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Milliardaire à louer

De Lucy Gordon
1.
— Qu'est-ce que c'est que cette robe?
Debout sur le seuil de la maison, Trevor regardait d'un œil
réprobateur la très sage robe d'organdi que portait sa sœur.
Jennifer s'effaça pour le laisser entrer. Il la détailla de la tête aux
pieds avec une irritation manifeste, ce qui ne fit qu'accroître sa
nervosité.
— Tu n'avais pas acheté un fourreau de satin bleu qui te moulait à
souhait? Il s'agit d'une soirée organisée par la chambre de
commerce de Londres, Jennifer, pas d'une vente de charité !
— Je ne peux pas porter le fourreau, Trevor. Il est trop suggestif.
— Ce n'est pas ce que tu pensais quand tu l'as acheté.
— J'ai changé d'avis. D'ailleurs, je me demande si je vais aller à
cette soirée.
— Tu ne peux pas faire ça ! Je te rappelle que tu es censée
représenter Norton, alors oublie un peu tes états d'âme et remue-
toi.
— J'avais accepté d'y aller avec David.
— Il t'a laissée tomber : tu n'as plus qu'à l'oublier !
— Il ne m'a pas laissée tomber. Nous... nous avons décidé de
prendre un peu de recul. Juste pour quelque temps.
— Peu importe. De toute façon, il n'est pas question que tu te
décommandes au dernier moment à cause de David. Tu dois, au
contraire, montrer que tu te moques éperdument de son absence.
D'autant que tu auras un cavalier.
Depuis leur dispute, deux semaines auparavant, David n'avait pas
donné signe de vie, et Jennifer ne se sentait pas attirée par les
mondanités. Elle n'avait qu'un désir : passer la soirée chez elle à
ruminer son chagrin. Au lieu de cela, elle s'était mise sur son trente
et un, et elle s'apprêtait à sortir avec un parfait inconnu.
— Ce genre de comédie m'insupporte. J'ai toujours détesté ça.
— Il ne faut jamais montrer ses faiblesses à l'ennemi, sœurette.
Jennifer leva les yeux au ciel. Il ne se passait pas une semaine sans
que Trevor ne lui servît sa maxime favorite.
— Justement ! Je déteste considérer les autres comme des ennemis.
— C'est comme ça dans le monde des affaires. Et, jusqu'ici, tu
semblais y nager comme un poisson dans l'eau !
— Sauf ce soir. Tu te méfies, n'est-ce pas ? C'est pour ça que tu es
venu à l'improviste : tu voulais t'assurer que je ne reculerais pas au
dernier moment.
Trevor et Jennifer dirigeaient Norton Distribution, une énorme
société de transport routier fondée par leur grand-père, Barney
Norton. Ils avaient repris les rênes quand la maladie avait obligé
Barney à prendre sa retraite. Mais il y avait entre eux une différence
de taille : Trevor ne vivait que par et pour les affaires, tandis que
Jennifer ne travaillait dans la société que pour faire plaisir à son
grand-père.
Trevor avait tout juste trente ans. Il aurait été extrêmement
séduisant s'il n'avait pas affiché en permanence cet air soucieux qui
l'empêchait d'être réellement sympathique. Jennifer était
parfaitement consciente des qualités de son frère, mais elle avait du
mal à supporter ses sautes d'humeur et ses critiques incessantes.
— Sois raisonnable, Jennifer : va te changer.
— Il n'en est pas question.
Trevor se passa la main dans les cheveux avec agacement.
— Fais un effort, bon sang! Cette soirée n'a lieu qu'une fois par an :
c'est l'occasion de nouer des contacts. Avec ton physique, tu peux
faire des ravages. Souris, fais un peu de charme aux hommes. Tu as
tout ce qu'il faut pour les ensorceler !
La nature avait, en effet, doté Jennifer de tous les atouts pour jouer
avec succès le rôle que son frère lui assignait. Ses grands yeux
sombres, son visage à l'ovale délicat et sa bouche aux courbes
pleines la rendaient irrésistible. Mais il lui manquait une chose
essentielle pour réussir dans le domaine des affaires : l'esprit de
compétition.
— Tu as des qualités, bon sang ! Utilise-les !
— Toi aussi, tu as des qualités! Pourquoi ne vas-tu pas à cette
soirée à ma place, puisque ça compte tellement pour toi ?
— Parce que mes qualités seraient invisibles si je revêtais un
fourreau de satin ! Mon domaine réservé, c'est le conseil
d'administration, pas la piste de danse.
— Je regrette d'avoir accepté d'assister à cette soirée sans David.
Et je ne parle même pas de cet homme que tu as payé pour
m'accompagner ! Quelle situation ridicule!
Trevor eut un soupir irrité.
— Jack est un bon client, et son petit-fils un acteur raté qui n'a rien
trouvé d'autre pour gagner sa vie. Tu as bien précisé à l'agence que
tu voulais Mike Harker et personne d'autre, j'espère?
— Mais oui! Et, rassure-toi, je n'ai pas dit que je connaissais son
grand-père afin de ménager sa fierté. Pour lui, il s'agit d'un boulot
comme un autre.
— Tu as bien fait. Quelle raison as-tu invoquée pour demander ses
services?
— J'ai dit qu'une personne que je connaissais me l'avait
recommandé.
— Parfait. Sois tranquille : Jack m'a assuré que ta vertu ne risquait
rien... Seigneur, qu'est-ce que c'est que ça?
— C'est un chat. Je l'ai trouvé devant ma porte. Je l'ai appelé
Patoune.
— Patoune ! Pour un chat? C'est grotesque !
— C'est une femelle. Et regarde ses pattes : elles sont blanches,
alors que le reste de sa fourrure est noire.
— Tous les vagabonds du règne animal se donnent le mot, à mon
avis, bougonna Trevor. Passez donc chez Jen-nifer Norton : elle a
un cœur d'or; elle vous accueillera à bras ouverts.
— Je préfère un cœur d'or à un cœur de pierre.
— Du moment que tu ne l'amènes pas au bureau, comme le dernier
que tu as recueilli, je m'en moque. Nous aurions signé un contrat
formidable avec Bill Mer-cer si ce satané serpent n'avait pas surgi
au moment critique.
— C'était un orvet parfaitement inoffensif.
— Ensuite, il y a eu la gerbille! Comment veux-tu qu'on nous
prenne au sérieux ?
Jennifer poussa un soupir de lassitude.
— Tu sais, dit-elle, j'ai souvent l'impression d'usurper ma place
chez Norton. Je ne suis pas faite pour cette compétition. Parfois, je
me dis que je ferais mieux de tout plaquer et de prendre une autre
direction avant d'avoir trente ans.
Trevor la dévisagea avec consternation.
— Comment peux-tu envisager une chose pareille, après ce que
Barney a fait pour nous ? Il est vrai que tu n'es pas vraiment à ta
place, mais, si tu partais, tu lui briserais le cœur.
Jennifer poussa un nouveau soupir. Combien de fois était-elle
parvenue à la même conclusion ? Hélas, en voulant éviter de faire
de la peine à Barney, elle étouffait à petit feu.
— Je sais, murmura-t-elle d'un air résigné.
— Ça irait sans doute mieux si tu réfléchissais au lieu de prendre
des décisions à l'emporte-pièce. Tu es bien trop impulsive.
A cause de sa nature ouverte et spontanée, Jennifer servait mal son
métier. Pour elle, les êtres humains et les animaux étaient beaucoup
plus importants que les affaires, bien qu'elle eût poursuivi
brillamment des études de commerce et de gestion.
Malheureusement, chaque fois qu'elle avait tenté d'expliquer la
situation à Trevor, il avait fait la sourde oreille.
— Ce soir, c'est toi qui n'as pas assez réfléchi, lui dit-elle. Cette
idée de chevalier servant est stupide.
— Pas du tout. Courage, petite sœur ! Tu t'en sortiras avec les
honneurs, comme d'habitude.
Sur ces mots, il déposa un baiser sur sa joue et s'éclipsa.
Jennifer salua son départ d'un autre soupir. Dans leur enfance, ils
étaient très proches, mais cette époque lui paraissait lointaine.
Chaque fois qu'elle argumentait avec lui, elle perdait pied. Plus le
temps passait, plus elle avait l'impression que sa propre vie lui
échappait. Ce soir plus que jamais.
A la mort de leur mère, il ne leur restait plus que leur grand-père. A
l'époque, elle avait douze ans et Trevor seize. Personne ne savait ce
qu'était devenu leur père. Après avoir divorcé, il était parti pour
l'étranger avec sa maîtresse, et n'avait plus jamais donné signe de
vie.
Barney adorait ses petits-enfants, mais, en matière d'éducation, il
avait des idées plutôt originales. Il les avait emmenés dans tous ses
déplacements, leur avait expliqué les lois du marché et de la
concurrence, et les avait initiés aux arcanes de la finance. C'était
intéressant, amusant parfois, mais ça n'avait pas permis à Jennifer
de combler le vide affectif laissé par l'absence de ses parents.
Pourtant, elle aimait sincèrement Barney, et elle s'était efforcée de
lui faire plaisir, notamment en rejoignant la société, sans jamais
trouver le courage de lui avouer qu'elle aurait préféré consacrer sa
vie à s'occuper des animaux. Elle souffrait encore trop du silence de
son père et de la mort de sa mère pour risquer de perdre l'affection
du seul parent qui lui restait.
Elle était donc entrée chez Norton avec la ferme résolution de
donner le meilleur d'elle-même. Quand la santé de Barney avait
brusquement décliné, cinq ans auparavant, ses petits-enfants étaient
prêts à reprendre le flambeau. Aux yeux de tous, Jennifer passait
pour une femme d'affaires brillante et séduisante, mais, au fond
d'elle-même, elle se sentait prise au piège et tenaillée par un profond
sentiment d'échec.
Ce soir, elle s'apprêtait à assister à une réception qui l'ennuyait
profondément, en compagnie d'un homme qu'elle ne connaissait
pas. Une fois de plus, elle ne faisait qu'obéir aux désirs des autres.

Steven Leary jeta un coup d'œil consterné à la cage d'escalier


miteuse, aux murs sales, à la peinture écaillée sur les portes, à la
lumière blafarde de l'unique ampoule qui éclairait le palier. Mike
Harker était tombé bien bas. Autrefois, il semblait promis à un bel
avenir avec son physique d'adonis. Il y avait douze ans de cela, et
Steven ne l'avait pas vu depuis cinq ans. Si Mike habitait ce taudis,
sa carrière devait connaître de sérieux revers, songea Steven en
frappant.
La porte s'entrebâilla d'un centimètre.
— Qui êtes-vous ? fit une voix éraillée.
— Mike, c'est moi, Steven !
— Steven !
Quelqu'un le tira par la main et referma aussitôt la porte.
— Je croyais que c'était le propriétaire.
Les deux amis se regardèrent en silence. Mike était toujours aussi
beau, malgré ses yeux larmoyants et son nez rougi.
— N'approche pas, Steven. J'ai la grippe.
Steven désigna le smoking et le nœud papillon blanc suspendus à un
cintre.
— J'ai l'impression que je choisis mal mon moment ! Tu assistes à
une première, ce soir?
Mike esquissa une moue désabusée.
— Crois-tu que j'habiterais ici si on m'invitait encore à des
premières ?
Une conversation embarrassée s'engagea autour d'une tasse de
café. Steven n'osait demander à Mike s'il était encore acteur, et
encore moins lui parler de sa propre réussite.
— Je me souviens du jour où tu as été engagé chez Charteris. dit
Mike. Je ne me suis pas trompé en prédisant que tu finirais par
prendre la direction de la société.
Steven acquiesça d'un hochement de tête. Charteris était un
puissant conglomérat dont les succès faisaient sa fierté et sa joie.
— Tu devrais te coucher, tu ne crois pas ?
— Impossible ! Je survis en accompagnant les femmes à des
soirées mondaines, et j'ai un engagement, ce soir.
— Tu es gigolo ! s'exclama Steven, atterré.
— Mais non ! Il s'agit d'un emploi tout à fait respectable. J'escorte
une femme le temps d'une soirée. Ensuite, chacun rentre chez soi.
En tout bien tout honneur.
— En tout cas, ce soir, tu feras un piètre compagnon. Sans parler
de la contagion !
— Tant pis ! J'ai absolument besoin de cet argent pour...
Il fut brusquement secoué par une quinte de toux. — Comment est-
elle ? lui demanda Steven.
— Aucune idée : je ne l'ai jamais vue. Elle s'appelle Jennifer
Norton, c'est tout ce que je sais. Comme il s'agit d'une soirée
professionnelle, j'imagine que c'est une femme d'affaires d'une
quarantaine d'années, uniquement occupée à faire des profits.
— Va te coucher, lui dit Steven d'un ton péremptoire. Je te
remplace.
— Elle ne veut personne d'autre que moi : c'est ce qu'elle a déclaré
à l'agence.
— Je croyais que tu ne la connaissais pas !
— C'est vrai. Quelqu'un a dû me recommander auprès d'elle.
— En tout cas, elle ne sait pas à quoi tu ressembles ?
— Non. Mais elle veut quelqu'un qui ait de l'allure. Steven eut un
large sourire.
— Est-ce que je ressemble à Frankenstein ?
— Ne dis pas de bêtises ! Tu as toujours eu un succès écœurant
auprès des filles. Je ne suis d'ailleurs jamais arrivé à comprendre
pourquoi tu les traites si mal.
— Je ne cherche pas à leur plaire, c'est tout. A quoi bon? Mon
père disait toujours que les femmes sont comme les bus : quand
l'une s'en va, une autre suit.
Il éclata de rire, et ajouta :
— Avant de lancer ce genre d'aphorisme, il s'assurait toujours que
ma mère n'était pas dans les parages.
Si Steven ne possédait pas la beauté classique et les traits réguliers
de Mike, il émanait de lui une vitalité et une séduction auxquelles les
femmes ne résistaient pas. Grand, brun, doté d'une carrure
athlétique, il dégageait une autorité naturelle indéniable. Ses yeux
bruns rayonnaient d'intelligence et de vivacité, et ses traits
énergiques prêtaient à son visage un caractère affirmé. Sa bouche
sensuelle et son sourire dévastateur charmaient tout le monde.
C'était un homme qui se distinguait des autres. Un homme qu'on
pouvait craindre, peut-être. En tout cas, ce n'était pas pour sa
galanterie qu'une femme choisirait de sortir avec lui.
— De toute façon, tu n'es pas en état de mettre un pied dehors. Je
me ferai passer pour toi, et le tour sera joué. Il faut que je rentre
chez moi dare-dare pour mettre mon smoking.
— Pas le temps, fit Mike en toussant. Elle m'attend dans vingt
minutes. Tu mettras le mien. Heureusement, nous avons à peu près
la même taille. J'espère que tu ne vas pas attraper ma grippe.
— Je ne suis jamais malade... Que regardes-tu par la fenêtre?
— Le monstre rutilant qui stationne en bas. Si elle te voit avec ça, tu
ne passeras jamais pour un acteur désargenté.
— Merci du tuyau. Maintenant, au lit !

Mike Harker avait du retard. Jennifer en profita pour faire sortir


Patoune une dernière fois.
— Dépêche-toi ! lança-t-elle sur le pas de la porte. D ne devrait
plus tarder, maintenant.
Patoune revint et, pour remercier sa nouvelle maîtresse de sa
sollicitude, elle se frotta sur le bas de sa robe sur laquelle elle laissa
deux traînées de boue.
— Oh non ! C'est pas vrai !
Catastrophée, Jennifer se rua dans sa chambre et fourragea
fébrilement dans son placard en espérant que ses pires craintes ne
se réaliseraient pas.
Hélas, elle dut se rendre à l'évidence : son ensemble mauve était
chez le teinturier, et le vert avait un accroc. Il ne restait plus que le
fourreau.
— Tu n'es qu'une ingrate ! lança-t-elle à Patoune. A présent, je n'ai
plus le choix !
Elle eut une sueur froide en enfilant le fourreau. La coupe était
encore plus audacieuse que dans son souvenir. Le satin épousait ses
formes comme une seconde peau, et le décolleté vertigineux frisait
l'indécence. Pour s'afficher en public dans ce genre de tenue, il
fallait de l'aplomb. Or, le peu de confiance en elle qu'elle possédât
était en train de fondre à vue d'œil.
Avec sa crinière châtaine rejetée en arrière et les diamants qui
ornaient son cou et ses oreilles, elle offrait l'apparence d'une femme
sûre d'elle, capable de faire face à tous les imprévus. Il ne s'agissait
que d'une apparence, hélas...
La sonnette de la porte d'entrée l'arracha à ses sombres réflexions.
Elle redressa les épaules, prit une profonde inspiration, et alla
ouvrir. A la seconde où elle aperçut l'homme qui se tenait sur le
seuil, elle comprit qu'elle avait commis une erreur en cédant aux
pressions de son frère.
Il avait un visage anguleux, aux reliefs accusés, comme taillé à coups
de serpe, avec des cheveux d'un noir profond, épais et ondulés. Un
visage extrêmement viril, de ceux que l'on n'oublie pas... Il émanait
de cet homme une assurance tranquille sous laquelle on percevait
une réelle détermination. Mais ce furent ses yeux brun foncé, vifs et
expressifs, qui retinrent surtout l'attention de Jennifer. Ils la
détaillaient avec une aisance nonchalante, s'attardant sur ses
courbes, évaluant sa silhouette avec une lenteur délibérée... et un
plaisir manifeste.
Ce regard qui la déshabillait la mit terriblement mal à l'aise. Son
embarras s'accrut encore quand elle vit une lueur narquoise se
refléter dans les prunelles sombres. Comme s'il devinait ses pensées
et s'en amusait.
C'était bien sa chance ! Elle attendait un mannequin gominé, et elle
se trouvait en face d'un conquérant.
Jennifer resta un bon moment muette et désemparée.
— Bonsoir, monsieur Harker, dit-elle lorsqu'elle eut retrouvé sa
voix. Vous êtes un peu en retard.
— Excusez-moi. Un léger contretemps. Mais je suis tout à vous, à
présent.
Sa voix était ferme, profonde, mais il ne paraissait pas le moins du
monde désolé.
— Je me suis même brossé les ongles pour l'occasion, ajouta-t-il en
lui présentant ses mains.
Le ton insolent la déstabilisa encore un peu plus. Elle baissa les
yeux, et découvrit ses boutons de manchettes bon marché qui
juraient avec sa chemise immaculée.
— Vos... vos boutons de manchettes...
— C'est ce que j'ai de mieux. Que leur reprochez-vous?
— Rien, je... euh... ils ne conviennent pas. Attendez une minute.
Elle courut dans sa chambre chercher les boutons de manchettes
qu'elle avait achetés à David, pour son anniversaire, et qu'elle
n'aurait pas l'occasion de lui offrir. Avec un pincement au cœur, elle
les enferma au creux de sa main, et rejoignit son cavalier.
— Tendez les bras.
Mike Harker obéit sans broncher. Lorsqu'elle eut fini, elle croisa
son regard. Un regard moqueur et infiniment troublant.
Il examina les boutons de manchettes, puis les bijoux qu'elle portait.
— Nous voilà parfaitement assortis ! dit-il.
Elle choisit d'ignorer cette nouvelle impertinence.
— Voici les clés de ma voiture. Allons-y. Jennifer éprouva une
soudaine inquiétude au moment
de monter dans son bolide noir. Son compagnon d'un soir avait-il
déjà conduit ce genre de voiture ?
— Tout compte fait, dit-elle, il vaut peut-être mieux que je prenne
le volant.
Elle tendit la main pour qu'il lui rendît les clés. Il ne bougea pas.
— Montez, dit-il avec une autorité tranquille. Je suis là pour vous
escorter, et je m'acquitterai de ma tâche comme il se doit. Si vous
conduisiez vous-même, les gens seraient surpris.
Jennifer acquiesça en se glissant sans un mot à la place du passager.
Mike Harker conduidait avec une aisance stupéfiante. Où avait-il
appris à maîtriser des véhicules aussi puissants ? se demanda la
jeune femme. Elle-même avait mis une bonne semaine avant
d'acquérir la même dextérité.
— Quelle direction ?
— Allez jusqu'à Trafalgar Square, ensuite je vous guiderai.
Une fois en chemin, il demanda posément :
— Qu'allons-nous raconter?
— Comment ça?
— A notre sujet. Il faut que nous accordions nos violons, au cas où
l'on nous poserait des questions. Quand nous sommes-nous
rencontrés, par exemple ?
— La semaine dernière ?
— C'est un peu trop récent. Je dirais plutôt que nous nous
connaissons depuis un mois ou deux.
— Impossible!
Steven trouva cette réponse un peu précipitée.
— Je vois, dit-il. Vous étiez avec quelqu'un d'autre... Pourquoi vous
a-t-il fait faux bond, ce soir?
— Nous... nous avons eu un désaccord.
— Qui a laissé tomber qui ? Jennifer se raidit.
— Nous nous sommes séparés d'un commun accord.
— En d'autres termes, c'est lui qui vous a plaquée.
— Pas du tout !
— Il sera là, ce soir?
— Peut-être.
— Dans ce cas, vous feriez mieux de me dire son nom.
— David Conner, répondit-elle de mauvaise grâce.
— Comment comptez-vous expliquer notre rencontre ?
— Je ne sais pas. J'improviserai si c'est nécessaire.
— Je croyais qu'en affaires, il était préférable de tout prévoir plutôt
que de se fier à son inspiration.
Jennifer se sentit vexée, et garda un silence boudeur. Où était-elle
allée chercher que les hommes qui exerçaient cette profession
étaient des pantins sans personnalité?
— Nous voilà à Trafalgar Square. Où dois-je aller?
— A Catesby House, pour la soirée annuelle de la chambre de
commerce.
La voiture fit une brusque embardée.
— Attention!
— Excusez-moi. Mes mains ont glissé sur le volant. En réalité,
Steven venait de recevoir un choc de taille.
Une foule de gens risquaient de le reconnaître.
Il ne mit pas plus d'une seconde à prendre sa décision.
— Avant de nous jeter dans l'arène, dit-il à sa compagne, il vaut
mieux que vous sachiez que mon véritable nom n'est pas Mike
Harker.
— C'est un nom de scène?
— C'est un peu compliqué à expliquer. Je m'appelle Steven Leary.
Et vous? Si vous m'en disiez un peu plus, cela me faciliterait la
tâche.
— Je suis Jennifer Norton, la petite-fille de Barney Norton, le
fondateur de Norton Distribution.
— Le groupe de transport routier?
Jennifer était un peu surprise qu'il fût si bien renseigné.
— C'est ça. Le groupe est en pleine expansion. Nous nous
attaquons au marché européen, en ce moment, et...
Elle s'interrompit, en se rappelant à qui elle avait affaire.
— Excusez-moi, je vous ennuie.
— Dites tout de suite que vous me prenez pour un imbécile, ce
serait plus franc.
Elle murmura d'un ton pincé :
— Tournez à droite, et engagez-vous dans le parking. Au moment
où elle s'apprêtait à descendre, il l'arrêta
d'une voix impérieuse :
— Attendez!
Il descendit le premier, puis contourna la voiture, et vint lui ouvrir la
portière en lui tendant la main.
— Je suis là pour ça, déclara-t-il avec un large sourire.
— Merci.
En se redressant, elle trébucha sur un caillou. Aussitôt, Steven vint à
son secours pour l'aider à conserver son équilibre. Au contact de
ses doigts fermes, incroyablement vivants, la jeune femme sentit les
battements de son cœur s'accélérer.
Elle se retourna pour prendre son étole sur la banquette arrière,
mais il fut plus rapide qu'elle. D'un geste vif et léger, il la posa sur
ses épaules. Jennifer frémit en devinant la chaleur de ses mains à
travers la fine étoffe. En levant les yeux, elle surprit son regard posé
sur elle avec une telle intensité qu'elle se sentit rougir violemment.
— Vous êtes belle, lui dit-il avec gravité. Sensationnelle, même. Je
suis fier de sortir avec vous.
Envoûtée par ce regard presque noir qui semblait boire chaque
détail de son visage, elle ne parvint à répondre qu'au prix d'un
immense effort.
— Et moi, dit-elle, je suis heureuse de plaire à mon cavalier.
— Ce qui me déplaît, en revanche, c'est cette situation, déclara-t-il.
Une femme comme vous ne devrait pas avoir à payer un homme
pour l'accompagner. Quelle est la raison de cette contradiction ?
Jennifer se sentit rougir, et rétorqua d'un ton sec :
— Mes contradictions ne vous regardent pas.
— Elles me regarderaient si je le décidais. Quel dommage que je
n'aie pas le temps !
Il lui effleura la joue.
— On y va ?
Jennifer acquiesça en silence, profondément troublée.
Elle avait déjà assisté à de nombreuses soirées à Catesby House.
La moquette rouge, les lustres et les cuivres étincelants, l'escalier
d'apparat lui étaient familiers. Pourtant, ce soir, elle eut l'impression
de découvrir les lieux. Les lumières lui parurent plus brillantes, et les
robes des femmes plus vives.
En quittant le vestiaire où elle venait de déposer son étole, elle
croisa le regard de Steven. Il l'attendait au pied de l'escalier, parmi
d'autres hommes.
Sa taille, sa carrure, sa silhouette athlétique le distinguaient
nettement du lot. Mais, le plus étonnant, c'était son autorité
naturelle. Il n'y avait en lui aucune prétention, rien de fabriqué non
plus, juste cette présence écra-sante qui laissait deviner une
personnalité hors du commun. Alliée à ce physique époustouflant,
elle produisait un mélange détonant qui ne pouvait laisser insensible.
Jennifer avait déjà eu cette impression en face de certains
personnages qui dirigeaient des empires. Comment un acteur au
chômage pouvait-il posséder une telle apparence ?
La réponse était évidente : parce qu'il était acteur, justement !
Elle s'avança vers lui en souriant.
— Je vous félicite.
— Pourquoi?
— Vous jouez magnifiquement votre rôle. Pour un peu, on croirait
que vous faites partie de ce monde.
— Merci. A dire vrai, la présence de tous ces gens importants me
rend nerveux.
— Ils croient être importants parce qu'ils ont de l'argent. Si vous le
décidez, ils n'auront aucun mal à vous prendre pour un des leurs.
Il eut une moue amusée.
— Vous ne vous sentez pas flouée, si je comprends bien ?
— Au contraire ! J'estime que j'ai fait une excellente affaire.
— Moi aussi, répliqua-t-il en lui offrant son bras.
Ils pénétrèrent dans une salle bondée. Steven constata en une
seconde que Jennifer éclipsait toutes les autres femmes. Même ces
effluves épicés d'une pointe de musc qui imprégnaient sa peau
n'avaient rien à voir avec le parfum d'une jeune fille : c'était l'odeur
d'une femme avec tout ce que cela impliquait.
Quel genre d'homme avait réussi à toucher son cœur ? Son amant
était-il un géant parmi les hommes ? Et comment se comportait-elle
avec lui? Sa bouche se faisait-elle douce et tendre ? Ses yeux
brûlants de désir ?
Ils se frayèrent un chemin à travers la foule en échangeant saluts et
sourires. Steven évita de justesse certaines connaissances. Il aurait
beaucoup de chance si la supercherie n'était pas découverte avant
la fin de la soirée.
Il entraîna Jennifer vers le bar.
— Que voulez-vous boire ?
— Un jus d'orange. N'oubliez pas que je dois conduire, au retour.
— Deux jus d'orange, dit Steven au barman. Comme ça, si vous
changez d'avis, je pourrai prendre le volant, précisa-t-il à l'adresse
de la jeune femme.
— Vous espérez me faire changer d'avis?
— Vous croyez que c'est ce que j'ai en tête ? Jennifer répondit par
un sourire à la lueur malicieuse qui brillait dans les yeux de son
compagnon.
— C'est exactement ce que vous avez en tête.
Sur cette repartie, elle tourna la tête pour regarder la salle. Et,
brusquement, son sourire se figea. David était là, à quelques mètres
d'elle.
2.
Le cœur battant, Jennifer attendit qu'il s'avançât vers elle, qu'il la prît
dans ses bras en lui disant que tout était oublié.
Mais, au lieu de cela, il lui adressa juste un coup d'œil distrait. La
jeune femme qui se tenait à son côté lui posa la main sur le bras
pour attirer son attention. Il se pencha vers elle en souriant, sans
manifester le moindre signe de confusion.
Jennifer se sentit alors totalement anéantie. Elle n'avait plus
conscience du monde qui l'entourait, à l'exception du regard perçant
de Steven qui la dévisageait.
Soudain, un fol espoir s'empara d'elle. Et si la compagne de David
était en mission, elle aussi? Une escorte féminine ? Mais non, elle
était trop terne, trop timide, trop mal à l'aise...
Et puis, tout à coup, elle adressa à David un sourire qui la
métamorphosa complètement. Son visage prit une expression
lumineuse et douce dans laquelle Jennifer crut reconnaître un
sentiment d'amour.
— C'est donc lui ! chuchota Steven à son oreille.
— Qui ça, lui ?
— Votre amant ! Le joli garçon qui parle avec cette fille insipide.
— Joli garçon, ce n'est pas exactement le qualificatif qui lui convient
!
— Si, tout à fait. On dirait une figurine en sucre, comme celles qui
ornent les gâteaux de mariage.
— Changeons de sujet, voulez-vous?
— Surtout pas ! Je suis là pour qu'il comprenne que vous êtes
heureuse sans lui. Alors, faisons ce qu'il faut pour ça. A moins que
vous n'ayez peur...
— Peur? Bien sûr que non.
— Dans ce cas, prenez le taureau par les cornes et foncez.
— Vous avez raison.
Stimulée par ces encouragements, Jennifer s'avança vers David sans
plus hésiter.
— David ! Comme je suis contente de te voir ! L'intéressé parut
surpris, et esquissa un sourire gêné.
— Je ne m'attendais pas à te rencontrer ce soir.
— Tu savais bien que je venais à cette soirée, pourtant?
— Je... euh... oui, bien sûr. C'est juste que... Permets-moi de te
présenter Penny.
— Bonsoir, Penny. Voici Steven Leary.
Elle glissa un bras sous celui de Steven, tout en le regardant d'un air
béat. Il lui répondit par un sourire tellement exagéré qu'elle dut se
retenir pour ne pas pouffer de rire.
David les observa en fronçant les sourcils, puis il tourna les yeux
vers sa compagne.
Jennifer eut l'impression qu'on lui enfonçait un poignard dans le
cœur, mais elle garda la tête haute.
— Quel métier David exerce-t-il? lui demanda Steven.
— Il possède une petite usine de machines-outils.
— C'est lui qui l'a créée?
— Non. Son père.
Ils se retrouvèrent à la même table pour dîner, et Steven joua son
rôle à la perfection. Il se montra souriant, aimable, enjoué, et sut
prévenir les moindres désirs de sa compagne. Jennifer, quant à elle,
observait David et
Penny avec avidité. Ils semblaient timides l'un vis-à-vis de l'autre,
mais, parfois, David se penchait vers la jeune femme jusqu'à ce que
leurs têtes se frôlent.
Après les discours d'usage, les couples envahirent la piste de danse.
Plusieurs personnes vinrent parler à Jennifer qui remplit
consciencieusement la mission que son frère lui avait assignée.
Pendant qu'elle bavardait, Steven alla s'asseoir à côté de David et
Penny. La jeune femme les surveilla du coin de l'œil pour s'assurer
que tout allait bien. David parlait beaucoup; Steven écoutait d'un air
concentré qui semblait dissimuler un ennui profond.
— Vous ne m'invitez pas à danser? lança-t-elle quand elle se fut
libérée de ses obligations.
— Vos désirs sont des ordres, répliqua-t-il en se levant aussitôt.
Il la prit par la taille, et l'entraîna vers la piste.
— Vous aimez danser? demanda-t-il.
— J'ai surtout cru bon de vous tirer des griffes de David. Que lui
avez-vous raconté à notre sujet ?
— Que j'étais votre dernier jouet, bien sûr.
— Cela vous arrive-t-il d'être sérieux?
— Vous voulez du sérieux? Eh bien, je ne suis pas certain de devoir
vous aider à reconquérir cet homme. Vous pourriez finir par
l'épouser, et vous le regretteriez très vite.
— Pourquoi dites-vous cela?
— Parce qu'il ne vous convient pas du tout. C'est un égoïste : il ne
s'intéresse qu'à sa petite personne. Vous vous disputeriez tout le
temps la salle de bains.
Jennifer leva les yeux au ciel.
— Quel tissu d'âneries !
— Qui vivra verra ! En plus, il est beaucoup trop fade pour une
femme aussi flamboyante que vous.
— Méfiez-vous des apparences. Elles sont souvent trompeuses.
Regardez Penny, par exemple. Qui sait si, malgré ses airs timides,
ce n'est pas une redoutable séductrice ?
Steven partit d'un grand éclat de rire. Plusieurs têtes se tournèrent
vers eux, y compris celle de David. Ravie d'avoir attiré son
attention, Jennifer s'efforça de le rendre jaloux en adressant à son
cavalier un sourire éblouissant.
Steven comprit aussitôt le jeu, et serra la jeune femme contre lui.
— Vous êtes la reine de cette soirée, murmura-t-il à son oreille.
J'espère que David s'en rend compte.
— Moi aussi.
— A-t-il déjà parlé mariage ? Jennifer eut une courte hésitation.
— A sa façon...
— Comment ça?
— J'ai cru comprendre, à son comportement, qu'il souhaitait
m'épouser, même s'il ne me l'a jamais dit.
— Méfiez-vous, Jennifer. Vous avez très bien pu faire une mauvaise
interprétation. Est-ce pour cette raison que vous vous êtes disputés
?
— Peu importe.
— Ne dites pas ça. N'oubliez pas que je suis censé être votre
nouvel amant et qu'à ce titre, j'ai toutes les raisons de me montrer
jaloux. A supposer que vous soyez amoureuse de ce David, bien
entendu !
— C'est le cas. Je suis folle de lui.
— Alors, vous êtes encore plus folle que je ne le pensais. A
présent, expliquez-moi pourquoi vous vous êtes brouillés.
Comment répondre, alors qu'elle n'était pas certaine elle-même de
la cause réelle de leur dispute? Elle discutait avec David d'un
problème auquel il se heurtait dans son entreprise. Pour elle, la
solution était évidente. Elle était en train de lui exposer son point de
vue lorsqu'il lui avait lancé avec un regard étrange :
— Tu en sais plus que moi sur le sujet !
— A force de côtoyer mon grand-père, j'ai appris quelques ficelles.
Il suffit de...
Il l'avait interrompue en l'accusant de vouloir tout régenter, ce
qu'elle avait nié farouchement. Le ton était monté, et ils avaient
échangé des propos désagréables, mais, lorsqu'ils s'étaient séparés,
ils avaient perdu de vue depuis longtemps l'origine de leur querelle.
— Cela n'avait rien à voir avec le mariage, dit-elle enfin à Steven.
— Tant mieux. Vous méritez mieux qu'un David Conner.
— De quel droit vous permettez-vous ce genre de commentaire?
s'exclama-t-elle, furieuse.
Il sourit.
— Cette lueur belliqueuse dans vos yeux est franchement
irrésistible. Mais cessez donc de surveiller votre apollon, sinon vous
allez tout gâcher. Et, comme je suis subjugué par votre beauté, vous
feriez mieux de vous concentrer sur moi.
— Vous tenez toujours ce genre de propos à vos clientes ?
Conscient d'avoir outrepassé son rôle, Steven se rattrapa
adroitement.
— Moi? Non... pas très souvent. Mais, en règle générale, j'ai plutôt
tendance à pratiquer le franc-parler que les paraphrases obscures.
Souriez, il nous observe.
Jennifer obtempéra gracieusement. Mais ses yeux étincelaient de
colère.
— Décidément, vous êtes vraiment ravissante quand vous êtes
contrariée.
— Si vous osez encore me dire que la colère m'embellit, je vous
écrase le pied !
— Je vous promets de vous épargner ce genre de banalités.
— Tant mieux.
— Même si c'est vrai, conclut-il avec un sourire en coin.
Cette fois, Jennifer ne put s'empêcher de rire.
— Oh, allez au diable !
— Avec vous dans mes bras, je ne demande pas mieux... En tout
cas, notre stratégie a l'air de fonctionner. Il affiche une mine de plus
en plus sombre.
— Qui ça?
— David! Ne me dites pas que vous l'avez oublié.
— Quelle idée !
Pourtant, elle était tellement intriguée par son compagnon que,
l'espace d'un instant, elle avait complètement cessé de penser à
David.
— Si nous lui donnions de quoi s'inquiéter pour de bon?
Il la serra un peu plus étroitement contre lui.
— J'adore votre robe, murmura-t-il avec un coup d'œil appuyé à
son décolleté vertigineux.
A son grand désarroi, elle sentit son visage s'empourprer. Une
réaction qui ravit son chevalier servant.
— Vous éclipsez toutes les autres femmes.
— Ne dites pas ça, je vous en prie.
— Vous me payez pour le faire, lui rappela-t-il avec un à-propos
déconcertant.
Jennifer revint brutalement sur terre. La séduction innée de cet
homme lui avait fait oublier qu'il jouait un rôle. Elle avait pris ses
compliments pour argent comptant, alors qu'ils ne signifiaient rien.
— Puisque vous êtes à mon service, je vous ordonne d'arrêter.
— Vous m'avez engagé pour rendre David Conner jaloux. C'est
exactement ce que je m'applique à faire.
— Je vous ai engagé à des fins purement professionnelles.
— C'est faux! David est votre seul souci. Je me demande bien
pourquoi...
Il plongea les yeux dans les siens, comme pour chercher la réponse
à sa question. La jeune femme se sentit alors déroutée par ce
regard troublant, par cette main douce sur sa peau, mais elle
s'efforça d'étouffer les sensations que ce simple geste éveillait en
elle.
Steven glissa la main derrière sa nuque pour attirer son visage vers
le sien. Jennifer sentait qu'elle perdait le contrôle de la situation. Elle
ne maîtrisait plus rien. Ni son corps ni ses pensées, ni cet homme
impossible! Depuis le début de la soirée, elle allait de surprise en
surprise. Mais ce n'était rien à côté du plaisir qui l'envahit quand il
prit possession de sa bouche.
Les bruits autour d'elle s'effacèrent, sa vue se brouilla, tout
s'évanouit. Il ne restait que les bras puissants qui l'étreignaient, et
cette bouche qui l'embrassait avec volupté et lui faisait entrevoir un
paradis dont elle ne soupçonnait pas l'existence.
— Lâchez-moi, chuchota-t-elle dans un souffle.
— S'il ne tenait qu'à moi, je ne vous lâcherais plus jamais. Je vous
emmènerais dans un endroit où personne ne pourrait nous
retrouver, et je consacrerais mon énergie à découvrir quelle femme
se cache réellement à l'intérieur de ce corps somptueux. La réponse
pourrait vous surprendre autant que moi.
— Ne dites pas ça.
— C'est étrange, n'est-ce pas? Je sais ce que j'attends de vous. A
mon avis, ce n'est pas le cas de David Conner.
Ces paroles la firent frémir. La façon dont il les prononçait révélait
une détermination farouche.
La musique s'arrêta. Ils se figèrent, les yeux dans les yeux. Et, dans
le regard de Steven, Jennifer discerna une stupeur semblable à la
sienne.
Abasourdie, elle regagna sa place comme un automate. Non
content de bousculer son univers, Steven Leary lui révélait une
partie d'elle-même dont elle avait toujours ignoré l'existence. Ses
sens, son corps, ses nerfs semblaient vibrer d'une vie nouvelle.
Comme s'ils avaient dormi jusqu'à cet instant.
Steven invita Penny à danser. Ensuite, il entraîna Jennifer vers le
bar, et demanda deux jus d'orange.
— J'ai bien travaillé pour vous.
— En invitant, Penny ? Comment la trouvez-vous ?
— Elle danse trop correctement. La danse est affaire de sensualité.
Ce doit être un prélude à l'amour, non une succession de
mouvements étriqués.
— Est-ce la seule chose que vous trouvez à lui reprocher?
— Elle répond à toutes les questions par oui ou par non, et elle est
sur le point de trébucher à chaque pas parce qu'elle passe son
temps à chercher David des yeux... Au fait, elle est sa secrétaire, et
il a attendu cet après-midi pour l'inviter. C'est-à-dire la dernière
minute. Il espérait encore que vous vous manifesteriez. Cela dit, il
est tellement préoccupé par son apparence qu'il est bien plus
heureux avec une femme qui ne risque pas de lui faire de l'ombre.
Ne regrettez pas d'avoir rompu. Vous l'auriez fait tôt ou tard.
— Nous n'avons pas rompu. Du moins, pas de façon définitive.
— Je ne suis pas certain que Penny voie les choses de cette façon.
Elle est amoureuse de lui, ça crève les yeux.
Jennifer répliqua avec feu :
— Il suffirait que je lève le petit doigt pour que David me revienne !
— Le jeu en vaut-il la chandelle ?
— Ne posez pas de questions stupides.
— Dans ce cas, à vous de jouer.
Joignant le geste à la parole, Steven la raccompagna à leur table, et
invita de nouveau Penny à danser pour laisser David et Jennifer tête
à tête.
— Tu vas bien ? demanda David.
Comment osait-il poser la question alors qu'elle avait pleuré toutes
les larmes de son corps en attendant un coup de téléphone qui
n'était jamais venu ?
— Oh, tu sais comment sont les choses, à cette époque de l'année,
fit-elle d'un ton dégagé. Le travail et encore le travail. Je n'ai pas eu
une minute à moi. J'imagine qu'il en va de même pour toi.
— En effet. Je me suis beaucoup absenté. Tu as dû t'en apercevoir
si tu as essayé de m'appeler.
— Je n'ai pas essayé.
— C'est bien ce que je pensais. De toute façon...
Il eut un haussement d'épaules, et lui adressa ce sourire juvénile qui
la faisait fondre. Fascinée, elle tendit la main vers lui en murmurant
son nom.
Au même instant, Steven fondit sur elle.
— Pourquoi perdre son temps à bavarder quand la nuit nous
appartient ? Dansons !
Sans lui laisser le temps de protester, Steven l'entraîna sur la piste
dans un tourbillon.
— De quel droit osez-vous nous interrompre? David était sur le
point de...
— Vous étiez sur le point de tomber à ses pieds. Je vous empêche
de commettre une erreur, c'est tout.
— C'est faux !
— Votre visage parlait pour vous. Il lui a suffi de vous adresser un
sourire navrant de platitude pour que vous perdiez la tête, vous, une
femme intelligente ! C'est une grave erreur tactique avec un crétin
égocentrique qui s'imagine que le monde commence et finit à sa
petite personne.
— Vous dépassez les bornes ! Lâchez-moi !
Elle voulut se dégager, mais Steven la tenait étroitement serrée.
— Vous devriez me remercier au lieu de jouer les ingrates.
Jennifer serait morte sur-le-champ plutôt que de lui donner raison,
mais, même si elle désapprouvait la liberté avec laquelle il parlait de
David, elle devait reconnaître qu'il disait vrai.
— Comment une femme comme vous peut-elle tomber amoureuse
d'une mauviette comme Conner ?
— Tous les hommes ne ressentent pas le besoin de se comporter
en macho pour avoir l'impression d'exister. C'est une question de
confiance en soi.
— Qu'avez-vous fait pour saper la sienne ? Jennifer pâlit.
— C'est infâme d'insinuer une chose pareille !
— Parce que je suis près de la vérité ?
— Rentrons, fit-elle avec irritation. J'en ai assez supporté pour ce
soir.
Un demi-sourire aux lèvres, Steven acquiesça.

Pendant cinq minutes, ils roulèrent en silence. Puis la jeune femme


demanda :
— Où dois-je vous déposer?
— A la première station de taxis que vous rencontrerez.
— Je peux vous ramener chez vous.
— Inutile.
— Ne jouez pas au martyr et donnez-moi votre adresse.
— Vous voulez que nous nous quittions sur une dispute?
— Quelle importance? Cette soirée a été un désastre, de toute
façon.
— Je ne suis pas de votre avis : j'ai le souvenir de certains moments
fort agréables.
Jennifer sentit ses joues s'empourprer.
— Oubliez-les, monsieur Leary. Pour ma part, c'est déjà fait.
— J'ai du mal à vous croire.
— C'est pourtant vrai. Il arrive qu'on se laisse emporter sur le
moment, mais ça ne signifie rien.
— Vous vous conduisez comme ça avec tous les hommes ? Quelle
honte !
Il souriait, le monstre !
— Vous savez très bien ce que je veux dire. La soirée est finie et
nous ne nous reverrons plus.
— Vous croyez ?
— J'en suis certaine.
— Un homme audacieux pourrait prendre cette réponse pour un
défi.
— Je ne vous le conseille pas.
— Je parie un autre baiser que vous prendrez contact avec moi
avant la fin de la semaine.
— Voilà une station de taxis. Bonsoir, monsieur Leary.
Elle se gara le long du trottoir. Steven entreprit d'enlever les
boutons de manchettes qu'elle lui avait donnés, mais Jennifer l'arrêta
d'un geste.
— Gardez-les. Ils vous consoleront peut-être d'avoir perdu votre
pari. En tout cas, vous pourrez toujours en tirer un bon prix.
— Je crois que je vais plutôt les porter en souvenir.
— Libre à vous. En ce qui me concerne, je préfère tout oublier de
cette soirée.
— Pas moi, murmura-t-il en l'attirant à lui.
Sa bouche chaude et ferme captura la sienne avec fougue.
— Arrêtez!
— Je n'en ai pas envie, et vous non plus.
Jennifer aurait voulu lui refuser cette victoire facile, mais son corps
la trahit.
Il l'embrassa de nouveau, avec une telle volupté qu'elle ne put
résister. Sa raison avait beau protester, il avait trouvé le moyen
d'anéantir toutes ses défenses. Elle leva la main pour le repousser,
mais, au lieu de cela, cette main lui effleura le visage, puis se glissa
derrière sa nuque, dans ses cheveux... Jennifer n'avait plus
conscience que de l'ivresse qui la possédait, et du vertige qui s'était
emparé d'elle au contact de ces lèvres douces qui jouaient avec les
siennes. Peut-être était-ce une folie, mais il était trop tard pour les
regrets.
Les mains de Steven. ardentes et magiques, couraient sur ses
hanches, ses bras, ses cuisses... Et puis, soudain, il se raidit en la
libérant brusquement.
— Vous êtes folle à lier de vous abandonner comme ça dans les
bras d'un inconnu sans penser aux conséquences ! lança-t-il avec
colère.
— Cela n'aurait jamais dû arriver. Vous auriez dû...
— Le gigolo de service était censé dominer ses désirs, c'est ça?
— Sortez ! Sortez immédiatement de cette voiture !
— En effet, je ferais mieux de partir tant que nous possédons
encore un brin de jugeote.
Une fois dehors, il se pencha par la vitre ouverte.
— Nous nous reverrons.
— Jamais !
— Vous savez bien que si.
Pour toute réponse, elle appuya à fond sur l'accélérateur. Dans le
rétroviseur, elle vit Steven Leary debout, les mains dans les poches,
la mine perplexe.
3.
Le lendemain, Jennifer arriva très tard chez Norton. Horrifiée
d'avoir succombé au pouvoir de séduction d'un homme qu'elle
connaissait à peine, alarmée par les sensations nouvelles qu'il avait
éveillées en elle, elle ne s'était endormie qu'à l'aube.
Au réveil, elle avait retrouvé ses esprits. Un individu qui lui donnait
l'impression de devenir étrangère à elle-même était à bannir
définitivement de ses fréquentations. Elle était la petite-fille adorée
de Barney Norton. Elle était l'étemelle orpheline qui recueillait les
animaux abandonnés parce qu'ils apportaient à son existence cet
équilibre affectif auquel elle aspirait depuis toujours. Elle était
également une femme d'affaires que les affaires ennuyaient
profondément. Et, au fond, tout au fond, elle était toujours la petite
fille de dix ans que son père avait abandonnée sans un regard en
arrière.
Heureusement, il y avait David... David que ni son frère ni son
grand-père n'appréciaient outre mesure. Barney le trouvait solide,
ce qui signifiait terne et sans envergure. Plus brutalement, Trevor
affirmait qu'il n'avait pas inventé la poudre.
Comme si elle cherchait un génie ! Elle souhaitait simplement
construire sa vie avec un homme équilibré, sur lequel elle pouvait
compter, et David remplissait ces conditions. Jusqu'à leur dispute,
du moins. Mais elle en était la seule
responsable. En lui proposant maladroitement son aide, elle l'avait
blessé. Quand ils seraient réconciliés, elle veillerait à ménager son
amour-propre.
David n'était pas dominateur. Parfois, elle se prenait à souhaiter qu'il
eût plus de caractère, mais c'était justement sa vulnérabilité qui la
touchait. Elle n'avait jamais pu tourner le dos à quelqu'un qui avait
besoin de sa protection. Quand David lui souriait en lui demandant
ce qu'il ferait sans elle, elle fondait. Voilà pourquoi elle ne pourrait
jamais tomber amoureuse d'un Steven Leary qui était tout le
contraire d'un être faible.
Ce qui s'était passé entre eux constituait un avertissement. Elle
savait, désormais, que sa sensualité pouvait la trahir en la jetant
dans les bras de n'importe qui si elle n'y prenait garde. Or, personne
ne devait s'interposer entre elle et David, et surtout pas Steven
Leary !
Elle entra dans son bureau avec une telle précipitation qu'elle ne
remarqua pas les regards étranges que lui jetèrent les employés.
Comme chaque matin, son premier geste fut de vérifier le cours des
actions Norton. En découvrant la cote sur l'écran de son ordinateur,
elle fut stupéfaite.
— Cette hausse est anormale. Il doit y avoir une erreur. Elle
recommença l'opération et trouva les mêmes chiffres.
En proie à la plus grande perplexité, elle regardait fixement l'écran
sans comprendre, quand son téléphone sonna.
— Tu as intérêt à venir m'expliquer ce qui se passe, grommela
Trevor.
Puis il raccrocha aussitôt.
Jennifer traversa le couloir pour se rendre dans son bureau.
— De quoi veux-tu parler? lui demanda-t-elle en refermant la porte
derrière elle.
— De nous et de Charteris Enterprises.
— Je n'ai rien à voir avec Charteris Enterprises.
— Tiens donc ! Tu n'étais pas en compagnie du P.-D.G., hier soir?
— Tu sais très bien que j'assistais à la soirée annuelle de la chambre
de commerce avec Mike Harker. Non, pas Mike Harker! Il
s'appelle Steven Leary, en fait.
— Il t'a donné son nom, et ça n'a rien évoqué pour toi ? Trevor jeta
un journal sur son bureau. Jennifer écarquilla les yeux en découvrant
une photo d'elle et de Steven étroitement enlacés. « La très belle
Jennifer Norton, petite-fille de Barney Norton, dans les bras de
Steven Leary, P.-D.G. de Charteris Enterprises, actionnaire
majoritaire du groupe et pierre angulaire de sa réussite mirobolante,
précisait la légende. Y aurait-il de la fusion dans l'air? »
— Tout le monde s'imagine que nous sommes en cheville avec
Charteris, reprit Trevor. Ce qui explique notre envolée en Bourse.
— Je n'y comprends rien ! Tu m'avais dit que Mike Harker était un
acteur raté.
— Ce n'est pas l'homme qui est en photo avec toi, bougonna
Trevor.
— Eh bien, c'est celui qui s'est présenté chez moi, hier soir. Mais je
ne comprends pas pourquoi on fait des gorges chaudes pour si peu
! Ce n'est pas la première fois que l'on me voit danser au cours
d'une soirée.
Trevor ricana en désignant le cliché.
— Comme ça?
Jennifer rougit. La photo avait été prise au moment où Steven
l'embrassait. Et la façon dont elle se coulait contre lui ne laissait
aucun doute sur sa réaction.
Elle contempla le journal d'un air totalement désorienté. Elle avait
beau regretter consciemment ce qui s'était passé, son corps se
rappelait chaque seconde de ce baiser avec une étonnante
précision. Elle avait complètement perdu la tête. Et lui ? Avait-il
éprouvé les mêmes sensations ou s'était-il simplement amusé à ses
dépens ?
Ses joues s'enflammèrent un peu plus quand elle se rappela leur
étreinte dans la voiture.
— Je vais dire deux mots à M. Leary ! déclara-t-elle. Il ne perd
rien pour attendre.
Elle appela Charteris Enterprises, mais la secrétaire de Steven fit
barrage.
— Dites à votre patron que j'ignore à quel jeu il joue, mais que j'ai
bien l'intention de le découvrir, lança-t-elle,
Sur ces mots, elle raccrocha avec hargne.
En entrant dans son bureau, Steven avait trouvé le journal bien en
évidence à côté de son ordinateur. Les employés étaient tous
stupéfaits par ce qu'ils prenaient pour un coup de maître. Ils
savaient tous que leur patron était en pleine négociation pour
racheter Kirkson Depots, une compagnie concurrente de Norton,
et qu'il cherchait à faire baisser le prix. Tout le monde était persuadé
que sa rencontre avec Jennifer Norton n'avait rien de fortuit et qu'il
avait joué finement. Steven jugeait leur méprise bien
compréhensible.
Il examina la photo d'un air pensif. Le fourreau soulignait à merveille
les courbes somptueuses de Jennifer. La tête rejetée en arrière, elle
le regardait comme s'il avait été le seul homme sur cette terre.
Elle avait voulu lui faire croire qu'il s'agissait d'une comédie pour le
seul bénéfice de David Conner, et il avait failli s'y laisser prendre.
Mais ce dernier baiser dans la voiture avait radicalement modifié
son point de vue. Ils avaient tous deux succombé au même vertige.
Elle pouvait nier tant qu'elle le voulait, certains signes ne trompaient
pas.
La secrétaire de Steven passa la tête dans l'entrebâillement de la
porte. En plus d'être organisée et efficace, elle possédait un solide
sens de l'humour que son patron appréciait beaucoup.
— James Kirkson est là, monsieur.
— Merci. Alice. Faites-le entrer, s'il vous plaît.
Cinq minutes plus tard, Steven était aux anges. Grâce à Jennifer,
James Kirkson était enfin prêt à négocier. La sonnerie du téléphone
fit presque sursauter Steven.
— Mlle Norton vient d'appeler, monsieur. A mon avis, elle sera
bientôt là. Elle a l'air très en colère.
Steven jeta un coup d'œil à Kirkson et prit sa décision en une
seconde. Il fallait battre le fer pendant qu'il était chaud.
— Quand elle se présentera, dites-lui que je l'aime à la folie.
— Bien, monsieur.
Un quart d'heure plus tard, une furie déboulait dans le bureau
d'Alice.
— Je veux voir Steven Leary !
— Il est en rendez-vous pour le moment. Voulez-vous vous asseoir
en attendant ?
— Je ne compte pas rester assez longtemps pour m'asseoir. Votre
patron n'est qu'un intrigant, un...
— Mademoiselle Norton, je suppose? demanda poliment Alice en
réprimant un sourire.
— Tout juste !
— M. Leary vous aime à la folie, déclara la secrétaire sur un ton
impassible.
Jennifer parut interloquée. L'espace d'un instant, elle entrevit un
monde merveilleux. Puis elle revint sur terre, plus furieuse que
jamais à l'idée que Steven lui jouait encore un de ses tours.
— Il vous paie pour délivrer ce genre de message?
— En l'occurrence, oui.
— Eh bien, vous devriez demander une augmentation.
— J'en prends bonne note. Voulez-vous du café ?
— Je préférerais la tête de Steven Leary sur un plateau. D'ailleurs,
je vais m'en charger moi-même.
Sur ces mots, elle poussa violemment la porte du bureau, et entra
comme une tornade.
— Comment avez-vous pu raconter à la presse ce tissu de
mensonges à notre sujet, alors que vous savez pertinemment...
Sans lui laisser le temps de terminer sa phrase, Steven se précipita
vers elle et l'embrassa à pleine bouche.
Elle fut aussitôt partagée entre la colère et l'extase, et se sentit
chavirer.
Steven s'écarta le temps de s'écrier :
— Quel bonheur, ma chérie !
Il ajouta d'une voix basse et pressante :
— Rendez-moi mon baiser, pour l'amour de Dieu !
— Jam...
Ses lèvres la bâillonnèrent de nouveau, et elle ne put lutter contre
l'exquise volupté qui s'emparait d'elle.
Lorsqu'elle reprit ses esprits, elle trouva la force de le repousser.
Mais, à la place de l'expression triomphante qu'elle s'attendait à lire
sur le visage de Steven, elle découvrit avec stupeur le reflet de sa
propre réaction. Il respirait difficilement, et un feu sombre brûlait
dans son regard.
— Jennifer, permettez-moi de vous prés... Mais... où est-il passé?
— M. Kirkson s'est éclipsé pour ne pas vous déranger plus
longtemps, expliqua Alice qui se tenait sur le seuil.
Steven fusilla Jennifer du regard.
— Il était sur le point de rendre les armes! Je vous remercie, vous
m'avez rendu un fier service !
— Ah non, vous n'allez pas me faire des reproches, maintenant !
— Si vous n'aviez pas surgi comme une folle, il m'aurait cédé sa
Kirkson Depots pour une bouchée de pain.
— Kirkson Depots? C'était donc ça! Notre rencontre était un coup
monté ?
— Pas du tout. C'était un pur hasard.
— Laissez-moi rire !
— Comme vous voudrez. Mais vous me devez des explications.
— Moi ? Vous plaisantez !
— Vous venez de saboter un marché qui aurait rapporté d'énormes
bénéfices à Charteris.
— Un marché que vous auriez emporté en abusant de ma
confiance.
Steven crispa les mâchoires.
— Mike Harker est l'un de mes amis. Il avait une grippe effroyable,
alors j'ai pris sa place, c'est tout.
Alice apparut de nouveau.
— Un appel pour Mlle Norton.
Un peu étonnée, Jennifer s'empara du combiné sur le bureau de
Steven. La voix de Trevor retentit au bout du fil.
— C'est bien toi de filer comme une furie sans prendre le temps de
réfléchir ! Barney a appelé. Il est enchanté de voir nos valeurs
s'envoler à la Bourse.
— Il ne manquait plus que ça.
Depuis la cotation de la société en Bourse, Barney rêvait de voir les
prix grimper. Comment lui expliquer qu'il ne s'agissait que d'un
phénomène passager?
— Il souhaite inviter Steven Leary à dîner. Jennifer se tourna vers
Steven.
— Vous pouvez vous vanter ! Mon grand-père veut vous inviter à
dîner, maintenant.
— Formidable ! J'accepte.
— Cela va encore alimenter les ragots de la presse.
— Et alors? répliqua Steven avec un sourire joyeux, tout en prenant
le récepteur des mains de Jennifer.
— J'accepte votre invitation avec joie, monsieur Norton. Jennifer
pressa la touche de l'amplificateur juste au moment où Trevor
s'exclamait :
— Mon grand-père souhaite vous recevoir chez lui après-demain.
Les Norton seront en surnombre. Il espère que cela ne vous effraie
pas trop.
— Je peux toujours amener ma sœur pour rétablir l'équilibre.
— Elle risque de s'ennuyer.
— Maud est quelqu'un de très sérieux, notamment quand il s'agit
d'argent. Je suis certain que vous vous entendrez très bien, tous les
deux.
— Parfait. Je vous laisse régler les détails avec Jennifer. En
raccrochant, Steven croisa le regard furibond de la jeune femme.
Sans paraître le moins du monde impressionné, il déclara avec
nonchalance :
— J'ai gagné mon pari. Je vous avais bien dit que vous prendriez
contact avec moi avant une semaine.
— C'est de la triche. Vous saviez ce qui se passerait.
— Peut-être, mais vous me devez un gage.
— Sûrement pas !
— Je me demande si la presse sait comment on respecte les dettes
d'honneur, chez les Norton.
Le coup d'oeil malicieux qui accompagna cette remarque eut raison
de la réticence de Jennifer.
— Très bien, fit-elle avec un soupir résigné. Vous avez le droit de
m'embrasser pendant cinq secondes, pas plus.
— C'est bien trop, voyons !
Il lui déposa un petit baiser rapide sur la joue.
— Voilà ! Maintenant, giflez-moi, si vous voulez.
— Ce que j'aimerais vous faire ne se décrit pas en termes polis.
Quand je pense que vous avez eu le toupet de me laisser croire que
vous étiez un acteur sans le sou. Vous devriez me rendre les
boutons de manchettes.
— Impossible : je les ai donnés au vrai Mike Harker en lui disant de
les vendre.
Jennifer hocha la tête et tourna les talons.
— Soyez là à 8 heures, après-demain.
— Je meurs d'impatience !

Le lendemain soir, Steven passa par hasard devant la maison de


Jennifer. Poussé par la curiosité, il décida de s'arrêter. Il avait envie
de la voir dans des circonstances normales. Et aussi de la
surprendre.
Mais, en réalité, il fut le plus surpris des deux.
Dès qu'il eut sonné à la porte, il entendit un bruit de pas précipités,
et la porte s'ouvrit à la volée.
— Dieu merci, vous voilà! Je suis très inquiète... Oh, mon Dieu, ce
n'est que vous !
En matière d'accueil, Steven avait déjà bénéficié de réactions plus
enthousiastes.
— C'est moi, en effet, dit-il. Vous attendiez quelqu'un d'autre?
Elle ne répondit pas, et passa devant lui pour aller se poster à la
fenêtre. Puis, quelques instants plus tard, elle haussa les épaules
avec frustration.
Steven avait du mal à reconnaître la sublime jeune femme de leur
rencontre. Jennifer portait, ce jour-là, un jean usé et une chemise
d'homme qui dissimulait ses formes.
— C'est une catastrophe, gémit-elle en refermant la fenêtre.
— Je suis navré, déclara Steven qui commençait à se sentir
légèrement vexé.
— Vous n'y êtes pour rien.
— Qui attendez-vous ?
— Le vétérinaire. Patoune vient de commencer le travail, et...
— Patoune?
— Mon chat. Enfin, ma chatte, bien qu'elle ne m'appartienne pas.
Je l'ai recueillie il y a deux jours. Je ne m'étais pas aperçue qu'elle
attendait des petits. Jusqu'au moment où elle a commencé à se
comporter de façon bizarre. Là, j'ai vu à quel point elle était grosse.
Elle s'est mise à creuser des trous dans le jardin pour s'y installer, à
haleter comme si elle souffrait.
— Où est-elle?
— J'ai réussi à la ramener dans son coin.
Elle le guida vers un grand carton garni de coussins. La chatte leva
vers lui un regard anxieux. Il s'accroupit pour lui tâter doucement
l'abdomen.
— Il y en a au moins quatre, dit-il.
— Vous vous y connaissez? demanda Jennifer d'une voix pleine
d'espoir.
— Quand j'étais petit, notre voisin avait une chatte qui mettait bas
tous les six mois. Elle venait toujours faire ses trous dans notre
jardin, mais elle préférait du papier journal.
— Je vais en chercher !
Jennifer se ma dans la cuisine pour revenir avec une pile de vieux
journaux. Steven souleva la chatte avec précaution et la tendit à
Jennifer. Ensuite, il ôta les coussins pour disposer une épaisse
couche de journaux dans le fond. Une fois recouchée, Patoune
posa sur Steven un regard confiant.
— Elle comprend ! s'écria Jennifer en souriant. Elle est soulagée
d'avoir affaire à quelqu'un qui s'y connaît.
— Peut-être, mais je préférerais que le vétérinaire arrive.
— Pouvez-vous la surveiller pendant que j'appelle le cabinet? Il
devrait être là depuis longtemps.
Elle disparut sans attendre la réponse.
— Comment a-t-elle fait pour ne pas s'apercevoir que tu attendais
des petits? murmura Steven.
Les yeux verts de la chatte exprimèrent une détresse profonde.
— Dites-lui de se dépêcher ! cria Steven.
— Personne ne sait où il se trouve, déclara Jennifer en le rejoignant.
Il a quitté le cabinet il y a une demi-heure, et il semble qu'il se soit
évanoui dans la nature. Seigneur! Qu'est-ce que Patoune tient entre
ses pattes ?
— Son premier chaton.
Jennifer s'agenouilla avec une expression de pur bonheur, tout en
caressant la tête de la chatte.
Steven se rendit dans la cuisine, et en revint, quelques minutes plus
tard, avec un plateau chargé de deux tasses et d'une cafetière
fumante. Jennifer était plongée dans un tel ravissement qu'elle ne
remarqua pas plus son retour qu'elle n'avait prêté attention à son
départ. Il en profita pour étudier à loisir ce visage qui le fascinait.
— Il faut la laisser, murmura-t-il. Elle a besoin de tranquillité.
Il aida Jennifer à se relever, et plaça deux fauteuils devant la boîte
pour en protéger l'entrée.
— Comme ça, elle aura un sentiment de sécurité.
— Quand avez-vous fait du café?
— A l'instant. J'ai eu un peu de mal à me repérer dans votre cuisine,
mais, quand on a compris que le thé se trouve dans le sucrier, le
sucre dans la boîte à épices et le café dans la boîte à thé, ça va tout
seul. Par contre, j'ai eu un peu de mal à trouver les biscuits :
forcément, ils étaient dans une boîte à biscuits !
— Qui vous a appris à faire du café aussi délicieux ? lui demanda la
jeune femme.
— Ma mère. Elle m'a habitué très tôt aux tâches domestiques.
— Décidément, avec vous, je vais de surprise en surprise.
— C'est réciproque. Je ne m'attendais pas à vous trouver en
compagnie d'une chatte sur le point de mettre bas.
— Pourquoi êtes-vous venu, au fait?
— Je ne sais pas très bien. En revenant de chez un client, je suis
passé devant votre maison, et je me suis arrêté sans réfléchir.
Tout en l'écoutant, Jennifer surveillait la chatte.
— Le suivant ne naîtra pas avant une demi-heure, déclara Steven.
Espérons que le vétérinaire sera arrivé entretemps.
Mais, bientôt, un autre chaton fit son apparition. Steven palpa
l'abdomen de Patoune.
— Encore deux.
— Je vais préparer quelque chose à dîner, déclara Jennifer. C'est le
moins que je puisse faire.
Pendant qu'elle s'activait dans la cuisine, Steven déambula dans la
pièce en essayant de se familiariser avec l'idée que la jeune femme
sophistiquée du premier soir vivait dans cet intérieur douillet. Un
luxueux appartement aurait mieux correspondu avec l'éblouissante
créature qui l'avait ensorcelé.
Il la rejoignit dans la cuisine, et s'appuya contre le chambranle de la
porte.
— Depuis combien de temps habitez-vous ici ?
— Deux ans.
— Vous ne vous sentez pas trop seule ?
— Pas du tout.
Elle se mit à découper des poivrons. Steven la contempla encore un
instant, puis retourna dans le salon.
En l'entendant parler à Patoune, la jeune femme fut, une fois de
plus, frappée par les contradictions de cet homme mystérieux.
Les recherches qu'elle avait effectuées sur son compte lui avaient
appris qu'il avait monté une chaîne de petits magasins avant d'entrer
chez Charteris, dix ans auparavant. A l'époque, le groupe battait de
l'aile. Deux ans plus tard, Steven Leary avait redressé la barre.
En s'appuyant sur son enquête, Jennifer s'était forgé l'image d'un
homme accaparé par son travail et fasciné par le pouvoir. Un
homme dur en affaires, ambitieux, obnubilé par ses objectifs. L'un
des journaux faisait allusion à une cohorte de conquêtes féminines,
mais tout laissait croire qu'il n'avait guère de temps à consacrer à sa
vie personnelle. Les manigances et les combines semblaient être sa
principale passion.
Mais comment concilier cette image avec celle de l'homme qui était
en train d'aider Patoune à accoucher? Cette question intriguait
Jennifer au plus haut point.
De son côté, Steven était dévoré par la curiosité. Plus il en
apprenait, plus le mystère s'épaississait. Il contemplait des photos
sur la cheminée quand Jennifer le rejoignit pour mettre le couvert.
L'un des clichés représentait un homme âgé au visage souriant, le
second un petit garçon et une fillette, le troisième une femme d'une
trentaine d'années qui ressemblait beaucoup à Jennifer.
— C'était ma mère, dit-elle.
— Où est votre père?
— Le vieux monsieur à côté est mon grand-père.
— Je pensais bien que c'était lui. Et votre père?
— Sur la troisième photo, c'est mon frère et moi.
— Où...
Jennifer disparut dans la cuisine avant qu'il eût répété sa question.
Elle reparut presque aussitôt avec un saladier et une corbeille de
pain.
Le téléphone sonna au moment où ils s'apprêtaient à passer à table.
C'était le vétérinaire qui prévenait qu'il ne serait pas là avant une
bonne heure.
— Ne vous inquiétez pas, lui dit Jennifer. Elle est entre de bonnes
mains.
En s'asseyant, Steven déclara :
— Merci de votre confiance, mais j'ai quelques doutes sur mes
capacités.
Elle lui jeta un coup d'œil inquiet.
— Mais tout va bien, n'est-ce pas ?
— Pour autant que je puisse en juger, oui. Vous l'aimez beaucoup,
j'ai l'impression.
— Comment faire autrement? Elle est tellement mignonne !
— Et puis, elle vous tient compagnie dans cette maison vide.
— Oh, pas de problèmes de ce côté-là : j'adore ma maison.
— Vous continuerez à vivre ici quand vous serez mariée avec
David?
— Evitons ce sujet, voulez-vous ?
— Il a donné signe de vie, depuis l'autre soir?
— Je vous ai demandé de parler d'autre chose !
— Cela signifie que vous n'avez aucune nouvelle de lui. Jennifer
choisit d'ignorer ce commentaire, bien qu'il eût touché en elle une
corde extrêmement sensible.
— Puis-je reprendre de la salade ?
— Bien sûr, répondit-elle d'une voix glaciale. Il esquissa un sourire
amusé.
— Insultez-moi, voyons ! Vous en mourez d'envie.
— Le seul sentiment que vous m'inspirez pour l'instant est la
gratitude. A cause de Patoune, bien sûr!
Il y eut un silence, puis Steven demanda :
— Pourquoi n'avez-vous aucune photo de votre père?
— Il nous a quittés quand j'avais dix ans, et nous n'avons plus
jamais entendu parler de lui.
— J'ignorais que Norton avait un fils.
— Non. Il avait une fille : ma mère.
— Dans ce cas, pourquoi vous appelez-vous Norton ?
— Nous portions le nom de Wesley, mais, à la mort de notre mère,
Barney nous a fait prendre le sien.
— Sans vous demander votre avis ?
— Non.
— Cela ne vous a pas contrariée ?
— Pas le moins du monde. Du café ? proposa-t-elle pour faire
diversion.
Même si Jennifer appréciait de plus en plus Steven Leary, il n'était
pas question de lui révéler le dur combat qu'elle avait mené pour se
forger une nouvelle identité.
Jennifer Norton était la petite-fille choyée de Barney Norton.
Jennifer Wesley était une fillette dont l'univers s'était brusquement
effondré. Elle avait pleuré longtemps sur cette trahison paternelle.
La blessure s'était si mal refermée qu'elle répugnait à évoquer cette
période traumatisante.
Elle consulta sa montre d'un bref coup d'œil. C'était l'heure où
David appelait, d'habitude.
La sonnerie stridente la fit tressaillir. Elle se rua sur le combiné avec
une telle précipitation que Steven l'observa d'un air intrigué. Mais il
vit sur son visage l'espoir faire place à la déception.
— Très bien. Merci de me tenir au courant.
Elle demeura immobile près du téléphone, tandis qu'elle luttait
contre le sentiment de vide qui l'étreignait. Pendant un instant, elle
redevint une petite fille perdue et désespérée. Puis elle croisa le
regard de Steven, et se força à sourire.
— C'était encore le vétérinaire, dit-elle. Il ne va plus tarder.
Pourquoi me regardez-vous comme ça?
— Je ne m'en rendais pas compte, excusez-moi. Allons jeter un
coup d'œil à la jeune mère.
Un troisième chaton était né, et le quatrième était en route.
— Il faut lui donner du lait tiède. Après tous ces efforts, elle a
besoin d'un remontant.
Jennifer courut aussitôt jusqu'à la cuisine. Lorsqu'elle revint, le
dernier chaton était né.
— Regardez ! s'écria-t-elle d'une voix surexcitée. Il a la fourrure
noire et les pattes blanches, comme sa mère.
— Patoune 2, dit Steven en souriant.
— Si c'est un mâle, je vais peut-être l'appeler Steven. Assise en
tailleur, elle contempla la nichée avec une expression d'extase.
— Je vais refaire du café, déclara Steven.
Perdue dans sa contemplation, Jennifer ne l'entendit même pas.
Quand il revint dans la pièce, elle n'avait pas bougé : elle était
toujours éblouie par le spectacle des chatons serrés autour de leur
mère.
— Voilà ce que vous aimeriez faire, murmura Steven : vous
occuper des animaux.
Elle se tourna vers lui pour prendre la tasse qu'il lui tendait.
— En effet. Trevor prétend que la maison ressemble parfois à un
refuge, mais c'est faux. Je ne peux pas en garder trop à la fois parce
que je suis absente toute la journée.
— Vous êtes une femme d'affaires impitoyable. Elle fit la grimace.
— Je n'ai pas cette impression.
— Je reconnais que ce n'est pas l'image que vous donnez ce soir.
J'ai du mal à reconnaître la femme impétueuse qui a demandé à ma
secrétaire ma tête sur un plateau.
— J'ai dit que je m'en chargerais moi-même.
— Je regrette de ne pas vous avoir vue à ce moment-là. Vous étiez
très impressionnante paraît-il.
— Officiellement, je suis encore furieuse après vous. Le sourire de
Steven s'élargit.
— Je vous comprends.
— Mais je ne peux plus vous en vouloir alors que je viens de
donner votre nom à un chaton.
— Appelez-le autrement. Comme ça nous pourrons reprendre le
combat?
— Vous voulez que nous soyons ennemis ?
— Vous préférez amants ?
— Vous voulez dire amis ?
— Je connais encore le sens des mots que j'emploie. Une lueur
espiègle brillait dans les yeux sombres de Steven.
— Après ce que vous venez de faire pour moi, je ne pourrais plus
jamais vous considérer comme un ennemi, avoua Jennifer.
— Vous ne me connaissez pas suffisamment pour en être certaine.
— Et je ne vous connaîtrai sans doute jamais assez.
— Alors que la moitié de Londres fait des gorges chaudes avec
notre folle passion ?
— Ça ne durera pas longtemps.
— Et nous ? Croyez-vous que nous nous lasserons l'un de l'autre?
Jennifer avait conscience de pénétrer dans un territoire dangereux.
Elle contempla avec fascination les petites flammes qui pétillaient
dans le regard de Steven. Une douce folie, une délicieuse euphorie
l'habitaient. Loin d'éveiller les sensations inquiétantes que leurs
précédentes rencontres avaient suscitées en elle, ce badinage
correspondait exactement à ce dont elle avait besoin.
Cependant, la sonnette de la porte d'entrée mit un terme à ce
moment de grâce. Pendant que le vétérinaire examinait Patoune, la
jeune femme raccompagna son hôte.
— Merci beaucoup pour ce repas, lui dit Steven. J'ai hâte d'être à
demain, même si je doute que ce dîner soit aussi délicieux que celui
que vous m'avez préparé ce soir.
4.
Le lendemain, Jennifer s'absenta de son bureau jusqu'en fin d'après-
midi.
— David Conner a appelé cinq fois, lui dit sa secrétaire à son
retour. Il n'a pas eu l'air de me croire quand je lui ai dit que vous
n'étiez pas là.
Depuis la soirée de la chambre de commerce, Jennifer résistait tant
bien que mal à l'envie d'appeler David. A sa grande joie, elle voyait
sa patience récompensée.
Le cœur léger, elle composa son numéro.
— Ah, Jennifer ! Tu daignes enfin me rappeler.
— J'ai été occupée à l'extérieur toute la journée.
— J'aimerais te retrouver au Crown pour prendre un verre.
Jennifer hésita à cause du dîner chez Barney. L'après-midi touchait
à sa fin, et elle ne pouvait pas se permettre d'être en retard. Mais,
finalement, elle ne put résister à la tentation.
— Je ne pourrai pas rester très longtemps, dit-elle. Je suis assez
pressée.
— Un rendez-vous galant?
— Non, mais je dîne chez Barney. Tu sais qu'il est très à cheval sur
la ponctualité.
Peu après, Jennifer pénétrait dans le bar où elle avait si souvent
retrouvé David. Dès qu'il la vit, il lui adressa ce sourire doux et
indécis auquel elle était incapable de résister.
— Merci d'être venue. Je craignais que tu refuses après notre
dispute.
— J'ai oublié cette histoire depuis longtemps, David.
— C'est vrai? Ce n'est pas à cause de ça que tu ne m'as pas
rappelé plus tôt?
— Je t'ai déjà dit que je n'étais pas chez Norton, aujourd'hui !
— Tu es sûre que ce n'était pas une excuse pour m'éviter?
— Ne sois pas stupide, voyons !
La moue incrédule qui salua cette réponse exaspéra Jennifer. Ce
besoin constant d'être rassuré était touchant, mais elle trouva que
David en faisait un peu trop, aujourd'hui. A cet instant précis, la
jeune femme crut entendre les propos de Steven au sujet de
l'égocentrisme de son fiancé, et elle tenta vainement de les refouler.
— Je ne cherchais pas à t'éviter, David. Cette dispute est
définitivement enterrée.
— Tu n'as pas donné d'instructions à ta secrétaire pour
m'éconduire?
— Je me tue à te le répéter !
— Je... je pensais que tu avais peut-être rencontré quelqu'un
d'autre.
Jennifer eut du mal à dissimuler la joie que lui causaient ces paroles.
Si David était jaloux, c'est qu'il l'aimait encore.
— C'est toi qui as rencontré quelqu'un d'autre, il me semble !
Le ton était celui de la plaisanterie, mais elle brûlait d'entendre la
réponse.
— Si c'est à Penny que tu penses, je te rappelle qu'elle est ma
secrétaire. Elle m'a simplement rendu service pour la soirée. Toi, en
revanche, tu as fait sensation en arrivant au bras de Steven Leary.
— Tu le connais ?
— Avant la soirée, non. Mais je me suis informé, depuis.
Il s'était renseigné au sujet de Steven. De mieux en mieux !
— J'imagine que vous êtes assez proches puisque tu lui as donné les
boutons de manchettes qui m'étaient destinés.
Jennifer baissa les yeux, mal à l'aise. Elle ne pouvait révéler la vérité
à David qu'en lui avouant qu'elle avait engagé un chevalier servant
pour la soirée. Elle hésitait encore quand son portable sonna.
— Où es-tu ? aboya Trevor.
— Je prends un verre au Crown. J'irai directement chez Barney. Je
me changerai là-bas, ne t'inquiète pas.
— Il n'est pas question que tu arrives après Leary ! La voix de
Trevor portait si loin que David l'entendit.
Il considéra Jennifer d'un air morose.
— Tu vois Leary, ce soir?
— Ce n'est pas ce que tu crois. Nous dînons avec lui et sa sœur
chez Barney, c'est tout.
David eut une moue amère.
— Une réunion familiale, en quelque sorte.
— Il s'agit d'affaires et de rien d'autre.
— Vraiment?
— Vraiment. D'ailleurs, il est temps que j'y aille.
Il lui saisit la main comme s'il cherchait à la retenir. Elle se pencha
spontanément pour l'embrasser, heureuse de retrouver la douceur
de ses lèvres.
Curieusement, ce baiser ne répondit pas à ses espérances. Il lui
manquait l'étincelle qui l'avait embrasée dans les bras de Steven.
Mais pourquoi éprouvait-elle le besoin de comparer deux
personnes aussi différentes? Aucun homme n'embrassait de la
même façon... Et puis, David était l'élu de son cœur. Le seul,
l'unique. Il n'y avait pas à revenir là-dessus.
— Au revoir, David.
— Passe une bonne soirée.
— Sans toi ? C'est impossible. Il sourit et embrassa la paume de sa
main. Quand la jeune femme quitta le bar, elle avait le cœur en fête.
Barney habitait une grande demeure entourée d'un immense jardin,
à la lisière de Londres. Jennifer arriva suffisamment tôt pour pouvoir
prendre un bain et se changer. Tout en se prélassant dans l'eau
parfumée, elle jeta un coup d'œil au journal local, et tressaillit en
parcourant la rubrique des faits divers. Elle lut plusieurs fois le
même article, puis sortit de la baignoire en toute hâte.
Une fois prête, elle s'examina rapidement dans la glace. Sa robe
marine mettait en valeur sa silhouette longiligne et rehaussait la
luminosité de son teint. Une chaîne en or ornée d'un grenat pendait
à son cou. D'autres grenats brillaient à ses oreilles. Un éclat serein
animait son regard. Elle se sentait belle et sûre d'elle, ce soir. Un
état d'esprit qu'elle devait à ses retrouvailles avec David...
Lorsqu'elle rejoignit Trevor dans l'entrée, il l'accueillit d'un
hochement de tête approbateur.
— Regarde, dit-elle en lui tendant le journal.
— « Un homme arrêté en état d'ébriété pour désordre sur la voie
publique ». En quoi suis-je concerné?
— Le nom ne te dit rien ?
Trevor eut une exclamation de surprise.
— Fred Wesley !
— Tu crois qu'il s'agit de notre père?
— C'est probablement une coïncidence. Il doit y avoir des
centaines de Fred Wesley en Angleterre.
— Et si jamais c'était lui? S'il cherchait à renouer?
— Alors qu'il n'a pas donné signe de vie depuis des années? Ça
m'étonnerait. Ne me dis pas que tu as envie de le revoir !
— Pourquoi pas ?
— Enfin, Jennifer, c'est un bon à rien! Il a séduit maman dans le seul
but de mettre la main sur la fortune de Barney. Il a vécu à ses
crochets pendant des années, tout en la trompant de façon éhontée.
As-tu oublié leurs disputes? Le jour de mes quatorze ans, il m'a
déclaré qu'il était stupide de se contenter d'une seule femme. Une
semaine plus tard, Barney lui a coupé les vivres et lui a ordonné de
trouver un emploi. Il est parti le lendemain pour s'installer avec sa
dernière conquête. Je n'ai aucune envie de revoir ce pauvre type,
crois-moi.
Jennifer interrogea son frère du regard.
— Tu as suivi les conseils de papa au sujet des femmes ?
— Comme si mon travail m'avait laissé le temps de courir le jupon !
— Dis plutôt que ta es devenu puritain de peur de lui ressembler, ce
sera plus honnête. Il aurait honte de toi.
— Je l'espère bien parce que j'ai honte de lui. Il consulta sa montre.
— J'espère que nos invités n'arriveront pas trop tard.
— Je me demande à quoi ressemble la sœur de Steven Leary.
— Si j'ai bien compris les propos de Steven, c'est une femme
d'affaires redoutable. D'ailleurs, elle s'appelle Maud.
— Quel rapport avec les affaires?
— C'est un prénom qui inspire la confiance, répliqua Trevor avec
assurance.
Barney fit son apparition. Il n'était guère impressionnant
physiquement, pour un homme qui avait bâti son empire à la force
du poignet en inspirant une sainte terreur à tous ses adversaires. De
taille moyenne et de constitution assez frêle, il possédait un visage
fin auréolé de cheveux blancs clairsemés qui suggéraient plutôt une
personnalité effacée qu'un caractère intraitable. Une crise
cardiaque, cinq ans auparavant, l'avait considérablement affaibli.
Son regard, autrefois aigu et perçant, reflétait une bienveillance
débonnaire. Le tyran hyperactif avait laissé place à un vieux
monsieur délicieux dont les yeux brillaient de joie à la perspective
de cette soirée.
La sonnette retentit à 8 heures précises. Jennifer alla ouvrir, et
découvrit la silhouette imposante de Steven.
— Bonsoir, monsieur Leary.
— Bonsoir, mademoiselle Norton.
Le ton était formel, mais, avec cette lueur moqueuse au fond de ses
yeux sombres, Steven avait des allures de pirate.
— Permettez-moi de vous présenter ma sœur : Maud. Il s'écarta
pour faire place à la jeune femme qui l'accompagnait. Un silence
stupéfait tomba sur le hall.
Maud Leary possédait la beauté altière d'une sylphide et l'élégance
raffinée d'une femme du monde. Sa coiffure mettait en valeur sa
magnifique chevelure brune qui retombait en vagues souples
jusqu'au milieu de son dos. Sa robe soulignait sa poitrine
somptueuse et laissait deviner son corps parfait.
Les yeux écarquillés comme devant une apparition féerique, Trevor
s'avança pour saluer Maud.
— Bonsoir, mademoiselle, chuchota-t-il d'une voix enrouée. Nous
sommes ravis de vous accueillir, ce soir.
— Et moi de vous rencontrer, répliqua-t-elle aussitôt. Steven et
Jennifer échangèrent un regard amusé.
— J'ai l'impression que la soirée nous réserve des surprises, fit-elle
à voix basse.
— Je me demande si j'ai bien fait d'amener Maud.
— Elle va s'ennuyer à mourir.
— J'ai plutôt peur qu'elle le dévore tout cru. C'est son passe-temps
favori.
— Ne vous faites pas de souci pour Trevor : c'est un coriace. Vous
ne m'aviez pas dit que votre sœur était aussi belle.
— C'est son métier : elle est mannequin.
— Pourquoi nous avez-vous laissé croire que c'était une femme
d'affaires?
— C'en est une, en quelque sorte. Elle gagne des fortunes qu'elle
gère remarquablement.
— Pourquoi vous êtes-vous montré aussi ambigu à son sujet?
Steven esquissa un sourire malicieux.
— Votre frère est tellement sentencieux que je n'ai pas résisté à
l'envie de lui jouer un tour. Vous n'êtes pas vexée, j'espère?
Jennifer se mit à rire.
— Pas du tout. Entre nous, j'ai souvent envie de faire la même
chose.
— Comment va la famille de Patoune ?
— Très bien. Il y a trois femelles et un mâle. Le vétérinaire m'a
félicitée. A ce sujet, je ne vous ai pas encore remercié comme il se
doit.
— Vous n'avez aucune raison de le faire. Je me suis contenté de
regarder.
— Pas du tout! Vous avez su tranquilliser Patoune alors que je ne
réussissais qu'à l'affoler.
Barney plaça Maud et Trevor côte à côte, à table. Jennifer les
observa avec une pointe d'inquiétude. De quoi un mannequin et un
homme d'affaires aussi austère que Trevor allaient-ils bien pouvoir
parler ?
Contre toute attente, ils furent vite absorbés l'un par l'autre. Trevor
s'exprimait d'un air grave; Maud répondait par monosyllabes.
Jennifer saisit quelques bribes de phrases dans lesquelles il était
question du cours de la Bourse, de l'indicatif Dow Jones et de la
concurrence des marchés asiatiques. Maud ne quittait pas Trevor
des yeux, et il était facile de déchiffrer ses pensées.
De leur côté, Barney et Steven bavardaient à bâtons rompus.
— Vous avez été mon mentor, déclara ce dernier. L'un de mes
professeurs ne cessait de vous citer en exemple. Il connaissait votre
parcours par cœur, et analysait par le menu chacune de vos
opérations en vantant la rapidité et l'imprévisibilité de vos
manœuvres ainsi que les erreurs de vos concurrents qui tombaient
dans tous vos pièges.
Barney rougit de plaisir. Il ne fallut pas longtemps à Jennifer pour
comprendre que Steven et lui se reconnaissaient l'un à travers
l'autre.
Lorsque la conversation devint générale, Trevor raconta des
anecdotes sur les déboires de sa sœur à ses débuts.
— Ce n'est pas juste! dit-elle en riant. J'ai fait des progrès, depuis.
— En pire, ma chère sœur. Tu agis toujours avant de réfléchir.
Nous, nous appelons ça les brouillards rouges de Jennifer,
expliqua-t-il à Maud. Ça la prend sans prévenir, et elle commet des
bourdes monumentales que je mets des jours à rattraper.
— C'est de la diffamation pure et simple ! Jennifer protestait pour la
forme, car elle se réjouissait de voir son frère de si charmante
humeur.
Comme il faisait chaud, on servit les liqueurs sur la terrasse. Trevor
parlait toujours avec Maud qui l'écoutait avec attention.
— J'aimerais vous montrer mon jardin, dit Barney à Steven, mais je
me sens un peu fatigué. Je te laisse faire les honneurs, Jennifer.
Leurs verres à la main, ils quittèrent la terrasse pour les allées
bordées de buissons où un savant éclairage dispensait une lumière
diffuse.
— Quel endroit merveilleux ! s'exclama Steven. J'aimerais que mon
jardin ressemble un jour à celui-ci, mais, pour le moment, Maud est
la seule à s'en occuper.
— Elle habite avec vous?
— Entre deux voyages. Elle se déplace tellement qu'elle n'a pas
jugé utile de prendre un appartement.
— Et puis, ça doit être agréable de se faire dorloter par son grand
frère.
La remarque le fit sourire.
— Ce n'est pas son genre. Maud a beau ressembler à un elfe, c'est
une dure à cuire qui n'en fait jamais qu'à sa tête.
— Il le faut pour être mannequin. Il faut aussi apprendre à
supporter l'ennui, murmura-t-elle en songeant à Trevor.
— A mon avis, aucune expérience n'a pu la préparer à quelqu'un
comme votre frère.
Ils débouchèrent sur un étang que traversait un pont japonais.
Accoudée à la balustrade, Jennifer se perdit dans une douce
rêverie.
— Vous avez vu David Conner, je parie, dit soudain Steven.
Jennifer lui jeta un coup d'œil surpris.
— Comment l'avez-vous deviné?
— Lors de notre première rencontre, vous étiez tendue. La
deuxième fois, vous paraissiez furieuse. Hier soir, je vous ai trouvée
calme mais distraite. Ce soir, vous avez l'air serein, et il n'est pas
difficile d'en deviner la raison.
Tout en levant son verre, elle plongea les yeux dans les siens.
— Je porte un toast à votre perspicacité.
— Je ne suis pas si perspicace que ça. Par exemple, je comprends
mal comment une simple rencontre avec Conner peut vous
transformer en sirène ensorcelante.
Le rire cristallin de Jennifer s'éleva dans le calme de la nuit.
— Vous me trouvez ensorcelante?
— Je ne m'en suis pas caché. D'ailleurs, c'est réciproque. Malgré
Conner, nous sommes fortement attirés l'un par l'autre. Vous êtes
amants, je suppose?
Jennifer pinça les lèvres.
— Je refuse de parler de ma vie sentimentale avec vous.
— Je ne parle pas de sentiments mais de désir. J'ai envie de vous,
voilà pourquoi je vous ai posé cette question.
La franchise brutale de cette déclaration lui coupa le souffle.
— Eh bien, je n'y répondrai pas.
— D'une certaine façon, vous y répondez. Cette promenade au
clair de lune est un véritable prélude à l'amour. Derrière nos propos,
il y a une tension, des ondes qui circulent entre nous. D'ailleurs, si je
vous laissais indifférente, vous n'auriez pas réagi à mes baisers avec
autant de passion.
— Détrompez-vous. David est le seul homme que je désire. Le soir
où je vous ai embrassé, j'avais le cœur brisé, voilà tout.
— Surtout au moment où vous vous abandonniez dans mes bras !
Le regard furibond de Jennifer accrut encore son hilarité.
— Si vous avez envie de me gifler, surtout ne vous... Quel est ce
bruit?
— Où ça?
— Sur notre droite.
En effet, un murmure s'élevait sous les arbres. Deux silhouettes se
profilèrent dans une allée, l'une longiligne, l'autre massive et carrée.
— Vite ! souffla Steven.
Il prit la main de Jennifer, et l'entraîna derrière un épais buisson.
Maud et Trevor traversaient le pont, main dans la main. La voix de
Trevor leur parvint :
— ... et comme le renvoi devant la commission des monopoles fait
baisser le prix des actions, c'est à ce moment-là qu'il faut acheter,
mais uniquement si...
La fin de la phrase se perdit dans la nuit, tandis que le couple
s'éloignait d'un pas tranquille.
Pendant quelques secondes, Jennifer et Steven se regardèrent en
silence. Puis ils furent pris d'un énorme fou rire.
— Je n'en reviens pas ! s'exclama Jennifer entre deux hoquets.
C'est monstrueux de traiter une femme de cette façon.
Steven s'essuya les yeux.
— Pauvre Maud ! Elle ne me pardonnera jamais.
— Vous parlez d'une promenade romantique! A ce train-là, je ne
serai jamais tante.
Le rire avait remplacé la tension qui régnait quelques minutes
auparavant par une atmosphère de complicité bon enfant.
— Il faut que nous préparions notre rupture avec doigté pour que
nos actions respectives ne plongent pas, déclara Jennifer d'un ton
pensif.
— Rien ne presse.
— Nous ne pouvons pas continuer ainsi.
— Il faut qu'on nous voie ensemble encore quelque temps, sinon
tout le monde croira à un coup monté. Après-demain, l'assemblée
des actionnaires de Dellacort a lieu au Palais des Congrès. Nous
possédons chacun des titres. Il paraîtra naturel que nous y assistions
ensemble.
— Je ne sais pas...
— David est actionnaire, lui aussi, ajouta Steven. Il sera
probablement là. Pensez à sa réaction s'il nous voit ensemble.
— Vous êtes un manipulateur-né.
— C'est vrai. C'est ma seconde nature.
Le sourire dévastateur qui accompagna cette réplique anéantit les
dernières réticences de Jennifer.
— J'accepte, mais, ensuite, nous cesserons ce petit jeu.
— Nous verrons bien. Attention, vous allez renverser votre brandy
sur votre robe. Ce serait dommage, alors qu'elle met si bien vos
charmes en valeur.
— Ne changez pas de sujet.
— Mais c'est le seul qui m'intéresse! Vous m'obsédez jour et nuit :
je ne dors plus, j'ai perdu l'appétit au point que je ne suis plus que
l'ombre de moi-même.
Jennifer le défia du regard.
— Vous êtes bien trop imbu de votre personne pour perdre le
sommeil ou l'appétit.
Steven prit un air faussement penaud.
— J'essayais de vous prouver ma bonne volonté. Et cessez de me
regarder comme ça ! Je ne suis pas David Conner. On ne me séduit
pas d'un battement de cils.
La jeune femme pouffa de rire.
— Vous venez de m'expliquer que je vous ensorcelais !
— Parce que je veux bien me laisser faire.
— Etes-vous en train de me dire que vous menez toujours le jeu ?
Ce fut au tour de Steven de lever son verre pour rendre hommage à
la clairvoyance de sa compagne.
— En bref, le soir de notre rencontre, vous vous êtes laissé faire.
— Je jouais un rôle, ce soir-là.
— Moi aussi, je jouais un rôle. A cause de David.
— Même quand vous me caressiez la joue alors qu'il ne pouvait pas
nous voir.
— Vous inventez n'importe quoi !
— Impossible : je suis totalement dépourvu d'imagination. Et la
compagne de David? Elle jouait un rôle, à votre avis?
— Elle accomplissait son devoir de secrétaire.
— A une soirée? A votre place, je me ferais du souci.
— J'ai une entière confiance en David. Je le connais mieux que
vous.
— Vous ne connaissez rien aux hommes, Jennifer. Sinon, vous
auriez déjà compris que je n'ai pas l'intention de rentrer chez moi
sans vous avoir volé au moins un baiser.
— De toute façon, c'est raté parce que je rentre, justement.
— Pas avant de m'avoir embrassé. Je veux vérifier si mes souvenirs
sont exacts.
Prisonnière de ses prunelles sombres, Jennifer se figea, le souffle
court. Une foule de sensations qu'elle voulait oublier lui revinrent à
la mémoire. Ils ne se touchaient pas, et pourtant, elle crut sentir ses
lèvres effleurer les siennes. Une chaleur traîtresse s'empara de son
corps, et un trouble insidieux envahit son esprit.
Affolée, elle quitta le banc pour se diriger d'un pas vif vers la
maison. Steven la rattrapa en deux enjambées.
— Nous ressentons tous les deux la même chose, Jennifer, même si
vous le niez et que j'ai du mal à y croire.
A cet instant, ils entendirent le chant d'un rossignol qui s'élevait,
beau et pur comme un appel au bonheur.
— Cela n'a aucun sens. Comment peut-on éprouver des sensations
auxquelles on ne croit pas ?
— Je l'ignore. En tout cas, mon trouble est bien réel, ça, je le sais.
La jeune femme fut soudain prise de vertige, et dut s'adosser à un
arbre. Elle voyait les étoiles scintiller à travers le feuillage.
— Certaines illusions sont parfois plus fortes que la réalité, mais
rassurez-vous, elles ne durent pas. Vous n'aurez aucun mal à
redescendre sur terre.
— Et vous ?
— Je ne l'ai jamais quittée.
— L'un de nous se ment à lui-même. Je me demande lequel.
— Nous ne le saurons sans doute jamais.
— Je pense que si. Espérons seulement qu'il ne sera pas trop tard.
Il posa les mains de part et d'autre du visage de Jennifer, et la
regarda intensément. Elle lui sourit sans réfléchir. Mais, quand il
inclina la tête, elle se raidit, horrifiée. Que faisait-elle ici à badiner
avec Steven quand son cœur appartenait à David ?
Les larmes aux yeux, elle détourna la tête au moment où leurs lèvres
allaient se rencontrer. Steven s'immobilisa. Il vit sa bouche trembler,
et s'écarta brusquement.
— Décidément, vous ne connaissez vraiment rien aux hommes,
lança-t-il d'un ton cinglant.
Il s'éloigna sans laisser à la jeune femme la possibilité de répliquer.
Steven et Maud avaient perdu leur parents depuis longtemps. Ils
étaient l'un pour l'autre la seule famille qui leur restait, et ils s'étaient
toujours serré les coudes. Malgré une différence d'âge de quatorze
ans, ils vivaient dans une totale confiance. Et si Maud admirait
l'intelligence de son frère, Steven respectait sa sœur pour ses
nombreuses qualités, et notamment sa sagacité.
— J'ai trouvé Jennifer extrêmement sympathique, déclara-t-elle sur
le chemin du retour. As-tu remarqué comme ses yeux brillaient? Elle
rayonne littéralement.
— C'est son amant qui lui fait cet effet-là.
— Ce n'est pas toi?
— Pas encore.
— Comment s'appelle-t-il?
— David Conner. C'est une chiffe molle. Il ne durera pas.
Maud pouffa de rire.
— En attendant, il se trouve en travers de ton chemin. Je
commençais à croire que tu ne rencontrerais jamais la femme de ta
vie.
— Ne t'emballe pas, sœurette! Jennifer m'intéresse, mais, d'ici
quelques semaines, ce sera déjà de l'histoire ancienne.
— Tu oublies que je suis fine psychologue, mon cher frère. Cela me
plairait assez de te voir te débattre dans les affres de l'amour.
Steven partit d'un grand éclat de rire.
— Aucun risque ! A ce sujet, excuse-moi pour ce soir. Si j'avais su
qui était Trevor Norton, je ne t'aurais jamais entraîné dans ce piège.
— Quel piège? Je l'ai trouvé charmant.
— Charmant? Mais c'est un véritable bonnet de nuit !
— Steven ! N'insulte pas l'homme que je vais épouser !
5.
Comme Steven l'avait supposé, David assistait à l'assemblée
générale de Dellacort. A la fin de la réunion, Jennifer l'aperçut en
train de bavarder avec Penny. Elle pâlit aussitôt.
Steven lui serra brièvement la main.
— Venez, murmura-t-il. Allons déjeuner au restaurant du Palais.
Elle le suivit dans un état second. Un serveur leur attribua une table
qui donnait sur un patio inondé de soleil. Steven indiqua à Jennifer
une place qui lui permettrait de tourner le dos à la salle.
— Non, je veux voir ce qui se passe ! protesta-t-elle.
— Ne vous inquiétez pas : je vous dirai tout ce que vous voulez
savoir sur votre prince charmant.
— Ça n'est pas pareil.
— Vous ne voulez pas éveiller sa jalousie ?
— Il est déjà jaloux.
Steven jeta un coup d'œil par-dessus l'épaule de Jennifer.
— Il entre dans le restaurant. Et je ne peux pas affirmer qu'il soit
jaloux si je me fie au sourire qu'il adresse à Penny. Ne vous
retournez surtout pas ! Vous êtes censée être charmée par ma
compagnie.
— Vous croyez que c'est le cas?
— Si vous voulez le récupérer, faites au moins semblant. Ah! Il
s'installe à une table d'où il peut nous surveiller.
C'est très encourageant... Mais pourquoi me jetez-vous cet œil
noir? J'essaie seulement de vous rendre service.
— Je me méfie de vos airs innocents. Par ailleurs, je vous répète
que David est déjà jaloux.
— Il a débarqué chez vous en vous menaçant de nous faire sauter
la cervelle s'il vous revoyait avec moi ?
Jennifer secoua la tête en riant malgré elle.
— Alors, il a menacé de se suicider? Sans doute... C'est plus
pathétique et ça marche à tous les coups.
— Vous parlez d'expérience, je suppose ?
— Je n'ai jamais eu recours à ce genre de chantage, mais j'ai vu
pratiquer la méthode avec un certain succès... Ça y est, j'ai deviné :
il a menacé de me ruiner.
— Ne dites pas de bêtises !
— De toute façon, il ne saurait pas comment s'y prendre. Bon, vous
vous décidez à me dire à quelles extrémités le désespoir l'a conduit?
— Nous avons pris un verre ensemble.
— Et ensuite?
— Et ensuite quoi ?
— Vous vous taisez au moment où ça devient passionnant. Ses
propos sont-ils trop audacieux pour mes chastes oreilles ?
— Arrêtez de me provoquer, sinon je m'en vais.
— Bon ! Il a suffi que David vous invite à prendre un verre pour
que vous mesuriez à quel point il était jaloux, c'est ça? Mais que
faites-vous avec ce nigaud? Vous ne vous en seriez pas tirée aussi
facilement si j'étais amoureux de vous.
— Dieu merci, vous ne l'êtes pas. Steven la considéra d'un air
navré.
— Vous avez tellement de choses à apprendre en matière de
stratégie amoureuse que je ne sais pas par où commencer.
— Ne vous donnez pas cette peine. Je me débrouillerai sans votre
aide.
— Au train où vous allez, David demandera votre main dans
cinquante ans. Vous m'inviterez au mariage, j'espère?
— Vous ne comprenez rien à David.
— Tout ce que je vois, c'est qu'il dégage un ennui profond.
Le regard furibond que Jennifer lui lança le fit sourire.
— Vous êtes délicieuse quand vos pommettes prennent cette jolie
couleur rose.
Jennifer était trop irritée pour répondre.
— Penny le dévore des yeux, reprit-il. Elle est vraiment mordue.
— Je me tue à vous dire que je me moque de cette fille comme
d'une guigne.
— Vous le répétez un peu trop souvent ! Ils sont penchés sur le
même menu. Leurs têtes se frôlent. Quelle audace ! Ça devient
presque indécent.
Devant une telle exagération, Jennifer ne put s'empêcher de rire.
Puis elle s'efforça de reprendre son sérieux.
— Laissez-vous aller, lui dit Steven. Après tout, il vaut mieux en rire
!
Elle suivit son conseil, tant et si bien qu'elle fut prise d'un fou rire
inextinguible. Steven plongea les yeux dans les siens, et elle se sentit
alors plus vivante qu'elle ne l'avait jamais été, grisée, légère,
heureuse...
Durant tout le déjeuner, Steven concentra toute son attention sur
elle, comme si elle était la huitième merveille du monde. Elle eut
beau se répéter qu'il n'était qu'un manipulateur dont il fallait se
méfier, elle prit un réel plaisir à ce déploiement de charme.
— Qu'est-ce qui vous rend si gai? lui demanda-t-elle soudain en
découvrant sur ses lèvres un sourire ravi.
— Je me demandais simplement comment vous faisiez pour être
aussi séduisante dans un tailleur sévère que dans une robe de soirée
provocante?
— Ma tenue d'aujourd'hui n'est pas destinée à séduire mais à
montrer que je suis une femme d'affaires, et qu'il convient de me
prendre au sérieux.
— Tout en dévoilant des jambes parfaites, ajouta-t-il en lui prenant
la main et en la portant à ses lèvres.
— Seriez-vous en train de devenir galant ? lui demanda-t-elle.
— Je me contente de jouer mon rôle. David nous observe. Pour
l'instant, il n'a pas l'air trop inquiet parce que je ne fais que vous
embrasser la main, mais si je m'aventure le long de votre poignet,
comme ceci, mon geste prend une signification beaucoup plus
intime.
Jennifer retint son souffle en sentant ses lèvres douces effleurer sa
paume. Son cœur battait à tout rompre, son corps s'enflammait...
Un sourire victorieux se dessina sur les lèvres de Steven.
— Gagné ! Il fronce les sourcils.
Tout en parlant, il reprit sa lente et voluptueuse exploration.
— Il sait que je veux vous déshabiller. Il devine que je ne pense
qu'à ça depuis que je vous connais. Ce qu'il ignore, en revanche,
c'est la façon dont je m'y prendrais : sans hâte, petit à petit, en
savourant chaque seconde de ces instants et en m'assurant que vous
y prenez le même plaisir que moi.
— Vous êtes bien sûr de vous !
— Vous ne me croyez pas capable de vous amener au sommet du
plaisir?
Jennifer avait la gorge sèche. Elle était incapable de répondre. Son
esprit était assailli par un flot d'images tor-rides, déconcertantes,
inquiétantes. Elle s'imagina en train de le dévêtir à son tour. Ses
épaules étaient-elles aussi larges qu'elles le paraissaient dans cet
élégant costume ? Ses jambes aussi musclées ? Elle ne le saurait
sans doute jamais.
Parallèlement à ces pensées, elle sentait monter en elle une sourde
indignation. De quel droit la provoquait-il ainsi ? Il savait qu'elle
appartenait à David. Pourquoi utilisait-il la situation pour semer le
doute dans son esprit? D l'attirait, certes ; il l'envoûtait, l'ensorcelait,
mais cela ne concernait en rien ses sentiments. Il s'agissait d'une
simple attirance physique qui se dissiperait très vite.
— A quoi pensez-vous? lui demanda-t-il brusquement. Elle
tressaillit.
— A... à rien de spécial.
— Vous étiez dans un autre monde. Un monde dont vous me
refusez l'accès, si je comprends bien.
— Oui.
— Parce que David s'y trouve déjà?
Elle soupira, en proie à la plus grande confusion.
— Je ne sais pas. Nos relations ont changé. Ce n'est plus comme
avant.
— Ne prenez pas cet air triste, Jennifer. Ce n'est qu'un homme
parmi d'autres.
— Non, Steven. C'est le seul, l'unique.
— Dans ce cas, Dieu nous vienne en aide, murmura-t-il d'une voix
à peine audible.
Jennifer s'aperçut alors que ce flirt avait pris, sans qu'elle s'en rende
compte, un tour beaucoup plus sérieux.
Aussitôt, elle ramena la conversation vers des sujets d'ordre
général. L'esprit ailleurs, Steven répondait de façon évasive. La
lueur moqueuse avait disparu de son regard. A la place, il y avait
une expression étonnée, presque troublée, comme s'il ne savait plus
où il en était.

Les jours suivants, David ne se manifesta pas.


Jennifer constatait avec agacement que les propos de Steven
demeuraient gravés dans sa mémoire et qu'ils modifiaient
sensiblement sa perception des choses. Elle pensait à lui beaucoup
plus souvent qu'elle ne l'aurait souhaité. Elle revoyait la flamme
avide, presque vorace qui animait parfois son regard. A d'autres
moments, elle se rappelait l'étrange expression, à la fois grave et
déconcertée, qu'elle avait surprise au restaurant. Par instants, elle
se,sentait armée pour lui résister; d'autres fois, elle était sur le point
de reconnaître qu'elle aurait déjà succombé si le souvenir de son
amour précédent — et toujours plus ou moins présent — ne l'avait
pas retenue.
David appela justement pour la prévenir qu'il partait pendant une
semaine en voyage d'affaires.
Sur ces entrefaites, Steven l'invita à aller voir un one-man show qui
remportait un vif succès. Le spectacle suscita entre eux une
controverse animée qui se poursuivit au restaurant, puis sur le trajet
du retour. Jennifer ne se souvenait pas d'avoir passé une soirée
aussi agréable depuis une éternité.
Le lendemain soir, il l'emmena prendre un verre dans un club de
jazz. Elle prenait tellement de plaisir en sa compagnie qu'elle eut
peur et inventa un prétexte pour rentrer chez elle de bonne heure.
Une fois dans son appartement, elle s'efforça d'analyser la situation
avec lucidité. Elle se sentait comme coupée en deux, partagée entre
son désir et la voix de sa raison. Steven lui donnait l'impression de
vivre un feu d'artifice permanent. Malheureusement, les feux
d'artifice sont éphémères. Tôt ou tard, il la quitterait. Tôt ou tard,
elle se retrouverait seule, le cœur en déroute, blessée, abandonnée,
comme la petite fille qu'elle avait été. Cette idée était encore trop
présente à son esprit pour qu'elle cédât à la folle impulsion qui la
poussait dans les bras de ce beau parleur. Elle voulait des racines,
une vie stable, un engagement à vie. Et cela, seul David le lui offrait.
Mais un sourire de Steven la faisait chavirer, un seul de ses regards
lui donnait le vertige...
Désorientée, elle sombra dans une rêverie fiévreuse dont elle sortit
effrayée par la violence des sensations qu'elle éprouvait, et toujours
aussi indécise quant à la conduite à adopter.
En rentrant de voyage, David l'appela pour lui donner rendez-vous
au Crown. Malgré un emploi du temps particulièrement chargé, elle
s'arrangea pour se libérer une heure. Dès qu'elle s'assit à côté de lui,
il lui prit la main avec une chaleur inhabituelle.
— J'ai quelque chose d'important à te dire.
La jeune femme crut que son cœur allait s'arrêter de battre.
S'apprêtait-il enfin à lui faire cette déclaration qu'elle espérait depuis
si longtemps ?
— A quel sujet? demanda-t-elle d'une voix étranglée.
— Martson Engineering.
— Pardon?
— Ils cherchent à m'abattre, comme tu l'avais prévu. D'ailleurs, tu
avais raison sur toute la ligne.
La déception de Jennifer fut si grande qu'elle mit un moment à
comprendre de quoi il lui parlait. Puis elle se rappela que les
problèmes de David avec Martson étaient à l'origine de leur
dispute.
— J'aurais dû t'écouter. Regarde : j'ai apporté le dossier. Les
documents en question confirmaient les mises en garde que Jennifer
avait adressées à David, plusieurs semaines auparavant.
Pendant qu'elle en prenait connaissance, il lui dit sur un ton où
perçait une légère inquiétude :
— Je t'ai aperçue à l'assemblée générale de Dellacort, l'autre jour.
Ça a l'air d'être sérieux entre Leary et toi.
Jennifer s'empressa de le détromper.
— Ne crois pas ça. La presse a répandu une fausse rumeur qui a
fait grimper nos actions. Si nous nous montrons ensemble, c'est
uniquement pour les maintenir à leur cours actuel, mais, à la
première occasion, je le laisse tomber.
— C'est vrai?
— Puisque je te le dis !
A cet instant, David aperçut quelqu'un à qui il adressa un signe.
— Excuse-moi, cela fait une semaine que je cherche à voir cette
personne. Je reviens.
David quittait à peine la table qu'un inconnu s'approcha de la jeune
femme.
— Mademoiselle Norton ? — Oui.
— J'ai essayé de vous joindre à votre bureau, et votre secrétaire
m'a dit que je vous trouverais ici. Je m'appelle Mike Harker.
— Seigneur! s'exclama Jennifer. Vous existez donc! Asseyez-vous,
je vous en prie.
Mike obtempéra.
— Etes-vous remis de votre grippe?
— Ah ! Steven vous en a parlé.
— Le lendemain, seulement.
— J'espère que vous ne lui en voulez pas. Il m'a rendu un fier
service.
— Que vous a-t-il raconté sur la soirée?
— Pas grand-chose, mais il avait l'air enchanté. Je suis venu vous
rapporter ceci, ajouta-t-il en sortant les boutons de manchettes de
sa poche. Je ne peux pas les garder.
— Pourquoi? Je vous les ai offerts, même si c'est indirectement.
— Ils ont trop de valeur.
— Vous vous êtes donné du mal pour rien. Ce n'est pas mon genre
de reprendre les cadeaux que j'ai faits.
— Je m'inquiétais aussi pour vous, mais, à présent, je suis rassuré :
vous n'avez pas du tout l'air désespéré.
— Vous vouliez me mettre en garde contre Steven? Mike eut un
large sourire.
— Je ne l'ai pas vu beaucoup, ces dernières années, mais je ne
pense pas qu'il ait changé.
— Que voulez-vous dire?
— Les femmes se sont toujours battues pour obtenir ses faveurs. Il
a tellement peu de considération pour elles qu'il les compare à des
bus.
— Des bus?
— Quand l'une s'en va, une autre suit.
— Je vois...
Ces paroles lui rappelèrent le « conseil » que son père avait donné à
Trevor.
— Steven saisit toutes les bonnes fortunes qui se présentent, mais
ses liaisons ne durent jamais longtemps.
Jennifer acquiesça lentement.
— En bref, c'est un bourreau des cœurs.
— Il a l'embarras du choix, il faut bien le dire. C'est dommage. Ça
lui ferait le plus grand bien de se faire remettre à sa place. Ce n'est
pas très charitable de dire ça, mais ses succès féminins m'ont
toujours agacé. Il est tellement sûr de lui !
— Il se rangera un jour, comme tout le monde, murmura Jennifer
sans conviction.
— Ça m'étonnerait. Il a toujours affirmé qu'aucune femme ne
méritait qu'on se ridiculise pour ses beaux yeux.
Jennifer s'aperçut soudain qu'elle tapotait la table d'un geste
nerveux. Elle s'arrêta, de crainte que Mike n'en tirât des
conclusions. D'ailleurs, pourquoi aurait-elle été inquiète? N'avait-
elle pas deviné que Steven appartenait à la race des séducteurs ? Et
puis, de toute façon, c'était David qu'elle aimait.
— Un jour, reprit Mike, il m'a déclaré très sérieusement que le
mariage était une conspiration organisée par les femmes pour
emprisonner les hommes et que, pour sa part, il ne se marierait
jamais.
Mike se tut, un peu gêné, puis il se leva soudain.
— Votre ami revient. Je ferais mieux de vous laisser. Jennifer lui
tendit les boutons de manchettes.
— Reprenez-les : ils sont à vous.
— Merci.
En voyant Mike quitter la table, David interrogea Jennifer du
regard, mais la jeune femme demeura perdue dans ses pensées.
— Jennifer?
— Excuse-moi, je réfléchissais.
— Es-tu parvenue à une conclusion ?
— Oui. Il est temps de réagir. J'ai un petit tour à jouer à une
personne de ma connaissance.
6.
Dès son retour chez Norton, Jennifer appela Steven à son bureau.
— Jennifer! s'exclama-t-il joyeusement. Quelle bonne surprise !
— Comment ça? Vous ne m'appelez pas chérie, aujourd'hui?
— Inutile : personne ne m'écoute. Elle se mit à rire.
— Si cela ne vous gêne pas trop d'être invité par une femme,
j'aimerais dîner avec vous au Ritz.
— Je n'ai aucun scrupule à ce niveau-là. J'accepte avec plaisir.
— Demain soir vous conviendrait?
— Tout à fait.
— Je passerai vous prendre chez vous à 8 heures. Je dois quand
même vous avouer que cette invitation n'est pas totalement
désintéressée.
— Je l'espère bien, sinon vous me décevriez.
— Pourriez-vous me trouver des renseignements sur un certain
Martson? Je crois qu'il s'agit d'un homme assez déplaisant.
— En effet. Il affaiblit les entreprises jusqu'à ce qu'elles soient au
bord du gouffre, puis il les rachète pour une bouchée de pain. Je
vous apporterai des précisions demain.
— Vous êtes gentil. N'y passez pas trop de temps, tout de même !
Cette prévenance mit aussitôt la puce à l'oreille de Steven.
— Mon sixième sens m'avertit d'un danger, Jennifer. Que mijotez-
vous?
— Moi ? Rien ! répliqua-t-elle d'un ton innocent.
— Alors, à demain.
La jeune femme se frotta les mains. Elle allait laisser Steven lui faire
son charme habituel, puis, quand il lui aurait fourni les informations
qu'elle cherchait, elle lui révélerait qu'il avait agi pour le compte de
David. Cela lui apprendrait à se méfier des « bus ». Avec quel
plaisir elle allait écorner sa belle arrogance !
Le lendemain, la circulation étant moins dense qu'elle ne le pensait,
si bien qu'elle arriva chez Steven avec vingt minutes d'avance. Il
habitait une maison contemporaine nichée dans un creux de verdure
dont les lignes pures la séduisirent au premier coup d'œil.
Ce fut Maud qui la fit entrer. Elle était époustouflante dans une robe
écarlate en mousseline de soie.
— Bonjour, Jennifer. Steven ne devrait pas tarder.
— Quelle élégance ! Vous sortez, vous aussi ? A sa grande
surprise, Jennifer vit Maud rougir.
— Euh... oui.
La voix de Steven retentit à ce moment-là, en haut de l'escalier.
— Maud, sais-tu où... Jennifer fit volte-face.
Steven dévalait les marches, torse nu. En l'apercevant, il s'arrêta
net. Jennifer parcourut d'un regard fasciné ses épaules magnifiques,
ses pectoraux puissants et musclés, ses bras merveilleusement
bronzés. Son corps rayonnait de vitalité. Fallait-il s'étonner qu'avec
un physique pareil, il fût la coqueluche des femmes ? Jennifer se
félicita que Mike Harker l'eût prévenue avant qu'elle eût elle-même
succombé à son charme.
De son côté, Steven détailla son corps moulé dans une robe noire
avec une admiration non déguisée.
— J'ignorais que vous étiez là, fit-il enfin. Sa voix était étrange.
— Je suis en avance.
— Je n'en ai pas pour longtemps.
Ni l'un ni l'autre ne remarquèrent qu'il faisait l'objet d'une attention
minutieuse et amusée de la part de Maud.
Le tintement de la sonnette les ramena brutalement sur terre. Maud
marmonna un vague bonsoir, et se dirigea vers la porte.
Avant qu'elle ne l'eût refermée, Jennifer eut le temps d'entrevoir le
visage radieux d'un homme qui l'attirait dans ses bras.
Elle se tourna vers Steven avec un regard incrédule. Il sourit.
— Quel merveilleux spectacle, n'est-ce pas? Bon, je vous rejoins
tout de suite.
Quelques minutes plus tard, il redescendait, vêtu d'un smoking et
d'un nœud papillon. Il comptait sans doute sur son pouvoir de
séduction pour la faire tomber dans ses bras, mais il ne savait pas
ce qui l'attendait.
Sur le chemin, il proposa soudain à sa compagne :
— Si nous allions dans un club privé plutôt qu'au Ritz?
— J'ai réservé au Ritz.
— J'ai pris la liberté d'annuler et de réserver à l'Orchid Club.
— Avec vos tendances dominatrices, j'aurais dû me douter que
vous prendriez les choses en main.
— Vous auriez dû, en effet. Prenez la prochaine à gauche.
— Si c'est un club privé, il faut être membre, je suppose?
— Je suis membre, et vous êtes mon invitée. J'espère que vous n'y
voyez pas d'inconvénient?
— Je n'ai aucune envie d'aller dans un club. C'est trop... Elle
s'arrêta juste avant de dire « intime ».
— Ce n'est pas ce que j'avais en tête, c'est tout.
— Je vous trouve bien ingrate, après tout le mal que je me suis
donné pour vous trouver ces renseignements sur Martson !
— Vous en avez beaucoup?
— Assez pour lui. mettre quelques bâtons dans les roues... Alors,
nous allons à l'Orchid Club?
— Jusqu'au bout de la terre si vous voulez, lança-t-elle gaiement.
— Attention ! Je suis capable de vous prendre au mot. Jennifer se
mit à rire. Elle se sentait légère, tout à coup, heureuse à l'idée de lui
damer le pion. Son plan se déroulait à merveille.
A l'Orchid Club, le portier salua Steven comme un vieil habitué. Et
le coup d'œil appréciateur qu'il lança à Jennifer semblait signifier
qu'elle était la dernière en date sur une longue liste.
Un maître d'hôtel les guida vers une table sur laquelle était dressé un
couvert raffiné.
— Je suis gênée, dit Jennifer. C'est moi qui ai lancé l'invitation.
— Et j'en suis extrêmement flatté.
— Ne vous méprenez pas : j'ai juste besoin de vos conseils.
— Au sujet de Martson, je sais. C'est un personnage fort
déplaisant, mais il ne joue pas dans la même cour que vous. Norton
n'a rien à craindre de lui.
— J'ai mes raisons.
Il esquissa une moue amusée. A l'évidence, il était convaincu que
Martson n'était qu'un prétexte inventé par Jennifer dans le seul but
de le revoir.
La jeune femme, quant à elle, était ravie. Décidément, la soirée
promettait d'être passionnante.
— Où est David, ce soir? demanda Steven de but en blanc.
— Je l'ignore.
— Sait-il que vous sortez avec moi ? A sa place, je vous
enfermerais au lieu de vous laisser jouer ce petit jeu avec les
hommes !
— Encore faudrait-il que je me laisse enfermer !
— Je saurais bien vous en persuader, dit-il en lui prenant la main.
Jennifer chercha en vain une réplique. A quoi bon, de toute façon ?
La petite veine qui battait follement au creux de son poignet, cette
petite veine que Steven caressait négligemment du bout des doigts,
devait lui fournir la réponse qu'il espérait.
— Vous ignorez à quel jeu je joue avec vous, murmura-t-elle enfin.
— Vous vous servez de moi pour rendre David jaloux et pour faire
grimper les actions de Norton. Ne me dites pas qu'il y a autre chose
!
Elle eut un sourire mystérieux.
— Peut-être bien que si.
— Y a-t-il des règles dans votre jeu ?
— Vous les découvrirez si vous faites une erreur.
— Comment les avez-vous établies ?
— Je les invente au fur et à mesure.
Steven lâcha la main de Jennifer, et leva son verre pour porter un
toast en signe d'admiration. Il croyait emprunter un chemin connu,
se dit-elle. Certaines femmes devaient le faire marcher avant de
succomber à son charme, mais, cette fois, il allait avoir un choc en
découvrant la vérité.
— Puis-je savoir pourquoi vos yeux pétillent? lui demanda-t-il
soudain.
— Vous verrez bien.
— Vous ne m'inspirez pas confiance, ce soir.
— Moi, c'est en permanence que je me méfie de vous. N'est-ce
pas ce qui donne du piquant à notre relation?
— Certes... Je me demande quelle surprise vous me réservez.
— Si je vous le révélais, ce ne serait plus une surprise. A présent,
dites-moi si notre petite comédie produit toujours son effet
— Les gens croient que nous sommes fous l'un de l'autre.
— Je pensais à la Bourse. N'est-ce pas la seule chose qui compte,
après tout?
Cette réplique lui valut un sourire étourdissant.
— Vous avez raison. Les actions de Charteris ont fait un bond
spectaculaire. Il y a des rumeurs de fusion.
— Vous avez davantage l'habitude de dévorer que de fusionner, il
me semble ! Tout comme vous avez l'habitude de duper les femmes
avec vos numéros de charme.
— Vous pensez vraiment ce que vous dites?
— Existe-t-il une seule femme que vous n'essayez pas de duper?
— Existe-t-il une seule femme qui ne désire pas l'être ?
— Oui, moi. J'apprécie les relations claires et nettes.
— Cela prouve à quel point vous êtes différente des autres.
Jennifer se pencha par-dessus la table pour murmurer :
— Je ne réponds jamais à la flatterie.
Steven imita son mouvement jusqu'à ce que leurs têtes se frôlent.
— Puisque vous aimez les situations claires, laissez-moi vous dire
que vous êtes la femme la plus sexy que j'aie jamais rencontrée.
J'étudie toujours vos vêtements pour évaluer la facilité avec laquelle
on les enlève. C'est plus fort que moi. En ce moment même, j'ai un
mal fou à chasser les images voluptueuses que m'inspire ce
déshabillage imaginaire.
S'il cherchait à la troubler, il avait atteint son but. Jennifer dissimula
son émotion derrière un ton badin.
— Vous croyez que vous parviendrez à vos fins ?
— Et vous?
— Cela m'étonnerait.
— On parie?
— La dernière fois que nous avons parié, vous avez triché.
— Et je suis prêt à recommencer si cela peut vous amener dans
mon lit. Pourquoi perdre son temps avec des méthodes honnêtes
quand la fraude donne d'aussi bons résultats ?
— J'espère que vous n'appliquez pas ce genre de principe en
affaires.
— Les affaires sont moins importantes que l'amour.
— Je ne suis pas d'accord. Les affaires passent avant tout.
Steven tendit la main vers elle et lui caressa la joue d'un air pensif.
— Vous n'êtes pas sérieuse.
— Moi non, mais vous si.
— Nous pourrions oublier les affaires pendant quelque temps, pour
peu que vous le vouliez.
— Et que ferions-nous?
— Nous penserions à nous.
Jennifer jubilait. Il était en train de succomber à ses manœuvres de
séduction.
— Qu'en dites-vous? demanda-t-il.
— Le serveur est juste derrière vous, répliqua-t-elle d'un ton
guindé.
Steven fit la grimace et s'écarta pour laisser le serveur officier. Ses
yeux brillaient dans la pénombre, pleins de promesses auxquelles
Jennifer s'efforçait de résister.
— Comment se portent les chatons ? demanda-t-il quand le serveur
se fut éloigné.
Soulagée de quitter un terrain qui lui semblait, malgré tout, incertain,
la jeune femme embraya avec joie sur son sujet favori.
— Ils ont tous ouvert les yeux. Le mâle est en retard sur les
femelles, bien entendu.
— Vous lui avez donné mon nom, n'est-ce pas ?
— En effet. Si vous saviez comme ils sont mignons ! Je suis déjà
très attachée à eux.
Steven la contempla avec bonheur. Quand elle parlait des animaux,
son visage prenait un éclat inhabituel. Y avait-il un être humain qui
lui inspirait une telle confiance, une telle joie de vivre ? Certainement
pas lui. David, alors ? Il aurait donné cher pour connaître la
réponse.
Soudain, elle eut l'air de se rappeler quelque chose, et sourit.
— Ai-je rêvé ou est-ce bien Trevor qui sortait avec Maud, ce soir?
— Vous n'avez pas rêvé. Votre frère ne vous a rien dit?
— Pas un mot. Remarquez, je ne l'ai vu qu'au bureau, ces derniers
jours, et, comme il s'en va de plus en plus tôt... Seigneur ! C'est à
cause de Maud, n'est-ce pas ?
Steven acquiesça.
— Avez-vous remarqué un changement chez Trevor? Il n'y a pas
moyen d'arracher le moindre détail à Maud.
— Il semble préoccupé, mais c'est dans sa nature.
— A mon avis, c'est ma sœur qui le préoccupe. Remarquez, il a tort
de s'inquiéter : elle a l'air très amoureuse de lui.
— Depuis combien de temps êtes-vous au courant?
— Depuis le début. En sortant de chez vous, Maud m'a annoncé
qu'elle allait l'épouser.
— C'est un coup de foudre, alors ! Il faut croire que Trevor a enfin
trouvé ce qu'il cherche depuis si longtemps.
— Comment ça ?
Jennifer eut une courte hésitation.
— Il a beau être l'aîné, c'est moi qui l'ai réconforté à la mort de
notre mère. Nous étions très proches, à cette époque. Il a pris ses
distances le jour où l'un de ses amis s'est moqué de sa dépendance
à mon égard. Mais, depuis, il ne cesse de chercher du réconfort
auprès des autres, et notamment des femmes.
— Et Barney? Il ne l'a pas aidé?
— Il n'est pas très démonstratif. Et puis, il a toujours été accaparé
par ses affaires.
Steven la dévisagea intensément.
— Et vous ? Qui vous tenait la main ?
— Personne.
Jennifer sentit sa gorge se serrer au souvenir des longues nuits
solitaires au cours desquelles elle avait pleuré la disparition de sa
mère ou l'absence de son père.
— Jennifer?
La voix de Steven l'arracha à ces rêveries douloureuses.
— Je viens enfin de comprendre ce qui vous attire chez David, dit-il
en posant une main ferme sur la sienne. Vous pensez pouvoir
compter sur lui. En un sens, vous êtes comme Trevor. Sous vos
dehors sophistiqués, vous êtes encore une petite fille perdue dans le
noir.
— David est toujours là quand j'ai besoin de lui.
— Sauf en ce moment. Alors, vous vous cramponnez à l'image que
vous avez de lui comme à une bouée de sauvetage.
— C'est plutôt à vous que je m'agrippe, murmura-t-elle en retirant
sa main.
— En fait, vous ne l'aimez pas vraiment. Vous avez simplement
besoin d'être sécurisée.
— Ce n'est pas un crime, il me semble.
— Le mariage ne procure que l'illusion de la sécurité. Une institution
ne comble pas l'absence d'affinités profondes. Regardez-moi : je ne
suis certainement pas fait pour le mariage, mais je vous conviens
mieux que Conner parce que nous nous comprenons. Il est mille
fois préférable de vivre auprès de quelqu'un qui pense et qui sent
comme vous que d'épouser un homme pour de mauvaises raisons.
Un affolement proche de l'épouvante s'empara de Jennifer. Où
diable avait-il appris à lire dans l'âme des autres?
— N'obligez pas ce pauvre garçon à vous épouser, Jennifer. Vous
le regretteriez toute votre vie.
— Comme si j'allais forcer David à m'épouser !
— Vous en êtes capable. Et je ferai l'impossible pour vous en
empêcher.
— De quelle manière ? Vous me séduirez pour me laisser tomber à
la première occasion? C'est ça?
— Non. Je vous propose plutôt de jeter votre bonnet pardessus les
moulins et de braver les conventions. Il est grand temps : vous
n'avez que trop tardé... D'ailleurs, c'est peut-être vous qui me
quitterez, et moi qui vous supplierai de revenir.
— Cela m'étonnerait.
— Ne vous sous-estimez pas. Et oubliez Conner : il ne vous aime
pas. Ou, s'il vous aime, c'est qu'il a une idée de l'amour aussi étroite
que la vôtre.
— Changeons de sujet, voulez-vous ?
— Laissez-moi vous dire encore une chose. Il faut que vous
surmontiez vos peurs, mais ce n'est pas en liant votre sort à un
personnage inconsistant que vous y parviendrez.
— David n'est pas inconsistant.
— Pourtant, vous avez tout de suite su que je parlais de lui.
Jennifer rit malgré elle.
— Vous êtes impossible !
Steven l'observa sans rien dire. Quand ses pommettes
s'empourpraient, une poésie mystérieuse, indéfinissable animait ses
traits. Avait-elle cette expression au plus fort de la passion?
Combien de temps allait-il devoir attendre avant de le savoir?
Il s'interdit d'aller plus loin. Il commençait à se passionner pour cette
relation qui avait commencé comme un jeu. Une relation d'autant
plus intéressante que sa partenaire savait esquiver et feinter, lui
donner de faux espoirs ou l'entraîner sur une fausse piste. Et le
succès n'était pas garanti. Jamais il n'avait désiré de femme qu'il
n'était pas sûr de posséder au bout du compte. Cette nouveauté le
motivait énormément.
— Je suis content que vous m'ayez parlé de vos parents, dit-il. Cela
me permet de mieux vous comprendre. J'avais beaucoup d'idées
préconçues à votre sujet. Je m'imaginais, entre autres, que vous
aviez eu une vie facile et que vous travailliez dans la compagnie de
votre grand-père parce que cela vous amusait.
— J'aurais mille fois préféré devenir vétérinaire, mais comment le
dire à Barney ?
— S'il vous aime vraiment, il comprendra... Il vous aime, n'est-ce
pas?
— Bien sûr.
— Mais uniquement si vous passez par ses quatre volontés.
— Et vous? répliqua Jennifer. Trouvez-vous du plaisir dans votre
travail?
— Par certains côtés, oui, mais c'est assez récent. Au début, ce job
m'ennuyait.
— Racontez-moi.
Il parut hésiter, puis, après un long silence, il déclara :
— En un sens, vous me rappelez ma mère. Bien qu'elle ait eu une
vie très dure, elle ne s'est jamais laissée aller. Le soir de notre
rencontre, vous étiez comme elle : vous affrontiez le monde avec
fierté sans rien révéler de votre tristesse. Ma mère abordait les
vicissitudes de l'existence avec courage et humour. J'aurais aimé
qu'elle vive assez longtemps pour voir ma réussite, pour profiter des
bons côtés de la vie auxquels je pouvais enfin la faire accéder.
— Et votre père ?
— Il est mort quand ma mère attendait Maud. Je suis la seule figure
paternelle que ma sœur connaisse.
— Parlez-moi encore de votre mère.
— Je regrette de ne jamais lui avoir dit combien je l'admirais. Après
la mort de mon père, j'ai voulu endosser le rôle de chef de famille,
mais ma mère me considérait toujours comme un gamin. Quand j'ai
trouvé un emploi de livreur de journaux, puis un autre de caissier
dans un supermarché, eue a enfin admis que j'étais devenu un
homme.
— Elle vous permettait d'avoir deux emplois à quatorze ans?
— Je ne lui ai pas demandé son avis. J'estimais que c'était mon
devoir.
— Et vos études?
— Je ne suis jamais allé au lycée. J'ai acheté une sorte d'échoppe
minuscule dans laquelle je vendais des produits bon marché que je
dénichais à droite et à gauche. Avec mes premiers bénéfices, j'ai
acheté une deuxième échoppe.
— Et comment êtes-vous passé à la direction de Charte-ris?
— J'ai suivi des cours du soir pour m'initier à la gestion et aux
finances. Ensuite, avec mes économies, j'ai acheté une boutique,
puis plusieurs autres, jusqu'à former une chaîne de magasins. Un
beau jour, l'envie m'a pris de jouer dans la cour des grands.
Charteris embauchait. J'ai postulé pour un emploi, et je l'ai obtenu
immédiatement. J'ai vendu mes boutiques pour acheter des actions
Charteris. Deux ans plus tard, j'étais au sommet. Au départ, le
conseil d'administration a renâclé pour me nommer à la direction de
l'entreprise parce que j'étais autodidacte, mais, comme personne
d'autre n'était capable de sortir le groupe du gouffre dans lequel il
sombrait, ils ont tenté le tout pour le tout et s'en sont vite félicités.
L'assurance de Steven stupéfia Jennifer. Il se savait né pour diriger,
et il considérait cela comme une évidence, sans se poser la moindre
question.
— Au fil du temps, j'ai investi dans les capitaux de Charteris.
Aujourd'hui je suis riche et j'en suis ravi. J'ai vu les ravages que
provoquait le manque d'argent. Cela vous ronge et finit par prendre
le pas sur tout le reste. J'ai passé des nuits à me demander si je
pourrais payer telle ou telle facture, à m'interroger sur le moyen de
m'en tirer. D y a aussi les vautours, toujours à l'affût, prêts à vous
dévorer. Certaines personnes ont essayé de me jouer des tours à
cause de ma jeunesse. Elles ont appris à leurs dépens qu'il valait
mieux ne pas se frotter à moi.
— A leurs dépens?
— J'ai rendu coup pour coup. Je n'ai jamais laissé à l'ennemi
l'occasion de riposter.
Jennifer frissonna.
— Je suis heureuse de ne pas être votre ennemie. Steven la
considéra d'un air étrange.
— Moi aussi.
7.
En arrivant près de chez Jennifer, Steven déclara d'un petit air
innocent :
— J'ai bien envie de saluer Patoune et sa petite famille.
— Rien de plus facile, lui répondit la jeune femme. Comme
d'habitude, les chatons avaient tous déserté leur panier.
— Il y en a un ici ! s'exclama Steven en se baissant pour ramasser
une minuscule boule de poils.
Patoune se joignit à eux pour retrouver les trois qui manquaient à
l'appel et les ramener dans le panier. Steven prépara du lait chaud
pendant que Jennifer dorlotait ses protégés. Elle avait elle-même
l'impression d'être un chat, tant elle se sentait bien. C'est tout juste si
elle n'avait pas envie de ronronner.
— Nous avons oublié quelque chose, fit Steven tout à coup.
— Quoi donc?
— Martson.
Jennifer se rappela un peu tard que le véritable but de cette soirée
était de remettre Steven à sa place. Une initiative qu'elle jugeait, à
présent, puérile, voire stupide. Leurs relations avaient évolué au
cours de cette soirée. Les révélations que Steven lui avait faites sur
sa jeunesse éclairaient sa personnalité d'un jour nouveau. De son
côté, Jennifer lui avait confié des secrets qu'elle n'avait révélés à
per-sonne. Elle n'avait plus envie de lui donner une leçon.
Seulement de l'embrasser.
— Voulez-vous en parler maintenant ? demanda-t-il.
— Une autre fois, si cela ne vous ennuie pas. Ça n'a pas tant
d'importance, au fond.
— Ça n'en a même aucune, fit-il en l'enlaçant.
Sa voix chaude, envoûtante la fit frissonner. Il l'enveloppait dans ses
bras comme dans une prison exquise dont elle n'avait nulle envie de
s'échapper. Cependant, elle ressentait une crainte sourde. Elle avait
peur du magnétisme de Steven, peur de la lueur qui dansait dans ses
yeux ; elle redoutait qu'il l'embrassât tout en le souhaitant
désespérément.
Steven décida pour elle. Il prit sa bouche avec douceur, sensualité
et persuasion. Elle sentit leurs corps vibrer à l'unisson, leurs cœurs
battre à un même rythme affolé.
— J'ai envie de vous, Jennifer...
— Je... je ne sais pas.
Les lèvres de Steven, s'égarèrent sur ses tempes, sur ses paupières,
explorèrent le lobe délicat de son oreille. Grisée par ces baisers, la
jeune femme y répondit dans un élan aveugle, avouant ainsi son
désir sans la moindre réticence. Un désir farouche, ardent,
ravageur. Des images torrides se bousculaient dans sa tête. Vision
d'un torse athlétique, de muscles déliés, d'un duvet noir qui courait
jusqu'au ventre d'un homme superbe... Depuis qu'elle l'avait vu à
demi nu, elle rêvait de caresser cette peau souple, d'explorer ce
corps magnifique qu'elle n'avait entrevu qu'un instant.
Il s'écarta. Son regard reflétait une mystérieuse émotion dans
laquelle elle discerna de l'étonnement, comme s'il avait du mal à
croire à ce qui arrivait.
— Vous êtes plus belle chaque fois que je vous vois, chuchota-t-il
d'une voix rauque.
Il lui caressa lentement la taille, les hanches, lui effleura les seins. Ses
gestes, leurs gestes, les conduisaient vers l'inévitable issue. Une
issue que Jennifer souhaitait de tout son corps et de toute son âme.
Et pourtant...
— Non, Steven! Il se raidit.
— Que se passe-t-il ?
— Tout... tout va trop vite. Je ne suis pas prête, pas encore...
Au lieu de l'explosion de rage qu'elle attendait, il se figea, le visage
pâle, les lèvres serrées. Il parvint même à faire de l'humour.
— Vous avez vraiment un merveilleux sens de l'à-propos. Vous
rendez-vous compte de ce que vous me demandez ?
— Rien que vous ne soyez en mesure de faire pour peu que vous le
décidiez, répliqua-t-elle d'une voix tremblante.
Il poussa un profond soupir.
— Vous savez trouver les mots qu'il faut.
Il la libéra à contrecœur et se passa la main dans les cheveux.
— Je suis désolé, murmura-t-il.
Cette déclaration la stupéfia. Steven Leary présentant ses excuses !
C'était le monde à l'envers.
— C'est moi la fautive. J'aurais dû vous arrêter plus tôt.
— Ne cherchons pas de responsable, cela n'a aucun intérêt.
Il eut un rire tendu.
— Cela ne me ressemble pas de me tromper sur les intentions d'une
femme.
— Vous ne vous êtes pas trompé, Steven, mais je... j'ai pris peur,
j'ignore pourquoi.
— Je vais m'en aller.
— Cela vaudrait mieux, je crois.
La sonnerie de la porte d'entrée les fit tressaillir. Ils se regardèrent
comme s'ils émergeaient d'un rêve. Puis Jenni-fer alla ouvrir. Un
couple accompagné d'une fillette se tenait sur le seuil.
— Excusez-nous de vous déranger à cette heure tardive, déclara la
femme. Nous sommes M. et Mme Cramer, et voici notre fille :
Brenda. Vous êtes notre dernière chance de retrouver Snowy.
— Snowy?
— Notre chatte ! Elle a des pattes blanches et la fourrure noire !
s'exclama la fillette.
A cet instant, Patoune se faufila entre les jambes de Jen-nifer. Le
visage de Brenda s'illumina.
— Snowy!
Jennifer s'effaça pour laisser entrer les Cramer. Brenda se précipita
vers les chatons en poussant des cris de ravissement.
— Snowy a disparu la semaine dernière, expliqua Mme Cramer.
L'un de nos voisins nous a dit que quelqu'un, dans cette rue, avait
recueilli une chatte noire avec des pattes blanches. Nous avons
frappé à toutes les portes. Nous étions très inquiets, surtout qu'elle
était près de mettre bas.
— Il va de soi que nous vous rembourserons les frais de vétérinaire,
déclara M. Cramer.
— C'est inutile. C'est Steven qui a tout fait. Jennifer souriait, mais
Steven remarqua une profonde tristesse dans ses yeux.
Au moment du départ, Brenda remercia Jennifer.
— Je suis contente qu'elle ait retrouvé sa famille, dit la jeune femme
avec un sourire contraint.
— Si vous voulez, je vous donnerai le mâle quand il sera sevré.
La mort dans l'âme, Jennifer secoua la tête.
— Je suis absente toute la journée.
— Vous n'en voulez pas?
— Oh ! si, j'adorerais, mais...
La gorge nouée, elle ne put aller plus loin.
— Au revoir, et merci infiniment de vous être occupée d'elle, fit M.
Cramer en sortant.
Dès qu'ils furent partis, Jennifer se rendit dans la cuisine d'un air las
et déçu.
Steven la suivit du regard, puis il appela un taxi. Il entendit la jeune
femme se moucher dans la pièce voisine.
— Le taxi sera là dans deux minutes, lui dit-il quand elle l'eut
rejoint.
Elle lui sourit, et afficha une gaieté factice dont il ne fut pas dupe.
— Passons la journée ensemble, demain, lui proposa-t-il
spontanément.
Jennifer le dévisagea avec stupeur.
— Mais... je... j'ai des rendez-vous.
— Annulez-les, et venez avec moi au bord de la mer.
— Au bord de la mer?
— J'aimerais vous emmener à Huntley pour vous montrer l'endroit
où j'ai grandi.
Le regard de Jennifer s'illumina comme celui d'un enfant devant une
friandise.
— D'accord!
— Alors, à demain.
Une fois seule, la jeune femme arpenta le salon en tentant de mettre
de l'ordre dans ses pensées. Elle désirait Steven éperdument, et elle
avait repoussé ses avances.
Pourquoi ? Pourquoi cette panique ? Parce que son désir menaçait
de l'engloutir et d'échapper totalement à son contrôle? Parce que
cela risquait de ruiner son espoir de mener l'existence équilibrée à
laquelle elle aspirait? Comment se sortir de cette impasse? La
sagesse lui commandait de ne plus voir Steven. Mais la perspective
de cette journée d'école buissonnière en sa compagnie la séduisait
trop pour qu'elle y renonçât. De toute façon, il aurait insisté jusqu'à
ce qu'il eût obtenu gain de cause, se dit-elle dans une piètre
tentative pour justifier sa faiblesse.

Lorsque Steven vint la chercher, le lendemain, elle eut de la peine à


le reconnaître. Il était vêtu d'un jean et d'une chemise à carreaux, et
souriait comme un gamin à l'approche de Noël.
— Vous êtes prête?
— Pas tout à fait. Accordez-moi dix minutes.
Derrière les questions anodines s'échangeait un autre dialogue. Tous
deux se demandaient quel regard l'autre portait sur lui, à quoi
correspondait le changement subtil qui s'était opéré entre eux.
Quand ils démarrèrent, Jennifer adressa à son compagnon un
regard malicieux.
— J'espère qu'il s'agit d'un vrai bord de mer avec du sable, une
crique, des restaurants de fruits de mer et un vendeur de glaces.
— C'est une plage de galets, mais il y a une crique juste à côté, et
je suppose que le marchand de glaces est toujours là.
— Quand nous étions petits, nos parents nous emmenaient parfois
au bord de la mer. Je garde un souvenir émerveillé du ciel bleu sans
nuages, des énormes glaces et de mes disputes avec Trevor au sujet
de nos châteaux de sable.
— Je parie que vous construisiez toujours le plus beau.
— Pas toujours, mais souvent.
— Au sujet de Trevor, je crois qu'il faut nous préparer au mariage.
Maud ne dort pratiquement plus à la maison.
Jennifer écarquilla les yeux.
— Vous plaisantez !
— On voit que vous ne connaissez pas ma sœur. Quand elle a une
idée en tête, rien ne l'arrête.
Jennifer se rappela l'expression de complète dévotion qu'elle avait
surprise sur le visage de Trevor quand il avait enlacé Maud.
— Vous croyez vraiment qu'elle l'arme?
— Pour quelle autre raison voudrait-elle l'épouser?
— Les mannequins s'arrêtent de travailler très tôt.
— Elle ne l'épouse sûrement pas pour s'assurer une sécurité
financière. Elle a amassé une véritable fortune en très peu de temps,
et elle la gère admirablement. Pourquoi ce scepticisme? Vous ne
croyez pas au coup de foudre?
— Et vous ?
— Le coup de foudre auquel je crois concerne davantage les sens
que les sentiments. Les illusions romantiques me sont parfaitement
étrangères.
— A l'évidence, Maud a découvert chez Trevor quelque chose qui
nous échappe. Peut-être est-ce cela l'amour? Une affinité
immédiate, une aptitude à pénétrer d'emblée dans l'univers secret de
l'autre, une confiance instantanée qui permet de se dévoiler sans
faux-semblants. Us ont bien de la chance.
Steven lui jeta un coup d'œil pénétrant.
— Vous avez trouvé la même chose avec David, non?
— Notre relation n'est pas aussi simple et limpide que celle qui
existe entre Trevor et Maud.
— Peut-être vous inspire-t-il un autre sentiment que l'amour?
— Non, non, vous vous trompez ! Je l'aime vraiment. Et je ne
baisserai pas les bras pour quelques petits problèmes de parcours.
La plupart des couples rencontrent des difficultés qu'ils surmontent
tôt ou tard. Nous y arriverons... Sommes-nous bientôt arrivés ?
demanda-t-elle brusquement pour changer de sujet.
Steven esquissa un sourire entendu, mais il n'insista pas.
— Il y a encore un peu plus de cent kilomètres. C'est une bourgade
tranquille qui n'a jamais attiré beaucoup de vacanciers, sans doute à
cause des galets. J'imagine que rien n'a changé. Dans mon enfance,
je trouvais qu'il n'y avait pas assez de distractions, mais j'arrive à
l'âge où l'on apprécie de plus en plus la tranquillité.
— Il est vrai que vous avez tout d'un vieillard. Avez-vous pensé à
emporter votre canne, au moins?
— Je me suis dit que votre épaule me suffirait.
Jennifer contempla les mains fortes et agiles de son compagnon
posées sur le volant. Ces mêmes mains qui l'avaient caressée avec
passion, la veille. Des mains expertes qui savaient donner du plaisir.
Pourquoi l'avait-elle repoussé?
Ils roulèrent encore quelque temps, puis une odeur d'embruns
emplit la voiture.
— La mer! s'écria Jennifer en pointant le doigt vers l'horizon.
En effet, l'eau bleue miroitait au loin, éclaboussée de soleil.
Ils s'engagèrent sur une route côtière et, un quart d'heure plus tard,
Steven arrêta la voiture devant un restaurant de fruits de mer.
— Nous allons déjeuner ici. Autrefois, c'était une bonne adresse.
Ils s'installèrent près de la baie vitrée pour ne rien perdre de la vue,
et commandèrent un énorme plateau de crustacés.
— Il y a davantage de monde qu'autrefois, dit Steven. Dan doit se
frotter les mains.
— Dan?
— Dan Markham était le propriétaire de la petite boutique où j'ai
décroché mon emploi comme livreur de journaux. Je frissonne
encore quand je pense aux réveils glacés, l'hiver, à 6 heures du
matin. Il me servait toujours un café brûlant avant ma tournée et un
autre après. C'était quelqu'un de formidable.
— Comment était-il?
— Il ressemblait au Père Noël avec ses cheveux blancs, sa barbe
en broussaille et ses yeux malicieux. Il en avait aussi la générosité. Il
me payait plus qu'un salaire normal, et il m'a encore augmenté après
la mort de ma mère.
— Il ne devait pas être très fort en affaires, dit Jennifer en souriant.
— Epouvantable. Il faisait crédit à certains clients et, quand il les
trouvait sympathiques, il effaçait carrément leurs dettes.
— Je parie que vous le sermonniez.
— Et comment ! Le jour où je lui ai conseillé de se préoccuper de
ses marges bénéficiaires, il m'a ri au nez. Quand sa femme vivait
encore, c'était elle qui tenait les comptes. Ensuite, j'ai pris la relève.
C'est là que j'ai découvert à quel point ma mère avait bénéficié de
ses largesses.
Il se tut brusquement, le visage sombre, comme si ce souvenir
heurtait encore sa fierté.
— Je parie que vous l'avez remboursé jusqu'au dernier sou.
Steven eut un regard surpris.
— Suis-je donc si transparent?
— Disons que je commence à vous connaître.
— J'ai calculé le montant de ce que nous devions, et j'ai renoncé à
mon salaire jusqu'au complet remboursement. Nous nous sommes
souvent disputés à ce sujet, mais j'ai tenu bon.
— Comme d'habitude, murmura Jennifer.
— J'ai essayé de lui enseigner quelques rudiments de gestion, mais
ça n'a servi à rien. Sa boutique s'est mise à péricliter sans qu'il
comprenne pourquoi.
Jennifer éprouva une subite émotion. Steven Leary n'était pas et ne
serait jamais un sentimental, mais il avait un cœur. Un cœur qu'elle
brûlait de mieux connaître... et dans lequel elle aurait aimé avoir une
place.
— Il a été obligé de vendre?
— Quelqu'un l'a sorti de l'ornière juste à temps.
— Il n'est guère difficile de deviner qui. Steven esquissa un sourire.
— Il y a quelques années, je suis passé par Huntley. Je n'ai pas
résisté à l'envie de prendre de ses nouvelles. Il allait être expulsé,
alors je lui ai prêté de l'argent.
— Il a pu vous rembourser? Steven secoua la tête en riant.
— J'ai fini par annuler sa dette.
— Vous êtes donc coupable de faiblesse envers vos semblables.
Quelle honte !
— Non, je ne suis pas faible. Personne ne m'oblige jamais à agir
contre ma volonté, riposta-t-il, sur la défensive.
— Patoune en sait quelque chose.
— J'ai aidé Patoune pour vous empêcher d'avoir une crise
d'hystérie.
— Menteur ! Sous vos dehors impitoyables...
— Bat un cœur de marbre. Ne m'attribuez pas des qualités que je
ne possède pas, Jennifer. J'avais une dette d'honneur envers Dan,
point final.
— Puisque vous le dites.
Ils remontèrent en voiture, et atteignirent très vite la petite ville.
— Seigneur! s'écria Steven, horrifié. La côte est complètement
défigurée.
En effet, une ligne continue de bâtiments se dressait sur le front de
mer, masquant le paysage vallonné de l'arrière-pays, et une
immense roue de fête foraine se détachait contre le bleu du ciel.
Lorsqu'ils descendirent de voiture, une musique criarde leur écorcha
les oreilles.
— Les promoteurs immobiliers ont encore frappé, maugréa Steven.
De près, les ravages étaient encore plus consternants que de loin.
Les immeubles remplaçaient les petites maisons villageoises, et les
boutiques aux néons fluorescents s'alignaient en rang serré le long
des trottoirs envahis par la foule.
— Je ne reconnais rien, dit Steven d'un air profondément triste. Et
je me demande bien pourquoi il y a tant de monde ici.
Quelques instants plus tard, ils avaient la réponse. Un gigantesque
casino se dressait sur la place principale.
— C'est ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, leur confia le
portier. Les jeunes adorent ça.
— Vous m'étonnez ! marmonna Steven.
— C'est un bon investissement, dit Jennifer.
— Pas ici. Mais si cela a pu aider Dan, tant mieux.
Ils allèrent voir la boutique, et sa façade flambant neuve arracha à
Steven une exclamation de soulagement.
— La chance lui a enfin souri, on dirait !
Il se mit à courir en prenant Jennifer par la main.
— Venez. Il va avoir un choc.
Un jeune homme se tenait derrière le comptoir.
— Vous désirez? leur demanda-t-il avec un sourire impersonnel.
— Dan Markham est-il là?
— Dan ? Ah ! Vous parlez du vieux M. Markham. Il est parti pour
le Canada.
— En vacances?
— Non, il a vendu.
— Vendu? Mais... son nom est inscrit en toutes lettres sur la
façade.
— On l'a gardé parce que les gens avaient l'habitude de ce nom-là.
La boutique appartient à une chaîne, aujourd'hui.
— On l'a expulsé, c'est ça?
— Pas besoin. La personne à qui il devait de l'argent venait
d'annuler sa dette. Un bel imbécile, celui-là. Une semaine plus tard,
Dan vendait, trop heureux d'empocher l'argent et de filer au
Canada.
Steven hocha la tête lentement.
— Je vois.
Le visage blême, il quitta la boutique sans un mot, en entraînant
Jennifer. Il se mit à marcher le long du frottoir, tête baissée, en proie
à une colère mêlée de désarroi.
— Vous êtes déçu, murmura la jeune femme.
— Oui. Allons nous promener.
Sur la plage, il y avait très peu de monde. Les gens venaient à
Huntley uniquement pour le casino. Le paradis tranquille que Steven
avait connu n'existait plus.
Ils contournèrent un petit promontoire qui donnait sur la crique dont
Steven avait parlé à Jennifer. Il se baissa brusquement pour saisir
une poignée de galets qu'il lança dans l'eau avec violence.
— Quel crétin je fais ! dit-il avec amertume.
— Pourquoi y accordez-vous tant d'importance? Après tout, vous
lui aviez fait un cadeau. A lui d'en disposer à sa guise.
— Une semaine! Il savait déjà qu'il voulait vendre le jour où j'ai
annulé sa dette. Il m'a roulé dans la farine.
— Tout compte fait, vous avez réussi à lui apprendre quelque
chose.
Il se retourna et la fusilla du regard. Puis, la seconde suivante, il la
prenait par le bras pour l'entraîner le long de la mer. Ils marchèrent
longtemps sans rien dire. Les galets crissaient sous leurs pieds.
Jennifer savourait ce silence presque complice.
Lorsqu'ils s'arrêtèrent, ils s'aperçurent qu'ils avaient parcouru une
énorme distance. Jennifer noua les mains derrière la nuque de
Steven en plongeant les yeux dans les siens.
— Il ne faut pas lui en vouloir, Steven. Si c'est ce qu'il voulait, tant
mieux pour lui. Vous n'avez pas à en souffrir.
Mais il souffrait. Il était profondément déçu. Il avait mal. Devant un
tel spectacle, Jennifer ressentit pour lui une bouffée de tendresse.
Cela ressemblait fort à ce qu'elle éprouvait pour David, mais elle
s'était juré solennellement de ne pas tomber amoureuse de Steven.
Les paroles qu'il prononça alors achevèrent de la troubler.
— Je suis heureux que tu aies été là, murmura-t-il en la serrant
contre lui.
Ce passage spontané au tutoiement prouvait qu'ils venaient de
franchir un nouveau cap. Jennifer l'étreignit à son tour, mais il finit
par s'écarter.
— Excuse-moi. Je me comporte comme un pauvre type.
— Ne dis pas de bêtises ! Il lui prit la main.
— Partons ! Je ne veux plus jamais remettre les pieds dans cette
ville.
8.
Sur le chemin du retour, ils dînèrent à la terrasse d'un restaurant
situé au bord d'un étang. Le soleil déclinant inondait la campagne de
ses derniers feux.
— La journée ne s'est pas déroulée comme je l'avais prévu, déclara
Steven avec amertume, mais elle a été instructive.
— Si tu considérais la situation sous un autre angle, tu ne tiendrais
pas ce genre de propos. Tu aimais Dan, et tu lui étais reconnaissant
de ce qu'il avait fait pour toi. Tu l'as remercié en lui permettant de
profiter d'une retraite agréable. Si c'est ce qu'il souhaitait, tu devrais
te réjouir au lieu de te lamenter.
Steven hocha distraitement la tête. Puis il murmura d'un air pensif :
— Tu as raison. J'ai réagi comme un égoïste. A son âge, il devait en
avoir par-dessus la tête de travailler. Pourtant, je n'arrive pas à me
défaire de l'idée qu'il a trahi ma confiance.
Il eut un sourire un peu confus.
— L'un de mes plus gros défauts est de vouloir organiser la vie des
autres. La plupart du temps, les gens se laissent faire, ce qui ne
m'incite pas à changer.
— D'autant que tu dois leur mener une vie impossible quand ils se
rebiffent !
Le sourire de Steven s'élargit.
— Je deviens carrément infernal. Je me demande pourquoi le
départ de Dan m'a autant marqué. Sans doute parce que je le
considérais comme l'une des rares personnes au monde à qui je
pouvais me fier dans cette société corrompue.
— Il doit bien y avoir d'autres personnes à qui tu fais confiance,
non?
— Oui, toi.
La stupeur de Jennifer suscita son hilarité.
— Tu ne t'attendais pas à cette réponse, hein?
— Ça, c'est certain.
— Pourtant, ce que je te dis est vrai. Tu es la personne la plus
honnête que je connaisse. Tu n'abuserais jamais de la confiance de
quelqu'un.
Jennifer demeura sans voix. Dans la bouche d'un homme qui
affichait des vues plutôt cyniques sur ses semblables, pareil
compliment avait de quoi surprendre. II s'exprimait avec une
chaleur toute nouvelle, et une expression proche de la tendresse
illuminait son regard quand il lui prit doucement la main.
— Jennifer, je...
Elle l'arrêta d'un geste.
— Ne va pas plus loin, je t'en prie. Ma vie est déjà assez
compliquée.
— A cause de David ?
— C'est lui que je trompe, en ce moment.
— Non, Jennifer. Votre relation touche à sa fin, c'est tout. Vous
n'êtes pas faits l'un pour l'autre, et vous commencez seulement à
vous en rendre compte. L'as-tu appelé, hier soir, après mon départ
?
— Non.
— Et lui? Il t'a appelée?
— Cesse de me questionner au sujet de David !
— Je ne peux pas m'en empêcher. Je suis jaloux, Jennifer.
Terriblement jaloux de tous ceux qui t'ont tenue dans leurs bras, qui
t'ont embrassée, qui...
— Nous devrions peut-être cesser de nous voir.
— C'est ce que tu souhaites?
Elle secoua la tête, en proie à un vif sentiment de culpabilité. La
façon dont elle lui avait soutiré des renseignements sur Martson
prouvait qu'elle n'était pas digne de la confiance qu'il lui témoignait.
— Il faut que je te dise quelque chose, Steven. A propos d'hier
soir...
— Chut!
Il lui posa un doigt sur les lèvres.
— Inutile de me dire quoi que ce soit. Je te connais mieux que tu ne
le penses.
— En es-tu sûr?
— Je sais ce qu'il y a au fond de toi, c'est le plus important. Disons
que ta m'as invité pour des raisons qui te sont personnelles. Mieux
vaut passer certaines choses sous silence.
Il la soupçonnait sans doute d'avoir inventé un prétexte, en
l'occurrence Martson, pour le revoir. Au fond, c'était le cas, même
si, au départ, elle avait refusé de se l'avouer.
Elle le dévorait des yeux, fascinée par la façon dont les derniers
rayons du soleil sculptaient son visage viril, hypnotisée par la flamme
ardente qui animait son regard. Elle se sentait succomber un peu
plus à chaque instant. Elle l'aurait peut-être perdu en lui avouant la
vérité, et elle n'était pas prête à prendre un tel risque. Elle tenait
déjà trop à lui. Elle allait garder ce secret au fond d'elle-même, là où
il ne pourrait pas les blesser.
Elle savoura sans arrière-pensées le bonheur d'être assise à côté de
lui sur cette terrasse gorgée de soleil. Elle était certaine qu'il
partageait ses sentiments. Cet homme arrogant, ombrageux,
exigeant et difficile lui avait prouvé aujourd'hui qu'il avait un cœur, et
qu'il pouvait être vulnérable, comme tout le monde. Curieusement, il
semblait heureux de lui dévoiler ses faiblesses.
Il leva brusquement la tête et lui adressa un sourire. Non plus un
sourire conquérant mais un sourire étonné.

La fin du trajet s'effectua en silence. A plusieurs reprises, Steven


pressa brièvement la main de sa compagne, sans rien dire. Une
ivresse exquise gonflait le cœur de Jennifer. Elle aimait leurs
étreintes passionnées, mais ces moments de plénitude, de douce
anticipation l'emplissaient d'allégresse.
En l'aidant à sortir de la voiture, Steven déclara :
— J'ai laissé le dossier Martson chez toi. Autant l'examiner
maintenant.
La jeune femme acquiesça en silence, bien qu'elle fût à mille lieues
de là. Tout ce qui n'était pas Steven lui paraissait lointain. Ses sens
aiguisés à l'extrême percevaient tout avec une extraordinaire acuité.
Le cliquetis de la clé dans la serrure recelait une infinité de
promesses, tout comme le bruit de la porte lorsqu'il la referma.
Malgré la pénombre qui régnait dans la maison, il y avait encore
assez de lumière pour qu'elle devinât l'interrogation muette qui
brillait dans ses yeux sombres. La gorge nouée par l'émotion, elle
chuchota son nom. La seconde suivante, elle était dans ses bras.
Il l'embrassa comme un affamé, comme si sa vie dépendait de cette
étreinte, comme s'il la suppliait de lui accorder ce qu'elle ne
demandait qu'à lui offrir.
— J'ai envie de toi, chuchota-t-il contre ses lèvres. Tu le sais.
— Oui, mais...
Un autre baiser l'empêcha d'aller plus loin.
— Pas de mais, Jennifer. Seuls les indécis ou les poltrons se
réfugient derrière ce mot. Tu es assez forte pour savoir ce que ta
veux. Dis-moi oui ou non. Je ne veux rien entendre d'autre.
Tout en parlant, il semait des baisers sur son visage, jouait avec ses
lèvres, lui parcourait le dos de caresses enivrantes. Jennifer s'efforça
de réfléchir, mais ce fut peine perdue. Sa capacité de raisonnement
semblait anéantie. Rien d'autre ne comptait pour elle que les yeux
de Steven qui semblaient la happer tout entière.
— Laisse tomber David ! Ne nous quittons plus, installe-toi avec
moi. Inutile de nous marier : nous n'avons pas besoin d'un morceau
de papier pour faire savoir ce que nous éprouvons l'un pour l'autre.
Jennifer s'écarta un peu, une lueur de défi dans les yeux.
— Mes sentiments sont peut-être différents des tiens.
— Non, mais je suis honnête à ce sujet et toi pas. Il enfouit la tête
au creux de sa nuque en riant.
— En ce moment, je n'ai qu'une idée en tête : t'emmener dans ta
chambre et te faire l'amour passionnément.
— C'est très direct, mais ça manque un peu de romantisme.
— Qu'avons-nous à faire du romantisme ? Tu n'es pas plus
amoureuse de moi que je ne le suis de toi, n'est-ce pas?
Jennifer n'était pas en état d'argumenter.
— Non, murmura-t-elle dans un état second.
— Et pourtant, nous sommes faits l'un pour l'autre. Tu le sais aussi
bien que moi. Je ne te ferai jamais de grandes déclarations ni de
beaux discours, mais la passion que tu éprouves, je la ressens aussi,
tout comme ton besoin de prendre des risques. A nous deux, nous
allons faire des étincelles.
Sur ces mots, il l'embrassa passionnément, de façon possessive,
comme s'il avait été certain de sa victoire.
— Tu m'appartiens, chuchota-t-il d'une voix vibrante. Tu le sais,
alors dis-le.
Possédée par une joie sauvage, Jennifer n'hésita pas. Ce mot qui
l'engagerait tout entière, ce petit mot qu'il lui demandait, elle voulait
le prononcer, sans souci des conséquences.
La sonnerie stridente du téléphone l'arrêta au moment où elle
ouvrait la bouche.
— La barbe ! marmonna Steven.
— Le répondeur est branché, murmura-t-elle.
En effet, l'appareil se déclencha après deux sonneries.
— Jennifer ! s'exclama la voix de David. Où es-tu passée? J'ai
essayé de t'appeler toute la journée. As-tu réussi à obtenir ces
renseignements sur Martson ? Tu sais à quel point c'est important
pour moi.
Steven se figea. Son visage devint d'une pâleur effrayante, et une
expression de désolation absolue envahit son regard. Il laissa
retomber ses bras.
— Seigneur ! Tu es vraiment diabolique. Aussitôt, elle voulut
s'expliquer.
— Ce n'est pas ce que tu crois.
— Allons donc ! Tu m'as roulé dans la farine comme un novice. Je
suppose que tu es fière de toi.
— Pas du tout, murmura-t-elle misérablement.
— C'est pour ça que tu m'as invité à dîner, n'est-ce pas?
— Steven, je...
— N'est-ce pas ?
— Oui, mais...
— Et j'ai marché comme un seul homme. Tu as dû bien rire à mes
dépens. Quel crétin j'ai fait! Je n'aurais jamais dû oublier David !
— Je ne l'ai pas fait pour David, mais pour moi. Je voulais te
remettre à ta place. Je comptais même te dire que l'information lui
était destinée pour le plaisir de te voir vexé.
— Allons, Jennifer ! Comment veux-tu que je te croie capable
d'une telle puérilité ?
— Justement, j'ai changé d'avis en cours de route. Aujourd'hui,
nous...
— Ne dis pas un mot sur cette journée si tu ne veux pas que je
commette un geste que nous regretterions tous les deux, murmura-t-
il avec sauvagerie. Quand je pense à ce que je... Va-t'en au diable !
Par fierté, elle s'obligea à soutenir son regard furibond. Puis elle se
détourna lentement. Il la saisit par les épaules avec violence pour
l'obliger à lui faire face.
— J'aurais mieux fait de me rappeler qu'il n'existe pas de femme
honnête. Dès qu'elles ouvrent la bouche, c'est pour proférer un
mensonge. Mais c'est quand elles nous embrassent qu'elles mentent
le mieux.
Avant que Jennifer ait pu prévenir son geste, il la plaqua contre lui
presque violemment, et écrasa sa bouche dans un baiser où le désir
le disputait à la fureur. Elle ne tenta pas de résister, consciente que
cela ne servirait à rien. Ce n'était pas le Steven toujours maître de
lui qui l'embrassait, mais un homme habité par des forces qu'il ne
maîtrisait plus. Des forces qui allumaient en elle un incendie
dévorant. Elle entrouvrit les lèvres presque malgré elle, et son corps
ploya contre le sien.
— Comment une femme peut-elle s'abandonner ainsi alors qu'il ne
s'agit que d'un mensonge?
— Ce n'était pas...
— Tais-toi ! Je ne veux rien entendre.
Il la bâillonna d'un autre baiser impitoyable, déchaînant en elle une
tempête qu'elle ne put contrôler.
— Ton cœur bat à tout rompre! s'exclama-t-il d'un ton cinglant. Tu
mériterais un oscar! Tout ça pour un médiocre qui t'envoie faire les
basses besognes à sa place. A-t-il conscience de ce que tu es prête
à faire pour lui ? S'en est-il seulement inquiété ? Tu as cru que tu
pouvais me manipuler comme une marionnette sans avoir à en subir
les conséquences. Te rends-tu seulement compte du danger qu'il te
fait courir?
Jennifer fut d'abord choquée par cette diatribe véhémente et par la
menace à peine voilée qu'elle contenait, puis elle recouvra ses
esprits et, du même coup, la force de se libérer des bras qui
l'emprisonnaient.
— Tu ne me fais pas peur ! lança-t-elle.
— Dans ce cas, tu es inconsciente.
— Il s'agissait juste d'une idée stupide à laquelle j'avais déjà
renoncé, hier soir. Et je n'ai pas pensé à David une seule fois,
aujourd'hui. Tout a changé entre nous, au cours de cette journée.
— En effet, fit-il d'un ton lourd de sarcasme. A présent, je sais qui
est réellement Jennifer Norton : une femme sans foi ni loi,
Jennifer eut l'impression qu'il lui transperçait le cœur.
— Sors d'ici !
Il prit le dossier, et se dirigea vers la porte. Puis il se retourna et le
lui lança avec un rire de dérision.
— Toute peine mérite salaire. J'espère que Conner appréciera. A
supposer que tu lui avoues la vérité, bien sûr.
Deux secondes plus tard, la porte claquait derrière lui.
— C'est fantastique, ma chérie! Comment t'es-tu débrouillée pour
obtenir ces informations? s'exclama David en feuilletant le dossier.
— J'ai mes informateurs, répliqua Jennifer d'un ton évasif.
L'important est que cela te soit utile.
— Et comment ! Merci mille fois.
David se pencha par-dessus son bureau pour déposer un baiser
rapide sur les lèvres de la jeune femme.
Jennifer s'était rendue chez lui à la première heure afin de se
débarrasser de ce dossier qui lui brûlait les mains. En le parcourant,
elle avait pu constater que Steven s'était donné un mal fou pour lui
fournir un maximum de précisions. Une découverte qui avait ranimé
son sentiment de culpabilité.
Penny vint leur apporter du café. Elle adressa à Jennifer un petit
sourire crispé et se retira sans rien dire.
— Penny me semble un peu pâle, aujourd'hui, dit Jennifer. Elle est
malade?
— Non, je ne crois pas. Tu n'as pas très bonne mine, toi non plus.
— Je suis rentrée tard, hier soir.
Un pieux mensonge, bien sûr. Elle devait sa fatigue à la nuit blanche
qu'elle avait passée après le départ de Steven. A 4 heures du matin,
lasse de chercher vainement le sommeil, elle avait fini par se lever
pour regarder l'aube apparaître, tout en buvant une tasse de thé.
Ce matin, tout comme cette nuit, elle se sentait incapable de mettre
de l'ordre, tant dans ses pensées que dans ses sentiments. Tantôt, la
colère prédominait sur la tristesse, tantôt elle était rongée de
remords à l'idée de l'avoir blessé.
La veille, il lui avait laissé entrevoir une partie de sa personnalité
complexe et terriblement attachante. Il était généreux et vulnérable,
deux traits de caractère dont il avait honte parce qu'il les considérait
comme des faiblesses.
Hélas, songea la jeune femme, un malheureux concours de
circonstances avait permis qu'il découvrît sa petite supercherie, et il
lui avait prêté plus d'importance qu'elle n'en avait.
La colère de Steven exprimait une profonde amertume. Cachait-elle
également de la souffrance ? Et que signifiait cette menace qu'il lui
avait adressée à mots couverts?
Ce jour-là, Jennifer sursauta chaque fois que le téléphone sonna.
Mais Steven demeura silencieux. Tout comme le lendemain et tout
le reste de la semaine...

A présent qu'elle connaissait le fin mot de l'affaire, Jennifer nota une


différence sensible chez Trevor. Ses airs lugubres n'étaient plus
qu'un souvenir. Il souriait facilement et riait même parfois.
Sur le plan professionnel, il faisait preuve d'un flair nouveau qui
s'accompagnait d'un goût pour le risque tout aussi surprenant.
Jennifer notait ces changements avec plaisir mais sans manifester le
moindre étonnement. De son côté, il observait une discrétion
exemplaire, si bien qu'elle se demandait parfois si la scène qu'elle
avait surprise, un soir, lorsqu'il était venu chercher Maud n'était pas
le fruit d'un rêve ou de son imagination.
Maud invita justement Jennifer à déjeuner. Les deux jeunes femmes
se retrouvèrent dans un restaurant italien où Maud commanda des
lasagnes qu'elle dévora avec gourmandise.
— Et moi qui croyais que les mannequins avaient un appétit
d'oiseau ! dit Jennifer.
Maud secoua la tête.
— C'est une idée fausse. Et puis, je dois manger pour deux,
maintenant.
— Tu veux dire que...
— Je suis enceinte, exactement, confirma Maud avec un sourire
lumineux.
— Mais, tu connais Trevor depuis moins d'un mois ! Maud se
tapota le ventre d'un air satisfait.
— Nous n'avons pas perdu de temps, voilà tout.
— Et ta carrière ?
— J'en ai bien profité, mais j'ai besoin d'autre chose. J'attendais
Trevor depuis longtemps.
— Es-tu vraiment certaine de l'aimer?
— Bien sûr ! Il est fantastique.
— Trevor? Fantastique?
— Il avait seulement besoin de quelqu'un qui l'aime et qui le
comprenne.
— Nous l'aimons, Barney et moi.
— Je le sais bien, mais vous entretenez une relation très forte, tous
les deux, et il s'en est toujours senti exclu.
— Comment ça?
— Il est tout bêtement jaloux parce que tu as toujours été la
préférée de Barney.
— C'est lui qui t'a raconté tout ça?
— Non. Mais je suis observatrice, et j'ai analysé ses réactions. Il a
toujours eu l'impression d'occuper la deuxième place. Mais c'est
fini, à présent. Pour moi, il sera toujours le premier.
Jennifer se sentit attendrie par cet amour inconditionnel.
— Il est au courant pour le bébé ?
— Pas encore. Je compte lui annoncer la nouvelle ce soir. Il faut
qu'on se marie très vite, sinon je ne pourrai pas enfiler ma robe.
— Tu a déjà acheté ta robe de mariée ? s'exclama Jennifer,
stupéfaite.
— Je suis très organisée, répliqua Maud avec fierté.
Le lendemain matin, Trevor arriva au bureau en fredonnant un petit
air guilleret. Il salua sa sœur et entra dans son bureau sans rien dire.
Jennifer alla le trouver aussitôt.
— Tu as besoin de quelque chose ? lui demanda-t-il.
— Que tu me dises tout ! J'ai déjeuné avec Maud, hier. Trevor eut
un sourire béat.
— Nous allons nous marier.
— Tu es heureux, j'espère?
— Le mot est faible. J'ignorais ce qu'était le bonheur avant de la
rencontrer. Je n'en reviens pas. Elle est si parfaite et moi si
ordinaire... C'est la femme que je rêve de rencontrer depuis
toujours.
Jennifer le serra dans ses bras. Ils bavardèrent ensuite comme ils ne
l'avaient pas fait depuis bien longtemps, renouant avec cette
complicité fraternelle qui avait tant manqué à Jennifer. Elle observait
Trevor avec tendresse, à la fois sidérée et heureuse de la
métamorphose qui s'était opérée en lui. L'amour était responsable
de ce miracle. Et rien n'était plus logique : l'amour permettait de
donner le meilleur de soi-même, de connaître son cœur avec
certitude, non d'être tourmenté par le doute ou d'éprouver de la
tendresse pour un homme tout en répondant aux avances d'un
autre. L'amour, le vrai, était simple et résolvait tous les problèmes.
Pourquoi ce bonheur lui était-il interdit?
A cet instant précis, si on lui avait dit que, deux jours plus tard, elle
dînerait au Savoy pour célébrer ses fiançailles avec David, elle ne
l'aurait pas cru.
9.
En fin de matinée, David fit irruption dans le bureau de Jennifer. Il
était dans un état d'extrême agitation.
— Je quitte Leary à l'instant ! Il vient de me proposer un marché
qui m'ouvre des perspectives formidables, à condition que je
renonce à te voir.
Jennifer écarquilla les yeux.
— Pardon?
— Je pensais que ce genre de chantage n'existait que dans les films.
Jennifer suffoquait. De colère, d'indignation, de déception aussi.
Depuis leur dispute, elle avait longuement réfléchi, et elle regrettait
sincèrement d'avoir joué ce petit jeu stupide. Mais cette tentative de
manipulation prouvait que Steven était prêt à écraser tout ce qui se
trouvait sur son passage pour atteindre un objectif, en l'occurrence,
elle.
Une expression étrange passa sur son visage. Elle serra les mains de
David avec force.
— Cette fois, il dépasse les bornes, mais nous allons lui montrer
qu'il ne nous impressionne pas. Tôt ou tard, nous aurions pris la
décision, alors autant le faire maintenant. Il est temps d'annoncer
notre mariage, David.
David devint très pâle. Si pâle qu'elle crut qu'il allait rejeter sa
proposition. Au lieu de cela, il répondit :
— Bien sûr, ma chérie. Comme tu le dis, ce n'était qu'une question
de temps.
Portée par sa colère, elle annonça la nouvelle à Barney et à Trevor.
Puis, dans la foulée, elle appela la presse pour que la nouvelle soit
publiée dans l'édition du soir.
Après le départ de David, sa fureur retomba. Et, si elle douta un
instant de la sagesse de sa décision, cela ne dura pas longtemps. La
liaison éphémère que Steven lui avait proposée ne pesait pas lourd
face à la stabilité qu'elle connaîtrait auprès de David... Et puis, de
toute façon, il était trop tard pour revenir en arrière.
Ce même soir, David et elle dînèrent au Savoy pour fêter
l'événement. Jennifer s'efforça de savourer ce moment, et de faire
taire la petite voix qui lui soufflait que cette mise en scène était trop
parfaite, trop correcte, trop prévisible. A la fin du repas, elle dut se
rendre à l'évidence : cette soirée, qu'elle espérait depuis si
longtemps, était un fiasco complet.
David insista pour boire du Champagne, bien qu'il ne le supportât
pas. Il semblait se mettre au défi, comme s'il essayait de se
convaincre de quelque chose.
— A nous ! fit-il en levant sa coupe.
— A nous ! répéta la jeune femme en l'imitant. Comme elle le
redoutait, David fut pris d'une effroyable migraine, juste après le
café. Il luttait pour dissimuler sa douleur, mais son sourire forcé le
trahissait.
— Je vois bien que tu as mal à la tête, David. Nous devrions
rentrer.
Il acquiesça avec soulagement.
Comme elle ne voulait pas le laisser seul, elle le ramena chez elle en
taxi, l'aida à se déshabiller et le coucha dans son lit. Les couvertures
relevées jusqu'au menton, il la considéra avec gratitude.
— Merci, ma chérie. Tu t'occupes merveilleusement bien de moi.
Elle se sentit submergée par une vague de tendresse.
— Je prendrai toujours soin de toi, désormais.
Il esquissa un faible sourire et ferma les yeux. Quelques secondes
plus tard, il dormait à poings fermés. Jennifer prit une chemise de
nuit au hasard dans sa commode, et s'esquiva sans bruit.
Elle se prépara un lit dans la chambre d'amis, puis décida de
prendre une longue douche dans l'espoir de dissiper le désagréable
sentiment d'insatisfaction qui l'habitait. Cette soirée aurait dû être la
plus belle de sa vie. N'était-elle pas enfin fiancée à David? Et, en
plus, elle avait eu l'occasion de démontrer à Stevén qu'il ne pouvait
pas lui dicter sa conduite. Que demander de plus ?
Elle eut beau rester sous la douche pendant près d'un quart d'heure,
elle ne parvint pas à chasser son malaise.
En enfilant sa chemise de nuit, elle laissa échapper un soupir. La
soie gris perle bordée de dentelle suggérait tout autre chose qu'une
nuit solitaire parce que son fiancé souffrait d'une migraine. Elle était
faite pour être enlevée langoureusement, voluptueusement,
lentement...
Les paupières closes, elle imagina des mains courant sur son corps.
De belles mains sûres qui prodiguaient des caresses grisantes.
Elle rouvrit les yeux presque aussitôt en poussant un cri de désarroi.
Pourquoi le visage de Steven s'imposait-il à elle ? Pourquoi était-
elle envahie par le souvenir de ses baisers, de leurs étreintes, alors
qu'elle s'apprêtait à en épouser un autre ?
Elle chassa cette vision sans pitié, et alla s'assurer que David
dormait bien. Il avait rejeté les couvertures, dévoilant son corps
parfait. Mais ce corps n'inspirait aucun désir à Jennifer. « C'est sans
doute parce qu'il est malade », se dit-elle aussitôt pour se rassurer.
Elle lui envoya un baiser du bout des lèvres et se retira en laissant la
porte entrouverte, au cas où il aurait besoin d'elle dans la nuit.
Un coup de sonnette impérieux la fit sursauter. Intriguée, elle enfila
un peignoir et se hâta vers la porte.
Steven se tenait sur le seuil, l'œil sombre, la bouche crispée en un pli
amer. Le cheveu en bataille, sans cravate, il fixa sur elle un regard
farouche, presque sauvage, comme s'il ne possédait plus toute sa
maîtrise de lui-même.
— Que fais-tu ici ? lança-t-elle d'un ton sec.
Au lieu de répondre, il entra et referma la porte derrière lui.
— Je préfère parler à l'intérieur.
— Je n'ai rien à te dire.
— Moi, si. Je vais commencer par ton curieux sens de l'humour.
— En ce qui te concerne, j'en suis totalement dépourvue.
— Ah bon ? Je trouve plutôt comique que tu te fiances avec ce raté
et que tu me laisses découvrir la nouvelle dans la presse.
— Pourquoi t'aurais-je prévenu? Cela ne te regarde pas.
— Oh, si ! Et tu le sais.
Il se campa devant elle dans une pose agressive.
— Si je ne me retenais pas, je t'étranglerais ! J'admets que j'ai
manqué de nuance, mais, de là à te venger de cette manière, il y a
un pas !
— Crois-tu que mon mariage se résume à une vengeance ?
Les yeux de Steven lancèrent des éclairs.
— Ne parle pas de ce mariage ! s'écria-t-il. Tu n'as absolument pas
l'intention d'épouser David Conner. Il s'agit d'une comédie pour me
rendre la monnaie de ma pièce, rien de plus. J'aurais dû me douter
qu'il se précipiterait dans tes jupes pour se plaindre, et que tu ferais
n'importé quelle bêtise pour te venger de moi. Mais j'étais loin
d'imaginer ces fiançailles grotesques. As-tu perdu la tête?
— Tu te trompes, Steven. Il s'agit de vraies fiançailles. J'aime
David, je ne te l'ai jamais caché. Et il m'aime.
— Il est plutôt pétrifié devant toi. J'ai fait preuve de maladresse, je
le reconnais, mais la plaisanterie s'arrête là.
— Il ne s'agit pas d'une plaisanterie !
— Pourquoi t'obstines-tu, bon sang? Tu as voulu me donner une
leçon et me remettre à ma place. Tu as réussi : j'abandonne.
Jennifer sentait son cœur battre à tout rompre.
— Tu abandonnes quoi ?
Il leva vers elle un visage décomposé.
— C'est évident, non?
— Pas pour moi.
— Eh bien, je suis là. Ce n'est pas mon genre de poursuivre une
femme ou de quémander ses faveurs. Pourtant, je suis venu te
supplier de mettre un terme à cette folie, sinon...
Il se tut subitement.
— Sinon ? répéta-t-elle dans un souffle.
Steven serra les poings comme s'il s'apprêtait à franchir un
précipice.
— Sinon, mes actions risquent de plonger, lâcha-t-il avec
brusquerie.
Jennifer se sentit vaciller.
— Peux-tu répéter ce que tu viens de dire ? chuchota-t-elle.
— Ces fiançailles avec un autre risquent de me porter un préjudice
considérable à la Bourse.
Le premier choc passé, Jennifer trouva enfin la force de réagir.
— Je me moque comme d'une guigne de la Bourse ! s'écria-t-elle.
J'épouse David parce que je l'aime, c'est clair?
— C'est faux ! Tu l'épouses sur un coup de tête parce que tu m'en
veux. Et il t'épouse parce que tu le lui as ordonné.
— C'est... c'est faux, balbutia-t-elle en essayant d'effacer de son
esprit le visage livide de David quand elle lui avait parlé de leur
mariage.
— Tu ne me feras pas croire que c'est une idée à lui. La vérité, c'est
que tu es montée sur tes grands chevaux et que tu as clamé haut et
fort qu'il n'était pas question de vous laisser dicter votre conduite.
Le pauvre n'a même pas eu le temps de comprendre ce qui lui
arrivait.
— Je ne vois pas ce qui te donne le droit d'affirmer une chose
pareille.
Il posa sur elle un regard brûlant.
— J'ai le droit, et même le devoir de te sortir de ce guêpier. Sait-il,
au moins, comment tu t'abandonnes quand je te prends dans mes
bras ? Se demande-t-il pourquoi tu restes de glace dans les siens ?
— Tu ignores comment je suis avec David.
— Aucune femme ne peut s'embraser ainsi pour deux hommes en
même temps.
— Tu as changé de refrain, dis-moi ! Il y a deux jours, tu me
reprochais de te jouer la comédie.
— Il y a deux jours, j'étais fou de rage. Ensuite, j'ai compris que
personne ne peut feindre le désir avec une telle perfection. Un
regard, un frôlement suffisent à provoquer des étincelles entre nous.
Jennifer se boucha les oreilles et lui tourna le dos. Steven l'obligea
aussitôt à lui faire face.
— Regarde-moi dans les yeux, et nie si tu le peux.
— Il est trop tard, chuchota-t-elle.
— Il n'est jamais trop tard.
Il la plaqua contre lui avec une fureur désespérée, et s'empara de
ses lèvres pour lui infliger un baiser possessif. Au fond d'elle-même,
Jennifer savait qu'ils en viendraient là. Pourtant, elle ressentit un
choc, comme chaque fois qu'il l'embrassait. Les bras qui
l'enveloppaient étaient durs comme de l'acier, la bouche qui écrasait
la sienne sans tendresse aucune. Il voulait lui imposer sa volonté
comme un homme qui ne connaissait que les rapports de force.
D'un geste vif, il lui arracha son peignoir. Elle n'avait plus que la
protection dérisoire de sa chemise de nuit en satin. Autant dire rien.
Les mains de Steven envahirent son corps avec fièvre, dans une
démonstration de force sensuelle et sauvage. Il l'étreignait à lui
couper le souffle, comme s'il voulait l'obliger à reconnaître la
réciprocité de leur désir.
— Nous devions en arriver là, murmura-t-il. Nous avons mis trop
longtemps à l'admettre, c'est tout.
— David est...
— Oublie David. Il n'y a que toi et moi.
Une bretelle de la chemise de nuit sauta. Les lèvres de Steven
descendirent sur sa gorge, saisirent la pointe d'un sein. Jennifer
s'efforçait de résister, mais elle n'était plus en mesure de nier le désir
que Steven lui inspirait. Oubliant sa colère, elle se serra contre lui,
consciente que toute lutte était vaine. Ce qu'elle ressentait pour cet
homme, cette fascination instinctive, irrépressible, balayait tous les
raisonnements. Jamais elle n'avait éprouvé un désir aussi violent.
Perdue dans un océan de sensations vertigineuses, elle ne se rendit
pas compte qu'il l'entraînait vers la chambre, qu'il franchissait la
porte.
— Jennifer...
En entendant cette voix venue des profondeurs du lit, Steven se
pétrifia. Puis il s'écarta lentement, les yeux rivés sur David. Celui-ci
se dressa à demi, les contempla d'un œil hagard, et retomba contre
les oreillers en fermant les paupières.
— Encore ! marmonna Steven, les dents serrées. Blême de rage, il
attira Jennifer hors de la chambre. Le regard fou, presque haineux
qu'il posa sur elle lui fit froid dans le dos.
— Tu ne comprends pas, Steven !
— Qu'y a-t-il à comprendre? Tu m'as laissé me ridiculiser encore
une fois !
— C'est faux !
— Oses-tu prétendre que David n'est pas dans ton lit? Jennifer se
sentit brusquement envahie par la colère.
— Et alors? répliqua-t-elle. C'est mon fiancé, non?
— Ne me dis pas que ta prends cette comédie au sérieux.
— Et pourquoi pas ? Comment oses-tu faire irruption ici en me
disant qui j'ai le droit d'épouser ou non ? Tu es persuadé qu'il te
suffit de claquer des doigts pour que je cède à toutes tes volontés.
Eh bien, non, mon cher. J'aime David, et je me marierai avec lui.
— Tu t'es bien moquée de moi.
— Toi aussi. Et, malheureusement pour toi, tu es tombé sur forte
partie. Pour une fois, tu n'es pas le plus fort. J'espère que ce n'est
pas trop désagréable.
— J'ai l'impression qu'on me transperce le cœur avec un couteau,
chuchota-t-il avec un calme effrayant.
Le visage, la voix de Steven exprimaient une souffrance crue,
insupportable. Les masques venaient de tomber. Ils ne jouaient
plus, ni l'un ni l'autre.
Le regard de Steven se fit soudain impitoyable.
— Tu m'as trompé deux fois, Jennifer. Personne ne me traite de
cette façon. Je gagne toujours.
— Pas cette fois.
— La partie n'est pas terminée. Elle le sera quand j'aurai gagné et
que ta reconnaîtras ta défaite.
— Il gèlera en enfer avant que ça n'arrive.
— Détrompe-toi. D'ici peu, ta te mordras les doigts de m'avoir
pour ennemi.
— Sors d'ici !
— Epouse ton joli garçon, puisque c'est ce que tu veux. Au bout
d'une semaine, ta le regretteras, et tu pleureras en te rappelant ce
que nous aurions pu partager.
Sur ces mots, il tourna les talons et quitta la maison sans autre
commentaire.

Jennifer fut tirée du sommeil par un baiser léger déposé sur son
front. David était assis à côté d'elle. — Je t'ai apporté une tasse de
thé.
— Merci. Tu te sens mieux?
— Oui, c'est fini. Ces migraines ne durent jamais longtemps, Dieu
merci.
Il souriait. Se rappelait-il seulement qu'il l'avait vue dans les bras
d'un autre, la veille?
— J'ai eu tort de boire du Champagne, dit-il d'un air penaud.
Heureusement que ta étais là.
Autrefois, Jennifer aimait l'entendre lui dire à quel point il avait
besoin d'elle. Aujourd'hui, ça l'oppressait. Elle n'avait absolument
pas éprouvé cette impression d'être prise au piège lorsque Steven
avait eu besoin d'elle, sur la plage. Bien au contraire...
Ils prirent le petit déjeuner ensemble, puis elle le déposa à son
bureau, et se rendit chez Norton où Trevor l'attendait de pied
ferme. Il entra immédiatement dans le vif du sujet.
— Tu es heureuse de ces fiançailles, j'espère?
— Bien sûr, voyons !
— Maud pensait qu'il y avait quelque chose entre toi et Steven.
— Je le faisais marcher pour le bien de Norton. C'est fini,
maintenant.
— C'est curieux que ta dises ça. Justement, les actions ont un peu
baissé. Je ne m'inquiète pas outre mesure : je suis sûr qu'elles ne
tarderont pas à remonter.

Deux jours plus tard, les actions étaient au plus bas, et Trevor se
demandait si quelqu'un n'était pas en train d'essayer de couler
l'entreprise. Et puis, brusquement, la situation s'améliora.
— Le bruit court que quelqu'un rachète toutes les actions vendues
au plus bas, annonça Trevor. A l'heure qu'il est, il en possède
sûrement assez pour siéger au conseil d'administration. Et, comme
par hasard, Barney convoque une assemblée extraordinaire pour ce
soir.
Dix minutes avant le début de la réunion, Barney fit son apparition.
Il embrassa la salle d'un rapide coup d'oeil.
— Il nous faut un siège supplémentaire pour notre nouveau
membre, déclara-t-il.
— Nous ne savons même pas de qui il s'agit, répliqua Trevor. Et il
est fort peu probable qu'il vienne puisqu'il n'est pas au courant de la
réunion.
— Quelqu'un d'assez malin pour avoir réussi une opération de ce
genre est certainement au courant d'une réunion du conseil, même si
personne ne lui en a parlé, riposta Barney avec fermeté.
A 5 h 55, Barney prit place au bout de la table.
— Veux-tu que nous commencions ? demanda Trevor.
— Attendons encore un peu.
Jennifer et Trevor contemplèrent la chaise vide d'un air dubitatif.
A 6 heures précises, ils entendirent un pas décidé dans le couloir.
La porte s'ouvrit sur Steven Leary.
10.
Trevor bondit de sa chaise tandis que Jennifer se levait lentement.
Seul Barney demeura imperturbable.
— Bonsoir, lança Steven. J'espère que je ne vous ai pas fait
attendre.
Il parlait à la cantonade, mais il posa sur Jennifer un regard froid et
hostile.
— C'est toi qui as acheté nos actions? s'exclama Trevor.
— Ce n'est pas lui, dit Jennifer. C'est Charteris.
— Erreur, fit Steven. C'est moi. A titre personnel. Aujourd'hui, je
possède un tiers de Norton.
Et voilà! songea Jennifer. Maintenant que la guerre était déclarée, il
se comportait en ennemi. Un ennemi redoutable.
— Assieds-toi donc, Steven, lui dit Barney avec chaleur. Nous
sommes heureux de t'accueillir au sein du conseil d'administration.
J'espère que notre collaboration se passera dans les meilleures
conditions.
— Moi aussi, dit Trevor.
— Vous ne comprenez pas ce qui se passe? s'écria Jennifer,
affolée. Il faut se battre pied à pied, sinon il va nous engloutir.
Elle se tourna vers Steven avec brusquerie.
— Barney ne te connaît pas, et Trevor ne tient sûrement pas à se
mettre son futur beau-frère à dos, mais moi, je lis dans ton jeu, et je
ne me laisserai pas faire.
— Voilà qui a le mérite d'être clair, répliqua froidement Steven. Si
nous passions aux choses sérieuses, à présent?
Sans plus s'occuper d'elle, il s'assit posément.
Jennifer était abasourdie. Ni son frère ni son grand-père ne
semblaient se douter du danger qui les guettait. Elle seule savait à
quelles extrémités Steven pouvait se livrer par simple désir de
vengeance.
Il poussa un dossier vers elle sans lui accorder un regard. Elle le
parcourut d'un œil inquiet. Quand elle eut pris conscience de
l'efficacité des méthodes qu'employait Steven, elle se sentit
parcourue par un long frisson. Il ne laissait rien au hasard, le diable
d'homme.
Elle leva les yeux, et croisa son regard. Un regard pénétrant qui
semblait deviner toutes ses pensées. Un regard déterminé, destiné à
lui faire comprendre qu'il irait jusqu'au bout dans l'accomplissement
de sa vengeance.
Il exposa ses projets qui consistaient à travailler majoritairement
pour Charteris, ce qui signifiait que Norton devrait se développer
rapidement et à grands frais.
— Quand ce sera chose faite, Charteris nous tiendra sous sa
coupe, expliqua Jennifer. Il suffira d'un rien pour nous couler, et
nous racheter ensuite pour un prix dérisoire.
— Jennifer! s'exclama Barney. Ce genre de préjugé ne te ressemble
pas.
— Tout repose sur la confiance que vous me témoignerez, déclara
Steven sans se départir de son calme.
Trevor hocha la tête d'un air approbateur, tout en parcourant le
dossier. Jennifer comprit alors qu'elle avait perdu. Seule contre
trois, elle n'était pas de taille à lutter.
Les propositions de Steven furent votées à l'unanimité sauf une voix.
Il s'apprêtait à partir quand Trevor le retint.
— Comment as-tu appris que nous tenions une réunion du conseil
d'administration?
Steven eut un sourire glacial.
— Quand je me fixe un objectif, rien ne m'arrête. Je suis quelqu'un
de très déterminé.
Encore une fois, il s'adressait à tous, mais c'était Jennifer qu'il
regardait.
Une semaine plus tard, Steven travaillait dans son bureau quand il
fût interrompu par un brouhaha qui semblait venir du couloir. Il alla
ouvrir sa porte, et découvrit, comme il s'y attendait, une Jennifer
écumant de rage.
— Entre, lui dit-il d'un ton distant. Je peux t'accorder cinq minutes.
La jeune femme fut impressionnée par les cernes qui soulignaient
ses yeux, mais cela n'atténua en rien sa colère.
— Rassure-toi, il ne me faudra pas autant de temps pour te dire tes
quatre vérités. De quel droit as-tu déclaré à Barney que je devais
repousser la date de mon mariage?
— Tu ne peux pas partir en voyage de noces au moment où Trevor
revient du sien.
— Je te croyais capable du pire, mais là...
— Tu te trompais, coupa sèchement Steven. Tu ne connais que la
partie émergée de l'iceberg. Il te reste encore beaucoup à
apprendre.
— Je refuse de repousser la date de mon mariage.
— Dans ce cas, je me verrai obligé de prendre un rôle plus actif
dans la gestion de Norton pendant ton absence.
Jennifer sentit une envie de meurtre s'emparer d'elle. Le monstre!
Avec quelle habileté il tendait ses pièges!
— Il n'en est pas question.
— Tu ne seras pas là pour m'en empêcher.
— Tu es un être malfaisant, Steven ! Quand je pense que je...
— Quoi?
Elle demeura muette, incapable d'achever sa phrase. A cet instant,
la secrétaire de Steven apparut sur le seuil.
— M. Dugan est arrivé. Dois-je le faire patienter?
— Inutile, mademoiselle Norton s'apprêtait à partir. Mortifiée par
cette façon abrupte de lui signifier son congé, Jennifer fusilla Steven
du regard. Ce fut sans aucun effet puisqu'il s'était replongé dans ses
dossiers.
Quelques jours plus tard, elle déjeuna avec Maud. Les deux jeunes
femmes s'appréciaient beaucoup et se retrouvaient de plus en plus
souvent au restaurant pour bavarder tranquillement.
— Ton frère m'a obligée à repousser la date de mon mariage,
déclara Jennifer avec un soupir.
— J'ignore ce que tu as fait pour le mettre dans cet état, mais il est
déchaîné contre toi.
Jennifer raconta alors à son amie la visite de Steven, le soir de ses
fiançailles.
— Il est persuadé que j'ai voulu le ridiculiser, alors il se venge. Il
cherche à mettre Norton à genoux, et il ne s'arrêtera que quand
nous serons devenus un satellite de Charteris.
— Je n'en suis pas si sûre, dit Maud d'un air pensif. Les membres
du conseil d'administration de Charteris reprochent à Steven de
prendre un peu trop souvent la défense de Norton.
— Comment le sais-tu ?
— Parce qu'il me dit tout. En me faisant promettre de garder le
secret, bien sûr.
— Et tu promets ?
— Evidemment ! Sinon, il ne me dirait rien, répliqua Maud avec une
logique imperturbable. Inutile de te dire que je compte sur ta
discrétion !
— Tu n'as rien à craindre : nous ne nous adressons plus la parole.
Mais... je ne comprends pas. Où veut-il en venir exactement?
Maud s'accorda quelques minutes de réflexion, puis répondit :
— A ton avis, où a-t-il trouvé les fonds pour racheter un tiers de
Norton?
— Je n'arrête pas de me poser la question, figure-toi !
— Sa banque lui a consenti un prêt, mais il a dû apporter en caution
la totalité de ses actions Charteris.
— Quoi? s'exclama Jennifer.
— Vous êtes tous les deux dans le même bateau. S'il arrive malheur
à Norton, Steven perd tout.
Jennifer demeura comme assommée. Quel but Steven pouvait-il
bien viser pour risquer ainsi son va-tout? Ce n'était certainement
pas l'amour qui le guidait, mais un désir aveugle de vengeance.
— Essaie de le comprendre, Jennifer. Il s'est bagarré toute sa vie.
Pour maman, pour moi et enfin pour lui. Il ne connaît rien d'autre.
— C'est gentil de tenter de nous réconcilier, murmura tristement
Jennifer, mais ça ne fait aucune différence, maintenant.
Elle regagna son bureau, en proie à un profond abattement. Plus les
jours passaient, plus elle avait le sentiment que sa vie se refermait
sur elle comme une prison. Elle se réjouissait secrètement que la
date de son mariage fût repoussée. Par moments, elle avait envie de
tout annuler et de prendre la fuite. Seule l'idée de blesser David la
retenait. Par quel étrange retournement de situation se sentait-elle
enchaînée malgré elle, alors qu'elle avait tant rêvé de l'épouser?
Malgré leur querelle, Steven lui manquait désespérément. En plus
de la violente attirance physique qu'il exerçait sur elle, elle aimait son
esprit incisif et son humour corrosif. Ils riaient souvent, et se
complétaient à merveille. Elle aurait pu l'aimer s'il avait éprouvé des
sentiments pour elle. Mais il s'était montré très clair sur ce point : il
se vengeait pour sauver son amour-propre, non parce qu'il avait le
cœur brisé.

En rentrant, ce soir-là, Maud dut subir, une fois de plus, l'humeur


massacrante de son frère. A bout de patience, elle le secoua.
— Fais quelque chose, pour l'amour du ciel ! Réagis avant qu'il soit
trop tard !
— Il est déjà trop tard, maugréa-t-il.
— J'ai déjeuné avec Jennifer, aujourd'hui. Elle m'a raconté ce qui
s'est passé, le soir où vous vous êtes disputés.
— Il n'y a rien à en dire. Elle était au lit avec son fiancé, un point
c'est tout.
— Pas du tout. Il avait la migraine à cause du Champagne. Elle l'a
ramené chez elle, et il a dormi dans la chambre d'amis.
Steven s'esclaffa bruyamment.
— Tu m'en diras tant !
— Si Jennifer le dit, c'est certainement vrai.
— Bien sûr que c'est vrai. C'est le seul genre de performance qu'on
est en droit d'attendre de cette mauviette de Conner.
— Le pauvre ! Ce n'est pas sa faute s'il ne supporte pas le
Champagne !
— Eh bien, moi, si je me trouvais dans le lit de la femme la plus
sexy que je connaisse, je peux te garantir qu'aucune migraine ne
m'empêcherait de lui faire l'amour!
La semaine suivante, en fin d'après-midi, Jennifer reçut un étrange
coup de téléphone.
— Commissaire de police Beckworth, fit une voix masculine. Nous
venons d'arrêter un homme pour désordre sur la voie publique. Il
répond au nom de Fred Wesley et prétend être votre père.
Jennifer pâlit puis rougit successivement. Ce père qui lui avait tant
manqué revenait dans sa vie après seize ans d'absence! La jeune
femme prit une grande inspiration pour maîtriser le chaos de ses
émotions, puis elle déclara d'une voix mal assurée :
— J'arrive tout de suite.
Elle retrouva un père amaigri, usé avant l'âge, presque en guenilles.
Mais son sourire était toujours irrésistible.
— Me voilà de retour ! lança-t-il. Tu es contente de me voir,
j'espère?
— Partons d'ici, fit-elle en éludant la question.
Il poussa un sifflement admiratif en découvrant sa voiture de sport,
mais ils n'échangèrent pas un mot pendant le trajet jusqu'à la
maison.
— Très coquet, dit-il en entrant.
— Je vais préparer le dîner, déclara Jennifer. Viens avec moi dans
la cuisine.
Pendant qu'elle s'activait, il se servit un verre de vin. Après tant
d'années à penser à lui, à se languir de lui, à se demander pourquoi
il avait coupé les ponts, elle nageait en pleine confusion. Que dire à
ce père qui lui était devenu complètement étranger?
Elle en était là de ses réflexions quand il lui adressa, une fois de
plus, son sourire charmeur. Elle y répondit spontanément, tout en
luttant contre un sourd malaise. Quel était le degré de sincérité de
ce sourire ? Faible, lui souffla son instinct, très faible.
Son verre à la main, son père déambulait dans la cuisine.
— Comment as-tu fait pour me trouver? lui demanda-t-elle.
— Grâce à un article au sujet du vieux dans un journal. On y parlait
de ses petits-enfants : Trevor et Jennifer Norton.
— Il a changé nos noms après la mort de maman, expliqua-t-elle,
un peu gênée.
— Si ça peut lui faire plaisir, et surtout si ça peut vous permettre de
mettre la main sur une partie de son magot, je n'y vois aucun
inconvénient.
— Ce n'est pas...
Sans écouter la fin de la phrase, il quitta la cuisine pour aller
examiner le salon.
— Vraiment coquet ! Tu t'es bien débrouillée.
— Pourquoi ne nous as-tu pas donné signe de vie?
— Ton frère ne m'aurait certainement pas réservé un accueil
chaleureux. Quand il était petit, nous ne nous entendions pas très
bien. Toi et moi, c'était autre chose. Nous étions vraiment proches.
— Tellement proches que tu es parti sans un mot d'explication,
rétorqua-t-elle avec amertume.
— Je tenais à préserver vos intérêts. Barney ne m'a jamais porté
dans son cœur. J'ai pensé que, si je m'éclipsais discrètement, il
prendrait soin de vous.
— Ah! Il s'agissait d'un acte de générosité à notre égard.
— Un geste d'amour paternel, tout juste. Un autre sourire ponctua
cette déclaration.
— Je t'en prie, fit-elle d'une voix tendue. Je suis contente de te
revoir, mais tu n'es pas obligé de me raconter ces balivernes.
— Peu importe. Tu t'es bien débrouillée, et c'est le principal.
— Qu'est devenue la femme avec laquelle tu es partie?
— Oh, nous nous sommes séparés assez vite. Tu connais le dicton :
« Une de perdue, dix de retrouvées. »
— Comme les bus, murmura Jennifer calmement. Fred partit d'un
grand éclat de rire.
— Exactement. A part ça, j'ai tâté un peu de tous les métiers, mais
j'ai joué de malchance.
— Cela ne t'empêchait pas de donner des nouvelles.
— Barney me l'avait interdit.
Devant le regard incrédule de sa fille, il haussa les épaules.
— De toute façon, vous vous en êtes mieux sortis sans moi.
Regarde cette maison, par exemple. C'est vraiment coquet.
Jennifer serra les dents en réprimant la riposte cinglante qui lui venait
aux lèvres. S'il répétait encore une fois le mot « coquet », elle ne
répondait de rien. Depuis des années, elle rêvait de cette rencontre,
et voilà qu'elle se trouvait devant un inconnu avec lequel elle ne se
sentait aucune affinité.
Au prix d'un gros effort, elle chassa cette impression négative. Cela
faisait trop longtemps qu'elle vivait avec l'espoir de ces retrouvailles.
Elle ferait en sorte que cela corresponde à ses rêves.
Il fallait commencer par une bonne nuit de sommeil, se dit-elle en
préparant le lit dans la chambre d'amis.
Son père poussa des cris admiratifs en découvrant la chambre, et il
alla se coucher de bonne heure avec une deuxième bouteille de vin.
Cinq minutes plus tard, Jennifer perçut des ronflements sonores, de
l'autre côté de la cloison.
Jennifer appela Trevor aussitôt. Son frère accueillit la nouvelle avec
réserve, mais il lui épargna les hurlements auxquels elle aurait eu
droit avant sa rencontre avec Maud.
Le lendemain, Trevor vint prendre le petit déjeuner avec eux. Il était
évident que le père et le fils n'avaient rien à se dire. Pour rompre le
silence, Trevor évoqua son mariage prochain.
Pour tout commentaire, Fred lança d'une voix forte :
— J'espère que tu as trouvé une fille qui a de la fortune, au moins !
Jennifer mesura, une fois de plus, l'influence positive de Maud en
voyant Trevor contenir sa colère. Mais, avant de s'en aller, il lui
glissa à l'oreille :
— Je ne l'aimais déjà pas beaucoup, autrefois, mais je l'apprécie
encore moins aujourd'hui. Surtout, garde tes distances. Je ne
voudrais pas que tu souffres à cause de lui.
— Après tout ce temps, il aurait du mal à me blesser.
— Je me méfie de ta sensibilité.
— C'est notre père, tout de même ! Préviens les autres que je n'irai
pas au bureau aujourd'hui. Je reste avec lui.
Contrairement à ce qu'elle craignait, la journée se déroula de façon
agréable. Fred la fit rire souvent, et il déploya tout son charme
pendant le déjeuner. Au fil des heures, l'atmosphère se détendit.
Jennifer sentit son appréhension disparaître peu à peu. Elle se prit
même à espérer que le passé s'effacerait pour lui permettre d'établir
enfin une relation normale avec son père.
L'après-midi, ils firent les magasins. Elle renouvela entièrement la
garde-robe de son père et l'invita à dîner au Ritz pour étrenner l'un
de ses nouveaux costumes. Pendant le repas, elle le questionna sur
ses projets concernant la journée du lendemain.
— Va donc travailler demain matin, lui dit-il. Pendant ce temps-là,
j'irai sur la tombe de ta mère. Nous nous retrouverons pour le
déjeuner.
Avant de partir pour le bureau, Jennifer expliqua à son père la
direction à prendre pour se rendre au cimetière, et lui donna
rendez-vous au Ritz à 12 h 30.
Elle arriva avec dix minutes d'avance et commanda deux apéritifs.
Les dix minutes s'écoulèrent sans que Fred se montrât. Elle se dit
qu'il n'avait certainement pas le sens de l'heure. A 12 h 45, elle
supposa que sa montre avançait, et elle vérifia auprès d'un serveur
qui lui montra une horloge qui indiquait 12 h 50.
Elle but un verre d'eau minérale en s'efforçant de dominer sa
nervosité.
A 13 h 15, elle ne cherchait plus à se rassurer. S'il était arrivé
quelque chose à Fred, autant s'en assurer en appelant à la maison.
Elle composa le numéro sur son portable, mais n'obtint pas de
réponse.
Et s'il était perdu?
Et s'il ne venait pas ?
Elle téléphona de nouveau sans plus de résultat. Elle se répéta alors
qu'il ne viendrait pas. Les mots l'obsédaient. Ils étaient si lancinants
qu'elle crut entendre une voix les prononcer. Puis elle prit
conscience que la voix était bien réelle et que Steven était assis en
face d'elle, à la place qu'aurait dû occuper son père.
— Il ne viendra pas, répéta-t-il.
— Que fais-tu ici?
— Grâce à Trevor et Maud, les nouvelles vont vite entre nos deux
familles. As-tu vraiment cru qu'il resterait?
— Je... Je ne sais pas.
— La fidélité n'est pas son fort, tu le sais bien ! J'imagine qu'il t'a
soutiré des sommes exorbitantes?
Elle acquiesça. Son père avait fait un saut en passant, sans se
soucier des dégâts qu'il laissait dans son sillage. Comme
d'habitude...
— Laisse-moi, s'il te plaît.
— Pas avant de t'avoir dit deux ou trois choses.
Pourquoi s'acharnait-il? Même s'il la haïssait, comment pouvait-il
être assez cruel pour la tourmenter à cet instant précis ?
— Va-t'en, répéta-t-elle d'une voix lasse.
— Tu regardes la situation par le mauvais bout de la lorgnette,
Jennifer. Rien, même pas le retour de ton père, n'effacera le
traumatisme qu'a provoqué son départ. Son comportement
irresponsable t'a faite ce que tu es. Tu éprouves un besoin maladif
d'être sécurisée par un homme, ou du moins tu t'imagines
l'éprouver, mais ce n'est pas le cas. Tu es plus forte que tu ne le
crois. Et assez solide pour tirer un trait définitif sur lui.
— Qu'en sais-tu?
— Ne te laisse pas détruire par un stupide incident de parcours.
Fred n'en vaut pas la peine, et toi, tu mérites mieux que ça.
— Peut-être, mais je n'ai qu'une envie, c'est...
— T'abandonner à ton chagrin? C'est la dernière chose à faire.
Résiste! Ne te laisse pas abattre! Tu n'as besoin de personne. Ni de
ton père ni de David ni de moi.
C'est la vérité, et il serait temps que tu en prennes conscience. Si tu
m'écoutes, tu éviteras peut-être le désastre qui te guette. Voilà, j'ai
fini.
Il s'éclipsa sans autre commentaire.
Jennifer le suivit du regard. Les paradoxes de cet homme ne
finiraient jamais de l'étonner. Personne d'autre que lui n'était capable
de prononcer des paroles de réconfort avec une telle dureté.
Personne ne lui aurait prodigué de tels conseils pour survivre à cette
déception avec une telle absence de chaleur. Et qui lui aurait
témoigné de l'hostilité tout en lui démontrant qu'elle était plus forte
qu'elle ne le pensait?
Comme elle aurait dû s'y attendre, Fred s'était, effectivement,
envolé. Il avait choisi la plus belle valise de sa fille pour emporter
ses nouvelles acquisitions. Et, à la place du carnet de chèques
qu'elle gardait toujours en réserve dans un tiroir de son secrétaire,
elle trouva un message laconique qui disait : « J'espère que tu ne
m'en voudras pas. »
Pendant un instant, elle crut être revenue des années en arrière. Elle
se sentait seule et désespérée. Puis elle se rappela les propos de
Steven. Il avait raison. Lui seul avait su lire en elle et comprendre
ses peurs. Et il était venu le lui dire; il lui avait offert son soutien de
façon totalement inattendue.
Le soir, elle raconta à David sa cruelle expérience, sans, toutefois,
faire mention de sa courte entrevue avec Steven.
— Ma pauvre chérie. C'est terrible !
— Je n'en suis pas si sûre, répliqua-t-elle d'un air pensif. D'une
certaine façon, cet épisode m'a rendu service en me libérant d'un
fantôme qui m'encombrait depuis des années.
— Ce réveil du passé a dû te traumatiser.
— Peut-être est-ce une étape nécessaire pour l'enterrer
définitivement. C'est étrange, je n'avais jamais envisagé les choses
sous cet angle. C'est bien dommage.
— Tu es si courageuse !
11.
Maud demanda à Jennifer d'être sa demoiselle d'honneur. La jeune
femme se montra d'abord réticente à cause de Steven, puis elle finit
par accepter en songeant que cela ne changerait pas grand-chose à
leurs relations.
Avec son flair et son coup d'oeil infaillibles, Maud l'aida à choisir
une robe de crêpe imprimé très originale.
La réception devait avoir lieu chez Steven, dans son jardin. Lorsque
Jennifer arriva pour aider Maud à se préparer, le matin du grand
jour, une armée de traiteurs s'affairait autour de la tente dressée
pour l'occasion.
A son grand soulagement, Steven brillait par son absence. Maud
confia à Jennifer qu'il était allé faire un saut à son bureau en lui
promettant d'être de retour pour la cérémonie. La jeune femme
hocha la tête sans rien dire. S'il cherchait à l'éviter, ce n'était pas elle
qui s'en plaindrait.
Quand elle fut prête, Maud entreprit de maquiller Jennifer avec soin.
Mais son amie ne fut pas dupe de la manœuvre.
— Tu perds ton temps, Maud, lui dit-elle. C'est David que j'épouse
et, même si ça n'était pas le cas, ton frère est la dernière personne
que je choisirais.
— C'est drôle, il tient les mêmes propos à ton sujet. Quand elle se
contempla dans le miroir, Jennifer dut reconnaître que Maud
connaissait la magie des artifices sur le bout des doigts. Ses cheveux
retombaient avec souplesse sur ses épaules, son teint paraissait plus
lumineux et ses yeux semblaient infiniment plus grands. Quant à la
robe, c'était une pure merveille.
— Je prendrais volontiers une tasse de thé! déclara Maud d'un air
satisfait.
— Je vais en préparer.
Jennifer descendit l'escalier très lentement, à cause de ses talons
vertigineux. Elle était tellement concentrée sur ses pieds qu'elle ne
vit pas Steven avant d'arriver à la dernière marche.
Le cœur battant à tout rompre, elle le dévora d'un long regard
douloureux. Une lueur de désir embrasa fugitivement les prunelles
de Steven, puis il reprit le masque impassible qu'il lui opposait à
chacune de leurs rencontres.
— J'ignorais que tu étais là, murmura-t-il avec raideur.
— Je descendais préparer du thé pour Maud.
— Tu n'as pas le temps. La voiture est là.
— Très bien, je monte la prévenir.
Il n'y avait rien que de très banal dans ce bref échange. Pourtant, il
lui donna l'impression d'avoir été passée à la moulinette. La journée
promettait d'être éprouvante...
Jennifer aida Maud à s'installer sur la banquette arrière sous le
regard attentif de Steven. Mais lorsqu'il prit place à côté du
chauffeur, Maud protesta.
— Tu es censé venir à côté de moi !
— Tu seras mieux en compagnie de ton témoin.
Durant le court trajet jusqu'à l'église, Jennifer se remémora les
paroles de Mike Harker au sujet de Steven et du mariage. Il
acceptait de se plier aux usages pour le bonheur de sa sœur, mais, à
ses yeux, il ne s'agissait que d'une mascarade dans laquelle les
hommes faisaient piètre figure.
En sortant de voiture, Steven offrit son bras à Maud, et tous deux
s'engagèrent sous le porche pour remonter la nef tandis que
l'organiste entamait un adagio de Bach. Trevor se tourna vers
Maud, un sourire rayonnant aux lèvres. Le visage de Maud
s'illumina de bonheur. Le cœur serré, Jennifer les contempla avec
envie. Ni l'un ni l'autre ne doutaient de leur amour, et cela leur
suffisait.
Elle se rappela alors la nuit où Patoune avait mis ses petits au
monde. Et aussi la façon dont elle avait réclamé la tête de Steven
sur un plateau. En fait, c'était son cœur qu'elle désirait réclamer,
mais personne ne pouvait le lui apporter puisqu'il n'en avait pas.
Quelle mystérieuse raison l'avait poussé à venir la voir quand son
père s'était évanoui dans la nature? Cette démarche l'avait tirée de
la léthargie dans laquelle elle se complaisait depuis de longues
années. Et elle lui avait fait infiniment plus de bien que les paroles de
réconfort conventionnelles prononcées par David.
Elle se sentit soudain submergée par une bouffée de tristesse, et dut
faire un effort pour refouler les larmes qui affleuraient ses paupières.
Jamais elle n'admettrait qu'elle aimait Steven, mais cette douleur
atroce qui lui étreignait le cœur en permanence devenait
insupportable.
Pourquoi s'était-il livré à ce chantage grotesque pour la séparer de
David? C'était à cause de cela qu'elle s'était précipitée, tête baissée,
dans ce mariage. A présent, il était trop tard pour reculer. Elle était
prise au piège, liée à David par le besoin qu'il avait d'elle.
Pendant la cérémonie, Steven ne regarda pas une seule fois dans la
direction de Jennifer. Mais la tension de ses épaules, la raideur de
son attitude signifiaient qu'il était, lui aussi, terriblement conscient de
leur proximité.
David rejoignit Jennifer pour la réception. Il l'embrassa sur la joue
en la félicitant sur sa beauté. Ils écoutèrent les discours l'un à côté
de l'autre, et s'attirèrent les regards insistants de plusieurs personnes
qui savaient que leur tour viendrait bientôt.
Quand les jeunes mariés ouvrirent le bal, David entraîna sa
compagne sur la piste. Jennifer s'efforça d'ignorer le regard brûlant
de Steven qui s'attachait à leurs moindres mouvements. Allait-il
l'inviter à danser? Cette idée la fit sourire. Steven n'invitait pas : il
ordonnait.
Lorsqu'il s'élança sur la piste avec une éblouissante jeune femme,
Jennifer se sentit incapable de supporter un tel spectacle. Elle
profita d'un instant où David bavardait avec une personne de sa
connaissance pour aller se réfugier dans le parc.
Ses pas la menèrent vers un bosquet qui débouchait sur une
clairière. Des ouvriers dégageaient le sol qui était, par endroits,
hérissé de piquets en métal reliées entre elles par des cordes.
— Que construisez-vous? leur demanda-t-elle par curiosité.
— On ne sait pas très bien.
— Ces cordes délimitent bien quelque chose, non ?
— Ça fait une douzaine de fois qu'on les déplace. Et, à mon avis,
ce n'est pas fini. M. Leary passe son temps à changer d'avis.
— Et à quoi est destiné ce bâtiment ?
— Eh bien, pour autant que je sache...
— Que fais-tu ici?
Jennifer se retourna en sursautant, et se retrouva en face de Steven
qui fronçait les sourcils d'un air menaçant.
— Cela t'ennuie que je visite ton jardin?
— Le sol est inégal, par ici. Avec ces hauts talons, tu risques de te
fouler la cheville.
Il l'entraîna d'une poigne autoritaire. Elle perçut sa colère au
tremblement de sa main sur son bras. Le souci qu'il affichait pour sa
sécurité n'était qu'un prétexte. Cette construction était un secret
dont il ne voulait pas lui parler.
Quand ils eurent retrouvé un terrain plus stable, il lui demanda :
— As-tu revu ton père?
— Non. Il s'est bel et bien envolé.
— Bon débarras !
Elle acquiesça sans enthousiasme.
— Ton intervention m'a aidée à voir les choses en face. Je me
demande pour quelle raison tu t'es donné ce mal puisque tu me
détestes.
— Je ne te déteste pas, Jennifer. Je t'estime et je t'admire plus que
tu ne le crois. J'espérais que mes propos te remettraient également
les idées en place au sujet de Conner.
— Désolée, je n'ai pas changé d'avis.
— Il va t'enfermer dans un cocon et, en moins d'un mois, tu
étoufferas.
— Je lui ai donné ma parole, Steven.
— Reprends-la. Romps au lieu de t'entêter à gâcher ta vie et la
mienne !
Jennifer esquissa un sourire désabusé.
— Il en faut plus pour t'abattre. Pense à moi comme à un bus. Je ne
fais que passer dans ta vie, et j'en serai bientôt sortie.
— Alors que ma sœur sera mariée à ton frère ? Il y a peu de
chance. D'autant plus que, d'ici quelques mois, nous aurons un
neveu ou une nièce en commun.
— Nous nous saluerons poliment au baptême, voilà tout. A ce
moment-là, je serai mariée avec David depuis longtemps.
— J'espère bien que non.
— Je n'ai qu'une parole, Steven. C'est la première chose que
Barney m'a apprise.
Steven eut un rire cynique.
— De la part d'un homme aussi retors que ton grand-père, la leçon
ne manque pas de piquant.
— Il est rusé, mais c'est un homme d'honneur qui m'a toujours
montré l'exemple. Essaie de comprendre, enfin ! Je ne peux pas
laisser tomber David maintenant, alors que mon père vient juste de
me rappeler à quel point c'était cruel.
— Tu sais bien qu'il m'est impossible de comprendre ça, Jennifer!
Je n'ai pas le cœur sensible, comme toi. Je prends ce dont j'ai envie,
quand ça se présente, c'est tout. Jamais je ne m'abaisserai à une
mascarade comme celle d'aujourd'hui. Par contre, je peux t'offrir
une existence qui vaille la peine d'être vécue.
Tout en parlant, il la regardait d'un air tourmenté.
— J'aimerais te présenter mes vœux de bonheur, mais je ne sais pas
mentir. Je te souhaite le même avenir que le mien : un avenir plein
d'amertume et de regrets, meublé d'éternelles questions sur ce
qu'aurait pu être notre vie ensemble.

Après le départ des jeunes mariés pour leur voyage de noces aux
Caraïbes, les invités commencèrent à se disperser. Barney trouva
Steven dans le jardin, abîmé dans une profonde méditation, un verre
de whisky à la main.
— Tu me fais honte, dit-il.
Steven leva vers lui un regard surpris.
— Je ne conduis pas.
— Je ne parle pas du whisky, sacré bon sang, mais de toi et de la
façon dont tu abandonnes la partie sans te battre. Quand je pense
que tu as eu le toupet de prétendre que je t'avais servi de mentor !
Je n'ai jamais baissé les bras avant d'avoir gagné, moi !
— Je me suis battu, et ça ne m'a mené nulle part, bougonna Steven.
D'après Maud, c'est même en voulant me battre que j'ai tout gâché.
— Elle a raison. Mais, après tout ce que j'ai fait pour toi, tu me
remercies bien mal.
— Je sais que je vous dois beaucoup. Je vous remercie,
notamment, de m'avoir prévenu pour cette réunion du conseil
d'administration.
— J'avais une bonne raison de le faire, mon garçon. Je ne supporte
pas le pantin que Jennifer s'apprête à épouser, et je te croyais
capable de lui éviter cette sottise. Malheureusement, tu t'es
débrouillé comme un manche.
— Qu'auriez-vous fait à ma place?
— Pour commencer, je ne me serais pas mis dans ce pétrin. Mais il
est vrai que j'ai l'avantage de bien connaître Jennifer.
— Bien sûr, c'est votre petite-fille! Si c'était la mienne, je n'en serais
pas là!
— Au train où tu vas, tu es mal parti pour avoir des enfants un jour.
En tout cas avec Jennifer.
— Tant mieux ! Parce que, si vous croyez que j'ai envie d'épouser
cette cabocharde, vous...
— Tu l'aimes, oui ou non?
— Ça crève les yeux, il me semble !
— Dans ce cas, il faut agir sans délai.
Barney se gratta l'arrière du crâne en fronçant les sourcils. Puis il
frappa ses poings l'un contre l'autre.
— La victoire nous appartient! s'exclama-t-il triomphalement. Voilà
comment nous allons procéder...
Barney exposa son plan pendant que Steven se versait un autre
verre de whisky.
— Ça ne marchera jamais. Même Conner n'est pas stupide à ce
point.
— Un homme amoureux est capable de n'importe quelle idiotie.
Regarde-toi !
Pour toute réponse, Steven le fusilla du regard.
12.
— Voulez-vous prendre Jennifer pour épouse et promettre de
l'aimer et de la chérir?
— Je le veux, fit Steven d'une voix ferme, en adressant à Jennifer un
sourire débordant d'amour.
Elle le regarda à son tour et, soudain, ce fut David qu'elle découvrit
à côté d'elle. Epouvantée, elle voulut s'enfuir, mais David s'agrippa
à elle de toutes ses forces.
Elle se réveilla en sursaut, tremblante, les joues baignées de larmes.
— Encore et toujours le même cauchemar ! se dit-elle en
sanglotant.
Elle demeura longtemps dans le noir, comme pétrifiée, avant de
trouver la force de se lever. Ces rêves atroces la poursuivaient nuit
après nuit
Elle prépara du thé dans la cuisine, tout en essuyant son visage
baigné de larmes.
Le rêve n'était pas toujours le même. Parfois, c'était l'inverse : elle
épousait David qui se transformait en Steven.
— Tu ne pensais tout de même pas que j'allais te laisser lier ta vie à
un autre homme? lui disait-il.
Elle redoutait ce rêve-là encore plus que l'autre, parce qu'il incarnait
un espoir secret : celui que Steven trouvât le moyen d'empêcher son
mariage. Elle savait que Maud lui avait expliqué sa méprise, le soir
où il avait surpris David dans son lit. Il n'avait donc plus aucune
raison de lui en vouloir.
Elle l'imaginait mal en train d'attendre le verdict avec résignation.
Brûler la mairie, enlever la mariée, voilà qui lui ressemblait
davantage ! Et pourtant, il ne faisait rien.
Il était temps d'affronter la vérité : la passion qu'il éprouvait pour elle
n'était pas assez forte pour lui inspirer un tel coup d'éclat. Au
moment même où elle s'était enfin avoué à elle-même à quel point
elle l'aimait, il avait complètement cessé de la désirer.
A quelques heures de son mariage, elle sanglotait éperdument, le
cœur brisé, folle d'amour pour un homme qui n'était pas celui qu'elle
allait retrouver à la mairie.
Cela faisait des semaines qu'elle n'avait pas vu Steven. Il lui avait
envoyé un cadeau magnifique, accompagné d'un petit mot formel.
Elle l'avait remercié par quelques lignes tout aussi formelles. Depuis,
rien.
Elle n'avait pas beaucoup vu David non plus. Barney lui avait confié
une mission de première importance sur les îles écossaises, ce qui
n'avait pas manqué de surprendre la jeune femme.
Il était rentré avec quelques jours de retard, en lui expliquant d'un
air penaud :
— On a volé la voiture que Trevor m'avait prêtée, sur l'île d'Arran.
— Tu es rentré à Londres avec cette voiture, pourtant !
— Je l'ai retrouvée sur le parking de l'hôtel sans la moindre
égratignure. Il ne manquait rien à l'intérieur, et le réservoir était plein.
— C'est incompréhensible. Qu'ont dit les policiers?
— Ils n'y comprennent rien. Ton grand-père n'a pas paru s'inquiéter
de mon retour tardif.
— Pourtant, c'est le genre de détail qu'il remarque, murmura
Jennifer, de plus en plus intriguée.
— Il a sans doute peur de me vexer en m'interrogeant. Ce soir-là,
David lui avait paru encore plus calme qu'à l'ordinaire. Ce voyage
semblait l'avoir épuisé. Il s'était excusé d'avoir peu de temps à lui
consacrer : il voulait tout mettre en ordre dans son entreprise avant
leur lune de miel. Jennifer avait acquiescé avec un soulagement
coupable.
Depuis, elle nageait en plein brouillard, prise entre deux hommes
sans être proche d'aucun.
Et, dans quelques heures, elle serait mariée à David qui ne lui
inspirait pas le moindre sentiment amoureux. Il ne possédait ni les
nerfs d'acier ni la volonté de fer qu'elle attendait de l'homme de ses
rêves. Cela dit, l'homme de ses rêves était loin d'être parfait. Il était
arrogant, autoritaire, impatient... et impossible à oublier.
Le jour se leva. Maud allait bientôt arriver pour l'aider à se
préparer. Elle accueillit cette perspective avec de nouveaux
sanglots, mais quand Maud se présenta, elle avait séché ses larmes
et parvenait même à sourire.
Comme David préférait une cérémonie civile, Jennifer avait choisi
une robe courte de soie crème. Lorsqu'elle fut habillée, coiffée,
maquillée, Maud recula pour admirer le résultat.
— Tu es ravissante.
Puis elle jeta un coup d'œil par la fenêtre.
— La voiture de Barney vient d'arriver. Tu es prête?
— Encore cinq minutes, s'il te plaît.
Jennifer avait besoin de temps pour s'armer de courage, et étouffer
la souffrance qui lui broyait le cœur.
Hélas, elle ne put repousser indéfiniment le départ. Cachant son
chagrin derrière un sourire figé, elle monta en voiture et s'installa
entre Barney et Maud. Tout deux semblaient mal à l'aise, comme
s'ils devinaient ses pensées. Pour éviter de commettre un impair, ce
fut à Maud que Barney s'adressa.
— J'espère que vous vous reposez suffisamment, lui dit-il. Dans
votre état, c'est indispensable. Vous êtes si frêle ! On a l'impression
qu'un souffle de vent pourrait vous emporter.
— Rassurez-vous : je suis plus solide que je n'en ai l'air. « Tu es
plus forte que tu ne le crois. »
Les mots de Steven revinrent à la mémoire de Jennifer. Elle se figea.
Tout lui semblait clair, brusquement. L'existence qui l'attendait si elle
épousait David, celle qu'elle pourrait avoir si elle ne l'épousait pas...
Steven avait cherché à la séparer de David pour des raisons
égoïstes. Aveuglée par ce comportement inadmissible, elle avait
refusé de comprendre qu'il voyait juste en affirmant qu'elle n'avait
besoin de personne pour construire sa vie. Steven la comprenait
mieux que quiconque.
Elle ne pouvait pas épouser David, c'était aussi simple que ça. Elle
l'aimait trop pour lui infliger ce marché de dupes. Elle allait rompre
pendant qu'il en était encore temps, et quitter Norton en expliquant
à Barney qu'elle avait enfin décidé de prendre sa vie en main.
Et Steven? Eh bien, elle lui montrerait qu'elle pouvait être libre et
forte.
— Barney ? As-tu ton portable sur toi ?
— Bien sûr que non ! Pas le jour de ton mariage, tout de même !
— Arrêtez la voiture! cria-t-elle en apercevant une cabine
téléphonique.
Elle se rua dehors pour appeler David. A sa grande déception, elle
tomba sur sa mère.
— David est parti il y a une heure. Il doit me rejoindre à la mairie.
Jennifer regagna la voiture en courant. Devant les regards
interrogateurs de ses compagnons, elle déclara d'une voix haletante
:
— Je ne peux rien vous dire. Pas encore.
La primeur de la nouvelle revenait à David, c'était la moindre des
choses. Dans sa préoccupation, elle ne remarqua pas le regard
qu'échangèrent Maud et Barney ni la façon dont ils croisèrent
discrètement les doigts.
Jennifer sentait son cœur battre à tout rompre quand elle descendit
de voiture. La prochaine demi-heure risquait d'être éprouvante,
mais elle ne faiblirait pas. Il s'agissait de son salut et de celui de
David, même s'il devait en souffrir sur le moment.
Plusieurs invités patientaient dans la salle. Mme Conner fit son
apparition. Elle paraissait anxieuse.
— Nous devions venir ensemble, et puis, tout à coup, David a filé
en disant qu'il avait oublié une chose urgente. J'espère qu'il ne va
pas tarder.
Le petit groupe s'écarta pour livrer passage à Steven. Son visage
était plus dur et plus déterminé que jamais. Au heu de se diriger
vers Jennifer pour la saluer, il se mit à l'écart. Elle sut alors qu'il ne
tenterait rien pour s'opposer à son mariage, et songea que ce refus
d'agir compromettait sérieusement l'avenir de leurs relations. A
supposer qu'elles en eussent un.
Elle se redressa fièrement. Tant pis ! Elle se passerait de lui, même
si son cœur devait saigner jusqu'à la fin de ses jours.
L'heure prévue pour la cérémonie passa sans que David apparût.
Le maire commença à manifester quelques signes d'impatience.
Un léger brouhaha se fit soudain entendre à l'entrée de la salle.
David entra en tenant Penny par la main.
— Je suis désolé, Jennifer : je ne peux pas t'épouser. C'est Penny
que j'aime.
Jennifer écarquilla les yeux, trop étonnée pour remarquer le regard
satisfait qu'échangèrent Steven et Barney.
Ce n'était pas la première fois qu'une mariée se voyait délaissée au
dernier moment, mais, jusqu'ici, aucune n'avait réagi en poussant un
cri de joie, puis en serrant son ex-fiancé dans ses bras.
— Je suis si contente, David. Tellement soulagée !
— C'est... c'est vrai?
— Moi non plus, je ne voulais pas t'épouser. Nous n'aurions jamais
dû nous fiancer. C'est ma faute. Tu me pardonnes, j'espère?
— Tu es la femme la plus extraordinaire que je connaisse. Tout a
commencé au cours de la soirée de la chambre de commerce. Et
puis, nous avons été coincés sur cette île...
— Penny était avec toi en Ecosse ?
— Ton grand-père avait oublié de me confier plusieurs dossiers
importants, alors il lui a demandé de me les apporter. Elle est
arrivée le soir où on m'a volé la voiture, et elle m'a offert le
réconfort dont j'avais besoin.
— Ben voyons ! murmura Steven.
— Nous n'avons pas été capables de maîtriser nos sentiments.
Alors, après mûre réflexion, nous avons estimé qu'il était préférable
de dire la vérité.
— Sage résolution ! s'exclama Steven. Rien de tel que d'attendre la
dernière minute, n'est-ce pas?
Jennifer lui donna un coup de coude dans les côtes.
— Tais-toi donc !
David se tourna vers sa mère pour lui présenter Penny. Quant à
Jennifer, elle n'avait d'yeux que pour Barney et Steven qui se
serraient chaleureusement la main en riant comme des gamins.
— Le vieux renard n'a pas perdu son doigté, déclara Barney. J'y
suis arrivé.
— Nous y sommes arrivés, rectifia Steven en enveloppant Jennifer
d'un regard passionné. Vous étiez le cerveau, mais j'ai tout de
même quelques mérites dans cette affaire.
— De quoi parlez-vous, enfin ? s'exclama Jennifer.
— Je m'étonne que tu poses la question. Pensais-tu vraiment que
j'allais assister à ton mariage sans réagir?
Jennifer sentit son cœur bondir dans sa poitrine.
— Qu'avez-vous fait?
— Nous avons aidé David à se rendre compte qu'il était amoureux
de Penny.
— Je l'ai envoyé en Ecosse sous un faux prétexte et, ensuite, je lui
ai dépêché Penny, expliqua Barney. Au début, je voulais qu'il
l'emmène avec lui, mais il a refusé.
— Par honnêteté à ton égard, précisa Steven.
— Ce genre d'élégance t'est complètement inconnue, n'est-ce pas ?
riposta Jennifer, exaspérée.
— Certes ! Je ne me sens pas l'âme chevaleresque quand mes
intérêts sont en jeu.
— J'ai inventé cette histoire de dossiers pour qu'elle le rejoigne.
— Mais... le vol de la voiture ?
— Ça n'a pas été bien difficile, dit Steven. Le « voleur » est un de
mes employés à qui j'ai confié le double de la clé de la voiture de
Trevor. Il a suffi de la déplacer le soir de l'arrivée de Penny et de la
remiser dans un garage fermé à triple tour. Ensuite, nous avons
attendu que ton fiancé surmonte ses scrupules et déclare sa flamme
à Penny.
— Encore une chose que tu es incapable de comprendre ! lança
Jennifer.
— Je n'ai jamais eu aucun scrupule à prendre ce que je voulais.
Mais tu as failli me rendre fou avec ton obstination maladive.
— Moi ? Si tu crois que...
— Toi parler trop, femme !
Il enlaça Jennifer d'un geste vif, et s'empara de sa bouche dans un
baiser étourdissant. Elle eut un long frémissement qui semblait venir
du plus profond de son être. Elle qui croyait ne plus jamais sentir
ces lèvres sur les siennes, ne plus jamais éprouver ce bonheur
délicieux...
— Je me souviens ! s'écria David. Le soir où j'ai dormi chez toi à
cause de ma migraine, je vous ai vus tous les deux en me réveillant.
Le lendemain, je me suis vaguement rappelé qu'il s'était passé
quelque chose d'important, mais je ne savais plus ce que c'était.
— Dommage que vous n'ayez pas recouvré la mémoire plus tôt,
grommela Steven. Cela nous aurait permis de gagner du temps et
d'éviter bien des tracas. Maintenant, que diriez-vous d'aller célébrer
vos nouvelles fiançailles avec l'élue de votre cœur?
— C'est déjà fait, avoua David en contemplant Penny avec fierté.
— A la bonne heure ! Voilà une affaire réglée. A nous, maintenant.
Steven se campa en face de Jennifer, les mains sur les hanches.
— Ecoute-moi bien parce que je ne serai sans doute pas capable
de répéter ce qui va suivre une deuxième fois. J'ai failli te perdre
parce que je ne savais pas comment te dire que je t'aimais comme
un fou. Je ne peux pas envisager de passer le reste de ma vie sans
toi. Dieu merci, ce genre d'incident ne risque pas de se reproduire
puisque nous allons nous marier.
Cette déclaration, Jennifer l'attendait sans y croire vraiment. Son
bonheur fut si grand qu'elle eut peur de sentir brusquement son
cœur éclater. Cependant, Steven faisait preuve d'une telle assurance
qu'elle décida de lui montrer, dès le départ, qu'elle ne se laisserait
pas mener par le bout du nez.
— Tu m'as proposé une liaison, si je ne m'abuse?
— J'ai changé d'avis.
— Trop tard. J'accepte une liaison, rien de plus. L'adjoint au maire
toussota d'un air gêné.
— Excusez-moi, mais je voudrais savoir si le mariage Norton-
Conner a heu ou non.
— Non, répondit Steven.
— Dans ce cas, pouvez-vous avoir la gentillesse de quitter la salle
pour laisser la place au mariage suivant ?
— Allons tous fêter l'événement à la maison, lança Barney.
— Vous vous passerez de nous, déclara Steven en saisissant
Jennifer par la main. Une autre fête nous attend.
Tout en parlant, il entraîna la jeune femme hors de la salle. En
franchissant la porte, elle lança son bouquet à Penny.
— Invitez-nous à votre mariage! lui cria-t-elle juste avant de
disparaître.
Quelques minutes plus tard, la voiture de Steven démarrait en
trombe.
— Dorénavant, je prends tout en main.
— Comment ça ?
— Jamais plus je ne te permettrai de me traiter comme ta l'as fait
aujourd'hui.
Après un trajet éclair, il arrêta la voiture devant sa maison, et
entraîna Jennifer à l'étage sans lui laisser le temps de dire ouf. La
porte de la chambre se referma sur eux.
— Je peux placer un mot, maintenant?
— Pas tant que tu porteras cette robe !
Joignant le geste à la parole, Steven s'attaqua à la douzaine de
minuscules boutons qui fermaient le corsage.
— Doucement, lui dit-elle en riant. Tu vas la déchirer !
— Aucune importance. De toute façon, tu ne la mettras plus jamais.
Il tira énergiquement sur le tissu. Les boutons s'éparpillèrent sur le
parquet. Une autre secousse et la robe fut en lambeaux.
— Voilà qui est mieux.
— Mais qu'est-ce que tu fais?
— Ce que je rêve de faire depuis des semaines.
Le caraco de soie glissa par terre. La seconde suivante, Steven
ôtait veste et chemise, et plaquait Jennifer contre lui. Sa bouche
descendit sur la sienne, ses mains envahirent son corps.
— J'ai passé des nuits entières à imaginer cet instant. J'ai cru
devenir fou à l'idée qu'il n'arriverait jamais. Et toi, tu me regardais
d'un air goguenard alors que je vivais l'enfer.
Un nouveau baiser fougueux empêcha Jennifer de répliquer. Mais
ce qu'elle avait à dire, elle l'exprimait avec son corps, son âme, ses
sens. L'amour, le bel amour qui les liait l'un à l'autre conférait à
chacun de leurs gestes, à chacun de leurs baisers une beauté que lui
seul pouvait donner. Jennifer était ivre de bonheur, ivre de pouvoir
le toucher, le caresser, l'aimer. Des gémissements s'échappaient de
leurs lèvres, montaient de leurs gorges, soupirs d'amour, soupirs
tremblants d'extase et d'allégresse.
Steven la caressa comme s'il n'avait pas eu de trésor plus précieux
au monde. Mais il y avait encore un reste d'anxiété dans son regard,
comme s'il doutait des sentiments qu'elle lui portait. Alors, elle
l'assura de son amour en lui chuchotant à l'oreille des mots doux,
des mots fous qui dissipèrent ses dernières craintes.
Ils s'unirent l'un à l'autre avec le même bonheur, chassant loin, très
loin, la peur, la souffrance et l'angoisse. Us s'aimèrent avec une
fougue mêlée de tendresse qui amena les larmes aux yeux de
Jennifer. Us firent de cette étreinte une fête joyeuse, un voyage
voluptueux dont ils inventaient les péripéties au gré de leur désir. Le
plaisir les saisit au même moment, éblouissant feu d'artifice auquel ils
s'abandonnèrent sans retenue.
Et Steven, l'homme le moins poétique du monde, leva leurs mains
jointes en murmurant :
— Nous ne faisons plus qu'un, tu vois?
Bouleversée, Jennifer acquiesça en silence. Ne venaient-ils pas, en
effet, d'inventer ensemble la fusion idéale de l'âme et du corps ?
Dans les bras de Steven, elle découvrait enfin ce sentiment de
sécurité auquel elle aspirait tant et qu'elle doutait de pouvoir trouver
auprès de lui. Elle n'avait pas compris que la sécurité consistait à
être aimée d'un homme qui craignait par-dessus tout de vous
perdre. Le reste n'était que verbiage.
— Ai-je rêvé ou t'ai-je vraiment entendue dire à Conner que tu ne
te serais pas mariée, de toute façon ?
— Tu n'as pas rêvé. Je démissionne également de mon poste chez
Norton. A présent, je suis entièrement libre de décider de ma vie.
— Inutile de chercher ce que tu vas faire : tu te maries avec moi.
— Je t'ai déjà dit non.
— Je t'aime, alors nous nous marions, un point c'est tout!
— Moi aussi, je t'aime, mais je trouve que tu dépasses les bornes.
Tu manipules les gens comme des pions : tu envoies David et Penny
au fin fond de l'Ecosse, tu les laisses en rade... tout ça pour ton bon
plaisir.
— Ne me dis pas que tu t'en plains !
— Là n'est pas la question.
Tout en parlant, elle caressait lascivement son torse, son ventre, ses
épaules.
— Si tu crois que j'ai l'intention d'épouser un homme qui passe son
temps à donner des ordres !
— Des ordres, moi ? Mais je suis la douceur incarnée, la tolérance
faite homme.
Tout en parlant, il frémit sous les caresses de plus en plus
audacieuses de Jennifer.
— Qui a dit un jour que le mariage était une mascarade à laquelle il
ne s'abaisserait jamais?
— Peu importe! Ce qui compte, c'est ce que je dis maintenant.
— Qui m'a affirmé que je n'avais besoin de personne, même pas de
Steven Leary ?
— J'étais un idiot, Jennifer.
— Certes, mais, ce jour-là, tu parlais d'or. Tu vas regretter de
m'avoir révélé que j'étais plus forte que je ne le pensais.
— Tu me fais marcher, n'est-ce pas ? Elle sourit.
— Et tu galopes.
Il la saisit par les épaules en plongeant les yeux dans les siens.
— Mets-toi bien en tête que nous allons nous marier. Et pas
seulement à la mairie mais aussi à l'église, avec une vraie robe de
satin, des fleurs et des invités en pagaille. Je porterai une jaquette, et
j'aurai l'air bête comme tous les mariés, mais personne ne le
remarquera parce que c'est toi qu'on admirera, et tous les hommes
se diront que j'ai bien de la chance. Ce sera un mariage merveilleux,
et ensuite...
— Ensuite?
— Ensuite, nous ne nous quitterons plus jamais, chuchota-t-il d'une
voix rauque. Sais-tu ce que tu es en train de me faire, petite
sorcière?
Une lueur espiègle s'alluma dans les yeux de Jennifer.
— Je le sais très exactement.
— C'est très dangereux. A moins que tu ne sois sérieuse.
— Mais je suis sérieuse ! Très sérieuse, même. Steven la prit dans
ses bras avec fièvre.
— Dans ce cas...

Le crépuscule embrasait le ciel lorsqu'ils se levèrent.


— J'ai faim, déclara Jennifer.
— Avant de dîner, je voudrais te montrer quelque chose dans le
jardin.
— Je ne peux pas y aller toute nue !
Steven l'enveloppa dans un grand peignoir et la souleva dans ses
bras pour la porter dehors. Confiante et heureuse, elle blottit la tête
au creux de son épaule. Quand ils arrivèrent à la clairière où elle
avait vu des travaux le jour du mariage de Maud et de Trevor,
Steven s'assit sur un tronc d'arbre. On avait ajouté d'autres piquets,
mais rien n'était encore construit.
— Je ne pouvais pas continuer sans toi, expliqua Steven. J'ai besoin
de tes conseils.
— A quel sujet ?
— J'ai oublié de te le dire, peut-être? C'est un refuge pour les
animaux.
— Un quoi ? Oh, Steven ! C'est merveilleux !
— C'est ton cadeau de mariage. Et comme je ne doute jamais de
rien — ce que tu ne manques jamais de me rappeler —, j'ai
commencé les travaux avant même de savoir si tu accepterais de
m'épouser. J'aurai besoin de toi encore quelque temps, chez
Norton, mais, peu à peu, tu pourras lever le pied pour te concentrer
à ce qui te plaît vraiment. J'ai pensé que tu pourrais embaucher une
personne ici, et ensuite...
— C'est plus fort que toi, décidément ! Tu as encore tout planifié
pour moi.
— Si je me suis trompé, tu n'as qu'à me dire comment tu vois les
choses.
— Eh bien... en fait... exactement comme toi. Tu sais ce qui
m'agace le plus chez toi ? C'est la facilité avec laquelle tu lis dans
mes pensées. C'est exaspérant. Et je t'interdis de rire!
— J'ai toujours raison. Il faudra bien que tu t'y habitues.
— Dans ce cas, dis-moi ce que je dois faire. Cela m'évitera de
penser.
— Eh bien, quand tu auras approuvé les plans des bâtiments, on
posera les fondations, et...
Un baiser impétueux l'empêcha d'aller plus loin.
— Merci, Steven, chuchota Jennifer. Tu es le seul à avoir compris à
quel point j'aime les animaux.
— A ce sujet, j'ai précisé qu'il s'agissait de ton cadeau de mariage.
— Je t'épouse, je t'épouse, promit-elle aussitôt.
— Je savais bien que tu ne résisterais pas. J'ai encore un autre
cadeau. Le voilà justement qui vient nous dire bonjour.
Jennifer poussa un cri de joie en apercevant un chaton noir aux
pattes blanches qui courait vers eux.
— C'est vraiment lui?
— Eh oui ! J'ai demandé aux Cramer de me le donner dès qu'il
serait sevré.
— Il s'appelle Steven, n'oublie pas !
— Ah non ! C'est une calamité ambulante... Depuis qu'il est arrivé,
la maison est sens dessus dessous.
Jennifer se blottit contre lui avec un soupir de bonheur.
— Quand je pense que tu as commencé ces travaux alors que tu
me détestais.
— C'est faux. Je t'en ai voulu de m'avoir soutiré des informations au
profit de Conner. Comme je n'avais plus les idées très claires en ce
qui te concernait, j'ai agi comme un crétin en essayant de faire
pression sur lui au Heu de venir te dire que je t'aimais. Quand vous
vous êtes fiancés, j'ai carrément perdu la tête. Alors, j'ai lancé ces
travaux pour me rassurer. Mais la date de ton mariage se
rapprochait inéluctablement. J'étais fou : fou d'angoisse, fou
d'amour. Et puis, Barney est venu à mon secours, et nous avons
élaboré notre plan.
— Et si David n'avait pas changé d'avis au dernier moment? Tu
avais un autre plan, ou bien tu aurais tranquillement assisté à mon
mariage avec un autre homme?
Steven eut un long sourire de pur bonheur.
— A ton avis ?

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