus somptueux de la planète se rapprocher du sien.
— Señor Leon, murmura-t-elle en feignant la surprise. Je ne vous avais pas vu…
En réalité, Leila se retrouvait en proie à un embarras phénoménal : son sauveur la tenait si
étroitement qu’elle ne pouvait bouger ! La chaleur du corps de celui-ci se répandait dans ses veines,
dans tout son être, et les effluves entêtants qui montaient de lui, épicés, musqués, rehaussés d’une
pointe de lavande, enivraient Leila.
— Merci, dit-elle en reprenant ses esprits tandis qu’il l’aidait à se redresser.
— Je suis ravi d’être arrivé à temps.
Seigneur… Son léger accent rendait sa voix profonde et mélodieuse encore plus sensuelle.
— Moi aussi.
— Vous ne vous êtes pas tordu la cheville, j’espère ?
Quand cet homme immense à la beauté ténébreuse baissa les yeux sur ses jambes, elle songea à son
collant filé et se força à sourire pour se donner une contenance.
— Non, tout va bien.
— Je suis également ravi de vous revoir, ajouta-t-il, les yeux brillants.
— Je… Oui, moi aussi.
Ils s’étaient rencontrés pour la première fois à l’occasion du mariage de Britt, puis de nouveau lors
de celui d’Eva, en Italie, sur l’île appartenant à Roman.
Mais cette nouvelle rencontre, et les circonstances dans lesquelles elle avait lieu, déstabilisait
complètement Leila. A tel point qu’elle aurait voulu fuir, mais Raffa Leon ne semblait pas pressé de la
laisser s’en aller. A présent, il scrutait son visage en plissant le front. Son mascara avait-il coulé ?
Côté maquillage, elle n’était pas très douée.
— Non seulement nous nous sommes déjà rencontrés, mais nous sommes presque parents, Leila.
— Pardon ? s’étonna-t-elle.
C’était maintenant de la malice qui luisait au fond des yeux de Raffa, éclairant son regard de pépites
ambrées.
— Parents ? reprit-elle en dominant son trouble.
— Oui. Maintenant qu’un deuxième directeur du consortium a épousé l’une des sœurs Skavanga, il ne
reste plus que nous deux.
Il éclata de rire.
— N’ayez pas l’air aussi choqué, señorita Skavanga, je voulais simplement dire que cela nous donne
l’opportunité de mieux nous connaître.
Se méfiant d’instinct des motivations de cet homme à la beauté ravageuse, milliardaire de surcroît,
Leila répliqua :
— Vous savez, je ne possède pas beaucoup d’actions de la compagnie.
Raffa lui prit la main en souriant, avant de pencher la tête vers ses doigts.
— Je n’ai pas l’intention de vous les voler, Leila !
Les lèvres de l’Espagnol effleurèrent le dessus de sa main. Comment ce simple contact pouvait-il
faire naître autant de sensations en elle ? Adolescente, elle avait lu des romans rapportant ce genre de
phénomène, mais jamais elle n’y avait goûté elle-même. Cependant, il n’y avait rien de romantique
dans le geste de Raffa : c’était simplement sa façon de la mettre à l’aise, devina Leila.
Pressés de rentrer au chaud, les invités les dépassaient en les bousculant, rendant la conversation
encore plus malaisée.
— J’espère que vous êtes content d’être à Skavanga, dit-elle.
— Je le suis maintenant, répondit-il avec un sourire amusé. A vrai dire, jusqu’à ce soir, j’ai enchaîné
rendez-vous d’affaires sur rendez-vous d’affaires : je sors à peine d’une réunion.
— Vous êtes descendu à l’hôtel ?
Elle rougit tandis que Raffa soutenait son regard en haussant un sourcil. Il devait croire qu’elle lui
faisait des avances, alors qu’elle avait posé la première question qui lui était passée par la tête.
Heureusement, il semblait l’avoir déjà oubliée.
— J’ai l’impression que c’est plus calme, dit-il en se tournant vers l’entrée. On tente une percée ?
— Je peux très bien me débrouiller toute seule, vous savez.
D’autant que le somptueux duc était sans doute pressé de se débarrasser d’elle.
— Je n’en doute pas. Mais pourquoi cet air inquiet, Leila ?
— Je… Je ferais mieux d’aller rejoindre mes sœurs, bredouilla-t-elle à la hâte. Mais je vous remercie
de… d’avoir volé à mon secours.
— Je vous en prie.
Le regard de son interlocuteur était chaud, lumineux. Et terriblement pénétrant. Raison de plus pour
s’en tenir à son plan initial : boire un verre avec ses sœurs, dîner, puis s’autoriser un brin de causette
sans conséquences avant de s’éclipser le plus discrètement possible.
— Vous tremblez, Leila.
Elle se mordit la lèvre, embarrassée. Car elle tremblait en effet de tout son corps. Et pas à cause du
froid…
— Tenez, prenez mon manteau.
— Oh ! non… Je…
Trop tard ! Raffa lui enveloppait déjà les épaules de son élégant manteau. Elle frémit.
— Votre robe est tachée, dit-il d’un air contrarié. Et moi qui croyais vous avoir sauvée de la
catastrophe !
— Vous y êtes presque parvenu.
— Je ferai mieux la prochaine fois.
— J’espère qu’il n’y en aura pas ! s’exclama spontanément Leila. C’est ma faute : j’aurais dû regarder
où je posais les pieds.
Un petit sourire remonta le coin de la bouche sensuelle de Raffa.
— Dans l’immédiat, je crois que nous ferions mieux d’aller réparer les dégâts, répliqua-t-il avec une
lueur complice dans les prunelles.
Mon Dieu, ce sourire… Leila se força à détourner la tête. Après tout, pourquoi ne pas se laisser
bichonner un peu, pour une fois ? Se lover dans l’aura de cet homme superbe, durant quelques
minutes seulement ?
De toute façon, le duc trouverait rapidement un prétexte pour aller rejoindre ses amis et
connaissances.
* * *
Ainsi, il avait enfin réussi à approcher Leila, la plus jeune des sœurs Skavanga ! Et leur échange avait
duré davantage que le temps d’une poignée de main. A sa grande surprise, Raffa venait de découvrir
une jeune femme surprenante. Un peu crispée mais drôle et qui, pour une raison qui lui échappait,
manquait de confiance en elle. En revanche, il comprenait sa réticence à se mêler aux réjouissances :
faux sourires et bavardages superficiels n’avaient jamais fait partie de ses occupations favorites.
Ce n’était pas facile d’être le plus jeune d’une fratrie. Il était bien placé pour le savoir, même s’il
s’était dégagé très tôt de toute contrainte familiale. Mais auparavant, avec des parents absents et trois
frères plus âgés toujours prêts à le malmener — et deux sœurs aînées qui prenaient un malin plaisir à
en rajouter —, il avait fini par devenir un enfant difficile.
D’après son expérience, il n’y avait que deux moyens de s’en sortir lorsqu’on était le benjamin : la
détermination farouche, comme il l’avait fait, ou le retrait et l’effacement, voie qu’avait
manifestement choisie Leila Skavanga.
— Commençons par trouver le vestiaire, proposa-t-il quand ils eurent pénétré dans l’immense hall.
— C’était bien mon intention.
Elle redressa le menton, comme pour lui signifier qu’elle n’avait pas besoin qu’on veille sur elle,
qu’elle avait repris le contrôle de la situation. Raffa fut envahi par un étrange et inhabituel instinct
protecteur.
— Ça l’était déjà avant que je ne vous rattrape au vol ?
— Bien avant, plaisanta-t-elle à son tour.
Il retint un sourire. Il appréciait la lueur de défi qui brillait dans les yeux bleus de la jeune femme.
Subitement, pourtant, ses joues prirent une exquise teinte rose et elle détourna de nouveau la tête.
Leila Skavanga était-elle une vraie innocente ? Probable, songea Raffa en l’observant avec attention.
Pourtant, ses sœurs n’étaient pas réputées pour leur timidité… Cette singularité ne faisait que
renforcer le mystère émanant de la benjamine des Diamants de Skavanga. Et lorsqu’elle planta dans
les siens ses beaux yeux, immenses et candides, sa libido réagit avec une intensité inouïe.
— Venez, dit-il en lui frayant un passage parmi la foule. Allons régler votre petit problème
vestimentaire pour que vous puissiez profiter pleinement de la soirée.
Quand ils traversèrent le hall, Leila remarqua que tous les regards étaient rivés sur Raffa, si bien que
personne ne fit attention à elle ni à sa robe tachée. Cette indifférence lui rappela qu’elle s’était promis
de s’accorder une année de changement, de sortir de sa coquille, elle qui avait toujours été cataloguée
comme la rêveuse de la famille, la plus tranquille, la conciliatrice. Elle allait avoir du mal à se
débarrasser de cette étiquette, à la fois commode et confortable. Toutefois, sa rencontre avec Raffa ne
lui offrait-elle pas une occasion en or de s’en libérer ?
Pas en un soir, évidemment. Et peut-être aurait-il mieux valu ne pas choisir cet homme-ci pour
commencer à s’émanciper ! Lorsqu’elle s’était promis de changer, elle n’avait pas prévu que le
facteur séduction entrerait dans l’équation ; ni qu’il pourrait prendre l’apparence de don Rafael Leon,
duc de Cantalabria.
Elle avait toujours pensé que le premier homme qu’elle approcherait de plus près serait un homme
tranquille et pas compliqué ; un homme peu exigeant et doux avec qui elle se sentirait en sécurité. Or
Raffa Leon était tout sauf synonyme de sécurité — même s’il se montrait des plus chevaleresques
avec elle, mais c’était sans doute inné, chez lui.
Il la tira de ses pensées en lui prenant la main pour l’entraîner sous un immense lustre de cristal. Il
recula de deux pas et contempla le bas de sa robe d’un air consterné.
— Dios ! C’est pire que je ne le pensais.
Leila sentait un délicieux courant naître sous la caresse du regard de son compagnon.
— Vous êtes sûre de ne pas vous être fait mal ? demanda-t-il.
— Oui, oui.
— En tout cas, je ne vous quitterai plus d’une semelle ce soir. Pas question de risquer un nouvel
accident.
C’était de l’humour qui pétillait dans ses yeux, comme s’il devinait ce qu’elle ressentait à sa
proximité.
— Non, vous avez raison, murmura Leila, incapable de détourner le regard du sien.
— Le vestiaire ?
Elle se secoua mentalement.
— Oui. Et je peux me débrouiller seule, je vous assure.
Mais Raffa l’avait déjà reprise par la main et l’entraînait vers le vestiaire, comme si elle n’avait rien
dit. Sur son passage, les gens s’écartaient comme devant un chef d’Etat.
— Vous avez des amis à voir, des obligations…
— En effet, approuva-t-il. Et j’en ai une qui passe avant toutes les autres : rester auprès de vous afin
de veiller à ce que le reste de la soirée se déroule mieux que le début. Et vous ne me privez de rien,
Leila. Au contraire, vous m’évitez de perdre mon temps à bavarder avec des gens que je ne connais
pas, ne désire pas connaître et ne reverrai jamais. En fait, vous me rendez service. Quant à mes amis,
je peux les revoir quand je le souhaite.
Leila avait pensé exactement la même chose en partant de la maison, mais seulement parce qu’elle
était toujours intimidée dans ce genre de situation. Ce qui n’était certainement pas le cas du
magnétique Raffa Leon.
— Je repensais au mariage de Britt, poursuivit-il quand ils prirent place dans la file d’attente du
vestiaire. Je vous ai vue jouer à chat avec les petites demoiselles d’honneur pour les distraire.
— Je me suis autant amusée qu’elles, reconnut Leila. La sophistication n’est pas mon fort…
— D’aucuns considéreraient cela comme une qualité.
Leila avait dévoilé son secret : elle adorait les enfants. Et les animaux. En fait, sa famille mise à part,
elle aimait les enfants davantage que les adultes : avec eux, au moins, les rapports étaient simples et
directs.
— C’est notre tour, reprit Raffa en lui posant la main sur les reins.
Aussitôt, tous ses sens vibrèrent, peut-être à cause du contraste entre les doigts fermes de son
chevalier servant et la légèreté de la caresse.
— Si je comprends bien, vous aimez les enfants ?
— Oui, répondit-elle en lui tendant son manteau. Je suis même impatiente d’en avoir, mais sans père.
Raffa plissa les yeux, ce qui renforça encore son charme.
— Cela pourrait se révéler difficile…
— Pourquoi ?
— Sur le plan biologique, voulais-je dire.
Y avait-il un sous-entendu dans son sourire en coin, se demanda Leila en cherchant en vain une
réplique appropriée. Par chance, Britt s’avançait dans le hall au bras de Sharif. Sa sœur aînée lui
adressa un regard surpris, avant de secouer imperceptiblement sa belle tête blonde, comme pour lui
signifier que, si elle ne voulait pas d’ennuis, elle ferait mieux de s’éloigner de Raffa. Lorsque Leila
lui répondit par un sourire hésitant, Britt haussa les épaules. « A tes risques et périls ! » traduisit Leila.
— Gardez soigneusement votre ticket.
— Pardon ?
— Votre ticket de vestiaire, expliqua Raffa en le lui tendant. Maintenant, allez vous occuper de votre
robe.
Il se tourna vers la porte des toilettes pour femmes, puis laissa glisser lentement le regard sur son
corps.
— Vos bas sont filés.
— C’est un collant, corrigea-t-elle d’un ton guindé.
— Je vous en prie, ne m’ôtez pas mes illusions.
Seigneur, ce sourire dévastateur la chamboulait complètement ! Elle se ressaisit. Il était grand temps
de mettre un peu de distance entre cet homme fascinant et elle.
— Ne m’attendez pas, lança-t-elle par-dessus son épaule en franchissant le seuil des toilettes.
* * *
Penchée au-dessus du lavabo, Leila s’efforça de calmer les battements désordonnés de son cœur.
Raffa l’attendait-il ou avait-il saisi la chance qu’elle lui avait offerte de reprendre sa liberté ? Jamais
aucun homme n’avait produit un effet aussi ravageur sur elle. Don Raffa Leon aurait rendu Casanova
lui-même jaloux ! D’ailleurs, s’il préférait rester célibataire, c’était sans doute pour continuer
d’accumuler les conquêtes ; dont Leila n’avait pas du tout l’intention de grossir les rangs.
Après avoir détaché une serviette en papier du rouleau, elle l’humidifia afin de nettoyer sa robe.
Celle-ci fut bientôt à peu près présentable, mais Leila n’avait pas de collant de rechange. Eh bien, elle
s’en passerait ! Elle s’en débarrassa rapidement avant de le fourrer dans la poubelle, puis regarda ses
jambes en faisant la grimace : pas vraiment sexy, la peau blanche… Mais comme personne ne ferait
attention à elle…
Personne sauf Raffa, qui repérait tout. Mais il ne lui adresserait sans doute plus la parole de la soirée.
Toutefois, s’il l’attendait derrière la porte, pourquoi ne le laisserait-elle pas lui tenir compagnie ?
Son année de changement démarrait ce soir. Leila s’était promis de se détendre, de s’autoriser des
choses qu’elle brûlait de faire depuis longtemps : voyager, par exemple, rencontrer des gens
nouveaux. En outre, Britt et Eva pouvaient se passer d’elle. Et Raffa Leon était certes plus divertissant
que le maire de Skavanga, ou le vieux vicaire qui ne manquerait pas de lui faire l’un de ses sermons
sur les vertus du mariage, ni de lui répéter qu’elle devrait se trouver un mari avant qu’il ne soit trop
tard.
Trop tard, à vingt-deux ans ? Et puis, à quoi bon s’encombrer d’un mari ? Elle ne désirait qu’une
chose : avoir un enfant. Ou, mieux encore : des enfants.
Elle contempla son reflet dans le miroir étincelant. Raffa l’attendait-il, ou avait-il poussé un soupir de
soulagement dès l’instant où elle avait refermé la porte derrière elle ? Il n’y avait qu’un moyen de le
savoir…
Il était là, son charme viril augmenté par l’énergie formidable qui exsudait de sa haute silhouette.
— Excusez-moi de vous avoir fait attendre aussi longtemps.
— Cela en valait la peine : vous êtes superbe, Leila.
— Disons plutôt que je suis à peu près présentable. Et j’ai dû ôter mon collant.
Elle s’interrompit, horrifiée. Pourquoi avait-elle donné cette précision stupide, et affreusement
ambiguë ?
L’air très amusé, Raffa la regardait en silence.
— Des jambes nues à la peau blanche comme un cachet d’aspirine, ce n’est vraiment pas terrible,
reprit-elle dans l’espoir de se rattraper.
« Des jambes incroyablement longues aux mollets galbés, aux chevilles fines et gracieuses »,
corrigea Raffa en son for intérieur. Des jambes aussi attirantes que le reste de sa ravissante personne.
— Et ma robe est un peu trop ajustée, poursuivit-elle, l’air aussi apeurée qu’une biche prise dans le
faisceau des phares. En fait, Britt me l’a prêtée. Britt est si mince !
Raffa ne releva pas : il préférait les douces rondeurs de Leila.
— Comme je n’aime pas trop ce genre de soirées, ma garde-robe n’est pas très fournie. Je préfère les
endroits plus tranquilles.
— Nous avons cela en commun, acquiesça Raffa, désireux de mettre fin à ce qui ressemblait à un
supplice pour elle.
Il ne mentait pas : il aurait été prêt à fuir cette agitation mondaine pour aller se réfugier dans sa suite
du dernier étage. Avec Leila…
— J’ai une idée, ajouta-t-il en lui prenant doucement le coude. Il y a un petit salon très tranquille au
bout de ce couloir. Vous…
— J’ai une allure épouvantable, c’est cela ? l’interrompit-elle visiblement effarouchée et
embarrassée.
Elle était si adorable tandis qu’elle levait son beau visage vers le sien. Non seulement elle avait besoin
de se détendre, mais il souhaitait vraiment la connaître un peu mieux.
— Venez. Eloignons-nous un peu de cette faune. De toute façon, la soirée proprement dite ne
commence que dans une demi-heure.
— Mais… mes sœurs m’attendent !
— Elles seront si occupées qu’elles ne remarqueront ni votre absence ni la mienne.
Après avoir ouvert la porte du petit salon, Raffa s’effaça pour laisser passer la jeune femme. Ils ne
seraient pas seuls : quelques clients de l’hôtel y étaient installés pour lire le journal ou bavarder au
calme, près d’un grand feu de cheminée. C’était l’endroit idéal, songea Raffa en se dirigeant vers
deux fauteuils club de cuir fauve.
— Un jus d’orange ? proposa-t-il quand elle fut assise.
— Oui, avec un peu de limonade, s’il vous plaît. Comment le savez-vous ?
Il adorait voir ce sourire illuminer son visage au teint de lys.
— J’ai eu de la chance.
Leila était réputée pour être la plus timide des sœurs Skavanga, mais quelque chose en elle semblait
indiquer qu’elle entendait bien garder la tête froide — en toutes circonstances… Eva, elle, avait
toujours eu une réputation de forte tête, jusqu’à son récent mariage avec Roman. Son ami et associé
avait réussi à l’apprivoiser, sans gommer pour autant sa vivacité et sa détermination. De son côté,
Britt, l’aînée, belle et talentueuse femme d’affaires, s’était également adoucie grâce à l’amour.
Raffa savait qu’après la mort accidentelle de leurs parents, Leila, alors encore très jeune, avait été
protégée par ses sœurs et leur frère. Toutefois, dès le premier jour où il avait posé les yeux sur elle,
Raffa avait pressenti que Leila Skavanga était bien davantage qu’une enfant gâtée.
Et il avait hâte de découvrir les trésors qu’elle dissimulait sous ses airs innocents et timides…

2.

Que faisait-elle avec Raffa Leon ? Jamais Leila ne s’était conduite de façon aussi fantasque, en total
désaccord avec ses habitudes. Raffa était un homme charmant, certes, mais quasiment un étranger et, à
en croire ses sœurs, un être particulièrement dangereux. Elle était ravie de travailler aux archives du
musée, à l’abri de ces hommes au pouvoir démesuré et au rythme bien trop rapide à son goût
qu’étaient les trois dirigeants du consortium.
Qu’avait-il en tête, exactement ? Que recherchait-il auprès d’elle ? Hors de son sanctuaire, elle se
trouvait exposée à toutes sortes de dangers. Raffa semblait si détendu à son côté, alors qu’elle se
sentait embarrassée comme une écolière, le dos raide contre le dossier de son fauteuil pourtant très
confortable. Cependant, lorsqu’il se tourna vers elle, que son regard de velours resta soudé au sien,
Leila oublia toute prudence.
— Qu’est-ce qui vous fait sourire, Leila ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
— Je souris ?
Leila se força à regarder autour d’elle.
— Je… Je me disais simplement que ce petit salon était bien agréable, vous ne trouvez pas ? Vous
avez eu raison de m’amener ici.
— Je suis heureux que vous vous détendiez enfin.
Détendue ? Elle avait l’air détendue ? Elle doutait fortement qu’aucune femme puisse se détendre à
proximité de Raffa Leon. Surtout quand il dardait ainsi son regard sur vous…
— Voici votre jus de fruits.
Lorsqu’il lui tendit son verre, Leila le prit en retenant son souffle. Mon Dieu, ce sourire irrésistible,
rehaussé par ces minuscules rides auréolant ses yeux sombres et brillants à la fois… Il était si facile,
si tentant de s’imaginer que Raffa s’intéressait à elle, alors qu’il n’en était rien. Elle avait affaire à un
séducteur-né, qui obtenait tout ce qu’il désirait, tant dans le domaine professionnel qu’auprès des
femmes.
Leila n’avait jamais fait partie de celles que les hommes emmenaient dans leur lit. Elle était la petite
sœur Skavanga à qui l’on offrait un jus d’orange, dans un salon tranquille et douillet, loin des invités
glamour. Ce qui la satisfaisait pleinement — du moins s’en était-elle jusqu’ici convaincue. Mais
lorsque Raffa la contemplait ainsi, avec une lueur vibrante au fond des yeux, c’était follement
excitant…
Quand elle se pencha pour poser son verre sur la table basse, les effluves musqués de son eau de
toilette lui caressèrent les narines, avivés par une note de lavande. Le silence ne semblait pas le
déranger. Peut-être attendait-il qu’elle le rompe ?
Prenant son courage à deux mains, elle se tourna vers la haute fenêtre cintrée derrière laquelle des
lumières dorées scintillaient dans la nuit.
— Quand j’étais petite, ma mère venait se promener avec moi ici, dit-elle. Perchée sur mon tricycle,
je fonçais sur tous ceux qui passaient.
Raffa reposa à son tour son verre. Lui non plus n’avait pas commandé d’alcool.
— J’ai du mal à vous imaginer en petit bolide, Leila…
La poitrine soudain serrée, il se représenta Leila autrefois, petite fille confiante savourant la
compagnie de sa mère, sans crainte du lendemain. Ni l’une ni l’autre n’auraient pu prévoir que le père
de Leila allait s’adonner à la boisson, et qu’un tragique accident d’hélicoptère lui coûterait la vie ainsi
qu’à sa femme.
— A quoi pensez-vous ? demanda-t-il doucement.
Il aurait voulu la prendre dans ses bras, la rassurer, lui dire que tout irait bien. Mais ils ne se
connaissaient pas assez pour qu’il se permette un tel geste. Et puis il était temps de rejoindre les
invités, d’autant que les sœurs de Leila devaient se demander où était passée leur benjamine. Pourtant,
il n’était pas du tout pressé de quitter l’atmosphère paisible de ce petit salon.
— Un autre jus d’orange ?
— Oui, merci. Excusez-moi, Raffa, je m’étais égarée dans mes pensées…
En fait, Leila songeait à la lettre de sa mère, comme cela lui arrivait souvent ces temps derniers. La
précieuse missive qu’au fil des années elle avait fini par connaître par cœur.
« Leila, ma chérie,
» Je t’aime plus que ma vie, et je veux que tu me promettes de vivre la tienne à fond. Tu n’es encore
qu’une petite fille, mais un jour tu deviendras une femme qui se trouvera confrontée à des choix. Et, à
ce moment-là, je voudrais que tu ne te trompes pas.
» N’aie pas peur de vivre, Leila ! Ne fais pas comme moi. Sois courageuse, dans tout ce que tu
entreprendras… »
Peu à peu, elle s’était persuadée que sa mère avait pressenti le danger. Au moment de l’accident, elle
était trop jeune pour comprendre ce qui s’était passé ; ce n’était que plus tard que ses sœurs lui avaient
expliqué que leur père pilotait l’hélicoptère en état d’ivresse.
— Vous désirez des glaçons ?
La voix profonde de Raffa la ramena au présent.
— Non, merci.
— Ces oranges pressées sont délicieuses, n’est-ce pas ? C’est normal : elles viennent d’Espagne.
— Evidemment, appuya Leila d’un ton un peu moqueur.
— Evidemment, répéta-t-il en soutenant son regard.
Le cœur battant à tout rompre, elle ne pouvait détourner les yeux. Au fond, la situation était presque
comique, songea-t-elle en s’efforçant de chasser son trouble. Pour Raffa, la ville de Skavanga ne
représentait qu’une étape de son voyage perpétuel à travers le monde, au cours duquel il veillait à la
bonne marche de ses affaires. De son côté, Leila n’avait jamais quitté la ville auquel son aïeul avait
donné son nom sinon pour poursuivre ses études. Et, même à ce moment-là, elle ne s’était éloignée
que de quelques dizaines de kilomètres, ayant préféré s’inscrire à l’université locale.
Ensuite, dès qu’elle avait obtenu ses diplômes, elle s’était installée dans le lieu qu’elle connaissait le
mieux, où elle se sentait le plus en sécurité et où elle pouvait se cacher : les archives du musée de la
Mine. Là, elle ne courait aucun risque de rencontrer un homme violent ou alcoolique. Ni aucun
homme tout court, à vrai dire…
— Ainsi, vous avez passé toute votre vie à Skavanga ? demanda Raffa à brûle-pourpoint.
Leila réprima un frisson. Elle se revit assise sur les marches à écouter ses parents se disputer, puis
entendant le bruit mat que faisait le corps de sa mère en tombant sur le plancher. Les sourcils froncés,
son compagnon la regardait d’un air inquiet.
— Oui, j’ai toujours vécu ici, confirma-t-elle d’un ton faussement enjoué.
A vrai dire, elle était devenue assez douée dans l’art de feindre la désinvolture. Eclipsée par la beauté
et l’audace de ses sœurs, elle avait appris à jouer le rôle de la souris invisible, ou de la petite sœur
joviale.
— J’ai toujours été proche de mes sœurs et de mon frère, poursuivit-elle.
Du moins l’avait-elle été jusqu’au départ de Tyr, leur frère qui s’était volatilisé voilà des années.
— C’est formidable d’avoir des frère et sœurs, acquiesça Raffa. Même si l’entente n’est pas toujours
au rendez-vous.
— Nous nous entendions bien. Mais mon frère me manque terriblement. J’aimerais bien savoir où il
se trouve. Vous pensez sans doute que mes sœurs me mènent par le bout du nez, mais vous vous
trompez. Je sais me défendre, croyez-moi.
— Je n’en ai jamais douté, répliqua-t-il à sa grande surprise.
Cependant, son sourire s’était éteint. Et une ombre voilait son beau visage. Pensait-il à sa propre
famille ?
— Et vous ? demanda-t-elle gentiment. Vous avez des frères et sœurs ?
Pour toute réponse, elle eut droit à un regard noir.
— Excusez-moi, enchaîna Leila à la hâte. Je ne voulais pas me montrer indiscrète.
— Il n’y a pas de problème, répliqua-t-il avec un haussement d’épaule. En plus des trois frères et des
deux sœurs que je connais, il semble que j’aie une ribambelle de demi-frères et de demi-sœurs
disséminés à travers le monde, fruits de l’activité débordante de mon infatigable paternel.
— Et votre mère ?
C’était vraiment la question à ne pas poser, comprit-elle, mais trop tard. Car, à en juger par
l’expression qui se lisait sur les traits de Raffa, elle était taboue…
— Je suis désolée… bafouilla Leila. Je…
— Ne vous excusez pas. J’ai eu la chance de passer la plus grande partie de mon enfance chez ma
grand-mère. Dès que mes frères et sœurs aînés ont tous été partis pour l’université, mon père m’a fait
clairement comprendre que, pour lui, le temps des enfants était révolu.
— Il voulait dire qu’il vous mettait dehors ?
Raffa ne répondit pas. Ce qu’il venait de révéler expliquait beaucoup de choses. Notamment l’origine
de son existence de loup solitaire, dangereux et mystérieux.
— J’aimerais rencontrer votre grand-mère, dit-elle dans l’espoir de chasser ses sombres pensées. Ce
doit être une femme extraordinaire.
— Parce qu’elle m’a accueilli chez elle ? répliqua Raffa en éclatant de rire. Oui, en effet. Et vous
ferez peut-être sa connaissance un jour.
Il disait cela par politesse, mais elle était soulagée qu’il ait retrouvé sa bonne humeur.
— Vous, vous avez grandi avec vos sœurs et votre frère, reprit-il.
— Oui. Ils me taquinaient sans répit !
— Cela ne vous dérangeait pas ?
— Je ne me laissais pas faire ! Et je leur rendais la pareille.
Raffa lui retourna son sourire en plissant les yeux. Ceux-ci étaient incroyablement expressifs, et la
chaleur intense qui couvait dans son regard agissait comme un aimant qui attirait inexorablement
Leila.
— Si mes sœurs se moquaient de moi, c’était seulement parce qu’elles m’aimaient autant que je les
aimais, précisa-t-elle.
Elle se rendit compte qu’elle aurait été prête à dire n’importe quoi pour endiguer le courant qui
passait entre eux.
— Elles faisaient sans doute de leur mieux pour…
— Pour compenser la perte de votre mère, survenue alors que vous étiez encore si jeune,
l’interrompit Raffa.
Surprise par la compassion qui se lisait sur ses traits, elle répliqua lentement :
— Oui. Enfin, je suppose… De toute façon, elles ont été formidables. Tyr aussi.
Submergée par la souffrance qui remontait en elle, Leila se tut.
— Votre frère reviendra un jour. Bientôt.
— Vous semblez en être si sûr ! Avez-vous des nouvelles de lui ?
Il garda le silence. Britt, Eva et elle avaient toujours soupçonné que les trois dirigeants du consortium
connaissaient exactement l’endroit où se trouvait Tyr, tout en sachant qu’aucun d’eux ne divulguerait
jamais le moindre indice sur sa localisation. Après avoir fait leurs études ensemble, puis servi dans
elle ne savait quelle organisation militaire internationale, les quatre amis étaient restés liés par une
loyauté à toute épreuve.
— Je voudrais seulement savoir s’il va bien, insista pourtant Leila.
— Ne m’interrogez pas davantage. Je regrette mais je ne peux satisfaire votre curiosité.
— Vous ne voulez même pas me dire s’il va bien ?
Après un long silence, Raffa consentit enfin à lâcher :
— Tyr va bien.
— Merci.
Un soulagement immense gagna Leila, qui ferma un instant les yeux. Tyr allait bien, c’était l’essentiel.
— Si vous me parliez un peu de vos activités professionnelles, Leila ?
Cette fois, elle se détendit tout à fait. Elle adorait parler de son travail, auquel elle consacrait toute son
énergie.
— C’est ma passion. J’aimerais bien vous emmener faire un tour au musée pour vous montrer tout ce
que nous avons découvert. C’est incroyable : toutes ces choses ont été utilisées par mes ancêtres ! Et,
chaque jour, nous faisons de nouvelles découvertes.
Leila s’interrompit, de crainte d’ennuyer Raffa, mais il lui fit signe de continuer. Encouragée, elle lui
raconta tout : ses projets pour le musée, les espoirs et les rêves qu’elle nourrissait pour l’avenir, les
cours qu’elle envisageait d’organiser, les ateliers, les visites, les expositions…
— Excusez-moi, dit-elle enfin. Je dois vous sembler bien ennuyeuse. Mais, quand je parle du musée,
je suis intarissable.
— Je ne m’ennuie pas du tout, au contraire ! se récria-t-il d’un air sincère. En revanche, je suis
surpris, je l’avoue : vous êtes loin d’être aussi réservée et effacée qu’on le dit.
Elle avait seulement besoin d’être écoutée, se dit Raffa en la voyant redresser ses belles épaules
rondes.
— Je crois qu’il est temps d’aller rejoindre les autres, reprit-il. Vous avez vu l’heure qu’il est ?
— Mon Dieu ! s’écria-t-elle en se levant d’un bond. Je vous ai cassé les oreilles.
— Pas le moins du monde, insista-t-il. Cette soirée se révèle au contraire bien plus agréable que je ne
l’avais escompté.
Leila dégusta le sourire qu’il lui décocha. Même si son attitude ne relevait que de la pure politesse,
elle passait de merveilleux moments en sa compagnie. Raffa était un homme aux multiples facettes,
mille fois plus intéressant et complexe que l’image qu’elle avait de lui avant de le rencontrer.
Ils se dirigèrent lentement vers la foule des invités qui emplissait la vaste salle de réception.
— Vous êtes complètement remise de votre chute de tout à l’heure ?
— Oui, merci. Et merci aussi pour les jus d’orange. A présent, je suis prête à tout affronter.
Lorsque Raffa éclata de son rire riche et sensuel, Leila songea qu’il devait la prendre pour une
créature un peu coincée et arriérée : la petite dernière protégée par ses sœurs et vivant dans leur
ombre.
— Si j’avais eu votre franchise, je n’aurais jamais réussi dans les affaires ! murmura-t-il en se
penchant vers elle. Tout se lit sur votre visage.
Elle fronça les sourcils, interdite.
— N’ayez pas peur, ajouta-t-il. Je ne suis pas le grand méchant loup qu’on dépeint dans les médias.
— Mais presque…, le taquina-t-elle.
Raffa fut traversé par une bouffée de joie. C’était bon de voir cette délicieuse jeune femme vraiment
détendue. Par ailleurs, il tenait à lui faire comprendre qu’il était un homme à principes, et non une
fripouille investissant sans scrupules dans la compagnie minière fondée par ses ancêtres Skavanga. Il
ne désirait qu’une chose : rester seul avec elle. Leila le rafraîchissait, tout en réveillant le meilleur en
lui — ce qui était une première.
— Partons à la recherche de vos sœurs, maintenant, proposa-t-il cependant.
— Vous croyez ?
En voyant une adorable roseur teinter ses joues, il devina que Leila avait lancé ces mots sans
réfléchir. Elle était bien avec lui et culpabilisait de ne pas se soucier de ses sœurs.
— Nous pourrons aussi les retrouver au moment du dîner. D’après ce que m’ont dit mes amis, on ne
s’ennuie jamais avec les sœurs Skavanga !
— Ils ont raison, affirma-t-elle d’un ton enjoué. Mais vous n’avez pas eu de chance en vous
retrouvant avec moi.
— M’avez-vous entendu m’en plaindre ?
Elle lui adressa un regard malicieux tandis qu’un éclat vif illuminait ses yeux clairs. Il sut en cette
seconde que sa grand-mère l’aimerait — cette pensée fulgurante lui était venue malgré lui. Sa chère
Abuelita lui répétait inlassablement qu’il était temps de se trouver une bonne et charmante épouse. Il
était prêt à faire beaucoup pour elle, mais pas cela. Cependant, sa grand-mère serait aux anges s’il
ramenait une jeune femme comme Leila à la maison ; et puis, celle-ci n’avait-elle pas dit qu’elle
aimerait la rencontrer ?
— Zut ! s’exclama-t-elle soudain en sortant son mobile de son petit sac brodé.
Il l’observa répondre, complètement inconsciente de son charme. Cette bouffée d’air frais lui faisait
un bien fou.
— Oui, Britt, murmura-t-elle, l’appareil collé à l’oreille.
La voyant s’empourprer de nouveau, Raffa s’écarta discrètement de quelques pas.
* * *
— Britt se demandait où j’étais passée, expliqua Leila en rangeant son téléphone dans son sac.
— J’espère que vous lui avez répondu que vous viviez dangereusement ?
— Avec le grand méchant loup ? Oui, c’est exactement ce que je lui ai dit.
— Et elle a poussé les hauts cris ?
— Plutôt, oui.
Ils échangèrent un regard amusé et complice.
— Croyez-vous tout ce que l’on vous a raconté à mon sujet ? demanda-t-il.
L’espace d’un instant, elle le contempla en silence.
— Je ne vous connais pas encore suffisamment pour me faire une opinion, déclara-t-elle enfin.
— Quand vous en aurez une, vous me la ferez connaître ? s’enquit-il en riant.
Leila ne lui avait pas tout dit concernant sa brève conversation avec Britt, qui était franchement
inquiète de la savoir seule avec le redoutable Raffa Leon.
— Vous avez rassuré Britt, n’est-ce pas ? reprit ce dernier, tandis qu’ils approchaient de l’une des
tables recouvertes d’une nappe blanche.
— Non. Pour une fois, je n’ai pas pu résister : je suis restée vague. Ça apprendra à mes sœurs de se
moquer sans cesse de moi !
— Je suis heureux de vous aider, de toutes les façons dont je pourrai vous être utile, affirma Raffa,
les yeux étincelants.
A la pensée de ce que pouvaient impliquer toutes ces façons, Leila frémit.
— Je pourrais vous prendre au mot, répliqua-t-elle avec une hardiesse nouvelle.
— Faites donc !
— Très bien, dit-elle en répondant à son sourire, mais en prenant soin d’y ajouter un haussement
d’épaule désinvolte.
— Ce soir, Leila Skavanga s’autorise toutes les audaces, murmura Raffa en tirant une chaise pour
elle.
— Mais je ne souhaite pas causer d’inquiétude à mes sœurs. Britt s’est donné beaucoup de mal pour
organiser cette soirée, et je ne veux pas gâcher son plaisir, ni celui d’Eva.
— Ne vous inquiétez pas, nous ne leur gâcherons rien du tout. Mais il n’y a pas de mal à s’amuser un
peu. J’espère seulement que face aux Diamants de Skavanga étincelant tous ensemble, je ne vais pas
me retrouver aveuglé…
Leila éclata de rire.
— Aucun risque ! s’exclama-t-elle en s’asseyant.
Quand Raffa s’installa à côté d’elle, la frôlant sans la toucher, sa chaleur virile l’enveloppa aussitôt.
— Si vous voulez choquer un peu vos sœurs, vous pouvez compter sur moi pour vous décocher des
regards brûlants et vous enlacer étroitement sur la piste de danse…
— Fantastique !
Avait-elle bien prononcé ce mot, avec un tel enthousiasme ? se demanda Leila avec stupeur.
— Cela devrait me rendre la vie plus facile par la suite, ajouta-t-elle avec humour.
— A votre service…
Soudain, elle eut du mal à soutenir le regard de son voisin de table, dans lequel dansaient les chaudes
pépites ambrées. L’alchimie qui vibrait entre eux ne durerait que le temps d’une soirée, mais peu
importait : seul le présent comptait, et elle avait bien l’intention de le vivre. A fond.
Britt et Eva firent leur apparition l’une après l’autre, au bras de leurs superbes époux respectifs.
Aussitôt les invités se turent et toutes les têtes se tournèrent dans leur direction.
— N’ayez pas l’air aussi inquiète, lui murmura Raffa à l’oreille. Je vous promets de ne pas me
conduire en barbare.
— J’ai comme l’impression qu’Eva et Britt ne me croiront pas lorsque je leur dirai que nous sommes
restés bavarder tranquillement dans le petit salon…
Ils avaient abordé des sujets intimes, dont Raffa ne parlait jamais habituellement, pas plus qu’elle,
Leila en était persuadée. Un lien s’était tissé entre eux, de plus en plus tangible.
— Eh bien, vous devrez faire avec les soupçons de vos sœurs, c’est tout ! conclut le sublime Espagnol
en s’appuyant à son dossier.
— Du moment que ceux-ci restent dans les limites du raisonnable, ça ira.
Tout en regardant Raffa saluer son voisin de table, Leila ne put s’empêcher de se demander si elle ne
s’était pas embarquée dans une situation qui menaçait de la dépasser rapidement…
— Vous et moi savons ce qui s’est réellement passé, dit-il en se retournant vers elle. Nous avons bu
des jus de fruits en bavardant tranquillement. Mais vos sœurs ne le croiront jamais, n’est-ce pas ?
Alors, à moins de nier que nous sommes restés ensemble depuis votre arrivée…
— A vous entendre, on dirait que nous avons commis un crime !
— C’est là tout le piment de la chose, non ? murmura-t-il en l’épinglant de son regard intense.
A court de réplique, Leila se laissa sombrer dans les profondeurs veloutées de ses yeux.
— Laissons-les jaser, ajouta-t-il.
Avaient-elles déjà commencé à le faire ? Si Britt et Eva nourrissaient des soupçons, elles
chercheraient par tous les moyens à connaître la vérité. Or elle n’avait rien fait de mal. Elle suivait
seulement le conseil donné par sa mère. Alors, pourquoi s’inquiéter ? Ses deux sœurs regardèrent
d’abord Raffa, puis elle.
— Leila ! Tu as fini par réapparaître, dit Britt en souriant, avant d’échanger un bref regard avec Eva.
— Je suis désolée de ne pas vous avoir rejointes plus tôt, commença-t-elle en retombant dans son
ancien rôle. Mais…
— … mais nous avons bavardé, enchaîna Raffa d’une voix suave.
— Je n’en doute pas un instant ! s’exclama Eva d’un ton pince-sans-rire.
— Nous étions dans le petit salon, expliqua Leila.
— Bien sûr, acquiesça Britt.
Raffa avait raison : ses sœurs ne la croiraient jamais. Quand elle le regarda d’un air inquiet, il se
contenta de lui faire un clin d’œil. « Laissons-les jaser », avait-il dit. « Oui, mais n’allons pas trop
loin », le supplia-t-elle en silence tandis que ses sœurs s’asseyaient de l’autre côté de la table.
Son cavalier lui fit un nouveau clin d’œil, plus rassurant cette fois. Jamais Leila n’avait entretenu de
complicité secrète avec un homme. Détachant à grand-peine le regard du sien, elle se tourna vers Eva.
Vêtue d’une longue robe bustier de dentelle couleur chair rehaussée de perles de nacre irisée, ses
longs cheveux auburn retenus de chaque côté de son visage par deux peignes ornés de diamants, elle
était d’une beauté saisissante. L’amour semblait palpiter entre elle et Roman, qu’elle avait récemment
épousé. Quant à lui, plus séduisant que jamais dans son smoking noir taillé sur mesure, il dévorait
littéralement sa femme du regard.
Un homme la regarderait-il jamais avec cette passion ? se demanda-t-elle en reportant son attention
sur Britt. Avec son charme nordique, sa haute taille et son corps mince, celle-ci était le complément
parfait de son prince arabe, le somptueux cheikh Sharif. Ils paraissaient si unis, si bien ensemble que
Leila ne put s’empêcher d’envier son aînée. Jamais elle ne pourrait rivaliser avec la beauté et
l’élégance de ses sœurs, mais pour un soir, avec Raffa, elle était bien décidée à tenter sa chance…
— Voulez-vous que je vous aide à choisir vos plats ? chuchota-t-il en se penchant vers elle.
— Il s’agit d’un menu unique…
— En effet.
Eva et Britt les observaient, remarqua Leila en regardant par-dessous ses cils.
— Voulez-vous que je vous le lise ? poursuivit Raffa en rapprochant encore le visage du sien.
Il jouait la comédie, et ses sœurs n’y voyaient que du feu.
— Oui, merci, dit-elle avec un sourire tremblant.
Quand il commença à énumérer les plats, il le fit d’une voix si suave, avec une telle gourmandise que
Leila laissa échapper un petit halètement. Et lorsqu’un serveur déposa devant elle l’assiette sur
laquelle était posé un petit pâté chaud au foie gras et aux truffes sur son lit de cresson, elle se trouva
incapable d’en prendre une bouchée — alors qu’elle adorait cette spécialité.
— Vous n’aimez pas le foie gras ?
— Je…
Britt et Eva ne perdaient pas une miette de ce qui se passait ; elles savaient pertinemment qu’il
s’agissait de l’un de ses plats préférés…
— C’est délicieux, je vous assure, murmura Raffa d’un ton encourageant. Vous ne voulez vraiment
pas goûter ?
A en juger par l’amusement qui pétillait dans son regard, il avait parfaitement compris son trouble.
D’une main mal assurée, elle prit sa fourchette, son couteau de l’autre, puis porta machinalement un
morceau de pâté à ses lèvres, sous le regard attentif de Raffa — et celui, sidéré, d’Eva et Britt.
— Au dessert, il y a de la fondue au chocolat, lança alors Britt par-dessus la table, d’une voix neutre.
Leila regarda Raffa dans les yeux.
— Miam ! dit-elle en se léchant les lèvres. Mon dessert préféré.
La fourchette en suspens, Raffa semblait hypnotisé. Leila savoura la caresse de son regard sur sa
bouche. C’était si facile ! Pourquoi était-elle restée cachée durant tant d’années ?

3.

— Et de quoi avez-vous bavardé, au juste, dans la suite de Raffa ? demanda Britt d’un ton détaché.
— Nous n’étions pas dans sa suite, répliqua patiemment Leila. Nous nous étions installés dans le petit
salon, parmi d’autres clients de l’hôtel. Et nous…
Elle s’interrompit en écarquillant les yeux : Raffa avait posé sa grande main chaude sur la sienne,
comme pour lui intimer la prudence.
— En fait, nous parlions du musée de la Mine, dit-il avec le plus grand calme. Leila a des idées
fantastiques ; et puisque je possède l’une des plus rares collections de pierres précieuses au monde, je
lui ai proposé de venir l’admirer. Ainsi, elle pourrait sélectionner quelques pièces pour les exposer à
Skavanga.
Ces derniers mots résonnèrent dans un silence absolu. Tout le monde, y compris Leila, le regardait
d’un air stupéfait. L’invitation de Raffa était-elle sérieuse ou faisait-elle partie de leur petite comédie ?
— Vous n’avez plus qu’à dire oui, poursuivit-il en lui souriant.
Pour une fois, Britt ne trouva rien à dire. Ce fut Eva qui reprit ses esprits la première :
— Que proposez-vous, au juste ? demanda-t-elle en plissant les yeux d’un air méfiant.
— J’invite Leila à séjourner sur l’île de Montaña de Fuego afin de lui faire découvrir ma collection.
— Mais pourquoi aurait-elle besoin de se déplacer ? insista Eva avec son toupet habituel. Vous ne
pouvez pas faire venir ces joyaux à Skavanga ?
— Sans parler des risques que cela comporte, et des problèmes de sécurité et d’assurances, je
n’aurais pas la présomption de les choisir à la place de votre sœur.
Il avait parlé d’une voix douce, sans détacher un instant son regard de celui de Leila. Dont le cœur
battait la chamade.
— Vous avez raison, approuva-t-elle. Je suis impatiente de voir la collection de Raffa, Eva.
— Leila nourrit de grands projets pour le musée de la Mine, ajouta-t-il alors.
— Je vois que vous avez vraiment bavardé, dit alors Eva, reconnaissant ainsi implicitement sa
méprise.
Lorsque ses deux sœurs échangèrent un nouveau regard, Leila se demanda combien de temps elle
pourrait tenir à ce petit jeu. Aller rendre visite à Raffa sur son île ? Séjourner là-bas ? Comme si son
invitation était sérieuse !
— Oui, nous avons discuté de mes projets, confirma-t-elle d’un ton léger.
— Leila est très impliquée dans son travail, intervint Britt, l’air sincère.
— Et elle a toujours cherché à porter un éclairage différent sur la mine héritée de nos ancêtres,
appuya Eva en lui adressant un regard fier.
Leila fronça les sourcils. Pourquoi ses sœurs marchaient-elles à fond dans ce qui n’était qu’un jeu ?
Ne voyaient-elles pas qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie ? Elle commençait à se sentir vraiment
mal. Elle se tourna vers Raffa, qui semblait parfaitement à l’aise, comme d’habitude. Pourquoi
feindre de l’inviter sur son île ? Ce n’était pas la peine d’aller aussi loin !
— Alors, vous venez à Montaña de Fuego ? la relança-t-il alors, avec un sérieux époustouflant.
Britt et Eva la regardaient en retenant leur souffle.
— Et au cas où vous douteriez de ma sincérité, poursuivit Raffa en s’adressant à toute la tablée,
sachez que je ne plaisante jamais quand il s’agit de ma collection privée.
Son cœur battait à un tel rythme qu’elle craignait qu’il n’explose. La proposition du beau milliardaire
était sérieuse : il lui proposait son premier voyage à l’étranger, sur son île !
Peu à peu, les conversations reprirent, mais toute l’attention de son sensuel voisin restait concentrée
sur elle.
— Nous allons danser ! annonça soudain Britt. Leila, cela ne te dérange pas de rester seule avec
Raffa ?
— Pas du tout.
Lorsque ses deux sœurs quittèrent la table avec leurs époux, Leila s’agrippa à sa chaise comme à une
bouée de sauvetage.
* * *
— Vous voulez danser, vous aussi ? demanda Raffa en regardant la piste, où se rassemblaient peu à
peu les couples.
— Vous voulez danser avec moi ? s’étonna Leila.
— Avec qui d’autre ?
— Ce n’est vraiment pas mon truc…
— Ah… Je croyais que nous avions passé un pacte ?
Pour taquiner ses sœurs, certes, pas pour se ridiculiser en public !
— Ne vous inquiétez pas, déclara-t-elle, je vous rends votre liberté.
— Et si je ne souhaite pas la retrouver ?
Tout un éventail de dangers potentiels se déployèrent dans l’esprit de Leila, plus périlleux et excitants
les uns que les autres.
— Vous n’êtes vraiment pas obligé de continuer à jouer la comédie, je vous assure.
— Qui vous dit que je joue la comédie ? répliqua Raffa en se penchant pour lui prendre la main.
Elle ne pouvait pas refuser cette danse, pas sous les regards curieux des tablées voisines braqués sur
eux — ceux des femmes, dardés exclusivement sur Raffa, brillaient de convoitise…
Leila se leva en laissant échapper un soupir, puis se laissa entraîner vers la piste. Lorsque son cavalier
l’attira contre lui, elle ne put retenir un petit cri. Il la serrait si fort contre lui qu’elle pouvait à peine
respirer. Au contact de son corps puissant et ferme, une chaleur infernale se répandit en elle,
totalement incontrôlable.
— Je croyais que vous vouliez danser, murmura-t-il.
Raide comme un piquet, elle répliqua dans un souffle :
— Vous vouliez danser.
— Oui. Avec vous.
Sans plus attendre, il s’élança sur la piste en soulevant presque Leila dans ses bras. Ses sœurs ne
perdaient rien du spectacle, évidemment…
— J’aime votre style, Leila Skavanga, lui susurra-t-il à l’oreille, comme une caresse.
— Vraiment ?
— Vous êtes têtue, joueuse, imprévisible. Je ne sais jamais à quoi m’attendre avec vous.
Dans ce cas, il ne serait pas surpris lorsque l’un de ses talons aiguilles s’enfoncerait dans son pied…
Cependant, alors qu’elle ne dansait pratiquement jamais, Leila se sentait presque gracieuse dans les
bras de Raffa. Comment pouvaient-ils s’accorder aussi bien alors qu’ils étaient l’opposé l’un de
l’autre ? Autant que le feu et la glace. Raffa était en outre immense comparé à elle, qui n’était pourtant
pas minuscule.
Se laissant aller contre son corps musclé, elle fut gagnée par une délicieuse ivresse et, lorsqu’elle
passa devant Britt, puis Eva, une audace insensée la poussa à rejeter la tête en arrière en soupirant.
— Je crois que nous avons atteint le but que nous nous étions fixé…, lui murmura Raffa.
Puis, sans lui laisser le temps de réagir, il lui prit la main et l’entraîna hors de la piste de danse.
— Où allez-vous ? La soirée ne fait que commencer, protesta mollement Leila.
— Vous n’en avez pas assez ? Moi, si…
Par l’une des larges fenêtres, elle aperçut les taxis alignés devant l’hôtel. Raffa ne parlait pas de la
soirée : il en avait assez d’elle. Il allait l’accompagner jusqu’au vestiaire, puis essayer de la fourrer
dans un taxi pour retourner s’amuser. Sans elle.
— Prenons nos manteaux avant de monter, dit-il.
— Pour monter où ?
— Dans ma suite, répondit-il en levant les yeux au ciel, comme si c’était évident.
— Votre… suite ? répéta bêtement Leila.
— Oui. Nous devons parler. De votre projet, de votre séjour sur mon île. Il y a des tas de détails à
régler avant mon départ, demain.
— Mais je croyais qu’il s’agissait…
« D’une plaisanterie », allait-elle ajouter, mais Raffa s’était détourné pour s’adresser à l’employé du
vestiaire.
— Votre ticket, Leila, dit-il par-dessus son épaule.
Leila fouilla dans son petit sac. Ainsi, sa proposition était bel et bien sérieuse : il l’invitait vraiment à
se rendre sur son île ! Comme elle connaissait son job par cœur, le côté professionnel de l’aventure
ne l’effrayait pas du tout. C’était le reste qui l’inquiétait…
Il n’y aurait pas de reste, se rassura-t-elle au moment où il lui tendait sa veste. Et cette opportunité
était trop intéressante pour la refuser. Car la collection de Raffa Leon était réputée dans le monde
entier. S’il lui permettait de choisir quelques pièces pour les exposer à Skavanga, ce serait une
aubaine formidable de faire connaître le musée.
— Prête, Leila ?
— Oui, je suis prête.
En outre, elle entamait son « année du changement », non ? Raison de plus pour accepter cette
invitation. De toute façon, il était trop tard pour revenir en arrière : devant les ascenseurs, Raffa
glissait déjà sa carte magnétique dans la fente prévue à cet effet.
— Après vous, murmura-t-il quand les portes coulissèrent en silence.
Leila entra dans la cabine, parcourue de la tête aux pieds par un long frisson. Raffa souhaitait-il lui
parler uniquement de son projet ? Quand elle contempla son reflet dans le miroir, elle fut prise d’un
brusque accès de panique et eut envie de reculer.
Pour rentrer à la maison se coucher sagement ? Et rester cachée jusqu’à la fin de ses jours ?
Elle songea un bref instant à sa mère, à la lettre de celle-ci. Non, elle suivrait ses conseils : elle serait
courageuse et vivrait sa vie. A fond.

4.

Dans la cabine qui montait en silence vers la suite du dernier étage, Leila entreprit d’énumérer à Raffa
ses qualifications, comme pour se convaincre qu’il s’intéressait uniquement à son diplôme en
gemmologie — doublé d’un autre en histoire. Puis elle parla de sport et de musique.
— Très intéressant, commenta-t-il, le dos appuyé contre la paroi. Mais vos activités au sein de
l’équipe de hockey de l’université ou vos études de piano m’importent peu.
— Qu’est-ce qui vous importe le plus ?
Une lueur traversa les yeux de Raffa, fugace mais d’une intensité telle que Leila regretta sa question.
Mais il était déjà redevenu le milliardaire raffiné au sourire conquérant.
— Votre enthousiasme, Leila. Celui qui illumine votre visage quand vous parlez du musée. Les
projets auxquels vous travaillez et l’énergie que vous investissez dans tout ce que vous faites —
notamment avec les enfants. Vous m’impressionnez.
— Si je comprends bien, notre conversation dans le petit salon était une sorte d’entretien
d’embauche ?
— Si vous voulez.
— Je vois…
La gorge serrée par l’appréhension, Leila comprit qu’il ne plaisantait pas.
— Je réglerai certains détails avec Britt, ajouta-t-il. Je suis sûr qu’elle trouvera quelqu’un pour vous
remplacer durant votre absence.
— Je réglerai ces détails avec Britt, le contra-t-elle. Je vais même lui envoyer un texto tout de suite,
pour qu’elle sache où je suis et ne s’inquiète pas.
— Vous n’avez pas besoin de tout lui dire dès ce soir, il me semble. Et puis ne la dérangez pas,
laissez-la s’amuser tranquillement avec ses amis.
Dans un sens, il avait raison, mais ses sœurs devaient se demander où elle avait bien pu passer…
— Oui, c’est vrai, admit-elle un peu à contrecœur.
— Hé, laissez vos sœurs se débrouiller toutes seules, pour une fois.
Leila sourit franchement : personne ne l’avait encore considérée comme le pilier central de la
famille !
— Pourquoi souriez-vous ?
— A cause de votre remarque concernant mes sœurs.
— Vous la trouvez erronée ?
— En partie.
— Vous vous trompez, elle est entièrement justifiée.
Sans lui laisser le temps de répliquer, Raffa pencha la tête pour lui effleurer les lèvres des siennes, en
un baiser si doux, si léger que Leila se retrouva complètement désarmée.
— Je… je n’aurais pas imaginé que vous puissiez embrasser de cette façon, bredouilla-t-elle.
— Comment suis-je censé m’y prendre ?
Au lieu d’attendre sa réponse, il l’embrassa de nouveau, en une variation plus affirmée qui coupa le
souffle à Leila. Lorsque la cabine s’immobilisa, leurs deux corps s’écartèrent d’un même
mouvement, comme si Raffa souhaitait lui laisser le temps de reprendre ses esprits avant l’ouverture
des portes.
— Nous allons tout régler ce soir, dit-il en reculant d’un pas pour lui céder le passage. Je veux que
rien ne reste dans le flou avant mon départ.
Tout en se traitant d’idiote, Leila s’avança dans le couloir aux murs laqués gris perle, dans le plus pur
style scandinave. Comment avait-elle pu croire que Raffa la faisait monter dans sa suite pour une
sorte de rendez-vous galant ? Il ne songeait qu’à ses affaires. Quant à son baiser… Ce play-boy
sublime les distribuait sans doute comme d’autres les friandises. Il s’agissait pour lui d’un acte banal
et machinal, dépourvu de toute signification.
Cependant, lorsqu’elle se retourna et qu’il lui tendit la main, elle hésita. Car il n’y avait plus aucune
ambiguïté dans le regard flamboyant de l’Espagnol : il l’avait amenée là pour parler de son voyage
sur son île — mais pas seulement…
Le moment du choix était venu. Or, si Leila n’avait jamais été du genre à se livrer à des aventures sans
lendemain, elle brûlait d’être encore embrassée par cet homme si viril et splendide. Aussi, quand il
haussa un sourcil comme pour la mettre au défi de partir ou de rester, elle se retrouva déchirée entre
son désir de fuir et celui d’être courageuse. Les portes de l’ascenseur étaient encore ouvertes. Si elle
le souhaitait, elle pouvait redescendre dans le hall, rejoindre les invités, ses sœurs ; ou quitter la
soirée pour aller se réfugier dans sa chambre, en sécurité…
* * *
Raffa s’avança vers la porte du salon, la referma derrière eux, puis poussa doucement Leila vers le
sofa. La chambre n’était pas loin, mais il ne pouvait plus attendre. Dans ses bras, la jeune femme lui
paraissait minuscule, mais d’une sensibilité exacerbée qui se transforma bientôt en passion débridée.
Surpris par son audace et sa réactivité, il ferma les yeux tandis qu’elle lui mordillait l’oreille de ses
petites dents pointues. Et lorsqu’elle le repoussa pour ôter sa robe, puis tira sur sa chemise d’une
main avide, elle le fit penser à une superbe tigresse libérée de la cage où elle était restée en captivité.
Il l’attira contre lui pour embrasser sa bouche au goût de fleur. Leila Skavanga offrait un délicieux
mélange d’innocence et de sensualité.
— Te rends-tu compte de ta beauté ? chuchota-t-il quand elle gémit contre ses lèvres.
— Tu sers ce genre de fadaise à toutes les femmes que tu ramènes chez toi ?
— Quand je pense que l’on te dit la plus sage des trois !
— Je l’étais. Avant de te rencontrer…
Raffa ne la laissa pas terminer sa phrase. Il referma les mains sur ses seins épanouis, puis laissa
descendre sa paume sur son ventre doux, avant de la glisser entre ses cuisses.
— As-tu choisi ces sous-vêtements dans le seul but de faire perdre la tête à celui qui aurait le
privilège de les découvrir ? demanda-t-il d’une voix rauque.
De son autre main, il continuait à lui caresser les seins à travers la fine étoffe, avec un tel art qu’il
fallut un certain temps à Leila pour répondre. Mais quand elle baissa les yeux et vit la dentelle
transparente rouge corail, elle murmura :
— J’avais oublié que j’avais acheté cette parure pour…
… « pour me donner du courage avant d’affronter la soirée et les invités », acheva-t-elle in petto —
pas question d’avouer cela à Raffa !
En guise de commentaire, il déposa une myriade de baisers brûlants sur son cou, sa gorge, entre ses
seins.
— Oh… Que c’est bon ! murmura Leila en nouant les mains sur sa nuque pour le garder contre elle.
Mais il se dégagea doucement et redressa la tête.
— Bon comment ?
— Tellement bon que je ne veux pas que tu t’arrêtes.
Elle creusa les reins pour mieux lui offrir ses seins. C’était bon au point qu’elle se demanda comment
elle réagirait lorsque Raffa s’occuperait de l’endroit le plus intime de son corps.
— J’ai besoin de toi, murmura-t-elle entre deux halètements.
— Je crois avoir ce qu’il faut pour assouvir ton besoin…
Au même instant, il changea de position, lui faisant ainsi percevoir la force de son désir. Il glissa les
doigts sous son string.
— C’est dommage d’ôter une chose aussi sexy.
— Que cela ne t’arrête pas !
— J’adore tes provocations, Leila.
Le string échoua sans bruit sur le tapis, tandis que Raffa la caressait avec une lenteur insupportable.
Mais lorsqu’il interrompit sa caresse, elle poussa un gémissement de protestation.
— Chut…, fit-il en se redressant.
Il la débarrassa en quelques gestes adroits de la dernière dentelle qui la couvrait encore.
— Tu n’as rien à faire, murmura-t-il, les yeux étincelants. Je m’occupe de tout.
Egarée dans une sorte de brume érotique, Leila ne doutait plus de rien. Ni de Raffa ni d’elle-même.
Toute prudence l’avait quittée. Il serait bien temps de retrouver la réalité plus tard. Le plus tard
possible. Ce qui se passait entre elle et cet homme superbe était unique, cela ne se reproduirait plus
jamais, alors autant en profiter à fond, au présent. Car lorsqu’elle se rendrait sur l’île du milliardaire,
dans un but strictement professionnel, tous deux auraient oublié ce qu’ils avaient partagé l’espace
d’un soir.
Un soupir d’extase franchit ses lèvres : Raffa lui embrassait l’intérieur des cuisses, les caressait avec
sa langue…
— Tu es incroyable ! lâcha-t-elle dans une plainte quand les doigts de son amant complétèrent la
caresse intime qu’il lui prodiguait.
— Il paraît…
— Je ne veux pas savoir ce que disent les autres.
— Il n’y a pas d’autres, Leila.
— Pour l’instant.
— Il n’y a personne d’autre, répéta-t-il en se redressant pour la regarder droit dans les yeux.
— Très bien. Et, à partir de maintenant, c’est moi qui dirige les opérations, répliqua-t-elle avec
humour en s’attaquant à sa ceinture.
— Absolument !
Restait encore un bouton, une fermeture Eclair.
— Tu renonces déjà ? fit Raffa d’un ton moqueur.
— Je prends mon temps.
Le courage de Leila faiblissait. Elle, diriger les opérations ? Sa voix l’avait trahie : Raffa possédait
tant d’expérience, et elle aucune…
— L’attente ne fait qu’exacerber le plaisir, affirma-t-il avec un sourire en coin. A moins que tu ne
préfères être dirigée, finalement…
Sans attendre sa réponse, il quitta le sofa, la souleva dans ses bras, puis l’emporta vers la chambre.
* * *
Raffa étendit sa proie sur le lit et lui remonta les bras au-dessus de la tête, tout en lui tenant fermement
les poignets d’une main. Il ne s’agissait pas tant de la diriger que de la brider : la moindre caresse
menaçait de faire basculer Leila dans la jouissance. Elle était si excitée qu’il se voyait obligé de se
restreindre, d’user de lenteur, le plus possible — ce qui n’était pas aisé car Leila Skavanga était la
femme la plus désirable qu’il ait jamais rencontrée. L’appétit de celle-ci renforçait son pouvoir de
séduction et embrasait l’ardeur de Raffa, à tel point que leur étreinte commençait à se transformer
pour lui en formidable épreuve d’endurance.
— Ne t’arrête pas. Je te l’interdis ! s’exclama-t-elle quand il voulut se redresser.
Sans aucune pudeur, elle lui guida la main. Raffa ne pouvait ignorer le désir de sa maîtresse, avant
même de glisser les doigts dans sa féminité ouverte.
— Encore un peu de patience, murmura-t-il en tendant le bras vers sa veste.
Les yeux étincelants, Leila lui saisit le poignet.
— Non, je ne veux pas que tu t’arrêtes ! répéta-t-elle.
Sourd aux injonctions de la raison, oubliant toute prudence, Raffa reprit la bouche de Leila, qui
referma les jambes autour de ses hanches en gémissant de plaisir. Lui aussi brûlait d’impatience. Bon
sang, comme il désirait cette femme ! Mais pas seulement pour une brève étreinte, se rendait-il
compte. Son désir dépassait l’entendement, défiait la logique. Jamais il n’avait ressenti une attirance
pareille, pour aucune femme. Et il voulait que Leila le désire avec la même passion, la même
exclusivité, la même intensité. Il voulait la voir sombrer dans l’extase, en remonter avant qu’il l’y
entraîne de nouveau, encore et encore. Il voulait voir le plaisir déformer ses traits fins, la sentir
s’épanouir sous lui. Il voulait graver son empreinte dans l’esprit et le corps de Leila. Afin qu’il n’y en
ait jamais d’autre…
— Tu me rends folle, gémit-elle entre deux baisers.
— Toi aussi, tu me rends fou.
Raffa n’aurait pu expliquer ce qui se passait. Un même feu les consumait, la même chaleur les
embrasait, une première pour lui.
Dès qu’il effleura son clitoris, Leila s’envola dans une spectaculaire extase, le forçant à lui maintenir
les hanches tandis qu’elle poussait des cris qui mettaient son self-control à rude épreuve.
— Je crois que la nuit sera longue, señorita Skavanga, dit-il en souriant dès qu’elle fut enfin apaisée.
— Je l’espère bien…
Quand elle eut complètement recouvré ses esprits, elle se redressa, les joues roses et l’air effarouché.
— En matière de sexe, toutes les audaces sont permises, Leila, dit-il en lui caressant les cheveux. Dans
la mesure où les deux partenaires sont consentants, bien sûr. Mais si tu souhaites que je m’arrête…
— Non ! l’interrompit-elle, farouche.
Il l’embrassa. Cette jeune femme n’était pas seulement différente des autres, elle était unique.
Pourquoi ne pas la revoir et goûter de nouveau à ce corps merveilleux ? Elle pourrait s’installer sur
son île…
Il se reprit : comme s’il avait besoin de ce genre de complication ! Toutefois, abandonnée ainsi dans
ses bras, Leila était si attirante, si appétissante que Raffa dut se forcer à se souvenir des relations
catastrophiques et destructrices dont il avait été le témoin. Lorsque l’ennui s’insinuait dans un couple,
les conséquences pouvaient être terribles. Les partenaires s’imposaient des liens absurdes, des enfants
naissaient que l’on n’avait ni prévus ni désirés…
— Raffa ?
— Oui, je suis là, dit-il en sortant de ses pensées.
Voyant de l’inquiétude dans ses yeux bleus, il lui déposa un baiser sur le bout du nez. Ce n’était pas
vraiment le préliminaire à une nuit de sexe torride, mais, à sa grande surprise, Raffa se rendit compte
qu’il ne savait plus trop s’il désirait de tels ébats — et pourtant, il n’avait jamais autant brûlé pour une
femme.
Perdait-il la raison ? Leila n’avait aucune place dans sa vie planifiée avec soin, vie qu’il avait
construite et peaufinée au fil des années. Il avait créé la plus importante chaîne de joailleries au
monde, façonné une entreprise gigantesque aux succursales essaimées partout sur le globe, et dont le
bon fonctionnement régissait le sort de milliers de personnes. Par conséquent, il ne pouvait se
permettre de perdre son temps avec une femme, même aussi exceptionnelle que Leila Skavanga.
Alors, quels que soient les sentiments qu’il s’imaginait ressentir pour elle au cours de ces instants
magiques, il ne devait pas oublier que son cœur n’était qu’un organe, rien de plus.
Il n’eut pas le temps d’y réfléchir plus avant : Leila referma une main fine sur son érection, avant de
la guider vers l’orée de son sexe. Bon sang !
— Tu le veux vraiment ? murmura-t-il contre ses lèvres.
— Comme je n’ai jamais rien voulu de ma vie.
Jamais Raffa ne s’y était pris avec autant de délicatesse. Il voulait que Leila savoure chaque seconde
de cette étreinte, et quand elle poussa une petite plainte il s’arrêta aussitôt pour lui demander si tout
allait bien.
— Oui, chuchota-t-elle.
Il aurait aimé faire durer les sensations incroyables qui le parcouraient, mais Leila ondulait, se
frottait contre son sexe, lui faisait perdre toute maîtrise. Il glissa les mains sous les fesses de sa
maîtresse pour mieux la positionner.
— Ça va toujours ? murmura-t-il en la pénétrant lentement. Et c’est toujours aussi bon ?
— Non, haleta-t-elle. C’est encore meilleur.
Quand il s’enfonça plus profondément, Leila s’accrocha à ses épaules, les yeux brillants, les lèvres
entrouvertes.
— Je ne soupçonnais pas que ce serait aussi…, murmura-t-elle. Je me sens…
Leila n’eut pas le temps d’achever sa phrase. Une houle la souleva, l’emporta tandis que tout son
corps se retrouvait submergé par une incroyable marée de volupté.
— C’est merveilleux ! s’extasia-t-elle en redescendant de son nuage. Tu es merveilleux !
— Et toi, tu es insatiable !
— Tu l’as remarqué ?
Pour toute réponse, Raffa se remit à aller et venir en elle. C’était Leila qui était merveilleuse. Pas lui.
* * *
Lorsque l’aube commença à poindre, trouant le ciel de longs rubans argentés, Raffa s’écarta
doucement de la jeune femme alanguie contre lui.
— Il faut que je me lève, dit-il à regret. Je dois faire mes bagages et déposer mon plan de vol.
— Crâneur, dit-elle d’une voix ensommeillée.
Dios ! Il lui suffisait de la regarder pour avoir envie de repousser son départ.
— Reste, dit-elle doucement, sentant sans doute son hésitation. Reste avec moi à Skavanga.
— J’adorerais rester avec toi, Leila, mais…
— … tu ne peux pas, enchaîna-t-elle avec un soupir résigné.
En effet. Il devait retourner à sa vie, comme elle à la sienne.
— Quand tu viendras sur mon île…
Se redressant sur son séant, elle lui posa un doigt sur les lèvres.
— Ne dis rien, Raffa. Je sais : tu as ta vie et j’ai la mienne. Quand j’irai sur ton île, ce sera dans un but
professionnel, rien d’autre. Nous avons partagé une nuit spéciale, mais c’est fini et je ne regrette rien.
Alors, quand nous nous reverrons, tu peux compter sur moi pour respecter notre arrangement.
Elle se força à sourire avant de poursuivre :
— Si tu es d’accord, j’aimerais que nous nous montrions discrets jusqu’à ton départ : je ne voudrais
pas que mes sœurs s’inquiètent, surtout en ce moment. Je dois avoir Britt de mon côté :
officiellement, c’est elle qui m’emploie pour diriger le musée. Alors c’est important qu’elle prenne
mon voyage au sérieux.
— Oui. Je comprends.
Raffa devina qu’elle avait prononcé ce beau discours pour lui faciliter la tâche. Ce qui, de façon
perverse, le mit encore plus mal à l’aise.
Après s’être rallongée, Leila regardait maintenant le plafond d’un air absent. Elle surmonterait
l’épreuve, se dit-il, le cœur serré. Comme toutes celles qu’elle avait déjà traversées. Combien de fois,
après avoir passé la nuit avec une femme, s’était-il senti soulagé en la voyant partir au petit matin ?
Mais ce n’était pas ce qu’il ressentait maintenant.
— Va prendre ta douche, lâcha-t-il d’une voix rauque.
C’était fini, songea Leila en posant le pied sur le tapis. Leur merveilleuse et brève aventure était
terminée.
— Tu as toujours l’intention de venir sur mon île, n’est-ce pas ? demanda-t-il quand elle ouvrit la
porte de la salle de bains.
— Bien sûr, répondit-elle posément. Rien n’a changé.
En réalité, tout avait changé ; rien ne serait plus comme avant. Et Raffa le savait aussi bien qu’elle,
Leila en était persuadée.

5.

Britt avait tenu à lui offrir un billet en classe affaires, aussi Leila bénéficiait-elle de tout le confort.
Mais cela ne diminuait en rien le mélange d’appréhension et d’excitation qui l’agitaient.
Sa rencontre avec Raffa avait littéralement chamboulé son existence, à tous points de vue. Et quand
elle le retrouverait, elle aurait tant de choses à lui dire…
Après leur nuit passionnée, elle ne l’avait pas revu ; mais lorsque, au cours du déjeuner qui avait
suivi, Sharif et Roman avaient confirmé le départ de leur ami, Leila avait été envahie par une affreuse
sensation de perte, qui ne l’avait plus quittée depuis.
Limiter leur relation au domaine professionnel comme ils l’avaient envisagé ? Cette perspective lui
paraissait absurde, à présent. Et lorsque Raffa apprendrait…
— Il est temps de boucler votre ceinture, lui dit l’hôtesse de l’air, la tirant de sa rêverie.
Leila s’exécuta aussitôt en s’excusant.
— Bienvenue sur Isla Montaña de Fuego, señorita.
L’Île de la montagne de feu… Quel nom riche de promesses !
Se tournant vers le hublot, Leila fut envahie par une bouffée d’amour pour Raffa, aussi intense que
malvenue. Quand ils se retrouveraient face à face, elle allait devoir dissimuler ses sentiments. Ni
regards enamourés ni frissons inappropriés. Rien. Dans l’espoir d’endiguer le flot qui montait de sa
poitrine et menaçait de la submerger, elle se concentra sur le paysage qui s’étalait en contrebas. Vu
d’avion, le repère insulaire de Raffa semblait étonnamment luxuriant et vert. Au sud, une bande de
sable couleur ivoire bordait le rivage, tranchant avec le bleu éclatant de la mer. Mais, au nord, la côte
se découpait en d’impressionnants rochers noirs sur lesquels venaient se briser les vagues avec
violence. Quel contraste ! Leila imagina aussitôt que la forteresse de Raffa se dressait au nord, entre
la mer furieuse et les impressionnantes montagnes, qu’il s’y barricadait, à l’abri du monde extérieur.
— Où est situé le château, exactement ? demanda-t-elle en se tournant vers l’hôtesse.
— Dans le sud de l’île, señorita.
Comme elle exprimait sa surprise à voix haute, la jeune femme expliqua :
— Autrefois, les gens pensaient qu’à cause des dangereux rochers du nord, cette partie de l’île était
imprenable, pouvait se défendre toute seule, en quelque sorte ; tandis que le sud, plus accueillant et
plus vulnérable, avait besoin d’être protégé. Par conséquent, c’est là que les ancêtres de don Leon ont
décidé d’édifier leur place forte. Depuis quelques années, le château revit totalement. Don Leon a
tellement travaillé à sa restauration ! Avez-vous déjà séjourné là-bas ?
— Non, c’est la première fois.
— Vous verrez, c’est un endroit très accueillant. Don Leon a accompli une bonne part des travaux lui-
même. Chaque année, il organise une grande fête pour tout le personnel afin de nous montrer les
changements opérés. C’est un homme si attentionné, si généreux…
Alors que la presse le dépeignait comme un requin impitoyable, doublé d’un redoutable play-boy !
Une fois de plus, Leila regretta de ne pas avoir réussi à le joindre avant son départ. Elle aurait voulu
lui annoncer qu’elle venait de découvrir qu’elle était enceinte.
— Les ateliers de fabrication se trouvent sur l’île, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
En fait, elle connaissait la réponse et avait posé la question seulement pour ne plus penser à l’homme
qu’elle allait revoir — et au fruit de leur nuit passionnée…
— Nous allons bientôt les survoler. Est-ce là que vous allez travailler ?
— Sans doute.
Leila n’en savait rien. Elle avait envoyé un message au siège de la société de Raffa dans l’espoir de le
joindre, mais un assistant lui avait répondu que ce dernier l’informerait personnellement du
déroulement de son séjour dès son arrivée sur l’île. Et quand elle avait cherché à savoir où il se
trouvait, l’assistant ne lui avait pas répondu.
— Il est là ! s’exclama soudain la jeune hôtesse au moment où l’avion s’immobilisait sur la piste.
Quand elle aperçut la haute silhouette facilement reconnaissable, Leila tressaillit au plus profond de
son être. La hanche appuyée contre le capot d’une Jeep, Raffa apparaissait exactement comme elle se
le rappelait : puissant, imposant, charismatique. Superbe. Et ce célibataire endurci n’avait bien sûr
jamais eu aucune intention d’engendrer une progéniture susceptible de déranger sa vie bien réglée…
Leila fut gagnée par une vague de panique. Elle brûlait de le revoir, mais en même temps redoutait
son regard, et ce qui y transparaîtrait lorsqu’elle lui révélerait son secret. Il fallait absolument qu’elle
le lui dise avant qu’il ne s’en aperçoive de lui-même.
S’arrêtant en haut des marches accolées à la carlingue blanche, Leila redressa les épaules et demanda
à l’hôtesse quelles étaient les destinations desservies par le petit aérodrome — tout en regardant du
coin de l’œil Raffa franchir la distance qui les séparait de son pas souple et déterminé.
— Nous volons chaque fois que don Leon nous le demande, répondit la jeune femme. C’est le seul
moyen d’accéder à l’île ou d’en partir. Les ferries ne pourraient pas accoster au nord car la côte est
trop accidentée, comme vous avez pu le constater vous-même. La côte méridionale est réservée aux
hélicoptères et aux yachts privés. La plupart d’entre eux appartiennent d’ailleurs à don Leon ou à son
entreprise.
Formidable, songea Leila. Elle se retrouvait coincée sur l’île de Raffa, forcée de lui demander sa
permission pour s’en éloigner…
* * *
— Bonjour, Leila.
Dès que les notes profondes et veloutées de la voix familière ruisselèrent sur sa peau, elle oublia tout
sauf la joie de retrouver Raffa. Hélas, il faisait montre d’une politesse distante et affreusement neutre.
— Bonjour, dit-elle en descendant les quelques marches. Je suis contente de te revoir.
Quand elle lui tendit la main, il ignora son geste et ôta ses lunettes de soleil.
— Moi aussi, je suis content de te revoir.
Mon Dieu, ce regard pénétrant, ces yeux magnifiques qui voyaient jusqu’au tréfonds de son âme… Y
percevait-il ce qu’elle ne lui avait pas encore annoncé ?
Un jour, Britt avait fait allusion à la curiosité et à la perspicacité naturelles de l’ami de son mari, en
ajoutant que c’était ce trait de caractère qui avait en grande partie contribué à sa réussite spectaculaire.
Raffa était imbattable dans l’art de repérer ce qui échappait au commun des mortels, avait ensuite
ajouté sa sœur.
— Tu vas bien ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
Leila s’empourpra.
— Oui, très bien, merci. Et toi ?
Il se contenta d’un bref hochement de tête.
— Laisse-moi porter ton sac, dit-il en tendant la main pour s’en saisir.
— Merci, ce n’est pas la peine.
— Au contraire, répliqua-t-il avec un brin d’impatience.
Mais, après avoir pris le sac, il sourit, de ce sourire désarmant qui la faisait littéralement fondre.
Raffa était si beau, dans ce jean délavé et ce T-shirt noir moulant ! Les effluves de son eau de toilette
montaient aux narines de Leila, ravivant les souvenirs qui la hantaient depuis leur merveilleuse nuit.
D’aussi près, elle voyait les pépites ambrées luire dans ses yeux noisette, percevait la mâle chaleur de
son corps. Comment aurait-elle pu oublier ce qu’ils avaient partagé ? Surtout maintenant qu’elle en
portait le fruit…
Cependant, elle devait garder la tête froide. Hélas, lorsque les portières de la Jeep furent refermées
sur eux, Leila ne put ignorer les vibrations qui emplissaient tout l’intérieur du véhicule.
— Tu es bien silencieuse, remarqua Raffa. Tu n’as rien à me raconter ?
— A propos du musée ? répliqua-t-elle, la gorge soudain nouée.
— Evidemment !
Cette réponse attrista Leila, qui s’attacha à masquer sa peine. Son hôte chaussa ses lunettes noires,
passa une vitesse et desserra le frein à main.
— Tu as reçu mes e-mails ? demanda-t-elle.
— Tes e-mails ? Quels e-mails ?
— Ceux que j’ai adressés au siège de ton entreprise pour prévenir de mon arrivée, et pour poser des
questions sur le déroulement de mon séjour.
— S’ils sont dans ma boîte de réception, je les trouverai, dit-il, le regard rivé à la route.
— Tu avais disparu ! Où étais-tu passé ?
— Chez ma grand-mère. Elle n’allait pas très bien.
Raffa songea à la masse de messages qui devaient l’attendre, mais pendant qu’il s’occupait de sa
chère Abuelita il n’y avait pas jeté le moindre coup d’œil. Sa grand-mère était supposée être
invincible, éternelle, et non souffrante comme elle l’avait été récemment. Quant à Leila, elle avait
changé, sans qu’il n’arrive à identifier ce qui s’était modifié en elle. En fait, la revoir l’avait plus
ébranlé qu’il ne l’avait prévu. Après avoir pensé assumer cette nouvelle rencontre sans problème,
Raffa n’en était plus aussi certain…
— A l’avenir, je ferai en sorte que tes e-mails restent en tête de liste, proposa-t-il d’une voix un peu
radoucie.
— Merci.
Sa docilité l’alerta. La Leila qu’il avait connue était calme mais déterminée, drôle et enjouée. Tandis
que celle-ci restait sur ses gardes et distante. Il pressentait que se limiter à des relations strictement
professionnelles ne serait aisé ni pour lui ni pour elle. Il aurait du mal à trouver un terrain d’entente
confortable avec une femme qui passait du statut de maîtresse brûlante à celui de simple collègue.
— Etant donné que tu n’as pas reçu mes messages, j’espère que tu ne vas pas trouver mes idées trop
ambitieuses, poursuivit-elle. Je parle du musée, bien sûr.
Etait-ce bien de l’ironie qui avait percé dans sa dernière phrase ? Ainsi qu’une légère tension…
— Venant de toi, rien ne pourrait me surprendre.
Leila détourna les yeux, l’air gêné. Elle lui cachait quelque chose, il en était maintenant certain.
— Nous arriverons dans vingt minutes, dit-il.
* * *
« Tu es venue sur cette île pour travailler », se répéta Leila avec force. Raffa n’avait aucune
obligation de redevenir l’homme merveilleux dont elle avait gardé le souvenir. Et, d’ailleurs, elle ne
le souhaitait pas.
— Je suis impatiente de découvrir ta collection.
Pour toute réaction, il se borna à un hochement de tête. Très bien. Elle allait clarifier la situation dès
maintenant :
— Je suis tout à fait consciente que tu es mille fois plus sophistiqué que moi, mais…
— Ne te casse pas la tête, Leila, coupa-t-il sans la regarder. Et soyons clairs dès le départ : tu es ici
pour travailler, moi aussi. Tu n’as pas d’idées derrière la tête et moi non plus. Pas sur un plan
personnel, j’entends. Tu es rassurée, maintenant ?
Elle prit ces paroles de plein fouet, et elles résonnèrent douloureusement en elle. Raffa n’aurait pu
être plus clair. A son tour, elle se contenta d’un bref hochement de tête alors qu’en réalité elle ne
pensait qu’à une chose : le bébé qu’elle portait et dont il était le père. Comment lui en parler, à
présent ? Eh bien, elle trouverait un moyen. De toute façon, elle n’avait pas le choix.
Après ce bref échange, ils roulèrent en silence. Leila regarda d’abord par la fenêtre sans rien voir,
l’esprit en tumulte, puis les paysages magnifiques derrière la vitre finirent par l’émouvoir. L’île de
Raffa était superbe, les terres cultivées bien entretenues et, çà et là, des fermes au toit de tuiles rouges
se chauffaient tranquillement au soleil.
De temps en temps, ils traversaient un village dont les maisons blanches se rassemblaient en petits
groupes sur les flancs des collines arborées.
Soudain, Raffa se tourna enfin vers elle.
— C’est le village où je vis.
Leila regarda avec curiosité les rues pavées, puis la minuscule place du marché, animée, où les stands
proposaient sans doute des produits locaux. A la sortie du village, la Jeep emprunta une route
escarpée dominant la mer qui miroitait comme un tapis de diamants.
— C’est magnifique ! s’exclama-t-elle spontanément.
— Attends de voir le château.
Quand, en haut de la colline, elle vit l’imposante bâtisse se découper sur le ciel de pur azur, Leila
sentit toutes ses craintes revenir. Si seulement Raffa avait déjà été mis au courant pour le bébé, et s’ils
avaient pu fêter l’heureux événement ensemble… Hélas, quand il apprendrait la vérité, le futur père
ne serait pas enclin à faire la fête.
Ce dernier se lança dans un bref historique des bâtiments dont il avait entrepris la restauration. Leila
l’écouta le plus attentivement possible, tout en regrettant de ne pouvoir profiter de ce voyage au
maximum. Mais quand ils passèrent sous l’imposant porche de pierre et qu’elle découvrit la cour
intérieure du château, elle éprouva un véritable choc.
Au lieu de l’impression d’enfermement qu’elle avait redoutée, Leila fut soudain pénétrée par une
étrange sensation de bien-être. La forteresse avait beau avoir été édifiée dans le but de défendre l’île
contre d’éventuels assaillants, elle ressemblait à une géante amicale et non à un monstre menaçant.
— Tu n’es pas la première à le dire, répliqua Raffa quand elle lui exprima son impression. Je crois
que c’est la façon dont le soleil éclaire la pierre qui rend cet endroit si accueillant.
Ils parvenaient enfin à communiquer, constata Leila avec soulagement. Si elle réussissait à maintenir
le contact, elle pourrait peut-être arriver à parler en douceur de sa grossesse.
— J’espère que tu ne seras pas trop déçue par l’intérieur du château, poursuivit Raffa. Je ne vis que
dans une petite partie des bâtiments et transforme peu à peu le reste en musée.
— Les musées sont décidément notre point commun !
Il coupa le contact et se tourna vers elle. D’après la lueur qui brillait dans ses yeux, il estimait de son
côté qu’il n’existait aucun point commun entre eux. Il descendit de la Jeep. Elle fit de même.
— Je t’ai fait préparer la suite réservée aux invités, dit-il en se tournant vers une impressionnante tour
circulaire, en haut de laquelle flottaient des drapeaux. J’ai pensé que tu apprécierais la vue.
— Je suis venue pour travailler, pas pour passer mon temps à la fenêtre.
— Très bien. Ma gouvernante va te guider.
Il s’éloigna alors, manifestement pressé de s’en aller.
Une gouvernante, un château : le style de vie de Raffa renforçait encore le gouffre qui les séparait. Et
pourtant, elle allait lui annoncer…
— Leila ?
Déjà arrivé en haut des larges marches de pierre, Raffa s’était retourné.
— Oui ? fit-elle en levant les yeux vers lui.
Au même instant, une femme d’une cinquantaine d’années apparut sur le seuil, un sourire chaleureux
aux lèvres.
— Je te présente Maria, ma gouvernante.
Il sourit à son employée.
— Maria, je vous confie la señorita Skavanga.
— Je vous en prie, appelez-moi Leila.
Après s’être excusé en disant qu’il avait du travail, Raffa disparut à l’intérieur du vaste hall.
— Je vous conduis à vos appartements, señorita Leila ?
— Volontiers. Merci, Maria.
Le sourire amical de la gouvernante lui réchauffait le cœur. Heureusement, car jamais de sa vie elle
ne s’était sentie aussi seule.
* * *
La suite de la tour ressemblait à un décor de conte de fées. Meublé en style Empire, le salon offrait
une vue stupéfiante sur les jardins et, au-delà, sur les champs cultivés bordés d’arbres dont le contour
se fondait dans une sorte de brume violette avec les collines. Se penchant par la fenêtre ouverte, Leila
huma l’air parfumé. Elle se redressa presque aussitôt : ce n’était pas le moment de rêvasser. Après
s’être installée, elle partirait en quête de Raffa pour lui parler sérieusement.
Quelques minutes plus tard, le téléphone sonna : c’était lui. Au son de sa voix, elle se sentit si
coupable qu’elle faillit tout lui avouer. Mais elle ne pouvait quand même pas lui annoncer pareille
nouvelle au téléphone !
— Peux-tu être prête dans une demi-heure ?
— Bien sûr !
Ce ne fut qu’après avoir raccroché que Leila se rendit compte qu’elle n’avait pas demandé où elle
devait le rejoindre…
* * *
Raffa l’emmena en Jeep visiter l’un de ses showrooms. Comme ils étaient accompagnés d’un
employé, Leila ne put aborder la question qui la préoccupait au point de l’empêcher de se concentrer
sur la visite. Trouverait-elle jamais l’occasion de lui parler ? se demanda-t-elle avec anxiété.
Après avoir traversé des laboratoires lumineux, d’une propreté immaculée, où les techniciens des
deux sexes portaient une élégante blouse trois-quarts et un pantalon ample blancs, Raffa la conduisit
dans une vaste pièce comportant pour tout ameublement une chaise laquée blanche et une table
assortie sur laquelle était posé un miroir. Leila devina que c’était dans ce sanctuaire que de
prestigieux clients choisissaient les joyaux avant d’en faire l’acquisition. Toute inquiétude l’avait
quittée, à présent. Non seulement elle se sentait dans son élément, mais elle avait bien préparé ce
voyage professionnel.
— Je sais que nombre des pièces de ta collection ont une histoire. Et j’ai lu pas mal de documentation
sur le sujet.
Il inclina la tête, comme s’ils étaient des étrangers en train de traiter une affaire. Ce qui était le cas, au
fond. Puis il se dirigea vers une alcôve dont il fit coulisser un panneau. Des touches apparurent, sur
lesquelles il entra un code. Un instant plus tard, il revint vers elle avec des écrins rubis, dont il sortit
des joyaux incroyables qu’il disposa en gestes adroits sur la table.
— Ce bijou se porte de différentes façons, expliqua-t-il en soulevant un collier aux entrelacs
compliqués. Ces pendants détachables peuvent devenir des boucles d’oreilles, par exemple.
Il lui positionna les pendants de chaque côté du visage. Ses mains lui effleurèrent la peau, faisant
naître des ondes délicieuses qui se propagèrent partout en elle. Leila se détourna pour ne plus voir
dans le miroir le reflet du visage de Raffa à côté du sien.
— Très joli, dit-elle.
Il désigna un rang de perles aux reflets bleutés.
— Celui-ci peut être porté en sautoir ou enroulé en tour de cou, que l’on fixe avec ce fermoir en
diamant.
Lorsque les doigts du bel Espagnol lui frôlèrent la nuque, elle lâcha un petit halètement — qui ne dut
pas lui échapper. Son visage ne trahissait aucun émoi.
— Leila ?
Battant des paupières, elle se concentra sur la véritable raison de sa présence.
— Je vais remettre ces bijoux dans le coffre. A moins que tu ne souhaites les examiner encore ?
— Non, merci, répondit-elle après s’être éclairci la gorge.
Dans le miroir, elle regarda les traits altiers de Raffa, sa bouche sensuelle. Ils étaient seuls. Elle
pouvait lui parler…
— Feront-elles partie des pièces destinées à Skavanga ? demanda-t-il en rangeant les précieux joyaux
dans leurs écrins.
— Oui, s’il te plaît, répondit-elle avec effort.
Lorsque le panneau du coffre-fort se referma en silence, Leila comprit qu’elle venait de perdre
l’occasion de révéler la vérité.
* * *
S’il avait eu le choix, Raffa aurait préféré déshabiller Leila et parer son corps nu des plus belles
pièces de sa collection avant de la prendre là, sur la table. Mais cela aurait signifié céder au loup qui
hurlait en lui, alors que Leila était un agneau vulnérable, bien trop innocent.
Dès son arrivée, quand il avait vu le désir briller dans ses yeux bleus, il avait compris qu’il devait
l’étouffer. Leur nuit passionnée avait représenté une erreur qu’il n’avait pas l’intention de répéter.
Leila méritait quelqu’un de bien mieux qu’il ne saurait jamais le devenir — un homme qui ne
possédait pas le passé lourd et opaque qui obscurcissait son horizon.
Si, à Skavanga, il n’avait pu résister à l’attirance qui les avait réunis, il garderait désormais le
contrôle. Leila était venue sur son île dans un but strictement professionnel, il s’en tiendrait donc à
leur arrangement initial et se limiterait à une attitude respectueuse et amicale vis-à-vis d’elle. Pour
son père, les femmes n’étaient que des jouets jetables ; or il n’avait pas l’intention de suivre son
exemple.
— C’est terminé pour aujourd’hui, dit-il après avoir entré le code de sécurité qui verrouillait le
coffre.
Oui, il avait passé assez de temps avec Leila, et il ressentait soudain un besoin urgent de s’éloigner
d’elle. Car, en la revoyant, il avait tout de suite compris que, loin d’avoir diminué, l’attirance qu’il
ressentait pour la cadette des Diamants de Skavanga n’avait au contraire fait que s’amplifier durant
leur séparation.

6.

Les jours suivants passèrent très vite. Une sorte d’équilibre s’était établi entre eux. Ils échangèrent
même confidences et plaisanteries, mais Leila soupçonnait que l’attitude de Raffa était due à l’intérêt
qu’elle manifestait pour sa collection. Ce n’était pas du tout parce qu’il appréciait sa compagnie qu’il
lui expliquait patiemment la provenance de tous ses précieux bijoux…
Chaque fois qu’il la regardait dans les yeux, que Leila voyait dans ses prunelles passion et
enthousiasme, son cœur battait à un rythme sauvage. Car elle était de nouveau tombée follement
amoureuse de Raffa, même si chaque soir ils se séparaient et passaient la nuit loin l’un de l’autre. Elle
dormait peu et mal, et se demandait si lui aussi avait des difficultés à trouver le sommeil. Mais,
chaque matin, elle se réveillait convaincue que, si elle parvenait à tenir encore un peu, un jour
viendrait, bientôt, où elle pourrait lui annoncer la grande nouvelle. Et alors, ils la célébreraient
ensemble.
Sa grossesse ayant transformé sa vie de fond en comble, Leila préférait être sûre de choisir le bon
moment pour en parler à Raffa. En effet, vu ce qu’il avait vécu autrefois, la perspective de se
retrouver père ne le réjouirait pas ; alors mieux valait s’y prendre en douceur.
A certains moments, des ondes électriques vibraient entre eux, si intenses que Leila se demandait s’ils
luttaient tous deux contre le désir. Souvent, elle se traitait d’idiote de se laisser aller à de telles
pensées. Parfois, elle se surprenait à étudier le profil de Raffa, à contempler son corps au lieu de se
concentrer sur les bijoux. Dans ces moments-là, l’éclat qui luisait au fond des yeux du milliardaire
l’attirait davantage que celui, pourtant unique, d’une sublime émeraude sertie de diamants ou d’un
rubis à la beauté stupéfiante.
— Que regardes-tu ? demanda-t-il un jour en souriant.
Leila était fascinée par le faisceau de rides minuscules au coin de ses yeux.
— Toi. Et je me disais que tu étais très différent du portrait que les journalistes dressent de toi.
— Nous avons tous plusieurs facettes, répliqua-t-il en rassemblant les bijoux, avant de les ranger dans
leurs écrins.
— Et tu en as plus que la moyenne des humains ?
— Il y en a une qui va t’étonner, dit-il en refermant le coffre. Je suis complètement insensible au
charme des diamants. J’admire le savoir-faire qui a conduit à leur exploitation, et je sais reconnaître
leur valeur, mais je préfère les choses simples de la vie : l’honnêteté et la loyauté, par exemple.
Diamants et pierres précieuses ne sont qu’un moyen pour moi. Ils me servent à gagner l’argent qui
me permet de soutenir les causes qui m’importent.
Raffa la trouverait-il honnête lorsqu’il apprendrait la vérité concernant le bébé ? songea Leila tandis
qu’ils attendaient l’ascenseur.
— J’ai presque jeté mon premier diamant, dit-il soudain.
Les portes coulissèrent en silence, il recula d’un pas.
— Après toi… Mon père, qui n’était pas réputé pour sa tolérance, avait rapporté une énorme pierre
précieuse d’Inde. Comme je ne connaissais pas la valeur de ce que je considérais comme un caillou,
je l’ai gardée dans ma chambre pendant une semaine avant qu’il ne la trouve !
Leila éclata d’un rire un peu forcé, cependant.
— De toute façon, mon père était toujours furieux contre l’un ou l’autre de ses enfants, continua
Raffa. Nous n’avions pas de place dans sa vie. A ses yeux, nous représentions plus un inconvénient
qu’autre chose. Une conséquence encombrante de sa conduite irréfléchie.
A ces mots, l’angoisse saisit Leila. Eux deux aussi avaient cédé à une impulsion, mais pour elle le
bébé ne représentait nullement une « conséquence encombrante ». Au contraire, elle le chérissait déjà.
Tandis que Raffa…
— Ma famille ne ressemble pas du tout à la tienne, reprit-il. Je n’ai eu aucun modèle qui me donne
envie de le suivre. Par conséquent, il n’y aura pour moi ni femme ni enfants.
— Tu ne veux pas d’enfants ? demanda-t-elle d’une voix qui résonna lugubrement dans la petite
cabine en acier.
— Non.
Dès que les portes s’ouvrirent, il sortit de l’ascenseur et se tourna vers elle.
— Je t’ai dit des choses que je n’avais encore jamais confiées à personne, déclara-t-il avec un petit
sourire en coin. Ce doit être ton honnêteté qui pousse aux confidences.
Horrifiée de sentir des larmes se presser sous ses paupières, Leila réussit à esquisser un sourire.
— Je te remercie, Raffa. Je ne trahirai pas ta confiance.
— J’en suis certain. Et excuse-moi si je me suis exprimé de façon brutale. Ce n’était pas mon
intention.
— Le passé resurgit parfois malgré nous. Je voudrais te…
A cet instant, Raffa se tourna vers un technicien qui traversait le parking et lui adressa quelques
paroles, avant de reporter son attention sur elle :
— J’ai confiance en toi. Ce qui n’est pas le cas avec tout le monde, crois-moi.
— Moi aussi j’ai confiance en toi, répliqua-t-elle, la gorge affreusement serrée.
Elle aurait tant aimé pouvoir revenir en arrière, et lui annoncer la nouvelle dès le premier instant où
elle s’était retrouvée face à lui, à l’aéroport !
— Rentrons déjeuner, dit-il. J’ai faim, pas toi ?
— Si, je meurs de faim.
— Ensuite, je retournerai à mes travaux de restauration du château. J’espère que tu en as appris
suffisamment ce matin pour alimenter ton travail jusqu’à ce soir.
— Oui, merci.
Ce que Raffa venait de lui confier sur son passé en révélait beaucoup sur lui. Les travaux qu’il
effectuait au château l’obsédaient : il le réhabilitait presque pierre par pierre, peut-être pour repousser
les souvenirs de son enfance. Leila jugea que ce n’était vraiment pas le moment de lui parler de sa
grossesse.
— Demain, une foire va s’installer dans la cour du château, expliqua-t-il en lui ouvrant la portière de
la Jeep. Je me lèverai tôt, aussi ne m’attends pas pour prendre ton petit déjeuner.
— Ne t’inquiète pas pour moi, je peux me débrouiller toute seule. Est-ce que cette foire fait partie de
ton projet d’ouvrir davantage le château au public ?
— En effet, acquiesça-t-il en s’installant au volant.
Ils s’entendaient bien, c’était l’essentiel, se répéta-t-elle pour se rassurer. Dans ces conditions, elle
trouverait forcément une occasion de lui parler du bébé.
* * *
Quand elle se réveilla, une douce chaleur baignait Leila. C’était le bébé qui en était la cause. Rien
n’aurait pu amoindrir sa joie, pas même la culpabilité qui la taraudait. Elle imaginait déjà un petit
garçon aux cheveux épais, aux yeux d’ambre et au beau sourire de son père. Ou une petite fille, à la
chevelure blonde et aux yeux bleus comme les siens ?
Dire qu’avant de rencontrer Raffa, elle avait envisagé d’avoir des enfants sans père ! A présent, elle
ne voyait pas cet homme disparaître de son existence. Par conséquent, elle lui dirait aujourd’hui
même. Elle ne pouvait plus retarder ce moment. D’autant qu’elle ne pouvait garder cet immense
bonheur pour elle toute seule : Raffa y avait droit lui aussi. Elle était à présent persuadée, dans un élan
de pur optimisme, qu’il serait fou de joie quand il aurait surmonté le choc. Et si l’occasion de lui
parler ne se présentait pas, elle la créerait, tout simplement.
Après avoir rassemblé ses cheveux en un semblant de chignon, Leila quitta sa chambre et partit à la
recherche de son hôte. Il était sans doute dans la cour, occupé avec les préparatifs de la foire.
L’enceinte du château était remplie de gens qui se promenaient au milieu des stands. Elle eut beau
faire deux fois le tour de la cour, elle ne trouva pas trace de Raffa. Elle se décida alors à jeter un coup
d’œil aux différents étals. Elle repéra rapidement une marchande de vêtements pour bébés. Tricotés à
la main, ceux-ci étaient si petits, si mignons que Leila ne put s’empêcher d’en choisir plusieurs.
— Leila ? l’interpella une voix familière.
Seigneur… Raffa fixait ce qu’elle tenait à la main d’un regard noir, et un pli de contrariété lui barrait
le front.
— Je… Tu… Je ne t’avais pas vu, bredouilla-t-elle en se sentant blêmir.
— Manifestement non.
Atterrée, Leila serra convulsivement les minuscules vêtements contre sa poitrine. La colère émanait
de Raffa par vagues qui montaient jusqu’à elle.
— Raffa, je…
— Laisse-moi régler tes achats, coupa-t-il en lui tournant le dos.
Puis il s’adressa à la femme qui tenait le stand comme si elle-même n’existait pas. Un froid glacial se
répandit dans ses veines en comprenant qu’il lui en voulait mortellement et l’excluait de sa vie. La
veille, il avait dit qu’il avait confiance en elle. Et maintenant ? Quant à ces gens, qui aimaient tous
Raffa, qu’allaient-ils penser d’elle ? Il avait tant fait pour eux : il avait créé de nouveaux emplois,
redonné vie à leur île. Tandis qu’elle portait son enfant, dont elle n’avait même pas eu le courage de
lui parler.
— Merci, dit-elle quand Raffa se retourna vers elle.
Il la toisait avec une telle dureté dans le regard que Leila frémit violemment.
— As-tu reçu une bonne nouvelle de l’une de tes sœurs ? fit-il d’une voix glaciale. Ou d’une amie,
peut-être ?
La mort dans l’âme, elle secoua la tête en silence.
— Dois-je en conclure que tu achètes des vêtements de bébé en prévision de l’avenir ?
Lui avouer la vérité aurait dû être tout simple, mais elle avait attendu trop longtemps.
— Eh bien ? Tu n’as rien à me dire ? insista-t-il.
La situation était tellement éloignée de celle dont elle avait rêvé : lui parler avec douceur et
ménagement, le rassurer en lui expliquant qu’elle n’attendait rien de lui…
— En tout cas, tu es très généreuse, reprit-il, glacial.
— Je dois te parler, Raffa. Pouvons-nous aller à l’intérieur, dans un endroit tranquille ?
Pour toute réponse, il hocha brièvement la tête, puis tourna les talons et se dirigea vers la porte
donnant sur le grand hall.
Etait-ce là l’ami qu’elle avait cru trouver ? L’amant délicieux qui avait engendré le petit être qu’elle
portait dans son ventre ? Leila avait beaucoup trop fantasmé. Elle n’avait pas soupçonné que Raffa
demeurait hanté par un passé trop lourd, qui l’avait amené à se construire une existence où la vie de
famille n’aurait jamais de place. « Ni femme ni enfants », avait-il affirmé — et il était sincère, alors.
Mais puisqu’elle avait prévu d’élever toute seule le bébé qui grandissait en elle, Leila pourrait calmer
les choses et se réconcilier avec l’ombrageux don Leon.
A condition qu’il lui accorde une chance de s’expliquer…
* * *
La rage bouillonnait en lui. Il avait eu confiance en Leila, bon sang ! Il s’était confié à elle comme il
ne l’avait jamais fait auparavant avec quiconque. Depuis combien de temps savait-elle qu’elle était
enceinte ? Le savait-elle déjà quand ils plaisantaient et travaillaient ensemble ? L’avait-elle appris
avant de venir sur son île ? Il prenait toujours ses précautions, et avait présumé…
Rien. Il n’avait rien présumé du tout, reconnut-il. Il avait fait preuve d’un manque de prudence
inexplicable. Mais il était trop tard pour se fustiger. L’important était d’obtenir la vérité. A la pensée
que Leila puisse n’être qu’une sale petite intrigante désireuse de l’attirer dans un piège, une douleur
aiguë lui transperça la poitrine.
Elle ne pouvait avoir manigancé une combine aussi sordide, c’était impossible. Toutefois, elle avait
réussi à lui faire perdre la tête, et la raison. Avec Leila Skavanga, il avait cédé à une sorte de folie,
renoncé à tout contrôle, à toute précaution. Certes, elle s’était embrasée dans ses bras, mais c’était lui
qui avait allumé cet incendie magnifique. Alors, à présent, il devait en assumer les conséquences.
Un bébé… Son enfant. Incroyable ! Mais pourquoi ne le lui avait-elle pas dit plus tôt ?
Dès qu’il eut refermé la porte de son bureau, Raffa se tourna vers la jeune femme :
— Tu savais que tu étais enceinte avant de venir ici, n’est-ce pas ?
— A t’entendre, on dirait que j’avais tout prévu, tout organisé. Que c’était un coup monté.
— Est-ce le cas ?
Il s’appuya de la hanche contre son bureau et croisa les bras ; au lieu d’intimider Leila, sa posture
sembla la stimuler.
— Je n’avais rien prévu du tout ! J’attendais le meilleur moment pour te l’annoncer.
— Le meilleur moment, répéta-t-il d’un ton railleur. Dis-moi, Leila, quand aurait-il pu y avoir de
meilleur moment ?
— Arrête ! répliqua-t-elle avec un aplomb stupéfiant. Je ne te demande rien. Je suis parfaitement
capable d’élever cet enfant toute seule.
— Je n’en doute pas. Cela n’a-t-il pas toujours été ton intention ? Je me souviens qu’à Skavanga, tu
m’as expliqué que tu désirais avoir des enfants, mais sans père.
— Oui, c’est vrai. Mais je disais n’importe quoi, tu le sais très bien.
— Comment pourrais-je le savoir ? Je te connais à peine. Enfin, je croyais commencer à mieux te
connaître, et je me trompais. D’habitude les femmes sont claires quant à ce qu’elles attendent de moi.
— Et pas moi ?
— Elles expriment leurs demandes, en me précisant ce qu’elles sont prêtes à m’offrir en échange.
Un frisson parcourut Leila des pieds à la tête.
— Je suis désolée que tu participes à de telles transactions sans… sans âme.
— Cesse de te conduire comme une enfant ! Nous avons couché ensemble une nuit. Cela ne voulait
pas dire que nous nous engagions pour la vie. Si j’avais su que je prenais le risque de te faire un
enfant, je me serais abstenu, crois-moi !
Une vive souffrance marquait les traits fins de Leila. Soudain, elle bondit vers la porte. Il fut plus
rapide qu’elle et la bloqua.
— Laisse-moi partir, s’il te plaît…, murmura-t-elle.
— Pour aller où ? Tu comptes rentrer à la nage ?
— Je trouverai un moyen de quitter ton île.
A présent, elle avait le teint livide, les mâchoires crispées et les lèvres blêmes.
— Nous avons quelques détails à régler d’abord.
— Il n’y a rien à régler ! s’emporta-t-elle. Je voulais te ménager, te l’annoncer en douceur.
Raffa éclata de rire.
— En douceur ? Pour adoucir le choc ? Je ne sais même pas s’il s’agit bien de mon enfant.
— Bien sûr que c’est ton enfant ! J’étais vierge.
— Pardon ?
La réaction de Raffa la stupéfia. Il avait levé la main pour se protéger les yeux, comme s’il ne
supportait plus de la regarder. Il était horrifié.
— Qu’as-tu dit ? demanda-t-il en laissant retomber son bras.
— J’étais vierge quand je t’ai rencontré. Je n’ai connu aucun autre homme que toi.
Pour la première fois, le bel hidalgo semblait à court de paroles. Il avait l’air si sidéré, épuisé, vide
de toute émotion que Leila le trouva encore plus effrayant que lorsqu’il était en colère.
— Tu as perdu ta virginité avec moi, dit-il d’une voix sans timbre.
— Oui.
Glacé jusqu’aux os, Raffa vit une larme solitaire rouler sur la joue de Leila. Un gouffre sans fond
s’ouvrait devant lui. Son pire cauchemar s’était transformé en réalité. Non seulement il avait volé à
Leila son bien le plus précieux, sans même le savoir, mais un enfant allait naître de cet acte irréfléchi.
Il avait conçu un petit être innocent dont les parents s’affronteraient sans répit…
Dans sa vie professionnelle, il ne laissait jamais rien au hasard ; chaque initiative était soigneusement
calculée, analysée, planifiée. Il ne s’était jamais aventuré dans aucune entreprise sans filet.
— Ne me regarde pas comme ça ! supplia Leila. Ce n’est pas ce que tu crois.
— Qu’est-ce que je crois ?
— Je ne sais pas. Tu penses peut-être que j’avais tout prévu longtemps à l’avance. Avec ton titre et ta
fortune, je comprends que tu…
— Bien sûr, l’interrompit-il d’un ton brutal, ces petits détails devaient resurgir à un moment ou un
autre !
Mais au plus profond de lui-même, Raffa savait que Leila se fichait complètement de son titre et de sa
fortune. Cependant, il était trop ébranlé pour s’arrêter. Rien ne l’atteignait, ne le touchait. Sauf elle…
Les lèvres pincées, elle secoua la tête.
— C’est vrai, je me moque de ton statut, c’est toi qui m’intéresses. En tant qu’homme, en tant qu’être
humain. Je m’étais même imaginé que nous étions devenus proches, que nous pourrions devenir
amis. Je me leurrais.
Dios ! Il avait envie de se boucher les oreilles pour ne plus l’entendre.
— Et comment voyais-tu l’évolution de cette amitié ? Avais-tu l’intention de m’embobiner avant de
m’annoncer que tu portais mon enfant ?
— Je n’ai jamais rien envisagé de tel.
— Non, bien sûr…
Le visage de Leila avait pris un masque grave, constat qui rendait Raffa encore plus honteux. Car il
savait qu’il se comportait avec elle de façon odieuse, sans pouvoir s’en empêcher. Il avait besoin
d’être seul pour réfléchir en paix, loin de Leila.
— Je ne peux pas t’en convaincre, reprit-elle, mais c’est la vérité, même si tu refuses de l’admettre. A
présent, je dois me concentrer sur mon enfant. Et franchement, vu ta réaction, je ne sais pas si je
souhaite que tu fasses partie de…
— Ce n’est pas à toi d’en décider !
— Ne me regarde pas comme ça, implora-t-elle de nouveau. Je ne suis peut-être rien à tes yeux, mais
je ne…
— Comment devrais-je me comporter, d’après toi ? l’interrompit-il de nouveau avec brutalité.
Devrais-je tomber à tes genoux comme si tu étais l’amour de ma vie ? Alors que tu n’es qu’une
femme que j’ai fécondée au cours d’une nuit de folie ?
Il arrêta la main de Leila en lui saisissant le poignet une fraction de seconde avant que la gifle
n’atteigne sa joue. Puis ils restèrent à se regarder, tremblant de fureur tous les deux.
— Je ne suis ni l’un ni l’autre, dit-elle d’une voix lente et froide. J’attends seulement de toi que tu me
traites avec le respect dû à la mère de ton enfant, c’est tout. Je ne veux rien de toi sur le plan matériel.
Cela n’a jamais été mon intention et cela ne le sera jamais.
— Bien sûr ! ironisa-t-il, cynique.
— Ne me juge pas à l’aune de personnes que tu as pu fréquenter. Quoi que tu penses de moi, je ne te
laisserai pas me traiter comme une moins que rien.
— Que veux-tu, alors ?
— Rien. Je ne veux rien de toi, répéta-t-elle avec un calme impressionnant. Je garderai cet enfant et je
l’élèverai seule, comme le font des tas d’autres femmes. Et je me débrouillerai très bien.
— Sans moi ? s’exclama-t-il en éclatant de rire. Tu es vraiment naïve…
— Naïve ? Je suis au contraire assez lucide pour comprendre que tu es trop fier pour supporter le fait
que je n’aie pas besoin de toi.
Raffa serra les mâchoires, possédé peu à peu par une peur bien réelle. Une peur primaire et
totalement irrationnelle, relative à la naissance de l’enfant que portait Leila et à la sécurité de celle-ci.
— Je ne me souviens pas d’avoir été consulté à propos de quoi que ce soit, dit-il d’une voix dure.
— Je n’ai pas besoin de te demander ton avis. Je ne suis pas ton employée. Il s’agit de mon corps et de
mon enfant.
— De notre enfant, corrigea-t-il d’un ton sec. Or j’ai une très bonne raison pour ne pas vouloir de
progéniture…
— Eh bien, donne-la-moi, cette raison !
Non, il ne pourrait jamais faire cela. La culpabilité le dévorait. Le handicapait.
— Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que je n’ai jamais souhaité avoir d’enfants. Et ta petite
surprise n’y change rien.
— Tu ne veux pas m’expliquer pourquoi ? insista-t-elle.
Quand elle tendit la main vers lui, Raffa recula vivement.
— Alors, que proposes-tu ? demanda-t-elle d’un air triste. Tu voudrais que je me débarrasse de cet
enfant ?
— Pour qui me prends-tu ? riposta-t-il avec indignation.
— C’est justement ça le problème : je ne sais pas qui tu es. J’ai cru le savoir. Pourquoi refuses-tu
aussi catégoriquement d’avoir des enfants ? Je te dégoûte ?
— Non. Je… Cela ne te regarde pas, Leila. Je t’en ai déjà trop dit.
— Tu t’es confié à moi parce que nous avons confiance l’un dans l’autre, dit-elle en le regardant dans
les yeux. A moins que tu n’aies plus confiance en moi ?
— Il faut beaucoup de temps pour construire une relation de confiance, et celle-ci peut se rompre en
un clin d’œil.
— C’est ce qui s’est passé entre nous ?
— A ton avis ?
Leila se retrouvait en proie à un affreux mélange de doute, d’appréhension et de souffrance. Chacune
des paroles de Raffa l’atteignait comme une flèche empoisonnée. Ils avaient partagé tant de choses,
passé de si bons moments ensemble ! Et, depuis son arrivée sur l’île, ils s’étaient rapprochés, elle en
était certaine. L’amitié avait remplacé la passion, d’accord, mais à présent toutes deux s’étaient
éteintes. Alors que Leila aurait tant aimé que ces instants soient privilégiés, chargés de tendresse et de
complicité… Si seulement elle avait pu comprendre l’horreur qui avait empli les yeux de Raffa quand
il avait appris la vérité. Qu’avait-il vécu pour redouter à ce point d’avoir des enfants ?
* * *
Raffa était incapable de prononcer un mot. Il se sentait vide, fermé à toute émotion — c’était le seul
moyen qu’il connaissait de se protéger contre la souffrance. Il s’était retranché derrière des
barricades depuis son enfance, alors comment aurait-il pu devenir père ? Il n’y avait pas de place
pour des enfants dans sa vie.
— Des parents en conflit, c’est affreux, dit Leila, comme si elle avait lu dans ses pensées. Mais nous
pourrions entretenir une relation amicale. Et si tu ne veux pas du tout participer à la vie de mon… de
notre enfant, il vaudrait mieux que je m’en aille tout de suite, tu ne crois pas ?
Il parvint enfin à décrisper les mâchoires.
— Que tu repartes à Skavanga ?
Comme si c’était ce qu’il souhaitait ! Alors qu’il était déjà en train d’organiser mentalement des
rendez-vous avec les personnes les mieux qualifiées pour entourer Leila et la suivre durant sa
grossesse. Là, sur son île, pas à Skavanga.
— Vu ton état d’esprit actuel, je me sentirais mieux là-bas, insista-t-elle d’une voix posée.
Raffa découvrait avec stupeur une Leila en pleine possession de ses moyens, sûre d’elle, calme. Elle
était bien le pilier de sa famille, comprit-il en l’observant. La conciliatrice, la pacificatrice, celle qui
ne perdait jamais le nord, même dans les rivalités les plus intenses.
Et elle avait changé depuis leur nuit passionnée. A coup sûr, c’était l’enfant qu’elle portait qui l’avait
changée. La jeune femme vivant dans l’ombre de ses sœurs s’était transformée en guerrière prête à
tout pour détendre son petit. Or si elle pensait pouvoir le garder loin de lui et disparaître de sa vie,
elle se trompait. Cependant, il ne lui promettrait que ce qu’il pouvait lui offrir.
— J’accepte et assume l’entière responsabilité de ma paternité. Mais cela ne change rien entre nous.
— Comme je te l’ai dit tout à l’heure, je suis tout à fait capable de me débrouiller sans toi. J’estimais
que je devais te mettre au courant, c’est tout.
— Tu es très réaliste.
— Et toi très froid, rétorqua-t-elle du tac au tac. Il s’agit d’un enfant, pas d’une transaction d’affaires.
Je ne regrette pas d’être enceinte, et si la perspective d’avoir un enfant dérange ta vie bien réglée, moi
je suis impatiente de tenir mon premier bébé dans mes bras.
— Je te promets que tu n’auras jamais à t’inquiéter de rien, affirma Raffa en lui tendant la main.
Quant aux détails pratiques, je vais demander à mes avocats de nous préparer un contrat.
— Un contrat ! s’écria-t-elle en haussant les sourcils. C’est ta façon de te protéger, n’est-ce pas ? Tu
laisses tes avocats se charger de tout à ta place, tu délègues pour ne pas t’impliquer, et surtout ne pas
t’engager sur le plan émotionnel.
— Tu dis n’importe quoi. Je les paye pour régler mes problèmes.
— Mais il ne s’agit pas d’un problème, fit-elle avec un petit rire triste dans la voix en levant les yeux
au ciel.
Quand elle se posa la main sur le ventre, Raffa ne put supporter cette situation un instant de plus.
— C’est ça, fuis ! lança-t-elle alors qu’il se dirigeait vers la porte.
La main sur la poignée, il resta immobile, comme s’il attendait malgré lui ce qu’elle allait dire
ensuite.
— Je pourrais t’aider, Raffa.
— M’aider ? s’offusqua-t-il en se retournant vivement.
— Tu ne me trouves sans doute pas assez sophistiquée, dit-elle en s’avançant vers lui. Tu préférerais
que je réagisse avec plus de légèreté, que j’accepte en souriant que tu m’envoies un chèque substantiel
chaque mois…
— Je préférerais que tu sois franche. Est-ce trop te demander, bon sang ? Tu es ici depuis combien de
temps, dis-moi ?
— Je te jure que j’attendais le meilleur moment de te le dire. Tout à l’heure, je suis partie à ta
recherche pour te parler ; mais tout à coup, quand j’ai vu ce stand avec ces petits vêtements pour bébé,
je n’ai pas pu résister.
Quand elle s’interrompit, la respiration tremblante et les yeux brillant de larmes, Raffa eut envie de la
prendre dans ses bras, de la rassurer, de lui affirmer que tout irait bien. Mais, à la différence de Leila,
la perspective de la naissance de leur enfant l’emplissait de terreur. Son propre père avait détruit tant
de vies ! Même si Raffa ne lui ressemblait pas, comment pourrait-il trouver un équilibre entre ses
responsabilités de dirigeant d’une multinationale et son rôle de père ?
— Je suis désolé, dit-il doucement. J’essaie de me simplifier la vie pour ne pas voir des enfants
confiés à leurs grands-parents au prétexte qu’ils sont source d’embarras.
— C’est ce qui t’est arrivé ?
Il ne voulait pas de la compassion qui se lisait sur les traits de Leila. Il ne voulait pas de sa pitié, ni de
celle de quiconque.
— Tu m’as dit que tu avais été élevé par ta grand-mère…
— … et elle s’est très bien débrouillée, acheva-t-il avec calme.
— Tes parents ne voulaient pas d’enfants ?
— S’il te plaît, n’empire pas la situation !
— Tu verras, affirma-t-elle d’un ton confiant, dans quelques mois, quand notre bébé sera né, tu
réagiras différemment.
Raffa retint un sourire ironique. Les rôles s’étaient inversés : à présent, c’était Leila qui cherchait à le
rassurer. Elle parlait de la naissance avec une telle tranquillité, alors que lui ne pouvait y penser sans
frémir.
— Je me préoccupe uniquement de ta santé, annonça-t-il. Et de celle de l’enfant. Mais puisque tu veux
connaître la vérité, sache que je suis le sous-produit d’un excès de sexe et d’un manque d’amour.
— Que cherches-tu à me dire ?
— Que l’amour n’est jamais entré en ligne de compte. Pas un seul instant.
— Eh bien, je te comprends mieux, dit Leila en s’efforçant de prendre un ton badin.
« Comme d’habitude, elle réussit à trouver quelque chose de positif », songea Raffa en ne pouvant
s’empêcher de l’admirer.
— J’en doute, lâcha-t-il entre ses dents serrées.
Sa mère, qu’il n’avait jamais connue, était morte. Et son père, auquel il n’avait pas parlé depuis des
années, se prélassait actuellement à Monte Carlo, avec la dernière en date de ses conquêtes — presque
une gamine. C’était sa grand-mère qui l’avait sauvé. Grâce à elle, Raffa avait retrouvé foi en la nature
humaine.
Lorsque Leila lui posa soudain la main sur son bras, un frisson le parcourut.
— J’aurais dû trouver une meilleure façon de t’annoncer que j’étais enceinte, concéda-t-elle avec un
sourire timide. Mais, au moins, tu le sais maintenant. Et tu as raison : il vaut mieux laisser des gens
qualifiés s’occuper de la situation. Je retournerai à Skavanga dès les formalités réglées.
Non ! Elle ne pouvait pas partir. Pour toutes sortes de raisons, notamment parce que… parce qu’il ne
voulait pas qu’elle s’en aille, tout simplement. Ce constat fut vite remplacé par un autre, plus
rationnel : parce qu’il devait faire tout son possible pour que la naissance se déroule dans les
meilleures conditions.
Cédant à une impulsion irrésistible, Raffa repoussa doucement la main de Leila et prit la jeune femme
dans ses bras.
— Non, Raffa. Je t’en supplie…
Sa protestation mourut sur ses lèvres. Sans doute savait-elle aussi bien que lui qu’ils ne pouvaient plus
résister au courant qui circulait entre eux. Cela faisait trop longtemps qu’ils luttaient contre.
Quand Leila leva les bras pour nouer les mains sur sa nuque, Raffa lui prit la bouche avec fougue et
la souleva dans ses bras. Puis, sans détacher ses lèvres des siennes, il sortit du bureau, traversa le
grand hall et gravit rapidement les marches de pierre.
Une fois arrivé dans sa chambre avec son précieux fardeau, il referma la porte derrière lui d’un coup
de pied et s’avança vers le lit, où il déposa Leila. Puis il défit sa ceinture, ouvrit sa braguette et libéra
son érection.
Les mains légèrement tremblantes, il souleva la jupe de Leila et fit glisser son string sur ses cuisses,
avant de s’installer sur elle.
Alors qu’il glissait une jambe entre les siennes, Raffa s’arrêta net. Son érection était si puissante
qu’elle en était douloureuse, mais il quitta le lit et se rajusta fébrilement.
— Qu’y a-t-il ? demanda la jeune femme en tendant la main vers lui.
— Je ne peux pas.
Il se détourna avec un juron en se passant une main dans les cheveux. Qu’était-il devenu ? Une bête,
un animal en rut ? Lorsqu’il regarda Leila, elle pleurait.
Dios ! Quel gâchis…

7.

Les larmes de Leila emplissaient Raffa de honte. Elle n’était pas du genre à se servir des pleurs ; au
contraire, elle possédait une force intérieure qui l’aidait à garder la tête haute en toutes circonstances.
Tout en pleurant, elle rajustait ses vêtements avec des gestes gracieux qui renforçaient son impression
de n’être qu’une brute.
— Merci, chuchota-t-elle sans le regarder.
— Grands dieux, de quoi peux-tu bien me remercier ?
— De t’être arrêté à temps, répondit-elle en levant les yeux vers lui.
— Cela t’étonne ?
Raffa repensa à ce qui s’était passé entre eux, à la façon dont, à Skavanga, il s’était abandonné à son
désir.
— Nous avons peut-être tous les deux des comptes à régler avec notre passé, dit-elle alors. Il y a
quelques instants, je te désirais avec une intensité proche de la folie, et je crois que tu éprouvais la
même chose.
— Tu n’en es pas certaine ?
— En tout cas, tu as compris que ce n’était pas le bon moment et tu t’es arrêté.
Il se contenta de hocher la tête. Tout à coup, il soupçonna qu’elle lui dissimulait quelque chose.
— Tu as été agressée ?
— Non.
Il la crut, mais une ombre voilait encore son regard bleu.
— Tu as été témoin d’un acte de violence ?
Cette fois, elle resta silencieuse.
— Je ne te ferais jamais de mal, j’espère que tu le sais ?
Elle ne répondait toujours pas. Elle n’était pas encore prête à se confier, devina Raffa. Hormis les
informations divulguées par la presse, il ne savait pas grand-chose concernant sa famille, aussi son
imagination carburait-elle à plein régime.
— Tu veux me parler de ce qui te préoccupe ? demanda-t-il d’une voix douce.
— Pas maintenant.
Pour l’instant, ce dont elle avait sans doute besoin, c’était d’un peu de solitude. Lui aussi, d’ailleurs.
— Ça ira si je te laisse quelques instants ?
— Bien sûr !
Il y avait un tel chaos dans le regard de la jeune femme qu’il tressaillit.
— Viens me retrouver quand tu voudras, proposa-t-il. Repose-toi.
— Oui, merci, dit-elle de sa belle voix douce.
* * *
Après le départ de Raffa, Leila resta un long moment assise sur le lit, le dos appuyé contre les
oreillers moelleux. Puis elle se leva et secoua la tête pour chasser les derniers fantômes resurgis du
passé. Le moment était venu de tout lui dire. Elle désirait l’aider ; si elle se confiait la première, ils
retrouveraient peut-être la complicité et la confiance partagées jusque-là. Et alors, Raffa s’ouvrirait
peut-être à elle…
Elle le trouva dans la cour, en train de bavarder avec un petit groupe d’hommes d’âge mûr. Dès
qu’elle leur fut présentée par le maître des lieux, ceux-ci lui sourirent chaleureusement, comme tous
les insulaires rencontrés jusqu’à présent.
— On va faire un tour ? lui proposa Raffa quand les villageois se furent éloignés.
— D’accord.
Dans les magnifiques jardins entourant le château régnait un calme lénifiant. C’était le lieu idéal pour
révéler le secret qu’elle n’avait jamais confié à personne, pas même à ses sœurs ou à son frère. Mêlé
à celui des roses, le parfum de l’herbe fraîchement arrosée montait des plates-bandes, entêtant et
apaisant à la fois. Ils s’arrêtèrent à côté d’une ravissante fontaine. Leila trempa ses doigts dans l’eau
du bassin.
— Mon père battait ma mère. Souvent. Très souvent, même, commença-t-elle d’une voix neutre.
— Dios…
— Ma mère a compris que j’avais surpris l’une de ces scènes sordides, continua-t-elle sans regarder
son compagnon. Nous avons passé une sorte de pacte tacite. Par ailleurs, nous étions toutes les deux
certaines que mon père n’oserait jamais la toucher devant mes sœurs, et encore moins devant Tyr.
Alors, elle expliquait ses bosses et ses bleus en disant qu’elle était maladroite et se cognait partout.
Leila s’interrompit un instant avant de poursuivre :
— Son dernier souhait a sans doute été que je ne reste pas hantée par le souvenir de ce que j’avais vu.
Elle voulait que cela ne m’empêche pas de vivre.
Raffa la prit dans ses bras et la serra contre lui.
— Tu es forte, chuchota-t-il dans ses cheveux. Ta mère serait fière de toi. Tu es plus forte que tu ne le
penses.
— Comment peux-tu dire cela alors que j’ai tout fait de travers ?
— Qu’as-tu fait de travers ? demanda-t-il en la repoussant doucement pour la regarder.
— J’ai essayé d’être la femme que ma mère désirait que je devienne, et j’ai échoué lamentablement.
J’aurais dû te parler du bébé dès mon arrivée. Non, dès que j’ai su que j’étais enceinte.
— Tu l’aurais fait si tu avais pu me joindre. Je suis très doué pour disparaître, tu sais…
— Comme mon frère.
Par loyauté envers Tyr, Raffa s’abstint de tout commentaire.
— Je n’avais pas prévu de tomber enceinte de toi, reprit Leila. Vivre des aventures sans lendemain ne
m’a jamais attirée. Et je ne me serais jamais servie de toi pour avoir un enfant.
— Mais, maintenant, c’est mon devoir de t’aider.
A la pensée que Leila puisse refuser, Raffa fut pris de panique.
— Ne prends pas cet air inquiet, dit-elle. Je suis jeune, en bonne santé, et je ferai tout mon possible
pour que notre enfant vienne au monde dans les meilleures conditions.
— Tu ne peux pas m’empêcher d’être inquiet. Je suis très vigilant et je prévois toujours tout à
l’avance, dans les moindres détails. Pourtant, il peut toujours y avoir un problème imprévu.
— Il n’y aura pas de problème, affirma-t-elle avec une certitude attendrissante.
Après ce qu’elle venait de lui révéler, Raffa était prêt à tout pour lui faciliter la vie. Il s’efforcerait de
dominer ses craintes concernant l’accouchement, mais il ne prendrait aucun risque, ni pour la vie de
Leila ni pour celle de leur enfant.
— Commençons par le commencement : je vais demander à mon médecin personnel de t’examiner,
juste pour vérifier que tout va bien.
— Tu veux qu’il te confirme que l’enfant est bien de toi, c’est ça ? demanda-t-elle d’un ton de
reproche.
— Pas du tout. Mon seul souhait est que vous alliez bien, toi et notre enfant. Et j’aimerais que tu
passes une échographie, pour voir si tout se déroule normalement.
— Tu devrais assister à la première. Un jour, une amie m’a montré une image : c’est…
Elle s’interrompit en souriant.
— Il n’y a pas de mots pour décrire une chose pareille, reprit-elle, le visage radieux.
— Ce ne sera peut-être pas possible. J’ai beaucoup d’engagements.
Notamment des rencontres importantes dont il ne pouvait parler avec la sœur de Tyr…
— Oh ! murmura-t-elle d’un air déçu.
Mais, comme toujours, elle avait déjà surmonté sa déception et affichait à présent une expression
courageuse.
— Et puis, il nous reste encore à décider de l’endroit où tu vivras.
— Comment cela ? répliqua-t-elle en fronçant les sourcils. A Skavanga, bien sûr !
— Avec mon enfant ? Et je le verrais toutes les six semaines, c’est ça ?
Elle baissa les yeux sans répondre.
— Ce n’est pas ce que j’envisage, Leila. Quand nous saurons précisément la date de l’accouchement,
je mettrai au point un calendrier de…
— Tu mettras au point ? s’écria-t-elle en lui coupant la parole.
— En accord avec toi, évidemment.
— Tu as une approche tellement froide de la situation, tellement pragmatique… Tu ne peux pas
planifier les choses de la façon qui te convient le mieux. Je prendrai soin de notre enfant sans que tu
me surveilles pour voir si je fais bien ce qu’il faut.
— Et comment l’élèveras-tu, avec ton salaire actuel ?
— Je possède des actions de la mine. Lorsque votre consortium aura achevé son programme
d’investissements, que l’entreprise fonctionnera à plein régime, on m’a dit que je recevrais un
dividende conséquent.
— Oui, en effet. Mais ce ne sera pas suffisant. Tu es une toute petite actionnaire, et mon enfant…
— Ah, nous y voilà ! le coupa-t-elle de nouveau. Ton enfant a des besoins différents de ceux des
autres, n’est-ce pas ? Dans mon pays, ce qui compte le plus pour un enfant, c’est d’être aimé, nourri,
au chaud et en sécurité.
— Tu te trompes : je ne fais aucune différence entre les autres et moi.
— Nous parlons juste de quelques milliards, ironisa-t-elle.
— Cela ne fait pas de moi un être spécial. J’ai eu de la chance, c’est tout.
— Et tu travailles durement, précisa Leila avec son calme coutumier.
— En effet. Et je ne veux pas que toi, tu te tues à la tâche pour élever notre enfant. Cela relève aussi de
ma responsabilité. J’essaie seulement de te faciliter un peu la vie.
— Mais tu évolues dans un univers si différent…
— En effet, il fait plus chaud ici qu’à Skavanga, acquiesça-t-il avec un petit sourire malicieux.
— Tu as très bien compris ce que je voulais dire !
Raffa se réjouit en notant que Leila avait du mal à retenir un sourire : il avait réussi à détendre
l’atmosphère.
— Oui, mais tu te trompes, Leila. Nous vivons dans le même univers. Et puisqu’un enfant va faire
partie de ma vie, je veux qu’il puisse profiter de tout ce que je peux lui offrir. Sinon, pourquoi
travailler, bon sang ?
Cet enfant lui donnerait une vraie raison de vivre, un but qui valait la peine de se démener comme un
forcené. Il travaillait aussi pour aider les autres, mais s’il avait un enfant à lui, pour qui il pourrait
faire des tas de choses…
— Je ne t’empêcherais jamais de voir notre enfant, dit Leila, l’arrachant à ses pensées.
— Nous avons encore le temps de décider de ce genre de détail.
— Mais un enfant doit vivre avec sa mère !
— Tu n’as pas confiance en moi ?
— Si…
Elle n’en dit pas plus, et Raffa devina que non, elle n’avait pas confiance en lui. Mais, après tout, elle
le connaissait à peine…
— Nous déciderons de tout cela ensemble quand le moment sera venu, dit-il doucement. Et quand tu y
seras prête.
— Dans deux ans ? répliqua-t-elle avec un sourire en coin.
— Quand tu voudras.
Le sourire de Leila fit place à une expression sérieuse.
— Je crois que je resterai toujours influencée par la lettre que m’a envoyée ma mère avant sa mort.
Elle essayait de m’aider à franchir les étapes cruciales de ma vie, comme celle-ci.
— Elle t’a écrit ?
— Oui. Pour me demander d’être courageuse, de mordre dans la vie à pleines dents et de suivre mon
propre chemin sans peur plutôt que de laisser le passé me hanter et m’empêcher de vivre ma vie.
Elle lui offrit un sourire dénué de joie.
— Quand nous nous sommes rencontrés à Skavanga, j’ai essayé de trouver le juste équilibre, mais je
me suis retrouvée dépassée par les événements…
Ils avaient perdu pied ensemble, se rappela Raffa.
— Nous trouverons des solutions qui conviennent à tout le monde, Leila. Et je voudrais te demander
une faveur.
— Une faveur ? s’étonna-t-elle.
— J’aimerais te faire rencontrer quelqu’un.
— Qui ? demanda-t-elle d’un air méfiant.
— Ma grand-mère. Tu avais dit que tu aimerais faire sa connaissance.
— Oui, c’est vrai. Mais en quoi est-ce que cela pourrait nous aider, dans la situation actuelle ?
— Je ne sais pas, reconnut Raffa. Mais nous devrions de toute façon lui annoncer qu’elle va avoir un
arrière-petit-enfant, tu ne crois pas ?
— Oui, sans doute… Mais qu’est-ce que je vais lui dire ?
Leila ne souhaitait vraiment pas incommoder une vieille dame qui venait d’être malade.
— Et vu que je vais repartir à Skavanga, poursuivit-elle, ta grand-mère ne verra peut-être jamais
notre enfant. Sans compter que je ne voudrais pas la déranger…
— Je ne te forcerai pas à aller la voir. Pourtant, je crois qu’Abuelita te plairait beaucoup, dit-il avec
légèreté. L’annonce de ta grossesse pourrait même lui redonner de l’espoir.
— Je ne vois vraiment pas en quoi !
— Je lui ai répété à mille reprises que la vie de famille, ce n’était pas pour moi.
— Ah, je vois : tu veux te servir de moi pour la rassurer. Je comprends que ta grand-mère soit
impatiente de te voir t’installer et lui donner un arrière-petit-enfant, mais laisse-moi en dehors de vos
histoires, s’il te plaît.
— Je n’ai pas l’intention de lui raconter d’histoires. Je lui dirai la vérité, comme je le fais toujours.
— Et tu crois vraiment que cela va la réjouir ?
— C’est mieux que rien.
— Tu connais vraiment mal les femmes, le taquina Leila.
Il redressa la tête, visiblement surpris. Le grand Raffa Leon se considérait sans aucun doute au
contraire comme un grand expert en la matière…
— Présenter la mère de mon enfant à ma grand-mère me semble légitime, dit-il d’un ton guindé.
— Et je serai très heureuse de la rencontrer, appuya Leila. Mais je refuse de lui laisser croire que
notre relation est davantage que ce qu’elle est en réalité.
A savoir une relation platonique entre un homme et une femme qui se retrouvaient liés uniquement
parce qu’ils avaient conçu un enfant ensemble.
Lorsque Raffa inclina la tête d’un air docile, Leila songea qu’elle aurait intérêt à le surveiller. Il était
habitué à n’en faire qu’à sa tête mais, cette fois, il allait devoir accepter qu’il n’était pas le seul à être
impliqué !

8.

La maison de la grand-mère de Raffa était assez éloignée du château, à une heure de voiture environ,
lui avait dit Raffa. Pour s’y rendre, il avait pris une Maserati décapotable rouge vermillon, qu’il
conduisait avec adresse sur la route montant en lacets à flanc de colline. Non seulement il était grisant
de rouler dans pareille voiture de sport, les cheveux au vent, mais la vue sur les vignobles d’un côté,
et la mer d’un bleu éclatant de l’autre, était absolument époustouflante. Si bien que, peu à peu, Leila
parvint — presque — à oublier son appréhension.
C’était vraiment une belle journée : une brise légère soufflait, chargée du parfum des fleurs et des
plantes sauvages. Mais la proximité de Raffa rendait Leila nerveuse. De toute évidence, cette visite
comptait beaucoup pour lui. Une énergie bouillonnante émanait de son corps, qu’elle sentait se
propager en elle avec la puissance d’un aphrodisiaque. Ce qui, vu les circonstances, n’était pas
vraiment approprié…
— Ma grand-mère est une femme très indépendante, expliqua-t-il en quittant la route pour prendre
une allée bordée d’arbres sans doute centenaires.
— Je comprends qu’elle veuille garder ses distances par rapport à toi, railla Leila.
Elle découvrit soudain un vieux manoir de pierre blanche que les rayons du soleil teintaient d’un bel
ocre doré. Quelle vision paradisiaque ! La porte rouge et les nombreuses fenêtres à meneaux
semblaient souhaiter la bienvenue aux arrivants, tandis qu’un chœur d’oiseaux au plumage coloré
trônait au bord du toit à pignon, complétant ce décor idyllique.
Elle contempla les parterres de fleurs encadrant la porte, les trois fontaines qui gazouillaient dans la
cour…
— On se croirait dans un conte de fées, murmura-t-elle.
— Ma grand-mère passe beaucoup de temps au jardin, mais elle n’a encore jamais rencontré de fées,
répliqua Raffa en remontant ses lunettes de soleil sur le dessus de sa tête.
Puis il vint ouvrir la portière de Leila en souriant.
— Une dernière question : qu’as-tu dit à ta grand-mère, exactement ?
— Que je venais lui présenter une très bonne amie. C’est ce que nous avions décidé, non ?
Tendue à l’extrême, Leila hocha la tête. Qui croirait jamais qu’une femme puisse entretenir une
relation purement amicale avec un homme comme Raffa Leon ? Vêtu d’un jean noir et d’un T-shirt
gris souris qui moulait son torse musclé, avec sa barbe de deux jours qui lui donnait l’air encore plus
sexy, il évoquait davantage un amant expert qu’un ami envers lequel on nourrissait des sentiments
platoniques…
Leila lissa sa robe de coton à fleurs, au décolleté raisonnable et s’arrêtant au genou. Elle l’avait
choisie avec soin.
— Tu es très bien, dit Raffa.
Pourtant, elle se sentait soudain affreusement gauche et empruntée à la pensée de se retrouver face à
la grand-mère de l’homme avec qui elle avait conçu un enfant, dans un moment de pure folie
sensuelle…
Heureusement, l’accueil chaleureux de la gouvernante la rassura un peu. Les joues rondes et rouges
comme des pommes, celle-ci, prénommée Maria, prit Raffa dans ses bras et l’embrassa avec élan,
avant de se tourner vers elle et de lui tendre la main en souriant.
— La duchesse est dans le jardin, annonça Maria.
Elle leur fit traverser une superbe orangerie baignée de lumière dorée. La duchesse… A la simple
mention de ce titre impressionnant, Leila avait été assaillie par une nouvelle bouffée d’angoisse.
* * *
A son grand soulagement, loin d’être une lady imposante comme elle l’avait redouté, la « duchesse »
était une vieille dame frêle aux traits délicats. Avec ses cheveux argentés relevés en un chignon fait à
la va-vite sur le dessus de la tête, son vieux chapeau de paille troué posé de guingois, elle faisait
penser à un oiseau. Très mince, le dos droit, elle portait un large pantalon de lin écru et une simple
blouse de travail bleue à manches longues, sur laquelle elle avait passé un tablier de jardinier à la
couleur indéfinissable, agrémenté d’un nombre incroyable de poches d’où dépassaient sécateur,
pinces, tuteurs de toutes tailles… Toutefois, il ne fallait pas se fier aux apparences, lui avait expliqué
Raffa : sa grand-mère dirigeait son équipe de jardiniers comme un sergent-major son régiment !
Il suffit d’un regard à Leila pour comprendre combien la grand-mère et son petit-fils s’adoraient.
Face à cette femme minuscule, Raffa ressemblait à un géant tandis qu’il la prenait dans ses bras pour
l’embrasser, la soulevant presque de terre et la serrant à l’étouffer.
Lorsqu’il se retourna vers elle et la présenta à la vieille dame, Leila devina qu’il ne s’était pas
contenté de parler d’elle comme d’une simple très bonne amie…
— Si j’ai bien compris, les félicitations sont à l’ordre du jour ! Je suis si heureuse pour vous deux…
Leila lança un regard interrogateur à son compagnon, qui se contenta de hausser les épaules d’un air
innocent. Sa grand-mère ne semblait pas remarquer la tension qui vibrait entre eux.
— Venez avec moi, Leila, reprit-elle. Nous allons prendre le thé dans le jardin.
Elle marqua une pause avant d’ajouter d’un ton amusé :
— Je crois que Rafael a compris le message : vous avez un regard extrêmement expressif !
Leila rougit, honteuse d’avoir sous-estimé la perspicacité de son hôtesse.
— Excusez-moi, dit-elle. Je ne…
— Vous n’avez pas à vous excuser. Je connais Rafael et je préfère toujours me faire ma propre
opinion, quoi qu’il me dise.
Tandis que Raffa s’éclipsait, sa grand-mère l’entraîna vers la table ronde installée à l’ombre
bienfaisante d’un vieux frangipanier. Sur une ravissante nappe de dentelle blanche, un service en
porcelaine fine avait été disposé avec soin.
— Ne soyez pas inquiète, Leila. Quand il s’agit de choisir une épouse, les ducs de Cantalabria ont
toujours été réputés pour…
— Une épouse ? l’interrompit-elle sans plus se soucier de politesse. Je ne sais pas ce que vous a dit
Raffa, mais je n’ai pas l’intention de l’épouser.
— Non, bien sûr. Pardonnez-moi, je vous prie. Le fait de vous voir ensemble m’a rappelé ma
jeunesse.
— Je crains que notre relation ne dure pas longtemps.
— Alors que vous attendez un enfant ? Je crois plutôt que vous vous engagez dans une relation qui
durera toute votre vie. Vous prenez du lait, ma chère ? Ou du citron ?
— Du citron, merci, répondit-elle d’une voix crispée. Mais je ne voudrais pas que vous vous fassiez
des idées.
— Que voulez-vous dire par là ?
Elle lui tendit une tasse blanche au fin liseré doré posée sur sa soucoupe.
— Il faudrait être aveugle pour ne pas voir que mon petit-fils est fou amoureux de vous, continua la
vieille dame.
A ces mots, Leila faillit éclater de rire.
— Raffa n’est pas amoureux de moi, je vous assure ! Nous n’avons partagé uniquement…
Les joues roses de confusion, elle s’interrompit.
— … des moments passionnels, enchaîna la duchesse en hochant la tête. Je vous surprends ? J’ai été
jeune moi aussi, vous savez. Et je vous en prie, ne vous gênez pas avec moi. Il faudrait bien davantage
que votre grossesse pour me choquer, croyez-moi ! Ce qui me surprend, en revanche, c’est que
Rafael s’adapte aussi facilement à la situation.
— Qu’entendez-vous par là ?
— Je savais que ce jour viendrait, mais je me demandais comment Rafael s’en arrangerait. Vous avez
réussi un prodige et je suis vraiment très heureuse pour lui. Et pour vous.
Au lieu d’être rassurée par ces paroles, Leila s’en trouva encore plus alarmée.
— Y a-t-il un problème familial que j’ignore ?
— Vous pensez à une tare génétique ? Non, je vous rassure tout de suite, il ne s’agit de rien de tel. Je
suis ravie que vous soyez enceinte et il n’y a aucune raison pour que votre bébé ne soit pas en parfaite
santé.
— Mais de quoi s’agit-il, alors ?
— Que savez-vous, exactement ? demanda la vieille dame en la regardant dans les yeux.
— Pas grand-chose, avoua Leila, dans l’espoir que la grand-mère de Raffa lui en révèle davantage.
— Buvez votre thé avant qu’il ne refroidisse.
Déçue, Leila resta quelques instants silencieuse.
— Je suis heureuse de faire votre connaissance, dit-elle enfin, sincère. Je crois que notre rencontre
représente beaucoup pour Raffa.
— Oui, en effet.
Après s’être tue, la grand-mère de Raffa posa la main sur la sienne.
— Pardonnez-moi, mais il y a des sujets que l’on ne peut aborder en prenant le thé. Je suis sûre que
Rafael vous expliquera un jour.
— Oui, certainement, acquiesça Leila sans grande conviction.
A quoi pouvait-elle bien faire allusion ? se demanda-t-elle avec anxiété.
— Combien de temps restez-vous sur notre île ?
— Pas longtemps. Juste le temps de choisir les pièces que je vais exposer à Skavanga.
— Au musée dont vous vous occupez, compléta la vieille dame en reprenant sa tasse. J’irai peut-être
vous rendre visite un jour. Bon, où est passé mon petit-fils ?
Elle se retourna sur son fauteuil et plissa les yeux en direction du manoir.
— Il est peut-être en train de choisir des bijoux pour vous. Nous gardons quelques pièces de grande
valeur dans notre coffre-fort, ici.
— Vous vous ressemblez tellement, Raffa et vous, dit alors Leila en sentant son appréhension
disparaître enfin.
— Dans notre obstination ? Notre détermination ? Notre côté têtu ? avança la vieille dame avec
malice. Quelque chose me dit que vous appartenez à la même espèce que nous, Leila Skavanga.

9.

Lorsque Raffa sortit du manoir, le soleil caressa sa haute silhouette, la nimbant d’un halo. Un halo de
mystère, songea Leila. Mystère qu’elle était bien décidée à percer.
Dès qu’il s’approcha de la table, elle lui proposa de faire un tour dans le jardin. Complice, la grand-
mère de Raffa prétexta devoir aller surveiller ses jardiniers.
Son compagnon la mena jusqu’à un petit pont de pierre qui enjambait le cours d’eau traversant le
jardin.
— Eh bien, de quoi voulais-tu me parler ? demanda-t-il.
Leila s’appuya à la balustrade chauffée par le soleil.
— Ta grand-mère m’a dit qu’elle était surprise de voir que tu prenais ma grossesse avec autant de
calme. Et qu’il y avait des sujets dont on ne pouvait parler en buvant le thé. Elle m’a aussi rassurée en
m’expliquant qu’il n’y avait pas de problème génétique dans votre famille. Alors je me demande…
— Abuelita en a trop dit.
Raffa n’avait pas voulu se montrer brutal. Ni tourner le dos à Leila. Ni se pencher au-dessus de l’eau
pour se plonger dans ses pensées. Mais la culpabilité qui lui pesait depuis si longtemps le submergeait
soudain, avec une telle intensité qu’il dut inspirer profondément à plusieurs reprises avant de pouvoir
dominer le tumulte qui avait pris possession de lui.
— Raffa ? J’ai dit quelque chose de dérangeant ? Je ne voulais pas me montrer indiscrète ni
m’immiscer dans ton passé.
— Je sais, dit-il sans se retourner.
L’eau ricochait gaiement sur les cailloux. Leila hésitait. Elle percevait que Raffa refermait sa
carapace. Il se réfugiait derrière un bouclier pour se protéger d’elle et du monde extérieur ; parce
qu’il était incapable de partager le secret qu’il gardait depuis des années.
— Ta grand-mère t’aime énormément. Et elle ne m’a rien dit.
Après s’être redressé, il se tourna vers elle, le visage dur et fermé.
— C’est pour cela que tu voulais faire cette balade ? Pour que je te révèle ce qu’elle ne t’a pas dit ?
— Non, répondit Leila en soutenant son regard hostile. Je voulais juste que tu saches que tu n’es pas
seul.
— C’est de toi qu’il faut s’occuper. Pas de moi.
— Je n’ai pas besoin qu’on s’occupe de moi. Toi, par contre, tu es trop orgueilleux pour reconnaître
que cela te soulagerait.
— Pardon ?
— Excuse-moi, mais il faut bien que quelqu’un te dise la vérité. Ta grand-mère est l’une des femmes
les plus fortes que j’aie jamais rencontrées, mais elle t’aime tellement qu’elle a passé sa vie entière à
te ménager, à taire cette chose mystérieuse dont tu te sens si coupable. Mais ne compte pas sur moi
pour faire comme elle.
Raffa la toisa d’un air incrédule et furieux à la fois. Dans son regard sombre, Leila lut aussi du désir.
Elle frissonna. Elle ressentait également du désir. La force de la passion qui couvait entre eux suffirait
peut-être à bannir tous les fantômes. Elle l’espérait tant !
— Allons dire au revoir à ma grand-mère.
« Déjà », faillit répliquer Leila. Elle n’en fit rien, désireuse de laisser l’initiative à Raffa. Pour
l’instant…
* * *
— Ta ceinture, Leila.
Avant qu’elle ait eu le temps de la saisir, Raffa se pencha pour l’aider. Son torse se trouva alors
pressé contre ses seins. Lorsque la ceinture fut bouclée, ils restèrent tous deux immobiles. Leila
retenait son souffle. Le désir palpitait entre eux, tangible, incandescent…
Raffa finit par se redresser et chaussa ses lunettes noires sans dire un mot. Puis il mit le contact.
Tremblante, le corps en feu, Leila lui adressa un regard en biais. Ses pensées lui échappèrent alors et
elle le revit nu. Le mot « étalon » lui traversa l’esprit. Rafael Leon était un animal superbe à monter,
dompter, chevaucher… Au lieu d’être choquée par les fantasmes qui fleurissaient en elle, Leila était
traversée par une excitation insensée. Si le désir sexuel constituait le fondement de l’attirance qu’elle
ressentait pour cet homme, pourquoi ne pas oublier ses principes le temps d’une journée et assouvir
ce désir avant de rentrer à Skavanga ?
Mais il ne s’agissait pas seulement de sexe : elle souhaitait rester avec Raffa pour profiter de sa
présence, de sa compagnie, et découvrir enfin le secret auquel sa grand-mère avait fait allusion…
* * *
Raffa poussa le moteur à fond. Le fait que Leila porte son enfant renforçait encore l’attirance qu’il
ressentait pour elle. Et il ne pourrait plus y résister bien longtemps, d’autant que la jeune femme
partageait son désir, il le percevait dans le moindre de ses gestes, le moindre de ses petits soupirs —
qu’elle croyait sans doute imperceptibles…
Jamais il n’aurait pu imaginer que cette grossesse provoque un tel chamboulement en lui : il se sentait
protecteur, possessif, mais d’une façon positive qui lui donnait envie de combler Leila ; et de
l’entendre crier de plaisir, encore et encore !
— Pourquoi souris-tu ? demanda-t-elle.
— Moi ? Je souris ?
Raffa se rappelait la manière dont elle lui avait tenu tête, l’avait défié, même. Il ne se souvenait pas
que quiconque ait osé le faire avant elle. Leila avait raison en disant que sa grand-mère l’avait
ménagé. Mais celle-ci n’était pas la seule à prendre des gants avec lui : dès qu’il s’agissait de son
passé, personne n’osait l’interroger. Sauf Leila. Or, au lieu d’en être choqué ou irrité, il se retrouvait
encore plus attiré par elle.
Il était heureux de lui avoir fait rencontrer sa grand-mère. Il ne s’était pas trompé : elles s’étaient
entendues à merveille. Et maintenant qu’il avait Abuelita de son côté, Raffa ne voyait plus ce qui
pourrait l’empêcher de persuader Leila de s’installer sur l’île. Non seulement il avait déjà pris des
rendez-vous médicaux pour elle, mais tout le personnel du château était au courant et prêt à veiller à
son confort.
Soudain, n’y tenant plus, il se gara sur le bas-côté de la route.
— Tu t’arrêtes ? fit Leila en fronçant les sourcils.
— Oui. Il y a des choses qui ne peuvent attendre.
— Quoi, par exemple ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle ne put s’empêcher de trembler.
— Admirer la vue ?
Celle-ci était spectaculaire, en effet, mais tous deux savaient que ce n’était pas ce qu’il avait en tête.
— Pas ici…, protesta-t-elle au moment où il détachait sa ceinture de sécurité. Et si quelqu’un passait ?
— Tu ne refuses pas vraiment, si je comprends bien… Tu en as envie autant que moi, Leila.
— Comment sais-tu que j’en ai envie ?
— Tes yeux prennent des reflets nocturnes. Tes lèvres frémissent. Tes mamelons…
— Tais-toi, murmura-t-elle. Méchant garçon !
— Tu me préférerais autrement ?
Raffa lut la réponse dans le regard de sa belle compagne. Et quand il tendit la main pour caresser
doucement son ventre encore plat, cette dernière laissa échapper un halètement.
— Alors, laisse-moi réparer mes torts, chuchota-t-il en la prenant dans ses bras.
Sous sa robe, elle ne portait qu’un minuscule string. Pas de soutien-gorge. Elle n’en avait pas besoin :
ses seins étaient magnifiques, pleins et fermes, aux pointes gonflées et dressées fièrement sous la fine
étoffe de sa robe à fleurs.
— Qu’est-ce que tu fais ? chuchota-t-elle.
— Je goûte, dit-il d’une voix rauque en léchant les mamelons durcis.
Quand il se mit à lui caresser l’intérieur des cuisses, Leila ferma les yeux en poussant une plainte.
— C’est bon ? demanda-t-il en glissant un doigt sous le string.
Elle creusa les reins pour mieux s’offrir à sa caresse.
— Je ne suis pas sûre de pouvoir tenir longtemps. Le fait d’être enceinte me rend…
— Affamée de sexe ?
— Comment le sais-tu ?
— Je sais tout de toi, Leila Skavanga, répondit-il en riant doucement. Et cela faisait vraiment trop
longtemps.
Après avoir fait descendre le string sur les jambes de Leila, Raffa se laissa glisser sur le plancher du
véhicule et s’agenouilla comme il put devant elle.
— Passe tes jambes par-dessus mes épaules et pose tes pieds sur le tableau de bord.
— Tu crois ? haleta-t-elle, les yeux brillant d’excitation.
— J’en suis sûr.
— Qu’est-ce que je dirai si quelqu’un passe ?
Tout en libérant son membre durci, Raffa sourit.
— Que tu as eu une crampe et que je fais de mon mieux pour te soulager.
— Oui… Oui…, murmura-t-elle quand il se mit à lécher son clitoris du bout de la langue. C’est si
bon… Raffa…
Il poursuivit sa caresse, arrachant de petits cris à Leila.
— Prends-moi ! le pressa-t-elle soudain. Maintenant…
— Tu es trop pressée, petite coquine. Un peu de patience…
— Pourquoi attendre ? demanda-t-elle en soulevant les hanches.
Il redressa alors la tête et plaça son érection à l’orée du sexe de sa compagne. Il eut beau serrer les
mâchoires, il ne put retenir la longue plainte qui franchit ses lèvres. Leila était si étroite, si brûlante et
moite ! Elle s’accordait si bien avec lui. En outre, cette position était vraiment excitante.
Il instaura un lent va-et-vient qui leur arracha à tous deux des gémissements entrecoupés de
halètements.
Il ne fallut que quelques instants pour qu’ils s’envolent dans la jouissance. Ensemble.
— Encore, murmura-t-elle en serrant ses muscles intimes pour le garder en elle.
Leila avait dit vrai : elle était folle de sexe ! Mais lui aussi, avec elle. Dès la première fois, une
alchimie unique était née entre eux, qui, au lieu de diminuer avec le temps, n’avait fait que s’accroître.
— Tu aimes ça ? murmura-t-il contre sa gorge.
— Non, j’adore ça…
A cet instant, Raffa entendit au loin un bruit de moteur, qui se rapprochait progressivement. Après
s’être redressé et rajusté à la hâte, il chercha le string de Leila. Il regarda sur le plancher, sous les
sièges : aucune trace de la dentelle fuchsia…
— Il a dû se volatiliser dans la chaleur qui a brûlé entre nous ! dit-elle en riant sous cape.
Leurs ceintures de sécurité bouclées, ils restèrent immobiles sur leur siège, le dos droit et l’air
respectable, tandis qu’un bus passait à côté d’eux.
— Ils ont dû se douter de quelque chose, non ? s’exclama Leila en brandissant son string, qui était
simplement posé sur le tableau de bord. Notre secret est éventé, je crois.
— En effet, acquiesça Raffa en riant.
Il se pencha pour lui déposer un doux baiser sur les lèvres. Si Leila acceptait de rester sur son île, d’y
vivre avec lui et leur enfant, leur union pourrait peut-être fonctionner…
— Tu obtiens toujours ce que tu désires ? susurra-t-elle contre sa bouche, comme si elle avait deviné
ses pensées.
— Toujours !
— Eh bien, ça va changer, Raffa Leon. Parce que tu vas devoir t’habituer à m’entendre te dire « non ».
Et je suis parfois très têtue. Si tu ne me crois pas, demande à mes sœurs.
Nullement impressionné par cet avertissement, il détacha sa ceinture, puis celle de Leila, avant de
soulever sa maîtresse dans ses bras pour l’installer sur ses genoux.
— Vas-y : dis-moi « non », la défia-t-il en la regardant dans les yeux.
10.

Raffa avait dû se rendre à Londres pour participer à une réunion internationale. Son absence n’avait
duré que vingt-quatre heures, pendant lesquelles, découvrit-il à son retour, Leila s’était présentée à
chaque membre du personnel, avait programmé une série de stages dans les différentes succursales
afin de mieux comprendre le commerce de détail de diamants, et pris rendez-vous avec son médecin
personnel, à Skavanga.
— Tu iras consulter mon médecin, Leila.
— Tu ne me fais pas confiance ? répliqua-t-elle sans même lever les yeux de l’article spécialisé
qu’elle lisait.
— J’ai demandé à l’obstétricien le plus réputé de suivre ta grossesse. Tu ne vas quand même pas
refuser de le voir ?
Cette fois, elle redressa la tête et le regarda par-dessus les adorables petites lunettes qu’elle portait
pour lire.
— Et moi, j’ai pris rendez-vous avec notre médecin de famille, une femme qui me connaît depuis
toujours. Je n’ai pas besoin d’une célébrité. Mettre un enfant au monde est un processus naturel. Je
suis enceinte, pas malade.
— Tu feras ce que je te dis de faire.
— Vraiment ? répliqua-t-elle d’une voix douce.
Elle se leva de sa chaise et se planta devant lui en redressant les épaules.
— Il va falloir que tu comprennes qu’il s’agit de mon corps, de mon enfant. Et que c’est à moi d’en
décider.
— Il s’agit de notre enfant, corrigea-t-il. Et je ne prendrai aucun risque, ni pour toi ni pour lui.
Devant le regard acéré qu’elle lui lança, Raffa jugea plus prudent de faire marche arrière. Du moins
pour l’instant. Les changements hormonaux battaient leur plein, transformant Leila en un volcan prêt
à exploser.
— Tu vas devenir père.
En effet. Il allait devenir père… Il s’efforça d’éprouver un peu d’enthousiasme à cette perspective,
mais ne ressentit que l’anxiété habituelle. Il en oublia d’un coup la résolution de prudence qu’il venait
de prendre.
— Tu n’accoucheras pas à Skavanga. Tu resteras ici, sur mon île, afin que je puisse veiller sur toi.
— Je n’ai jamais envisagé de mettre notre enfant au monde ailleurs qu’à Skavanga ! protesta-t-elle en
fronçant les sourcils. Je ne comprends pas pourquoi tu en fais un drame. Nous avons un hôpital
ultramoderne avec une maternité réputée et d’excellents spécialistes, que je connais presque tous.
— Je ne conteste pas leur valeur, mais j’ai pris contact avec le meilleur spécialiste.
— Ah, j’oubliais, répliqua-t-elle d’un ton moqueur, avec de l’argent, on peut tout acheter, y compris
un accouchement garanti sans problème !
Raffa se détourna pour dissimuler l’expression qui devait altérer ses traits.
— Grâce à mon argent, je peux t’offrir les meilleures conditions pour vivre ta grossesse et
accoucher, dit-il lentement. Et oui, c’est vrai, il me permet de me procurer ce qu’il y a de mieux.
— Mais tu ne peux pas m’acheter, Raffa. Tu penses vraiment qu’un excellent médecin, qui me connaît
depuis ma naissance, pourrait me faire du mal ?
— En tout cas, je n’en prendrai pas le risque, répliqua-t-il d’un ton ferme en se retournant vers elle.
— Je n’irai pas à Londres.
— Qui t’a parlé d’aller à Londres ?
— Personne, mais…
— Tu n’auras pas besoin de te déplacer. Le spécialiste et ses assistants viendront ici, au château. Tu
seras entourée de la sage-femme la plus dévouée, d’infirmières expérimentées et, après la naissance,
je ferai venir un pédiatre. Quant aux accessoires dont tu auras besoin, tu peux commander tout ce que
tu veux sur internet.
— Les accessoires…, fit-elle avec une petite moue ironique. A t’entendre, on croirait que notre bébé
va défiler sur un podium !
— Ne sois pas ridicule, Leila. D’autre part, j’ai pensé que la suite de la tour serait l’endroit idéal pour
y installer la chambre d’enfant. Tu pourras discuter de son aménagement avec mon architecte
d’intérieur et la faire décorer comme tu le voudras. Je te laisse carte blanche.
— Tout en me gardant prisonnière ! lança-t-elle d’un air scandalisé.
Raffa secoua vigoureusement la tête.
— Pas du tout ! Tu seras libre d’aller et venir à ta guise.
— Après la naissance du bébé.
— Oui. C’est évident, non ?
— Je veux rentrer à Skavanga, insista-t-elle, butée. Tu ne comptes quand même pas me retenir de
force sur ton île !
— Réfléchis avant de prendre une décision hâtive. Pense à ce que tu désires, puis à ce qui est le mieux
pour notre enfant.
— Ne prends pas ce ton paternaliste, répliqua-t-elle avec calme. Je n’ai pas besoin de réfléchir à ce
qui est bon pour mon enfant. Le mieux, pour tout le monde, c’est que je rentre à Skavanga.
— Je ne suis pas paternaliste ! J’essaie seulement de faire tout ce que je peux pour t’aider.
— Alors laisse-moi partir.
Sa voix avait résonné comme un chuchotement, mais dans ses yeux bleus brillait une détermination
inflexible.
— Accepte au moins d’attendre jusqu’à demain pour prendre ta décision.
— D’accord, abdiqua-t-elle sans grande conviction.
Raffa posa les mains sur ses hanches pour l’attirer contre lui.
— Qu’est-ce que tu fais ?
Pour toute réponse, il lui effleura les lèvres des siennes, puis approfondit son baiser. Aussitôt, Leila
fondit dans ses bras.
— Lâche-moi, dit-elle d’un ton faussement sévère. Tu ne m’auras pas comme ça !
— Tu crois ?
Il laissa glisser ses mains sur les fesses fermes et rondes, puis serra la jeune femme contre lui pour
lui faire percevoir son érection.
— Tu triches…
— Oui, c’est vrai.
— Tu devrais avoir honte !
— Et toi, tu devrais avoir honte d’être aussi désirable, Leila Skavanga, chuchota-t-il en la soulevant
dans ses bras. On reprend cette discussion demain matin ?
* * *
Allongée nue sur le lit de Raffa, Leila ferma les yeux pour mieux savourer les effluves musqués et
virils qui lui titillaient les narines.
— Si tu crois que ce qui vient de se passer va me faire changer d’avis, susurra-t-elle quand il lui frôla
la bouche de ses lèvres. Je rentrerai à Skavanga dès que nous aurons terminé nos… petites affaires.
Raffa éclata de rire.
— Je ne te demande pas ce que tu entends par nos petites affaires !
Lentement, il laissa glisser les lèvres sur sa gorge, entre ses seins, sur son ventre…
— Ta peau a changé de goût. J’en suis sûr, à présent.
— Il est meilleur ?
— Différent. Plus suave, plus riche.
— Comme de la crème fraîche ? ironisa-t-elle.
— Comme la peau d’une femme enceinte…
Faire l’amour avec Raffa était différent aussi. Il la caressait avec une sorte de ferveur respectueuse, et
il y avait une nouvelle intensité dans son regard quand il la contemplait, ainsi que dans la façon dont
ses doigts exploraient son corps.
Un frisson la parcourut. Leur relation franchissait un seuil dangereux, qui pourrait bien lui donner
envie de rester avec Raffa pour toujours, et pas seulement jusqu’à la naissance du bébé…
* * *
Jamais Raffa n’avait ressenti de sensations aussi exquises. Il avait fait l’amour à Leila avec un
mélange de dévotion et de tendresse passionnée. Et maintenant, après un orgasme puissant, ils se
détendaient complètement, ensemble. Jamais il ne s’était senti aussi proche d’elle. Ils avaient fait
l’amour de nombreuses fois, mais jamais dans cette fusion totale.
Comment résister à cette femme ? Il ne se lasserait jamais de la voir sombrer dans l’extase. Son
abandon prouvait qu’elle avait confiance en lui, et cette certitude lui causait une joie inconnue, d’une
profondeur infinie.
Il ferait tout pour qu’elle vive sa grossesse et son accouchement sans difficulté. Mais il ne céderait
pas : Leila resterait sur l’île. Il ne prendrait aucun risque.
Les jours suivants, ils se montrèrent aussi insatiables l’un que l’autre. En plus de leurs nuits brûlantes,
ils firent l’amour partout : sous la douche, sur le sofa, assis dans le fauteuil tandis que Leila le
chevauchait avec fougue, la tête rejetée en arrière et poussant des cris qui lui firent perdre tout
contrôle.
Raffa prit aussi Leila dans la salle des coffres-forts, où, après l’avoir dévêtue, il l’avait assise sur la
table, avec pour toute parure un diadème de diamants. « Tu dois rester immobile, avait-il murmuré en
s’agenouillant devant elle avant d’approcher sa bouche de son sexe. Si le diadème tombe, je
m’arrête. » Quelques instants plus tard, après s’être envolée dans un orgasme sublime, Leila l’avait
remercié d’avoir triché et rattrapé le diadème avant qu’il ne tombe…
— A ton service, avait-il répliqué en rangeant le précieux joyau dans son écrin. Aussi longtemps que
tu le voudras.
— Cette salle, c’est un peu ton terrain de jeu, hein ? avait-elle alors demandé d’un air taquin.
— Oui, mais tu es la première à l’avoir partagé. Et la dernière.
— Ravie de l’apprendre, avait-elle murmuré en souriant d’un air heureux.
Toujours nue, elle s’était penchée au-dessus d’une vitrine :
— Voyons un peu ce que nous avons ici…
— Des diamants colorés, parmi les plus rares au monde.
Raffa s’était arrêté derrière elle et lui avait caressé les seins.
— Quelles merveilles, ces pierres !
— Elles ont le même bleu que tes yeux, et le même rose que ces délicieux mamelons gorgés de
plaisir.
Elle s’était mise à haleter.
— Penche-toi encore un peu, mon ange, tu les verras mieux !
— Oui…
Elle s’était alors haussée sur la pointe des pieds et avait creusé les reins pour mieux s’offrir à son
membre excité. Oubliant les diamants, Raffa avait alors pris ses fesses à pleines mains et enfoui son
érection dans le sexe de sa maîtresse offerte à lui.
— Eh bien, qu’as-tu pensé de cette visite ? avait-il demandé tandis qu’ils se dirigeaient vers la
Maserati, main dans la main.
— Très excitante !
— Un jour, la mine de Skavanga produira des diamants aussi beaux que ceux que je viens de te
montrer.
— A ce moment-là, il faudra que je veille à ce que les vitrines soient bien fixées au sol, avait-elle
plaisanté.
— Il vaudrait mieux, en effet !
— Est-ce que je pourrai exposer quelques-uns des trésors que je viens de voir ?
— Tu parles toujours des diamants ?
— Bien sûr. Pas question de te partager avec quiconque !
Pas une seule fois ils n’avaient reparlé du lieu où Leila vivrait sa grossesse et accoucherait.
Néanmoins, Raffa était certain qu’elle avait fini par se ranger à son avis. Il le sentait à la façon dont
elle laissait reposer sa tête dans le creux de son épaule, dont elle lui passait le bras autour de la taille
en marchant. Il n’en retirait aucun sentiment de triomphe. Seulement un immense soulagement.
* * *
Raffa monta avertir Leila que le dîner était servi. Lorsqu’il poussa la porte, le sang se glaça dans ses
veines.
Elle faisait ses bagages…
— Qu’est-ce que tu fabriques, bon sang ?
— Ta grand-mère m’a appelée pour me dire qu’elle prenait le jet demain, commença Leila d’un ton
joyeux en pliant une robe avec soin. Elle va à Londres et m’a demandé si je voulais l’accompagner.
— Elle a fait cela ? demanda-t-il en plissant le front, méfiant.
— Oui. Elle ne t’en a pas parlé ?
Cela ressemblait bien à Abuelita de partir en voyage sur un coup de tête, mais pourquoi avait-elle
proposé à Leila de l’emmener ? Et pourquoi diable celle-ci avait-elle accepté ? Pourquoi s’en allait-
elle ?
— Et tu comptais me mettre au courant quand, au juste ? demanda-t-il durement. Après être arrivée à
Skavanga ?
— Ne m’en veux pas, Raffa. Nous savions tous les deux que je ne pouvais pas rester ici toute ma vie.
— Non, je l’ignorais. Tu me l’apprends.
— Ce n’est pas vrai, répliqua-t-elle d’une voix ferme. J’ai toujours dit que je retournerais à Skavanga
pour mettre le bébé au monde. Je ne t’ai jamais menti. Je te l’ai même répété à plusieurs reprises.
En effet… Mais il imaginait depuis quelques jours que Leila avait changé d’avis.
— Je dois rentrer avant que ma grossesse ne soit trop avancée. Pour pouvoir commencer à organiser
l’exposition.
— L’exposition ? s’exclama-t-il, incrédule. Tu ne peux pas déléguer ces préparatifs à quelqu’un
d’autre ?
— Non. Tu sais à quel point je suis impliquée dans mon travail. Et je pensais que tu serais heureux
que je souhaite concrétiser ce projet.
— Sans prendre la peine de me prévenir que tu t’en allais, grimaça-t-il, amer.
— Je savais que tu étais très occupé aujourd’hui. Je te l’aurais dit ce soir.
— Au lit ?
— Tu es injuste, Raffa. Je comptais te le dire dès que je te verrais. J’ai su à la dernière minute que ta
grand-mère allait à Londres. Et, de là-bas, c’est facile de trouver une correspondance pour Skavanga.
Raffa était transporté au-delà de la colère, au-delà des mots. Après avoir secoué la tête dans l’espoir
de contrôler le tumulte qui rugissait en lui, il dit lentement :
— Maintenant que tu as obtenu ce que tu désirais de moi, tu t’en vas…
— Non ! s’écria-t-elle, le visage blanc comme un linge. Il n’y a jamais eu ce genre de soupçon entre
nous. Je t’en supplie, sois raisonnable.
— Raisonnable ? répéta-t-il méchamment. Tu ne partiras pas d’ici, Leila.
— Ne sois pas ridicule ! A moins de m’enfermer à clé, tu ne peux pas m’empêcher de m’en aller. Il
est temps que je rentre chez moi. Et puisque tu ne comptes pas me parler du secret qui te hante, nous
ne pouvons pas aller plus loin. Moi je t’ai tout dit.
Elle s’interrompit un instant et le regarda d’un air triste et déçu.
— Tu veux tout contrôler sans m’expliquer pourquoi tu y tiens autant. Si je ne parviens pas à te
comprendre, comment veux-tu que nous arrivions à vivre ensemble ? Mais je ne serais pas partie sans
te parler. Je comptais te remercier et…
— … et je suis sans doute censé t’en être reconnaissant ? coupa-t-il en s’appuyant le dos à la porte.
Cependant, Leila avait dit vrai : il ne pouvait s’ouvrir à quiconque, pas même à elle. En dépit de cela,
il avait été persuadé qu’elle resterait.
— Raffa, s’il te plaît, dit-elle en fermant sa valise. Tout est organisé, j’ai réservé mon billet. Et puis,
ce n’est pas comme si je disparaissais : tu sais où je vais. Tu pourras venir me voir aussi souvent que
tu le souhaiteras.
Il serra les poings. Ainsi, maintenant, c’était elle qui décidait de tout ?
— Dios ! Tu portes mon enfant, tu ne peux pas t’en aller comme ça !
— Envisageais-tu de me garder prisonnière au château jusqu’à mon accouchement ?
Dans le silence qui s’installa entre eux, elle rit soudain, d’un rire amer et incrédule.
— Tu en avais l’intention…
— Je voulais seulement que tu sois en sécurité.
— Tu recommences ! Je ne comprends pas ton obsession. Je serai tout aussi en sécurité à Skavanga.
Et tu ne peux pas gérer ma grossesse et la naissance du bébé comme tu gères tes affaires.
Il prit une grande inspiration. Evidemment, Leila ne pouvait pas comprendre la terreur qui le
dévorait…
— Je m’en vais, reprit-elle d’une voix ferme. Mais tu possèdes un jet, non ? Et Skavanga n’est qu’à
quelques heures de vol d’ici.
— Et je suis censé te croire quand tu affirmes que ma grand-mère t’a appelée juste comme ça, par
hasard ? Que tu n’y étais pour rien ?
— Absolument.
En fait, Abuelita avait probablement pris rendez-vous chez son propre médecin londonien et avait tout
à coup pensé à Leila, pour ne pas faire le voyage seule. Brusquement, l’avenir lui parut froid et
lugubre. Leila et lui vivraient loin l’un de l’autre, se croisant seulement à la fin d’un week-end ou au
début des vacances. Cette perspective lui souleva le cœur. Ils se passeraient leur enfant comme un
paquet…
Les yeux de Leila brillaient de larmes contenues, comme si elle attendait qu’il tente de la retenir. Or il
avait basé sa vie sur l’objectivité, pas sur l’émotion, et il ne pouvait lui fournir les explications
qu’elle aurait aimé entendre.
— Tu as toujours su qu’un jour nous reprendrions notre vie chacun de notre côté, dit-elle d’une voix
sourde. Et puis j’ai déjà pris rendez-vous à Skavanga pour ma première échographie. Je t’enverrai un
cliché par e-mail.
— Non.
A quoi bon ? Il s’en moquait, d’une image ! De toute façon, Leila méritait un homme qui lui apporte
sécurité et stabilité, mais qui soit également capable de sentiments. Ce qui ne serait jamais son cas.
Raffa sentit une couche de glace envelopper son cœur, anesthésiant toute souffrance. Même en laissant
partir Leila, il pourrait toujours contrôler la situation à distance, se rassura-t-il.
— Bon voyage, dit-il d’une voix neutre. Comme tu l’as si bien dit tout à l’heure, je possède un jet et
Skavanga n’est qu’à quelques heures de vol, n’est-ce pas ?

11.

Leila tint bon jusqu’à ce que Raffa ait quitté la pièce, puis elle s’effondra. Jamais elle n’aurait
soupçonné que tenir bon ainsi pouvait demander un tel courage, une telle énergie. Britt ressentait-elle
la même chose après des heures de négociation avec des hommes d’affaires ? Eva sentait-elle de la
glace couler dans ses veines lorsqu’elle faisait preuve d’une détermination d’acier ?
L’espace d’un instant, elle fut tentée de baisser les bras et de se réfugier dans sa docilité d’autrefois.
Mais le sort de son enfant dépendait de sa force, de son courage. Il n’y aurait jamais de bon moment
pour quitter Raffa. Et depuis son arrivée sur l’île, elle avait mûri ; elle s’était découvert des
ressources insoupçonnées, qui avaient peut-être toujours existé au plus profond de son être, en
sourdine.
Raffa avait contacté le plus grand spécialiste parce qu’il voulait contrôler toutes les étapes de sa
grossesse jusqu’à l’accouchement. Il avait tout organisé pour elle. De son côté, Leila l’aimait,
totalement, mais sans aucun espoir d’être aimée en retour. Rafael Leon était même peut-être incapable
de ressentir de l’amour, comme l’avait démontré son attitude lorsqu’elle lui avait proposé de lui
envoyer un cliché de sa première échographie.
Le cœur en lambeaux, Leila se souvint qu’elle ne pouvait se permettre d’accès de faiblesse. Elle devait
rester forte pour son enfant, affronter la vérité, aussi brutale soit-elle.
« Sois courageuse, dans tout ce que tu entreprendras. »
Leila fondit de nouveau en larmes. Sa mère lui manquait tellement, surtout en ce moment cruel…
Toutefois, en dépit de la souffrance qui la ravageait, elle n’oublierait pas ses conseils. Aussi allait-elle
retourner à Skavanga et organiser une exposition dont on parlerait dans le monde entier. Avant de
partir, elle laisserait un mot à Raffa pour lui dire qu’il était libre mais qu’elle s’engageait à ne jamais
l’empêcher de participer à la vie de leur enfant. Et pour affirmer de nouveau sa détermination à le
mettre au monde à Skavanga, où il grandirait en se passant fort bien des soins d’une armée de
personnel hautement qualifié.
* * *
— Tu peux me dire ce que tu mijotes, grand-mère ?
— Bonjour, Rafael, répondit la vieille dame au bout du fil. Que me vaut l’honneur d’être appelée
« grand-mère » ?
— Ce n’est pas le moment de plaisanter. Comment as-tu pu me faire une chose pareille ?
Après un silence, elle répondit lentement :
— En emmenant Leila avec moi, je te sauve peut-être de toi-même.
A ces mots, Raffa éclata d’un rire amer.
— Dis plutôt que tu me détruis, ce serait plus proche de la vérité ! Ne te rends-tu pas compte de ce que
cela représente pour moi de la garder ici afin de pouvoir veiller sur elle ?
— Et toi, ne te rends-tu pas compte de l’amour que j’ai pour toi, mon petit ?
A son tour, il resta silencieux quelques instants.
— Tu sais très bien que si, reconnut-il enfin.
— Alors, fais-moi confiance. Je sais ce que je fais.
— Je l’espère, dit-il en s’efforçant de garder son calme.
Il aimait bien trop sa grand-mère pour lui manquer de respect.
— Tu ne peux pas tout contrôler, Rafael. Même si tu es persuadé du contraire.
— Je peux quand même essayer.
— En tout cas, tu ne peux pas forcer Leila à t’obéir. Elle a du caractère, cette petite !
— Ce n’est pas la peine de t’en réjouir.
— Quand on met un oiseau sauvage en cage, Rafael, il meurt.
— Et si on lui rend la liberté ?
— Le temps démontrera si j’ai raison ou tort, affirma tranquillement sa grand-mère. Eh bien, tu ne
me souhaites pas bon voyage ?
Raffa resserra les doigts autour de son téléphone.
— Bon voyage, Abuelita. Et reviens vite.
* * *
— Il n’y a pas de honte à avoir un peu peur au moment du décollage.
En disant ces mots, la grand-mère de Raffa tendait à Leila un étui de mouchoirs en papier. En réalité,
sa seule crainte était de perdre Raffa, mais elle fut reconnaissante à la vieille dame de son attention.
— Ça va mieux ? demanda celle-ci une fois la trajectoire du jet stabilisée à l’horizontale.
Leila se tourna vers elle en hochant la tête.
— Oui, beaucoup mieux, merci.
— Nous sommes des résistantes, vous et moi. Rien ne nous abat bien longtemps. Et nous tirons des
leçons de ce qui nous arrive, pas vrai ?
Cette fois, Leila sourit franchement.
— Oui, vous avez raison. Promettez-moi que vous viendrez nous voir à Skavanga, quand le bébé sera
né.
— Essayez un peu de m’en empêcher ! répliqua la future arrière-grand-mère en plissant les yeux.
Mais moi aussi j’ai quelque chose à vous demander.
— De venir vous voir ?
— Exactement.
Le regard rivé au sien, la vieille dame lui tendit la main.
— Promis, acquiesça doucement Leila.
— Et maintenant je vais vous révéler certaines choses concernant Rafael qu’il ne vous dira jamais lui-
même. Je ne vous en ai pas parlé plus tôt parce que j’ai toujours respecté son silence. Mais je ne peux
pas continuer à le regarder détruire la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée sans rien faire. Au
cas où vous ne l’auriez pas compris, je précise que je fais allusion à vous et à votre bébé, Leila.
La grand-mère de Raffa ne faisait jamais rien par hasard, soupçonna Leila. D’où sa proposition de
l’accompagner…
— Rafael me rappelle tellement son grand-père ! Bien qu’il ait des raisons toutes personnelles d’être
comme il est, alors que mon mari n’en avait aucune.
— Cependant, vous l’aimiez ?
— Je l’adorais. Il était viril et déterminé, et cela me plaisait. Quand le jet a décollé, vous avez pleuré à
cause de Rafael, pas parce que vous aviez peur.
— J’étais très triste de quitter l’île, avoua Leila.
— Pas seulement. Je ne crois pas que vous ayez peur de quoi que ce soit, hormis de votre cœur. Vous
ne craignez pas de prendre l’avion, même si un accident d’hélicoptère a coûté la vie à vos parents.
— Non, en effet…
— Parce qu’il ne s’agissait pas entièrement d’un accident ? Les journalistes ont parlé de pilotage en
état d’ivresse.
Touchée par la franchise de l’aïeule, Leila succomba au désir de se délester du fardeau qui lui pesait
depuis tant d’années :
— Il y a une autre éventualité : que ma mère se soit emparée des commandes. Parce qu’elle n’en
pouvait plus.
— Et elle aurait ainsi causé leur mort à tous deux…
— Sa vie ne devait pas être gaie.
— Mais vous êtes différente, Leila. Vous ne vous laisseriez jamais dominer par personne. Et si je
vous dis que la mère de Rafael est morte en lui donnant le jour, vous comprendrez peut-être mieux
ses craintes.
Un frisson glacé parcourut Leila.
— Je l’ignorais complètement.
— Rafael ne vous l’aurait jamais dit, de crainte de vous effrayer. C’est pour cela que j’ai saisi
l’occasion d’être seule avec vous. Votre sécurité l’obsède, elle le rend fou, vous comprenez ? Alors il
est persuadé qu’il doit tout contrôler jusqu’à la naissance de son enfant.
* * *
Quand il découvrit l’enveloppe posée sur son oreiller, Raffa la saisit en serrant les mâchoires et
songea d’abord à la déchirer sans même l’ouvrir. Que pouvait lui écrire Leila qu’il ne sache déjà ?
S’appuyant le dos au mur, il sortit la feuille de papier et déchiffra la brève missive.
Dans un style poli et dépourvu de toute émotion, elle affirmait qu’il serait plus raisonnable qu’ils
restent amis. Et répétait qu’il pourrait voir leur enfant à sa guise, à condition que ces rencontres aient
lieu à Skavanga. Par ailleurs, elle ne désirait rien de lui, ni argent ni aide matérielle d’aucune sorte.
Leila terminait en le remerciant de son soutien et faisait part de son intention de reprendre ses études
afin d’obtenir un diplôme en gemmologie.
Incapable d’en supporter davantage, Raffa déchira la feuille de papier en morceaux, qu’il jeta dans la
corbeille avec rage. S’il n’y avait pas eu un enfant en jeu…
Il ne se plierait pas à ce diktat ridicule. Il veillerait au confort matériel de Leila ainsi qu’à celui de leur
bébé. Mais il ne se contenterait pas de signer des chèques : il contrôlerait la situation à distance. Bon
sang, elle n’aurait pas le dernier mot ! Oui, il était aussi obstiné qu’elle… Toutefois, s’il lui en voulait
terriblement de l’avoir quitté, Raffa aurait préféré mourir plutôt que de lui faire du mal ou de la
laisser prendre des risques.
* * *
Sa voisine avait fini par s’assoupir, abandonnant Leila à ses pensées agitées. Le fait que la mère de
Raffa soit morte en couches en révélait tellement sur lui. A présent, elle comprenait son désir forcené
de contrôle : il ne s’agissait pas de lui imposer sa domination comme elle l’avait supputé, mais
simplement de veiller sur elle pour que tout se passe bien lors de l’accouchement.
Et elle l’avait quitté, sans espoir de retour… Parce qu’elle avait pensé que c’était la meilleure
solution. Mais avait-elle vraiment essayé de le comprendre ?
— Avez-vous essayé ?
Leila sursauta en se rendant compte qu’elle avait dû parler à voix haute.
— Je crains de n’avoir songé qu’à moi, avoua-t-elle.
— C’est ce que je reproche à Rafael depuis des années. Si vous me le permettez, je vais vous donner
un conseil : il est temps que vous vous débarrassiez de vos œillères, vous et mon petit-fils.
* * *
Non seulement Leila avait l’impression de s’être absentée durant des mois, mais son univers avait
subi une transformation radicale. Et surtout, elle se fustigeait de s’être trompée sur toute la ligne à
propos de Raffa, et d’avoir pris la mauvaise décision.
La préparation de l’exposition se déroulait à merveille. Tout avançait même plus vite que prévu : sans
qu’elle n’ait jamais reçu aucune nouvelle de lui, Raffa avait tout mis en œuvre pour que son équipe et
elle bénéficient des meilleures conditions de travail. Pourquoi se serait-il manifesté puisqu’elle lui
avait clairement exprimé qu’elle se séparait de lui ?
Après sa première échographie, Leila estima néanmoins qu’elle devait prendre contact avec lui. Car
elle avait une drôle de nouvelle à lui annoncer…
Elle essaya tous les numéros de téléphone en sa possession, mais même sa grand-mère ne put lui dire
où était son petit-fils. Sharif et Roman auraient sans doute été les seuls à pouvoir la renseigner, mais
ils resteraient muets, comme d’habitude.
Quand elle se résolut à appeler Britt, celle-ci lui répondit en bâillant, comme si elle venait de se
réveiller.
— Je ne sais pas… Nous n’avons pas eu de nouvelles de Raffa, récemment. N’est-ce pas, Sharif ?
Entendant alors la voix de son beau-frère en arrière-plan, Leila comprit qu’ils devaient être au lit et
mit rapidement fin à la conversation. Inutile d’appeler Eva, qui saurait probablement encore moins où
était passé Raffa…
Tout va bien, merci, dit Leila pour elle-même. Nos jumeaux vont bien, Raffa.
* * *
Au diable le contrôle ! Au diable les protestations de Leila qui avait affirmé pouvoir se passer de lui !
Quant à l’insistance de ses sœurs à répéter que leur cadette avait besoin de liberté, Raffa en avait
soupé…
Il lui en avait laissé suffisamment, de liberté, et plus la date de la naissance se rapprochait, moins il
pouvait se contenter de veiller sur elle de loin. Car même si elle se faisait examiner régulièrement,
mangeait bien, travaillait de façon raisonnable et se reposait, il était hors de question qu’il la laisse
accoucher toute seule.
Après avoir reçu l’autorisation de décoller, il mit plein gaz, desserra les freins, et le jet se mit à
rouler sur la piste.

12.

Leila avait décidé de travailler jusqu’à la fermeture du musée pour Noël, mais d’aller auparavant se
reposer quelques jours dans le chalet familial. Où elle reviendrait début janvier, si elle n’avait pas
accouché d’ici là.
Tout était prêt : les cartes écrites, les cadeaux enveloppés de papier doré… Le feu crépitait dans l’âtre,
les bûches rougeoyaient. Par ailleurs, comme elle avait préparé des tourtes et des gâteaux pour les
offrir aux voisins, de délicieux arômes flottaient dans la maison.
Mais le plus agréable, et le plus urgent, ce serait d’achever l’aménagement de la chambre des enfants.
En effet, le médecin l’avait prévenue que, comme elle attendait des jumeaux, elle risquait d’accoucher
prématurément. Une seule chose manquait, songea Leila en s’asseyant avec précaution sur le tapis,
face à la cheminée. Ou plutôt un seul être : l’homme avec qui elle les avait conçus.
Pourquoi n’était-il pas là ? Et pourquoi n’avait-elle reçu aucune nouvelle de lui ?
Parce qu’elle l’avait quitté en affirmant qu’elle se débrouillerait toute seule, et que Raffa avait fini par
accepter ses conditions. Alors qu’à présent elle connaissait les raisons de sa détermination farouche à
vouloir veiller sur elle.
Son médecin l’avait informée que le praticien personnel de Raffa l’appelait régulièrement pour
prendre des nouvelles ; avant de la rassurer en précisant que le secret professionnel s’appliquait aussi
entre collègues. Cette femme qui la suivait depuis l’enfance avait même reçu un appel direct de Raffa,
qui n’avait cependant laissé aucun numéro où le joindre.
Leila repensa à cette fichue lettre. Pourquoi l’avait-elle rédigée, au fond ? Par loyauté envers Raffa ?
C’était plutôt que les hormones avaient obscurci son jugement… Où était-il ? Allait-il bien, au
moins ? Et comment allait-il passer Noël ? Pourquoi fallait-il que les deux hommes qui lui
importaient le plus disparaissent ainsi : d’abord Tyr, son frère, puis Raffa ?
Le front appuyé sur les genoux, Leila ferma les yeux en retenant ses larmes. Elle serait forte. Pour lui.
Et pour leurs bébés.
Elle redressa la tête et regarda les guirlandes dorées ornées de rubans rouges qui brillaient dans la
lumière projetée par les flammes. Raffa fêterait-il Noël dans un environnement aussi cosy, ou dans un
hôtel luxueux et impersonnel ?
Soudain, le calme qui régnait dans la maison lui parut insupportable. Se tournant vers le téléphone,
Leila se rappela qu’elle l’avait éteint. Choquées et inquiètes, ses sœurs l’inondaient d’e-mails, répétant
qu’aussi près de l’accouchement elle devait absolument rallumer son portable. Mais Leila ne
souhaitait parler avec personne. Sauf avec Raffa. Qui ne risquait pas de l’appeler…
Après s’être levée lentement à cause du volume impressionnant de son ventre, elle s’avança vers la
fenêtre et regarda les flocons cotonneux tomber derrière la vitre. Une brindille craqua dans la
cheminée. Que devait-elle faire ? Dîner, pour commencer. D’autant qu’il serait bientôt l’heure d’aller
au lit.
Raffa ne savait même pas qu’elle attendait des jumeaux.
Pourquoi personne ne pouvait-il lui dire où il se trouvait ? Devait-elle réessayer de le joindre sur ce
numéro que Britt lui avait indiqué ? Elle se tourna vers son téléphone posé sur la table basse en se
mordillant la lèvre. Si Raffa était occupé, il constaterait au moins qu’elle avait tenté de le joindre.
Après s’être emparée de son téléphone, Leila le contempla, ferma brièvement les yeux, puis appuya
sur le bouton d’allumage… Elle sursauta quand la sonnerie retentit aussitôt.
— Leila ? C’est toi ?
Raffa !
— Où étais-tu passée ?
— Euh… Je…
— C’est tout ce que tu trouves à répondre ?
Paralysée par la surprise, suffoquant de joie, elle ne pouvait prononcer un mot. Se forçant à respirer
calmement, elle écarta un instant l’appareil de son oreille, puis dit d’une voix posée :
— Bonjour, Raffa. Quelle surprise !
— Si tu prononces un seul mot de plus sur ce ton poli et distant, je… Pourquoi avais-tu éteint ton
portable, bon sang ?
— Euh… Je n’arrivais pas à dormir. Alors je l’ai éteint et ensuite j’ai oublié de le rallumer.
— Après avoir trouvé la trace de tous tes appels, je me suis fait un sang d’encre : je t’ai appelée sans
arrêt !
— Désolée.
Il avait essayé de l’appeler… Sans arrêt… Elle se promit que jamais plus elle n’éteindrait son
portable.
— J’ai joint ta sœur, qui m’a répété que tu avais besoin de liberté. A la façon dont elle me l’a dit, j’ai
eu l’impression que tu avais besoin de liberté par rapport à moi.
— Tu as eu Eva, c’est cela ? devina Leila.
— Oui. Dis-moi, c’est vrai ? Tu as besoin que je te laisse tranquille ? Parle-moi, Leila. J’ai besoin
d’entendre ta voix.
Seigneur, il avait besoin d’entendre sa voix… Ivre de joie, Leila faillit se pincer pour être sûre de ne
pas rêver.
— Ça va, maintenant. Je n’ai plus besoin de tant de distance, avoua-t-elle.
— Et tu vas bien ?
Oui, maintenant que la voix de Raffa coulait en elle comme du miel doux et chaud, elle allait
divinement bien.
— Plutôt bien, merci.
— Plutôt bien ! répéta-t-il en riant. Ton médecin n’a rien voulu me dire. Elle a seulement précisé que
je n’avais pas à m’inquiéter et que ta grossesse se déroulait normalement.
— C’est ça, le secret professionnel.
Dieu merci, il ne savait pas encore pour les jumeaux. Leila n’aurait pu supporter qu’il l’apprenne par
quelqu’un d’autre qu’elle-même. Et elle n’avait pas l’intention de le lui annoncer au téléphone.
— Où es-tu, en ce moment ?
— Derrière ta porte.
* * *
Le cœur de Leila manqua un battement. Avait-elle bien entendu ? Raffa était derrière la porte ?
— Leila ?
— Oui, excuse-moi, dit-elle en se ressaisissant.
— Et quand comptes-tu me laisser entrer ?
Emergeant de sa torpeur, elle s’avança vers la porte aussi rapidement que le lui permettait son état,
tout en donnant au passage un petit coup aux coussins et en ramassant un livre posé à côté du sofa.
A présent, seul un panneau de bois les séparait encore. Leila posa la main sur la poignée, inspira à
fond, la fit tourner et ouvrit grand la porte.
Raffa !
Superbe. Renversant. Sublime.
Quant à se jeter dans ses bras, avec son ventre…
Tant pis ! Levant les mains pour les refermer sur sa nuque, elle serra le bel Espagnol contre elle de
toutes ses forces en murmurant son prénom.
L’air était vif et glacé, la joue de Raffa rugueuse et froide, mais il sentait délicieusement bon, et il était
aussi solide, aussi merveilleux que dans son souvenir.
— C’est si bon de te revoir, chuchota-t-elle.
— Moi aussi je suis heureux de te revoir, répliqua-t-il d’une voix posée.
Laissant retomber les bras, Leila recula d’un pas, les joues en feu, se sentant un peu ridicule.
— Entre, je t’en prie. Ne reste pas dans le froid.
Après avoir refermé la porte derrière eux, Leila se retourna vers Raffa. Il portait une épaisse veste en
daim et un jean moulant qui rehaussaient encore sa sensualité virile. Elle l’aimait tant ! Et cela aussi
était ridicule, surtout que son amour ne reposait sur aucun espoir ni aucune réalité. Elle ne pouvait
pas s’en empêcher, voilà tout. Mais cet amour qui la dévorait, elle devrait le lui dissimuler.
— Très charmant, dit-il en regardant autour de lui.
Cette fois, Leila avait perçu de la chaleur dans sa voix. Elle s’en réjouit.
— Le chalet appartient à notre famille depuis plusieurs générations.
— Tu as beaucoup de chance. Et tu dois ressentir un lien très fort avec cet endroit.
— Oui, c’est vrai.
Dorénavant, elle ne regarderait plus jamais le chalet avec les mêmes yeux. Raffa ôta sa veste. Elle la
lui prit des mains, goûtant la chaleur qui y était restée, puis alla la suspendre à la patère de bois
patinée par les ans.
— Quand tu m’en parlais, je ne m’en faisais pas une idée très précise, reprit-il. Mais c’est vraiment un
lieu où l’on se sent bien. Et puis le paysage qui l’entoure : le lac, les arbres, les montagnes, la route
qui mène jusqu’ici… C’est magnifique.
Il haussa les épaules.
— Je comprends que tu n’aies pas envie de quitter Skavanga.
— J’aime beaucoup mon pays, mais ça fait du bien de s’en aller de temps en temps.
— Et d’aller sur mon île ?
— Ton île est magnifique aussi.
Le regard ambré de Raffa lui caressait le visage. Elle continuait à le dévorer des yeux. Ils avaient tant
de temps à rattraper, de choses à se raconter, à éclaircir…
— Assieds-toi, tu as l’air fatiguée.
Sans plus attendre, elle se laissa tomber sur une chaise. Elle se sentait soudain épuisée, en effet. Vidée.
A cause d’un excès d’émotions, se persuada-t-elle en voyant Raffa se diriger vers les vieilles photos
sépia accrochées au mur.
— Nous venions passer les vacances ici avec nos grands-parents, expliqua-t-elle tandis qu’il les
examinait l’une après l’autre. Ceux que tu vois là sont les premiers prospecteurs, les fondateurs de la
compagnie minière que tu as contribué à sauver. Mais, au fil des années, nous avons apporté des
améliorations au chalet.
— Tu veux dire qu’il y a l’eau courante, désormais ? fit-il en se retournant d’un air espiègle.
— Tu imagines Britt allant chercher de l’eau avec un seau ?
Ils éclatèrent de rire ensemble, ce qui rassura un peu Leila. Peut-être allaient-ils réussir à se parler…
Raffa s’avança vers la fenêtre.
— J’attends l’arrivée d’une camionnette : je ne voudrais pas faire attendre les livreurs par ce froid.
— Une camionnette ?
— Oui. Avec des provisions et quelques bricoles.
— Oh…
— Si tu n’en veux pas, je peux les renvoyer. Mais il y a des choses succulentes qui devraient te plaire.
En attendant, si on mangeait un petit morceau ?
— Tu as faim ? répliqua Leila en souriant.
— Je n’ai pas eu le temps de prendre quoi que ce soit. Aussitôt après avoir atterri, je suis monté en
voiture. La route est longue pour parvenir jusqu’ici. Mais je ne le regrette pas.
Quand il se tut, Leila resta silencieuse elle aussi, en proie à un mélange d’embarras et d’espoir
insensé. Peut-être que Raffa… Elle redressa les épaules en chassant la pensée absurde qui lui était
venue.
— Tu veux t’asseoir ? proposa-t-elle.
— Pourquoi ? Ça te dérange que je reste debout ? répliqua-t-il avec une lueur malicieuse au fond des
yeux.
Puis il croisa les bras et sourit, de ce sourire éblouissant qui la bouleversait complètement.
— C’est si bon de te revoir, reprit-il d’une voix douce.
— Tu avais disparu…
Raffa plissa le front d’un air faussement sévère.
— Pas de questions !
— Pas de questions concernant Tyr, je sais. Cela signifie-t-il que vous travailliez à quelque chose
ensemble ?
— Tyr te le dira quand il sera prêt à le faire. Alors c’est lui, le fondateur de la mine ? répliqua-t-il en
se retournant vers une photo encadrée de bois clair.
— Oui, c’est mon ancêtre. Le premier Skavanga.
— Tu ne lui ressembles pas du tout.
— J’ai fini par décider que la barbe ne m’allait pas.
Raffa sourit.
— Tu devrais exposer cette photo au musée.
— Je vous ai devancé, señor Leon : une copie est déjà accrochée dans le hall d’entrée.
— J’aurais dû m’en douter, señorita Skavanga.
Quand il baissa les yeux sur son ventre, Leila rougit.
— Où en es-tu de ta grossesse, à présent ?
Comme s’il ne le savait pas…
— Plus qu’un mois avant l’accouchement.
— Je croyais qu’il restait davantage…
— Tes calculs sont erronés.
— Ah bon ?
Après avoir pris une inspiration profonde, Leila se lança :
— Je porte des jumeaux.
— Des… jumeaux ? !
La voix de Raffa avait baissé d’une octave et, l’espace d’un instant, son visage devint livide.
— Deux bébés ?
— En général, c’est le cas avec des jumeaux, répondit Leila, avec le plus de désinvolture possible.
Lorsque Raffa redressa la tête, son visage s’illumina, avant de s’assombrir terriblement. Leila
comprit qu’il redoutait encore davantage un accouchement difficile.
— Ta grand-mère m’a expliqué pourquoi tu réagissais de façon… excessive, dit-elle à la hâte. Je t’en
prie, ne lui en veux pas : elle l’a fait uniquement par amour pour toi, et parce qu’elle sait que moi
aussi je t’aime.
C’était fait. Elle l’avait dit. Ses sentiments étaient exposés, à nu, et il pouvait les piétiner s’il le
souhaitait…
* * *
Le beau visage de Raffa demeura impassible. Pas étonnant puisqu’il avait dissimulé ses émotions
toute sa vie, et que Leila venait de rappeler un passé qu’il préférait oublier.
— Ta grand-mère m’a raconté que ta mère était morte en te mettant au monde, poursuivit-elle avec
précaution. Et que ton père, tes frères et tes sœurs ne manquaient jamais une occasion de te le
rappeler.
Elle tendit la main vers lui, puis la laissa retomber. Raffa n’était prêt à accepter aucun geste de
compassion. Il ne l’avait jamais été. C’était pour cela qu’il refoulait ses émotions et se fermait à celles
d’autrui — surtout, avait-elle deviné, quand cet autrui avait le pouvoir de l’atteindre.
— Des jumeaux…, murmura-t-il.
Son regard s’éclaircit enfin.
— C’est vrai ?
— Oui, c’est vrai, confirma-t-elle.
Il demeurait distant, mais elle lui laisserait le temps de s’habituer à cette idée. Tout le temps dont il
aurait besoin.
— La camionnette vient d’arriver, dit-il en tournant la tête vers la porte. Reste au chaud, je n’en ai pas
pour longtemps.
Après avoir traversé la pièce à grands pas, il enfila sa veste.
— Il y a aussi des choses pour le bébé…
Il s’interrompit en fronçant les sourcils, comme s’il allait devoir reconsidérer ses prévisions du tout
au tout.
— Pour les bébés, corrigea-t-il en s’avançant vers la porte. Ainsi qu’un peu de nourriture, comme je
te l’ai dit tout à l’heure.
— Très bien, on pourra pique-niquer.
— Oui, en bavardant comme de vieux amis.
Bien sûr, comme des amis… Tous les espoirs de Leila venaient d’être réduits en cendres. Comment
avait-elle pu espérer qu’il avait changé ? Qu’il sauterait de joie et oublierait ses craintes en apprenant
qu’elle portait deux bébés au lieu d’un ?
Elle sortit de ses pensées lorsque la porte se rouvrit sur Raffa, qui portait un énorme carton.
— Non, ne bouge pas, lança-t-il quand elle posa les mains sur les accoudoirs pour se lever. C’est
moins lourd que ça en a l’air.
Il avait posé le carton et était déjà ressorti. Il ne voulait pas qu’elle l’aide, d’aucune façon. Quittant
son fauteuil, Leila se dirigea vers la fenêtre et le vit discuter avec deux hommes. Après cette longue
séparation, elle aurait pu le regarder durant des heures sans se lasser, le cœur battant la chamade…
Elle se força à se secouer mentalement et sortit de la vaisselle du placard, puis de la salade et de la
soupe du réfrigérateur.
— Tu as du café ? demanda Raffa en réapparaissant.
— Oui. Tu veux que j’en fasse maintenant ?
— Laisse-moi m’en occuper, dit-il en lui prenant la bouilloire des mains.
Quand ses doigts effleurèrent les siens, Leila tressaillit violemment.
— J’ai quelque chose à te montrer, murmura-t-elle.
— Ah ?
Mais, tout à la préparation du café, Raffa ne prêtait pas vraiment attention à ses paroles.
— Oui.
— Très bien, laissa-t-il distraitement tomber.
Refoulant les larmes qui lui picotaient les yeux, Leila se rappela qu’il ne savait pas de quoi elle
parlait.
— Ça va ? demanda-t-il quand elle laissa échapper un petit halètement pour étouffer le sanglot qui
montait de sa gorge.
— Oui, oui…
— Bon. Je vais aller aider les hommes à finir de décharger : tu peux prendre le relais avec le café ?
— Bien sûr.
Non seulement Raffa avait fait livrer une quantité impressionnante de nourriture, mais un équipement
complet pour bébé : vêtements, jouets, poussette, couffin, berceau et parc. A chaque voyage, lui et les
deux hommes déposaient leurs fardeaux dans le petit hall, qui fut vite rempli. Ensuite, il donna un
généreux pourboire aux deux hommes, après leur avoir offert une tasse de café brûlant.
— Raffa, c’est trop ! Je ne peux pas te laisser…
— Me laisser faire quoi ? l’interrompit-il. Il y a là tout ce dont tu pourras avoir besoin…
— Je n’ai besoin de rien.
— Ah, non ! Tu ne vas pas recommencer, Leila !
Il survola les cartons du regard.
— D’autant que je vais devoir commander d’autres articles, vu que nous allons avoir des jumeaux.
Allez, ne dis pas non…
Elle se rendit compte qu’en réalité il ne l’écoutait pas. Et ils se retrouvaient de nouveau à se quereller,
cherchant chacun à l’emporter sur l’autre.
— Tu ne peux pas débarquer et vouloir tout contrôler. C’est chez moi, ici. Et il s’agit de ma
grossesse…
— Et de nos enfants, affirma-t-il en déplaçant un gros carton pour libérer de la place. Ne compte pas
sur moi pour me contenter de faire des apparitions épisodiques après leur naissance. Je participerai à
leur vie dès leur premier souffle, alors autant te faire à cette idée tout de suite. Je ne cherche pas à
rivaliser avec tes propres préparatifs, mais j’ai le droit d’être un peu excité aussi, non ?
Leila ouvrit de grands yeux. Excité ? Raffa ? Cela ne se voyait pas sur ses traits, en tout cas. Comme
d’habitude, il maîtrisait ses émotions.
— Bien sûr, que tu as le droit, concéda-t-elle. Et si tu voulais bien t’arrêter un instant de t’agiter, je
voudrais vraiment te montrer quelque chose.

13.

— De quoi s’agit-il ? demanda Raffa.


— Tu vas voir.
Le cœur serré, il regarda Leila traverser lentement la pièce pour se diriger vers un secrétaire ancien.
— Tu auras besoin d’une maison plus spacieuse, murmura-t-il tandis qu’elle ouvrait un tiroir. Et je
vais devoir commander…
— Je n’ai besoin de rien ! le coupa-t-elle en se retournant.
— Tu finiras bien par céder. Tu as besoin de tas de choses. Laisse-moi t’aider. Je suis moi aussi
responsable de ces bébés !
Elle haussa les épaules et resta immobile, les mains dans le dos.
— Quand j’ai constaté que personne ne pouvait me renseigner sur l’endroit où tu étais, j’ai paniqué,
avoua-t-elle. J’étais inquiète pour toi, Raffa. J’ai déjà perdu un frère, crois-tu sérieusement que je
pourrais supporter qu’il m’arrive la même chose avec toi ?
— Tu n’as perdu Tyr que de vue, et tu ne m’as pas perdu non plus. J’ai cherché à te joindre par
téléphone je ne sais combien de fois !
— Eva doit avoir ordonné à l’accueil du musée de ne pas me passer tes appels, répliqua-t-elle en
fronçant les sourcils. Elle fait ce genre de chose quand elle essaie de me protéger, sans se rendre
compte qu’elle empire la situation. Mais tu as raison : j’aurais dû persister dans mes tentatives pour te
joindre.
— Non. C’est autant ma faute. Bon, tu me montres ce que tu caches derrière ton dos ?
Elle lui tendit une enveloppe blanche.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il avec une appréhension subite.
— J’ai songé à te l’envoyer, avant de saisir que tu n’étais pas au château et que, si je l’adressais au
bureau, elle risquait de disparaître sous une pile de courrier. Alors je me suis ravisée : c’était trop
important. Tu ne l’ouvres pas ?
Les mains légèrement tremblantes, Raffa s’exécuta et sortit de l’enveloppe une petite photographie en
noir et blanc. Pétrifié, il découvrit le cliché de la dernière échographie : les jumeaux, deux petits êtres
dont l’un suçait son pouce…
— Nos enfants, dit Leila d’une voix douce.
Vague après vague, une émotion indescriptible se soulevait en Raffa. Les sentiments refoulés,
emprisonnés en lui se bousculaient, se rebellaient. Les larmes se pressaient sous ses paupières, lui qui
n’avait jamais pleuré de sa vie. Il ne pouvait pas parler. Ni même aligner deux pensées cohérentes.
Impossible de détacher les yeux de l’image qui le bouleversait au tréfonds de son être.
— Ne disparais plus jamais, Raffa. J’ai eu si peur pour toi.
Il leva les yeux vers Leila, le cliché dans la paume. Il le garderait toujours, ne s’en séparerait jamais.
— Raffa ?
Après avoir rangé la précieuse image dans l’enveloppe, il glissa celle-ci dans sa poche et
s’agenouilla devant la jeune femme.
— Je suis tellement désolé, murmura-t-il en lui prenant les mains. Je n’aurais jamais dû te quitter. Je
n’aurais jamais dû t’écouter et te laisser partir. Ni persister dans cette stupide certitude que mon cœur
s’était changé en pierre. Nous sommes beaucoup trop bornés, toi et moi.
Un sourire s’ébaucha sur la belle bouche de Leila.
— Oui, tu as raison : nous ne sommes plus seuls. Nous devons songer à ces deux petits, désormais.
Elle plissa le front avant d’ajouter :
— Mais ne me fais plus jamais ça. Ne disparais plus jamais !
Comment le pourrait-il ? Sa vie avait basculé complètement. Pour toujours.
Le visage de Leila s’illumina soudain.
— Tu te rends compte ? s’exclama-t-elle en lui caressant les cheveux. Deux bébés d’un coup ! Qui
aurait pu imaginer un tel miracle ?
— Moi. Parce que tu es la plus merveilleuse des femmes.
Après avoir refermé les mains sur ses hanches, Raffa appuya la joue contre son ventre. Et dès qu’il
sentit la vie bouger en elle, l’amour inonda son cœur. C’était ça, le miracle ! songea-t-il avec une joie
immense. Il avait envie de sourire, de rire. Car il participait à ce miracle. Grâce à leurs enfants, grâce
à Leila, il avait retrouvé la capacité de ressentir des émotions, après se l’être refusée durant des
années.
Il se redressa et attira Leila dans ses bras. Mais quand il l’embrassa, tendresse et amour se muèrent
bientôt en passion.
— Je ne te quitterai plus jamais, promit-il farouchement.
— Même si je te le demande ? murmura-t-elle contre ses lèvres.
— Même si tu me le demandes.
— Et quand tu devras te déplacer pour tes affaires ? répliqua-t-elle en haussant un sourcil malicieux.
— J’ai encore quelques rendez-vous avant Noël, mais ensuite je me consacre entièrement à toi et aux
enfants. Promis juré.
— C’est vrai ?
— Tu en doutes ?
Tant d’émotions bouillonnaient en Leila qu’elle se retrouva soudain incapable de prononcer un mot.
Mais quand elle hocha la tête, elle vit le reflet de son bonheur dans les yeux de Raffa.
— Je suis si heureux d’être ici, Leila. Avec toi. Enfin. Tu seras une maman fantastique.
Il referma les mains sur ses seins. Ce simple attouchement arracha une plainte à Leila.
— Mais dans l’immédiat, reprit-il, c’est la femme qui m’attire en toi…
— Comment peux-tu me désirer alors que je suis enceinte jusqu’aux yeux ?
— Je ne te désire pas, je brûle pour toi !
Quand Raffa reprit sa bouche, il sentit le frisson qui la traversait tout entière.
— Toujours folle de sexe ? murmura-t-il en écartant le visage.
— Quelle question ! Bien sûr !
Sans plus perdre de temps, il la souleva dans ses bras.
— Où est ta chambre ?
* * *
Raffa déposa son précieux chargement sur le lit recouvert d’un jeté en patchwork aux teintes chaudes.
Oui, la chambre de Leila était le lieu idéal pour célébrer leurs retrouvailles…
Dehors, la neige continuait de tomber. Recouvert de glace, le lac s’étendait devant les arbres en
manteau blanc. C’était le paradis, au-dehors comme au-dedans. Le havre où il aurait pu rester toute sa
vie.
— Fais attention ! s’exclama Leila au moment où il baissait la tête pour éviter une poutre. Le plafond
n’est pas assez haut pour toi.
— Cette chambre me convient parfaitement, dit-il en se débarrassant de ses boots.
Il s’allongea à côté d’elle et l’embrassa.
— Pourquoi souris-tu en m’embrassant ? s’enquit-elle d’une voix teintée d’inquiétude.
— Qu’est-ce qui te préoccupe ?
— La taille de mon ventre. Je ne sais pas si je peux encore…
— Ne t’en fais pas, nous allons nous débrouiller, l’interrompit-il en laissant glisser les lèvres sur sa
gorge.
Quand il lui lécha les seins à travers son T-shirt, puis les mordilla doucement, Leila se mit à haleter.
— Ils ont grossi aussi, murmura-t-elle.
— Ils sont épanouis, encore plus pleins qu’auparavant. Et très beaux. Chaque partie de toi…
— … est enceinte, acheva-t-elle à sa place.
— Ah ? Je ne l’avais pas remarqué, chuchota Raffa en poursuivant son chemin.
Soulevant son T-shirt, il posa les lèvres sur son ventre.
— Arrête ! Je suis affreuse…
— Une femme enceinte n’est jamais affreuse. Et toi, tu es particulièrement belle.
Quand il laissa descendre la bouche entre ses cuisses, elle posa une main sur sa tête pour l’arrêter.
Néanmoins, elle n’opposa aucune résistance lorsque Raffa passa outre.
— Tu ne peux quand même pas…
— Tu vas voir si je ne peux pas !
Leila haletait, gémissait, devenait folle tant la caresse de Raffa était délicieuse.
— Oh ! Oui… Oui… Non…
— Tu m’interdis de m’arrêter, c’est ça ? Mais je n’en ai pas l’intention.
— Maintenant ! Je n’en peux plus…, gémit-elle en lui pressant la tête contre son sexe.
— Jouis, mon ange. Laisse-toi aller, murmura-t-il en lui tenant fermement les hanches.
Sa langue redoubla d’ardeur tandis que Leila explosait sous sa bouche.
— C’était fabuleux, murmura-t-elle quelques instants plus tard.
— Tu en veux encore ?
— Oui. Encore et encore !
— Ça t’a manqué, on dirait…
— Pire que ça.
Raffa la fit se retourner et se plaça derrière elle.
— Nous allons remédier à ce petit problème…
Il lui souleva une jambe pour la reposer sur la sienne.
— Je ne sais pas si je pourrai résister longtemps, haleta-t-elle quand il glissa les doigts en elle.
— Ne t’en fais pas. Je…
Elle cria de plaisir avant même qu’il n’ait terminé sa phrase. Alors, doucement, lentement, Raffa la
pénétra. Cette position était fantastique : Leila avait remonté les genoux le plus possible pour faciliter
la pénétration, et elle était si prête à le recevoir !
— Si je te fais mal, dis-le-moi.
— Pas question que tu t’arrêtes.
Tout en caressant son clitoris, il instaura un lent va-et-vient, tandis que Leila bougeait ses hanches de
façon à guider ses coups de reins. Très vite, elle s’envola de nouveau dans l’extase.
— Oui, mon ange, murmura-t-il en sentant le plaisir de Leila se propager en lui.
En même temps, il intensifia la force et le rythme de ses poussées, tout en veillant à ne pas se montrer
trop brutal. Il tint le plus longtemps possible pour prolonger la jouissance de Leila, mais sombra à
son tour dans la volupté.
Ensuite, ils dormirent dans les bras l’un de l’autre. Ils se réveillèrent au milieu de la nuit et pique-
niquèrent devant le feu.
* * *
Etonné, émerveillé, Raffa passa les jours suivants comme dans un rêve. Sans complications. Sans
songer au futur. Ils étaient ensemble et cela seul comptait. Ils apprenaient à se connaître et le sexe les
rapprochait encore — alors que sur l’île, faire l’amour n’avait représenté qu’un but en soi.
Parfois, ils se baladaient nus dans le chalet. Et quand Leila s’affairait devant la cuisinière, il s’arrêtait
derrière elle et posait les mains sur son ventre en l’embrassant dans le cou.
Sa sérénité l’apaisait, le guérissait de ses anciennes blessures. Quand le repas était prêt, Raffa
emportait tout dans la chambre sous le toit. Il arrivait qu’ils fassent l’amour en oubliant de manger…
Jamais il n’avait été aussi heureux de sa vie, ni aussi détendu. Désormais, il ne pouvait envisager de
vivre sans Leila. Mais cette parenthèse idyllique se terminerait un jour. Ils le savaient tous les deux. Il
devait honorer ses rendez-vous et Leila tenait à retourner travailler quelques jours avant de revenir
passer Noël au chalet.
Un matin, Raffa la déposa devant le musée.
— Nous nous reverrons dès mon retour de New York, promit-il, un sourire confiant aux lèvres.
— J’y compte bien, répliqua-t-elle en se haussant sur la pointe des pieds pour l’embrasser.
Au cours de cette semaine passée ensemble, ils avaient atteint un nouvel équilibre, songea Raffa en
roulant vers l’aéroport. Ils avaient à présent entièrement confiance l’un dans l’autre, aussi pouvaient-
ils se séparer quelques jours sans problème.
Pourtant, lorsqu’il se réveilla quelques jours plus tard dans une chambre d’hôtel anonyme, à des
milliers de kilomètres de Leila, et qu’il s’aperçut qu’il neigeait au-dehors, un violent désir l’étreignit.
Celui de se retrouver dans un petit chalet de bois, près d’un lac glacé au bord duquel se dressaient de
grands arbres majestueux couverts de neige, auprès de la femme merveilleuse qui représentait tout
pour lui… Il ne pouvait supporter de rester loin d’elle un instant de plus. D’autant que Leila était peut-
être sur le point d’accoucher.
L’absurdité de la situation l’atteignit en plein cœur. Alors, il se leva d’un bond et se précipita vers la
salle de bains. Une demi-heure plus tard, il sortait de l’hôtel et grimpait dans la limousine qui
l’attendait au bas des marches.
Le shopping n’avait jamais été son truc. Mais cette fois, c’était différent. Son bonheur devait être
contagieux car vendeurs et vendeuses le conduisirent à acheter dix fois plus de choses qu’il n’en avait
d’abord eu l’intention.
Dès qu’il revint à son hôtel, Raffa transmit son plan de vol et, en fin d’après-midi, il s’envolait vers
Skavanga.
A l’aéroport, il loua une Jeep et se mit en route pour le chalet. Il n’avait pas appelé Leila pour la
prévenir de son arrivée : ou bien la surprise la rendrait folle de joie, ou bien…
* * *
Dès que Raffa ralentit à l’approche du chalet, Leila apparut à une fenêtre du premier étage. Un sourire
radieux illumina alors son beau visage ovale.
— Raffa ! s’exclama-t-elle lorsqu’il descendit de sa Jeep. Quel bon vent t’amène ?
— Je viens voir une amie, répondit-il en s’efforçant de refréner la joie qui le submergeait. J’espère
qu’elle n’est pas perchée sur un escabeau en train d’accrocher des décorations de Noël…
Il était tellement heureux de la revoir. Il brûlait de la prendre dans ses bras, de l’embrasser…
— Ton amie prépare la chambre d’enfants. Qu’en penses-tu ?
Derrière elle, il aperçut le haut d’un escabeau, avec deux petits pots de peinture posés sur la tablette
supérieure.
— J’en pense que je vais devoir lui donner la fessée !
— Formidable ! La porte d’entrée est ouverte : entre, je t’en prie. Ton amie attend son châtiment avec
impatience…
— Tu ne fermes pas la porte à clé ?
— Tu es le premier brigand à passer par ici.
Au moment où il prenait son sac posé sur la banquette arrière, elle ouvrait déjà la porte et venait se
jeter dans ses bras.
— Tu as descendu l’escalier en courant ? demanda-t-il d’un ton sévère en la repoussant doucement
pour la regarder dans les yeux.
— Non, j’ai roulé au bas des marches, le taquina-t-elle.
Peu importait, après tout. Leila était dans ses bras, saine et sauve, plus belle que jamais. Raffa pencha
le visage vers le sien et l’embrassa. Si c’était cela, revenir à la maison, il était prêt à rentrer tous les
jours. Jusqu’à la fin de sa vie.
14.

— Non, tu ne fais rien ! Tu te reposes pendant que je m’occupe de tout, insista Raffa.
Ils étaient redescendus au rez-de-chaussée, après avoir fait l’amour avec tendresse et passion. Raffa se
mit à fouiller dans les nombreux sacs qu’il avait déposés sur le tapis.
— Tu fais tout ? demanda-t-elle d’un ton malicieux. Tu reprends le contrôle ? Ça me rappelle quelque
chose…
— Tu ne m’as pas encore vu à l’œuvre dans la cuisine.
— Toi, tu sais cuisiner ? s’étonna-t-elle, les mains sur les hanches.
Raffa s’empara du livre de cuisine, dont l’auteur était un chef réputé, et l’ouvrit sur la table en pin.
— Oui. Il suffit de savoir lire et tenir les ustensiles en même temps, tout en gardant un œil sur la
pendule.
— Polyvalent ?
— Tu en doutes encore ? ironisa-t-il.
— Si je comprends bien, tu vas me proposer autre chose qu’un steak et des frites surgelées,
s’exclama-t-elle en éclatant de rire.
— Jamais de surgelé avec moi. Des produits bios pour la future maman, en provenance directe du
marché.
— Et tu vas vraiment tout faire ? insista-t-elle, comme si elle ne parvenait pas à y croire.
— Sí, señorita, répliqua-t-il en s’inclinant devant elle. Je vais vous préparer un véritable festin de
Noël.
— Pendant que je reste à te regarder les bras croisés ?
— Oui. Après avoir ôté la peinture que tu as sur le bout du nez.
— Désolée…
— Il n’y a pas de quoi, dit Raffa en l’enlaçant, avant de l’embrasser sur la petite tache rose. Tu as bien
mangé durant mon absence ?
— Evidemment !
— Je n’en suis pas si sûr. Je te trouve un peu pâle. Mais je vais te redonner bonne mine.
— Je suis vraiment impatiente de te voir aux fourneaux, répliqua-t-elle en souriant. Et, dis-moi, le
sapin n’est pas trop chargé ? Tu le trouves comment ?
Raffa se tourna vers l’arbre de Noël orné de minuscules clochettes dorées et de guirlandes rouges,
dressé à côté de la cheminée où crépitait le feu. Toute la pièce était décorée. Il remarqua qu’une partie
des ornements avaient été confectionnés à la main récemment, tandis que d’autres étaient plus anciens
— sans doute des décorations conservées avec soin par Leila et ses sœurs.
Le blanc et le rouge prévalaient, ressortant sur la teinte naturelle des cloisons de bois et celles des
superbes broderies aux motifs compliqués qui bordaient le bas des rideaux ainsi que les housses de
coussins.
— C’est l’œuvre de ma grand-mère, expliqua Leila en suivant son regard. Nous ne les utilisons pas
souvent, mais je les ai sorties spécialement pour toi.
Emu, Raffa contempla les décorations en forme de cœur et de cloches posées sur le rebord de la
fenêtre, autour des bougies rouges.
— Merci. Bon, je ferais bien de m’y mettre ! ajouta-t-il en agitant une spatule.
— Tu veux un verre de vin chaud, pour te donner du cœur à l’ouvrage ?
— Ça devrait m’aider à me concentrer, non ?
Sans attendre la réponse de Leila, il l’attira à lui.
— Joyeux Noël, Leila Skavanga. Est-ce que tu mesures à quel point je t’aime ?
— Tu… tu m’aimes ? bredouilla-t-elle, l’air abasourdi.
— Bien sûr que je t’aime !
Le sourire de Leila monta jusqu’à ses yeux bleus.
— Alors, j’espère que tu vas me le prouver…
— De toutes les façons possibles et imaginables, promit-il.
Le regard soudé au sien, il ajouta :
— C’est notre dernier Noël sans bébés, alors nous allons en profiter à fond. Et pour commencer, le
repas !
* * *
Raffa se surprit lui-même en réussissant à préparer des plats appétissants d’où montaient de délicieux
arômes.
— Je devrais peut-être me reconvertir, dit-il en regardant Leila fermer les yeux.
Lentement, elle savoura la bouchée qu’elle venait de glisser entre ses lèvres.
— Pas question ! Nous avons besoin de toi à la mine.
— Alors je vais diriger le café.
— Ah ça non ! fit-elle, les sourcils froncés. Tu détournerais tous ceux qui viennent au musée ; ou plus
exactement : toutes celles…
— A propos de musée, tu vas devoir t’arrêter bientôt.
— Je m’arrêterai au moment d’accoucher.
— Et je n’ai pas mon mot à dire, dans l’histoire ?
Voyant Leila redresser le menton d’un air de défi, Raffa poursuivit à la hâte :
— Et si je te proposais de t’arrêter juste après Noël, pour que tu puisses profiter du Nouvel An…
— Tu as déjà tout arrangé, n’est-ce pas ?
Raffa posa deux nouvelles assiettes blanches sur la table en souriant.
— Comme d’habitude…
— Je m’arrêterai de travailler quand mon corps me dira que le moment est venu, pas avant, affirma-t-
elle, têtue.
— S’agit-il de savoir lequel de nous deux est le plus fort ? demanda-t-il en servant de la paella à
Leila.
— Pas la peine : c’est moi, répliqua-t-elle en goûtant le plat. Hum, c’est délicieux !
— Tu reconnais mes multiples talents ?
— Sí, señor Leon. Mais cela n’implique pas que je doive faire tout ce que tu veux.
— Au lit, ou en dehors du lit ?
— Je ne réponds pas à ce genre de question piège.
— Très bien. Encore un peu de paella ?
— Oui, s’il te plaît. C’est divinement bon.
— Alors, savoure bien ce qui est dans ton assiette et tais-toi une seconde, parce que j’ai une question
très importante à te poser.
— Qu’est-ce que tu fabriques ? Pourquoi te mets-tu à genoux ? J’ai fait tomber quelque chose ?
— Leila Skavanga, me feras-tu l’honneur de devenir ma femme ?
Tout d’abord, elle resta figée sur sa chaise. Puis elle déglutit, avant de demander d’une voix rauque :
— Tu parles sérieusement ?
— Tu crois que je me mettrais à genoux par terre si je plaisantais ?
— Non, je ne crois pas.
Alors, se laissant glisser au bas de sa chaise, elle s’agenouilla à son tour face à lui. Elle enlaça ses
doigts aux siens en le regardant droit dans les yeux.
— Rafael Leon, me feras-tu l’honneur de devenir mon mari ?
— Je t’aime, Leila, chuchota-t-il avant de lui embrasser les mains.
— Moi aussi, je t’aime.
Après s’être penché au-dessus de son ventre impressionnant, Raffa embrassa celle qu’il aimait plus
que lui-même.

Epilogue

Alors qu’elle était en train de lui raconter une histoire incroyable relative à son enfance, Leila
s’interrompit soudain, les yeux exorbités et les lèvres entrouvertes. Raffa bondit de sa chaise et
contourna la table en un clin d’œil.
— Leila ?
— Les bébés…, dit-elle avec effort. Appelle une ambulance…
— Je t’emmène à l’hôpital, répliqua-t-il avec calme. Je vais les appeler pour les prévenir de notre
arrivée.
— Raffa… Raffa ! Je…
S’emparant du jeté recouvrant le sofa, il l’enveloppa autour d’elle et la souleva dans ses bras, puis
traversa la pièce en prenant ses clés de voiture au passage. Mais, quand il arriva à la porte, il comprit
qu’il ne fallait pas compter aller plus loin.
Rebroussant chemin, Raffa s’efforça de dominer ses pires craintes. Il sortit son portable de sa poche
pour composer le numéro d’urgence.
Au cours de ses voyages, quand il partait à la recherche de pierres précieuses dans les endroits les
plus sauvages du globe, il s’était retrouvé face à des fusils, des couteaux et autres armes redoutables ;
jamais cependant il n’avait ressenti de peur aussi violente de toute sa vie. S’il perdait Leila… Il ne
pourrait plus continuer à vivre.
— Ne quittez pas, dit-il à l’urgentiste qu’il avait en ligne.
Le téléphone coincé entre la mâchoire et l’épaule, il monta lentement l’escalier.
— Je vais avoir besoin de votre aide, reprit-il en poussant du pied la porte de la chambre.
Le plus délicatement possible, il déposa Leila sur son lit.
— Je suis si contente que tu sois là avec moi, dit-elle.
Elle prit sa main et l’embrassa.
— Je ne te quitterai pas une seconde, la rassura-t-il. Sauf si l’on me demande d’aller chercher quelque
chose.
A la pensée que Leila aurait pu mettre au monde ses jumeaux dans ce chalet isolé, seule, Raffa fut
assailli par la culpabilité. Comment avait-il pu la quitter ? Il aurait dû insister pour qu’elle reste en
ville, embaucher quelqu’un pour veiller sur elle. Et surtout, il aurait dû revenir plus tôt !
— Raffa ?
— Excuse-moi, dit-il en se rendant compte qu’il avait juré à voix haute. Mais je ne crois pas que les
jumeaux m’aient entendu.
Comme il l’espérait, sa boutade parvint à faire rire Leila.
— Si tu jures comme ça, tu vas faire un drôle de père !
— Je suis déjà un drôle de partenaire. Je me demande comment j’ai pu te laisser alors que tu étais
aussi proche de l’accouchement.
— Je pensais qu’ils arriveraient plus tard. J’ai été trop têtue, comme d’habitude. J’étais tellement
certaine que je sentirais le moment approcher…
Elle s’interrompit, le souffle coupé par la douleur. Les jumeaux étaient impatients, songea Raffa.
Impatients que tout soit terminé, comme lui.
Le téléphone collé à l’oreille, il écouta avec attention les conseils du médecin, puis se pencha vers
Leila.
— Je dois aller chercher un peu de matériel, je reviens tout de suite.
— Je ne m’en irai pas, tu sais…
Elle souriait bravement, tandis que Raffa voyait resurgir tous les fantômes du passé comme autant
d’ombres menaçantes. S’il échouait…
Pas question ! Il n’y aurait pas d’accident. Chassant les fantômes, il énuméra à voix haute la liste des
ustensiles dont il avait besoin afin que Leila lui indique précisément où les trouver.
— Tiens, prends le téléphone et parle avec le médecin, dit-il en lui tendant l’appareil. L’hélicoptère a
décollé, ils arriveront bientôt.
— Peut-être pas à temps.
— Mais moi je suis là, ne t’inquiète pas.
* * *
Quand il entendit au loin le bruit caractéristique des rotors au-dessus du murmure de l’eau qui
commençait à bouillir, Raffa ferma les yeux et se surprit à prier. La possibilité de commettre une
erreur le terrifiait. Un bébé, passe encore. Mais deux…
Il y arriverait ! Bien sûr qu’il y arriverait ! De toute façon, il n’avait pas le choix. Et puis l’équipe
médicale serait bientôt là, il fallait seulement qu’il se débrouille en les attendant.
Il grimpa les marches deux par deux avant de découvrir que le premier bébé était déjà en train de
sortir.
Il allait vraiment devoir se débrouiller…
* * *
Quelques instants plus tard, Raffa enveloppait son fils dans une serviette moelleuse et le déposait dans
les bras de Leila, juste au moment où médecin et infirmiers entraient dans la pièce. Il recula aussitôt
pour leur céder la place.
— Raffa, murmura Leila, tandis que la minuscule jumelle faisait son entrée bruyante dans le monde.
Je n’aurais jamais pu y arriver sans toi…
— Je suis sûr du contraire, mais je suis heureux d’avoir été là, répliqua-t-il en contemplant le petit
visage fripé de son premier-né.
Pendant ce temps, le médecin examinait sa minuscule jumelle pour vérifier que tout allait bien.
— Et puis, nous n’avons pas eu le choix, poursuivit-il. Nos enfants sont venus au monde quand ils
l’ont décidé, sans nous en demander la permission.
— Joyeux Noël, mon amour, murmura Leila tandis que les infirmiers l’allongeaient sur une civière.
— Joyeux Noël, mon ange. Et ne crois pas que je vais te laisser partir sans moi : cette fois, nous
partons tous ensemble !
Dans les yeux de la femme de sa vie, Raffa vit le reflet de l’amour qu’il éprouvait pour elle, et les
promesses du bonheur qu’ils allaient partager avec leurs enfants. Grâce à elle, il avait trouvé le havre
dont il avait toujours rêvé sans se l’avouer.
Comme ses sœurs, Leila était un pur Diamant de Skavanga. Mais, à ses yeux, son éclat dépassait de
loin celui de tous les autres — les plus belles pièces de sa collection y compris.

Fin………. Vol. 3

* * *

Azur N° 3633

Une passion de feu et de glace
Susan Stephens

* Les diamants de Skavanga *


- 4 -

Azur
N° 3633

Une passion de feu et de glace


Britt, Eva, Leila et Tyr… Pour sauver l’entreprise familiale, les héritiers Skavanga devront-ils choisir
entre amour et devoir ?

Jasmina sait que son frère, le roi de Kareshi, a pris un risque en lui confiant d’importantes
responsabilités au sein du palais. La frange la plus conservatrice de la population ne voit pas d’un bon
œil qu’une femme occupe un tel poste, aussi met-elle un point d’honneur à se conduire de façon
exemplaire. Mais le jour où Tyr Skavanga, l’ami d’enfance de son frère, disparu depuis des années,
revient au palais, elle sent tout son monde vaciller. Plus beau et mystérieux que jamais, Tyr semble
décidé à la séduire. Pour résister au désir de cet homme farouche et intrépide, Jasmina pressent
qu’elle aura besoin de toute sa détermination. Ce qui ne serait rien si elle ne devait pas, en outre,
maîtriser les élans de son propre cœur…
****************

Vol. 4
Une passion de feu et de glace
1.

« TYR SKAVANGA EST DE RETOUR ! »

Impossible de ne pas voir le gros titre s’étalant à la une du journal posé bien en évidence sur le
bureau de Britt. Il devinait que c’était la façon qu’avait sa sœur de lui montrer à quel point il leur avait
manqué, et d’exprimer sa joie de l’avoir enfin retrouvé. Sous les mots imprimés en caractères gras,
ses trois sœurs, Britt, Eva et Leila, souriaient aux anges sur la photo, serrées les unes contre les
autres.
Tyr se retourna vers la fenêtre et contempla les légers flocons de neige flottant au gré du vent.
Dehors, les bâtiments étaient recouverts d’un manteau immaculé, mais sur la vitre se découpait le
visage d’un tueur — son propre visage, dont il ne pouvait ignorer le reflet. De toute façon, il ne le
souhaitait pas…
Il était revenu à Skavanga, la petite ville minière fondée par ses ancêtres, pour retrouver ceux qu’il
aimait. Après avoir quitté les forces spéciales, il en était longtemps resté éloigné, farouchement
déterminé à protéger sœurs et amis de l’homme qu’il était devenu. Cependant, Britt n’avait jamais
renoncé à tenter d’entrer en contact avec lui, même s’il ne répondait à aucun de ses messages.
Sa sœur aînée faisait partie des rares personnes susceptibles de le joindre, par l’entremise de son
mari Sharif. Or la loyauté de celui qui était par ailleurs son meilleur ami n’avait jamais faibli : Sharif
avait toujours refusé de révéler quoi que ce soit sur ses agissements ou sa localisation. Même à sa
femme.
C’était un enfant qui avait réussi à ébranler sa conscience et l’avait ramené à Skavanga. Une petite
fille qu’il avait transportée hors d’une zone de conflit pour la rendre à sa famille, dans un camp de
réfugiés. Blottie dans les bras de sa mère, elle s’était tournée vers lui, les yeux brillants de larmes de
joie, et avait demandé, avec toute l’inquiétude d’une enfant de sept ans : « Et toi, tu n’as pas de famille,
monsieur Tyr ? »
Cette question l’avait bouleversé au plus profond de son être. Si, il avait une famille qu’il aimait de
tout son cœur, avait-il répondu, terrassé par la honte. Et, lorsque ses yeux s’étaient embués de larmes,
aucun de ses frères d’armes n’avait fait de commentaire, alors que tous avaient vu son émotion. Ils
étaient ensemble, ils étaient vivants, c’était tout ce qui comptait alors pour eux.
Après avoir quitté le camp de réfugiés et regagné le désert pour travailler à la reconstruction du pays,
Tyr s’était voué corps et âme à la tâche, hanté par la question de la petite fille. Grâce à elle, il avait
compris sa chance d’avoir des sœurs qui l’aimaient, et cette prise de conscience l’avait poussé à
rentrer, tout en redoutant de se retrouver face à elles. Car, dès qu’elles le verraient, ses sœurs
devineraient, sous la carapace, les changements qui s’étaient opérés en lui.
Un jour, en lui épinglant une médaille sur la poitrine, un officier avait loué son courage et son
dévouement. Mais ce n’était pas le genre d’inscription que Tyr souhaitait que l’on fasse graver sur sa
tombe. Il désirait que l’on se souvienne de lui pour ce qu’il avait construit, pas ce qu’il avait détruit.
Durant sa carrière militaire, il avait rencontré trois types de soldats : ceux qui aimaient tuer, ceux qui
accomplissaient leur devoir avec courage et loyauté et ceux qui ne se remettraient jamais de ce qu’ils
avaient vécu. Lui n’avait aucune raison de se lamenter sur son sort. Il jouissait d’une constitution
robuste, avait la chance d’avoir une famille aimante, avait réussi à rester en vie et à demeurer
relativement indemne. Au moins en apparence. Aujourd’hui, il lui appartenait d’achever son
processus de guérison en se dévouant à ceux qui avaient eu moins de chance que lui.
— Tyr !
L’exclamation le tira de ses pensées. Il se retourna juste à temps pour recevoir sa sœur dans ses bras.
* * *
— Tu es superbe ! s’exclama Britt, le visage rayonnant de joie.
— Menteuse, répliqua-t-il avec un léger sourire.
Sa sœur aînée recula de quelques pas pour le scruter.
— Bon, d’accord… Tu as une allure superbe.
— C’est mieux, acquiesça-t-il avant d’éclater de rire avec elle. Sachant que j’avais intérêt à être à la
hauteur, je me suis arrêté à Milan pour faire un peu de shopping.
Britt plissa le front.
— Tu n’as pas à te forcer à quoi que ce soit.
— Je ne me suis forcé à rien. Et puis, je tenais à faire honneur à mes superbes sœurs.
— Prêt à affronter les foules, alors ? demanda-t-elle en jetant un bref regard du côté de la fenêtre.
— Oui. Si tu veux, nous pouvons y aller maintenant.
— Je regrette que nous ne puissions pas bavarder plus longtemps, mais tu as toujours plutôt été du
genre à foncer, non ?
— Immersion totale, confirma-t-il, déterminé à rester dans la légèreté. C’est la seule tactique que je
connaisse !
— Hum…, fit sa sœur avec une petite moue dubitative.
— Merci de t’être donné tout ce mal pour moi, Britt.
— Je suis toujours ravie d’organiser des soirées, alors je n’allais quand même pas me priver de fêter
le retour du grand héros…
— D’accueillir ton frère, corrigea-t-il. C’est tout ce que je désire.
— Pour toi, j’irais jusqu’au bout du monde, Tyr. D’ailleurs, tu m’as presque obligée à le faire
puisque tu n’as réagi à aucune de mes tentatives pour te joindre…
— Si je comprends bien, je t’ai épargné un long voyage !
— Tu ne changeras jamais ! s’exclama Britt en riant.
Mais, si ses lèvres souriaient, ses yeux demeuraient tristes, parce qu’ils savaient tous les deux que ce
n’était pas vrai : il avait au contraire beaucoup changé.
— Ce petit moment de solitude et de calme t’a fait du bien, j’espère ? reprit-elle doucement.
— C’était parfait. Merci.
En effet, après le silence du désert, les simples bruits de la rue lui cassaient les oreilles, aussi avait-il
apprécié la délicatesse de sa sœur. Britt avait toujours été admirable et s’était dévouée entièrement à
sa fratrie après la mort de leurs parents. Avec les années, elle était devenue une femme magnifique et
épanouie.
— Bon, maintenant c’est fini, le calme ! lança-t-elle soudain d’un ton brusque. J’ai encore quelques
mots à te dire en privé et ensuite on y va.
— Ça a l’air sérieux…
— En fait, j’ai des tas de choses à te dire. Tu as été absent si longtemps… Leila est de nouveau
enceinte.
— Quoi ? Raffa ne perd pas de temps !
— Garde tes remarques machos pour toi, d’accord ? Ils s’adorent, tous les deux. Et tu ne crois quand
même pas que le monde s’arrête quand tu disparais des radars !
Là où il était allé, il n’y avait aucun moyen de communication avec le monde extérieur. C’était lui qui
les avait installés. Ensuite, il avait appris aux gens à s’en servir. Mais il s’était longtemps senti trop
abîmé pour prendre contact avec ses sœurs.
— Tu ne veux pas dire où tu étais, hein ?
— Seulement aux personnes directement concernées, répondit Tyr avec un haussement d’épaules.
Il ne voulait en parler à quiconque, pas même à Britt. Il ne voulait pas être félicité alors qu’il n’avait
fait que réparer les torts qu’il avait causés. Il ne désirait qu’une chose : continuer ce travail.
— Très bien, j’abandonne, répliqua Britt avec un soupir exagéré. Mais attends un peu de voir Leila.
Elle est…
— … énorme ?
Un sourire taquin aux lèvres, sa sœur fit mine de le gifler.
— Elle est resplendissante !
— Bon, qu’est-ce que je dois savoir d’autre ?
— Jazz est à Skavanga.
Tyr tressaillit.
— Je ne l’ai pas vue depuis des années…
Jasmina, la jeune sœur de Sharif, les accompagnait partout au temps des folles vacances passées à
Kareshi, quand il pouvait galoper à cheval jusqu’à s’écrouler de fatigue, nager à en avoir mal aux
bras et ne penser qu’à la prochaine de ses aventures avec ses deux amis.
Silencieuse, Britt le regardait en se mordillant la lèvre. Si quelque chose était arrivé à sa chère Jazz,
Sharif lui en aurait forcément parlé, songea Tyr avec inquiétude.
— Elle va bien, n’est-ce pas ? poursuivit-il en fronçant les sourcils.
— Oui, oui…
— Mais ?
Il jouait les désinvoltes alors qu’en réalité son cœur cognait dans sa poitrine à la pensée que Jazz ait
pu avoir un accident. Il avait fait sa connaissance la première fois que Sharif l’avait invité à passer les
vacances scolaires dans le petit pays gouverné par sa famille. A l’époque, Jazz n’avait pas manqué
une occasion de se moquer de son ignorance du désert. Mais, après avoir repoussé les attaques sans
merci de la sœur de Sharif, Tyr avait fini par se rendre compte qu’il appréciait sa compagnie. Une
belle amitié s’était alors développée entre eux, si bien qu’à la pensée qu’elle puisse être malade ou
blessée… Il en avait trop vu, dans ce domaine.
— Mais rien, Tyr. Si quelque chose lui était arrivé, je te le dirais.
Elle s’interrompit un instant en se mordillant de nouveau la lèvre.
— Elle sera là ce soir.
— Formidable.
Ce serait bon de la revoir, même si Jazz allait lire en lui comme dans un livre ouvert, perspective qui
ne l’enchantait vraiment pas.
— Elle a changé, ajouta Britt avec calme. Jasmina est devenue adulte, comme nous tous.
Tyr revit Jazz avec ses couettes. Jusqu’à quel point pouvait-on changer ? se demanda-t-il en se
tournant vers la vitre. Son propre reflet lui fournit la réponse.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? l’interrogea sa sœur.
— Tout va très bien, assura-t-il en souriant.
— Tu penses à Jazz ? C’est ça qui te fait sourire ?
Ignorant la question, il songea à la Jasmina d’autrefois, qui le taquinait à cause de son drôle de
prénom. Après avoir été mal accueillie dans le tandem qu’il formait avec Sharif, elle en était devenue
le membre le plus déterminé. Redoutable cavalière, elle les battait tous les deux à la course ; elle
connaissait les pièges du désert par cœur. Alors, comme ils n’arrivaient pas à se débarrasser d’elle,
Sharif et lui l’avaient adoptée et ils avaient vite formé un trio inséparable.
— Ne l’embête pas, Tyr.
— Comment ça, ne l’embête pas ? répliqua-t-il en fronçant les sourcils.
Non seulement Jazz avait toujours été ravie qu’on l’embête, mais elle ne s’était jamais privée de les
embêter, Sharif et lui !
— Elle a accepté de venir uniquement parce qu’il s’agit d’une fête de famille. Et je suis chargée de la
protéger. Enfin, nous en sommes chargés, son frère et moi.
— Cela ne lui ressemble guère…
— Comme je te l’ai dit tout à l’heure, elle a grandi. Et en tant que sœur célibataire du cheikh de
Kareshi, elle ne jouit pas des mêmes libertés que nous.
— Sharif la cloître ?
— Ne dis pas n’importe quoi ! Tu sais combien il s’est fait l’avocat du progrès. C’est la décision de
Jazz, et nous devons la respecter. Je trouve que son attitude témoigne d’une grande force et de
beaucoup de courage. Jazz lutte aux côtés de Sharif depuis le début ; ensemble ils ont entrepris de
faire passer Kareshi au XXI siècle. Alors, elle ne veut pas menacer l’équilibre fraîchement établi, ni
fournir aux traditionalistes un prétexte qui leur permette de reprocher à Sharif de prendre des
mesures trop radicales.
— Et c’est au nom de cela qu’elle se sacrifie ? riposta Tyr, bouillant d’indignation. Qu’elle se ferme
au monde ?
— Pas exactement. Mais, comme elle a pris, pour l’instant, une option assez conservatrice, je te
demande, dans son intérêt à elle, de rester modéré quand tu la verras. D’accord ?
— Qu’est-ce que tu crois ? Que je vais lui sauter dessus ? Nous sommes des amis, Jazz et moi.
— Eh bien, refrène tes manifestations amicales et ne l’approche pas de trop près, sauf pour la saluer
avec respect. Je peux compter sur toi ?
— Bon sang, dis-moi que tu plaisantes, Britt ! s’exclama-t-il. Y a-t-il quelqu’un qui puisse approcher
sa royale présence ?
— Ne te moque pas, riposta sa sœur en lui décochant un regard sévère. Jasmina vit une vie normale à
Kareshi. Sharif a rompu avec toutes les traditions en lui confiant un travail important dans ses écuries.
Elle se débrouille à merveille, mais, plus important encore, cela a ouvert la porte au changement : à
présent, toutes les femmes qui désirent travailler peuvent le faire. Mais…
— Mais ?
— Mais cela n’a fait que renforcer sa détermination à respecter les traditions dans tous les autres
domaines de sa vie, afin que personne ne puisse critiquer le fait que Sharif lui ait permis de travailler.
— Qu’entends-tu par respecter les traditions, exactement ?
— Jasmina est persuadée que Kareshi ne peut avancer que tout doucement, et qu’en ne se faisant pas
remarquer elle permettra à chaque femme qui le désire de travailler. Nous devrions admirer son
sacrifice.
— C’est bien ce que je disais : elle se sacrifie !
— Kareshi a besoin de douceur, pas de tyrannie. Elle le comprend comme moi. La liberté de
travailler pour les femmes représente le premier grand pas. La liberté pour les femmes célibataires
de se mêler ouvertement aux hommes sans se voir rejetées par la société sera le deuxième. Kareshi le
franchira, mais Jazz est entièrement dévouée à son peuple, et je crois que nous pouvons lui faire
confiance : elle sait ce qu’elle fait.
— Pour elle ou pour Kareshi ?
— Pour les deux, évidemment. Et ne me regarde pas avec cet air furibond, s’il te plaît !
— Excuse-moi, Britt. Mais j’ai du mal à associer le souvenir de l’adolescente intrépide avec la femme
recluse que tu décris.
— Je vois que tu n’avais pas complètement oublié ceux qui t’aiment, répliqua sa sœur avec une légère
ironie. Réjouis-toi pour elle. C’est une jeune femme merveilleuse dotée d’un très fort sens du devoir
envers son pays.
— Peut-être, mais j’ai bien l’intention de la traiter comme mes autres amis.
Britt se haussa sur la pointe des pieds pour lui prendre le visage entre les mains et l’embrasser sur les
deux joues.
— Je te fais confiance, frérot. Bon, il y a des gens qui attendent depuis longtemps derrière la porte
pour t’embrasser à leur tour.
— Eva et Leila sont à Skavanga ?
— Avec leurs maris. Qui font eux aussi partie de tes amis, si je ne m’abuse…
— Tu ne te trompes pas. Roman et Raffa sont même mes meilleurs amis — avec Sharif, bien sûr.
Une bouffée de joie sincère envahit Tyr à la pensée de les revoir tous. Avec un peu de chance, il
réussirait peut-être à ne ressentir que du bonheur au milieu de tous ces êtres chers…
Eva, la cadette, fut la première à entrer dans la pièce. D’un tempérament aussi vif que la teinte
flamboyante de ses cheveux, elle s’arrêta en face de lui et le dévisagea de la tête aux pieds en plissant
les yeux.
— Tu es aussi formidable que dans mon souvenir !
— Et je pourrais toujours te renverser d’une pichenette, rétorqua-t-il en faisant mine de se mettre en
position d’attaque.
Mais, au lieu de répondre à sa provocation, Eva fondit en larmes et se jeta dans ses bras avant de lui
marteler le torse de ses poings.
— Ne me fais plus jamais ça, tu m’entends ? murmura-t-elle.
Puis, le repoussant de toutes ses forces, elle le regarda d’un air furieux.
— Ne disparais plus jamais de ma vie sans au moins me laisser les clés de ta voiture de sport !
Tyr l’attira vers lui en riant.
— Promis, jura-t-il en l’embrassant doucement sur le dessus de la tête.
— Tu ne peux pas savoir comme tu nous as manqué, Tyr.
— Vous aussi, vous m’avez manqué. Je me demande même comment j’ai réussi à survivre aussi
longtemps sans vos perpétuelles taquineries !
A cet instant, Britt se dirigea vers la porte, qu’elle ouvrit toute grande.
— Leila ! s’exclama-t-il. Waouh, tu es vraiment enceinte !
— Tu l’as remarqué ? répliqua sa petite sœur, riant et pleurant en même temps.
Impressionné par le volume de son ventre, Tyr la prit délicatement dans ses bras pour l’embrasser.
— Et tu es aussi belle que Britt me l’avait dit.
Leila le dévisagea quelques instants en silence, les yeux brillants.
— Je n’arrive pas encore à croire que tu sois vraiment revenu, dit-elle d’une voix émue. Mais la vie
ne t’a pas épargné, à ce que je vois…
— Ça suffit ! lança-t-il en la repoussant doucement. Ce soir, nous faisons la fête, non ?
— En effet, et nous ne devons pas faire attendre nos invités, renchérit Britt en s’effaçant pour le
laisser passer.
Tyr saisit sa veste puis, prenant chacune de ses deux jeunes sœurs par un bras, les entraîna vers la
porte.
* * *
— Prends tout ton temps, Jasmina. Je reviendrai te chercher quand tu seras prête.
Sur ces paroles, son frère l’avait laissée avec Britt.
— Ce soir, tu ne nous caches pas ton sourire, dit celle-ci. A Skavanga, tu n’as pas besoin de respecter
la tradition à la lettre.
— Mais si je suis prise en photo…
— Eh bien, les gens de Kareshi seront fiers de leur princesse. En te voyant avec ton frère, au milieu
d’une famille qui vous aime tellement tous les deux, comment pourrait-il en être autrement ?
Comme d’habitude, il était difficile de résister aux arguments de sa belle-sœur — devenue son
amie —, mais c’était surtout avec ses propres démons que Jazz devait se battre avant d’accepter de
montrer son visage en public.
Ses parents avaient abusé de leurs privilèges et négligé leur peuple, les confiant, Sharif et elle, à une
succession de gouvernantes pendant qu’ils menaient grand train à travers le monde. Tous deux avaient
grandi en sentant la colère monter dans leur pays ; si bien que, lorsque le moment était venu pour
Sharif de monter sur le trône, il avait agi le plus vite possible pour inverser la tendance et constituer
le gouvernement juste que méritait leur peuple.
— Tu devrais quitter Kareshi plus souvent, insista Britt. Cela ferait du bien et à ton pays et à toi.
Jazz acquiesça, tout en songeant que son pays croulait encore sous le poids de traditions millénaires
et qu’il était inutile de provoquer bêtement les traditionalistes. Ainsi, ce soir elle aurait préféré
pouvoir se cacher derrière un voile.
— Je vais rejoindre Tyr, reprit sa belle-sœur. Je te laisse finir de te préparer. A tout à l’heure.
Jazz hocha la tête, rêveuse soudain. Tyr, enfin revenu dans son pays après une si longue absence. Elle
allait enfin revoir son grand Viking… Sa gorge se noua et son cœur se mit à battre la chamade. Hélas,
tout avait changé, désormais : elle était une adulte chargée de responsabilités, qui devrait dissimuler
ses émotions. Cette fois, pas question de le taquiner ! Et lui, comment réagirait-il en voyant la femme
réservée qu’elle était devenue ?
Fermant les yeux, elle se força à ne pas penser à Tyr et à contrôler sa respiration. Mais au bout de
quelques tentatives infructueuses elle y renonça.
* * *
Tyr s’arrêta sur le seuil de l’immense salle de réception et se tourna vers sa sœur en souriant.
— C’est magnifique. Merci, Britt.
— Mais où sont les banderoles ! se lamenta Eva en regardant autour d’elle, les yeux écarquillés.
— Il n’y en a pas, répliqua Leila. C’est du pur Britt : classe et sobriété.
— Pour célébrer le retour de mon grand guerrier, approuva Eva en posant la main sur le bras de Tyr.
— Pour le retour de ton grand frère, corrigea-t-il doucement.
Britt s’était vraiment donné beaucoup de mal. La double porte était flanquée de hauts vases de cristal
dans lesquels s’épanouissaient de somptueuses fleurs blanches. Et, sur la photo de lui posée sur un
chevalet de bois clair, il riait et paraissait détendu. C’était avant qu’il ne fraye avec la guerre. A partir
de ce moment-là, sa vie avait changé du tout au tout.
— Tu fais vingt ans de plus en vrai, lança Eva avec sa franchise habituelle.
Aussitôt, ses deux autres sœurs protestèrent avec vigueur.
— Méfie-toi, fit Tyr d’un ton faussement menaçant. Roman n’est pas dans les parages, alors tu
pourrais bien te retrouver la tête la première dans la fontaine à chocolat.
— Mourir d’une overdose de chocolat, ça me va ! répliqua Eva en posant la main sur son cœur d’un
geste théâtral.
— Bon, ça suffit, vous deux ! intervint Britt.
Après lui avoir souri d’un air complice, Tyr s’avança devant ses trois sœurs dans la salle décorée
avec goût, sur laquelle ruisselait la lumière tombant d’impressionnants lustres de cristal.
Et soudain il la vit, éclatante de beauté et nimbée d’un halo doré.
Jazz.

2.

Lorsqu’elle se retourna vers lui, Tyr crut que son cœur allait exploser tant il battait à un rythme
sauvage. On aurait dit qu’un courant invisible les reliait, elle et lui. Pourrait-il vraiment traiter Jazz en
simple amie, comme il venait de le promettre à Britt ?
Fasciné, il contempla la princesse Jasmina de Kareshi dont la beauté presque irréelle semblait irradier
jusqu’à lui. Plus aucune trace du garçon manqué d’autrefois : Jazz avait non seulement grandi, mais
elle s’était épanouie, telle une mystérieuse fleur exotique.
La sérénité qui émanait d’elle l’intrigua : Jazz lui donnait l’impression de s’être forgé un rôle, qu’elle
était déterminée à jouer à fond. Un rôle qui ne lui allait pas. Et qui lui servait sans doute à fuir la
vérité. Un peu comme il la fuyait lui-même ? Il se passa nerveusement la main dans les cheveux. Non,
il ne fuyait rien !
Il revit l’éclat qui avait illuminé le regard de Jazz au moment où elle l’avait aperçu. C’était celui de la
jeune fille malicieuse prête à le provoquer à la moindre occasion. Mais l’éclat n’avait duré qu’un
instant, vite remplacé par un calme impressionnant. Et maintenant elle bavardait avec le petit groupe
de femmes qui l’entourait.
— Tyr ? le héla Britt, l’obligeant à pivoter. Elle est belle, n’est-ce pas ?
— Oui, en effet.
Il avait vécu seul trop longtemps pour partager son univers intérieur avec quiconque, Britt y compris.
Malheureusement, son aînée le connaissait trop bien pour en rester là.
— Ne la bouscule pas. Mesure tes paroles quand tu t’adresseras à elle. Ne joue pas les Vikings
conquérants. Jazz fait de son mieux pour ne pas choquer les conservateurs, afin qu’ils ne s’opposent
pas à Sharif lorsqu’il prend des mesures progressistes. Et, ce soir, c’est vraiment difficile pour elle.
C’est une véritable épreuve de se montrer ainsi en public. Jazz est un esprit libre. Mais tu le sais
mieux que moi.
— Je n’arrive pas encore à croire qu’elle ait sacrifié sa liberté.
— Tyr, s’il te plaît. Ne lui rends pas les choses encore plus difficiles, supplia Britt en lui posant la
main sur le bras. S’il y a quelqu’un qui peut mesurer la valeur du sacrifice, c’est bien toi. Alors dis-
lui juste bonjour, adresse-lui quelques mots polis et laisse-la tranquille, d’accord ?
— Merci d’avoir rédigé le script pour moi, ironisa-t-il.
— Ne l’embête pas et ne la provoque pas, c’est tout. Elle a déjà assez de problèmes comme ça.
— Je n’ai l’intention ni de l’embêter ni de la provoquer, comme tu dis. Mais il faudrait vraiment être
de bois pour rester insensible à une telle beauté.
— Eh bien, garde tes impressions pour toi. Epargne son cœur. Elle a toujours été plus ou moins
amoureuse de toi, tu le sais bien. Et toi, tu as été longtemps seul…
— Détends-toi, sœurette. Durant toutes ces années, je n’ai pas vraiment mené une vie de saint !
— Je n’en doute pas. Mais je ne crois pas que Jazz recherche la même chose que toi dans une relation.
Tyr haussa un sourcil, amusé.
— J’espère pour elle qu’elle ne recherche pas le grand amour…
— Pourquoi pas ? Serais-tu jaloux ?
— Moi, jaloux ? lança-t-il avec un rire qui sonnait un peu faux à ses propres oreilles.
Offrant le bras à sa sœur, il se fraya un passage parmi les nombreux invités. Et, quand ils
s’approchèrent de Jazz, Britt lui décocha un regard sévère.
— Je n’ai pas oublié tes recommandations, lui assura-t-il en lui serrant légèrement le bras. Je respecte
Jazz, je l’ai toujours respectée et la respecterai toujours.
Dans le brouhaha général, il n’entendit pas la réplique de sa sœur. Baignée dans la lumière dorée,
Jazz bavardait toujours avec les femmes qui l’entouraient.
— Non, Tyr !
Il s’arrêta, surpris par le ton impérieux de Britt.
— Tu ne te souviens déjà plus de ce que je t’ai dit ? ajouta-t-elle en fronçant les sourcils.
Devant le visage inquiet de sa sœur, Tyr ne put retenir un sourire.
— Tu crois encore que je vais lui sauter dessus ?
— Je connais cette lueur qui vibre au fond de tes yeux. Or Jazz a affirmé qu’elle serait pure au
moment de son mariage. Elle ne quitte quasiment jamais Kareshi : venir ici représente une grande
aventure pour elle.
— Je n’ai pas l’intention de lui gâcher sa soirée. Et, puisque tu affirmes qu’elle a choisi de vivre en
accord avec les traditions de Kareshi, je respecterai son choix.
— Parfait. Parce que tu as beau être mon frère adoré, si tu fais du mal à Jazz…
— Tu t’inquiètes pour rien, Britt.
— Vraiment ? fit-elle en plissant les yeux.
* * *
Alors qu’elle s’était promis de rester pure et chaste, son corps se rebellait de façon incroyable et des
plus inconfortables… Il avait suffi que son regard croise celui de Tyr Skavanga pour embraser tous
ses sens. Le cœur battant à tout rompre, la poitrine comprimée, elle sentait l’adrénaline courir dans
ses veines, mettant tout son corps en état d’hyper-réceptivité.
Elle coula un regard du côté de Sharif, afin de s’assurer qu’il n’avait pas remarqué son trouble —
qu’elle faisait tout pour masquer à présent. Elle essaya de continuer à répondre avec naturel aux
questions du petit groupe de femmes qui l’entourait, malgré l’excitation de revoir Tyr, pour lequel
elle éprouvait une amitié infinie — qui avait même frisé l’amour autrefois… Cependant, ils n’étaient
plus des adolescents et, en tant que princesse non mariée de Kareshi, Jazz devait s’interdire tout
sentiment envers un homme — ne parlons pas d’une relation, inenvisageable. Les conservateurs
n’auraient pas supporté une telle transgression à l’ordre établi.
Elle n’était venue à cette soirée que pour célébrer le retour de celui qui était l’ami de toujours de son
frère. Ces dernières années, personne n’avait su où était Tyr — sauf peut-être Sharif. Tous deux
s’étaient connus au pensionnat, puis s’étaient enrôlés ensemble dans les forces spéciales, où Tyr avait
été décoré pour son courage. Avant de disparaître…
« Dans le désert », se contentait de répondre vaguement Sharif quand Jazz l’interrogeait. Son frère
n’aurait jamais trahi la confiance de son ami, mais il lui avait néanmoins expliqué que celui-ci
travaillait à la reconstruction d’infrastructures détruites durant les conflits qui avaient ravagé Kareshi
avant son accession au trône.
Tyr avait changé, constata-t-elle en le regardant subrepticement. Des ombres soulignaient ses yeux
gris et des rides marquaient son visage altier. Mais cela n’altérait en rien sa beauté. Au contraire…
A cet instant, il tourna la tête vers elle, comme s’il avait deviné son regard posé sur lui. Elle
s’empourpra.
— Notre ville est magnifique, ces temps-ci, vous ne trouvez pas ?
Heureuse de la diversion, Jazz sourit à la femme d’un certain âge qui venait de lui adresser la parole.
— C’est la première fois que j’y viens. Auparavant, je n’en connaissais que la description faite par
mon frère. Il a vraiment appris à aimer ce pays.
— Avant la découverte des diamants, Skavanga n’était qu’une petite ville minière du cercle polaire
arctique, qui vivait du mieux qu’elle pouvait. Mais, maintenant, notre ville brille autant que les pierres
précieuses exploitées par le consortium de votre frère. Nous devons le remercier, ainsi que ses deux
partenaires en affaires, de nous avoir sauvés.
— Vous êtes très aimable, répliqua Jazz. Mais ma belle-sœur, Britt, avait tout de même réussi à
maintenir la compagnie à flot, grâce à son talent et son travail acharné.
Tout en approuvant ces paroles d’un hochement de tête, son interlocutrice se rapprocha d’elle pour
murmurer :
— Je suis surprise que ces trois superhéros ne l’aient pas forcée à se retirer des affaires…
Jazz éclata de rire en chœur avec les autres femmes.
— Je ne crois vraiment pas que mon frère forcerait sa femme à quoi que ce soit : il l’adore ! Et,
même s’il est vrai que le consortium a investi les fonds nécessaires à l’exploitation des diamants, rien
n’aurait été possible sans Britt, à mon avis.
— L’aînée des Skavanga a toujours été une brillante femme d’affaires, confirma l’une des invitées
d’un ton admiratif.
— Comment pouvez-vous parler de cela alors que Tyr Skavanga est enfin de retour ?
Jazz se tourna vers la ravissante jeune femme qui venait de s’exprimer ainsi. Elle dévorait
littéralement Tyr des yeux.
— Vous devez être aussi excitées que moi, poursuivit-elle en détournant le regard de l’objet de sa
convoitise. Tyr est un cœur à prendre ! Qu’en pensez-vous, princesse Jasmina ? Avez-vous déjà eu
l’opportunité de lui parler ? Je sais que votre frère et lui sont des amis de longue date.
— En effet, approuva Jazz d’un ton léger.
— C’est lui, là-bas ? intervint une autre jolie jeune femme en se tournant vers Tyr.
— Evidemment ! répliqua la première d’un air choqué. On ne peut le confondre avec quiconque : Tyr
Skavanga est l’homme le plus somptueux présent ici ce soir !
— Mais… je croyais qu’il travaillait dans le désert ?
— S’il vient du désert, il a dû se changer en cours de route, fit remarquer la dame d’un certain âge.
Le petit groupe éclata de nouveau de rire. Pas étonnant que Tyr suscite l’admiration générale, songea
Jazz. Grand, ténébreux, charismatique et distant à la fois : qui n’aurait souhaité percer les secrets d’un
tel homme ?
— Comme c’est romantique…, soupira une des femmes. Des tentes aux tapis colorés, où partager de
longues nuits avec un beau guerrier…
Jazz sentit un nœud se former dans son ventre.
— Tyr travaille sans relâche, notamment à construire des écoles, précisa-t-elle d’une voix posée. Et
les villages du désert sont très bien organisés, vous savez !
Dans le silence gêné qui s’ensuivit, elle regretta ses paroles. Elle n’avait pas voulu paraître
moralisatrice ni gâcher le plaisir de ces convives, mais entendre parler de Tyr de cette façon, alors
qu’elles ignoraient tout du travail qu’il accomplissait depuis des années, l’avait irritée.
A cet instant, il se tourna vers elle et le monde autour disparut dans une sorte de brouillard. Elle
soutint son regard un bref instant, mais Sharif, à qui rien n’échappait, s’avança aussitôt vers elle.
— Tu ne te sens pas bien, Jasmina ?
— C’est un peu bruyant, ici, tu ne trouves pas ? répondit-elle en portant la main à son front. Je crois
que je ne resterai pas longtemps.
Elle se rendit alors compte qu’elle désirait partir autant que rester. Ou, plus exactement, qu’elle ne
savait plus du tout ce qu’elle désirait…
— Quand tu souhaiteras partir, tu n’auras qu’à me faire signe, proposa son frère.
— Merci.
Elle posa un instant la main sur son bras. Sous ses dehors majestueux et déterminés, Sharif était
l’homme le plus attentionné et le plus doux de la terre.
— Et, si cela te dérange de rencontrer Tyr, dis-le-moi aussi.
— Cela ne me dérange pas du tout.
Le regard aiguisé de son frère se posa brièvement sur Tyr, puis revint à elle.
— Tu en es vraiment sûre ? insista-t-il.
— Mais oui, ne t’inquiète pas.
En réalité, elle se trouvait en proie à un chaos épouvantable. Comment avait-elle pu penser qu’elle
supporterait de revoir Tyr sans en être ébranlée corps et âme ?
— Le voici.
La voix de Sharif résonna comme un avertissement, alors qu’elle avait senti Tyr approcher sans
même le voir.
Bientôt il fut devant eux. Pétrifiée, Jazz entendit confusément les paroles chaleureuses
qu’échangeaient les deux amis, puis Sharif recula d’un pas, la laissant face à face avec Tyr.
Tout d’abord, elle ne put que contempler en silence le visage marqué par les dures épreuves qu’il
avait dû traverser. Jusqu’à ce qu’elle se rende compte qu’elle en oubliait de respirer.

3.

— Je suis si heureuse de te revoir, Tyr.


— Moi aussi, je suis heureux de te revoir.
Heureuse : le terme était bien loin de traduire l’intensité des émotions qui se bousculaient en elle. Son
univers s’était empli d’un coup. Son Viking était aussi beau que dans son souvenir, mais les
changements qui s’étaient opérés en lui faisaient peine à voir. Tyr avait vécu beaucoup de choses.
Trop de choses. Elle le lisait dans son regard. Il semblait plus dur, plus cynique, même si une lueur
d’humour pétillait dans ses yeux gris.
— Tu as changé, Jazz.
— Toi aussi.
Elle l’avait dit d’un ton léger, mais l’essence virile de Tyr avait évolué de façon presque effrayante.
Les jours de chamailleries innocentes étaient bel et bien derrière eux, songea-t-elle avec un violent
frisson.
— Comment vas-tu ? reprit-il.
— Très bien, merci. Et toi ?
Cette fois, il eut l’air vraiment amusé.
— Tu as l’air en forme, approuva-t-il, sans répondre à sa question.
Une douce chaleur gagnait chaque atome de son corps tandis qu’il continuait de la dévisager en
silence. Comment avait-elle pu oublier l’effet que sa voix produisait en elle ? Ses nuances profondes
et rauques l’enveloppaient, ravivant des souvenirs du passé. Dans le même temps, Jazz entendait des
sirènes d’alarme se déclencher dans sa tête.
— Il faut que nous trouvions le moyen de rattraper le temps perdu, poursuivit-il.
Elle retint le petit halètement qui montait de sa gorge. Se rendait-il compte de ce qu’il proposait ?
Pour « rattraper le temps perdu », il aurait fallu une conversation intime, ce qu’elle s’était
rigoureusement interdit. Passer du temps en compagnie d’un homme en l’absence de son frère était
absolument impossible. A cet instant, celui-ci fut interpellé par un invité qu’il s’empressa d’aller
saluer, la laissant seule avec Tyr.
Gagnée par un embarras affreux, Jazz sentit de nouveau le feu lui monter aux joues. Le lien qui les
avait unis autrefois n’était pas rompu. Au contraire, il paraissait s’être renforcé au fil des années.
Heureusement, Britt accourut à son secours.
— Jazz, j’aimerais te présenter à quelques amis. Excuse-nous, Tyr, dit-elle en souriant à son frère.
Puis elle la prit par le bras et l’entraîna à travers la foule.
— Merci, murmura-t-elle.
— Je t’en prie ! répliqua sa belle-sœur en riant. J’ai perçu la tension de Sharif à distance et, quand il
s’est éloigné, j’ai compris qu’il était temps de venir à la rescousse.
Jetant un coup d’œil par-dessus son épaule, Jazz constata que Tyr la suivait du regard. Britt lui serra
le bras.
— Viens ! s’exclama celle-ci. Il y a des tas de gens intéressants qui sont impatients de faire ta
connaissance.
Elle avait beaucoup de chance de l’avoir pour alliée, songea Jazz avec gratitude. Britt était sa planche
de salut et, n’ayant aucune autre amie ou parente à qui se confier, elle trouvait rassurant de pouvoir
compter sur la femme de son frère pour l’écouter. Par ailleurs, elle appréciait l’amitié qui grandissait
entre les sœurs de Britt et elle, même si elles ne comprenaient sans doute pas le style de vie qu’elle
avait choisi.
— Je vais te présenter à des gens adorables, poursuivit Britt. Laissons nos hommes se débrouiller
entre eux !
Nos hommes… Elle faisait allusion à Sharif, mais aussi à Tyr, son ami d’autrefois devenu un homme
au charme ténébreux, dont le regard lui brûlait le dos.
— Ça va ? murmura Britt.
Comme Jazz restait muette, sa belle-sœur ajouta :
— J’ai vu la façon dont tu regardais Tyr.
C’était de la pure compassion qui emplissait ses yeux. Tout le monde avait-il remarqué son trouble ?
se demanda-t-elle en se forçant à sourire d’un air rassurant.
— Ne t’inquiète pas : je peux me débrouiller avec ton frère.
Britt lui rendit son sourire, mais Jazz comprit qu’elle ne la croyait pas tout à fait.
— Tu comptes beaucoup pour lui, tu sais, dit alors l’aînée des sœurs Skavanga. Comme pour nous
tous.
* * *
Jazz avait grandi, en effet. Tous les efforts de Tyr visant à rester indifférent à sa présence avaient
échoué. L’adolescente était devenue une ravissante jeune femme, auprès de laquelle toutes les autres
se fondaient dans le néant. A tel point qu’il aurait dû être reconnaissant à Britt de l’avoir éloignée de
lui avant que l’attirance qu’il ressentait pour elle ne se trahisse de façon plus manifeste.
Lorsque Sharif s’était interposé entre Jazz et lui, l’attitude protectrice de son vieil ami l’avait agacé au
plus haut point. Il connaissait sa sœur depuis des années, bon sang ! Sharif n’allait quand même pas
jouer les chaperons et lui interdire de bavarder seul à seul avec sa petite sœur !
— Jazz a l’air d’être en pleine forme, dit-il lorsque ce dernier vint le rejoindre.
— Ma sœur est toujours en forme. Pourquoi cette remarque ?
— Pour rien, répondit Tyr en soutenant le regard méfiant de son ami. Chercherais-tu à la protéger de
moi ?
Voyant Sharif se raidir, il poursuivit en riant :
— Hé, détends-toi ! Jazz est ta sœur et je la respecte autant que je te respecte. Tu le sais, non ? Je ne
ferais jamais rien qui puisse vous nuire à l’un ou l’autre.
— Jasmina a choisi de prendre ses distances avec le monde moderne pour des raisons qui lui sont
propres, et non parce qu’elle y aurait été forcée par quiconque — moi encore moins qu’un autre.
Tyr fut aussitôt persuadé que Sharif disait la vérité.
— Elle estime que, pour me soutenir dans les réformes destinées à moderniser le pays et à améliorer
les conditions de vie de notre peuple, elle se doit de rassurer les conservateurs en respectant les
traditions. Elle et moi nous sommes prêts à tout faire pour éviter que le pays ne retombe dans le chaos
qu’il a connu durant le règne de nos parents.
— Je comprends votre position et la respecte.
Il n’ignorait pas en effet que Sharif et sa sœur étaient prêts à tout pour leur pays, quitte à sacrifier leur
bonheur personnel.
— Je crois que Jasmina se sent un peu dépassée, ce soir, reprit Sharif en observant sa sœur.
— Elle doit se trouver en proie à un drôle de conflit intérieur…
Sharif et lui échangèrent un sourire entendu en songeant au garçon manqué qui avait participé à leurs
aventures.
— Et toi ? demanda soudain son ami avec sollicitude. Comment te sens-tu ?
— Comme Jazz. Me retrouver au milieu de tous ces gens représente une sorte d’épreuve, je l’avoue.
Mais je suis ravi que Britt ait organisé cette soirée. Elle a raison : il était temps que je renoue avec
ceux que j’aime.
Mais il y avait trop de monde, et beaucoup trop de bruit.
— Tyr ! lança une voix derrière lui.
— Oui, j’arrive.
Un autre ami. Une nouvelle accolade… Il aurait dû se montrer plus affable, s’y efforçait, mais à
présent il avait du mal à supporter la lumière des lustres en cristal. Il se sentait trop exposé. Tout le
monde désirait savoir où il avait été, ce qu’il avait fait, vu. Seule Jazz brillait comme un diamant
solitaire au milieu de la foule. Elle représentait une oasis dans le désert de sa vie.
— J’ai comme l’impression que tu préférerais retourner dans le désert, je me trompe ?
Sursautant presque, il se tourna vers Sharif.
— Non, tu ne te trompes pas.
Le silence du désert avait gravé son empreinte en lui. Tyr aimait ce lieu aride et hostile. La dureté du
travail qu’il effectuait là-bas l’apaisait ; elle lui évitait de penser aux horreurs de son passé. Jusqu’à ce
soir, il n’avait jamais ressenti le besoin de faire revivre la douceur de certaines émotions qu’il croyait
mortes en lui. Mais soudain…
— Je te souhaite de passer une très bonne soirée, Tyr.
Une ombre passa dans les yeux de son ami, qui ajouta aussitôt :
— Mais garde tes distances avec ma sœur.
Il fallut un certain temps à Tyr pour se rendre compte qu’il n’avait cessé de dévorer Jazz des yeux.
— Ne lui rends pas la vie plus difficile qu’elle ne le fait déjà elle-même.
— Je te répète que je ne ferais jamais rien qui puisse vous nuire, à elle ou à toi, affirma-t-il en
regardant son ami droit dans les yeux.
Un groupe entraîna alors Sharif, laissant Tyr libre de se repaître de la vision enchanteresse que lui
offrait Jazz. Etrange d’imaginer que la jeune adolescente heureuse et ivre de liberté puisse être à
jamais devenue une prisonnière. Volontaire. Et qu’il lui rendrait service en la laissant tranquille…
Essayant d’ignorer la jeune femme, il bavarda avec quelques invités, mais sans parvenir à se
concentrer. Jazz et lui étaient-ils censés s’ignorer durant tout le reste de la soirée ? Peu à peu, Tyr
devint si tendu qu’il sursauta vivement lorsque quelqu’un lui toucha le bras.
— Excusez-moi, dit-il à une vieille dame qui le regardait d’un air effarouché.
Il lui sourit gentiment.
— Vous n’avez pas à vous excuser, répliqua l’inconnue. Je voulais seulement vous dire à quel point
j’étais contente de voir la famille Skavanga réunie. Et je suis touchée que la sœur de cheikh Sharif
soit venue. Après avoir discuté avec elle, je comprends les choix de vie qu’elle a faits. Elle a dû
franchir un grand pas en venant ici ce soir. C’est une jeune femme courageuse, cela se voit.
Courageuse et très belle ! Et elle a beaucoup de chance d’avoir un frère qui l’adore.
Tout en hochant la tête pour approuver les propos de la vieille dame, Tyr en profitait pour détailler
ouvertement Jazz. Ayant été prisonnier de guerre durant un certain temps, il savait que la captivité
pouvait affecter l’esprit autant que le corps, et il compatissait au sort de Jazz. Il n’aurait échangé
aucun moment de sa vie avec l’existence confinée qu’elle s’était imposée, mais il ne pouvait lui en
vouloir : comme lui, elle accomplissait son devoir.
Elle se tourna vers lui et, l’espace d’un instant, la chaleur et la malice d’autrefois illuminèrent ses
yeux d’obsidienne.
— Je vous ennuie, dit alors son interlocutrice d’un ton désolé.
— Pas du tout ! s’empressa de répliquer Tyr. C’est à moi de m’excuser : je me suis laissé distraire.
— Par la princesse Jasmina ? Je ne suis pas étonnée…
Le regard de la vieille dame pétillait, complice et attendri. Tyr haussa les épaules et lui sourit, surpris
d’avoir été percé à jour. Les gens étaient sincèrement heureux de son retour, aussi aurait-il dû leur
consacrer davantage d’attention, se reprocha-t-il. Il allait redoubler ses efforts. La soirée se passerait
bien s’il réussissait à respecter l’interdiction d’approcher Jazz…
Comme pour l’y aider, une poignée de jeunes femmes l’encerclèrent en lui posant toutes sortes de
questions sur ses deux amis au charme exotique et lui-même. L’une d’entre elles désigna Sharif en
souriant.
— Le cheikh est semblable en tout point à l’image que je me faisais d’un guerrier du désert !
s’exclama-t-elle. Dites-moi, distribuait-on des pilules de beauté, dans votre pensionnat ?
— Non. Des douches froides et des coups de fouet, répondit-il lentement.
En même temps, il se demandait ce que les jeunes femmes entourant Jazz avaient bien pu dire à celle-
ci pour que son visage s’illumine ainsi. Il s’aperçut alors qu’une seule femme l’intéressait, la seule au
monde à pouvoir susciter une réaction authentique en lui. Pour survivre, il avait réprimé toute
émotion, tout sentiment, si bien qu’il avait pensé avoir perdu toute capacité à éprouver quoi que ce
soit. Jusqu’à ce soir.
Il planta là le groupe de jeunes femmes et se dirigea vers Jazz.
Britt sourit en le voyant approcher. Il devinait le regard de Sharif rivé à son dos tandis qu’il traversait
la vaste salle de réception. Il se tourna un bref instant vers lui d’un air rassurant, mais aussi pour lui
faire comprendre que, même s’ils étaient aussi proches que des frères, personne ne lui dictait sa
conduite.
Cependant, avait-il le droit d’imposer sa part d’ombre à la lumineuse Jazz ? N’avait-elle pas déjà
assez de soucis sans qu’il vienne lui en causer d’autres ? Elle brillait comme un astre, certes, mais la
voie qu’elle avait choisie lui laissait peu de marge de manœuvre. Au lieu de s’accroître au fil des
années, sa liberté d’autrefois s’était réduite comme peau de chagrin.
Il résolut de s’entretenir brièvement et courtoisement avec elle, puis de la laisser tranquille. Quel mal
y aurait-il à cela ? Il l’interrogerait sur son travail aux écuries de son frère, en se gardant bien de lui
avouer que sa libido se manifestait d’une façon si intense, chaque fois que leurs regards se croisaient,
que c’en était douloureux.
Car ils avaient été de bons amis et le demeureraient.
Oui, ils l’avaient été, autrefois. Mais à présent tout avait changé. Ce constat subit lui fit l’effet d’un
coup de poing en pleine poitrine.

4.

Jazz ne put retenir un sourire pendant que Britt lui expliquait qu’elle avait établi le plan de table de
façon qu’elle ne soit placée à côté ni de Tyr ni d’aucun célibataire.
— Je suis si heureuse que tu sois venue fêter le retour de mon frère avec nous, poursuivit-elle. Sans
toi, cela n’aurait pas été la même chose.
— Merci. Et excuse-moi si je suis un peu tendue.
— Ce n’est pas étonnant que tu te sentes nerveuse en présence de tous ces hommes, soupira son amie
en haussant les sourcils d’un air comique. Tu devrais vraiment quitter Kareshi plus souvent. Je vais en
toucher deux mots à mon cher mari.
— Non, ce n’est pas la peine : Sharif a déjà assez de problèmes comme ça. Je suis heureuse à Kareshi.
Tu sais à quel point j’aime mon travail et…
— … et à quel point tu maintiens sans relâche la discipline de fer que tu t’es imposée, même ici. Oui,
je sais tout cela. Mais, franchement, tu pourrais t’autoriser un petit voyage de temps en temps !
— Fais-moi confiance, s’il te plaît. La décision que j’ai prise est juste.
Britt secoua la tête.
— T’enfermer et rester coupée du monde extérieur ne peut pas être juste. C’est même le contraire : si
tu voyageais un peu plus, cela profiterait et à ton peuple et à toi.
— Je ne peux oublier un seul instant que je suis princesse de Kareshi, insista Jazz, en se raidissant
pour ne pas regarder du côté de Tyr. Ni le devoir et les responsabilités qui m’incombent.
— Même si cela implique de traîner une chaîne et un boulet à ton pied ?
Devant l’expression scandalisée de Britt, elle éclata de rire.
— Tu exagères ! A t’entendre, on dirait que je suis ma propre geôlière.
— N’est-ce pas le cas ? Attention à ne pas écraser complètement ta personnalité. Ne te transforme pas
en une personne que tu n’es pas.
— Une vieille fille aigrie et acariâtre, c’est ça que tu veux dire ?
— Il n’y a aucun risque ! s’exclama Britt en riant à son tour. Et maintenant il va falloir résister aux
assauts de celui que tu appelais « le beau Viking »…
— Ne prends pas cet air inquiet : je suis capable de résister à Tyr.
A condition que son cœur veuille bien cesser de battre de manière aussi désordonnée…
* * *
Après avoir vérifié du coin de l’œil que Sharif s’entretenait toujours avec l’ambassadeur et son
épouse, un peu plus loin, Tyr s’approcha de la table de son ami, à laquelle Jazz était sur le point de
s’asseoir. Aussitôt, comme s’il avait flairé le danger, Sharif interpella sa sœur, qui se dirigea vers lui.
Tyr leva les yeux au ciel. Britt s’avança vers lui.
— Tu as l’air bien songeur, lança-t-elle.
— Je suis songeur.
— Tu vas rester jusqu’à la fin de la soirée, n’est-ce pas ?
— Bien sûr ! Je te suis vraiment reconnaissant de tout ce que tu as fait pour moi, sœurette.
— Mais tu aurais préféré quelque chose de plus intime.
— Non, tu avais raison : autant voir tout le monde d’un coup.
— Pour te débarrasser de la corvée ? répliqua sa sœur en penchant légèrement la tête sur le côté.
* * *
Lorsque Jazz revint vers la table où Britt l’avait placée, Tyr s’y était déjà installé. Appuyé au dossier
de sa chaise dorée, il contemplait les invités avec calme. Lorsqu’elle voulut faire demi-tour, Tyr
bondit sur ses pieds et tira une chaise pour elle en souriant.
Aucun homme n’aurait dû lui sourire ainsi, de façon aussi ouverte, aussi… engageante. Avait-elle
jamais été aussi embarrassée face à Tyr ? Autrefois, ils ne s’étaient jamais sentis mal à l’aise
ensemble, mais en dix ans ils avaient beaucoup changé tous les deux.
Jazz s’assit sans savoir si elle devait maudire Tyr ou pas pour avoir ignoré le plan de table élaboré
avec soin par Britt. Il avait dû déplacer les cartons… Que pouvait-elle y faire ? S’excuser et aller
s’installer de l’autre côté aurait été grossier, voire ridicule étant donné que, pour l’instant, ils étaient
seuls à table.
— Alors, qu’est-ce que tu as fait durant mon absence, Jazz ? demanda-t-il en s’installant à côté d’elle,
souriant.
— Franchement, je ne saurais pas par où commencer, répliqua-t-elle avec un petit rire nerveux.
— Jazz…, répéta-t-il d’une voix plus sourde.
Cette voix résonnait au plus profond d’elle-même, ravivant des souvenirs encore vifs. Seigneur…
Elle n’aurait pas dû parler ainsi à un homme — et surtout pas à un individu aussi séduisant que Tyr
Skavanga. Hélas, elle se trouvait dans l’impossibilité d’arracher son regard au sien.
— Beaucoup de temps a passé, parvint-elle à articuler sans bafouiller.
Le sourire de Tyr devint franchement moqueur. Pas étonnant vu la platitude de ses propos ! Ne
pouvait-elle trouver une seule question à lui poser, alors qu’elle brûlait de connaître tous les détails
de l’existence qu’il avait menée durant toutes ces années ? Il continuait de scruter son visage, comme
s’il cherchait à en graver le moindre détail dans sa mémoire. Heureusement, elle vit du coin de l’œil
que Britt se dirigeait vers la table d’un pas déterminé.
Soutenant le regard de Tyr sans ciller, Jazz chercha à lui faire comprendre en silence que rien ne
serait plus comme avant, et qu’il devait cesser de la provoquer ; que tout flirt entre eux était
impossible.
— Tyr ? commença Britt d’un ton sévère en s’arrêtant à côté d’eux. Tu as déplacé mes cartons ?
— Moi ? fit son frère en posant avec nonchalance le bras sur le dossier de sa chaise.
— Je vois…, répliqua Britt avec un petit soupir agacé.
Elle n’en dit pas plus et plaqua un sourire sur ses lèvres car les autres convives approchaient de la
table, dont les invités d’honneur de la soirée, escortés par Sharif : l’ambassadeur et son épouse. Prise
de court, Britt ne put rétablir son plan de table initial changé en cachette par Tyr, lequel se rassit à la
place qu’il s’était choisie.
Lorsque tout le monde fut installé et les conversations engagées, Britt profita d’un moment où Tyr
s’entretenait avec l’ambassadeur pour glisser à Jazz :
— Tu es sûre que ça va aller ?
— Mais oui, ne t’en fais pas, mentit-elle en souriant.
Au fur et à mesure que le dîner avançait, Jazz se demanda si elle était la seule à percevoir la tension
qui montait autour de la table. Elle faisait tout pour éviter Tyr, mais il était si proche que son corps
vibrait sans cesse, sensible à sa chaleur virile, à l’énergie formidable qui exsudait de lui et se
propageait en elle. Elle s’était interdit tout plaisir sensuel. Et, ce soir, elle ne devait pas faiblir. Surtout
pas ce soir.
— Tu veux de l’eau, Jazz ?
Quand elle croisa le regard de Tyr, son cœur s’emballa de nouveau.
— Oui, merci.
Très bien : elle avait réussi à s’exprimer de façon polie et distante, sans rien laisser paraître du
tumulte qui régnait en elle.
— Comptez-vous rester longtemps à Skavanga, princesse Jasmina ?
Soulagée, elle se tourna vers la femme assise en face d’elle. Toutefois, le visage de Tyr restait
imprimé dans son esprit, si bien qu’elle l’avait presque devant les yeux en conversant avec son
aimable interlocutrice. Les épais cheveux châtains de Tyr s’étaient éclaircis au soleil et des mèches
rebelles lui tombaient sur le front, comme autrefois. Sa barbe naissante ombrait déjà ses mâchoires,
alors qu’il s’était sans doute rasé juste avant de venir à cette soirée… Et, surtout, les effluves de son
eau de toilette fraîche et boisée lui titillaient les narines.
Il portait un costume noir sur une chemise noire, alors que tous les hommes — excepté Sharif, qui
avait revêtu sa tunique d’apparat traditionnelle — portaient le smoking et le nœud papillon classique
sur une chemise blanche. Tyr semblait avoir gardé son côté rebelle.
— Encore un peu d’eau, princesse ? A moins que tu ne préfères autre chose ?
— Non, merci.
Seigneur, tout le monde devait la trouver guindée ! Surtout Tyr… Mais comment osait-il la regarder
avec une telle malice ? Dans ses yeux gris, une lueur moqueuse semblait indiquer qu’il comprenait
son tourment intérieur. Il avait toujours lu en elle. Quant à cette bouche ferme qu’un petit sourire
provocateur remontait au coin, ces lèvres qu’elle avait si souvent rêvé d’embrasser… Elle devait
absolument oublier tout fantasme de ce genre !
— Tu es sûre ? insista-t-il. Tu ne veux rien ?
— Oui, j’en suis sûre, répliqua-t-elle, les joues en feu.
— Attention : ta serviette !
Quand Tyr se pencha pour l’empêcher de glisser à terre, Jazz retint son souffle. Il lui reposa
délicatement le morceau de tissu sur les cuisses, le visage tout près du sien. Ces frôlements firent
naître des frissons qui se déployèrent en ondes délicieuses dans toute sa chair, jusqu’au plus intime.
Tyr était un homme superbe, aussi toutes les femmes auraient-elles réagi de la même façon, se dit-elle
pour se rassurer. Cependant, elle ferait mieux de s’en aller rapidement afin de mettre le plus de
distance possible entre eux.
— Tu es très belle.
Elle se figea. Il ne pouvait pas dire cela ! Il n’en avait pas le droit ! Et pourtant le compliment lui allait
droit au cœur. Le regard de Tyr se fit plus chaud tandis qu’elle restait silencieuse. Savait-il que cet
échange était des plus dangereux ? Et, s’il s’en rendait compte, s’en fichait-il ?
Eva sauva la situation : se tournant soudain vers son frère, elle affirma qu’il était né avec une carte et
une boussole dans la main. Tout le monde éclata aussitôt de rire. Jazz en profita pour se détendre un
instant.
— Tu n’as pas envie de voyager davantage ? lui demanda-t-il aussitôt.
Seigneur, pourquoi s’adressait-il à elle ? Ne pouvait-il pas se concentrer sur Eva, ou n’importe
laquelle de ses sœurs ?
— J’ai toujours aimé mon pays et je m’y sens très bien, répondit-elle en redressant le menton.
Mais si Sharif organisait pour elle un mariage avec le souverain de l’émirat voisin, comme elle le lui
avait suggéré, elle serait bien obligée de quitter Kareshi. Un frisson d’appréhension la traversa à cette
pensée — alors que c’était elle qui était à l’origine de ce projet. S’il aboutissait, elle irait s’installer
avec son mari.
— Tu ne t’es peut-être jamais donné l’occasion de découvrir d’autres horizons, reprit Tyr en
appuyant le menton sur sa paume.
— Mon cher frère est un homme dangereux à fréquenter, et encore plus dangereux à aimer, intervint
alors Eva de l’autre côté de la table.
Quand son rire contagieux éclata, il déclencha celui des autres convives, et Jazz se joignit à eux en la
remerciant mentalement d’avoir dissipé la tension qui avait empreint l’atmosphère. Dieu merci, elle
n’aurait jamais l’opportunité de mesurer la dangerosité de Tyr Skavanga…
— Nous ne savons jamais quand il va de nouveau disparaître, poursuivit Eva. Si je ferme un instant
les yeux, je ne sais pas s’il sera encore là quand je les rouvrirai.
Cette fois encore, ses mimiques et son ton outré suscitèrent l’hilarité générale. Mais cette fois Jazz ne
s’y joignit pas, le cœur aussi serré que si Tyr les avait déjà quittés.
— Ne t’inquiète pas : je reste, affirma-t-il.
Mais, en prononçant ces mots, pourquoi ne s’adressait-il pas à sa sœur ou à la tablée au lieu de la
regarder dans les yeux ? Elle n’eut pas le temps de s’interroger plus avant : l’éclairage baissa en
intensité et Britt se leva pour monter sur le podium afin de prononcer son discours. Sharif tourna sa
chaise pour écouter sa femme, bientôt imité par les invités.
Sauf Tyr, évidemment…
— Tu veux bien cesser de me dévisager, s’il te plaît ? murmura Jazz.
— Non.
— Je n’ai plus seize ans, Tyr. Alors, arrête de me provoquer.
— Je l’avais remarqué.
Puis il ne dit plus rien pendant tout le discours de sa sœur, sans cesser toutefois de la couver d’un
regard intense.
* * *
A la fin du discours de Britt, les lampes se rallumèrent toutes en même temps. A la table, Sharif
accueillit sa femme en la félicitant. Quand il était avec elle, son vieil ami était différent. Elle avait
réussi à amadouer son côté guerrier — ce dont lui-même aurait eu grand besoin.
— Tyr, tu ressembles à un volcan prêt à entrer en éruption, lui lança Eva. Qu’est-ce que tu nous
mijotes ?
Il sourit à sa sœur. Elle le connaissait trop bien et percevait l’énergie qui bouillonnait en lui et
demandait à être canalisée. A côté de lui, Britt persuada Sharif d’aller danser, puis les convives
quittèrent la table les uns après les autres pour rejoindre la piste. Ne restèrent bientôt plus qu’un
couple âgé, Jazz et lui. Et les deux autres bavardaient tranquillement, sans paraître se soucier de leur
présence.
— Alors, princesse Jasmina ?
Après avoir redressé légèrement les épaules, elle se tourna vers lui.
— Tu m’as toujours appelée Jazz, alors garde mon titre pour les grandes occasions, veux-tu ?
Au fond, elle n’avait pas changé, constata Tyr avec bonheur. Sous sa réserve et son apparente sérénité,
l’ardente Jazz frémissait. Les joues roses, elle se détourna en se mordillant la lèvre.
— Mais, aux yeux des autres, tu es la princesse Jasmina, dit-il doucement. Ils ne t’ont pas connue
comme moi au temps où tu étais un vrai garçon manqué.
— Justement, soupira-t-elle. Je ne mérite peut-être pas ce titre. Je ne me sens pas différente des autres.
Cependant…
Elle laissa sa phrase en suspens, les yeux brillants de malice.
— Cependant ?
— Tu devrais t’incliner devant moi.
Elle avait dit cela avec l’humour d’autrefois, et il éclata de rire.
— Pourquoi devrais-je m’incliner devant toi, princesse ?
— Parce que les princesses du désert doivent remettre les seigneurs vikings à leur place.
— Et quelle est cette place, au juste ?
Ses joues s’empourprèrent, lui donnant l’air ingénu et effarouché.
— Enfermés dans un donjon, de préférence.
— Pourtant, je croyais que tu n’avais peur de rien ?
Les yeux étincelants, elle soutint son regard.
— Tu as raison : c’est le cas.
— Et comment voudrais-tu que je m’incline, précisément ?
Pour la première fois, Tyr baissa en premier les yeux. Si une autre femme que Jazz l’avait regardé
comme elle l’avait brièvement regardé, il n’aurait eu aucun doute sur la façon dont la soirée allait se
terminer. Mais elle était tellement innocente en matière de séduction qu’il ne pouvait soupçonner un
jeu de sa part.
— Tu as l’air de bien te débrouiller avec ton nouveau job, dit-il d’un ton léger.
— En effet, ça va très bien, même. Merci.
— Ce n’est pas la peine d’être aussi polie avec moi ! s’exclama-t-il en riant.
Un petit pli se creusa au milieu de son front lisse.
— Ne te fâche pas, reprit Tyr. Ce soir, c’est la fête, ne l’oublie pas.
— Une fête en l’honneur de ton retour, alors tu vas devoir accepter que tu es important pour
beaucoup de gens. Et qu’aucun de nous ne sait très bien comment t’aborder après une aussi longue
absence.
Tyr s’appuya au dossier de sa chaise. Même s’il préférait la jeune sauvageonne d’autrefois, il aimait
bien cette nouvelle Jazz. Sous son allure stricte et retenue pointait le défi — en fait, elle ne faisait que
porter un masque pour dissimuler sa vraie nature.
— Cela te ferait peut-être du bien de parler de ce qui compte vraiment pour toi, des valeurs pour
lesquelles tu as combattu, poursuivit-elle.
Il fronça les sourcils : c’était elle qui se battait pour des valeurs, pas lui.
— Quelles valeurs ?
— La liberté, par exemple.
— La liberté ? répéta-t-il avec un rire incrédule. C’est toi qui me parles de liberté ?
— Que veux-tu dire ? protesta-t-elle. Je suis libre.
— Tu le penses vraiment ?
Incapable de soutenir son regard, elle baissa les yeux et murmura :
— Pour moi, tu as toujours représenté la liberté.
— Ah…
Une main invisible s’était refermée sur son cœur. Après avoir passé des années à ne rien ressentir, il
renouait avec des émotions oubliées depuis longtemps.
— Tu as toujours fait ce que tu voulais, expliqua-t-elle. Tu étais libre d’aller où bon te semblait,
quand tu le désirais.
— Tu le peux aussi, Jazz. Nous sommes au XXI siècle.
— Pas à Kareshi. Bientôt mais pas encore. D’ailleurs, nous devrions cesser de bavarder avant que
quelqu’un ne nous prenne en photo.
— Britt ne permettrait jamais à aucun journaliste de s’introduire dans sa soirée, lui assura-t-il.
Cela n’empêcha pas Jazz de regarder autour d’elle d’un air paniqué.
— Ne te moque pas de moi, s’il te plaît, dit-elle avec une note d’inquiétude dans la voix. C’est très
difficile pour Sharif, à Kareshi. Une minorité très active continue de renâcler contre le progrès. Alors
je fais tout ce que je peux pour rassurer cette frange de notre société.
— C’est l’opinion générale qui y parviendra, peu à peu, argumenta-t-il. Ton sacrifice passera
quasiment inaperçu, et tu n’auras réussi qu’à gâcher ta vie. De ton plein gré.
— Et si c’est ce que je désire ?
Tyr se contenta de la regarder en silence. Elle secoua la tête.
— J’aurais dû prévoir que tu ne comprendrais pas. Tu es comme Sharif : il dit que je vais trop loin.
— N’a-t-il pas raison ?
— Vous êtes aussi proches que deux frères, toi et lui, poursuivit Jazz en ignorant sa remarque. Vous
pouvez agir à votre guise, et vous trouvez cela naturel. Mais ce n’est pas la même chose pour moi. Je
suis une princesse royale et je dois accomplir mon devoir en respectant des règles.
— Et qu’impliquent-elles, ces règles ?
Connaissant Jazz, il savait ce qu’elle allait répondre. Elle parlerait de sacrifice nécessaire, d’efforts,
de limites… Autant dire d’un véritable gâchis.
— Je verrai ce que l’avenir me réserve. Sharif est en pourparlers avec le souverain de l’émirat voisin
de Kareshi.
Tyr fronça les sourcils, saisi par un étrange pressentiment.
— Ce serait un très bon parti pour moi, Tyr, répondit-elle.
— Pardon ? fit-il avec stupeur. Tu envisages de te marier ?
Elle rougit violemment.
— Nous ne sommes qu’au début des négociations…
— Parce que tu te considères comme une simple monnaie d’échange, maintenant ?
— Pas du tout ! Sharif n’accepterait jamais de me faire épouser un homme avec qui je ne
m’entendrais pas.
Un goût de bile lui monta aux lèvres.
— Tu veux seulement t’entendre avec ton mari ? Tu ne crois pas que tu devrais plutôt envisager
d’aimer l’homme que tu épouseras ?
Ses yeux sombres s’emplirent de confusion.
— Comment pourrais-je l’aimer ? Je ne le connais même pas.
— Et tu penses que c’est raisonnable d’envisager de l’épouser ?
— Je l’ai vu.
— Ah, tu l’as vu… Tout va bien, alors, ironisa Tyr, cynique.
— Ne te moque pas. C’est notre façon de faire, à Kareshi.
— La liberté d’aimer devrait être accordée à chacun, dans tous les pays du monde.
— Sharif a déjà rompu avec la tradition en me permettant de travailler, rétorqua-t-elle. En restant à
Kareshi, je pourrais faire énormément de choses ; mais, si en épousant l’émir du pays voisin je peux
assurer la sécurité de cette frontière, j’allégerai un peu la charge qui repose sur mon frère.
— Sharif est un adulte ! C’est un chef d’Etat qui a fait ses preuves. Mais toi, que fais-tu de ta vie,
Jazz ?
— Moi ? murmura-t-elle en ouvrant de grands yeux. Mon pays est toute ma vie. Je serai heureuse de
l’aider.
— Tu te répètes. Et, si tu veux vraiment aider ton pays, pourquoi ne pas continuer à y assumer les
responsabilités que t’a confiées Sharif ?
— Je… J’ai accepté qu’il rencontre mon prétendant.
— Rien ne t’empêche de dire à ton frère que tu as changé d’avis, riposta Tyr en la regardant dans les
yeux.
Elle baissa la tête en laissant échapper un soupir, puis regarda autour d’elle — sans doute pour
s’assurer que personne n’avait entendu leur discussion.
— Je ne veux pas changer d’avis. Si mon mariage peut profiter à mon peuple, j’épouserai volontiers
l’émir.
— Tu ne te rends pas compte de ce que tu dis, déclara Tyr en croisant les bras.
Pour lui, la discussion était close.
— Tu n’es pas né dans la famille royale de Kareshi. Tu jouis d’une liberté qui m’est interdite. C’est
aussi simple que cela.
— Rien n’est jamais aussi simple.
Il était bien placé pour le savoir… Serrant les mâchoires à en avoir mal, il se força à se rappeler qu’il
s’agissait d’une soirée festive, organisée en son honneur, et qu’ils feraient mieux de se calmer, Jazz et
lui.
Du moins pour l’instant.

5.

Après être revenu s’installer à table avec Britt, Sharif bavardait avec l’ambassadeur et son épouse, qui
venaient de les rejoindre. Son ami ne pouvait pas approuver le projet de sa sœur, c’était impossible !
Tyr le connaissait depuis trop longtemps pour y croire.
— Tu me mets mal à l’aise, lui chuchota Jazz.
Il se retourna vers elle.
— Et toi, tu me mets à l’aise quand tu parles d’épouser un homme que tu ne connais même pas !
Autrefois, tu aurais éclaté de rire si l’on t’avait parlé d’une absurdité pareille !
— En effet. Mais j’ai grandi.
Tyr leva les yeux au ciel, ce qui n’empêcha pas Jazz de poursuivre :
— Faire du pays de mon futur mari un allié profitera à Kareshi.
— Depuis que Sharif est monté sur le trône, Kareshi est prospère ; pourquoi accepterait-il de sacrifier
sa sœur pour des raisons purement politiques, bon sang ?
— Parce qu’il pense que cela me rendra heureuse.
— Je refuse de croire que Sharif puisse cautionner cette idée absurde.
— Tyr, je t’en supplie, parle moins fort…
— Comme tu voudras, princesse, mais je ne crois pas que tu aies suffisamment réfléchi à tout cela.
Jazz le regarda d’un air accusateur mais, à la lueur vivace dans ses prunelles, Tyr comprit qu’au fond
elle était d’accord avec lui. Quelle tristesse de songer qu’elle refusait de reconnaître qu’elle avait tort
de s’entêter dans cette idée de mariage ridicule !
Sentant sans doute que quelque chose n’allait pas, Sharif se tourna vers eux et échangea un bref
regard avec lui. Puis son ami haussa imperceptiblement les épaules, comme pour lui rappeler que sa
sœur avait toujours été obstinée et qu’il n’y pouvait rien.
Quand Tyr laissa échapper un soupir d’impuissance, Jazz le regarda les yeux mi-clos, mettant sa
libido à rude épreuve…
— Ne joue pas avec moi…, murmura-t-il.
— Je ne joue pas.
« Menteuse ! » faillit-il rétorquer Ses yeux pétillants la trahissaient, ses lèvres pulpeuses frémissaient,
une adorable roseur teintait ses pommettes… Leur attirance mutuelle ne pouvait être contrôlée, même
par une princesse déterminée à garder à tout prix le contrôle d’elle-même.
— Tout se passe bien ? demanda soudain Britt.
Elle s’était levée et immiscée entre eux. Elle posa une main sur le dossier de sa chaise et l’autre sur
celui de Jazz, créant un lien fugace entre eux.
Même s’il se sentait affreusement tendu, Tyr sourit à sa sœur.
— Oui. Merci encore de t’être donné tout ce mal pour moi.
Sans cesser de sourire, il se tourna vers sa voisine.
— Nous rattrapons le temps perdu, Jazz et moi.
— Tu le penses vraiment ? demanda la jeune femme dès que Britt se fut éloignée pour rejoindre son
mari.
— J’ai appris beaucoup de choses.
Notamment que la liberté de Jazz ne devrait pas dépendre d’idées rétrogrades censées contribuer au
bien de son pays.
— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? demanda-t-elle.
— Je te regarde ? fit-il en haussant les sourcils d’un air faussement innocent.
Sa robe traditionnelle lui arrivait aux chevilles. Coupée dans une étoffe précieuse d’une riche nuance
de bleu profond et ornée de fines broderies couleur bronze, elle était en parfaite harmonie avec sa
personnalité : discrète, avec une touche de feu — une étincelle vive qu’il aurait voulu voir embraser
Jazz tout entière. Que faudrait-il pour cela ? se demanda Tyr, fasciné par ses longs cheveux noirs
couverts d’un voile diaphane lui arrivant à la taille.
— Tyr, dit-elle en baissant les yeux, tu veux bien arrêter de me regarder, s’il te plaît ?
— Tu ne peux pas m’en vouloir de contempler ce qu’il y a de plus beau ici.
— Si, je t’en veux. Je ne suis plus une enfant : tu ne peux pas me taquiner comme autrefois. Tu ne
comprends donc rien ? A moins que tu ne cherches à me rendre la vie encore plus difficile ?
— C’est bien mon dernier souhait, princesse. Mais il n’y a rien de plus normal que de bavarder avec
la personne assise à côté de soi.
— Tu es impossible !
Jazz tourna si vivement la tête que son voile glissa sur son cou. Avant qu’elle ait eu le temps de le
rajuster, Tyr put contempler la courbe délicate de sa nuque. Un frisson inconfortable le traversa. Mais
Jazz avait déjà recouvert ses cheveux et, se ressaisissant, prit son verre d’eau avant de se lever pour
porter un toast.
— J’aimerais remercier la femme merveilleuse qui est aussi une amie très chère et l’épouse de mon
frère Sharif, dit-elle en se tournant vers Britt. Je voudrais te remercier au nom de tous d’avoir
organisé cette soirée exceptionnelle en l’honneur du retour de ton frère, Britt. Je ne t’aimerais pas
davantage si tu étais ma propre sœur.
Gagnée par une émotion visible, Jazz s’interrompit. Lorsqu’elle se rassit et le regarda droit dans les
yeux, Tyr fut parcouru par une étrange prémonition : la soirée s’achèverait bientôt, mais elle aurait
des conséquences à long terme.
Qui les atteindraient tous.
* * *
Même après plusieurs jours, Tyr trouvait encore étrange d’être à Skavanga, avec ses sœurs, après une
aussi longue absence.
Britt, Eva et Leila avaient envoyé leurs époux se balader afin de passer du temps avec lui — et avec
Jazz. Puis, une demi-heure plus tôt, elles l’avaient mis dehors à son tour pour parler avec cette
dernière. Installé dans le salon jouxtant la cuisine où elles papotaient, il entendait cependant le son de
leurs voix. Agacé par ce brouhaha indistinct autant que par sa mise à l’écart, il se risqua à entrebâiller
la porte. Eva le rabroua alors avec sa brusquerie habituelle :
— Nous n’avons pas besoin de toi, Tyr ! Retourne regarder ton programme sportif.
— Pourriez-vous parler un peu plus fort ? demanda-t-il en haussant un sourcil. Je n’entends pas bien
ce que vous dites…
— Jazz a un problème, si tu veux vraiment le savoir, répliqua Eva.
— Comment ça, un problème ?
— Ce n’est rien, répondit Jazz avec un geste vague de la main.
— Elle a reçu une proposition officielle venant de l’émir d’un pays voisin de Kareshi, expliqua Eva.
Tyr retint un juron. Les choses allaient très vite. Trop vite…
— Quel genre de proposition ? répliqua-t-il, feignant la candeur.
— Pour l’amour du ciel ! s’exclama sa sœur. Je sais bien que tu es un homme, mais quand même ! Tu
ne devines vraiment pas ?
— Non, mais je suis sûr que tu vas me renseigner.
Eva leva les yeux au plafond.
— Tu es bête… Une proposition de mariage, évidemment !
L’air faussement impressionné, Tyr hocha la tête en pinçant les lèvres.
— Avec un émir voisin, dis-tu ? Eh bien, Jazz doit se sentir très honorée, j’imagine.
Britt afficha un air ennuyé et posa la main sur le bras d’Eva, qui semblait prête à exploser. Leila se
mordit la lèvre. Quant à Jazz, elle évitait de le regarder.
— Quelqu’un peut m’expliquer ? demanda-t-il.
Il avait adopté une voix douce alors qu’intérieurement il bouillait littéralement de rage. Eva fut la
première à réagir.
— Je peux ? demanda-t-elle en se tournant vers Jazz.
L’air résigné, celle-ci haussa les épaules.
— Vas-y. De toute façon, cela ne restera pas longtemps confidentiel, alors…
Après avoir pris une profonde inspiration, Eva le regarda dans les yeux.
— Tu vas trouver ça nettement moins honorable : l’émir a précisé que Jazz devait être vierge le jour
de son mariage.
Se rappelant in extremis qu’il était supposé être un ami compatissant et non un prétendant indigné,
Tyr se retint de saisir Jazz par les épaules pour la secouer jusqu’à ce qu’elle recouvre ses esprits.
— Je ne savais pas que les hommes pouvaient encore poser ce genre d’exigence au XXI siècle…
— Jazz doit faire ce qu’elle juge bon pour elle, dit alors Leila. Aucun de nous ne peut savoir ce que
c’est que d’être une princesse de Kareshi.
Se tournant vers Jazz, sa conciliatrice de sœur ajouta :
— Et nous te soutiendrons, quelle que soit ta décision.
Ulcéré, Tyr refréna l’envie de donner un coup de poing dans la porte. Jazz envisageait-elle vraiment
d’épouser cet homme des cavernes ? Et quand cela avait-il été décidé ? La dernière fois qu’il en avait
entendu parler, les négociations entre Sharif et l’émirat voisin avaient juste commencé…
— Je sais, dit Jazz d’une voix émue. Merci, Leila. Voulez-vous bien m’excuser un instant ?
— Bien sûr, répondirent les sœurs en chœur.
Tyr s’effaça pour lui laisser le passage, puis, ignorant les regards d’avertissement de ses sœurs, il la
suivit et referma la porte derrière lui.
* * *
— Qu’est-ce que tu fais ? souffla Jazz en roulant les yeux.
— Tu as déjà pris ta décision ? demanda Tyr de but en blanc.
Au moment où elle baissait le regard sur la main posée sur son bras, Tyr sentit un courant brûlant
passer entre eux. Ce fut bref, mais durant ces quelques secondes tout aurait pu arriver. Cependant, un
tel tourment se lisait dans les yeux de biche de son amie d’autrefois qu’il laissa retomber son bras.
— Leila a raison, chuchota-t-elle. Je sais que tu ne me comprends pas, mais je ne peux pas rejeter la
proposition de l’émir, à cause de tous les avantages que cette union…
— N’importe quoi ! la coupa-t-il. Je te l’ai déjà dit : ce ne serait pas bon pour toi. Et tu le sais, je le
vois dans tes yeux.
— J’aurais dû venir voilée.
La bouche de Jazz tressaillit au coin. Ce trait d’humour et cette amorce de sourire vite réprimée firent
comprendre à Tyr que l’ancienne Jazz refaisait surface. Mais, au lieu de le rassurer, cela rendait la
situation encore plus douloureuse.
— Ne plaisante pas, c’est de ta vie qu’il s’agit.
— Exactement, répliqua-t-elle en redressant le menton. C’est ma vie. Tu veux bien me laisser passer,
maintenant ?
Les poings serrés, Tyr la vit s’éloigner dans le couloir. Comment pourrait-il se regarder en face s’il
laissait sans rien faire Jazz bousiller sa vie ?
* * *
Tyr sortit son mobile, qui vibrait dans sa poche.
— Sharif ? Pas de problème, j’espère ? demanda-t-il en décrochant, inquiet malgré lui.
— Oui et non. J’ai besoin de toi à Kareshi.
Tyr fit aussitôt le lien avec Jazz, qu’il n’avait pas revue depuis leur discussion de la veille.
— Désolé de te demander de revenir déjà, reprit son ami. Surtout pour quelque chose de pas très
grave.
Un soulagement indescriptible l’envahit.
— J’ai dû m’absenter pour mes affaires, poursuivit Sharif au bout du fil. Et les habitants de Wadi ont
besoin d’aide avec leur connexion internet. Il faut que quelqu’un aille là-bas, mais je ne peux pas leur
envoyer un étranger. Toi, ils te connaissent et te font confiance, tu comprends ?
— Oui, bien sûr, s’empressa d’affirmer Tyr. Je ne les laisserai pas tomber.
De toute façon, il avait promis aux villageois de revenir le plus rapidement possible.
— Quand peux-tu quitter Skavanga ? demanda Sharif.
— Demain, ça irait ?
— Ce serait parfait.
Il retrouva ses sœurs dans le salon. A peine la porte refermée derrière lui, Britt l’interpella :
— Laisse tomber !
— De quoi parles-tu ?
— Laisse Jazz tranquille. Et ne me dis pas que tu ne penses pas à elle, je te connais. Je connais ce
regard. Tu crois toujours que Jazz a été forcée dans sa décision, n’est-ce pas ?
— Décision qu’elle n’a pas encore prise, fit-il remarquer. Alors elle a le temps de changer d’avis ; et,
si j’ai l’occasion de la croiser à Kareshi, je ne manquerai pas de lui en parler.
— Tu penses vraiment que Sharif pourrait obliger sa propre sœur à faire quelque chose contre son
gré ?
— Tyr n’a pas dit cela, Britt, s’interposa aussitôt Leila en se levant de son fauteuil.
Comme d’habitude, son intervention suffit à détendre l’atmosphère.
— Dis-lui, Britt, lâcha alors Eva.
— Dis-lui quoi ? s’enquit alors Tyr en faisant volte-face.
— Je sais que Sharif vient de t’appeler. Il m’a dit qu’il en avait l’intention.
— Et ?
— Calme-toi, Tyr. Et laisse-moi t’expliquer, répliqua leur sœur aînée avec une légère impatience.
Jazz n’est plus à Skavanga et elle ne sera pas à Kareshi quand tu arriveras là-bas.
Il fallut quelques secondes à Tyr pour encaisser le choc.
— Où est-elle ? demanda-t-il d’une voix blanche.
— Elle est partie avec Sharif.
Sans même lui dire au revoir ? Et pour rejoindre son fichu émir moyenâgeux ? A cette pensée, la
nausée lui monta dans la gorge.
— Ne me dis pas qu’elle est allée rejoindre ce…
Il ne put continuer tant son esprit se rebellait à l’idée qu’elle puisse se fiancer avec cet homme qu’elle
ne connaissait même pas.
— Non, rétorqua calmement Britt. Et ne te mets pas en colère, mais je suis en partie responsable de ce
voyage. Sharif et moi avons pensé que ce serait bien d’éloigner Jazz de Kareshi pendant quelque
temps, afin qu’elle puisse réfléchir à ce qu’elle souhaite vraiment faire de sa vie. Alors, au lieu de
rentrer directement, il lui a fait faire un petit détour. La façon dont elle s’aligne sur les traditionalistes
n’enchante pas non plus Sharif, tu sais. Il ne voit pas sa sœur en princesse recluse et docile. Il ne l’a
jamais vue ainsi.
— Et où l’a-t-il emmenée ?
— Il l’a déposée à Milan, pour qu’elle découvre la capitale de la mode.
Tyr éclata franchement de rire.
— Sharif connaît-il aussi mal sa sœur ? Depuis quand Jazz s’intéresse-t-elle à la mode ? L’endroit où
elle est le plus heureuse, c’est dans le désert, à galoper en liberté.
Il fit volte-face et se dirigea vers la porte.
— Ne décide rien à la hâte, l’implora Leila en lui posant la main sur le bras. Cela n’aiderait pas Jazz.
Sharif a voulu lui donner une chance de prendre du recul, de réfléchir à son avenir avant de faire un
choix qu’elle risquerait de regretter toute sa vie.
— Je ne peux pas imaginer qu’elle se sacrifie ! s’indigna Tyr en secouant la tête.
— Moi non plus. Hé ! lança-t-elle alors qu’il ouvrait la porte. Où vas-tu ?
— Je n’en sais rien. Mais cette fois je resterai en contact avec vous. Promis !
Il détestait quitter ses sœurs de cette façon, mais elles avaient des maris pour veiller sur elles. Pas
Jazz. Même si Sharif la faisait sans doute surveiller par une armée de gardes rapprochés, qui la
protégeaient de la réalité, de la vie même.
Dans de telles conditions, comment aurait-elle pu prendre une décision éclairée ?

6.

Avant son voyage à Skavanga, tout était clair dans son esprit : en confiant le soin à Sharif d’entamer
des négociations avec l’émir, Jazz avait pensé toute volte-face impossible. Hélas, les trois femmes
qu’une certaine presse avait surnommées « les Diamants de Skavanga » avaient tout remis en
question. Avec sa vive intelligence et son cerveau de femme d’affaires, Britt lui avait fait remarquer
qu’une union avec un émirat moins prospère que Kareshi risquait de freiner son développement. De
son côté, Eva n’avait cessé de lui répéter qu’il aurait fallu avoir perdu la tête pour envisager
d’épouser un homme avec qui elle n’avait même pas été au lit, tandis que Leila affirmait son
inquiétude de la voir sacrifier sa véritable nature et toute possibilité de bonheur personnel.
Et puis, il y avait Tyr.
Et Sharif.
Et le fait que, coincée entre les célébrités du moment et les journalistes de mode, elle commençait à
en avoir plus qu’assez de ces fichus défilés de mode milanais !
Il était temps de rentrer chez elle, d’autant qu’à présent les négociations entre Kareshi et l’émirat
voisin devaient approcher de leur terme. Envisageait-elle vraiment d’épouser un pays ? Et en quoi ce
mariage aiderait-il Kareshi si elle allait s’installer avec son époux ? Seul le désert pourrait lui
apporter le calme dont elle avait besoin pour réfléchir à son avenir.
Son mobile vibra dans son sac. Elle le sortit et vit qu’elle avait reçu un message d’Eva :
Tyr est à Wadi.

Elle répondit aussitôt :


Et alors ?
Et alors, bonjour, belle princesse prisonnière.
Eva, qu’est-ce que tu veux que je te dise ???
C’est la frustration sexuelle qui t’empêche de réfléchir ?
EVA !!!
Tu t’amuses bien, à Milan ?
Zut !
Pourquoi restes-tu là-bas, au fait ?
Je me posais justement la question…
Jazz contempla un instant l’écran de son portable avant d’ajouter :
Que fait Tyr à Wadi ?
Il ne regarde pas une pauvre fille effectuer la danse des sept voiles dans son harem comme ton émir,
ça, c’est sûr.
EVA !!
Comment comptes-tu faire du bien à Kareshi si tu te retrouves ligotée avec des menottes en plumes
d’autruche ?
Je ne sais pas si l’émir irait jusque-là.
Tu tiens vraiment à prendre le risque ?
Après cet échange, Jazz resta immobile sur sa chaise. Son portable ne tarda pas à vibrer de nouveau.
Eva reprenait la conversation :
O.K. Tu as gagné. Tyr s’occupe de leur connexion internet, alors en te dépêchant un peu…
Qu’est-ce que j’ai à voir avec ça ?
Tu pourrais lui apporter des chewing-gums, ça l’aide à se concentrer.
Oui, sauf que je ne vais pas à Wadi.
Si, tu y vas.
Jazz laissa échapper un petit soupir avant de pianoter sa réponse :
Tu me manques, Eva.
Toi aussi tu me manques, princesse. On se revoit à Kareshi ?
Qui sait ? Bises.
Elle rangea son portable, songeuse. Ou bien elle restait à Kareshi pour travailler avec Sharif à
l’émancipation de son pays, ou bien elle se transformait peu à peu en princesse prisonnière, comme
l’avait fait remarquer Eva. Ou encore, elle épousait un homme qu’elle ne connaissait même pas. Et, si
l’émir décidait de la cloîtrer dans son harem, en quoi pourrait-elle aider Kareshi ?…
Cet échange avec Eva avait au moins eu le mérite de la faire réfléchir encore un peu plus. Après s’être
excusée auprès de ses voisins, Jazz se leva sans attendre le début du défilé et s’éloigna. Il était temps
de fuir cet îlot de luxe pour replonger dans la réalité, une réalité qu’elle fuyait depuis bien trop
longtemps.
* * *
Dès l’instant où l’hélicoptère royal survola la vallée dans laquelle se nichait le palais de Sharif, Jazz
sut qu’elle avait pris la bonne décision en revenant à Kareshi. Son frère avait accompli tant de
miracles… Il était son idole, celle de leur peuple et, si elle le souhaitait, elle pourrait l’aider à
concrétiser ses autres projets pour contribuer au développement de Kareshi. Ce qui serait impossible
si elle épousait l’émir qui lui était promis…
Elle contempla les dunes de sable clair qui s’étalaient au loin. L’immensité du désert entourait le
serpent verdoyant de la vallée. Tyr s’était toujours senti en affinité avec le désert ; cette attirance
commune les avait rapprochés, autrefois. Que faisait-il ? Etait-il à Wadi, comme l’en avait informée
Eva ? Et était-il seul, là-bas ? Tyr souffrait de la solitude, elle l’avait compris en voyant les ombres
qui obscurcissaient ses yeux gris.
Jazz remercia mentalement Eva de lui avoir ouvert les yeux et de l’avoir empêchée de se fourvoyer
dans la mauvaise voie. Grâce à son amie, elle avait décidé de rentrer dans son pays, où les gens
avaient bien plus besoin d’elle que l’émir. Des gens comme Tyr, blessé dans son âme et qui était
revenu trouver la paix dans l’immensité du désert. Là, il redonnait un sens à son existence en
s’immergeant dans le travail. Jazz aurait tant aimé l’aider, mais le lui permettrait-il ?
Se détournant du hublot, elle se répéta qu’elle devait oublier ce que Tyr représentait pour elle. Au
cours de la soirée organisée par Britt pour fêter le retour de son frère, ce dernier lui avait clairement
fait comprendre qu’il n’avait pas besoin d’elle. Et non seulement elle ne pourrait pas sauver le monde
à elle toute seule, mais elle ne pourrait pas non plus effacer les ombres qui voilaient les yeux de son
ancien complice. Cela ne l’empêcherait toutefois pas d’essayer, ni de rêver. Sans rêves, la vie ne valait
pas d’être vécue. Et, puisque Tyr travaillait à Wadi, elle le verrait forcément un jour ou l’autre…
Lorsque l’hélicoptère atterrit, Jazz en était à se dire qu’il lui faudrait néanmoins ajuster ses rêves à la
réalité. Car, même s’il ne la repoussait pas, Tyr préférerait la compagnie d’une vraie femme à celle
d’une vierge effarouchée. Oui, elle redoutait le sexe. A tel point qu’épouser un homme qu’elle ne
connaissait pas, et qu’elle entourait d’une aura d’irréalité, l’effrayait bien moins que de se rapprocher
physiquement d’un homme tout à fait réel. D’autant que Tyr Skavanga dégageait une telle aura de
sensualité virile… Assise à côté de lui lors de cette fameuse soirée à Skavanga, elle avait senti ses
sens s’embraser. Elle n’y repensait pas sans une bouffée d’excitation…
— Vous pouvez détacher votre ceinture, princesse Jasmina.
La voix du pilote dans le casque l’avait presque fait sursauter. Les mains légèrement tremblantes, Jazz
s’exécuta, en s’efforçant d’endiguer le flot d’images qui s’obstinait à défiler dans son esprit. Elle
resterait chaste jusqu’à son mariage, décida-t-elle farouchement en se levant de son fauteuil.
* * *
Tyr s’arrêta en haut de la dune pour souffler un peu. La dernière tempête de sable ayant modifié le
tracé de la piste, il avait dû renoncer à aller plus loin avec son 4x4. Puis, après s’être assuré par radio
que l’on viendrait chercher son véhicule avant la prochaine tempête, il s’était mis en marche, presque
quatre heures plus tôt.
Tout en rajustant la position de son sac à dos, il repensa à l’époque où Sharif l’avait invité à venir
passer ses vacances scolaires à Kareshi, parce qu’il le plaignait d’avoir trois sœurs. Mais, dès son
arrivée, Tyr avait découvert qu’à elle toute seule la sœur de son ami était encore plus redoutable que
Britt, Eva et Leila réunies…
Il contempla le village de Wadi, au loin. Il s’attendait presque à voir Jazz galoper à sa rencontre. Mais
elle se trouvait à Milan, jouant les fashionistas. Et, même si elle avait été ici, ils n’auraient pu
retrouver l’innocence de ces jours enfuis. Ils avaient trop changé, tous les deux.
Plissant les yeux pour se protéger des rayons du soleil, Tyr se remit en marche, entamant la dernière
étape de son voyage.
* * *
Jazz ne prit même pas la peine de vérifier son aspect dans le miroir. Jamais elle n’avait été aussi
heureuse d’enfiler sa tenue d’équitation ! Les lueurs grises de l’aube cédaient lentement la place à une
chaude lueur orangée qui présageait une belle journée — idéale pour monter à cheval, à condition de
partir avant que le soleil ne soit trop haut ; car, à ce moment-là, la douce chaleur tournerait au brasier
infernal.
Les cheveux noués sur la nuque, une tunique couvrant partiellement son pantalon d’équitation, elle
prit sa bombe accrochée à côté de la porte avant d’aller retrouver le nouveau pensionnaire des
écuries. Spear était un étalon réputé impossible à monter. Toutefois, avec le bon dosage de douceur et
de fermeté, Jazz ne doutait pas d’apprivoiser le superbe animal. Pourquoi pensait-elle soudain à Tyr ?
Parce qu’il était lui aussi un superbe animal ? Peut-être l’apercevrait-elle, si elle passait à proximité
de Wadi…
Se rappelant son titre et les responsabilités qui lui incombaient, Jazz résolut de ne pas prendre cette
direction. Sauf si le vent soufflait de l’est : dans ce cas, si elle ne voulait pas que le sable lui fouette le
visage, elle serait forcée de passer dans les parages.
Quelques minutes plus tard, elle entra dans les écuries et, se rapprochant doucement de Spear, lui
caressa les oreilles en le saluant — ce qui lui valut un hennissement vigoureux. Puis l’étalon baissa le
museau vers la poche de sa tunique, à la recherche de bonbons à la menthe.
Tout en continuant à lui parler, Jazz le conduisit dans la cour, puis sauta en selle. Aussitôt, le cheval se
mit à ruer. Jazz en reprit vite le contrôle et, se penchant en avant pour l’encourager d’une voix douce,
elle le fit partir au petit galop au lieu de le laisser s’élancer comme il en brûlait d’envie.
Quand ils eurent franchi le porche de pierre délimitant le haras de Sharif, Jazz fit avancer Spear dans
l’immensité du désert et ils filèrent bientôt au grand galop. Elle se sentait en parfaite harmonie avec
sa puissante monture : c’était la sensation la plus fabuleuse au monde. Cependant, un vent fort lui
gâchait un peu son plaisir. Soufflant de l’est, comme elle le redoutait, il l’obligea finalement à se
diriger vers Wadi.
Elle décida de prendre un raccourci. Certes, ce trajet était plus risqué que le chemin normal
contournant les dunes, mais il était bien plus rapide. La dernière dune représentait un véritable défi.
Quand elle parviendrait au sommet, cependant, elle verrait l’oasis où elle venait nager autrefois avec
Tyr ; et, au loin, le village de Wadi s’étalant comme une cité miniature.
* * *
Tyr savourait d’avance la sensation de l’eau fraîche sur sa peau nue. Aucun endroit au monde
n’offrait de tels contrastes : entre chaud et froid, ombre et lumière… Ni cette merveilleuse impression
d’immensité. Dans le désert, tout était extrême. C’était pour cette raison qu’il l’aimait.
Au moment où il s’apprêtait à plonger, un cri retentit, l’arrêtant net.
Il se retourna brusquement. Il vit les jambes de l’étalon se dérober sous lui alors qu’il commençait à
dévaler la pente. Bon sang ! Heureusement, le cavalier eut le réflexe de sortir les pieds des étriers et
de se laisser tomber. Cela lui sauva sans doute la vie, lui évitant d’être écrasé sous cinq cents kilos de
muscles et d’os.
Il se figea, interdit. Etait-il victime d’une hallucination ? Non, il reconnaissait bel et bien ce cavalier !
Ou plutôt : cette cavalière… Il eut le réflexe de s’emparer de sa serviette pour cacher sa nudité et il se
mit à courir en se la nouant autour des hanches.
— Jazz !
Durant quelques secondes, un brouillard de sable l’entoura tandis que le cheval glissait en tournant
sur lui-même. Tyr s’écarta de justesse quand l’animal passa à côté de lui en battant l’air de ses sabots.
Jazz le suivit de peu. Elle atterrit à ses pieds en une sorte de tas informe. Alarmé, Tyr se pencha au-
dessus d’elle pour évaluer les dégâts : elle avait le souffle court et semblait choquée. Néanmoins, elle
avait des couleurs et elle respirait.
— Tyr ? fit-elle dans un souffle.
Il s’accroupit à côté d’elle.
— Mon… mon cheval ? bafouilla-t-elle.
Il tourna la tête vers l’oasis, où l’animal s’abreuvait goulûment.
— Sain et sauf. Et toi, ça va ? Je croyais que tu étais à Milan, en train de traîner dans les boutiques de
luxe.
— Zut ! répliqua-t-elle en haussant un sourcil espiègle. Je suis descendue au mauvais arrêt ?
Réprimant un sourire, Tyr lui adressa un regard sévère.
— Tu aurais pu avoir un grave accident ! D’ailleurs, tu es peut-être blessée.
— Seule ma fierté en a pris un coup, assura-t-elle en esquissant un mouvement pour se relever.
Il lui posa aussitôt la main sur le bras.
— Tu ne bougeras pas avant que j’aie vérifié que tu n’as rien de cassé, Jazz. Désolé, mais je vais
devoir te toucher.
— Pas question ! rétorqua-t-elle en roulant sur le flanc.
— Pour raisons strictement médicales, dit-il en la faisant revenir doucement sur le dos. Crois-moi, je
n’ai aucun désir de me livrer à ce petit examen.
« Menteur », lui lança aussitôt une petite voix intérieure. Et, en effet, ses doigts le démangeaient…

7.

Jazz ferma les yeux, puis détourna la tête, comme pour signifier à Tyr qu’elle se plierait à son
examen uniquement parce qu’elle y était forcée. Il procéda de façon rapide, posant ses mains sur son
corps avec le plus de légèreté possible. Mais Jazz était si douce sous ses doigts, si délicieusement
féminine…
— C’est vraiment nécessaire ? demanda-t-elle lorsqu’il lui effleura le sein.
— Il faut s’assurer que tu n’as pas de côte cassée ou fêlée.
— Maintenant qu’il y a un excellent centre médical au village, je pourrais me faire examiner là-bas.
Le centre médical qu’il avait fait installer lui-même, songea Tyr.
— Je vérifie simplement que tu peux être transportée.
— Je n’ai rien de cassé, riposta-t-elle d’un air renfrogné. Et je peux très bien me transporter moi-
même…
— Dis-moi quand tu voudras te relever, je t’aiderai.
Ce n’était pas du tout ainsi que Jazz avait envisagé sa balade. Et, même si elle avait vaguement pensé
rencontrer Tyr, elle n’avait certes pas prévu de contact aussi intime avec lui.
— Si ce serpent de malheur n’avait pas rampé devant mon cheval…
— … tu serais encore là-haut à me regarder nager nu dans l’oasis ?
— Certainement pas ! Je ne savais même pas que tu étais là, protesta-t-elle.
Elle tenta de se relever. Tyr l’en empêcha. Elle dut faire un effort surhumain pour ne pas admirer le
corps superbe et viril revêtu d’une simple serviette blanche, les puissants biceps, le torse
impressionnant…
— Je voulais faire boire mon cheval, c’est tout, ajouta Jazz.
— Tu as vraiment choisi le moyen le plus rapide de descendre la pente, ironisa-t-il.
— En évitant un serpent, lui rappela-t-elle d’une voix acide.
— Résultat ? Tu as atterri à mes pieds comme un sac de…
— Je ne l’ai pas fait exprès, l’interrompit-elle sèchement. Et je t’interdis de me regarder comme ça.
— Comme quoi ? demanda Tyr en se relevant lentement.
— Comme si j’étais ta distraction du jour.
— Je vais te porter jusqu’au village.
— Pardon ? Tu plaisantes ?
Voulant se redresser trop vite, Jazz chancela ; si Tyr ne l’avait pas rattrapée, elle serait retombée dans
le sable. Après lui avoir appuyé le dos contre le tronc d’un palmier, il recula.
— Reste ici pendant que je me rhabille.
Parcourue par un violent frisson, elle ferma les yeux et serra les paupières.
— Voici comment nous allons procéder, princesse.
Jazz rouvrit les yeux. Tyr avait passé un jean moulant, des boots et un T-shirt gris clair.
— Comme nous ne savons pas si tu es blessée, il est hors de question que tu ailles au village à pied.
Dès qu’elle ouvrit la bouche pour protester, il l’arrêta d’un geste de la main.
— Tu feras ce que tu voudras quand les médecins t’auront examinée de la tête aux pieds. Mais, d’ici
là, tu es sous ma protection.
— Je t’interdis de me toucher, dit-elle d’une voix sourde.
— Tu me l’interdis ? s’exclama Tyr en riant.
Sans plus attendre, il la souleva dans ses bras. Jazz se débattit mais, se rendant vite compte que plus
elle bougeait et plus son corps était en contact avec celui de Tyr, elle devint bientôt raide comme une
planche. Il ne s’agissait plus d’un jeu : les conséquences de son arrivée à Wadi dans les bras d’un
homme pouvaient se révéler désastreuses…
— Tyr, tu ne peux pas arriver en me portant dans tes bras.
— C’est ce qu’on va voir.
— Tu ne comprends pas : dans ce village vivent certains des éléments les plus conservateurs du pays.
— Je comprends parfaitement. Tu sembles oublier que je travaille à Wadi depuis pas mal de temps.
— Alors repose-moi par terre, s’il te plaît.
— Pas question, rétorqua-t-il d’un ton sans appel.
Puis, ignorant ses protestations, il continua son chemin, saisissant au passage les rênes de Spear.
— Je t’en prie, laisse-moi remonter à cheval.
— Tu n’es pas en état de monter. Regarde-toi : tu trembles. Tu veux que je te laisse ici à rôtir au
soleil ?
— Cela vaudrait peut-être mieux.
Oui, mieux valait la mort que la disgrâce, songea Jazz en contemplant le ciel qui blanchissait à vue
d’œil.
— Comment crois-tu que réagiraient les villageois si je te laissais mourir dans le désert ? Ils diraient
que l’homme qui a travaillé avec eux, qui a gagné leur confiance, n’est qu’un barbare qui a fait
preuve d’un manque total de respect envers la famille royale. Tu as eu un accident. Nous ne savons
pas si tu es blessée. Et de toute façon tu as subi un choc. Comme nous ne disposons pas d’ambulance
capable de franchir les dunes, je te transporte jusqu’au centre médical pour qu’un médecin t’examine.
N’importe qui comprendrait cela, il me semble.
— Pas tous les habitants de Wadi.
— Tu penses qu’ils préféreraient te voir morte ? répliqua Tyr en secouant la tête. Ces gens t’aiment,
Jazz. Ils parlent sans cesse de toi et de Sharif. Grâce à vous deux, la stabilité est revenue à Kareshi.
Alors tu ne dois plus jamais reprendre un tel risque. Et si je ne m’étais pas arrêté pour me baigner
dans l’oasis ? Ou si ton cheval s’était enfui ? Tu as un téléphone satellite, au moins, ou tu es équipée
d’un dispositif de repérage quelconque ?
Jazz se mordilla la lèvre : dans sa hâte, elle n’avait rien emporté…
— J’ai dû le perdre en tombant.
L’angoisse l’enserra peu à peu. Ils approchaient du village et des gens sortaient en les voyant arriver.
Un sourire rassurant aux lèvres, Tyr leur expliqua ce qui s’était passé, tout en s’avançant parmi les
villageois — dont la masse grossissait à vue d’œil. Ou il ignorait que toucher leur princesse
représentait quasiment un crime, ou il s’en fichait. Par ailleurs, elle ne pouvait en vouloir aux
habitants de Wadi d’être si rétrogrades sur certains sujets : jusqu’à l’arrivée de Tyr, qui avait installé
une connexion internet et fait apporter l’eau courante au village, ils n’avaient pas vu d’étranger
depuis une éternité. Ils vivaient loin de tout, protégés du monde extérieur et préservant des traditions
inchangées depuis des siècles.
Désireuse de rassurer les femmes, dont les yeux étaient emplis d’inquiétude, elle leur sourit. Quant
aux hommes, elle leur adressa un bref salut de la tête, mais ils se détournèrent les uns après les autres.
Elle constata avec effroi qu’à leurs yeux elle était déshonorée.
Après avoir confié les rênes de Spear à l’un des jeunes garçons qui les suivaient, Tyr pénétra dans le
centre médical, où il remit Jazz entre les mains du personnel.
— Je vais m’occuper de ton cheval, dit-il avant de repartir.
— Je dois aller expliquer aux villageois que je ne suis pas blessée…
L’infirmière l’empêcha doucement de se redresser.
— Ne vous en faites pas, nous allons nous en charger. Pardonnez-moi, princesse Jasmina, mais vous
n’irez nulle part tant que le médecin ne vous aura pas examinée. Il sera là dans quelques minutes.
D’autre part, Sa Majesté a déjà été informée de votre présence parmi nous.
Jazz laissa échapper un long soupir. Elle imaginait sans peine la réaction de Sharif : alors qu’elle
l’avait supplié de lui arranger un mariage, il venait d’apprendre qu’elle était à Wadi. Avec Tyr…
Evidemment, quand l’infirmière prit sa tension, celle-ci était trop élevée.
— Même si le médecin accepte de vous laisser sortir, je vais insister pour que vous vous reposiez un
peu, dit la jeune femme en la regardant à travers ses petites lunettes cerclées de métal. Vous avez reçu
un grand choc, comme l’indique votre tension artérielle.
En effet, mais pas seulement à cause de sa chute de cheval…
* * *
Tyr avait besoin de prendre ses distances par rapport à Jazz et de réfléchir. Il n’avait pas encore
surmonté le séisme provoqué en lui par la réapparition surprise de la jeune femme. De plus, il se
retrouvait face à des conséquences qu’il allait devoir gérer. Il ne prendrait pas le risque de perdre la
confiance des villageois ; ni celui de gâcher son amitié avec Sharif.
Quand il entraîna un petit groupe d’anciens à part pour éclaircir la situation, leur réaction le
décontenança complètement.
— Non, affirma-t-il au chef du village en souriant. Nous n’envisageons pas de nous marier.
— Vous le devez, répliqua le patriarche d’un ton grave.
Tyr continua de sourire, persuadé que son vieil ami ne pouvait pas parler sérieusement.
— Très bien, finit par conclure celui-ci. Nous allons régler cette affaire !
Puis il se détourna et s’éloigna, suivi des autres hommes.
Un mauvais pressentiment traversa Tyr. Cette rencontre ne présageait rien de bon et, manifestement,
le chef du village prenait tout cela très au sérieux. De son côté, il n’avait pas pour habitude de se
dérober devant un problème. Jusqu’à présent, il n’avait jamais laissé ces gens tomber, et il n’avait pas
l’intention de commencer maintenant.
Il voulut appeler Sharif, sans parvenir à le joindre. Après être allé chercher son cheval dans les
écuries, il sauta en selle et s’éloigna du village.
Quel imbroglio ! La pure et innocente Jasmina, compromise avec un barbare comme lui ? C’était
impossible, il ne pouvait pas laisser faire cela. Par conséquent, il n’y avait qu’une solution : quitter
Kareshi. Alors qu’il aimait ces gens et n’avait pas terminé le travail entrepris pour eux… Bon sang, la
situation était inextricable !
Tyr éperonna son cheval, qui partit au galop. Il ne tira sur les rênes que lorsqu’il arriva à proximité
d’un campement de Bédouins installé au pied de dunes.
Il regarda les gens vaquer tranquillement à leurs tâches quotidiennes, l’air tranquille et heureux. Il
avait toujours envié le mode de vie des nomades. Il aimait le désert. Il y voyait plus clair, à présent : il
n’abandonnerait pas Jazz, surtout dans une situation dont il était responsable. Il resterait et trouverait
une solution. Ensuite, quand tout serait réglé… Bon sang ! Quand tout serait réglé, il s’en irait, en
quittant sa princesse ? Oui, ce serait la conduite la plus sage à adopter. Pour le bien de Jazz.
Après avoir fait faire demi-tour à son cheval, Tyr reprit la direction de Wadi. Une seule chose était
certaine : il resterait jusqu’à ce que tout soit rentré dans l’ordre.

8.

Dès que le médecin l’eut autorisée à sortir et que l’infirmière la laissa partir, Jazz appela le palais
pour demander que l’hélicoptère vienne la chercher et que l’on envoie quelqu’un qui s’occupe de
ramener Spear aux écuries de Sharif. Si l’infirmière n’avait pas fait allusion à une menace de tempête,
elle aurait regagné le palais à cheval, mais mieux valait rentrer le plus vite possible, avant de se
retrouver coincée à Wadi par le mauvais temps.
Les femmes du village se montraient très amicales et attentionnées envers elle, ce dont Jazz leur était
fort reconnaissante. A sa sortie du centre médical, elles insistèrent pour l’emmener dans le lieu
réservé aux femmes célibataires, où elle pourrait attendre tranquillement l’arrivée de l’hélicoptère.
Là, en plus des installations traditionnelles — coussins de soie et tables basses constituées de larges
plateaux de cuivre ouvragé, portant des coupes de fruits et des pichets de jus divers —, Jazz découvrit
avec surprise une rangée d’ordinateurs devant lesquels s’alignaient des chaises de bureau classiques,
occupées par des femmes concentrées sur leurs écrans.
— C’est grâce à Tyr Skavanga que nous disposons de cet équipement, expliqua l’une des femmes
avec fierté. Il a tout apporté et installé lui-même. Pour nous, cela équivaut à un miracle : à présent, le
monde vient jusqu’à nous. Nous pouvons même faire des achats en ligne.
— Et suivre toutes sortes de cours, ajouta une autre.
Jazz rejoignit un petit groupe rassemblé devant un des écrans.
— Nous désirons toutes travailler, comme vous, princesse Jasmina, dit alors une jeune fille en se
levant à son approche.
— Je vous en prie, rasseyez-vous, insista Jazz en souriant. Moi aussi, j’ai beaucoup à apprendre de
vous.
Il y avait tant à faire, dans ce petit village isolé ! Et tant d’enthousiasme vis-à-vis du progrès.
Comment avait-elle pu envisager de quitter Kareshi ? Elle devait avoir perdu la tête. De quoi avait-
elle peur, au fond ? Le souvenir de la soirée organisée par Britt à Skavanga rejaillit dans son esprit,
surtout celui de la proximité de Tyr. Aussitôt se superposèrent les images de lui à demi nu quand il
était venu à son secours après sa chute de cheval…
Tyr représentait à la fois le passé et tout ce qu’elle redoutait du futur. Il était la virilité incarnée et,
alors qu’elle avait toujours fait preuve d’audace dans les autres domaines, Jazz avait peur des
hommes et de la sexualité. Parce que, de cet univers opaque, elle ne connaissait que des rumeurs,
parfois fort troublantes, voire terrifiantes.
Tout en écoutant les femmes bavarder avec entrain, elle eut la confirmation que sa place était bien là,
à Kareshi, et qu’elle n’avait rien à faire avec l’émir du pays voisin. Sharif lui en voudrait, à juste titre,
de lui avoir fait perdre du temps et de l’énergie, il y aurait sans doute quelques complications au
niveau diplomatique, mais elle devait renoncer à son projet de mariage. C’était à Kareshi qu’elle
pourrait réellement aider son frère. Et nulle part ailleurs.
A cet instant, une autre jeune fille se retourna vers elle pour lui demander comment elle avait osé
tomber amoureuse d’un étranger. Une sorte de blanc se fit dans son esprit tandis que toutes les
femmes la dévisageaient en silence.
— Un étranger ? répéta-t-elle lentement.
— Oui, Tyr Skavanga, précisa la jeune fille en éclatant de rire, imitée par les autres femmes.
Comme si cette hypothèse était évidente pour tout le monde sauf elle, songea Jazz.
— Je ne l’aime pas de cette façon, protesta-t-elle, peut-être un peu trop vivement. Nous sommes amis
depuis l’enfance et c’est vrai que j’admire Tyr. Mais c’est tout.
Les femmes ne semblèrent pas convaincues. Pas étonnant, vu qu’elle avait les joues en feu. Elles
désiraient croire à une histoire d’amour romantique, comme dans les films qu’elles pouvaient
maintenant visionner. Grâce à Tyr.
Une femme plus âgée l’attira un peu à l’écart.
— Pensez-y, dit-elle. Vous avez déjà prouvé votre valeur en assumant brillamment les fonctions que
vous a confiées votre frère, Sa Majesté le cheikh Sharif. Imaginez ce que vous pourriez faire pour
nous avec Tyr Skavanga !
— Vous… Je…
La perspective était follement séduisante. Quant à ce que son vieil ami pourrait en penser, Jazz
préférait ne pas y songer.
* * *
Décidément, le sort semblait s’acharner contre lui… Alors qu’il se trouvait encore loin du village,
une tempête de sable s’était levée. Par conséquent, Jazz ne pourrait pas quitter le village et regagner le
palais. Sentant l’approche du danger, son cheval avait commencé à montrer des signes d’agitation,
obligeant Tyr à marcher. Ayant noué son écharpe sur les yeux de l’animal, il l’encourageait
maintenant à avancer, à soulever laborieusement les sabots dans le sable qui se dérobait sous ses pas.
Quand il parvint enfin au village, le ciel avait pris une teinte franchement verdâtre. Après avoir donné
à boire et à manger à son cheval, Tyr partit à la recherche de Jazz. Parce que c’était son devoir, se
convainquit-il. Il la trouva dans la salle commune du village, en pleine conversation avec les
habitants, prenant note de leurs remarques et suggestions. Elle s’était voilée, sans doute pour ne pas
choquer les traditionalistes. Mais au lieu de calmer le désir qui brûlait en lui, sa tenue stricte ne faisait
que l’attiser.
Lorsqu’elle l’aperçut, ses yeux brillèrent un bref instant, puis elle se concentra de nouveau sur les
personnes qui l’entouraient. Au grand soulagement de Tyr, car ce contact fugace avait suffi à
embraser sa libido.
A la voir ainsi au milieu des villageois, il fut conforté dans sa certitude que la place de Jazz était dans
son pays, à Kareshi. Et certainement pas auprès du souverain de l’émirat voisin.
Et s’ils coopéraient, elle et lui, quelle somme de travail ils seraient en mesure d’accomplir ! A quoi
bon de telles pensées ? se reprocha-t-il aussitôt. Elles ne pouvaient mener nulle part. S’ils œuvraient
ensemble, se voyant régulièrement, il aurait contaminé de sa noirceur une innocente jeune femme. Ce
qui était absurde, et vraiment pas souhaitable.
Comme si elle devinait qu’il songeait à elle, Jazz vint s’arrêter devant lui. Aussitôt, une douce chaleur
se répandit dans tout son corps.
— Tu es revenu, dit-elle simplement.
Durant quelques secondes interminables, elle le regarda droit dans les yeux.
— Si tu as besoin de moi, Jazz, tu n’as qu’à le demander.
— Justement…
Elle désigna d’un geste la rangée d’ordinateurs, tous disponibles pour l’instant.
— Pendant que je continue à noter les souhaits de chacun, tu pourrais apprendre à s’en servir à ceux
qui ne le savent pas encore.
— Tu veux que je joue les professeurs ?
— Pourquoi pas ? répliqua-t-elle. Enfin, si tu t’en sens capable…
Tyr soutint son regard sans ciller.
— Je crois que je peux y arriver. Mais à mon avis la connexion internet est interrompue.
— Peut-être, en effet. Tu veux bien t’en assurer ?
— A vos ordres, princesse.
* * *
Tyr avait-il vraiment besoin de prendre cette voix rauque en la fixant tranquillement dans les yeux ?
Inquiète, Jazz regarda autour d’elle pour vérifier que personne n’avait remarqué le trouble qui l’avait
gagnée.
— Les enfants s’ennuient, dit-elle. Alors autant en profiter pour les initier aux nouvelles technologies,
non ? Et les faire bénéficier de tes talents.
— Aimerais-tu profiter toi aussi de mes talents ? lança-t-il avec un haussement de sourcil malicieux.
Ou es-tu déjà une pro en la matière ?
Le cœur battant la chamade, Jazz se rassura en se disant qu’il se moquait d’elle gentiment, comme
autrefois. Qu’il ne faisait aucune allusion à d’autres talents dont elle pourrait bénéficier…
— Tyr se propose d’aider tous ceux qui voudraient apprendre à se servir d’un ordinateur, dit-elle à
l’adresse de la petite assemblée.
* * *
La bousculade qui s’ensuivit fit sourire Tyr. Jazz ne se doutait pas du don qu’elle possédait, songea-t-
il en la voyant aider des gens de tous âges à s’installer devant les écrans. Par ailleurs, elle avait
retrouvé son dynamisme, et ce constat le réjouissait profondément. Ces villageois l’aimaient et lui
faisaient confiance ; mais, plus important encore, Jazz reprenait confiance en elle.
* * *
— Ils t’aiment bien, lui dit-elle un peu plus tard.
Tout le monde faisait une petite pause pour prendre des rafraîchissements. A l’extérieur, le vent
soufflait de plus en plus fort et soulevait des tourbillons de sable.
— Cela t’étonne ? Je te rappelle que je travaille avec eux depuis pas mal de temps.
— Je suis quand même surprise, insista Jazz. Tu es vraiment doué pour la convivialité. Moi qui te
prenais pour un solitaire invétéré…
— J’en suis un. Cependant nous sommes tous coincés ici à cause de la tempête.
— Ce dont nous avons besoin, c’est d’une nouvelle école, poursuivit-elle sans même sembler prêter
attention à ses paroles. Et de davantage d’enseignants. J’ai envoyé un message à Sharif pour lui en
parler. J’espère recevoir une réponse dès que cette tempête se calmera un peu. Tous ici sont si avides
d’apprendre !
Tyr sourit en l’écoutant développer ses projets. En vérité, il ne désirait initier qu’une seule femme, et
à des plaisirs n’ayant rien à voir avec l’utilisation d’ordinateurs ou d’internet…
— En effet. Néanmoins, pour l’instant, le temps se gâte. Je préférerais que nous arrêtions et que tous
rentrent chez eux. Je vais accompagner les plus âgés ; ensuite, je reviendrai te chercher.
Jazz se rebiffa aussitôt — ce qui ne l’étonna guère…
— Je suis tout à fait capable de me débrouiller seule !
— Tu crois ? Comme tu t’es débrouillée sur cette dune avec ton cheval, par exemple ?
La sentant se raidir, Tyr lui posa la main sur le bras pour détendre l’atmosphère. A sa grande
surprise, elle se dégagea d’un air horrifié.
— Tu n’as pas entendu ce que je t’ai dit ? Tu ne dois pas me toucher.
Son visage avait blêmi, mais ses yeux restaient noirs et brillants comme du jais. Personne ne les
regardait, heureusement, car sa réaction avait été si vive que l’on aurait pu croire qu’il lui avait
touché les seins, ou pis encore. Jusqu’à quel point Jazz était-elle innocente en matière de sexualité ? se
demanda-t-il en l’observant. Vu la façon dont elle le foudroyait du regard, elle l’était complètement…
— Je vais raccompagner les enfants chez eux, dit-elle d’un ton vif.
Mais, avant qu’elle n’ait pu rassembler les gamins, le chef du village demanda le silence.
— Aucun espoir que l’hélicoptère vienne me sauver et me permette de m’échapper, je suppose ?
chuchota-t-elle.
— Aucun. Personne n’arrivera ici ou n’en partira aujourd’hui.
— On sait combien de temps la tempête risque de durer ?
— Si je pouvais rétablir la connexion internet, je pourrais peut-être te répondre. Mais ne t’inquiète
pas, j’ai moi aussi envoyé un e-mail à Sharif tout à l’heure, pour lui dire que tu étais en sécurité à
Wadi. Je lui ai également précisé que les femmes du village s’occupaient bien de toi. Mais je ne sais
pas si le message est parti avant que la connexion soit interrompue.
— Nous sommes bloqués ici, alors ?
— On dirait. Pour moi, ça ne change rien : je travaille à Wadi.
En revanche, pour Jazz, c’était plus compliqué, lut-il dans son regard sombre. Elle détourna alors les
yeux, sans doute parce qu’elle ne devait regarder aucun homme de la sorte, au moment où le chef du
village commençait à parler.
— Ne t’inquiète pas, murmura discrètement Tyr. Je veillerai à ce que rien ne…
— Je peux très me débrouiller toute seule, répéta-t-elle à voix basse. J’ai l’habitude des tempêtes et du
désert.
Plusieurs anciens prirent la parole après leur chef. Tyr en profita pour se faufiler parmi la foule et
prendre du recul, afin de pouvoir observer sans l’être lui-même. Soudain, un groupe d’hommes âgés
le poussa en avant, jusqu’à ce qu’il se retrouve à côté de Jazz, au bas d’une estrade improvisée.
— Cela ne durera pas longtemps, lui assura Jazz. Ils veulent te féliciter de les avoir aidés, je crois.
Malheureusement, Tyr pressentait qu’il s’agissait d’autre chose. Il y avait de l’attente dans l’air, une
attente dont il ne parvenait pas à comprendre la cause. Les gens lui souriaient comme s’ils
partageaient tous une formidable nouvelle…
— Tout va rentrer dans l’ordre, reprit Jazz d’un ton confiant.
— J’espère que tu as raison, répliqua-t-il avec beaucoup moins d’assurance, se rappelant sa
conversation étrange avec le chef du village.
Elle ne répondit pas : faisant bien attention à ne pas le toucher, elle passa devant lui pour rejoindre les
anciens qui l’invitaient à monter sur l’estrade. Après avoir réclamé le silence, elle commença à
parler. Tyr ne comprenait pas tout, mais il connaissait suffisamment de kareshi pour protester en
levant les mains quand elle le félicita chaudement pour « le travail fantastique qu’il avait accompli ».
Tout le monde se tourna vers lui en applaudissant. Ensuite, le chef l’invita à rejoindre Jazz et les gens
s’écartèrent en souriant pour le laisser passer.
— Le chef vient d’expliquer que nous travaillerions ensemble, toi et moi, traduisit Jazz.
Tyr sentit son sang lui battre les tempes tandis que le chef reprenait la parole. La politesse l’obligeait
à garder le silence tant que le vieil homme n’avait pas fini de s’exprimer. Par ailleurs, il n’avait pas
besoin d’interprète pour comprendre la réaction des villageois : ils débordaient de joie et certains
hommes se mirent à lui donner l’accolade.
Après que Jazz eut prononcé quelques mots, Tyr se tourna vers elle :
— Qu’est-ce que tu as dit ?
A cet instant, le chef la prit à partie et Jazz se mit à saluer la foule en souriant.
— Qu’est-ce que tu as dit ? demanda-t-il de nouveau.
Elle semblait contaminée par l’enthousiasme de la foule. Que lui cachait-elle, bon sang ?
— J’aimerais bien être au courant de ce qui se raconte, surtout si cela me concerne…, fit Tyr entre
ses dents.
Elle se posa un doigt sur les lèvres en secouant la tête tandis que le chef se remettait à parler. Il
brandissait une feuille de papier, comme pour appuyer ses dires.
— Tu veux bien m’expliquer ce qui se passe, Jazz ?
— Le chef dit qu’il s’agit d’une bonne nouvelle. J’espère que c’est la réponse au message que j’ai
envoyé à Sharif, dans lequel je parlais de la nécessité d’une nouvelle école.
Tyr s’efforçait de refréner son inquiétude grandissante. Toutefois, quand il vit Jazz pâlir, puis vaciller
comme si elle allait s’évanouir, un frisson glacial le traversa.
— Qu’y a-t-il ? Que dit le chef, bon sang ? !
— Que… que nous aurons l’argent nécessaire pour l’école, balbutia-t-elle.
— Cela devrait plutôt te réjouir, non ?
— Oui, bien sûr. Et il vient d’expliquer que nous resterions tous les deux ici pour en superviser
l’installation.
— Tous les deux ? répéta-t-il en fronçant les sourcils.
— Je… je ne sais pas quoi dire. Tout échappe à notre contrôle… Ça va trop vite.
— Qu’est-ce qui va trop vite ?
— Le chef vient juste de confirmer que Sharif avait également approuvé sa requête : que je me marie
ici, au village.
Un ouragan d’angoisse souleva Tyr, tandis que des applaudissements nourris montaient de
l’assemblée.
— Pas avec l’émir, j’espère ?
— Non, pas avec l’émir…
Un soulagement immense le submergea, mais les larmes qui scintillaient dans les yeux noirs de Jazz
ne présageaient rien de bon.
— Avec qui, alors ?
Le pressentiment qui lui laboura le torse le renseigna avant même que Jazz ne réponde à sa question.
— Le chef s’est mis dans la tête que… que j’allais t’épouser.
Elle avait prononcé ces mots d’une voix à peine audible, d’autant que des clameurs de joie
retentissaient de toutes parts, mais Tyr les avaient parfaitement entendus.
Et leurs implications lui faisaient froid dans le dos.

9.

— Il faut que nous parlions.


— En effet, acquiesça Jazz, de nouveau maîtresse d’elle-même. Mais pas ici ni maintenant.
Les uns après les autres, les villageois commençaient à quitter la salle commune.
— Va t’occuper des enfants, proposa-t-il. Pendant ce temps, je vais veiller à ce que tout le monde
rentre chez soi sain et sauf.
— Oui. Ensuite, nous discuterons, affirma Jazz d’une voix tendue.
— J’y tiens. J’irai te retrouver.
— Tu ne comptes quand même pas aller vérifier que je suis bien installée ?
— Le petit discours du chef n’a rien changé : en l’absence de ton frère, je me dois de veiller sur toi.
— Je vis dans le désert depuis toujours.
— Dans un palais.
— Aurais-tu oublié toutes les fois où nous avons campé, autrefois ?
Comment pourrait-il jamais oublier ces moments ? Les vers de terre glissés dans son sac de
couchage par l’espiègle Jazz ; les cailloux dans ses bottes…
— Et ne t’inquiète pas, insista-t-elle. Je vais régler cette affaire. Ce n’est pas à toi de t’en occuper.
— J’aimerais bien ne pas m’en occuper, mais quelque chose me dit que cela va demander tous nos
efforts conjugués pour résoudre cet imbroglio. Et, dans l’immédiat, je dois veiller à ta sécurité. S’il
t’arrivait quelque chose, Sharif ne me le pardonnerait jamais. Et, plus grave encore : je ne me le
pardonnerais jamais.
Redressant les épaules, Jazz joua la carte de la majesté.
— Mon peuple veillera à ma sécurité. Et maintenant, si tu veux bien m’excuser…
Tyr faillit effectuer un semblant de révérence pour la railler, mais il n’était pas d’humeur à plaisanter.
Aussi la laissa-t-il partir avec les enfants. Il les regarda s’éloigner au milieu des volutes de sable qui
tourbillonnaient autour d’eux, jusqu’à ce qu’ils disparaissent de sa vue.
* * *
Quand il eut raccompagné la dernière personne âgée chez elle, la tempête se déchaînait sur le village.
Luttant contre le vent furieux qui l’assourdissait et lui fouettait le visage, Tyr n’avait plus qu’une idée
en tête : s’assurer que Jazz se trouvait bien en sécurité. Se protégeant le visage d’un bras, son écharpe
lui couvrant le nez et la bouche, il réussit enfin à atteindre le grand pavillon destiné à accueillir les
hôtes, abrité au pied de la colline.
— Jazz ! cria-t-il de toutes ses forces en secouant la cloche de cuivre. Jazz !
Il fallait absolument vérifier la structure soutenant le pavillon avant que la tempête ne s’intensifie.
— Jazz ! C’est moi, Tyr. J’entre.
Après avoir défait les cordes de sécurité, il souleva le panneau étanche.
— Combien de fois dois-je te le répéter, Tyr ? demanda-t-elle quand il laissa retomber le lourd
panneau derrière lui. Je n’ai pas besoin que tu viennes t’occuper de moi : je suis assez grande pour
me débrouiller toute seule ! Pourquoi risquer ta vie pour rien ? C’est ridicule !
— Excuse-moi de te contredire, mais je ne suis pas venu pour rien.
Elle s’avança vers lui la tête haute.
— Tu crois vraiment que les villageois ne savent pas construire une structure capable de résister à la
tempête ?
— Si nous avons survécu jusqu’à ce jour, ton frère et moi, c’est parce que nous ne tenons jamais rien
pour acquis.
Prenant son temps, il vérifia le soutènement du pavillon, dans les moindres détails. Quand il eut
terminé, Jazz lui demanda d’un ton franchement ironique :
— Tu es satisfait, maintenant ?
— Pas encore. Combien de temps penses-tu devoir rester confinée ici ? As-tu suffisamment d’eau ?
De provisions ?
— Regarde autour de toi.
Baissant les yeux, il vit les coupes de terre cuite disposées sur les plateaux de cuivre, chargées de
pâtisseries et de fruits.
— Bien. Mais…
— Cesse de me traiter comme si j’avais douze ans ! l’interrompit-elle, les yeux étincelants. Bon, tu es
satisfait, cette fois ? Oh ! j’oubliais : il y a une source souterraine qui passe à l’arrière du pavillon…
Tyr se contenta de lui lancer un regard noir.
— Et comment comptes-tu rentrer chez toi sans te faire emporter par un coup de vent, à présent ?
poursuivit Jazz.
En dépit de son air vindicatif, elle avait une expression à la fois juvénile et inquiète. D’après le chef
du village, ils devaient se marier. Tyr comprenait que la jeune femme ne savait comment gérer cette
situation inconfortable. Et, pour une fois, il n’avait aucun conseil à lui donner, aucune aide à lui
apporter.
— Je suis satisfait de te savoir en sécurité, reprit-il pour dissiper la tension qui régnait entre eux.
— Le pavillon est parfaitement isolé, grâce à un revêtement externe en peau de chameau, déclara-t-
elle, saisissant la perche qu’il lui avait tendue.
Après un léger silence, elle ajouta d’une voix crispée :
— Tu n’aurais jamais dû venir ici.
— Tu aurais voulu que je fasse comme si rien ne s’était passé tout à l’heure, quand le chef a pris la
parole sur cette estrade ?
— Ne vois-tu pas que tu compliques encore la situation en venant me retrouver ici ?
— Ta sécurité passe avant tout. Et, étant donné que tu n’avais aucune raison de te trouver au village, tu
exagères un peu, non ? Mais bon, maintenant que nous sommes là tous les deux, à quoi bon regarder
en arrière ?
— Si tu m’avais laissée près de l’oasis comme je te l’ai demandé, rien ne serait arrivé.
— Si je t’avais laissée là-bas, tu serais morte à l’heure qu’il est. Et, si l’une de mes sœurs se retrouve
coincée au milieu d’une tempête de sable alors que Sharif est à proximité, j’attendrais de lui qu’il
agisse exactement comme moi.
— Ce qui se passe ici est différent.
— Pourquoi ? Parce que tu es une princesse royale ? Tu es néanmoins un être humain, que je sache !
— Je suis seule avec un homme.
— Un homme qui est là pour veiller à ta sécurité, et pour aucune autre raison, Jasmina.
— Tu ne m’appelles plus Jazz, à présent ?
— Tu es une princesse, non ? railla-t-il.
Tyr ne pouvait lui avouer que Jazz était la femme qu’il voulait dans son lit, tandis que la princesse
Jasmina était la sœur innocente de son ami — par conséquent intouchable.
Un nouveau silence pesant s’installa entre eux.
— Eh bien, puisque quoi que je fasse je suis dans l’erreur…, lâcha-t-elle enfin. Et, puisque tu es là,
autant t’offrir quelque chose à boire.
— Avec plaisir, répliqua Tyr dans un sourire moqueur.
— Un jus de fruits ?
— Oui, merci.
Tandis que Jazz versait du jus dans deux verres colorés, il en profita pour admirer les riches tentures
et les tapis aux couleurs somptueuses. Les habitants de Wadi avaient tenu à montrer leur affection à
leur princesse en l’entourant de leurs plus précieux trésors. Un délicieux parfum montait des
encensoirs de cuivre, tandis qu’une lumière dorée brillait à travers les entrelacs des lanternes. Ces
objets avaient sans doute appartenu à de lointains ancêtres, songea Tyr. Quant aux magnifiques
couvertures brodées et aux coussins de soie multicolores, ils auraient pu servir à installer une bonne
dizaine de couches.
— C’est beau, n’est-ce pas ? dit Jazz en se retournant vers lui. Mais tu as oublié de fixer le panneau
étanche.
Interloqué, il se tourna et fut forcé de reconnaître qu’elle avait raison.
— Tu étais trop occupé à me faire la morale…, ajouta-t-elle tandis qu’il allait réparer son oubli.
Quand il revint et ôta sa veste, Tyr remarqua que Jazz l’observait en retenant son souffle. Dans son
univers ultra-protégé, le simple fait de voir ses biceps devait être troublant…
* * *
Comment avait-elle pu laisser Tyr entrer dans le pavillon ? Lorsqu’il avait effleuré son bras tout à
l’heure, Jazz avait eu l’impression qu’un courant électrique la parcourait tout entière. Et maintenant
elle se retrouvait enfermée seule avec lui… Il était hors de question qu’il sorte par ce temps : c’était
donc uniquement la prudence qui justifiait cette situation d’exception. Ils n’avaient pas choisi de se
retrouver enfermés ensemble. Ils y étaient forcés. Du moins voulait-elle s’en persuader…
Tyr emplissait l’espace. Son aura de puissance et de sensualité, son autorité naturelle l’enveloppaient
et la perturbaient. Il était si suprêmement mâle, si redoutablement viril… La férocité de la tempête
l’avait déstabilisée, mais cela n’excusait en rien les fantasmes débridés qui déferlaient dans son esprit.
Seule avec Tyr, dans cet espace raffiné où tout invitait à la détente, voire aux plaisirs… Elle ne savait
où regarder, comment se comporter, où s’asseoir. Et quand le vent se mit à ébranler les parois du
pavillon, comme pour renforcer l’intensité des émotions qui se bousculaient en elle, Jazz frissonna
violemment.
— Est-ce que je pourrais avoir un fruit ? demanda Tyr.
— Bien sûr. Sers-toi, je t’en prie.
Il dégagea son poignard de sa ceinture. Jazz se souvenait précisément du jour où Sharif lui avait
offert ce khanjar meurtrier à la lame courbe, en tout point identique à celui que son frère portait lui-
même à la ceinture. Celui-ci avait dit que ce cadeau faisait d’eux des frères, et qu’il n’avait confiance
en personne autant qu’en Tyr. Fascinée, elle le regarda couper son fruit en tranches fines avec la lame
acérée et les poser sur une assiette.
— Il se peut que nous soyons bloqués ici durant des heures. Tu devrais manger quelque chose, lui
conseilla-t-il.
Des heures ? Comment pourrait-elle rester calme et raisonnable pendant tout ce temps alors que son
cœur battait déjà à un rythme sauvage ? Elle prit un morceau de fruit sur l’assiette que son
compagnon lui tendait. La nuit risquait d’être longue, en effet.
— C’est bon ?
— Délicieux, merci.
Elle se sentait si tendue, si coincée. Tellement terrifiée, seule avec cet homme superbe.
* * *
— Ne me regarde pas comme ça, s’il te plaît, murmura-t-elle.
Le visage en feu, elle tendit la main pour reprendre un morceau de fruit au moment où il faisait la
même chose. Leurs doigts se frôlèrent. Tous les sens de Tyr s’embrasèrent. Bon sang, c’était de la
folie pure. S’abriter de la tempête se transformait en une épreuve d’endurance qu’il n’avait pas
prévue.
Heureusement, Jazz s’éloigna de quelques mètres avant de lui adresser de nouveau la parole.
— Je suis heureuse que tu sois revenu.
— Heureuse que je sois revenu de mes voyages ou heureuse que je sois ici ? demanda-t-il en piquant
un morceau de mangue avec la pointe de son khanjar.
— Les deux, admit-elle avec franchise.
— Alors, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— Que veux-tu dire ? répliqua-t-elle, les yeux emplis d’un mélange d’excitation et de crainte.
Tyr laissa échapper un rire bref qui résonna étrangement entre eux.
— Tu diras à l’émir que nous avons passé la nuit ensemble, ou c’est moi qui m’en chargerai ?
— Je préférerais parler d’autre chose.
— Comme tu voudras…
Il se mit à marcher de long en large. L’inactivité ne lui avait jamais réussi mais, où qu’il dirige ses
pas, il ne pourrait jamais s’éloigner suffisamment de Jazz.
— Si nous causions un peu de tes projets d’avenir ? lui proposa-t-il brusquement.
— Mes projets ? Je vais continuer à travailler aux écuries de mon frère, et développer mes activités à
l’extérieur, avec notre peuple. Sharif a toujours souhaité que je collabore aux programmes de
développement qu’il a lancés.
Elle s’interrompit, sourcils froncés.
— Ne me regarde pas comme ça, Tyr. Mon frère a toujours su où était ma place. Il m’a fallu un peu
plus de temps pour le comprendre, c’est tout. Les hommes établissent les programmes, les femmes
les peaufinent, conclut-elle avec un léger sourire.
— Je fais partie de ton programme de peaufinage ?
— Non ! s’exclama-t-elle, l’air sincèrement choqué. Et, si tu crois que c’est moi qui ai manigancé
cette absurde histoire de mariage, tu te trompes complètement !
— Calme-toi. Je ne crois rien de tel. En tout cas, nous pouvons être sûrs que le peuple de Kareshi
t’aime et te respecte. Tu as raison : ta place est ici, parmi eux. Quant à moi, je ne suis pas certain
d’être doué pour le long terme.
Elle resta silencieuse quelques instants.
— Crois-tu au destin ? finit-elle par demander.
— Où veux-tu en venir, au juste ?
— Crois-tu que les choses arrivent par pur hasard ?
Sans lui laisser le temps de répondre, elle poursuivit :
— Oui, sans doute. Pourtant… Si tu regardes bien ce qui s’est passé : ma chute m’a conduite à Wadi,
la tempête me retient ici, et maintenant…
— Et maintenant ?
— Et maintenant, non seulement les événements de ces jours derniers m’ont permis de voir
clairement mon avenir, mais j’ai également l’occasion de te parler.
— Me parler de quoi ? lança Tyr d’un ton rogue.
Il n’était pas d’humeur à subir un interrogatoire.
— Nous sommes coincés ici ensemble. Après toutes ces années de séparation, nous avons des tas de
choses à nous raconter.
Il hocha la tête, admirant la manière dont Jazz avait déjà repris du poil de la bête. Elle ne restait
jamais anéantie bien longtemps. Elle avait grandi au milieu du danger, de la corruption, des intrigues.
Forcée dès son plus jeune âge de franchir toutes sortes d’obstacles, de déjouer de fourbes
machinations, elle était capable de survivre quasiment à tout — même à l’annonce d’un mariage
surprise, apparemment.
— Très bien, je commence, dit-elle. Je vais m’installer à Wadi. Du moins pour l’instant.
— Tu vas vivre ici ?
— Pourquoi pas ? Je peux faire sans problème la navette entre le village et le haras de Sharif.
— Et ta vie au palais ?
— A quoi bon rester dans un palais, séparée de mon peuple, alors que je peux très bien vivre parmi
les habitants et découvrir ainsi ses problèmes par moi-même ?
Tyr hocha la tête devant cette logique implacable.
— Je ne crois pas que Sharif s’opposera à ta décision. Tu sais aussi bien que moi qu’il se fiche
complètement de la pompe et du cérémonial. Il ne s’y soumet que par obligation. C’est le peuple qui
compte avant tout, pour lui comme pour toi.
— Et, quand j’ai une idée en tête, je peux me montrer très déterminée !
— Comme si je ne le savais pas…
Il se leva et se dirigea vers le panneau d’accès au pavillon.
— Où vas-tu ?
— Dans mon chez-moi du moment. Et ne me regarde pas de cet air inquiet : je serai prudent.
— Je ne suis pas inquiète, mais c’est ton tour de te dévoiler un peu, maintenant.
— Je suis resté assez longtemps ici, tu ne crois pas ? Ta réputation est déjà bien ébréchée.
— Elle est carrément en miettes, tu veux dire ! Le scandale n’aurait pas été plus grand si tu m’avais
embrassée en public.
Il se figea.
— Pourquoi n’y ai-je pas pensé ?
— Tyr ! protesta-t-elle.
— La prochaine fois, je te laisserai te débrouiller.
— Ce n’est pas vrai : tu ne m’abandonnerais jamais. Tu as toujours été un héros.
Leurs regards se croisèrent et restèrent soudés une seconde de trop.
— Laisse tomber, Jazz…
— Non, je ne laisserai pas tomber ! Un jour, tu me diras pourquoi tu refuses toujours de parler de ton
passé.
— Mon passé ne te regarde pas.
— Si, insista-t-elle, les yeux brillants comme des diamants noirs. Parce que tu m’es précieux comme
un frère. Je refuse de te regarder souffrir seul dans ton coin.
— Peut-être que je désire être seul. Crois-moi, il vaut mieux pour toi que tu ne t’aventures pas où je
suis allé, ni que tu entrevoies ce que j’ai vu. Pas même en imagination.

10.

Tyr se raidit lorsque Jazz vint glisser la main dans la sienne.


— Tu te trompes, affirma-t-elle. Tu me sous-estimes. Tu peux tout me dire, absolument tout.
— Tout n’est pas bon à dire.
— Je ne suis pas d’accord, répliqua-t-elle en secouant la tête.
Elle lui lâcha la main et recula d’un pas.
— Si tu gardes toutes ces choses horribles en toi, elles finiront par te rendre malade. Et puis il y a
toujours un moment où il faut affronter la réalité. Regarde : j’ai causé un épouvantable gâchis, que je
dois maintenant réparer. Je ne sais pas du tout comment je vais arranger cette histoire de mariage,
mais je vais trouver une solution.
Après avoir laissé échapper un long soupir, elle reprit :
— Je ne peux pas faire semblant de partager les horribles souvenirs qui te hantent, ni imaginer ce que
tu as vu.
Dieu merci ! songea-t-il.
— Mais je ne peux pas non plus rester à regarder souffrir un ami sans essayer de l’aider.
— Je ne souffre pas et je n’ai pas besoin d’aide.
Il n’avait pas l’intention d’étaler son passé pour faire plaisir à sa complice d’autrefois. Toutefois, il se
réjouissait de voir la Jazz d’antan réapparaître — réaliste, fougueuse, forte en toutes circonstances ;
un peu déraisonnable parfois, mais toujours enthousiaste et sincère, quitte à prendre des risques
inconsidérés.
— Quant à ce…
Elle s’interrompit en se mordillant la lèvre.
— Ce mariage absurde ? suggéra-t-il.
— Je sais que tu as du mal à le comprendre mais, à Kareshi, un contact physique entre un homme et
une femme ne peut signifier qu’une chose.
— Mais puisqu’il n’y a rien entre nous ! protesta-t-il en fronçant les sourcils. Ils se trompent et
finiront bien par le reconnaître.
Jazz secoua la tête avec vigueur.
— Ce n’est pas aussi simple, crois-moi. Même si nous savons ce qu’il en est réellement, toi et moi,
des gens sont prêts à profiter de n’importe quel prétexte pour déstabiliser le régime. Et ceux-là
refuseront de nous croire.
— Que proposes-tu, alors ?
Après avoir pris une inspiration profonde, elle se lança :
— Il est trop tard pour sauver ma réputation, et je ne prendrai pas le risque que toi ou moi perdions la
confiance du peuple.
— Je le sais.
— Alors, il n’y a qu’une solution : nous marier, comme l’a dit le chef du village.
En d’autres circonstances, Tyr aurait éclaté de rire.
— C’est absurde !
— Non. C’est une solution pratique et réaliste. Et ne prends pas cet air horrifié : nous ne vivrons pas
comme mari et femme. Nous ne partagerons aucune intimité, ne crains rien. Et nous pourrons rester
amis.
Sans lui laisser le temps d’intégrer l’énormité de son plan, elle se haussa sur la pointe des pieds pour
lui effleurer la joue de ses lèvres.
— Amis ? chuchota-t-elle.
La sensation fit à Tyr l’effet d’une brûlure à vif. Prenant Jazz par les bras, il la força à reculer.
— Arrête, ordonna-t-il d’une voix rauque.
Comme à son habitude, elle refusa de se laisser intimider.
— Je te promets de ne pas te ligoter. Tu pourras quitter Kareshi quand tu le voudras. Et, dès que tout
sera rentré dans l’ordre, nous divorcerons à l’amiable.
— Tu rêves complètement ! Tu as échafaudé toutes sortes de plans tordus autrefois, mais là tu bats
tous les records !
— Pas du tout, protesta-t-elle avec aplomb. Vu que nous avons confiance l’un dans l’autre, c’est la
solution idéale. Ne me regarde pas comme si j’avais perdu la tête : je dois faire quelque chose, et c’est
la meilleure idée que j’aie trouvée. La meilleure pour tous les deux. En outre, nous ne trahirons pas la
confiance du peuple et personne n’est obligé de savoir comment nous gérons notre vie privée. En
plus, cela nous permettra de rester à Kareshi et de travailler ensemble.
Tyr l’interrompit d’un geste de la main.
— Tu ne peux pas parler sérieusement…
— Je n’ai jamais été aussi sérieuse de ma vie. Tu as une meilleure idée ?
— Absolument. Je m’en vais tout de suite. Et toi, tu pars dès que la tempête est terminée et que
l’hélicoptère peut venir te chercher. Ensuite, chacun reprend sa vie comme avant. Séparément.
— Je n’abandonnerai pas les villageois. Et la fuite ne changera pas le fait qu’à leurs yeux nous avons
déjà commis l’irréparable.
— Tu paniques. C’est pour cela que tu proposes cet arrangement absurde, cette parodie de mariage
supposée convaincre ton frère, mes sœurs et ton peuple que toi et moi avons l’intention de passer
toute notre vie ensemble. Autrefois, je t’ai soutenue dans toutes sortes de folies, mais cette fois tu vas
trop loin.
— Tyr, ne t’en va pas !
Lorsqu’il baissa les yeux sur la main posée sur son bras, Jazz la retira aussitôt.
— Qu’as-tu à proposer de réaliste ? demanda-t-elle avec calme.
— Je n’ai pas à proposer quoi que ce soit. En ce qui me concerne, rien n’a changé : les habitants de
Wadi m’acceptent tel que je suis, comme ils l’ont toujours fait.
C’était d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles il était resté aussi longtemps au village : personne
ne lui posait jamais de questions.
— Mais tout va changer, à présent, Tyr. Tu ne pourras plus travailler ici. Parce que, si tu ne
m’épouses pas après avoir passé autant de temps seul avec moi, ces gens qui comptent tellement pour
toi te banniront.
— Je ne vois pas pourquoi ils en viendraient à cette extrémité.
— Parce qu’à leurs yeux tu auras déshonoré leur princesse.
Tyr secoua la tête en riant.
— Tu plaides bien ta cause ! Mais ça ne prend pas.
Les joues de sa compagne perdirent toute couleur.
— J’espère que tu ne crois pas que j’essaie de te forcer à m’épouser, parce que ce n’est absolument
pas le cas.
— Ce que je sais, c’est que tu vas renoncer à cette idée folle. Je vais expliquer aux villageois que nous
entretenons une relation purement amicale, depuis longtemps. Et Sharif me soutiendra, j’en suis
certain.
— Si nous étions à Skavanga, je serais d’accord avec toi. Or nous sommes à Kareshi.
Il se détourna, les mâchoires serrées.
— La discussion est close.
— Je t’interdis de me considérer comme si je n’étais qu’un pion que tu pourrais manipuler à ta
guise ! lança-t-elle avec toute l’ardeur de l’ancienne Jazz. Je fais mon possible pour réparer les
dommages que j’ai causés. Je peux me défendre toute seule et je n’ai pas besoin de ton aide, mais tu es
impliqué dans cette affaire, que cela te plaise ou non. Alors tu ne peux pas simplement t’en aller. Tu
prendrais le risque d’offenser mon peuple, ces gens que personne n’aime ni ne comprend aussi bien
que moi. Ils ont des défauts, c’est vrai, mais moi aussi. Nous en avons tous parce que nous sommes
humains. A présent, je me rends parfaitement compte que mon projet de mariage avec le souverain de
l’émirat voisin aurait représenté une erreur colossale. Cependant, je ne permettrai pas qu’une seconde
erreur tout aussi colossale soit commise, qui me priverait de toute chance d’aider mon peuple.
A bout de souffle, elle s’interrompit, les lèvres entrouvertes.
— Tu devrais déjà te calmer et réfléchir posément à tout cela, lui conseilla-t-il.
Mais il savait qu’il était déjà trop tard…
— Je n’aurais jamais dû escalader cette dune, dit-elle en secouant la tête. Si j’avais pris une autre
direction, rien ne serait arrivé.
— Dans ce cas, n’en rajoute pas en envisageant de donner suite à cette idée aberrante de mariage,
riposta-t-il en ouvrant le panneau d’étanchéité.
Aussitôt, le vent s’engouffra dans le pavillon, renversant presque Jazz. Et, lorsque Tyr tendit le bras
pour l’empêcher de tomber, elle s’y agrippa de toutes ses forces pour le retenir.
— Tu es devenu fou ? hurla-t-elle au-dessus des effroyables mugissements du vent. Tu vas te faire
tuer !
— Que veux-tu que je fasse ? lui cria-t-il au visage. Que je passe la nuit avec la princesse
intouchable ? Cela nous avancerait à quoi ?
Les larmes de Jazz le pétrifièrent. Il avait commis de nombreux actes dont le souvenir le hantait, il
était un assassin, un type dangereux, mais, face à Jazz en pleurs, il ne ressentait que le désir de l’aider,
de toutes les façons possibles.
— Ne me quitte pas, le supplia-t-elle.
* * *
Le cœur serré, Tyr relâcha le panneau — qui se remit automatiquement en place — puis le fixa
solidement. Prenant Jazz par la main comme si elle était la petite fille de naguère, et lui le jeune
garçon veillant toujours sur elle, il l’entraîna à l’intérieur du pavillon.
— Nous allons trouver une solution, promit-il. Je te le dois.
En même temps, et pour la première fois de sa vie, Tyr se demanda s’il pourrait tenir sa promesse.
Jusqu’à présent, il n’avait jamais laissé tomber Jazz ; hélas, cette fois-ci, il y serait peut-être contraint.
— Tu veux encore un peu de jus de fruits ? demanda-t-elle avec un petit sourire timide.
Ses mains fines tremblaient, remarqua-t-il. Mais elle les referma autour du verre pour les en
empêcher. Elle redressa la tête et le regarda droit dans les yeux.
— Et moi je te dois des excuses, reprit-elle avec calme. Tu ne peux pas imaginer à quel point je m’en
veux de nous avoir fourrés dans cette situation impossible.
— Si tu fais du gringue à tous les hommes et leur proposes le mariage…, répliqua-t-il en souriant.
Jazz rougit jusqu’aux oreilles.
— Je suis très embarrassée. Si j’avais eu le choix, tu aurais été le dernier sur ma liste.
Soulagé de la voir se détendre un peu, Tyr éclata de rire.
— Tu es une très belle femme. Et je ne parle pas seulement de beauté extérieure, tu es belle à
l’intérieur, et tu mérites mieux que cela.
— Mieux que toi ?
— Mille fois mieux que moi. Et mieux que cet émir que tu ne connais même pas. Un jour, tu tomberas
amoureuse ; à ce moment-là, tu souhaiteras être libre de pouvoir épouser l’homme que tu auras
vraiment choisi. Crois-moi, je sais de quoi je parle.
Une ombre passa sur les traits fins de sa compagne.
— Tu n’es pas marié, dis-moi ?
— Moi ? Non ! Les femmes que je rencontre ne sont pas stupides.
— Pourtant, tu es un bon parti.
— Tu crois ça ?
Lorsqu’elle le regardait ainsi, avec de l’inquiétude sincère dans les yeux, Tyr se sentait complètement
désarmé.
— Pourquoi ne te sens-tu pas libre, Tyr ?
Il ne fallait jamais baisser la garde devant Jazz, se souvint-il. Au bout d’un long silence inconfortable,
elle ajouta :
— Tu ne veux pas m’en parler, n’est-ce pas ?
— Je ne suis plus le jeune homme d’autrefois. J’ai changé. Comme tout le monde.
— Alors je vais devoir refaire connaissance avec toi, répliqua-t-elle en soutenant son regard.
Pourtant, je ne vois rien de différent en toi. Et je n’ai pas peur de ce que tu pourrais me dire. Je crois
plutôt que c’est toi qui as peur.
— Et où cela nous mènerait-il ?
— Si tu refuses complètement de me parler de ton passé, parlons de ton refus de m’épouser, alors.
Tyr se passa nerveusement la main dans les cheveux.
— Je croyais que nous en avions terminé avec ce sujet.
— Tu ne me facilites vraiment pas la tâche.
— Il n’y a rien de facile dans cette situation, Jazz.
Un petit sourire s’ébaucha sur les lèvres de la jeune femme.
— Lorsque tu m’as ramassée dans le sable et soulevée dans tes bras, tu ne te doutais pas que ton geste
risquait de te conduire au mariage, n’est-ce pas ?
— Ça, tu peux le dire !
— A présent, si tu ne m’épouses pas, je resterai pour toujours la princesse tombée en disgrâce. Et
mon peuple ne te le pardonnera jamais, déclara-t-elle en retrouvant son sérieux. Ni Sharif. Il a beau
être un chef d’Etat progressiste, il ne prendra jamais le risque de perdre la confiance des siens. Je
regrette, Tyr, mais il n’y a vraiment aucune alternative ; ni pour toi ni pour moi.
— Tu te rends compte de ce que tu dis ? C’est…
— C’est réaliste, l’interrompit-elle d’une voix triste. L’émir ne voudra plus de moi, à présent. Ni
aucun autre homme de notre monde. Je pourrais m’en aller et m’installer ailleurs, bien sûr, mais je ne
serais alors pas d’une grande utilité à mon peuple.
Pour une fois, Tyr se trouva à court de mots.
— Tu entends ? demanda-t-il soudain.
— J’entends quoi ? fit-elle en fronçant les sourcils.
— Le vent est tombé d’un coup. La tempête est sans doute passée. Les villageois vont venir voir si tu
vas bien. Tu ne voudrais pas qu’ils me trouvent ici, n’est-ce pas ?
— Il est trop tard pour s’inquiéter de ce genre de choses, répliqua-t-elle avec amertume.
Après avoir soulevé le panneau étanche, Tyr sortit du pavillon. Il s’arrêta net en voyant un groupe
s’avancer vers lui. Quand on lui demanda des nouvelles de la princesse, il fit de son mieux pour se
montrer rassurant. Mais, lorsque les villageois échangèrent des regards soulagés, il comprit qu’ils
attribuaient le bien-être de leur princesse au fait qu’il était resté avec elle…
Comment aurait-il pu trahir ces gens simples et bons ? Pas davantage que Jazz, il ne pouvait fuir ses
responsabilités. Il n’avait pas le choix : il allait devoir rester pour régler cette histoire.
Mais une chose était certaine : il ne se marierait pas — et surtout pas avec Jazz ! Il ne prendrait pas le
risque de l’attirer dans sa noirceur. Même s’il pouvait encore éprouver la sensation de ses lèvres lui
effleurant la joue, la douceur de son corps sous ses mains. Jamais il n’oublierait le tremblement qui
l’avait parcourue quand il l’avait effleurée, ni son délicieux parfum, féminin, doux, enivrant.
Il désirait Jazz, mais se retrouver forcé de l’épouser était impensable, inimaginable. Cela n’arriverait
pas. Il y avait forcément un moyen de se sortir de cette situation ridicule. Et il le trouverait.

11.

Après une nuit sans sommeil, Tyr sortit avant l’aube et alla seller son cheval. Il lui fallait s’éloigner
du village pour se concentrer et réfléchir.
Il faisait encore frais lorsqu’il s’avança dans le canyon. L’écho du bruit des sabots de son cheval se
répercutait sur la roche autour de lui. La source souterraine qui alimentait l’oasis jaillissait un peu
plus loin, et il s’arrêtait toujours au bord du cours d’eau pour faire boire son cheval. C’était cette
rivière, wadi — « oued » —, qui avait donné son nom au village.
Une fois arrivé au bas de la berge escarpée, Tyr sauta à terre et s’étira, puis remonta les étriers pour
mettre à l’aise son cheval, qui penchait déjà la tête pour s’abreuver.
Ensuite, il se débarrassa de sa chemise et de son jean pour plonger dans l’eau glacée. Cela lui
éclaircirait peut-être les idées et apaiserait, ne serait-ce que momentanément, l’ardeur de ses sens,
songea-t-il en entamant un crawl puissant.
Quand il aperçut au loin l’orée du village, il fit demi-tour et, quelques minutes plus tard, il sortit de
l’eau et s’ébroua. Il se baissa pour ramasser son jean puis l’enfila, les yeux fermés dans l’espoir
d’effacer l’image de la jeune femme au charme irrésistible et dangereux qui l’obsédait nuit et jour. La
sœur de son meilleur ami. Celle qui aurait été l’épouse idéale, s’il n’avait pas été hanté par une horde
de fantômes qui ne le lâchaient jamais.
Lorsque son étalon hennit, Tyr s’abrita les yeux et vit un cheval arriver au grand galop. Il reconnut
immédiatement la personne qui le montait.
Aucune femme ne montait avec la grâce et l’élégance de Jazz. Ni avec pareille assurance. Sa
silhouette se découpait sur le ciel d’azur encore pâle de l’aube, ses cheveux flottaient au vent comme
une bannière tandis qu’elle se penchait sur l’encolure de sa monture. Il la regarda approcher en ne
pouvant s’empêcher de l’admirer : lorsqu’elle l’aperçut, elle tira aussitôt sur les rênes et changea de
direction pour fondre droit sur lui.
Quelque chose se noua dans sa poitrine. Jazz faisait partie du désert, comme lui. Elle se trouvait dans
son élément à chevaucher ainsi en toute liberté. Mais, s’il la quittait, elle perdrait cette liberté.
Elle s’arrêta devant lui et se redressa sur sa selle en souriant, puis flatta l’encolure de son cheval.
— Je t’ai trouvé !
Après avoir sauté à terre avec sa légèreté coutumière, elle passa les rênes par-dessus la tête du
superbe étalon.
— Je m’en occupe, dit Tyr en voyant que celui-ci frappait déjà du sabot avec impatience.
— Pas la peine.
— Si, insista-t-il. Tout le monde a besoin d’aide un jour ou l’autre, Jazz. Même toi.
Sans plus attendre, il saisit les rênes et emmena boire l’étalon à l’ombre.
Jazz rajusta son voile qui avait glissé sur ses épaules dans sa course folle. Elle avait espéré trouver
Tyr au bord de l’oued. Elle avait pensé à lui toute la nuit. Au passé qu’il gardait sous silence, à tout ce
que Sharif lui avait raconté sur son ami. Ils s’étaient engagés tous les deux dans les forces spéciales ;
plus tard, Tyr était venu aider Sharif dans la lutte qu’il avait dû mener dans son propre pays pour le
libérer de la tyrannie. Après la fin du conflit, Tyr était resté pour contribuer au redressement du pays
et pour le reconstruire. Mais que s’était-il passé entre-temps ?
Fascinée par la musculature de ses épaules et de son dos à la peau hâlée, Jazz le regarda s’occuper des
chevaux. Si elle l’interrogeait, allait-il de nouveau se fermer ? De toute façon, elle pressentait qu’elle
aurait du mal à trouver les mots justes.
— Tu ne quitterais jamais Wadi à cause de ce qui s’est passé entre nous, n’est-ce pas ? hasarda-t-elle.
Tu sais que le village a encore besoin de toi,
— Si je reste, les gens se poseront de plus en plus de questions. Et alors, c’est toi qui devras t’en aller.
— Pourquoi partirais-je alors que le mal est déjà fait ?
Il la rejoignit en quelques enjambées et la prit par les bras.
— Tu veux bien cesser de me contredire, pour une fois ? lança-t-il d’une voix rauque en la regardant
dans les yeux.
Décontenancée, elle ne sut que répondre. La sensation des doigts de Tyr sur sa peau faisait naître un
courant chaud qui palpitait partout en elle.
— Je pense à toi, Jazz. Les villageois commencent à s’habituer à nous voir ensemble. Si nous restons
tous les deux, ils continueront à penser que nous allons nous marier. Et, si cela devait se produire, je
t’aurais anéantie.
— Qu’est-ce que tu crois ? riposta-t-elle en redressant le menton. Je n’apprécie pas plus que toi ce qui
nous arrive.
— Et moi, je n’ai pas renoncé : je cherche encore un moyen de nous sortir de cette impasse.
— Il n’y en a pas. Et si nous faisions nager les chevaux ?
— Si tu veux.
Jazz sourit. Autrefois, ils venaient ici pour faire nager leurs montures. C’était toujours l’occasion de
folles parties de plaisir. Ce serait en outre un excellent moyen d’apaiser la tension ambiguë qui vibrait
entre eux.
Remontant en selle, ils firent entrer les chevaux dans l’eau et les encouragèrent à avancer jusqu’à ce
qu’ils n’aient plus pied, en direction d’un banc de sable où ils pourraient retrouver la terre ferme.
Une fois arrivée là, Jazz leva le visage vers le ciel radieux et sourit en aspirant une grande bouffée
d’air pur.
— Tu sens le désert, Tyr ?
— L’odeur du crottin de chameau ?
— Tu es un barbare ! Ça sent le jasmin d’Arabie et la lavande du désert. Et, si le parfum en est aussi
intense, c’est parce que nos chevaux ont écrasé des fleurs sous leurs sabots.
— Ah…
Jazz sourit en constatant combien Tyr était peu enclin au romantisme. Il mit pied à terre. Elle lui tendit
la main pour qu’il l’aide à descendre de cheval sans glisser sur le sol humide. Mais, ignorant la main
tendue, il referma les mains sur sa taille et la souleva doucement.
Ce contact enivra Jazz. Mais, dès qu’elle eut posé les pieds sur la berge, Tyr la lâcha et s’absorba dans
la contemplation de l’eau qui coulait paisiblement.
— Je vais rentrer, lâcha-t-il soudain.
— Tu… Nous pourrions parler un peu, non ?
Il se retourna vers elle, le visage fermé.
— Que veux-tu savoir, au juste ?
— Tout, murmura-t-elle.
— En tant que princesse de Kareshi, tu jouis de nombreux privilèges, mais ceux-ci ne s’étendent pas
jusqu’à moi.
— Alors je n’ai pas le droit de savoir quoi que ce soit sur l’homme qui était autrefois mon ami ? Et
qui l’est toujours, j’espère…
— Je n’ai rien à te raconter.
Jazz frémit intérieurement. Il ne voulait rien lui confier. Ni rien recevoir d’elle. Fermant les yeux, elle
comprit qu’elle ne pouvait le forcer à rien, mais aussi qu’elle ne renoncerait jamais à en savoir plus
sur lui.
— Allez, Jazz, décide-toi ! Moi, je rentre.
— J’irais bien faire un petit tour du côté des grottes.
— Pourquoi ?
Parce qu’elle espérait, sans pouvoir le lui avouer, que là-bas le contact se rétablirait entre eux. Les
parois des grottes étaient recouvertes de peintures préhistoriques et, un jour, Jazz y était allée de son
petit dessin personnel. Furieux, Sharif lui avait ordonné d’effacer ses « gribouillis ». Tyr l’avait
défendue en arguant que de toute façon le ruissellement des eaux de pluie se chargerait bientôt de
régler le problème. Et, en effet, c’était ce qui s’était produit. Ils avaient passé des heures à explorer
ces grottes fabuleuses. Peut-être qu’en y retournant ils retrouveraient un peu de l’insouciance et de la
gaieté d’autrefois…
— A quoi joues-tu, Jazz ? cria Tyr quand elle se mit en route.
— A rien ! répondit-elle avec un haussement d’épaules. Cela fait partie de notre programme de
rattrapage du temps perdu.
* * *
Tyr suivit Jazz en maugréant, presque malgré lui. Sa silhouette fine et déterminée était mise en valeur
par la longue tunique blanche qui ondulait sur son pantalon d’équitation. Un voile diaphane flottait sur
ses cheveux noirs, comme une caresse.
— Je vais proposer à Sharif d’ouvrir les grottes au public, dit-elle en ralentissant. Il suffirait de
construire un chemin praticable équipé d’une main courante. Ensuite nous n’aurions plus qu’à former
des guides.
Nous, nous… S’imaginait-elle encore qu’ils pourraient vivre à Wadi tous les deux ? Depuis la veille,
elle avait pourtant eu le temps de réfléchir, et de se rendre compte qu’un tel mariage était absolument
impossible, non ?
— Fais attention, dit-elle en se retournant. Il y a des risques d’éboulement, par ici.
— Jazz !
La rattrapant d’un bond, il lui prit le bras tandis que des pierres roulaient sous ses pieds. Durant
quelques instants, ils restèrent immobiles, se regardant avec une intensité à peine supportable. Puis, se
rendant compte qu’il la tenait toujours par le bras, Tyr la lâcha.
— Ne t’en fais pas, murmura-t-elle alors en lissant sa tunique. Je connais cet endroit comme ma
poche.
— Ici, le sol change tout le temps. Le risque de glissement de terrain est important, comme tu viens
toi-même de le faire remarquer. Tu aurais pu basculer dans le vide.
— Je savais que tu me rattraperais à temps, répliqua-t-elle en lui posant un bref instant la main sur
l’avant-bras.
— Dans ce cas, tu es folle.
Tyr se détourna, de crainte de céder au désir brûlant qui lui commandait de prendre la jeune femme
dans ses bras avant de l’embrasser jusqu’à plus soif.
Mais, lorsque Jazz posa le pied sur une pierre qui se détacha du sol et qu’elle dérapa, il ne résista plus
et l’enlaça…
Les yeux rivés aux siens, elle entrouvrit les lèvres, comme pour les offrir aux siennes. Fasciné, Tyr
repoussa son voile, qui glissa sur ses cheveux, puis la serra contre lui.
— Qu’est-ce que tu fais ? murmura-t-elle, le souffle court.
Pour toute réponse, il pencha la tête et effleura sa bouche de la sienne. Il sentit Jazz fondre sous la
caresse et referma les mains sur sa nuque. Ce ne fut qu’au moment où il la sentit trembler contre lui
que Tyr s’écarta, en se maudissant d’avoir perdu ainsi tout contrôle.
— Maintenant, nous devrions vraiment rentrer, dit-il d’une voix rauque.
— Tu as raison…, souffla-t-elle.
Mais elle se ressaisissait déjà, comme à son habitude.
— Cela t’ennuie si je te prends la main pour descendre ? demanda-t-elle en souriant, comme si rien
ne s’était passé.
— Pas du tout.
Quand ils rejoignirent les chevaux, Tyr avait lui aussi complètement repris ses esprits.
— Tu rentreras au village avant moi, décréta-t-il.
Un frisson d’inquiétude traversa Jazz. Un accent dur avait percé dans la voix de Tyr. Durant le trajet
de retour depuis la grotte, il avait repris ses distances alors que, quelques instants plus tôt, il l’avait
embrassée… Cette capacité à se couper totalement d’elle, à se retrancher en lui-même, surtout en un
laps de temps aussi court, l’effrayait. Il y avait tant de choses qu’elle ignorait à son sujet ! Mais, ce qui
la terrifiait plus que tout, c’était la possibilité de perdre l’amitié de celui qu’elle adorait depuis
l’enfance.
Ils chevauchèrent côte à côte en silence, jusqu’à ce que Tyr oblique vers la gauche, alors qu’elle
continuait tout droit. Il choisissait délibérément le trajet le plus long, de façon à la laisser arriver bien
avant lui à Wadi…
* * *
Tyr était revenu au village depuis moins d’une heure lorsque Jazz entra dans la salle commune, où il
réparait la connexion internet.
— J’ai pensé que tu devais être au courant, dit-elle.
— Si tu commençais par le commencement ?
— J’avais écrit à Sharif pour lui dire que nous allions régler cette histoire, toi et moi. Ce que
j’ignorais toutefois, c’est que le chef du village lui avait déjà envoyé un message pour lui annoncer
que tout le monde était fou de joie à la perspective de nous voir rester au village après notre mariage.
Ne te mets pas en colère, je t’en supplie, Tyr. Il s’agit juste d’un affreux malentendu.
— Tu veux dire : une situation infernale !
Après avoir éteint l’ordinateur, il entraîna Jazz à l’extérieur.
— Quand est censée se tenir cette cérémonie ridicule ?
— Demain.
— Pardon ?
— Je suis désolée. Ici, les fiançailles ne durent pas longtemps…
— Ce n’est pas le moment de plaisanter !
Tyr avait de bonnes raisons d’être furieux, songea Jazz tandis qu’il l’accompagnait jusqu’au pavillon
réservé aux hôtes — à présent, à quoi bon se soucier d’être vus ensemble ? Mais il la laissa à l’entrée
avant de s’éloigner sans un regard en arrière.
* * *
Cette nuit-là, Tyr ne put fermer l’œil. Il n’arrivait pas à le croire : il avait embrassé Jazz ! Qu’est-ce
qui lui avait pris, bon sang ? Quant à ce mariage absurde, inconcevable… Le même mot revenait lui
marteler les tempes, résonnant dans son esprit avec une telle violence qu’il avait l’impression que sa
tête allait exploser en miettes. Un petit mot de trois lettres qui résumait à lui seul ce que Tyr
ressentait : Non !
Il ne désirait ni se lier à Jazz par ce mariage de pacotille ni décevoir les habitants de Wadi. Quelle
solution lui restait-il, alors ? Comment aurait-il pu s’en aller et les abandonner, elle et ces gens pour
qui il travaillait depuis si longtemps ? D’autant qu’il avait parlé avec Sharif et obtenu la confirmation
que, s’il quittait le village, Jazz ne pourrait plus jamais marcher la tête haute dans le royaume de
Kareshi. Toutefois, son ami était resté neutre durant cette conversation difficile : « Tu es mon ami et
Jazz est ma sœur. Je vous fais confiance, je sais que vous allez régler ce problème entre vous. »
Même s’ils ne partageaient jamais le même lit, comment pourrait-il dormir avec Jazz à proximité à
moitié nue sous ses draps ? Jazz, ses cheveux d’ébène épars sur l’oreiller, répandus sur ses belles
épaules rondes… « Tu n’aurais jamais dû l’embrasser, se fustigea-t-il pour au moins la centième fois.
Tu aurais dû garder tes distances. » Hélas, il était trop tard pour se lamenter…
Le regard perdu dans l’obscurité, Tyr pensa à l’ironie involontaire contenue dans les paroles de
Sharif, qui lui avait demandé de se montrer doux avec sa sœur ; alors qu’il devait justement faire un
effort surhumain pour ne pas se montrer trop doux avec elle.
Renonçant à dormir, il se leva d’un bond et se mit à faire les cent pas. Qui était-il pour gâcher la vie
de Jazz ? Il avait posé la même question à son ami, pour s’entendre répondre que, s’il épousait sa
sœur, ce pourrait bien être la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. A condition qu’il ose en
prendre le risque.
Or Tyr ne pouvait oublier la souffrance qu’il avait lue dans les yeux de son amie quand il s’était
fermé à elle. Elle avait compris qu’il lui était très facile de se couper du monde et de ses émotions. Et,
si jamais il cédait à l’égoïsme et refermait les bras autour d’elle, il ne la laisserait plus jamais partir.
* * *
En dépit de ses appréhensions, de ses doutes, Jazz ne put s’empêcher d’être émue par les efforts
déployés par les villageois pour faire de son mariage un jour extraordinaire.
Demain, elle allait épouser Tyr…
Chaque fois qu’elle y pensait, l’air se bloquait dans ses poumons. Et le tumulte d’émotions qui se
bousculait en elle était si puissant qu’elle se rendit compte qu’elle ne pensait même plus aux
circonstances qui les avaient conduits, et même forcés, à se marier. Elle ne songeait qu’à cela : elle
allait épouser Tyr. Une seule ombre ternissait sa joie : la nuit de noces.
Et Tyr, qu’en pensait-il ? Que ressentait-il ? Jazz caressa machinalement son voile blanc, coupé dans
la plus fine dentelle de Chantilly. La perspective de passer la nuit avec elle lui répugnait sans doute. En
fait, elle aurait presque préféré cela. Ils trouveraient une sorte d’arrangement. Des lits séparés ? Tyr
accepterait certainement volontiers cette solution. Pourtant, Jazz se voyait forcée de reconnaître qu’en
dépit de ses peurs vis-à-vis du sexe elle éprouvait une folle excitation à l’idée de pénétrer dans cet
univers inconnu.
Reposant le voile pour ne pas l’abîmer, elle se força à inspirer profondément. Il fallait qu’elle se
calme ; sinon, elle serait à bout quand elle rejoindrait Tyr pour la cérémonie. Viendrait-il ? A la
pensée qu’il puisse ne pas se montrer, un frisson glacé la parcourut. Mais elle se rassura en songeant
que Sharif et les sœurs de Tyr, accompagnés de leurs maris, allaient bientôt arriver.
Sans eux, elle n’aurait jamais pu traverser cette épreuve.

12.

Debout dès l’aube, Jazz se mit à arpenter le pavillon de long en large dans un état d’excitation
indescriptible. Elle allait se marier. Avec Tyr ! Elle n’arrivait pas à y croire — et ne savait même pas
vraiment si elle désirait y croire.
Heureusement, Britt lui avait envoyé un SMS pour confirmer qu’elle était en route avec Eva et Leila.
Leur arrivée prochaine la rassérénait un peu : avec les sœurs Skavanga à ses côtés, tout irait bien.
Sauf qu’à un moment elle se retrouverait seule avec Tyr… Mais c’était encore loin, se dit-elle pour se
rassurer.
Et Sharif, que dirait-il ? Et si Tyr ne venait pas ? S’il la laissait en plan alors que les villageois avaient
préparé une si belle cérémonie ? Jazz en aurait le cœur brisé. Elle l’aimait. Elle l’avait toujours aimé
et, même si ce mariage était un simple arrangement, elle était aussi heureuse que s’ils s’étaient mariés
par amour. Mais viendrait-il ? Tyr était un aventurier dans l’âme, toujours prêt à prendre la route.
Peut-être avait-il déjà quitté Kareshi. Il avait toujours fait preuve de loyauté vis-à-vis de Sharif, mais
il était un solitaire pur et dur.
Elle entendit les voix des femmes qui bavardaient devant le pavillon avec animation en attendant
qu’elle les invite à entrer pour l’aider à se préparer. Elle pouvait y arriver ! Elle y arriverait ! se
persuada-t-elle en allant les accueillir. Mais Tyr, que lui demanderait-il ? Qu’attendrait-il d’elle ?
L’appréhension qui la traversa fut si vive qu’elle se mit à trembler de la tête aux pieds. Elle ne
pourrait que le décevoir. Elle essaya de l’imaginer posant les mains sur elle, sur son corps, le maître
de plaisirs inconnus…
L’excitation qui l’avait gagnée devait se voir sur ses traits car les femmes se mirent à pouffer en se
cachant le visage dans leurs mains. Aussi Jazz se livra-t-elle avec soulagement aux soins de beauté
qu’elles avaient préparés pour elle, avant qu’elles n’abordent le sujet qui, visiblement, les occupait
toutes.
— Vous savez, ce ne sera pas une vraie nuit de noces, s’entendit bientôt affirmer Jazz.
— Comment ça, pas une vraie nuit de noces ? fit une voix qu’elle reconnut aussitôt.
— Britt !
Bondissant du lit de coussins, Jazz se jeta dans les bras des trois sœurs Skavanga, qui l’embrassèrent
avec chaleur. A présent, elle se sentait mieux. Et encore plus mal. Mieux parce que les trois femmes
devenues ses amies étaient arrivées, et plus mal parce qu’elle détestait l’idée de les décevoir.
— Pourquoi pleures-tu ? demanda Eva en plissant le front. Tu ne vas quand même pas te marier avec
les yeux rouges et gonflés ? C’est un moment joyeux, pas un enterrement !
— Un peu de douceur, Eva, intervint Leila en lui souriant. Nous sommes ici pour soutenir la mariée,
pas pour la bousculer.
Elle lui passa un bras autour des épaules.
— C’est normal que tu te sentes hyperémotive. Toutes les femmes réagissent comme toi le jour de
leur mariage. En tout cas, nous sommes ravies que tu nous débarrasses de notre frère ! ajouta la
cadette des trois sœurs avec malice. Alors ne t’en fais pas : nous sommes là pour t’aider !
Jazz hocha la tête, la gorge nouée. Britt la regardait d’un air inquiet, comme si elle avait deviné que
quelque chose n’allait pas — rien n’échappait à sa belle-sœur. Cependant, cette dernière garda le
silence et Jazz n’insista pas.
* * *
Le soleil brillait déjà haut dans un ciel sans nuages quand les préparatifs s’achevèrent. Pourquoi le
temps passait-il aussi vite lorsqu’on souhaitait le retenir ? Jazz désirait ce qui allait se passer mais ne
le désirait pas. Tout se brouillait dans son cerveau. Et, surtout, elle se sentait bien trop tendue et
nerveuse pour savourer le présent.
Elle brûlait de se confier aux sœurs de Tyr, de leur demander conseil, sans pouvoir s’y résoudre
toutefois. D’autant qu’elle ignorait s’il n’avait pas déjà disparu. Dans ce cas, comment réagiraient ses
sœurs, qui venaient à peine de le retrouver après tant d’années d’absence ? Elles ne lui pardonneraient
jamais. Et elle-même ne se le pardonnerait jamais…
— C’est la nuit de noces qui te fait peur ?
— Eva, pourquoi es-tu toujours aussi brusque ? demanda Leila d’un ton de reproche.
— Parce qu’il le faut, persista sa sœur. Et ce n’est qu’une simple question. Si j’ai bien compris, Jazz,
tu es encore vierge, c’est ça ?
— Quelle question ! s’indigna Leila. Jazz, tu n’as pas à lui répondre.
Elle se força à sourire.
— Ne t’inquiète pas, Leila, je ne vais pas répondre.
Elle parvint même à rire. Mais Eva avait raison : elle était morte de peur. Elle n’avait aucune
expérience en matière de sexualité, et le peu qu’elle avait entendu çà et là n’avait pas contribué à la
rassurer. D’où son dilemme : si Tyr venait, elle serait terrifiée à la perspective de leur nuit de noces.
S’il était parti, la catastrophe serait totale et ses sœurs vivraient sa disparition comme une tragédie,
dont elle-même serait responsable.
— Elle est vierge ou elle ne l’est pas, insista Eva en se servant une énorme part de halva. Et, si elle
l’est, je suis prête à lui donner quelques tuyaux utiles.
— Merci pour cette proposition très généreuse, petite sœur, dit alors Britt avec calme. Mais je ne
crois vraiment pas que le moment soit bien choisi pour faire de l’humour.
Eva se tourna vers Jazz, l’air complètement désolée.
— Excuse-moi, j’ai parlé sans réfléchir, fit-elle avec sincérité. Je ne voulais pas te brusquer.
En réalité, elle aurait bien aimé profiter des tuyaux d’Eva, mais elle se contenta de la prendre dans ses
bras en riant.
— Je vais avec Eva voir si la dame qui s’occupe du henné est disponible.
Jazz loua in petto le tact de Leila, qui avait sans doute deviné que Britt souhaitait rester seule avec elle.
Dès que ses sœurs eurent quitté le pavillon, sa belle-sœur lui demanda :
— Qu’est-ce qui ne va pas ? Tu veux m’en parler ?
Elle poussa un long soupir tremblant. C’était si tentant de tout avouer à Britt — elle avait souvent
désiré avoir une sœur à qui se confier. Mais celle-ci avait déjà tellement de soucis : non seulement
elle dirigeait la compagnie minière familiale de Skavanga, mais elle était l’épouse d’un chef d’Etat.
— Ce n’est rien, dit-elle avec un sourire forcé. Je suis un peu nerveuse, c’est tout.
— Je comprends, c’est tout à fait normal, acquiesça son amie en souriant. Tu sais, j’ai senti quelque
chose vibrer entre Tyr et toi lors de cette soirée à Skavanga. Alors je ne suis pas vraiment surprise.
Mais j’avoue que je n’avais pas pensé que vous alliez vous marier… Enfin, pas aussi vite, en tout cas !
— Moi non plus.
— Je frémis à la pensée que tu aurais pu avoir un accident plus grave, mais si cette chute de cheval
vous a rapprochés, toi et Tyr, cela vous aura fait gagner du temps.
Britt éclata de rire, puis reprit son sérieux.
— Si quelqu’un peut empêcher mon frère de partir aux quatre coins de la planète, c’est toi, Jazz.
Alors, merci. Je suis sincère. Et, si cela peut t’aider, sache que je pense que vous êtes faits l’un pour
l’autre.
— C’est vrai ?
— Oui. Le destin vous a réunis, et c’est tant mieux.
Cette interprétation romantique était si rassurante…
— Où est Tyr ? demanda-t-elle en refoulant une attaque d’anxiété. Tu l’as vu ?
— Ne prends pas cet air inquiet, répondit Britt avec un chaud sourire. Il est parti se balader à cheval
avec Sharif. A te voir, on croirait que tu crains qu’il n’abandonne sa fiancée le jour de son mariage !
Si cela avait été le cas, Jazz n’aurait pu l’en blâmer… Elle se força à rire.
— Il était de bonne humeur ?
— A ton avis ? répliqua Britt avec un haussement de sourcil comique.
Si les deux amis étaient partis à cheval ensemble, c’était sans doute pour discuter ; et trouver un
moyen de sortir Tyr de ce pétrin…
— Jazz ?
— Je suis vraiment trop nerveuse, s’excusa-t-elle. Il faut que je me calme.
Britt la regarda d’un air songeur.
— Oui, en effet, dit simplement sa belle-sœur.
Elles sortirent alors du pavillon. La fin d’après-midi n’aurait pu être plus belle. Le ciel se teintait de
nuances mauves et orangées sous lesquelles se dessinait en filigrane un fin croissant de lune. Levant
son visage vers le ciel, Jazz ferma les yeux. Elle allait épouser Tyr Skavanga. Elle allait réaliser son
rêve le plus cher ! Malheureusement, ce rêve risquait fort de virer au cauchemar.
* * *
Lorsque le petit groupe que Jazz constituait avec les sœurs Skavanga quitta le pavillon, une foule
joyeuse les attendait. Elle marchait en tête et les villageois jetaient sur son chemin des pétales de
fleurs. Celles-ci avaient été acheminées jusqu’à Kareshi par avion. Grâce aux efforts conjugués des
trois sœurs et des femmes du village, Jazz allait vivre le mariage de conte de fées dont elle avait
toujours rêvé ; et dont les habitants de Wadi se souviendraient pendant longtemps.
Soulevant légèrement le bas de sa robe en mousseline de soie, le cœur battant la chamade, les mains
tremblantes, elle s’avança sur le chemin sablonneux, suivie de Britt, Eva et Leila — qui faisaient
office de demoiselles d’honneur. Quand l’aînée des trois lui tendit un bouquet de roses arctiques, elle
la remercia, sans réussir à sourire. Jamais elle n’avait autant apprécié de porter le voile, qui lui
permettait de dissimuler le chaos qui rugissait en elle. Fixé sur ses cheveux par un diadème formé de
perles blanches et d’un ravissant assemblage des célèbres diamants blancs aux reflets bleutés extraits
de la mine de Skavanga, elle songeait à l’homme qu’elle allait rejoindre et qu’elle aimait depuis
toujours.
— Je n’ai jamais vu une aussi belle mariée, dit Leila derrière elle.
— Pourquoi trembles-tu, Jazz ? ajouta Eva, se portant à sa hauteur. Tu n’es pas malade, dis-moi ?
Malade d’amour ? Malade du cœur ?
— Je n’ai pas l’habitude d’être le point de mire…
— Il va falloir t’y habituer, répliqua sa future belle-sœur avec humour. Et puis tu es une princesse,
non ?
— Toutes les femmes sont des princesses le jour de leur mariage, renchérit Leila.
— Au fait, si tu veux te débarrasser de ton diadème quand la cérémonie sera terminée, je suis
preneuse !
— Pour l’amour du ciel, Eva, cesse d’embêter Jazz ! protesta la plus jeune du trio. Tu vois bien que ce
n’est pas le moment !
Soudain, la foule s’écarta et Jazz découvrit le chameau, orné avec soin pour l’occasion, sur lequel
elle devrait se hisser. Britt et ses sœurs l’aidèrent à s’installer sur la selle bordée de pompons colorés.
L’animal était paré d’étoffes tissées à la main et richement brodées de fil d’argent, agrémentées de
grelots qui tintinnabulaient allègrement tandis qu’il progressait avec majesté vers le lieu de la
cérémonie.
Un soupir collectif monta de la population rassemblée de chaque côté, puis Jazz eut l’impression que
tous retenaient leur souffle au fur et à mesure qu’elle se rapprochait de l’arche décorée de fleurs.
Perchés dans les palmiers pour mieux la voir, certains villageois la saluaient de grands gestes,
auxquels Jazz répondait par un signe de la main en souriant.
Si Tyr n’était pas là, se répéta-t-elle, quelqu’un aurait forcément arrêté la procession, non ?…
Lorsqu’elle l’aperçut enfin, un immense soulagement la submergea, bientôt remplacé par une
excitation sans nom.
Vêtu d’une longue tunique blanche mettant en valeur son corps athlétique, son promis était le seul à ne
pas la regarder. Il ne tourna même pas les yeux vers elle quand le jeune garçon qui conduisait le
chameau le fit s’agenouiller, avant d’aider Jazz à en descendre.
Mais, quand soudain Tyr se tourna enfin vers elle, Jazz eut l’impression que son cœur cessait de
battre. Il y avait un tel éclat dans ses yeux gris qu’elle aurait presque pu penser qu’il désirait vraiment
l’épouser.
Une clameur s’éleva de la foule au moment où Sharif quitta Tyr pour la rejoindre, afin de
l’accompagner jusqu’à l’arche fleurie.
— Tu es très belle, Jasmina, dit-il quand elle s’inclina devant lui avec le respect dû à son souverain.
Jazz se redressa et soutint son regard affectueux. Tout irait bien, elle devait y croire. Même si elle ne
pouvait s’empêcher de se demander de quoi les deux amis avaient bien pu parler durant leur
promenade dans le désert.
A cet instant, elle croisa le regard bienveillant de Britt, puis son frère lui prit la main pour la placer
dans celle de Tyr.
Par ce geste symbolique, il la confiait à son meilleur ami, songea Jazz en sentant les larmes lui
monter aux yeux.

13.

Alors qu’elle se tenait à côté de Tyr sous l’arche de mariage, Jazz se rendit compte que le tumulte qui
s’agitait en elle avait cédé la place à un calme profond. Tyr était si fort, si réel, qu’elle en était
apaisée. Rassurée. Son engagement vis-à-vis de Kareshi était total et sincère, comme le sien. Et, même
s’il n’avait pas souhaité ce mariage, elle avait été stupide de craindre qu’il ne prenne la fuite. Pas plus
qu’elle, Tyr ne tournerait le dos à son devoir ; quoi qu’il leur en coûte.
Mais pour elle il ne s’agissait pas seulement de devoir. Elle aimait Tyr. Elle l’avait toujours aimé et
l’aimerait toujours. Lorsque l’officiant lui demanda si elle acceptait de le prendre pour époux, elle
répondit « oui » sans hésiter. Tyr accepta à son tour d’une voix ferme et profonde, posée. Mais il ne
fallait surtout pas qu’elle se fasse des illusions. Pour lui, il s’agissait uniquement d’une obligation. Il
devait être persuadé — comme elle — d’avoir pris la décision juste.
Une fois la cérémonie terminée, son mari l’entraîna doucement, les doigts enlacés aux siens.
* * *
— Veux-tu un autre fruit, ou du café ? demanda Tyr en se tournant vers elle.
Il n’y avait aucune chaleur dans sa voix. Son époux s’adressait à elle du même ton neutre que celui
dont il avait usé depuis le début de la cérémonie. Elle aurait pu aussi bien épouser un étranger, songea
Jazz.
Installé à côté d’elle sur des coussins de soie disposés sur un tapis magnifique, Tyr ne lui adressa
ensuite plus la parole. Au-dessus d’eux, le ciel nocturne ressemblait à un dais de velours violet,
parsemé de myriades d’étoiles dorées disséminées autour du croissant de lune. Une douce brise
faisait onduler son voile. Tous les éléments étaient réunis pour conférer à ces instants magiques un
parfum de romantisme inouï. Sauf que manquait un élément essentiel : l’amour réciproque des deux
époux. Une tristesse immense vrilla le cœur de Jazz.
Elle avait assisté à des mariages résonnant de gaieté et de rires, au cours desquels les jeunes mariés
échangeaient des regards intimes chargés de tendresse et de complicité. Entre eux, elle sentait une
passion contenue, impatiente d’éclore dans la chambre. Avait-elle nourri des espoirs exagérés et
absurdes ? se demanda-t-elle en lançant un regard subreptice du côté de son mari. Aurait-elle dû
plutôt épouser l’émir du pays voisin ?
Non. En se mariant avec ce dernier, elle aurait déserté son pays et abandonné son peuple. Même si elle
les aurait aidés en renforçant les liens entre les deux nations et en sécurisant leur frontière commune.
Par ailleurs, Tyr était un prince, puisqu’il inspirait le peuple. Il accomplissait un travail phénoménal
pour et avec les habitants. Il se dévouait pour eux, corps et âme. Et il était l’homme de sa vie. Alors,
même si ce mariage n’était pas le mariage d’amour dont elle avait rêvé, ils feraient de grandes choses
ensemble, elle en était persuadée.
Quant à ce qui l’attendait lorsqu’elle se retrouverait seule avec lui… La bouche soudain sèche, Jazz
souleva son verre d’eau fraîche.
— Tu as dit quelque chose ? demanda Tyr.
Frémissant violemment, elle se rendit compte qu’elle avait dû exprimer son appréhension à voix
haute.
— Non, affirma-t-elle avec un faible sourire.
Après avoir reposé son verre, elle se mit à jouer fébrilement avec l’anneau de platine que Tyr lui
avait glissé au doigt. Celui-ci allait être tellement déçu… Alors qu’il était l’incarnation de la virilité,
elle-même ignorait tout de l’amour physique. En outre, elle avait entendu dire que la première fois
pouvait être très douloureuse…
— Elle te plaît ?
— Pardon ?
— Ton alliance, expliqua Tyr. Elle te plaît ?
— Oui, énormément.
En effet, elle en adorait la sobriété toute scandinave.
— Comment l’as-tu trouvée aussi rapidement ? reprit-elle.
— C’est Britt qui l’a apportée.
Evidemment… Et sa sœur avait choisi exactement la bague susceptible de lui plaire, songea-t-elle
avec émotion. Si sa belle-sœur avait su que ce mariage n’était qu’une comédie…
— Tu trembles… Tu as froid ?
Avant qu’elle ait eu le temps de répondre, Tyr lui passa une fine couverture de cashmere autour des
épaules.
— Et tu dois être fatiguée, en plus, ajouta-t-il quand elle étouffa un bâillement.
— Non.
Quand ils se levèrent enfin pour partir, Jazz eut l’impression de marcher vers son exécution. La
procession lui parut interminable : tous les villageois les accompagnaient jusqu’au pavillon nuptial
installé spécialement pour eux un peu à l’écart du village.
Quand ils pénétrèrent à l’intérieur, Jazz retint son souffle devant la magnificence avec laquelle les
villageois l’avaient décoré. Tout avait été organisé de façon à offrir le plus grand confort aux jeunes
mariés, notamment un large assortiment de fruits frais et de boissons disposé sur de grands plateaux
de cuivre, ainsi que des carafes d’eau fraîche.
Il y avait également, au centre de l’espace, un immense lit fait de somptueux coussins de soie
déclinant de subtiles nuances d’ocres et de beiges.
Avant de les quitter, tous leur souhaitèrent une bonne nuit, l’un après l’autre. Quand vint le tour de
Sharif, Jazz remarqua que celui-ci paraissait un peu embarrassé, alors que Britt la serra longtemps
dans ses bras.
— Tout ira bien, lui chuchota-t-elle à l’oreille. Je sais que Tyr prendra bien soin de toi.
C’était justement ce qu’elle craignait… Se forçant à sourire, elle répondit à sa belle-sœur :
— Mais oui, ne t’en fais pas pour moi.
Lorsque tout le monde fut parti, ils restèrent tous deux immobiles à se regarder en chiens de faïence.
Jazz rassembla alors tout son courage.
— Tu vas en premier à la salle de bains ?
— Pourquoi n’irais-tu pas d’abord ? Veux-tu que je t’aide à ôter ta robe ?
— Non, merci.
Ils étaient si raides, tous les deux ! Comme deux étrangers forcés de partager une même chambre
pour la nuit.
— Vas-y, je t’en prie, insista Jazz. Cela ne me dérange pas d’attendre.
Au contraire, elle préférait repousser le plus possible le moment d’émerger de derrière la tenture
richement brodée.
Un soulagement immense l’envahit quand Tyr se décida à aller faire ses ablutions et disparut dans
l’espace dédié à la toilette. Jazz se mit à faire nerveusement les cent pas. Tout était tellement différent
de ce dont elle avait pu rêver pour sa nuit de noces !
Quand Tyr réapparut, avec pour tout vêtement une petite serviette blanche lui ceignant les reins, elle
frémit au plus profond de son être. Son mari venait d’un pays où les gens prenaient des saunas avant
de se rouler dans la neige complètement nus… Là-bas, ce genre de pratique n’avait rien à voir avec
un rite sexuel, cela se faisait en famille, entre amis.
Réussissant à sourire, Jazz s’avança vers lui tandis qu’il lui tenait la tenture ouverte, puis se réfugia
dans le compartiment réservé à la toilette, érigé autour d’une source d’eau claire. Cela allait durer
très longtemps, constata-t-elle bientôt. Car, étant donné qu’elle avait stupidement refusé l’aide de Tyr,
il lui faudrait un temps fou pour se déshabiller…
Après avoir tiré, poussé, dégrafé les différentes étoffes et parures, elle plongea dans la rivière en
savourant le contraste entre l’air tiède et l’eau glacée qui la fit frissonner.
— Ça va ? demanda soudain Tyr depuis l’autre côté de la tenture.
— Oui ! cria-t-elle en sortant rapidement de l’eau.
De toute façon, il était temps car elle commençait à geler. S’emparant d’une immense serviette, Jazz
s’en enroula de la tête aux pieds en contemplant les divers pots et flacons apportés par les femmes du
village. Les onguents étaient censés non seulement hydrater la peau, mais décupler les sensations, lui
avaient-elles expliqué. Il lui en aurait sans doute fallu bien davantage, songea-t-elle avec un sourire
désabusé. Et un homme disposé à l’en enduire…
Prenant tout son temps, elle choisit une chemise de nuit avec soin. Mais les femmes n’avaient laissé
que des tenues faites de soie diaphane, voire transparente… Comment pourrait-elle rejoindre son
époux ainsi vêtue ?
Et si elle osait lui offrir une vision tentatrice ? Après tout, c’était leur nuit de noces… Et si elle laissait
Tyr lui faire l’amour, l’initier à des plaisirs dont elle ne soupçonnait même pas l’existence ?
Des frissons divins traversèrent Jazz tandis qu’une chaleur délicieuse se répandait dans les endroits
les plus secrets de son corps. Après tout, pourquoi pas ? D’autant que Tyr devait être le plus
merveilleux des amants ! Elle s’arrêta devant la tenture la séparant de lui, prit une inspiration
profonde, puis souleva le lourd panneau d’une main tremblante.
Mais ce qu’elle découvrit ne correspondait en rien à ce qu’elle avait imaginé : Tyr s’était
confectionné une couche en installant des coussins le plus loin possible du grand lit. Etendu sur le
dos, il avait les yeux fermés…
* * *
Les paupières mi-closes, Tyr regarda Jazz brosser ses longs cheveux. Comme elle se trouvait devant
la lumière, et bien qu’elle ait passé un fin peignoir sur sa chemise de nuit, il distinguait clairement les
contours de son corps nu à travers le tissu.
Elle était de loin la plus belle femme qu’il ait jamais vue. En gestes lents et gracieux, elle continuait
de brosser ses cheveux humides, complètement inconsciente du pouvoir qu’elle exerçait sur lui. Il
suffisait de la regarder pour la désirer, et sa libido rugissait. Il était même si excité, il désirait cette
femme avec une telle intensité, que son érection le lancinait.
Jazz Skavanga… Sa femme… Il ne put s’empêcher de sourire en songeant à la tournure qu’avaient
prise les événements, sans qu’il ait vraiment le temps de prendre conscience de ce qui lui arrivait.
Un parfum subtil se dégageait de sa mince silhouette, fleuri et frais, et le peignoir qu’elle portait,
couleur corail, mettait en valeur ses cheveux de jais qu’à présent elle nattait avec soin. « Non.
N’emprisonne pas tes beaux cheveux », supplia-t-il en silence.
Bon sang, s’il ne se calmait pas, il allait devoir retourner plonger dans la rivière glacée !
Feignant de dormir, Tyr roula sur le côté tandis que Jazz se retournait lentement. Si elle avait un peu
de bon sens, elle irait se coucher dans le grand lit sans s’approcher de lui…
Il l’avait quasiment ignorée durant les festivités afin de résister au désir qui le ravageait. Lorsqu’elle
était tombée de cheval, quelques jours auparavant, son cœur s’était arrêté de battre. Ensuite, quand il
avait palpé son corps pour vérifier qu’elle n’était pas blessée, il avait cru mourir. A présent, il
devenait fou. Hélas, même s’il avait le droit de séduire celle qui était maintenant son épouse, il la
respectait trop pour la leurrer. Car toute promesse aurait été vaine : il ne pourrait jamais lui offrir ce
qu’il était incapable d’éprouver.
Quand il comprit que Jazz se dirigeait vers le grand lit, il réprima un soupir de soulagement. Mais
lui, comment allait-il endurer ce supplice, supporter de rester à quelques mètres d’elle alors que le
désir le consumait avec une violence à peine supportable ?
Il ne tiendrait jamais toute la nuit…
14.

Jazz contempla le dos musclé, les hanches moulées dans le caleçon noir. Envoûtée, elle imagina Tyr
se penchant au-dessus d’elle, magnifique, vibrant… Pourtant, s’il bougeait d’un centimètre, elle
courrait sans doute se réfugier à l’autre bout du pavillon !
Ne restait-il rien de leur belle amitié ? Tyr ne souhaitait-il jamais qu’on lui adresse un mot gentil, un
regard chaleureux ? Elle comprenait maintenant pourquoi il était devenu dur et farouchement
indépendant, mais elle voulait lui montrer qu’il comptait pour elle. Et lui rappeler qu’il s’agissait de
leur nuit de noces. Même si cette réalité la terrifiait, elle lui insufflait en même temps un regain de
courage : il fallait qu’elle ose, sinon elle serait vouée à mener une existence désolée, la tête pleine de
Tyr Skavanga…
Jazz contempla Tyr immobile et silencieux, étendu sur sa couche de coussins à quelques mètres du
grand lit. Enfin, elle osa s’avancer vers lui.
— Jazz ? murmura-t-il sans soulever les paupières. Qu’est-ce que tu fais ? Bon sang !
Après s’être allongée à côté de lui, elle remonta jusqu’au menton la couverture prise au passage.
— J’avais froid, alors je rejoins mon mari pour passer ma nuit de noces avec lui. Nous pouvons au
moins partager notre chaleur, non ?
— Non, affirma-t-il en s’écartant d’elle le plus possible.
* * *
Tyr se força à ne pas se retourner vers sa visiteuse, à ne pas dénuder son corps superbe, à ne pas
dévorer des yeux ses épaules rondes et gracieuses avant de les goûter avec ses lèvres, sa langue…
Le désir de faire l’amour avec Jazz le submergeait, anéantissant toute résolution, toute logique, toute
prudence…
— Tu serais mieux dans le grand lit, dit-il d’une voix étouffée.
Il se ferma à la vision qui le hantait et devant laquelle son cœur s’ouvrait, palpitait…
— Ce serait peut-être plus confortable, en effet, répliqua-t-elle d’une voix qu’il ne lui avait encore
jamais entendue. Mais je n’aurais pas aussi chaud.
— Jazz, s’il te plaît, sois raisonnable.
— Je ne veux pas être raisonnable, affirma-t-elle de la même voix rauque et sensuelle. Qu’est-ce qui
t’inquiète ? Tu crois que je vais profiter de toi ? Craindrais-tu que je ne te persuade de faire quelque
chose contre ton gré ?
— Ne sois pas ridicule !
— Que dois-je penser, alors ? Que je te dégoûte ? Que tu ne peux pas supporter ma vue ?
— Pour l’amour du ciel, Jazz ! s’exclama Tyr en se redressant sur son séant. Reprends tes esprits, je
t’en supplie ! Tu trouves que la situation n’est pas déjà assez compliquée ?
— Nous sommes mariés. L’aurais-tu oublié ?
S’il se laissait aller à la toucher, à lui faire l’amour, le lien qui les unissait se renforcerait encore,
alors qu’il valait mieux pour tous les deux qu’ils gardent leurs distances.
— Je n’ai rien oublié. Bon, tu veux bien retourner dans ton lit, s’il te plaît ?
Comme elle ne bougeait toujours pas, il se rallongea et lui tourna le dos.
— Nous ne sommes plus des enfants, reprit-il. Et il ne s’agit pas d’un jeu.
— Ah, tu l’avais remarqué ? riposta-t-elle d’un ton moqueur. Je ne considère pas du tout ce qui se
passe comme un jeu. C’est ma nuit de noces, mais apparemment mon mari préfère dormir…
— Qu’est-ce que tu attends de moi ? dit-il en serrant les poings.
— Ce que toute jeune mariée attend de son époux : de la loyauté, de la confiance et de l’intimité.
Elle n’avait pas dit « de la passion ». Même avec son optimisme à tous crins, Jazz gardait visiblement
un peu de raison…
— Et de l’amitié, ajouta-t-elle soudain.
Quand sa voix se brisa, Tyr ne put résister et tourna la tête vers elle. Jazz pleurait, mais s’essuyait déjà
les joues d’un geste vif en redressant le menton.
— Je veux que tu me fasses l’amour. Que tu m’apprennes tout ce que tu connais. Que tu me montres
ce que je dois faire et comment te procurer du plaisir.
Sidéré, il resta sans voix.
— Tyr, je…
— J’ai entendu ce que tu as dit, coupa-t-il brusquement.
— Et alors ?
Elle avait tout risqué : sa fierté, son amour-propre. Pour lui, qui était devenu un véritable monstre. Et
elle l’aimait, Tyr le voyait à l’éclat brûlant qui vibrait dans ses beaux yeux noirs, à la chaleur qui
émanait de tout son être, de son corps aux courbes si douces, si féminines…
* * *
S’il la repoussait, elle n’aurait plus jamais confiance en aucun homme. Jazz avait pensé être
suffisamment forte, avait cru pouvoir supporter la réaction de Tyr, quelle qu’elle soit. Mais, en fait,
elle l’aimait trop pour ne pas souffrir de son rejet.
— Pardonne-moi, dit-elle. Je n’aurais jamais dû t’entraîner dans cette situation. Et tu as raison, nous
ferions mieux de dormir. Je ne peux pas te forcer à me désirer, je m’en rends bien compte.
Il se redressa sur sa couche improvisée.
— Tu le regretterais, crois-moi.
— Je n’ai pas peur de toi. Et comment peux-tu penser que je le regretterais ?
— Tu ne sais pas de quoi tu parles.
— Tu te trompes, répliqua-t-elle en le regardant droit dans les yeux. Nous ne pouvons pas continuer
ainsi. Qu’est-ce que tu as ? Cela ne te ressemble pas de te défiler.
— Je ne me défile pas. J’essaie de te protéger, tu ne peux pas le comprendre ?
— En me donnant l’impression d’être la femme la moins désirable de la terre ? Drôle de façon…
— J’essaie de te protéger de moi.
— Pourquoi ? Serais-tu une bête de sexe ?
— Jazz…
— Tu es sans doute insatiable au lit, insista-t-elle en haussant une épaule. Je ne doute pas que tu…
— Jazz, l’interrompit-il d’une voix ulcérée. Va te coucher dans le grand lit et dors !
— Je ne bougerai pas tant que tu ne m’auras pas expliqué de quoi tu veux me protéger. Et je te
préviens, je ne me contenterai pas de vagues explications.
Une plainte rauque jaillit des lèvres de Tyr tandis qu’il se rapprochait d’elle. Son visage se retrouva
tout près du sien.
— O.K., dit Jazz à la hâte. Je n’aurais pas dû te provoquer.
— Et moi, je ne devrais pas réagir de façon aussi excessive, ma douce, murmura-t-il.
Son souffle tiède lui caressa la peau tandis qu’il lui prenait les bras.
— Quant à me provoquer, poursuivit-il avec une lueur malicieuse au fond des yeux, tu as toujours été
douée pour ça, non ?
— Oui, et je n’ai pas l’intention de changer, murmura-t-elle.
— Tu sais que je ne te ferai jamais de mal, n’est-ce pas ?
— Je n’en ai jamais douté. Mais je t’ai demandé quelque chose, et j’attends toujours ta réponse.
Il se passa la main dans les cheveux en laissant échapper un petit rire qui résonna étrangement dans la
pénombre. Puis il s’allongea sur le dos et croisa les bras sous sa tête.
— Tu peux répéter, s’il te plaît ?
— Je veux que tu me fasses l’amour. C’est notre nuit de noces et je suis vierge. Alors je te demande à
toi, mon mari, de m’apprendre tout ce que tu sais.
— En une seule nuit ? demanda-t-il en haussant un sourcil.
— Nous pouvons toujours commencer…

15.

Fermant les yeux, Jazz tendit la main et effleura le torse de Tyr. Il était si ferme, si chaud, si vivant…
Jamais encore elle n’avait touché un homme de cette façon. Et cette sensation équivalait à une
véritable révélation.
Ses doigts frémirent, un frisson brûlant la parcourut tout entière tandis qu’un petit soupir tremblant
lui échappait, puis elle pencha la tête pour poser les lèvres sur sa peau. La senteur unique de Tyr
l’enivra, s’enroula dans ses sens comme un philtre magique.
Cependant, Jazz redoutait de commettre une maladresse ou de faire un geste susceptible de lui
déplaire. Alors qu’elle ne désirait qu’une chose : lui procurer du plaisir. Confusément, elle songea à
ce qu’elle avait entendu raconter sur les étreintes amoureuses. Rien ne l’avait préparée à la découverte
d’une virilité aussi intense, aussi impressionnante que celle de Tyr.
D’instinct, elle comprit que, ce dont il avait le plus besoin pour l’instant, c’était de tendresse charnelle
plutôt que de sexe à proprement parler. Il restait prisonnier de ses émotions, et elle pouvait peut-être
l’aider à s’en libérer.
Doucement, Jazz appuya la joue sur son torse en l’enlaçant. Aussitôt, il se raidit, puis des
tremblements traversèrent tout son corps viril tandis qu’il s’accrochait à elle comme si un barrage
avait cédé en lui. Jazz le serra dans ses bras en chuchotant :
— Ne parle pas si tu n’en as pas envie. Je veux seulement que tu saches que je serai toujours là pour
toi.
— Merci, murmura-t-il.
Avec une délicatesse extrême, il lui prit les mains et les écarta avant de faire glisser le peignoir sur
ses épaules. Puis il remonta la couverture sur elle.
— Tu as raison, les nuits sont très fraîches, dans le désert, approuva Jazz.
Ils éclatèrent de rire en même temps en regardant les braseros. Les villageois les avaient allumés dès
que le soleil avait baissé, afin de maintenir une température agréable à l’intérieur du pavillon nuptial.
— Je sais que ton existence a été protégée, murmura Tyr en lui caressant les cheveux.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Si tu veux bien, je préfère te répondre avec des gestes plutôt qu’avec des paroles.
La douceur dans le regard de Tyr apaisa tout reste de crainte en elle. Et puis ils étaient mari et femme,
aussi rien n’était-il interdit.
— Tu n’en as pas besoin, finalement, chuchota-t-il en repoussant la couverture. Je ne voudrais pas
non plus que tu aies trop chaud. Et puis n’as-tu pas dit tout à l’heure que tu désirais partager ma
chaleur ?
Jazz repensa à l’audace dont elle avait fait preuve à ce moment-là : était-ce bien elle qui avait
prononcé ces paroles ?
— Tu sais, je… Je ne suis pas très douée pour… pour ce genre de chose, Tyr. Je veux dire que…
— Je sais, Jazz. Tu es vierge.
— Je ne peux pas vraiment feindre d’avoir couché avec tous les célibataires de Kareshi, plaisanta-t-
elle.
Un sourire arrondit la belle bouche de Tyr.
— Ce que j’ignore de toi, je le lis dans tes yeux, princesse. Et je ne veux pas que tu aies peur de moi.
Jamais.
— Je n’ai pas peur de toi. Je te l’ai déjà…
Elle s’interrompit et retint son souffle, car Tyr l’avait prise par la taille et la regardait en continuant
de sourire.
— Vraiment ? murmura-t-il tout contre sa bouche.
Du bout des doigts, il lui caressait maintenant les reins avec délicatesse, comme s’il craignait qu’elle
ne se dérobe.
— Je ne mords pas, tu sais. Enfin, pas encore…
Jazz se mit à rire. Elle s’aperçut avec gratitude qu’il faisait tout pour la mettre à l’aise. Elle ferma les
yeux et, quand Tyr l’embrassa, elle s’enflamma de la tête aux pieds. Lorsqu’il s’écarta d’elle pour lui
faire passer sa chemise de nuit par-dessus la tête, elle rouvrit brusquement les yeux.
— Qu’est-ce que tu fais ?
— Je découvre ton corps, ma beauté du désert.
Terriblement exposée, et terriblement excitée, Jazz s’empara de la couverture pour la remonter, mais
Tyr lui prit le poignet pour l’en empêcher.
— Qu’est-ce que tu regardes ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Toi. Je te regarde, Jasmina.
Incapable de soutenir son regard incandescent et le sourire sensuel qui lui ourlait la bouche, elle
détourna la tête et ferma de nouveau les paupières. Personne ne l’avait vue nue depuis sa petite
enfance. Comment la trouvait-il ? Il devait la comparer à toutes les autres femmes qu’il avait
connues…
— Regarde-moi, ordonna-t-il. Ouvre les yeux et regarde-moi.
Quand elle obéit, il lui prit le visage entre les mains et l’embrassa, avec une telle douceur que son
cœur se gonfla d’amour pour lui.
— C’est mieux, murmura-t-il en détachant légèrement sa bouche. Et tu peux avoir confiance en moi :
je m’arrêterai dès que tu me le demanderas.
Jazz lui adressa un sourire tremblant.
— Tu peux me demander de m’arrêter quand tu voudras, insista-t-il. Et, si je fais quelque chose qui te
déplaît, dis-le-moi.
Etait-il possible qu’il fasse quelque chose qu’elle n’aime pas ? Non. Cependant, elle ne pouvait
s’empêcher de repenser à ce qu’elle avait entendu raconter sur la façon brutale dont se comportaient
certains hommes, aux douleurs déchirantes ressenties par des jeunes femmes lors de leur première
étreinte sexuelle…
Elle se força à refouler ses peurs. Elle devait faire confiance à Tyr. Elle lui avait toujours fait
confiance. En outre, il tissait autour d’elle une sorte de cocon, de brume érotique dans laquelle elle
fondait. Jamais elle n’aurait soupçonné être aussi sensible, aussi réceptive au plaisir. Ni que Tyr aurait
le pouvoir de la faire trembler d’excitation et d’impatience. Il suffisait à Jazz de sentir sa joue un peu
rugueuse sur son cou pour éprouver des frissons de volupté qui se propageaient dans sa gorge, sa
poitrine…
Au même instant, il referma les mains sur ses seins.
— Détends-toi, princesse.
Elle s’était raidie sans le vouloir tant le contact était intime. Quand son amant aspira un mamelon
entre ses lèvres et le fit rouler sous sa langue, elle fut gagnée par des sensations à peine supportables.
— N’aie pas peur, chuchota-t-il en redressant un instant la tête. Nous sommes mariés, tu ne l’as pas
oublié ?
Il darda son regard étincelant sur le sien.
— A moins que tu ne désires que je m’arrête ?
— Non, surtout pas, murmura-t-elle.
Tyr reprit sa bouche, sa langue enlaça la sienne avec une ardeur qui lui arracha un gémissement.
Bientôt, c’était son membre viril qui allait la pénétrer, au plus intime de sa féminité…
— Tu te raidis de nouveau, murmura-t-il contre ses lèvres. Pourquoi ?
Le désir la dévorait, mais la perspective qu’il s’enfonce en elle la terrifiait. Il laissa alors glisser les
mains lentement sur son buste. Le plaisir montait en elle, en vagues si puissantes, si incontrôlables,
que soudain le désir qu’elle éprouvait pour Tyr balaya toutes ses craintes.
* * *
Retenant son souffle, Jazz sentit les doigts de son mari descendre sur son ventre, puis effleurer sa
toison. D’instinct, elle creusa les reins. Quand il glissa les doigts là où elle brûlait d’être caressée, elle
laissa échapper une longue plainte rauque.
Très vite, son univers explosa dans un torrent de lumière, de sensations inouïes qui l’emportèrent
dans une marée de volupté, d’une telle intensité qu’elle se mit à haleter, à onduler des hanches sans
retenue afin de mieux s’offrir aux savantes caresses de Tyr.
Lorsque l’ouragan s’apaisa, Jazz redescendit sur terre, haletante, et incapable de prononcer un mot.
— Tu es très sensible, princesse, murmura-t-il contre sa bouche. Et très réactive…
— Cela te surprend ? dit-elle avec un petit sourire timide. Je suis complètement novice. J’espère que
tu ne me trouves pas ridicule.
— Je suis heureux pour toi. Tu avais attendu bien trop longtemps pour découvrir le plaisir.
— Sans doute.
C’était surtout lui qu’elle avait attendu trop longtemps…
— Tu en veux encore ?
— Oui. Encore et encore, susurra-t-elle en lui offrant ses lèvres.
Au lieu de l’embrasser, Tyr lui saisit les poignets pour lui remonter les bras au-dessus de la tête et les
maintenir d’une seule main. Puis, la clouant au lit de coussins, il pencha la tête et s’occupa de ses seins
avec un art qui fit de nouveau perdre la tête à Jazz. Il suçait, titillait, léchait, aspirait, lui arrachant des
cris de plaisir. Quelques instants plus tard, elle s’envolait de nouveau dans l’extase.
Quand elle reprit ses esprits, Jazz s’aperçut que son merveilleux amant la regardait en riant
doucement.
— Qu’est-ce qui te fait rire ? souffla-t-elle.
— Toi. La nuit promet d’être longue…
— Tu es content ?
— Bien sûr que je suis content !
Se positionnant au-dessus d’elle, il la regarda en plissant les yeux.
— Pourquoi ce sourire malicieux ?
— Parce que mon épouse m’amuse.
Jazz feignit la colère.
— Tu as intérêt à t’expliquer !
— Disons que tu sembles naturellement très douée pour le sexe, et que tu le cachais bien.
— Comme je te l’ai dit, en tant que princesse de Kareshi, je n’avais pas vraiment la possibilité ni la
liberté d’exprimer cet aspect de ma personnalité.
— Oh ! tu veux dire que, si tu en avais eu la possibilité et la liberté, tu ne t’en serais pas privée ?
— Cesse de te moquer de moi ! J’ai toujours été sage et raisonnable.
— Dans ce cas, je suis ravi que tu aies changé pour moi.
— Je me sens même capable de toutes les audaces, à présent. Alors j’espère que, quand tu parles de
« longue nuit », tu veux dire une longue nuit de plaisir ?
— Tu peux compter sur moi, princesse, affirma-t-il d’une voix rauque.
Sans plus attendre, il glissa ses grandes mains sous les fesses de Jazz pour lui soulever les hanches.
Lorsqu’il lui arrima les jambes sur ses robustes épaules, elle se sentit plus qu’exposée. Mon Dieu !
Tyr lui plaça un coussin sous les reins, avant de s’agenouiller sur le tapis devant elle…
Lorsque sa langue titilla son clitoris, tandis que ses doigts la caressaient en même temps, Jazz poussa
un nouveau cri et pressa son sexe contre les lèvres de son amant pour mieux jouir des délices qu’elle
découvrait.
La jouissance l’emporta. Ce fut si intense, si incroyable, qu’elle détourna la tête, embarrassée. Elle
avait envie de haleter, de soupirer, de gémir… Egarée dans la volupté, Jazz se mordit la lèvre pour ne
pas hurler.
— Laisse-toi aller, murmura Tyr. Ce sera encore meilleur, tu verras. Ne te refuse pas ce plaisir.
— Cela me gêne de jouir toute seule, avoua-t-elle. Et arrête de sourire, s’il te plaît.
Au lieu de lui obéir, il introduisit deux doigts en elle et la fit de nouveau basculer dans l’extase.
— Tu es doué, haleta-t-elle quelques instants plus tard.
— T’en plaindrais-tu ?
— Non. Mais je veux que tu jouisses aussi !
— Le simple fait de te regarder est une jouissance, ma douce.
— Oh ! tu es impossible !
— C’est vrai, dit-il avant de l’embrasser à pleine bouche.
Alors que leurs deux corps enlacés restaient soudés, Jazz réussit à arracher ses lèvres de celles de son
amant et les fit glisser dans son cou. Et, quand elle entendit un petit halètement échapper à Tyr, elle
s’enhardit et réussit à le faire rouler sur le dos sans qu’il oppose de résistance.
— Tu es à moi, Tyr Skavanga !
— Tu veux que je sois ton esclave, c’est ça ? demanda-t-il avec un sourire ravi. Pas de problème : fais
de moi ce que tu voudras !
— D’accord.
Quel homme superbe ! Son corps était magnifique, sans défaut, à l’exception d’une fine cicatrice sans
doute récoltée au combat, qui ne nuisait en rien à sa beauté.
A présent, un seul désir obnubilait Jazz : lui procurer du plaisir. Penchant la tête, elle embrassa son
torse, puis laissa descendre ses lèvres sur son ventre, jusqu’à la ceinture du caleçon noir. Après s’être
immobilisée un bref instant, elle glissa le pouce sous l’élastique et tira sur l’étoffe.
La taille de son érection la stupéfia, et l’intimida terriblement. Elle s’était attendue à ce que Tyr soit
viril, mais ce phallus fièrement dressé dépassait tout ce qu’elle avait pu imaginer ! Elle ne pourrait
pas. C’était impossible…
Fermant les yeux, elle rassembla son courage et referma les doigts autour du membre ferme et chaud,
mais aussi d’une douceur incroyable. Surprise par sa propre hardiesse, Jazz se mit à le caresser
lentement, et quand Tyr gémit de plaisir elle le prit dans sa bouche. Tout en continuant à le caresser de
ses mains, elle le lécha. Tyr l’encourageait en poussant de longues plaintes rauques.
Non seulement, elle semblait faire ce qu’il fallait, mais elle en éprouvait un plaisir immense. Jazz était
émerveillée.
— Arrête ! lâcha-t-il entre ses dents serrées.
Elle s’interrompit aussitôt.
— J’ai fait quelque chose de mal ?
Tyr lui prit les épaules pour l’aider à se redresser.
— Au contraire. Et, si tu ne veux pas que je perde tout contrôle, il faut que tu t’arrêtes.
Jazz s’assit sur ses talons et regarda Tyr. Les yeux mi-clos, un sourire terriblement sexy aux lèvres, il
tendit les mains vers elle et les laissa glisser sur ses bras. Elle renversa la tête en arrière. C’était si
bon, si… juste. Il l’attira de nouveau contre lui. Elle exhala un soupir heureux. Là était sa place. Avec
cet homme. Dans ses bras.
Il lui prit alors le menton et l’embrassa, mais ce n’était pas assez. Elle en voulait davantage. Elle
voulait ne faire plus qu’un avec lui.
Comme s’il partageait son envie, Tyr la fit basculer sous lui et appuya son érection à l’orée de son
sexe. Il se redressa tout à coup.
— Non, murmura-t-elle.
— Non ? fit-il avec un sourire au fond des yeux.
— Je ne veux pas que tu…
— … que je te fasse attendre ?
— Oui, reste, chuchota-t-elle en s’accrochant à lui pour le retenir.
Serait-elle capable de l’accueillir en elle ? se demanda Jazz en refoulant la panique qui la gagnait.
Serait-ce douloureux ? Les yeux soudés aux siens, Tyr l’embrassa jusqu’à ce qu’elle se détende
complètement.
— Je t’aime, murmura-t-elle sans réfléchir au moment où il la pénétrait.
Il s’enfonça en elle tandis que, médusée, Jazz sentait ses muscles intimes se relâcher, comme s’ils
s’habituaient déjà à l’intrusion du membre puissant.
Ensuite, le plaisir devint si intense, si absolu, qu’elle eut l’impression d’entrer dans un univers
éblouissant où la pensée n’avait plus cours…

16.

Jazz se réveilla et roula sur le côté en laissant échapper un soupir heureux. La nuit avait été très
longue — à un moment, Tyr l’avait soulevée du lit de coussins pour la prendre à même le tapis ; plus
tard, il l’avait étendue sur le grand lit et lui avait de nouveau fait l’amour. Ils s’étaient montrés
insatiables, tous les deux.
Seigneur, où était-il ? Elle bondit hors du lit et regarda autour d’elle. La pénombre régnait encore à
l’intérieur du pavillon, seules de minces lueurs roses filtraient par les ouvertures. Avait-elle rêvé ce
qui s’était passé cette nuit ?
— Tu es réveillée, princesse.
— Tyr !
Vêtu d’un jean et torse nu, son merveilleux amant la rejoignit en quelques enjambées.
— Tu trembles, murmura-t-il en la serrant contre lui et en l’embrassant dans les cheveux.
— Quand j’ai constaté que tu n’étais plus dans le lit, j’ai cru que tu étais de nouveau parti. Alors je…
— Tu ne te débarrasseras pas de moi aussi facilement !
— Qui t’a dit que j’avais envie de me débarrasser de toi ?
Le rire sensuel de son bel époux se propagea en elle, répandant une délicieuse chaleur dans tout son
corps. Elle posa la main sur la boucle de sa ceinture, mais il la devança et ôta rapidement son jean.
Puis il l’étendit sur le lit et glissa une cuisse musclée entre ses jambes, avant de la pénétrer d’un
vigoureux coup de reins.
Un plaisir indicible inonda Jazz quand il se mit à bouger en elle. D’instinct, elle ondula avec lui, de
plus en plus vite, de plus en plus fort, et cria en sombrant dans l’extase en même temps que Tyr.
Quelques instants plus tard, il se redressa au-dessus d’elle et ils éclatèrent de rire ensemble.
— Je me demande pourquoi nous avons perdu autant de temps à dormir…
— Oui, nous devons être fous, approuva Jazz. Maintenant, je n’ai vraiment plus envie de dormir…
Sans plus attendre, Tyr roula sur le dos et l’installa sur lui.
— Mmm, c’est bon ! C’est merveilleusement bon…, s’extasia-t-elle en rejetant la tête en arrière.
Lui tenant fermement les hanches, son époux la guidait tandis qu’elle le chevauchait avec fougue. La
volupté dépassa encore les précédentes en intensité. Jamais Jazz ne se lasserait de ces sensations
divines. Jamais elle ne se lasserait de son merveilleux amant.
— Cette fois, nous avons atteint le summum du plaisir, murmura-t-elle, alanguie contre lui.
— Tu crois ça ? chuchota Tyr sans même soulever les paupières.
— En tout cas, je crois que je ne pourrais pas en supporter davantage.
— Tu te sous-estimes, princesse. Tu veux que je t’en donne la preuve ?
Jazz laissa échapper un halètement quand il l’installa sous lui, avant de lui soulever les jambes pour
les poser sur ses épaules. Il la prit alors de nouveau, en de longues poussées langoureuses qui la
laissaient pantelante. Il ne fallut pas longtemps pour qu’un nouvel orgasme éblouissant l’emporte.
Lorsque Tyr s’allongea à côté d’elle et l’enveloppa de son corps puissant, elle le supplia en riant :
— Arrête, arrête ! Je n’en peux vraiment plus.
— Tu te trompes.
Et il avait raison, découvrit-elle bientôt avec stupeur et ravissement : Tyr s’était positionné derrière
elle, et sa main accomplissait des prodiges tandis qu’il enfonçait sa puissante érection en elle. Se
cambrant au maximum, elle poussa un cri et s’envola encore une fois dans la volupté.
* * *
Jazz comprit qu’elle s’était endormie quand un délicieux parfum lui caressa les narines, la tirant du
sommeil.
— Ça sent merveilleusement bon. Qu’est-ce que c’est ?
— Jasmin d’Arabie et lavande du désert.
S’asseyant dans le lit, elle s’aperçut que le pavillon était envahi de fleurs.
— Tu as fait tout ça pendant que je dormais ?
— J’ai renoncé à faire entrer les chevaux pour qu’ils les piétinent…
— Serais-tu un romantique caché ? le taquina-t-elle.
— Pas la peine de me regarder de cet air incrédule, princesse. Je ne suis peut-être pas le plus
attentionné des hommes, mais je sais faire plaisir à mon épouse.
Jazz se lova contre lui en riant.
— Tu es merveilleux !
— J’essaie d’être à la hauteur.
— Eh bien, c’est réussi. Mais tu n’avais pas besoin de te donner tout ce mal pour moi.
— Après t’avoir négligée durant toute la cérémonie, je te devais bien cela.
Quand il quitta le lit, Jazz l’imita, sans se soucier de sa nudité.
— Tyr Skavanga sortant à l’aube pour me cueillir des fleurs : je ne suis pas près de l’oublier, crois-
moi !
Il la souleva alors dans ses bras et, d’instinct, Jazz referma les jambes autour de sa taille. Il la pénétra
au plus profond d’elle-même, avant d’instaurer un rythme soutenu tout en l’embrassant. Il avait le
pouvoir de lui faire tout oublier, excepté la chevauchée fantastique dans laquelle il l’entraînait. Et,
quand il la reposa sur ses pieds, ses jambes refusèrent de la porter.
— Ça a dû être bon, murmura-t-il, taquin, en l’emportant vers le lit. Tu vas te reposer un peu…
Il plaisantait car, après l’avoir déposée au bord de la vaste couche, il lui remonta les bras au-dessus de
la tête et se mit à caresser l’orée de son sexe avec l’extrémité de son érection.
— Je n’en peux plus…, haleta Jazz. Oui… Oui… Viens… Maintenant !
Mais, au lieu de la satisfaire, Tyr se retira complètement.
— Un peu de patience, princesse…
— Ce n’est pas juste, se plaignit-elle.
Cependant, elle constata une fois de plus qu’il savait ce qu’il faisait : lorsqu’il s’enfonça de nouveau
en elle pour la pénétrer jusqu’à la garde, Jazz se mit à pousser des cris qui résonnèrent dans tout le
pavillon…
C’était incroyable. Plus Tyr lui donnait du plaisir et plus elle en avait soif. Le désir qu’elle ressentait
pour lui était immense, infini. A l’aune de son amour.
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle en le sentant soudain se raidir contre elle.
Sans répondre, il se dégagea doucement de ses bras et quitta le lit, avant de s’immobiliser, aux aguets.
Et, tout à coup, Jazz entendit un cheval hennir, sonnant l’alerte tandis qu’au loin résonnait le cri d’un
coyote. Il y en avait peu dans le désert de Kareshi, et ils étaient protégés. Mais récemment quelques
meutes avaient commencé à faire des ravages sur plusieurs élevages.
— Tyr ?
— Ne bouge pas, ordonna-t-il en enfilant son jean.
Comme si elle allait rester les bras croisés à le regarder s’habiller !
— Je t’accompagne.
— Non. Tu ne bouges pas d’ici, répéta-t-il d’un ton autoritaire.
Puis, sans se retourner, il sortit du pavillon nuptial.
Après avoir passé une tunique et un pantalon d’équitation, Jazz mit ses bottes et sortit à son tour, juste
à temps pour voir Tyr courir vers l’enclos où étaient enfermées les volailles. Ramassant un bâton au
passage, elle le suivit. Le village s’éclairait peu à peu et elle put constater que la meute était
importante. Les meneurs encerclaient leurs proies. Elle agita son bâton pour les effrayer, mais Tyr lui
saisit le bras et la fit passer derrière lui.
— Tu n’as pas entendu ce que je t’ai dit ? Je t’ai demandé de rester à l’intérieur, bon sang !
— Tu n’as pas à me donner d’ordres, riposta-t-elle en se dégageant d’un mouvement brusque.
Pendant ce temps, comprenant qu’ils avaient affaire à plus fort qu’eux, les coyotes avaient disparu
dans les broussailles.
Lorsque le chef du village arriva, escorté d’un petit groupe d’hommes, Tyr tourna le dos à Jazz pour
discuter avec lui des mesures à prendre. Comme si elle n’existait pas… Où était passé son époux
adoré, le merveilleux amant qui l’avait initiée à des plaisirs fabuleux ?
— Je peux te demander où tu vas ? lança-t-elle en le voyant se diriger vers le village sans même lui
adresser la parole.
— Je n’ai pas de temps à perdre en discussions inutiles. Je dois commander du matériel. C’est urgent.
Il marchait si vite que Jazz dut courir pour rester à sa hauteur.
— Alors, j’ai le droit de m’exprimer au lit, mais en dehors je n’existe plus, c’est ça ?
— Ce n’est vraiment pas le moment !
Il ne ralentit même pas, ne s’arrêta pas quand il arriva devant la salle commune et, lorsqu’elle voulut
y entrer avec lui, il lui saisit les poignets et la regarda dans les yeux.
— Tu aurais pu être blessée, tout à l’heure, dit-il d’une voix dure. Tu aurais dû rester à l’intérieur,
comme je te l’avais demandé.
— Ah, je vois : je suis censée t’attendre sans rien faire. Eh bien, ne compte pas sur moi ! Si tu crois
que je vais obéir à tes ordres, tu t’es trompé d’épouse.
— Je ne t’ai pas choisie. Nous avons été obligés de nous marier.
Jazz le fixa sans rien dire, sonnée par ses paroles. C’était la vérité, songea-t-elle avec un pincement au
cœur. Et toute la beauté des moments partagés au cours de la nuit s’était volatilisée en une seconde.
Alors qu’elle lui avait avoué son amour. D’ailleurs, il n’avait rien répondu. L’avait-il seulement
entendue ?
— Tu as raison, nous y avons été obligés, acquiesça-t-elle d’une voix posée. Et, au cas où tu en
douterais, je n’apprécie pas cette situation non plus. Comment le pourrais-je puisque je me retrouve
liée à un macho qui semble sorti tout droit du Moyen Age ?
— Calme-toi, Jazz. Et laisse-moi faire mon travail.
Quand il voulut franchir le seuil, elle le devança et lui bloqua le passage.
— Tu vas m’écouter. Contrairement à ce que tu sembles penser, je ne suis pas une faible femme. Je
suis ton égale, en tout. Alors ou nous agissons ensemble, en partageant tout, le meilleur comme le
pire, ou tu peux oublier ce mariage.
Au bout d’un silence pesant, il la repoussa, doucement mais fermement.
— Attends-moi ici et calme-toi.
Jazz serra les mâchoires pour ne pas prononcer des paroles qu’elle regretterait ensuite. Puis elle se
mit à faire les cent pas en rongeant son frein.
* * *
Lorsque Tyr sortit de la salle commune, il trouva sa sublime épouse immobile à quelques mètres,
l’air toujours aussi furibond.
— Je comprends que tu sois en colère, dit-il en lui prenant les épaules. Mais il faut que tu comprennes
que je ne te laisserai jamais te mettre en danger. Tu m’as bien entendu ?
Elle redressa le menton.
— Et moi, je ne te laisserai jamais affronter seul le danger. Compris ?
Ils se défièrent quelques instants du regard.
— Maintenant, il est temps que tu me racontes tout, tu ne crois pas ? repit-elle.
La lâchant aussitôt, Tyr recula d’un pas.
— Et ne me dis pas que tu n’as rien à me raconter, je te préviens !
— Pas ici !
— Vraiment ? Où, alors ? Il n’y a pas d’endroit idéal, mais il y a un moment idéal : maintenant.
— Le fait que nous soyons mariés ne t’autorise pas à t’immiscer dans mon passé.
— Lâche ! le provoqua-t-elle.
Il serra les dents. Elle connaissait bien ses points faibles…
— Je suis un tueur, Jazz. Cela ne te suffit pas ?
— Tu es un soldat, répliqua-t-elle en secouant la tête. Un héros qui a obéi aux ordres. Tu n’arriveras
jamais à me choquer. Tu ne me fais pas peur et je ne m’en irai pas tant que tu ne m’auras pas tout dit.
— Tu crois vraiment que je suis un héros ?
— Oui. Sharif ne m’a pas raconté grand-chose, mais suffisamment pour que je sache que j’ai épousé
un héros.
— Balivernes ! riposta-t-il d’un ton coupant.
— Tu as risqué ta vie pour sauver tes hommes. Et, avant de tenter de me faire peur, laisse-moi te
poser une question : crois-tu que mon frère aurait approuvé notre mariage s’il te tenait pour un
homme dangereux ? Ne crois-tu pas plutôt que, étant donné qu’il t’aime autant qu’il m’aime, il pense
sans doute que je pourrai t’aider ?
Jazz scrutait attentivement les traits de son mari. Durant un moment qui lui parut interminable, celui-
ci resta silencieux.
— Je n’oublierai jamais le visage des enfants, dit-il enfin d’une voix blanche.
Elle lui prit la main et la serra dans la sienne.
— La guerre ne se soucie pas de l’âge de ses victimes, princesse.
— Tu crois que je ne le sais pas ? Mais, à présent, tu fais tout pour aider les gens, sans jamais penser
à toi. Tu es un bâtisseur, pas un destructeur. Et il est grand temps que tu songes à construire ta propre
vie.
Il cilla pour toute réponse. Alors Jazz reprit la parole, déterminée à enfoncer le clou :
— Quand mon frère a pris le pouvoir dans le but de réparer les torts commis par nos parents, je l’ai
soutenu. Je n’ai pas flanché et je ne flancherai pas maintenant, quoi que tu me dises.
— Je regrette, mais je n’ai pas de temps à perdre. Je ne peux pas interrompre mon travail pour des
raisons égoïstes. La tâche est immense, j’ai vraiment mieux à faire que de me marier et d’avoir des
enfants.
— Tu parles comme si tu étais seul. Or tu ne l’es plus. Par ailleurs, je n’ai jamais souhaité que tu
interrompes ton travail. Je veux travailler avec toi. Je veux que nos enfants soient fiers de nous et
contribuent à leur tour au développement de leur pays.
Quand il ouvrit la bouche pour la contredire, elle lui posa un doigt sur les lèvres.
— Et, si tu n’es pas prêt à me parler maintenant, ce n’est pas grave. Tout le monde a besoin de temps
pour guérir de ses blessures. Même toi.
— Tu es toujours aussi têtue, murmura-t-il, les yeux brillants.
— Absolument.
Elle lui prit les mains et chuchota :
— Rends-toi, Tyr ! Tu es coincé avec moi à vie…
Après quelques instants de silence tendu, il éclata de rire, puis l’embrassa avec passion. Et, quand le
chef du village, qui passait à côté d’eux, leur lança quelques mots en souriant, Tyr demanda dans un
souffle :
— Qu’est-ce qu’il a dit ?
— Que la passion qui nous unissait était un bienfait pour le village. Et qu’il nous souhaitait d’avoir de
nombreux enfants, tous au service de Kareshi.
— On ferait bien de s’y mettre tout de suite, alors…
Jazz hocha la tête en soupirant d’aise.
— Tu ne t’en rends pas compte, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
— De quoi ?
— De l’amour que j’ai pour toi. Tu dois accepter que des gens se soucient de toi, et que j’en fais
partie. Alors, si tu veux affronter une meute de coyotes, ou un autre danger, je te conseille de
t’habituer à me voir lutter à tes côtés.
Il la souleva dans ses bras avant de se diriger à grands pas vers le pavillon nuptial.
— Qu’est-ce que tu fais ? protesta-t-elle en riant.
— Je te fais taire de la meilleure façon que je connaisse, répondit-il avant de prendre sa bouche.
* * *
Son mari l’étendit sur le grand lit. Il la regarda un long moment en silence, ses yeux gris étincelant
d’une douce chaleur.
— Soyons clairs, dit-il lentement. Tu ne mettras plus jamais ta vie en danger. Parce que si quelque
chose t’arrivait…
Il s’interrompit, inspira à fond :
— Je ne pourrais plus continuer à vivre.
Un nouveau silence, une nouvelle inspiration.
— Je t’aime, Jazz Skavanga, et je ne prendrai plus jamais le risque de te perdre.
— Tu… tu m’aimes ? bafouilla-t-elle, incrédule, le cœur battant à tout rompre.
— Plus que ma vie.
— Tu m’aimes…, répéta-t-elle en savourant ces mots.
Tyr se redressa et lui prit les mains.
— Tu veux bien m’épouser, mon amour ?
— Nous sommes déjà mariés ! répliqua-t-elle en éclatant de rire. Serais-tu en train de me demander
d’être bigame ?
— Quand on épouse le même homme, je ne pense pas qu’il s’agisse de bigamie. Mais, cette fois, je
veux que nous nous mariions parce que nous le désirons, pas pour respecter la tradition. Alors ?
Acceptes-tu de devenir ma femme, Jazz ?
Portant les mains de l’homme de sa vie à ses lèvres, elle les embrassa en le regardant dans les yeux.
— Oui, de tout mon cœur, mon amour.
— A Skavanga ?
— Avec le plus grand plaisir !
— Et tu crois que nous pouvons faire l’amour avant de nous marier ? demanda-t-il avec un petit
sourire en coin.
— Je n’y vois aucune objection. Enfin si, il y en a une.
— Laquelle ?
— Tu devras ne jamais me demander de te promettre de t’obéir.
— En toutes circonstances ? demanda-t-il, espiègle, en faisant remonter sa tunique sur ses seins.
Quand il pencha la tête pour prendre un mamelon entre ses lèvres, Jazz creusa les reins pour mieux
s’offrir à sa bouche gourmande.
— Tricheur…

Epilogue

Lorsqu’ils rejoignirent les villageois qui s’apprêtaient à faire voler leurs faucons crécerelles, le
crépuscule naissant nimbait le ciel de somptueuses teintes pourpres et violettes rehaussées de fils d’or.
Visiblement ravi de les accueillir parmi eux, l’un des fauconniers s’avança vers Tyr pour lui confier
le meilleur oiseau. Après l’avoir remercié avec chaleur, il se tourna vers elle.
— Tiens, prends-le.
Tyr. Son mari. Son amour. Il était si détendu, si ouvert, songea Jazz. Elle lui sourit tendrement tandis
qu’il lui passait le gant de cuir épais destiné à protéger sa main des serres du bel oiseau, qui portait
encore son chaperon brodé.
— Cela faisait longtemps, n’est-ce pas ? dit-il alors qu’ils l’admiraient tous deux.
— Oui, très. Mais c’est à toi que devrait revenir l’honneur de faire voler ce superbe faucon.
— Ils nous en apportent un autre. Et méfie-toi : cette magnifique femelle aux ailes d’argent est deux
fois plus grosse que ton mâle…
— Peut-être, mais deux fois moins déterminée.
— Je devrais être jaloux ? demanda Tyr en la regardant caresser les ailes de l’oiseau.
— Quand mon mâle gagnera, tu pourras être content, voire soulagé, que j’accepte, ne serait-ce
qu’une fois, qu’un mâle puisse se montrer supérieur à une femelle !
Tyr éclata de rire, puis quelqu’un sonna du cor pour avertir l’homme qui, debout au bord de la
falaise, devait lancer les appâts : des morceaux de viande que les oiseaux avaient été entraînés à
attraper avant de rapporter leur butin à celui ou celle qui les faisait voler.
Tyr et elle dénouèrent en même temps les liens fixant les chaperons de leurs crécerelles. Dès que
leurs yeux furent découverts, les rapaces s’élancèrent haut dans le ciel, montant à grands battements
d’ailes énergiques et cadencés. Elle appuya le dos contre son mari, qui lui passa les bras autour de la
taille. Tous deux les suivirent du regard jusqu’à ce qu’ils disparaissent de leur vue.
Jazz écouta les villageois lancer leurs paris. Pour elle, tous les paris étaient ouverts : elle aimait Tyr
et, désormais, ils affronteraient tout ensemble. La seule chose qui comptait par conséquent, c’était
qu’ils soient unis, dans tous les domaines.
Des cris excités montèrent de la foule : les oiseaux avaient été repérés. Jazz se souvint qu’ils
pouvaient voler à plus de cent cinquante kilomètres à l’heure.
— Le mâle est plus petit, mais plus rapide, déclara Tyr en s’abritant les yeux de la main pour scruter
le ciel.
— Et attentionné, en plus ! ajouta-t-elle en riant.
En effet, au lieu de se poser, l’oiseau volait en petits cercles au-dessus d’elle. Il continua son manège
jusqu’à ce que la femelle ait atterri sur le gant de Tyr.
— Tu as gagné, reconnut Jazz.
— Seulement parce que ton mâle a attendu galamment le retour de sa compagne.
Ils récompensèrent les oiseaux en leur donnant de petits morceaux de viande, avant de leur remettre
leurs chaperons.
— De ce côté-là, moi aussi, j’ai de la chance, dit-elle.
Elle rougit, le cœur débordant d’amour. Pour la première fois depuis leur mariage, elle avait
l’impression d’être une jeune mariée à l’aube d’une vie nouvelle, avec l’homme qu’elle aimait.
— Et maintenant je n’ai plus qu’une chose à faire, dit ce dernier alors que les fauconniers
rassemblaient leurs équipements.
— Je peux savoir ce que c’est ?
— Faire l’amour à ma femme.
— C’est une excellente idée ! acquiesça-t-elle en suivant avec lui la petite foule qui s’acheminait vers
le village.

Fin…..

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