Vous êtes sur la page 1sur 100

COLLECTION AZUR

Éditions Harlequin

Si vous achetez ce livre privé de tout ou partie de sa couverture, nous vous signalons qu'il est en vente
irrégulière. Il est considéré comme « invendu » et l'éditeur comme l'auteur n'ont reçu aucun paiement
pour ce livre « détérioré ».

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise


sous le titre : DUTY, DESIREAND THE DESERT KING
Traduction française de ANNE DAUTUN

HARLEQUIN® est une marque déposée du Groupe Harlequin et Azur ® est une marque déposée
d'Harlequin S.A.

Toute représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait une contrefaçon
sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. ©2009, Jane Porter. ©2010,Traduction
française : Harlequin S.A. 83-85, boulevard Vincent-Auriol, 75013 PARIS — Tél. : 01 42 16 63 63
Service Lectrices — Tél. : 01 45 82 47 47 www.harlequin.fr
ISBN 978-2-2802-1178-9 — ISSN 0993-4448

Prologue
Monte-Carlo

Le cheikh Zayed Fehr relut une nouvelle fois la missive, rédigée sur l'épais papier ivoire de la
famille royale. Le courrier émanait de Khalid, le plus jeune de ses frères, et non de son aîné,
Sharif, le monarque en titre. C'était une lettre courte et simple. Pourtant, en la lisant, Zayed ne
put empêcher sa main de trembler. Une douleur aiguë lui transperçait le cœur, lui coupant le
souffle. Non, ce n'était pas possible ! Khalid se trompait ! Sinon, il aurait forcément entendu la
nouvelle aux informations, bien avant de recevoir cette lettre officielle...
Zayed, qui passait pour un homme sans cœur, sut — pour la première fois depuis quinze ans
— qu'il était loin d'être insensible : il se sentait anéanti.
Sharif, son frère aîné bien-aimé, avait disparu. Son avion s'était écrasé quelque part dans le
Sahara, en plein désert. Sans doute était-il mort.
En conséquence, Zayed devait immédiatement rentrer chez lui, et prendre femme. Le fils de
Sharif n'ayant que deux ans, et n'étant donc pas en âge de régner, c'était à lui, Zayed,
d'assumer la succession. Il deviendrait roi.

1.

Vancouver, Canada.

— Le cheikh Zayed est à Vancouver ? répéta le Dr Lou Tornell.


Sa main trembla légèrement, et elle attribua cette réaction à la fatigue. Quoi de plus normal,
après sept semaines de tournée pour présenter et dédicacer son livre ? Cela n'avait rien à voir
avec Zayed Fehr, l'homme qui l'avait blessée et humiliée...
— Oui. Il est ici. Dans cet hôtel.
— Pardon ? fit Lou, ramenant ses lunettes sur son nez et dévisageant sa secrétaire d'un air
consterné. Mais pourquoi ?
— Vous lui aviez dit que vous n'aviez pas le temps de le recevoir à Portland ni à Seattle.
Alors, il a pris l'avion pour Vancouver, et le voici.
Jamie ajouta avec un sourire empreint de nervosité :
— Cela m'étonnerait qu'il s'en aille. Il s'agit d'une affaire urgente. Une question de vie ou de
mort, si j'ai bien compris.
« De vie ou de mort... » Le père de Lou aurait pu s'exprimer de cette manière. Et Zayed était
coulé dans le même moule : beau, riche, célèbre, égoïste et creux. Lou n'avait que dédain pour
les play-boys et les stars, et méprisait Zayed Fehr plus que personne d'autre. Il avait beau être
le frère de Sharif, il n'en était pas moins un prince du désert sans aucun sens du devoir et des
responsabilités.
— Je ne veux pas le voir.
— Vous l'avez déjà rencontré ?
— C'est une connaissance, concéda Lou, guère disposée à confier à sa jeune secrétaire les
circonstances humiliantes de sa rencontre avec Zayed Fehr, trois ans plus tôt.
— Il est vraiment très beau, observa Jamie en rosissant.
— Certes, lâcha Lou, exaspérée. Il est la perfection physique incarnée. Il est richissime,
puissant. Mais cela ne fait pas de lui quelqu'un de bien.
— Il semble sympathique, pourtant.
— Vous l'avez vu ?
— Oui. Il est dans la pièce voisine.
— Dans ma suite ! Jamie rougit de plus belle.
— Je lui ai dit qu'il pouvait attendre. J'ai pensé que vous seriez libre. Les journalistes ne
reviendront pas avant une demi-heure. Et il insiste pour vous voir. Qu'est-ce qu'il y a? J'ai mal
fait?
Lou tenta de contrôler son élan de panique. Sa secrétaire était efficace, adorable, très
dévouée. Elle ne pouvait lui en vouloir d'avoir cédé à Zayed... Elle-même, la scientifique
logique et pleine de raison, avait bien succombé à son charme !
— Depuis combien de temps est-il là? demanda-t-elle avec effort.
— Une demi-heure, avoua Jamie.
— Pourquoi ne m'avez-vous pas avertie plus tôt ?
— Je... c'est-à-dire...
— Oh, peu importe. Envoyez-le-moi. Mais je ne lui accorde que cinq minutes, pas plus.

Zayed regarda sa montre. Il patientait depuis un bon moment dans l'antichambre de la suite
de Lou. Lou Tornell, thérapeute, écrivain à succès, conférencière et entremetteuse
matrimoniale.
Cette dernière qualification amena sur ses lèvres un léger pli ironique. Qui aurait pu croire
que la timide protégée de Sharif deviendrait une célèbre marieuse professionnelle dans les
milieux les plus huppés? Qui aurait pu imaginer que Lou Tornell, chercheuse introvertie, pouvait
comprendre l'attirance sensuelle et l'attachement romantique?
Zayed était trop galant pour instituer une hiérarchie entre les femmes. Mais il était impossible
de ne pas établir de comparaisons lorsqu'il s'agissait de Lou Tornell ! C'était la femme la plus
glaciale, la plus rigide, la plus sèche qu'il eût jamais rencontrée. Il la soupçonnait d'être
maladivement frustrée, et s'il faisait appel à elle, c'était uniquement à cause de Sharif!
Qui aurait pu supposer aussi que Sharif, de quatre ans son aîné, viendrait à disparaître ? Qui
aurait pu prévoir que l'avion royal s'écraserait en plein désert ?
Une douleur lancinante le traversa, une fois de plus. Son chagrin était loin de s'atténuer
depuis qu'il avait appris la terrible nouvelle, cinq jours plus tôt. Entre-temps, il était rentré au
royaume de Sarq pour voir Khalid, son jeune frère, qui gérait de son mieux les affaires
courantes en attendant son retour et sa montée sur le trône.
Il avait également rendu visite à la reine Jesslyn et à ses quatre enfants — tous en deuil, tous
effondrés et pleurant leur mari et père adoré. Au palais, tout était encore plus affreux qu'il ne
l'avait imaginé : la souffrance, la peur... Rien n'avait annoncé la catastrophe : ni appel, ni signal
de détresse, ni message radio. Le jet avait disparu, c'est tout. Demain, cela ferait une semaine.
Au quatorzième jour après ce drame, de par la loi de Sarq, Zayed hériterait du trône.
C'était inimaginable ! Il n'avait rien d'un meneur, d'un chef. Il n'appartenait plus à Sarq. Le
désert avait cessé d'être sa patrie. C'était dans un univers de gratte-ciel qu'il se sentait chez lui
désormais.
Mais il ne pouvait oublier le visage hanté de Jesslyn. Et le chagrin immense de Khalid. « J'ai
besoin de toi, avait murmuré son frère au moment des adieux. Nous avons tous besoin de toi.
Reviens. »
Jamais Khalid ne lui avait demandé quoi que ce soit ! Personne ne lui avait jamais rien
demandé. C'était vers Sharif, l'aîné, le pilier de la famille, que tout le monde se tournait. Mais
aujourd'hui... Sharif n'était plus là. Leur univers était bouleversé. Rien ne serait plus jamais
comme avant.
La porte se rouvrit, et Jamie, la jeune secrétaire, pénétra dans l'antichambre. Il ne se
formalisa pas d'apprendre que Lou Tornell ne lui accordait que cinq minutes. Typique ! pensa-
t’il en dissimulant un sourire railleur. Cette demoiselle était si occupée, si importante, n'est-ce
pas ?
Introduit dans la suite, il vit Lou assise devant un bureau d'angle. Elle semblait avoir renoncé
au port de lentilles, car elle arborait des lunettes. Blonde, mince, l'air d'une bibliothécaire, elle
était aussi chaleureuse qu'un bloc de glace. Sa personnalité n'était pas plus avenante !
Cependant, dans son domaine, elle passait pour être la meilleure. C'était là ce dont il avait
besoin.
La secrétaire s'éclipsa, et Lou prit la parole :
— Bonjour, cheikh Fehr. Mon emploi du temps est très bousculé. Mais Jamie affirme que
vous avez désespérément besoin de me voir.
— « Désespérément » ne me semble pas approprié, docteur Tornell. Disons que j'obéis à un
motif impérieux.
Lou le fixa avec irritation. Décidément, il était odieux ! Si elle avait accepté de le recevoir,
c'était par égard pour Sharif. Car Zayed l'avait meurtrie, et lui avait cruellement fait
comprendre qu'elle ne pourrait jamais se fier à un homme, et encore moins trouver le véritable
amour.
— Je ne vois pas en quoi je pourrais vous être utile, dit-elle, glaciale — et effarée par les
battements affolés de son cœur.
— Voici un moment que nous ne nous sommes vus, continua Zayed. Combien de temps ?
Deux ans ?
— Trois, répondit-elle, saisie de le voir approcher.
Il exsudait un magnétisme encore plus puissant que dans son souvenir. Question de physique,
de taille, d'allure... Son propre père avait eu l'art d'occuper ainsi l'espace : il avait été l'une des
plus grandes stars de cinéma de son époque. Zayed, lui, n'était pas une star. C'était un cheikh
avec des mœurs d'Occidental. Du haut de son pouvoir et de sa fortune personnelle, il se
souciait peu de savoir s'il nuisait à quelqu'un en satisfaisant son bon plaisir.
Elle n'avait pas digéré ce qu'il lui avait fait. Elle n'avait pas imaginé, alors, qu'il possédait un tel
pouvoir. Du moins avait-elle tiré un bénéfice secondaire de cet épisode dégradant. Grâce à cet
aperçu de son caractère, elle avait rédigé son deuxième best-seller : Princes menteurs :
démasquer les play-boys et les mauvais garçons pour trouver l'Amour.
— Trois ans ? Si longtemps que ça? lâcha-t-il avec un sourire aussi froid que le sien. J'ai
l'impression que cela date d'hier.
Soudain, Lou se remémora leur première rencontre au mariage de lady Pippa Collins, une
cliente et grande amie, à Winchester. Sharif aurait dû y assister, mais à cause d'un
empêchement de dernière minute, il avait délégué le prince Zayed, son jeune frère.
C'était Pippa qui les avait présentés. Zayed s'était levé pour la circonstance, du mouvement
le plus élégant et le plus royal possible. Il la dominait d'une tête et, pourtant, Lou n'était pas
petite. Si Sharif était beau, Zayed était doté d'une splendeur perturbante. De haute taille, avec
des épaules larges et des hanches étroites, il avait des yeux bruns pailletés d'or, une chevelure
d'un noir de jais, une mâchoire virile en harmonie avec son nez altier et ses hautes pommettes.
Un physique de rêve. Elle avait su d'emblée qu'elle ne pourrait pas lui faire confiance : les
hommes superbes étaient les plus brutaux et les plus égoïstes. Néanmoins, elle avait désiré
avoir de la sympathie pour lui car il était le frère de Sharif.
— C'est ma chère Lou qui m'a présentée à Henry, avait précisé Pippa. C'est grâce à elle que
nous sommes réunis ici.
Un éclat singulier avait animé le regard du cheikh Zayed Fehr, le dépouillant soudain de son
air adolescent.
— Quel étonnant hasard, avait-il lâché d'un ton railleur en diable.
Lou s'était raidie, mais Pippa n'avait pas pris garde à son ironie, déclarant avec un sourire
éclatant :
— Lou — le Dr Tornell — a un talent hors du commun. Je suis sa centième mariée. C'est
fou, non ?
Là-dessus, elle s'était esquivée, cédant à l'appel de Henry, qui lui faisait signe de le rejoindre.
Lou s'était retrouvée seule avec le cheikh. A sa surprise, il l'avait invitée à sa table, et ils avaient
discuté des heures durant, puis dansé. Plus tard, quittant la réception, ils avaient traversé la rue
pour prendre un dernier verre au bar d'un petit hôtel.
Cette nuit-là resterait à jamais gravée dans sa mémoire. Elle se rappelait la tiédeur de son
corps alors qu'ils évoluaient ensemble, les jolis murs rouges du bar, la liqueur orangée du verre
qu'elle avait tenu entre ses mains... Zayed l'avait écoutée, avait ri de ses plaisanteries dictées
par la nervosité, lui avait parlé de ses investissements récents — notamment dans une nouvelle
villégiature côtière de son pays, Sarq. Ces heures avaient été délicieuses. Il y avait des lustres
qu'elle n'était sortie avec un homme, surtout tel que celui-là ! Il lui avait donné la sensation
d'être belle et intéressante. Elle avait succombé à son charme, et avait eu l'impression que
c'était réciproque. En l'aidant à monter dans un taxi, ce soir-là, il l'avait embrassée sur la joue.
Elle avait eu la certitude qu'il la rappellerait pour un vrai rendez-vous.
Mais il n'avait pas cherché à la joindre. Et elle n'aurait jamais su ce qu'il pensait réellement
d'elle si Sharif ne lui avait pas envoyé par erreur un mail qui ne lui était pas destiné — une
réponse qu'il réservait en fait à Zayed et où était encore attaché le message que ce dernier lui
avait adressé. Il s'était rendu compte de sa bévue, et lui avait téléphoné pour la supplier de lui
pardonner, d'effacer ce courriel avant de le lire.
Mais elle était bien trop curieuse...
« Une soirée avec elle ou une nuit dans un musée, c'est du pareil au même : elle est
d'un ennui mortel. Mais on le supporte en se disant qu'on accomplit une bonne action.
J'ai bien vu que je lui plaisais, mais évidemment, l'attirance n'était pas réciproque. Elle a
aussi peu de chaleur et de charme qu'un mannequin de vitrine. »

— Vous poursuivez toujours vos activités matrimoniales, disait à présent Zayed, se laissant
tomber dans le fauteuil face au sien.
Un mannequin de vitrine, pensa Lou, rougissant à ce souvenir. D'un ennui mortel.
— Oui, dit-elle, refoulant ses souvenirs indésirables. Heureusement, Zayed ignorait qu'elle
avait lu ce mail ! Sharif avait promis de taire son propre impair.
— Eh bien, que puis-je pour vous, cheikh Fehr ?
— Vous le sauriez si vous aviez écouté mes messages, dit-il sans animosité. Je crois bien
vous en avoir laissé une douzaine. Sans parler de mes courriels.
Elle le considéra un instant. Il portait une chemise blanche et un costume raffiné. Ses cheveux
noirs étaient plus courts qu'autrefois, mettant en valeur la virilité de son visage et la beauté de
ses yeux aux reflets d'or.
— Pourquoi êtes-vous ici ?
— J'ai trente-six ans. J'aimerais prendre femme.
Elle le dévisagea. C'était forcément une mauvaise plaisanterie ! Zayed Fehr, le célibataire
invétéré, le play-boy le plus effréné de Monte-Carlo, voulait se marier ? Il y avait de quoi rire !
Elle ne put d'ailleurs se retenir.
Il ne cilla pas, mais la dévisagea en silence.
— Que puis-je réellement pour vous, cheikh Fehr ? réitéra-t-elle.
— Sortir vos formulaires et les remplir. Mon nom est Fehr,
F, e, h, r. Et mon prénom : Zayed. Dois-je vous l'épeler aussi ?
— Non, dit-elle, perturbée par sa voix.
Celle-ci était bien telle que dans son souvenir : grave, veloutée, rauque et comme au bord de
la volupté... Il n'y avait pas lieu de s'étonner si les femmes craquaient. Tout comme elle. Dieu
qu'elle avait été stupide !
Sa honte ravivée imprégna son intonation d'acidité :
— Pourquoi vous marier maintenant ? Vous avez proclamé pendant des années que vous
n'étiez pas un fervent du mariage.
— Les choses ont changé. Je n'ai plus le choix. Pas si je veux assumer mon rôle de roi à
Sarq. C'est la loi chez nous : aucun homme ne monte sur le trône avant l'âge de vingt-cinq ans
et, quand il le fait, il doit avoir une épouse.
— Vous vous mariez pour devenir roi ?
— C'est la loi au royaume de Sarq.
Elle l'examina, intriguée et peinant à comprendre. Sharif était le roi de Sarq. Elle le savait
aussi bien que quiconque ! Mais peut-être existait-il une tribu du désert de Sarq ayant besoin
d'un chef féodal ? Elle sentait qu'il lui manquait des informations capitales. Cependant, Zayed
n'ayant pas jugé bon de les lui transmettre, elle se garderait de les demander. Moins elle en
saurait à son sujet, mieux elle se porterait !
— Je suis certaine que vous pourriez trouver vous-même une épouse agréable si vous av...
— Je suis en situation d'urgence.
— Je vois, fit-elle, sarcastique.
Pourtant, elle ne voyait rien du tout ! Elle ne savait qu'une chose : elle voulait que cet homme
odieux s'en aille, point final. De quel droit, après l'avoir ignorée trois ans durant, se présentait-il
chez elle pour demander son assistance ?
— Alors? Acceptez-vous de vous en occuper ? la pressa-t-il.
— Non. Certainement pas, répondit-elle, jouissant de sa position de pouvoir. Un mariage ne
se fait pas dans la précipitation. Il faut du temps et du soin pour trouver une partenaire. De
plus, vous n'êtes pas un candidat acceptable...
— Je ne suis pas quoi ?
— ... pour ma clientèle, acheva-t-elle imperturbablement.
Il sourit, exhibant des dents blanches et bien alignées. Mais son expression n'avait rien
d'aimable.
— Je ne cherche ni une candidate soumise ni une épouse agréable, docteur Tornell. J'ai
besoin d'une épouse qui convienne. Voici pourquoi je suis ici. Vous êtes experte. Vous pouvez
trouver la femme qui correspond aux exigences requises.
— Cela m'est impossible, affirma-t-elle audacieusement. Je regrette.
Elle ne regrettait rien du tout ! Il était hors de question qu'elle lui vienne en aide, et fasse le
malheur de celle qui lierait son existence à la sienne.
Soudain, elle pensa à sa propre mère, célèbre mannequin, admirée et enviée de tous, et
pourtant incapable de faire le bonheur de son mari.
Un léger coup fut frappé à la porte, qui s'entrouvrit. Jamie, passant une tête dans
l'entrebâillement, eut une mimique expressive. Lou consulta sa montre : dans un quart d'heure,
son escorte se présenterait pour l'emmener à la station de télévision de Vancouver. Elle se leva.
— Si vous voulez bien m'excuser, cheikh Fehr. Je dois me préparer pour mon prochain
rendez-vous.
— Est-ce à cause d'Angela Moss ?
— Pardon ? Je ne vois p...
— C'était une de vos clientes. Vous vous souvenez forcément d'elle. Une rousse. Mince, très
belle. Ex-mannequin devenue styliste en maroquinerie...
Lou se souvenait d'Angela, certes. Le cheikh l'avait séduite avant de la dédaigner en l'espace
de quelques mois. A cause de ses sentiments personnels envers Zayed, Lou avait refusé de
compter Angela au nombre de ses clientes. Mais, lorsque cette dernière avait tenté de se
suicider, Lou s'était sentie obligée de la secourir. Il lui avait fallu des mois pour la tirer de cette
mauvaise passe sentimentale.
— Je sais qu'elle est venue consulter, dit Zayed. C'est moi qui lui avais communiqué vos
coordonnées.
— Vous ? fit Lou. Mais pourquoi ?
— Parce que j'étais inquiet pour elle, bien sûr. Je ne l'aimais pas, mais je ne voulais pas
qu'elle souffre.
— En ce cas, peut-être devriez-vous cesser de sortir avec des femmes qui ont de
l'intelligence et du cœur.
Il haussa un sourcil.
— Que suggérez-vous à la place?
— Des marionnettes. Des robots. Des poupées gonflables. Elles ne ressentiront rien lorsque
vous les laisserez tomber.
Elle vit passer dans son regard un éclair — de surprise, peut-être — qui s'éteignit presque
aussitôt.
— Vous êtes en colère, dit-il.
— Pas du tout. Je n'ai tout simplement nul besoin d'un client comme vous.
— Besoin ? lâcha-t-il d'une voix traînante.
— Soyons clairs : je ne vous aime pas particulièrement, cheikh Fehr. Et comme j'ai une vaste
clientèle, je peux me permettre d'être sélective. Donc, je ne travaillerai jamais avec vous.
— Et puis-je savoir pourquoi ?
— Je viens de vous dire qu...
— Non. Vous m'avez fait part d'une opinion personnelle. C'est un avis professionnel que je
veux.
Bon sang, pensa-t-elle, quelle arrogance !
— Je sais trop de choses sur vous, fit-elle valoir. Je ne pourrais pas aborder votre situation
sans préjugé.
— Parce que je n'aimais pas Angela?
— Parce que vous êtes incapable d'aimer, laissa-t-elle échapper.
Elle s'en mordit les doigts aussitôt. C'était une confidence d'Angela. D'après cette dernière,
Zayed avait mis en avant son incapacité à aimer pour mettre fin à leur relation. Il avait jugé bon
de rompre parce que Angela éprouvait des sentiments trop forts à son égard.
Un cas typique de narcissisme, selon Lou. Son propre père n'avait, lui aussi, jamais aimé que
lui-même. Pour les narcissiques, les autres n'avaient guère de place...
— Je vous prie de m'excuser, reprit-elle, je n'aurais pas dû dire cela. C'est une violation de la
confidentialité entre patient et praticien. Mais vous voyez bien que je ne peux pas travailler
avec vous après avoir appris tant de choses à votre sujet. Il y aurait conflit d'intérêts.
— Et cela se fonde sur mes six rendez-vous avec Angela ?
Non, songea-t-elle, cela se fondait plutôt sur sa propre expérience. .. Mais elle n'allait certes
pas lui confier ces pensées ! Elle reprit d'un ton plus dur :
— Ne faites pas l'imbécile, cheikh Fehr. La situation est on ne peut plus claire. Vous avez dit
à Angela que vous n'étiez jamais tombé amoureux et que cela ne vous arriverait jamais et que,
par conséquent, vous ne pensiez pas pouvoir rester loyal envers une femme.
— J'ai changé, dit-il, la regardant dans les yeux.
— Ce n'est pas possible.
— Vraiment ? Et vous vous dites psychologue ? Jamie apparut une nouvelle fois à la porte.
— Désolée de vous interrompre de nouveau, mais votre escorte est là, docteur Tornell.
Lou acquiesça, sans pour autant quitter Zayed des yeux. Une fois que la porte fut refermée,
elle déclara :
— Je dois partir.
— Alors, retrouvons-nous au dîner. Nous nous y mettrons ce soir : profil, informations...
— Non, fit-elle en se levant, très tendue. Il n'en est pas question. Ce ne serait pas correct. Je
ne pourrais pas vous représenter en toute équité et... je ne suis d'ailleurs pas certaine que je le
voudrais.
— Je ne vous demande pas de réaliser un miracle, docteur Tornell. Seulement de me trouver
une épouse.
— Eh bien peut-être qu'un miracle serait plus facile à réaliser justement...
Visiblement insensible à sa remarque, il émit un rire profond et amer.
— Moi qui vous prenais pour une professionnelle.
— Je le suis.
— Alors, faites votre travail, puisque c'est, apparemment, la seule chose que vous êtes
capable de faire !
Elle accusa le choc, s'efforçant de dominer ses émotions.
— C'est un coup bas, malveillant et mesquin, dit-elle.
— Et vous n'avez été ni malveillante ni mesquine, peut-être ? Vous m'avez jugé avant même
de m'avoir reçu. Soit. J'ai besoin de votre compétence, pas de votre approbation.
— Vous savez sûrement que je ne prends pas n'importe quels clients. J'accepte moins de
cinq pour cent des personnes qui me sollicitent. Mon succès est fondé sur cette exigence. Je ne
travaille qu'avec ceux et celles que je crois pouvoir aider.
— Et vous pourriez m'aider très certainement. Un pays tout entier attend mon retour.
Acceptez, et soyez assurée que vous recevrez une excellente rétribution.
— Ce n'est pas une question d'argent. Il s'agit de valeurs, d'éthique. M'occuper de vous va à
rencontre de mes principes moraux. Aucune somme d'argent ne pourrait m'amener à un
compromis sur ce terr...
— Pas même cinq millions de livres ? coupa-t-il.
Un instant, elle resta muette, se demandant si elle avait bien entendu. Elle finit par répéter :
— Cinq millions de livres ? Je n'ai jamais exigé une somme aussi exorbitante, et je ne
l'accepterais jamais ! Cette offre est forcément dictée par le désespoir.
— Par la détermination, rectifia Zayed. Cela devrait suffire à vous faire passer outre vos
convictions.
— Jamais de la vie ! Je me moque de l'argent, jeta-t-elle, à bout de patience. Je ne fais pas
ce métier par intérêt, je le fais pour... pour...
La voix lui manqua. Elle ne pouvait se résoudre à livrer ses motivations. C'était trop
personnel. Et Zayed, qui ne se souciait que de lui-même, n'aurait pas compris.
— Dans ce cas, dit-il, considérez cette somme comme un fonds pour le centre de recherches
que vous désirez ouvrir depuis des années. Trouvez-moi une reine, et vous aurez votre
laboratoire. C'est un marché équitable, il me semble. Chacun a ce qu'il veut, et tout le monde
est content.
— Mais je ne sais pas si une femme serait satisfaite de...
— Vous ne savez pas, la coupa-t-il. Et là est le problème, non ? Vous pensez me connaître,
mais il n'en est rien.
Ses yeux d'or se posèrent sur elle, semblant la mettre au défi, et il continua :
— Vous pourriez effectuer des recherches, comme je l'ai fait avant de vous voir, avant de
tirer des conclusions précipitées.
Il se dirigeait vers la porte pour sortir lorsqu'elle lui lança :
— Et qu'ont donné vos recherches, cheikh Fehr?
— Je sais pourquoi vous êtes si rigide et si peu épanouie, plus machine que femme. Cela tient
au divorce de vos parents. Cela vous a brisé le cœur, n'est-ce pas ?
Comment pouvait-il être au courant ? Personne ne le savait !
— Soyez chez Fireside Books ce soir. Je passerai vous prendre à 19 heures. Bonne chance
pour votre interview !

2.

Lou n'était plus chez Fireside Books, lorsque Zayed se présenta à la librairie une demi-heure
avant la fin de la séance de dédicaces. Se disant indisposée, elle était partie.
C'était une fraîche nuit d'octobre, et des feuilles ocre tourbillonnaient dans le vent. Planté
devant la boutique, Zayed assimila l'information.
Ainsi, la vierge de glace avait choisi de fuir ! C'était un changement de taille par rapport à son
attitude si attentive à la noce de lady Pippa trois ans auparavant. Ce soir-là, Lou Tornell ne
l'avait pas quitté d'un pas, avait été suspendue à la moindre de ses paroles. Il était vrai que les
femmes se jetaient à ses pieds régulièrement, avides de devenir ses maîtresses...
Il avait toujours bien traité ses compagnes occasionnelles — Angela comprise. Il s'était
assuré que leur situation était bonne, financièrement et psychologiquement, même après la fin
de leur relation. Il était dur, soit. En revanche, il n'avait rien d'un rustre. Il avait eu des sœurs,
après tout...
Il tira son téléphone cellulaire de sa poche, tout en se disant que Lou Tornell n'était sans
doute plus à l'hôtel Fairmont. Elle avait sûrement même quitté la ville pour gagner l'Autriche, où
elle devait assister dans deux jours à l'un des énièmes mariages de haut vol qu'elle avait
arrangés. Eh bien, c'était parfait. Il était lui aussi invité à la noce de Ralf avec la princesse
Georgina.
— Je vous déclare unis par les liens sacrés du mariage.
Des applaudissements retentirent alors que le nouvel époux inclinait la tête pour embrasser la
mariée, dont la robe de soie scintillait de mille petites perles en cristal. Comme le chant des
orgues s'élevait et que le couple descendait la travée centrale, Lou se sentit bouleversée.
Elle était toujours émue en de telles circonstances, mais, cette fois, elle l'était plus que de
coutume. Georgina avait été profondément blessée, trois ans plus tôt : son fiancé l'avait quittée
devant l'autel. Elle avait alors juré qu'elle renonçait à l'amour, au bonheur d'être mère.
Lou, qui la connaissait depuis l'enfance, avait refusé un tel sort pour son amie la plus chère.
Discrètement, elle s'était mise en quête de l'homme qui pourrait lui convenir. Et elle l'avait
trouvé en la personne du comte autrichien Ralf Van Kliesen. Doté d'un fort tempérament, beau
et brillant, il était aussi bon et tendre, et c'était surtout de tendresse que Georgina avait besoin.
Pour la vie.
Lou sentit des larmes lui picoter les yeux, à cette pensée. Etre aimée pour toujours. Aimer
soi-même à jamais. C'était si beau !
Tout enfant, Lou s'était sentie protégée et chérie. Mais, lorsque l'union de ses parents s'était
dégradée, le changement avait été si radical, si violent ! Etant donné la célébrité de son père et
de sa mère, leur divorce avait fait les choux gras des médias : leurs disputes avaient été
amplifiées par les ragots, leurs conversations téléphoniques enregistrées et rendues publiques.
Ils avaient lutté âprement pour obtenir la garde de Lou, qu'ils réclamaient l'un et l'autre. Mais
leur véritable souci n'était pas leur fille, c'était de marquer un point, de remporter une victoire
sur « l'adversaire ».
Ce n'était pas cela, l'amour ! L'amour, c'était la bonté, la générosité, le respect, le soutien
constant. Voilà pourquoi elle avait choisi ce métier : pour réunir des couples sur la base des
vraies valeurs...
Elle était encore très émue, lorsqu'elle sortit sur le parvis. La lune s'arrondissait dans le ciel
nocturne, et le vent frais charriait des senteurs automnales. Montant dans la limousine qui
l'attendait, elle resserra autour de son cou le col de sa cape en velours. Elle avait appartenu à
sa mère. Son père la lui avait offerte pour la première d'un film. Lou revoyait encore la photo
de ses parents, ensemble sur le tapis rouge, souriant devant l'objectif.
Le cliché avait péri dans les flammes, ainsi que tous les vêtements de sa mère — détruits par
le feu ou les coups de ciseaux. Seule la cape avait subsisté, enfouie dans une armoire chez sa
grand-mère, où elle avait été oubliée après un voyage. C'était là qu'elle l'avait retrouvée, à seize
ans, deux ans après la mort de sa mère.
La limousine la déposa devant le palais. Elle entra, et, ayant confié au vestiaire sa précieuse
cape, elle hésita un instant devant la salle de bal. Elle était consciente d'être sans escorte, de ne
pas susciter d'attention. Ses parents avaient été beaux et avaient fasciné les foules. Elle ne
fascinait personne. Mais son anonymat lui était agréable. Elle préférait une existence discrète
sur laquelle elle avait un entier contrôle.
Elle lissa sa robe noire d'allure stricte, avant de pénétrer dans la salle illuminée. La première
personne qu'elle aperçut, de l'autre côté de la vaste pièce, fut Zayed Fehr.
Impossible, elle devait se tromper ! Pourtant non, c'était bien lui... Personne d'autre ne
marchait ainsi, personne n'avait cette élégance ! Et pour comble de malchance, il se dirigeait
maintenant dans sa direction !
Affolée, elle se mêla à la foule et regagna le hall pour se réfugier dans les toilettes des dames,
dont le décor ivoire et or s'harmonisait avec celui du grand salon de réception.
Pourquoi diable était-il là? se demanda-t-elle en faisant les cent pas. Mais elle connaissait
déjà la réponse à cette question : il voulait son aide. Elle la lui avait refusée. Alors, il la
traquait...
Elle demeura dans son refuge improvisé pendant vingt minutes, jusqu'à l'instant où elle
entendit annoncer l'arrivée de Ralf et de Georgina. Zayed avait certainement dû partir, à
présent... Hélas, elle se trompait ! Elle n'eut pas fait quatre pas vers la salle de bal qu'il
s'avança devant elle, lui barrant le chemin :
— Comment s'est passée votre séance de signatures à Vancouver ?
Le cœur battant, la gorge sèche, elle ne put proférer la moindre réponse.
— La libraire m'a dit qu'il y avait eu moins d'affluence que prévu, continua-t’il. Cela vous a-t-
il déçue ?
— Non.
— Ce n'est donc pas à cause de cela que vous avez quitté la ville?
Elle rougit malgré elle.
— J'ai peine à croire, dit-elle, que vous m'ayez suivie de Vancouver jusqu'ici.
— J'étais invité à ce mariage. Et je n'emploierais pas le verbe « suivre »...
— Non, vous parleriez plutôt de votre « détermination », répliqua-t-elle avec amertume.
Il faillit sourire.
— Je suis déterminé, certes, approuva-t-il. Et lorsque je me suis mis en tête d'obtenir
quelque chose, j'y parviens toujours. Ne rendez donc pas les choses plus difficiles qu'elles ne le
sont déjà.
Il portait un smoking dont la coupe épousait son torse puissant et sa taille mince. Il avait tout
du prince ténébreux, superbe et séduisant comme le péché. Sur son visage d'une saisissante
beauté, son regard doré avait quelque chose d'intense.
Elle détourna les yeux comme pour observer les invités qui arrivaient, tout en commentant :
— Il n'y a aucune difficulté dans cette affaire sinon votre incapacité à accepter un refus.
— Ce n'est pas tout à fait exact, docteur Tornell. A Vancouver, vous m'aviez laissé supposer
que nous pourrions travailler ensemble en acceptant de me rencontrer après votre conférence.
Je suis venu. Tout le monde était là : la libraire, le caissier, la presse, les lecteurs qui
s'attardaient encore. Sauf vous.
Lou suivit du regard un couple qui s'éclipsait dans une alcôve, avide d'intimité. L'amour était
ainsi, au début : un attrait de la chair, un désir de contact intense. Elle n'avait jamais ressenti
cela...
Avec effort, elle se retourna vers Zayed.
— J'ai plusieurs engagements, il ne serait pas juste envers mes autres clients que j'accepte
une charge supplémentaire.
— Pourtant, ce matin, une cliente potentielle vous a quittée, je crois, avec la conviction que
vous vous chargeriez d'elle ?
Lou sentit qu'elle s'empourprait de plus belle. Elle ne réussissait pas à rassembler ses idées en
présence de Zayed Fehr ! Elle était gagnée par un sentiment de panique, une émotion
obscure... Et elle se défiait de l'émotion.
— Vous m'espionnez ? dit-elle.
— Non. Mais je suis entouré de gardes du corps, de chauffeurs, de domestiques... Les gens
bavardent...
— Je vois. Puissant comme vous l'êtes, j'ai du mal à comprendre que vous m'ayez choisie
pour vous trouver une reine.
— Vous obtenez de bons résultats. Les couples que vous avez réunis sont durables. Aucun
n'a été sanctionné par un divorce, que je sache.
Lou frissonna au mot « divorce », qui lui faisait horreur. Il s'associait pour elle avec les mots :
tribunal, témoignages haineux et mensongers. Il avait fallu sept ans pour que ses parents
obtiennent une décision. Et au bout de ces longues années, ils avaient surtout réussi à se
détruire eux-mêmes, ainsi que leur propre fille.
Lou avait mis longtemps à se reconstruire. Et elle n'y serait jamais parvenue sans Sharif Fehr.
Il avait veillé à ce qu'elle reprenne ses études, et ait des fonds suffisants pour les payer. Grâce à
son amitié, elle avait pu réaliser son vœu : œuvrer pour qu'aucun enfant, aucune famille ne
subisse ce qu'elle avait souffert.
Glacée, elle aspira à s'envelopper dans sa cape porte-bonheur, et à rejoindre son agréable
chambre à l'hôtel Bristol, à l'abri.
— Il est tard, et avec le décalage horaire..., commença-t-elle.
— Vous prenez de nouveau la fuite, docteur Tornell ? C'est pourtant vous qui prêchez aux
femmes d'affronter leurs peurs.
— Je leur conseille aussi de suivre leur instinct, et le mien me dit que vous êtes dangereux.
Il se mit à rire.
— Je suis on ne peut plus sérieuse, cheikh Fehr.
— Je n'en doute pas. Mais vous vous fourvoyez tellement que je me demande si les diplômes
que vous avez acquis à Cambridge ont quelque réalité.
— Je puis vous assurer que oui.
— Dans ce cas, agissez en scientifique. Je ne m'intéresse certes pas à vous en tant que
femme !
Aussitôt, Lou le planta là. Elle se sentait mal, il l'avait mise à nu ! En d'autres circonstances,
elle aurait quitté les lieux. Mais elle ne pouvait pas déserter la réception de Georgina. Elle
devait du moins attendre que le dîner soit terminé.
Zayed ne chercha pas à la retenir. Il suivit du regard sa mince silhouette vêtue de noir qui,
traversant la salle de bal, gagnait les tables du dîner. « Elle a changé », pensa-t’il comme elle
se fondait dans la foule. Trois ans plus tôt, elle avait été nerveuse, maladroite et volubile.
Maintenant, elle avait plus d'assurance et de sophistication. En revanche, elle se montrait dure
et froide...
Il n'était pas rebuté pour autant. Il avait besoin d'elle de toute urgence ! Sa mère, qui avait
l'art de se mêler de la vie des autres, s'était mise en chasse d'une prétendante. Et il n'avait nulle
envie d'épouser une fille de Sarq. A Sarq, on apprenait encore aux femmes à être douces,
réservées, complaisantes et dociles. Il ne pourrait jamais avoir de vraie relation avec une
compagne qui ne cesserait de lui dire : « Oui, Majesté », et d'acquiescer à tout ! Il détesterait
une épouse qui ne pourrait prétendre à être son égale !
Par ailleurs, il était loin d'être laid. Les femmes, d'abord, le trouvaient superbe. Puis elles
découvraient son nom, son titre, sa fortune, son pouvoir. Et elles ne demandaient plus qu'à lui
tomber dans les bras — avec quelle avidité ! Une compagne intéressée ne lui conviendrait pas.
Il ne pourrait ni lui faire confiance ni la respecter.
Il avait bien des défauts, et s'était souvent autorisé à contrevenir aux règles. Mais il
considérait que le mariage était sacré. Il n'avait jamais eu de liaison avec une femme mariée, et
n'était pas homme à tromper celle qu'il épouserait.
Il lui fallait une épouse qui convenait en tout point au rôle qu'elle devrait assumer. Et la rigide
et frigide Lou Tornell, si dépourvue de charme et de féminité, possédait cependant au plus haut
degré l'art des rencontres. Il était résolu à ce qu'elle lui trouve la partenaire idéale !
Empruntant le chemin qu'elle avait suivi un instant plus tôt, il la vit à la place qui lui avait été
attribuée. Bien qu'il ne fût pas affecté à la même table, il tira la chaise proche d'elle et s'y assit.
Elle lui décocha un regard furieux et glacial.
— Allez-vous-en, jeta-t-elle.
— Impossible, répondit-il avec un sourire désinvolte. J'ai besoin de votre aide, docteur
Tornell.
Elle détourna la tête pour observer les invités. C'était un brillant aréopage, il en convenait. Il y
avait là des personnes de sang royal, des membres de l'aristocratie internationale, tous vêtus
comme s'ils avaient à leur service une styliste personnelle — ce qui était sans doute le cas. Lou
était à peu près la seule qui eût l'air d'avoir acheté sa toilette : une robe noire qu'il trouva
familière...
— C'est la robe que vous portiez à la noce de lady Pippa, non ?
Il avait fait mouche, pensa-t’il en enregistrant les émotions qui se peignaient sur son visage.
Elle était presque jolie, en ce moment, avec son regard obscurci, ses joues empourprées, ses
lèvres frémissantes.
Il poursuivit tranquillement :
— Vous pourriez trouver un style et une couleur plus flatteurs.
— Le noir n'est jamais déplacé, répliqua-t-elle.
— Jugement d'autant plus faux que cette couleur vous jaunit le teint. Le rose vous irait cent
fois mieux.
Le regard de Lou flamboya de fureur, et elle répéta :
— Allez-vous-en.
— Je ne peux pas.
— Vous ne pouvez pas, ou vous ne voulez pas ?
— Les deux.
Lou baissa les yeux pour se reprendre. Il était si proche qu'elle distinguait les gouttes de
bronze coulées dans son regard d'or. Sa cuisse virile effleura la sienne, et elle s'écarta,
consciente de l'emballement de son pouls, de la tiédeur qui envahissait son corps.
— Je vous ai déjà dit que je ne vous aiderais en aucun cas, réitéra-t-elle.
— Parce que vous envisagez ma demande sous un angle intime alors qu'il s'agit d'une chose
plus vaste : mon pays, mon frère, mon peuple.
Il se pencha encore plus, tout en allongeant son bras derrière elle, sur le dossier de sa chaise :
— Je veux seulement la même opportunité que vos autres clients. Faites les recherches
préliminaires. Je vous livrerai ma vie. Je suis à votre disposition le temps qu'il faudra.
Alors qu'il se rapprochait encore, elle tenta de respirer profondément pour se calmer. Mais
son odeur masculine, douce et épicée, particulièrement séduisante, lui monta aux narines et,
soudain, sans qu'elle comprenne pourquoi, elle se sentit chavirer. C'était un peu comme si elle
sombrait. Il lui donnait l'impression d'avoir à se battre pour sa propre survie !
Elle avait su, dès leur première rencontre, qu'il était dangereux. Pourtant, elle avait dansé et
bavardé avec lui pendant des heures. Si elle s'était sentie bouleversée, submergée de
sensations, cela avait eu alors quelque chose de merveilleux. Elle savait maintenant que
l'émerveillement avait été illusoire, et que Zayed Fehr n'avait rien d'enchanteur.
— Partez, dit-elle d'une voix étranglée. Je vous en prie, laissez-moi tranquille.
Elle s'était mise à trembler comme une feuille, elle avait perdu le contrôle d'elle-même et de la
situation. C'était justement ce qu'elle avait voulu éviter en fuyant Vancouver !
Zayed Fehr la menaçait. Il lui donnait le sentiment d'être une jeune fille affolée, et non une
chercheuse renommée. Elle était intelligente et réussissait, certes. Mais elle n'était pas forte, en
dépit des apparences.
Elle survola du regard la salle, en quête du chemin qui lui permettrait de regagner le vestiaire
au plus vite...
Plaçant une main sur la sienne, Zayed avait deviné ses pensées.
— Calmez-vous, docteur Tornell.
— Comment le pourrais-je ? Vous ne me laissez pas tranquille !
— Je ne cherche pas à vous faire du mal. J'ai besoin de v...
Lou n'entendit pas la suite. Quelqu'un avait jeté ses bras autour de son cou et s'écriait :
— Lou ! Où diable étais-tu passée ? Je t'ai cherchée partout !
A travers sa panique, elle réalisa que Georgina venait de l'aborder. Elle reprit enfin contact
avec le réel : Vienne, le mariage... Pas de quoi s'affoler, tout allait bien.
— Tu es très belle, dit-elle avec émotion, rendant son accolade à son amie. Je n'ai jamais vu
de mariée plus heureuse.
— C'est grâce à toi. Tu prétendais qu'il n'existait pas de princes, et pourtant, tu as trouvé le
mien !
Georgina s'écarta, laissant à Ralf toute latitude pour déposer un baiser sur la joue de Lou.
— Je suis votre éternel débiteur, docteur Tornell, déclara-t’il.
Puis les deux époux se tournèrent vers Zayed, l'accueillant avec chaleur et le remerciant
d'être venu.
— Tout le plaisir est pour moi, affirma Zayed. Je vous présente les plus chaleureuses
félicitations de ma famille.
— Merci, lui répondit Ralf. Dis-moi, as-tu des nouvelles de Sharif ? Nous venons
d'apprendre la catastrophe. Ils l'ont annoncée à la télévision.
— Je croyais qu'ils ne la rendraient pas publique avant quelques jours, murmura Zayed.
— Est-il vrai qu'on a perdu toute trace de l'avion ? insista Ralf. Qu'il a tout simplement
disparu des radars ?
Zayed fit signe que oui.
— Et Jesslyn ? ajouta Georgina. Est-ce qu'elle... ?
— Elle n'était pas avec lui, non. Ni les enfants, heureusement.
— Je n'arrive pas à y croire, murmura Ralf. Sharif est tellement... Enfin, c'est Sharif, quoi.
Zayed inclina une nouvelle fois la tête et Ralf, se ressaisissant, lui serra l'épaule.
— Il ne faut pas perdre espoir. Si nous pouvons contribuer aux recherches, ou aider la reine,
tu n'as qu'un mot à dire.
Les deux époux s'éloignèrent alors, et Lou resta un long moment silencieuse. Enfin, elle se
tourna vers Zayed :
— Qu'est-il arrivé à Sharif ?
— Il est porté disparu. Son avion a disparu des radars voici dix jours, et...
— De quel droit me l'avez-vous caché ? coupa-t-elle d'une voix prête à se rompre. Vous
avez parlé de trône, de royaume, mais sur Sharif, pas un mot ! Vous avez tu ce qu'il lui était
arrivé. Et vous avez eu tort !
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? s'écria-t-elle d'un air farouche, les yeux humides de larmes. Je lui dois tout !
Je l'adore ! Pour lui, je suis prête à faire n'importe quoi !

3.

Ils devaient se retrouver à 9 heures du matin dans le salon de l'hôtel, pour un « nouveau
départ ». Du moins Lou l'avait-elle promis à Zayed. Mais elle passa une nuit agitée, tourmentée
par les difficultés qui l'attendaient. Elle adorait Sharif. Elle redoutait Zayed.
Elle avait promis d'aider Zayed uniquement à cause de Sharif. Si elle n'avait pas obtenu la
bourse Fehr à Cambridge, si Sharif n'avait pas été son tuteur pendant plusieurs années, et si
bourse Fehr à Cambridge, si Sharif n'avait pas été son tuteur pendant plusieurs années, et si
elle n'avait pas eu tant d'admiration pour lui, elle aurait peut-être eu la force d'abandonner
Zayed à son sort.
Mais la dramatique réalité pesait de tout son poids. Pour elle, Sharif était le grand frère
qu'elle n'avait jamais eu. Or, il avait disparu. Sarq était en émoi. Alors, elle allait aider Zayed,
bien sûr. Comment aurait-elle pu refuser ?
L'important était de faciliter le retour de Zayed à Sarq, où il pourrait assumer l'intérim en
attendant que Sharif revienne.
Car il reviendrait sain et sauf! Il ne pouvait en être autrement pour sa femme, la reine Jesslyn,
pour ses quatre enfants et pour son pays. Sharif était trop tendrement aimé.
Zayed, en revanche, ne faisait pas l'unanimité dans les cœurs. D'après le peu que Sharif lui
avait confié, Lou savait que Zayed était le mouton noir de la famille. Et qu'il était un souci
constant pour Sharif.
A présent, elle avait elle aussi cette épine dans le pied !
Les gardes du corps de Zayed le précédèrent hors de l'ascenseur, et le cheikh traversa
l'opulent vestibule en marbre, en quête de Lou. Il ne tarda pas à la repérer dans le salon de
réception, installée à une table basse, vêtue d'un sobre tailleur gris.
Ce matin, ses cheveux étaient réunis en un chignon sévère. Son corps mince s'écartait de la
table alors qu'elle se penchait sur son ordinateur, dans une pose qui révélait ses jambes. Des
jambes longues et fuselées, remarqua-t-il avec surprise. De très jolies jambes.
Il ralentit insensiblement le pas, admirant leurs formes galbées.
Soudain, elle se retourna et le regarda. Il poussa un soupir. Il se trouvait de nouveau face au
Dr Tornell, femme quelconque et collet monté. En toute franchise, Lou Tornell n'était pas laide.
Mais qui aurait pu la trouver belle, ou même jolie? Elle était affublée de lunettes en écaille trop
foncées pour son teint clair, trop épaisses pour son petit nez droit. Elle pinçait la bouche,
avançait le menton. Zayed, qui était rarement amusé, faillit sourire : n'avait-elle pas tout de la
femme prude et coincée ? Et lui, il était le prédateur...
Il n'y avait qu'un élément déroutant dans ce tableau, pensa-t’il en prenant place devant elle.
Comment une Miss Muffet aussi prude pouvait-elle être dotée de jambes sexy comme le
péché ?
Frappée par l'expression inaccoutumée de Zayed, Lou demanda en fronçant les sourcils :
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— On reste sans nouvelles, si c'est à cela que vous faites allusion.
Elle acquiesça, et Zayed ouvrit sa mallette pour en tirer des documents divers, qu'il lui tendit.
— J'ai déjà rempli le formulaire sur le profil du client, antécédents familiaux et médicaux
compris, lui dit-il.
Puis, voyant que les papiers qu'il lui avait remis étaient semblables à ceux qu'elle utilisait, elle
s'exclama :
— Ce sont mes formulaires ! D'où les tenez-vous ?
— De Pippa, si vous voulez tout savoir. Elle m'a envoyé volontiers ses propres documents,
que ma secrétaire a photocopiés après les avoir « nettoyés ». Vous utilisez le test de
personnalité Myers-Briggs d'après ce que j'ai vu. Je l'ai complété aussi. J'aurais très bien pu
vous donner des éléments, j'ai déjà passé des tests de ce genre. Mais j'étais sûr que ça ne vous
paraîtrait pas probant.
— Je n'ai pratiquement plus rien à faire ! répondit-elle, railleuse et ne plaisantant qu'à demi.
— Pas du tout ! Nous allons pouvoir aborder le plus important : me trouver une compagne.
C'est à ça que tendent ces formulaires, non ? A la sélection du ou de la partenaire.
Sélection de partenaire... L'expression qu'elle utilisait elle-même était si sèche et si
pragmatique, dans la bouche de Zayed !
Elle leva les yeux, et leurs regards se croisèrent. Son cœur fit un bond désordonné. Cela la
démonta. Elle n'aimait pas que son cœur s'emballe. Cela ne lui était pas arrivé depuis des
années d'être ainsi perturbée, prise de vertige. Cela remontait à... eh bien, au mariage de
Pippa, où elle s'était laissé envoûter par Zayed.
Mal lui en avait pris ! Zayed ne lui avait trouvé aucun charme, lui. Il l'avait jugée ennuyeuse et
ridicule, et en avait même fait part à Sharif !
Il était hors de question qu'elle lui permette de l'humilier encore de cette manière, pensa-t-
elle. Il ne l'attirait pas, pas plus qu'il ne l'émouvait. Ce qu'elle éprouvait en sa présence était dû
à une réaction chimique, hormonale, et voilà tout. Bon sang, elle ne le trouvait même pas
sympathique ! Elle lui en voulait et le méprisait. Si elle réagissait ainsi, c'est parce qu'il la rendait
nerveuse, et lui faisait peur.
C'était vrai. En présence de Zayed, la tête lui tournait, elle avait des nausées. On eût dit
qu'elle se trouvait sur une mer démontée...
La main de Zayed se porta soudain à proximité de son coude.
— Qu'est-ce qu'il y a ? Vous n'allez quand même pas vous évanouir? dit-il.
— Non. Je me sens parfaitement bien, répondit-elle en se délivrant de l'emprise de sa main.
— Vous êtes très pâle.
— Je suis née comme ça. Bon. Pouvons-nous nous mettre au travail? Vous devez trouver
une épouse, si j'ai bien compris ?
Pendant une heure, elle le questionna et il répondit. Alors qu'ils entamaient leur deuxième
heure de travail, il reçut un coup de fil. Il avait ignoré les précédents appels, mais prit celui-là. Il
ne prononça que quelques mots. Tandis qu'il écoutait son interlocuteur, Lou, son calepin sur les
genoux, ne le quitta pas du regard.
Le visage de Zayed devint livide. Son expression se modifia, toute vivacité déserta son
regard. Au moment où il raccrocha, il semblait anéanti.
— Ils ont retrouvé l'avion, dit-il en glissant le portable dans sa poche. Ou du moins, ils le
pensent. La carcasse calcinée n'est pas identifiable. Mais ils ont récupéré la boîte noire. On ne
devrait pas tarder à en savoir davantage.
Elle se contenta de le fixer, incapable d'émettre un son.
— Je dois rentrer à Sarq, on a besoin de moi. Vous m'accompagnerez, nous pourrons finir
ceci en route.
Au lieu de s'insurger, elle acquiesça. Elle s'était pourtant promis de limiter leurs contacts au
strict nécessaire. Mais après une pareille nouvelle, elle ne pouvait pas refuser !
Quatre-vingt-dix minutes plus tard, ils étaient à bord du jet personnel de Zayed.
Alors que l'appareil s'élevait dans le ciel, Lou pensa qu'il était risqué de prendre l'avion. Qu'il
était risqué d'être en tête à tête avec Zayed Fehr, plus risqué encore de l'accompagner dans
son lointain royaume du désert.
Détournant la tête du hublot, elle s'aperçut que Zayed la fixait. Il avait un regard sombre.
Torturé.
Se surprenant elle-même, elle demanda à brûle-pourpoint :
— Vous n'avez vraiment jamais été amoureux?
Il mit du temps à répondre — ce qui ne lui ressemblait pas.
— Non, dit-il enfin. Mais je ne suis pas dépourvu de sentiments. J'ai des liens très profonds
avec ma famille, en particulier avec mon frère aîné.
La biographie de Zayed était gravée dans l'esprit de Lou : Père décédé. Mère toujours en
vie. Frère aîné : 40 ans, marié, père de 4 enfants. Frère cadet : 33 ans, marié, épouse enceinte.
Sœurs cadettes : décédées. L'histoire de sa famille était pour une large part un mystère, mais
pour ce qui était des jeunes sœurs, elle savait. C'était en leur souvenir que Sharif avait créé la
bourse d'études de Cambridge...
— Et vos sœurs ? fit-elle. Vous en étiez proche ?
— Très.
Elle attendit qu'il donne des détails, qui ne vinrent pas.
— Elles sont mortes ensemble, n'est-ce pas ? reprit-elle dans l'espoir qu'il se livrerait un peu.
— Dans un accident de voiture en Grèce. Elles avaient à peine plus de vingt ans.
Il n'exprimait aucune émotion apparente, mais elle remarqua la crispation de sa mâchoire, la
façon dont son poing s'était refermé.
— Leurs morts ont été très dures pour vos proches ? s'obstina-t-elle.
— En quoi cela est-il pertinent ? dit-il avec un regard dur.
— Cela fait partie de vous, de votre famille...
— Je ne vise pas un mariage d'amour, docteur Tornell. Mon épouse n'aura nul besoin de
comprendre mes secrets les plus obscurs. Elle ne sera pas mon âme sœur.
Lou, qui fixait son poing serré, releva les yeux vers son visage.
Il demeurait impassible. Pourtant, ces doigts convulsivement repliés le trahissaient.
— Vous ne cherchez pas l'âme sœur ?
— Non. Je veux bâtir une relation pragmatique, qui fonctionne.
— Peu de femmes seraient enthousiasmées par l'idée que vous vous faites du mariage.
— Il existe sûrement des femmes réalistes.
Elle haussa les sourcils, mais n'ajouta rien. Elle griffonna dans ses notes que la mort de ses
sœurs l'avait profondément marqué. Qu'il redoutait l'amour parce qu'il redoutait le deuil, la
perte.
— Désirez-vous être roi ? voulut-elle savoir, tout en se demandant ce qu'on pouvait ressentir
après avoir perdu deux sœurs aussi jeunes...
Elle était fille unique, et n'arrivait pas à imaginer ce que c'était d'avoir un frère ou une sœur à
aimer — même si elle l'avait désespérément souhaité. Des années durant, elle avait demandé
ce cadeau au Père Noël. Jusqu'au jour où sa mère lui avait révélé qu'il n'existait pas...
Zayed répondit à sa question :
— Roi ? Non. Cela n'a jamais fait partie de mes projets de vie. Mais... je ne peux pas laisser
tomber mon frère. Il faut que je sois présent, pour qu'à son retour...
Il n'acheva pas. Lou eut soudain un grand élan de sympathie pour lui. Il se rendait forcément
compte que Sharif pouvait ne pas être retrouvé, ou retrouvé mort.
— Pensez-vous qu'on le retrouvera vivant?
— Oui.
— Et si ce n'est pas le cas ? risqua-t-elle.
— Sharif n'est pas mort !
Elle acquiesça, s'apercevant soudain qu'ils avaient au moins cela en commun : ils refusaient de
croire que Sharif avait perdu la vie. Ils ne l'admettraient pas sans preuve concrète, sans qu'on
retrouve son corps. Frissonnante à la seule idée de cette éventualité, elle s'empressa de
suggérer :
— Aimeriez-vous que nous nous remettions à la tâche ? Ou vous faut-il un peu de temps ?
— Non, travaillons. J'ai besoin de ça.
De nouveau, elle acquiesça, et prit la mallette qu'elle avait glissée sous son siège. Le travail
était salvateur, en effet...
L'hôtesse survint, décrocha la table suspendue à la paroi et l'installa entre leurs fauteuils club,
en leur proposant un repas.
— Un thé suffira, dit Lou. Je ne pourrais rien avaler pour le moment.
— Je ressens la même chose, admit Zayed, qui commanda un café.
L'hôtesse s'éloigna, et Lou, ayant trouvé les papiers nécessaires, saisit son stylo tout en
observant Zayed. On lisait de la tristesse dans ses yeux et dans le pli de sa bouche.
Il ne la laissait pas indifférente. Ce qui était insensé de sa part puisqu'il était riche, superbe et
sensuel, alors qu'elle n'était qu'une misérable petite souris.
Elle connaissait ses atouts et ses faiblesses : elle était intelligente, mais ne possédait guère de
beauté. Si elle avait eu des courbes pulpeuses, elle aurait peut-être eu plus de confiance en elle
sur le terrain sexuel. Or, elle avait hérité de l'extrême minceur de sa mère. Les hommes tels que
Zayed Fehr ne remarquaient pas les femmes dans son genre. Ils étaient attirés par des sirènes
voluptueuses avec des cheveux en cascade, des lèvres pleines, un regard aguichant...
Pourtant, elle devait se réjouir que Zayed reste indifférent à son genre de féminité. Elle
n'aurait su comment réagir si elle lui avait plu ! Elle était déjà si nerveuse, si bouleversée et
anxieuse en sa présence.
Elle tenta de dissimuler le tremblement de ses mains tandis qu'elle feuilletait le dossier.
— Ah, voilà, ça y est, dit-elle. Nous en étions à la définition de la femme idéale à vos yeux.
Pourriez-vous me la décrire en cinq points?
Il réfléchit un instant avant de répondre :
— Intelligente. Douée. Ayant réussi. Il ajouta après un bref temps d'arrêt :
— Sûre d'elle, loyale. Et belle de préférence. Mais cela fait six, n'est-ce pas?
— Pas de problème, six convient très bien aussi.
Il la voulait belle, bien sûr. Tous les hommes souhaitaient cela, et Zayed Fehr avait séduit les
plus belles femmes.
— Un top model, peut-être? suggéra-t-elle.
— Certainement pas. Ni une actrice. Rien de ce genre.
— Vraiment ? fit-elle, surprise.
Il développa, sans paraître prendre garde à son étonnement :
— L'intelligence est ce qui compte le plus à mes yeux. J'admire les femmes qui ont réussi et
sont accomplies. Mais je voudrais aussi une épouse bonne et compatissante. Une enseignante
ou une infirmière, par exemple.
Réprimant un froncement de sourcils, Lou demanda :
— Comme la femme de Sharif ? Jesslyn était enseignante.
Il acquiesça, ajoutant :
— La femme de Khalid aussi est pleine de bonté. Elles se soucient des autres. C'est une
chose que j'apprécie et respecte.
Elle prit encore des notes, se disant qu'il l'aiguillait dans une direction très différente de celle
qu'elle aurait empruntée.
— Et pour ce qui est du sens de l'humour ? De l'aventure ? continua-t-elle. Préféreriez-vous
quelqu'un d'introverti ou d'extraverti ? Faudra-t-il qu'elle se sente à l'aise pour recevoir ? Pour
parler en public ? Attendez-vous qu'elle sache donner le ton en matière de mode, ou qu'elle ait
un tempérament artiste?
— Cela peut varier en fonction des femmes. Mais il faudra qu'elle soit forte.
— Forte ?
— Oui, mentalement... affectivement. Je ne veux pas d'une épouse soumise. Elle devra être
capable de s'affirmer par rapport à moi et à ma famille. Les miens sont parfois très intimidants.
Et, bien que Sarq soit plus moderne que la plupart des royaumes voisins, cela reste un pays
moyen-oriental, très différent de nos amis et alliés de l'Occident.
Le stylo de Lou resta suspendu en l'air. Elle n'aurait jamais choisi pour lui la femme qu'il était
en train de décrire ! Elle avait pensé qu'il était du genre à convoiter une bombe sexuelle, une
sirène sensuelle qui l'aurait valorisé lors de ses apparitions publiques. Mais la beauté n'arrivait
qu'en sixième position dans sa liste. L'intelligence venait en tête. Intéressant...
Mais intrigant. De toute évidence, elle savait beaucoup moins de choses qu'elle ne l'avait cru
sur Zayed Fehr !
L'hôtesse de l'air leur apporta le thé et le café qu'ils avaient demandés, ainsi qu'un plateau de
fruits, biscuits légers et fromage. Lou se surprit à picorer une grappe de raisins noirs, puis à
grignoter un morceau de cantal. Elle n'avait rien mangé depuis la veille au soir — elle s'était
contentée d'un café au petit déjeuner.
Levant les yeux, elle vit que Zayed l'observait en plissant le front. Se tamponnant la bouche à
l'aide d'une serviette, elle demanda :
— Qu'est-ce qu'il y a ? J'ai quelque chose sur la figure ?
— Non. C'est bon de vous voir un peu d'appétit. Vous êtes si maigre...
— Ma mère l'était. Malheureusement, j'ai hérité de son métabolisme et non de ses
pommettes si bien dessinées.
Elle sourit de sa propre ironie, mais Zayed ne l'imita pas.
— Je parie que vous ne mangez pas assez, dit-il.
— Sharif prétendait la même chose. En fait, dès que je suis nerveuse ou inquiète, je ne peux
plus rien avaler.
— Vous connaissiez bien mon frère ? s'enquit Zayed, le regard soudain assombri.
— Vous savez sûrement que j'avais obtenu la bourse Fehr à Cambridge. C'est ce qui m'a
aidée à payer mes études.
— C'est pour ça que vous êtes si dévouée à Sharif? Elle se sentit rougir.
— Non. Mais il est devenu mon mentor et mon ami, pendant les années que j'ai passées là-
bas. J'ai mis du temps à comprendre qu'il m'avait aidée en souvenir de ses sœurs.
— En quoi vous a-t-il aidée ?
— Il me donnait des conseils ; il m'écoutait quand je développais mes objectifs. Il me
présentait à des gens quand il en avait l'occasion.
Elle leva les yeux vers Zayed, enregistra son expression sceptique.
— Je sais que ça paraît bizarre, continua-t-elle. Votre frère est riche et puissant, mais il a
aussi beaucoup de compassion. Et je crois qu'à sa manière, il avait autant besoin de moi que
moi de lui.
— Sharif n'a besoin de personne. C'est le roc de la famille. Il est invincible.
— Vous croyez ?
— Il a été formé pour régner. Il a toujours su ce qu'on attendait de lui, et il l'a fait sans se
plaindre.
— Mais cela ne signifie pas qu'il ignore le deuil, le chagrin, l'inquiétude ou le doute.
— Ce n'est pas mon frère que vous décrivez...
— Vous refusez d'admettre qu'il est aussi vulnérable que n'importe qui.
— Sharif n'est pas vulnérable. Il ne l'a jamais été, et on le retrouvera ! Il reviendra régner à
Sarq.
— Si vous le pensez vraiment, pourquoi vous donnez-vous le mal de trouver une épouse ?
Pourquoi n'attendez-vous pas son retour ?
— Je ne peux pas, dit-il, laconique et frustré. Il faut un roi à Sarq, donc, je dois occuper le
trône. Et cela m'est impossible sans une épouse.
Un instant, Lou digéra ces propos en silence. Puis elle chercha les mots qui exprimeraient
avec tact ce qu'elle avait à dire.
— Cheikh Fehr, je me dois d'être honnête avec vous. Si vous désirez une femme pour
occuper le trône de Sarq, c'est une chose. Mais c'en est une tout autre si vous cherchez une
compagne pour partager votre vie.
— Il faut que l'épouse en question soit à la fois l'une et l'autre. Il doit bien y avoir une
candidate, dans vos tablettes, qui soit prête à accepter une cour brève, et qui ne soit pas
opposée à un... mariage de convenance ? Qui pourrait tirer profit de ma position et de ma
fortune, et contribuer au bien-être de mes sujets ?
La réponse était « non ». Aucune des femmes qu'elle représentait n'aurait accepté un mariage
à l'improviste, ni d'aller s'enterrer à Sarq pendant une bonne vingtaine d'années. Pour une
Occidentale, une telle perspective était un cauchemar !
— Pardonnez-moi, risqua-t-elle, mais Sarq est au milieu de nulle part.
— Certes.
— Vous êtes isolés.
— Et...?
— Comptez-vous y rester de façon permanente ? Ou bien vivrez-vous en partie à Monte-
Carlo ? Je sais que vous y avez une résidence.
— En tant que roi, je dois vivre auprès de mon peuple.
— Et votre épouse ?
Il la regarda comme si elle avait perdu l'esprit :
— Elle partagerait mon existence, bien sûr.
Lou réprima un soupir. C'était chose impossible, il devait s'en rendre compte ! Une femme
merveilleuse, intelligente, et qui avait réussi n'irait pas s'ensevelir dans les sables ! Elle
n'épouserait pas un cheikh moyen-oriental ! Si encore il s'était agi d'une femme sans aucune
perspective... Mais celle qu'il avait décrite en aurait, elle. Elle ne trouverait pas le moindre
attrait à l'existence d'un roi du désert !
— Vous êtes en train de me décrire un mariage arrangé ; si c'est ce que vous voulez, il
vaudrait mieux choisir une femme de votre culture...
— Non.
— ... susceptible d'accepter une union de circonstance, continua-t-elle sans désemparer. Une
Occidentale rejettera cette idée.
— Pourquoi?
— Vous connaissez parfaitement la réponse. Vous êtes sorti avec des Occidentales
exclusivement, et pendant des années. Elles rêvent qu'on les épouse par désir et par amour.
— Mais je respecterai et chérirai ma femme, souligna-t’il.
Elle nota qu'il avait eu recours au verbe « respecter », et non au verbe « aimer », mais n'émit
aucun commentaire. Elle fit plutôt valoir :
— Il faut du temps pour convaincre une femme. C'est pourquoi les hommes leur font la cour :
pour leur montrer comment ils se comportent, pour qu'elles sachent à quoi s'attendre. Et vous
escamotez cette approche nécessaire.
— Elle aura lieu après la cérémonie.
— Après la cérémonie ? fit-elle de son air le plus sévère. Ecoutez, j'ai une dernière question.
C'est un sujet sensible, puisque nous provenons de deux cultures différentes. Mais je dois
savoir quels sont les droits des femmes à Sarq. Sont-elles considérées comme les égales des
hommes ? Y a-t-il des lois qui les protègent?
— Elles n'ont pas tous les droits des hommes, du moins pas encore. Mais Sharif a travaillé à
changer ça, et j'en ferai moi aussi une priorité.
— Que se passerait-il si une femme — la vôtre, en l'occurrence — contrevenait à la règle ?
Que lui arriverait-il ?
— Je la protégerais.
— Le pourriez-vous ? Le pourriez-vous véritablement ?
— Douteriez-vous de ma parole ?
— Non. Mais je veux que tout se passe le mieux possible pour votre future épouse.
— Et vous pensez que ce n'est pas mon cas, peut-être ? coupa-t-il avec violence, d'un air
sombre et farouche.
Interdite, elle le dévisagea en silence. Elle ne l'avait jamais vu réagir ainsi ! Elle ne l'avait
jamais vu en colère, à dire vrai. Elle bredouilla :
— Non, pas du tout !
— Tant mieux. Le sujet est clos.
Sur ces mots, il se leva et alla s'enfermer dans une pièce au fond de la cabine.
La pièce à l'arrière du jet était petite mais confortable. Zayed s'assit au bord du lit bas,
enfouissant son visage entre ses mains.
Il perdait rarement son sang-froid. Et il était furieux d'avoir laissé exploser sa colère. Mais
ces fichues questions... Lou ne comprenait pas ! Elle ne comprendrait jamais ! Personne n'avait
jamais compris.
Il n'était pas comme le reste de sa famille. Il était différent. Maudit. Pourtant, ses frères et lui
avaient reçu la même éducation —en princes arabes et fils bien-aimés du désert, nés avec une
cuiller d'argent dans la bouche.
Bien qu'il fût le cadet de Sharif, il avait été le préféré de leur père. Il ne s'était jamais interrogé
sur cette préférence. Il l'avait acceptée tout comme il avait accepté l'excellence de son destin,
convaincu qu'il était voué à de grandes choses et qu'il aurait une vie bénie.
Mais il s'était trompé. Sa vie était maudite. Il était lui-même maudit.
Alors, il s'était éloigné du désert et de sa famille, fuyant ceux qui auraient pu avoir à souffrir
de sa malédiction, et s'était tourné vers les plaisirs de ce bas monde. Mais là où il y avait
malédiction, il n'y avait guère de plaisir.
Protéger son épouse ? Il le tenterait de toutes ses forces et de toute son âme. Mais cela
suffirait-il ?
S'il ne l'aimait pas, et si elle ne l'aimait pas, leur union pourrait-elle échapper à la malédiction
?
Il n'en savait rien. Il pouvait seulement l'espérer.

4.

Lou contemplait la porte close de la cabine. Elle ne comprenait pas exactement en quoi elle
avait bouleversé Zayed. Mais elle l'avait offensé, c'était clair. Elle aurait aimé s'excuser, ou du
moins restaurer la paix. Cette situation tendue n'arrangeait rien.
Un long moment s'écoula, s'étirant peu à peu en une demi-heure. Elle pensa que Zayed ne
reparaîtrait pas. Il revint pourtant peu après que l'hôtesse eut annoncé l'atterrissage, et se rassit
face à Lou, affichant une expression impénétrable.
— Je suis désolée, dit-elle maladroitement. Il répondit avec calme :
— Vous n'avez commis aucune faute.
— J'ai tendance à être un peu trop directe, observa-t-elle, toujours mal à l'aise.
— Je préfère l'honnêteté.
— Et je pose beaucoup de questions.
— Vous faites votre métier.
En effet, pensa Lou, inspirant profondément. Elle ne se sentait guère mieux à la suite de ce
bref dialogue ! Ils regardèrent l'un et l'autre par le hublot, et n'échangèrent plus un mot jusqu'à
leur atterrissage. Ce fut seulement alors que Zayed reprit la parole, expliquant qu'il n'était pas
habituel que son jet se pose sur un aérodrome militaire, la famille royale disposant de son
propre terrain d'atterrissage. Mais, à la suite de la disparition de Sharif, on avait jugé bon de
mettre en place des mesures de sécurité.
Des soldats en armes et des membres de la police secrète en civil étaient présents en grand
nombre quand ils apparurent sur la passerelle, sous le soleil de fin d'après-midi. Lou
s'immobilisa, prise de suffocation.
— Quelle chaleur ! soupira-t-elle.
— Il fait pourtant plus frais qu'il y a quelques semaines, commenta Zayed en lui offrant
courtoisement sa main pour l'aider à descendre.
Elle plaça la sienne entre ses doigts, à contrecœur, bien qu'il soit resté sur la réserve. Quand
leurs mains entrèrent en contact, elle faillit chanceler.
— Donnez votre mallette, dit Zayed une fois à terre.
— C'est mon ordinateur avec tous mes documents. J'en ai besoin.
— Les bagages doivent subir une inspection de sécurité avant d'être introduits au palais.
— Oh. Je comprends. Je la récupérerai vite, j'espère ?
— Bien entendu, promit-il avant de confier l'objet à l'agent qui attendait.
Le voyage en voiture blindée se déroula en silence — mais ce ne fut pas un silence
confortable. Lou avait la sensation d'être trop près de Zayed. Elle devait pourtant se contenter
de l'espace qui lui était alloué auprès de la grande silhouette musclée de son compagnon.
Même s'il ne l'effleurait pas, elle était tourmentée par sa présence, et ses sens s'enflammaient
comme malgré elle.
Pourquoi ne pouvait-elle le considérer comme n'importe quel homme ? Pourquoi se souciait-
elle de se sentir gauche, sans chic, terne ?
Parce qu'une part d'elle-même avait une certaine affection pour Zayed, lui souffla son
intuition. Et que cette part aimerait aussi lui plaire.
Grotesque ! se fustigea-t-elle en son for intérieur. C'était un homme creux, égoïste, dépourvu
de bonté et indigne de confiance. Pourquoi aurait-elle de la sympathie pour lui ?
Mais, lorsque Zayed se tourna soudain, rivant sur elle ses yeux dorés, elle eut un coup au
cœur et se sentit émue. Quelle folie de l'avoir suivi jusqu'ici !
— Voici Isi, dit-il, lui désignant les maisons et le paysage qui défilaient derrière la vitre. La
capitale de Sarq.
Heureuse de ce dérivatif à ses pensées, elle se concentra sur le spectacle. La plupart des
immeubles semblaient récents. Des fontaines et des palmiers bordaient les larges et élégantes
avenues. Si l'on voyait beaucoup de silhouettes voilées, on apercevait aussi un nombre
surprenant de femmes vêtues de toilettes occidentales à la dernière mode.
La procession de Mercedes blindées s'engagea dans une longue allée, entre des murs de stuc
pris d'assaut par une profusion de bougainvillées mauves et roses.
Les voitures s'arrêtèrent devant une grille en fer forgé massive. Celle-ci s'ouvrit lentement et
les véhicules se remirent en branle, traversant un espace ceint de grands murs. Puis un bâtiment
ocre-rose et allongé, ponctué de coupoles et d'arches chantournées, apparut à la vue.
— Le palais, fit Zayed avec brusquerie.
Elle se détourna vivement, et lut sur son visage un mélange de fierté et de souffrance.
Immédiatement, elle reporta son attention sur le panorama.
Le porche, qui se signalait par ses superbes colonnes finement ouvragées et son dôme doré,
se remplit tout à coup d'une nuée de serviteurs. Ils se disposèrent en enfilade de part et d'autre,
s'inclinant en révérences courtoises : ils accueillaient leur prince, saluant son retour au foyer
natal.
Les militaires d'escorte ouvrirent la portière de la Mercedes royale et s'écartèrent pour livrer
passage à Zayed. Lou s'attendait à ce qu'il rejoignît aussitôt ses serviteurs. Mais il se tourna
vers elle, l'aidant à descendre.
Ils passèrent ensemble au milieu de la haie d'honneur formée par les membres du personnel,
et pénétrèrent dans l'intérieur frais et tranquille.
Si les façades du palais étaient ocre-rose, les murs intérieurs étaient blancs, et le plafond orné
de mosaïques bleu et or. Des couloirs partaient dans toutes les directions, et de magnifiques
sculptures ornaient les vastes et hautes salles. Lou n'avait jamais rien vu d'aussi spectaculaire,
d'aussi exotique. Elle avait l'impression d'entrer dans le monde des Mille et Une Nuits, ou sur
un plateau de tournage hollywoodien des années cinquante.
— C'est stupéfiant, magnifique..., murmura-t’elle alors que Zayed se tournait vers elle après
avoir salué les dirigeants de son personnel. Vous avez grandi ici ?
Il eut un sourire triste — le premier qu'elle lui ait vu depuis Vienne - et elle en fut émue. Ce
sourire évoquait l'enfant qu'il avait été, et qu'il ne devait pas laisser souvent transparaître,
pensa-t-elle.
— Je suis à la maison, reconnut-il.
Elle éprouva une fois encore une sensation brève et déchirante, un étrange besoin de le
protéger qu'elle ne comprit réellement pas.
Le sourire de Zayed disparut :
— On ne le dirait pas à mon comportement, c'est ça ?
— Je n'ai rien voulu dire de tel ! protesta-t’elle, posant une main sur son bras d'un geste
impulsif.
Puis, voyant de quel air il regardait sa main, elle se rendit compte qu'elle venait de commettre
un impair. Les roturiers ne devaient pas s'autoriser à toucher un membre de la famille royale.
Gênée et mal à l'aise, elle se hâta de retirer ses doigts. Zayed s'adressa à un membre de son
personnel, dans une langue qu'elle ne comprit pas. Puis il reprit :
— Des dispositions ont été prises pour que vous occupiez une de nos suites, docteur Tornell.
Ne vous inquiétez pas, elle est depuis longtemps inhabitée. Elle est spacieuse et donne sur un
petit jardin privé, pour le cas où vous auriez besoin de fraîcheur.
Le serviteur en tunique blanche s'avança vers elle, déclarant avec une courbette :
— Si vous voulez bien me suivre, madame.
Lou ne tarda pas à découvrir une élégante suite dont les portes-fenêtres à arcatures laissaient
entrer à flots la lumière solaire. Un énorme bouquet de roses, sur la table basse au cœur de la
pièce, diffusait un parfum odorant.
Une jeune femme en tunique apparut sous l'une des arcades, et s'inclina timidement :
— Bienvenue, madame. Je m'appelle Manar, et je suis chargée de veiller à votre confort. Je
resterai ici pendant votre séjour.
— Merci, Manar, c'est gentil de votre part. Mais je n'ai besoin de rien, sinon de mon
ordinateur.
— Il est là, dit Manar, désignant un bureau ancien dans l'angle de la salle.
— Parfait. Me voilà parée, alors. Manar la regarda d'un air dubitatif :
— Vous ne désirez pas vous baigner, ou vous changer?
— Non, merci, fit Lou, qui s'occupait déjà de déballer ses affaires. C'est très bien comme
ça.
Un instant plus tard, devant son écran, son carnet de notes posé à côté d'elle, elle était prête
à entrer les informations recueillies auprès de Zayed. Mais, étrangement, ses doigts restaient
immobiles sur le clavier, comme s'ils refusaient de renseigner les fiches électroniques...
Elle se rendit compte qu'il lui semblait commettre une démarche erronée en aidant Zayed à
trouver une épouse de cette façon. Elle aurait juré, tout à coup, que cet homme avait besoin
d'un mariage d'amour, et non de convenance. Mais il n'avait que faire de ses intuitions. Il voulait
uniquement qu'elle lui déniche une « épouse convenable ».
Elle devait faire ce qu'on lui demandait, ni plus ni moins, ne s’intima-t-elle. Pourtant, elle n'y
parvenait pas. Elle revoyait Zayed, et ce qui s'imposait à son esprit, ce n'était pas la beauté de
ses traits, mais son expression torturée. Elle se remémorait sa colère, sentait que quelque chose
le tourmentait, le rongeait de l'intérieur. Mais quoi ?
En même temps, elle était agacée par sa propre attitude. Pourquoi avait-elle une réaction
aussi peu professionnelle, aussi conflictuelle ?
Elle n'était pas du genre à s'appesantir sur ses émotions ni à leur céder, et elle avait toujours
évité les introspections complaisantes... La raison, la logique étaient ses maîtres mots !
Pourtant, des sensations intenses, dérangeantes, s'opposaient à son approche mesurée des
faits. A cause de Zayed Fehr !
Elle poussa un soupir, et enfouit son visage entre ses mains.
Elle avait encore des sentiments pour Zayed. Voilà pourquoi elle était si sensible à ce qui le
concernait. Voilà pourquoi elle désirait qu'il ait de la sympathie pour elle et qu'il l'admire. Elle
devenait folle ! pensa-t-elle, abîmée dans son désarroi.
Puis, enfin, son instinct de survie se réveilla. Elle n'avait qu'une seule ligne de conduite à
adopter : lui trouver une compagne, le marier. Et partir d'ici. Car Zayed Fehr était dangereux
et, si elle n'y prenait garde, elle ne sortirait pas indemne de cette aventure...

Des ombres bleutées s'allongeaient dans la cour lorsque Lou acheva son travail. Maintenant,
le programme informatique qu'elle avait conçu désignerait les candidates possibles. Elle attendit
que la liste apparaisse, et constata qu'elle comportait une trentaine de noms. Pas si mal !
Elle se mit à lire les divers profils, et était toujours plongée dans cette lecture lorsque Manar
reparut.
— Son Altesse aimerait vous voir. Etes-vous disponible ? demanda la jeune fille.
— Oui, bien sûr, répondit Lou en songeant, un peu tard, qu'elle aurait mieux fait de se
recoiffer et de se rafraîchir.
Mais Zayed entra presque aussitôt, coupant court à toute velléité de toilette.
— J'ai les premières candidates, lui annonça-t-elle avec nervosité. Lorsque vous aurez eu le
temps de consulter les profils, nous...
— C'est au sujet de son avion, coupa-t-il d'une voix rauque. Apparemment, il n'y a pas de
survivants.
Lou, qui s'était levée à son arrivée, se laissa retomber sur sa chaise.
— Non... Oh, non...
— Les corps calcinés sont inidentifiables.
Il s'interrompit et un réel désespoir imprégna son visage, puis sa voix.
—Ils doivent faire des tests. Ils ont demandé son dossier dentaire.
Lou le contempla d'un air horrifié. C'était donc le désastre ! L'histoire s'achevait sur un
cadavre méconnaissable, carbonisé.
— Sa femme, murmura-t’elle.
— C'est comme si elle avait perdu l'esprit, lâcha Zayed. Submergée par l'émotion qui
l’étreignait, elle murmura, alors que des larmes roulaient sur ses joues :
— Je suis navrée... tellement navrée pour vous tous...
— Je dois faire ce qu'il faut.
— Oui, bien sûr.
Il avança de quelques pas, et c'est en le voyant paraître en pleine lumière qu'elle s'aperçut
qu'il portait une tunique blanche. C'était la première fois qu'elle le voyait en tenue traditionnelle.
— Le temps presse, ajouta-t’il. Le couronnement a lieu dans quarante-huit heures.
— Si vite ?
— Pouvez-vous trouver une reine en si peu de temps ?
L'heure n'était guère propice à célébrer quoi que ce fût, pensa-t-elle. La tragédie frappait, le
pays serait en deuil.
— Nous pouvons déterminer les candidates possibles... Comment peut-on vous demander
d'épouser une femme et de monter sur le trône deux jours après avoir appris la mort de votre
frère ?
— Un roi ne fait pas partie du commun des mortels, dit-il. Il se sacrifie pour le bien de son
pays.
Il s'inclina, cueillit un bouton de rose à peine entrouvert pour le humer.
— Ces roses ont été plantées après la disparition de mes sœurs, continua-t’il en la regardant
dans les yeux. Sharif avait déjà créé une roseraie commémorative pour mes parents, et lorsque
les douze rosiers sont arrivés, nous les avons repiqués nous-mêmes. Je me dois d'honorer mon
frère. De servir mon pays. La transition doit être aussi aisée que possible.
Il s'éloigna, le fragile bouton emprisonné au creux de sa paume. Mais il fit halte sur le seuil :
— Je vous ferai livrer une imprimante. Si vous voulez bien m'apporter ces profils, nous en
discuterons plus tard.
— Vous ne voulez pas les consulter maintenant?
— Je dois m'entretenir avec Khalid. Le cabinet se réunit en urgence. Et puis il y a les
médias...
Il s'interrompit une fois encore, le regard empreint d'un indicible chagrin.
— Je tiens à les recevoir, lâcha-t-il. Je vous verrai tout à l'heure.
— Quand vous voudrez.
Il acquiesça, le regard perdu dans le vide. Enfin, il énonça d'une voix rauque et basse :
— Je pensais qu'il vivrait. J'étais sûr qu'il survivrait. Je...
— Peut-être est-ce le cas malgré tout. Il lui jeta un regard acéré :
— Vous êtes aussi irrécupérable que moi.
— Tant qu'il n'y a pas de preuve tangible..., murmura-t’elle.
Il eut un signe de dénégation sauvage et farouche.
— Je me suis raccroché à l'espoir, mais c'est fini, maintenant. La déception est trop dure à
encaisser. Nous nous retrouverons pour un dîner tardif. Nous pourrons discuter à ce moment-
là.
Là-dessus, il s'éclipsa. Un instant, Lou demeura figée, le cœur et l'esprit en plein chaos.
Sharif... Zayed... Sarq... Ce fut l'arrivée de Manar qui la tira de son accablement.
— L'imprimante, dit la jeune fille de sa voix douce. Zayed avait également fait envoyer une
photocopieuse, une deuxième table de travail, des ramettes de papier. Les serviteurs réalisèrent
l'installation, créant un espace en forme de L et effectuant les divers branchements nécessaires.
Dès qu'ils furent partis, Lou imprima les vingt premiers profils. Ayant achevé ce travail
préparatoire, elle fit une courte sieste, puis prit un bain. Ensuite, elle se coiffa et enfila de
nouveau son tailleur. Elle n'avait guère le choix. Mais de toute façon, Zayed ne remarquerait
pas sa tenue : pour lui, elle n'était qu'une pièce de mobilier !
Après avoir séché ses cheveux, elle les attacha en boucle sur sa nuque, et remit ses
escarpins. Elle ne se maquilla pas - elle ne portait ni fard ni bijou. Elle aurait pourtant aimé
qu'on la trouve belle. Et même fascinante. Ne fût-ce qu'une fois...
Manar se présenta à 21 heures, et la pria de la suivre. Prenant la serviette où elle avait glissé
les documents, Lou la suivit dans une aile éloignée du palais. Elle fut introduite dans une petite
salle à manger, éclairée par les chandelles qui brûlaient sur une table basse et le lustre doré
suspendu au plafond. De grands coussins bleus et rebondis étaient épars à même le sol. Des
paravents sculptés cloisonnaient la pièce.
Manar s'étant retirée sur une révérence, Lou examina tour à tour les paravents, ornés de
fleurs et d'oiseaux. Alors qu'elle approchait du dernier, elle s'aperçut que Zayed l'observait,
posté sur le seuil.
Elle tressaillit, et balbutia avec gêne :
— Je ne vous avais pas entendu.
Il entra avec une grâce féline, et la lueur des chandelles para d'un éclat singulier sa chevelure
couleur d'onyx et sa peau hâlée.
Prenant place sur un épais coussin, il l'invita du geste à en faire autant.
— Montrez-moi ce que vous avez, dit-il.
Elle s'installa gauchement à l'endroit qu'il désignait, et rougit alors que sa jupe remontait sur
ses jambes. Elle tenta de les dissimuler en déployant son porte-documents.
— Voici les dix premières fiches que l'ordinateur a sélectionnées, dit-elle en s'efforçant
d'adopter un ton professionnel.
Elle lui tendit une liasse de descriptifs accompagnés de photos, et l'observa sans mot dire
tandis qu'il en prenait connaissance.
— Rien? fit-elle, le voyant silencieux, et s'apprêtant à lui passer les profils suivants.
— Au contraire. Il me semble qu'il y a de réelles possibilités.
— Tant mieux.
Rien de tout cela ne la réjouissait, pourtant. Si déraisonnable que cela fût, elle n'avait pas
envie que ces femmes retiennent son attention ! Elle voulait que ce soit elle qui lui plaise. Ce
qui était grotesque, inimaginable, impossible ! Oui, impossible, pensa-t-elle à toute force en lui
remettant les dix autres fiches.
— Donnez-moi votre avis professionnel, la pria-t-il. Désignez trois favorites dans ce premier
groupe. Lesquelles éliriez-vous ?
— Vous voulez que ce soit moi qui choisisse ?
— Oui. Trois femmes qui seraient selon vous parfaites pour moi.
Elle le dévisagea, le cœur battant.
— Je ne peux pas faire ça.
— Pourquoi?
— Je ne saurais me mettre à votre place.
— Mais encore ?
— Je n'ai ni les mêmes goûts ni les mêmes valeurs. Ce qui me plaît ne vous plairait pas.
— Vous n'en savez rien.
Le courriel fatal qu'il avait envoyé à Sharif lui revint à la mémoire, ainsi que cette fichue
soirée, lors du mariage de lady Pippa, où elle l'avait trouvé fascinant alors qu'il s'était
mortellement ennuyé en sa compagnie...
— Oh, si, je le sais ! répondit-elle. Il lâcha un soupir.
— Je ne recherche pas un mariage d'amour, uniquement une candidate compatible.
— Très bien, fit-elle en rougissant. Elle opéra un choix rapide, et dit :
— Tenez. Voici trois femmes fortes, indépendantes, brillantes, qui ont réussi. Toutes
exceptionnellement belles.
Au lieu de saisir les fiches, il demanda :
— Pourquoi ces trois-là ?
La gorge serrée, les yeux brûlants, elle répondit :
— Elles correspondent à ce que vous recherchez.
— Vous êtes bouleversée, dit-il.
— Pas du tout.
— Alors, pourquoi fuyez-vous mon regard ?
— Il n'est pas nécessaire que je vous regarde pour vous répondre.
— Vous êtes au bord des larmes, poursuivit-il avec étonnement.
— Je vous en prie, murmura-t’elle, se détournant de plus belle.
Elle était atterrée d'être trahie par ses émotions — elle qui se flattait d'être une scientifique,
une vraie professionnelle ! Allongeant la main, Zayed cueillit une larme sur sa joue.
— Vous pleurez.
— Mais non.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? explosa-t-elle. Parce que je suis triste, voilà pourquoi ! Je suis une femme,
j'ai des sentiments ! Vous me considérez peut-être comme un robot, mais c'est faux.
Elle secoua la tête, effarée par son éclat. Mais elle ne pouvait rester froide, détachée et
logique que dans une situation qui ne menaçait pas son sang-froid. Or, c'était loin d'être le cas !
Depuis que Zayed avait surgi dans sa suite d'hôtel, elle se sentait bousculée, sous pression,
tendue, aux prises avec des sentiments contradictoires. Quelle aberration de sa part !
— Je n'ai jamais prétendu que vous étiez un robot, dit-il.
— Non, vous me voyez juste comme une salle de musée, à périr d'ennui !
Un silence accueillit cette sortie. Puis, au bout d'un instant, Zayed lâcha :
— Vous saviez ?
Elle s'empourpra, regrettant son éclat intempestif.
— Sharif n'a pas fait exprès de me le révéler. J'aurais préféré ne jamais savoir.
— Voilà donc pourquoi vous me détestez.
— Vous vous trouviez sans doute très spirituel, mais...
Il lui coupa la parole en l'attirant entre ses bras et en écrasant sa bouche sur la sienne. Elle se
raidit, choquée, et posa ses mains contre son torse pour le repousser. Mais le contact de sa
chair virile et tiède était agréable ; elle percevait les battements de son cœur; son odeur
musquée lui venait aux narines... et elle se surprit à se cramponner à lui au lieu de le repousser.
Jusqu'alors, la caresse de Zayed avait été douce. A cet instant, comme s'il sentait sa
reddition, il accentua son baiser avec une sorte de frénésie. Lou avait déjà reçu des baisers,
mais jamais avec autant de fièvre, d'avidité, de faim violente... Sous la pression de ses lèvres,
elle écarta les siennes et se laissa goûter, explorer, posséder... Des sensations aiguës et
vertigineuses la traversaient.
Il fallait que ça cesse, pensa-t-elle. Son corps, pourtant, ne put se résoudre à mettre fin à leur
étreinte. Détaché de son esprit, il ressentait des choses si étranges et si merveilleuses... Son
cœur lui-même semblait avoir ralenti ses battements, et de petits frissons coulaient le long de sa
colonne vertébrale, irradiaient au bas de son ventre...
Ce fut l'arrivée du majordome du palais qui mit fin à leur échange. Elle ne l'avait pas entendu
venir. Mais Zayed, lui, avait perçu sa présence, et il interrompit rapidement leur baiser.
Tandis que l'homme parlait à son prince, elle vacilla sur le coussin, en plein désarroi. Il fallut
que le majordome se retire, et que Zayed déclare brusquement : « Je dois partir », pour qu'elle
reprenne conscience du réel.
— Entendu, fit-elle tandis que son regard égaré se posait sur le menton, la bouche, les yeux
de Zayed.
Il lui effleura la joue, retira sa main d'un geste presque convulsif en fronçant les sourcils.
— Ma mère s'est évanouie, dit-il. On l'a emmenée à l'hôpital.
— Est-ce qu'elle va s'en remettre ?
— J'en suis sûr. Ce n'est que l'effet du choc. Elle a très mal pris la nouvelle.
— C'est compréhensible, dit Lou, remarquant que Zayed ne partait toujours pas.
Il l'examina d'un air songeur et presque sombre, comme s'il réfléchissait avec soin à ce qu'il
allait dire.
— Ce courriel... toutes ces choses que j'ai écrites... ce n'est pas à vous qu'elles étaient
destinées.
Cela, elle le savait bien ! Mais elles n'en étaient pas moins blessantes pour autant.
— Je n'ai pas voulu vous faire de mal, ajouta-t’il.
Une douleur sourde l'oppressa. Elle ne voulait pas entendre ses excuses maintenant. Elle
aurait aimé que les choses soient différentes. Qu'elle-même soit différente : plus belle, plus
enjouée, plus séduisante.
— Je sais que cet e-mail ne m'était pas destiné, murmura-t’elle.
— Mais il a dû vous faire souffrir.
Le courriel lui avait causé une peine immense, oui. Zayed lui avait plu, et elle s'était sottement
imaginé qu'elle lui plaisait aussi. Mais c'était une vieille histoire, à présent...
— C'est du passé, dit-elle. J'ai accompli du chemin depuis.
— Nous devrions en discuter, mais le moment n'est guère choi...
— Je ne désire pas en parler, coupa-t-elle, et vous devez vous occuper de votre mère. De
mon côté, j'ai du pain sur la planche.
Elle se leva, consciente de sa gaucherie, de son absence de grâce. Elle ajouta très vite :
— Je retourne dans mon bureau pour prendre contact avec les trois femmes que j'ai
sélectionnées, et arranger des rencontres avec vous.
Il se mit debout à son tour, avec l'élégant mélange de puissance et de fluidité qui le
caractérisait.
— Je repasserai vous voir en rentrant de l'hôpital, dit-il.
— Ce n'est pas nécessaire. Vous êtes très pris, et j'ai une tâche à mener à bien.
Il ne parut guère réjoui de ce commentaire.
— Je vous ferai porter un repas dans votre suite.
— Vous avez mieux à faire que de vous soucier de moi. Il lui décocha un regard appuyé, puis
s'en alla. Elle regarda s'éloigner sa haute et droite silhouette drapée de blanc. Puis, s'efforçant
d'oublier le baiser, la meurtrissure de ses lèvres, les battements précipités de son cœur, elle
rassembla ses documents et se retira dans ses appartements.

5.

Alors que la limousine s'éloignait de l'hôpital, Zayed s'affala sur le siège en cuir, et ferma les
yeux. Maintenant qu'il était rassuré sur le sort de sa mère, qui ne s'était évanouie que pour
solliciter son attention, il pouvait reporter ses pensées sur les affaires en cours. La cérémonie
du couronnement, par exemple. L'épouse qu'il lui restait encore à choisir. Et puis... Lou.
Pourquoi l'avait-il embrassée? Que diable lui avait-il pris d'embrasser Lou Tornell ? Le Dr
Tornell ?
Il ne l'avait jamais trouvée particulièrement attirante. Et pourtant... ce baiser l'avait surpris.
Cela avait été un échange torride. Explosif.
Jamais il n'aurait imaginé cela ! Mais il était vrai que Lou Tornell ne ressemblait en rien à
l'idée qu'il s'en était faite.
Dire qu'elle était au courant du mail qu'il avait envoyé à Sharif ! Au courant du rejet qu'elle lui
avait inspiré! Il ne se souvenait pas des mots qu'il avait employés, mais il se connaissait : il
s'était sans doute montré sarcastique, et même railleur. Il en frémit rien que d'y penser. Il
n'aurait pas dû faire preuve d'autant d'insensibilité. Il n'avait certes pas voulu la blesser. Il avait
juste voulu asticoter Sharif. Sharif et sa petite protégée... Sharif et ses satanées causes
perdues...
Zayed eut honte de sa conduite, ce qui n'avait rien de nouveau pour lui. Il vivait avec la
honte. Il avait attiré la malédiction sur lui. Ses actes avaient amené l'anathème sur sa famille.
Il avait évolué dans un monde de plaisirs matériels et frelatés : voitures de course, existence
effrénée, liaisons éclair. Il s'était accordé n'importe quel caprice, et n'en avait tiré aucune
satisfaction.
Cependant, il était de retour à Sarq pour prendre la place et le rôle de son frère aîné. Pour
réparer ses torts.
Si toutefois c'était possible. Si toutefois il pouvait rompre la malédiction. Sauver ce qu'il
restait des siens...
Dix minutes plus tard, la limousine s'engagea dans l'allée du palais, et il s'agita, songeant qu'il
lui fallait voir Lou, comme promis.
Ah, si seulement il ne l'avait pas embrassée ! S'il avait gardé ses distances, il n'aurait pas
découvert que son image de scientifique glaciale n'était qu'une façade. La mince et blonde Lou
Tornell n'était pas une froide chercheuse. C'était une femme. Et il avait adoré leur baiser.
De retour au palais, il gagna la suite de Lou, encore éclairée. En descendant dans le salon, il
le trouva désert. Divers plats d'argent disposés sur la table basse — riz parfumé aux herbes,
viandes braisées, poisson à la vapeur, assortiment de petits légumes — étaient encore intacts.
N'avait-elle donc rien mangé ?
Alors qu'il s'apprêtait à ressortir, il l'aperçut devant son bureau, une main encore sur le
clavier, la joue affalée sur ses carnets de notes. Elle s'était endormie en plein travail, dans son
affreux tailleur gris. Mais ses cheveux dénoués étaient répandus sur son bras en un
ruissellement d'or pâle, platiné. Au repos, son visage était doux, ses lèvres pleines et
légèrement incurvées ; elle semblait étrangement vulnérable.
Il n'avait jamais profité d'une femme, vulnérable ou non... Pourquoi, bon sang, l'avait-il
embrassée? Ne sachant que penser, il allait se retirer. Mais sa conscience le retint. Il devait au
moins l'envoyer se coucher !
— Docteur Tornell ! fit-il en allant la secouer légèrement.
Comme elle ne bougeait pas, il insista :
— Lou !
Cette fois, elle remua, leva sur lui un regard ensommeillé et marmonna :
— Salut.
Salut. Typiquement américain, et très informel. Tout le contraire de l'image qu'il avait d'elle. Il
laissa errer son regard sur son visage sans fard, remarquant la bouche bien dessinée, les cils
étonnamment bruns et épais. Sans réfléchir, il lui effleura la joue : sa peau était aussi douce et
tiède qu'elle le semblait.
— Il est plus de minuit, dit-il. Il serait temps de vous coucher.
Elle se redressa en sursaut, se rappelant les circonstances.
— Votre mère va bien ?
— Elle est plus tranchante, hystérique et épuisante que jamais.
— Ce n'est pas un commentaire très gentil.
— Ce n'est pas une femme gentille.
— Vous n'avez pas de bonnes relations avec elle ? Il se percha sur un coin du bureau, et
avoua :
— Je ne l'avais pas vue depuis des années.
— Pourquoi?
— Elle veut tout contrôler, elle est manipulatrice. Je l'ai vue faire avec Sharif et sa famille. Je
me suis juré d'éviter ça.
— Pourtant, ce soir, vous lui avez rendu visite.
— C'est ma mère, répondit-il en soupirant.
— Si je ne vous connaissais pas, je dirais que vous avez agi avec bonté.
— Mais, heureusement, vous savez à quoi vous en tenir, dit-il avec un sourire en coin.
— Heureusement.
Zayed éprouva une sorte de coup au cœur. Il était presque blessé.
— Je suis désolé pour tout à l'heure...
— C'est oublié.
— Le baiser ou le courriel ?
— Les deux.
— Si facilement que ça?
— Je sais établir des barrières entre les choses, lâcha-t-elle en haussant les épaules.
-— Ah ! Vous vous retranchez sous votre couverture de chercheuse.
— Ce n'est pas une couverture. C'est mon métier.
— Et le baiser? Il ne signifie rien ?
— Absolument rien. Vous êtes sous pression, moi aussi. Nous avons commis une erreur.
Oublions-la.
— Pourtant, c'était agréable.
Elle rougit et répondit d'un air guindé :
— Je n'en ai pas la moindre idée.
Il laissa échapper un petit rire, en dépit des heures de stress accumulées. Elle était à la fois
exaspérante et... amusante. Inconsidérément, il allongea une main pour effleurer les contours de
son visage, son nez petit et droit, sa lèvre supérieure.
Elle eut un mouvement de recul et lança :
— Je ne suis pas une de vos candidates, cheikh Fehr !
— Peut-être devriez-vous en faire partie, répondit-il sans se laisser impressionner par sa
rebuffade.
Lou se leva brusquement :
— Ecoutez, nous sommes en situation de crise... Lorsqu'elle se mettait en colère, elle
devenait vibrante, pleine
d'énergie, de féminité et de force. Elle devenait passionnée, explosive. Il la préférait ainsi —
et de loin !
— ... et je devrais prendre les choses un peu plus au sérieux, c'est ça? acheva-t-il à sa place.
— Oui ! fit-elle, sa poitrine se soulevant au rythme de son souffle indigné.
Elle en devenait même torride, ajouta-t’il à sa liste tout en promenant son regard sur sa
silhouette mince aux pieds nus. Ses jambes étaient encore plus jolies et sexy sans chaussures,
et il se surprit à fantasmer sur ce qu'il ferait s'il était au lit avec elle... Un baiser sur le genou,
puis sur la cuisse... Elle frémirait, comme toutes les femmes. Il en était sûr, maintenant. Elle ne
ressemblait pas du tout à l'image qu'elle projetait.
— Je viens de subir les lamentations de ma mère pendant trois heures, alors, je suis très au
fait de la crise actuelle. Cependant, je suis un homme, vous êtes une femme...
— Non.
— Non ?
Elle concéda en s'empourprant :
— Je suis une femme, soit. Mais pas celle qu'il vous faut. Je ne suis pas votre genre. Cela
relève des lois de l'attirance.
— Les lois de l'attirance ? redit-il, se remémorant le contact de ses lèvres lorsqu'il les avait
effleurées un instant plus tôt.
— Les lois de l'entente amoureuse. Nos pulsions inconscientes que le cerveau régit via les
réactions chimiques et les hormones.
— Selon vous, mon cerveau ne peut pas vous trouver séduisante ?
— Non.
Il esquissa un sourire railleur :
— Vous êtes diablement informée de ce qui se passe dans mes cellules grises.
— Je sais que les hommes sont portés à céder à leurs impulsions, surtout sur le plan sexuel.
Mais il ne faut pas les confondre avec la véritable attirance, ou la compatibilité. Or, ce que
nous recherchons pour vous, cheikh Fehr, c'est une authentique synergie en vue d'une union
matrimoniale.
Il acquiesça, mais en réalité, il avait cessé de l'écouter. Ses pensées avaient pris un tour
sexuel. Selon lui, cette femme avait désespérément besoin qu'on lui fasse l'amour, et dans les
règles de l'art ! Après quelques heures entre les draps, et un ou deux bons orgasmes, elle
n'aurait plus du tout la même allure. Son regard bleu s'adoucirait, son teint resplendirait, et sa
bouche douce et joliment dessinée serait meurtrie de baisers...
S'il ne s'était pas trouvé dans un inextricable pétrin, il aurait volontiers enseigné au Dr Lou
Tornell deux ou trois choses sur l'amour sensuel, histoire de parfaire sa compétence. L'amour
n'était pas affaire de lois scientifiques et chimiques, que diable ! C'était plus que ça ! Il y fallait
aussi du doigté, de la patience et du désir...
— Je suis ici pour vous trouver une épouse, point final, insista-t-elle avec force.
— Exact, lâcha-t-il en regardant ses jambes, sa chevelure platine, ses joues rosies, et en
laissant éclore un sourire plein de malice.
— Nous sommes bien sur la même longueur d'onde ? Nous resterons sur un terrain
professionnel. Nous ne nous permettrons plus le moindre badinage ni le moindre baiser. Il s'agit
de mener une négociation, et les données scientifiques du problème...
— Je me suis trompé à votre sujet, coupa-t-il. Vous êtes très intéressante. Et très séduisante,
surtout lorsque vous vous piquez de vertu. Un homme aime à relever de vrais défis. Et vous en
êtes réellement un, mademoiselle la prude, si comme il faut et si collet monté.
Là-dessus, il lui octroya un sourire, et s'éclipsa.
Lou se précipita hors du salon vers le lit qu'on lui avait apprêté, empoigna un oreiller couleur
rubis, et le serra contre elle avec frénésie comme si elle s'en servait d'un substitut à Zayed pour
l'étrangler. Collet monté ? Prude ? Ah, le mufle !
De quel droit s'autorisait-il de tels jugements ? Quel sale type ! Vraiment, c'était typique ! Du
Zayed Fehr tout craché ! Elle ne pourrait jamais lui trouver une bonne épouse. Quelle femme
digne de ce nom aurait voulu de cet arrogant malotru ? De ce vaurien si... torride !
Torride... Elle se remémora leur baiser vertigineux et la réaction de son propre corps, et se
demanda comment ce serait de faire l'amour avec lui...
Ce serait agréable, c'était sûr.
Peut-être même encore mieux que ça...
Oh, bon sang ! Il fallait qu'elle s'en aille d'ici, et vite !
Lou s'agita dans son lit pendant des heures. Puis elle ralluma, et tenta de trouver le sommeil
en lisant un livre. Peine perdue. Elle demeurait perturbée par Zayed Fehr. Par leur baiser.
C'était la première fois qu'elle expérimentait de telles sensations ! Elle n'avait jamais éprouvé
de plaisir, auparavant. Mais avec Zayed, cela promettait d'être différent. Avec lui, elle n'était
pas frigide : elle éprouvait de l'émoi. Il l'avait enflammée, et elle avait eu terriblement envie
d'aller plus loin...
On lui avait toujours reproché d'être cérébrale, et peut-être sa peur l'avait-elle conduite à
réprimer ses désirs et ses émotions. Quoi qu'il en soit, elle n'avait jamais accordé d'importance
à son propre corps. Pourtant, ce corps s'était éveillé à la vie, ne demandant qu'à s'exprimer, et
même à exiger.
Elle finit par s'endormir à l'approche de l'aube, et il était près de 8 heures quand elle se
réveilla, la tête lourde et douloureuse. Elle se leva et gagna les portes-fenêtres pour regarder le
ciel, qui se colorait d'ocre-rose et de mauve.
Gardant son confortable pyjama, elle noua ses cheveux en queue-de-cheval, chaussa ses
lunettes, et prit son ordinateur portable. Puis, installée sur le divan, elle regarda s'il y avait des
réponses à ses courriels de la veille.
Aucune des femmes contactées n'avait encore réagi. Curieusement, elle en fut soulagée. Ce
qui n'était guère naturel, puisque, pour l'instant, elle échouait dans son travail. Il n'y avait pas de
quoi se réjouir !
Elle envisagea de solliciter d'autres candidates, puis s'avoua que ce serait vain. Il était
irréalisable de trouver une épouse en deux jours ! Aucune femme sensée n'aurait sauté dans le
jet royal pour débarquer à Sarq et épouser Zayed à l'improviste !
Il devait y avoir, pensa-t-elle, quelqu'un... d'assez proche, qui connaissait déjà Zayed Fehr.
Une ex, par exemple. Ou une amie de la famille...
Alors qu'elle ouvrait son calepin pour noter ces idées et en quêter d'autres, on frappa à la
porte.
— Entrez, dit-elle, espérant que ce serait Manar.
Ce fut une jolie brune en robe crème très simple qui apparut sous l'arcature d'entrée.
S'immobilisant au sommet des quelques marches qui menaient dans le salon, elle eut un faible
sourire.
— Je n'ai pas été une très bonne hôtesse, et je vous prie de m'en excuser. J'aurais dû venir
vous saluer plus tôt. Je suis Jesslyn Fehr.
— Majesté !
Lou se leva d'un bond, se hâtant d'accueillir l'épouse de Sharif qui descendait à présent dans
la vaste pièce. Elle ne savait trop si elle devait s'incliner ou exécuter une véritable révérence.
— Majesté, vous n'êtes pas tenue de vous occuper de moi ! Je suis déjà si confuse
d'imposer ma présence en de telles circonstances ! Je n'ignore pas que de lourdes
responsabilités pèsent sur vous.
Jesslyn regarda dans le vague, l'air perdu.
— Hélas, je peine à me donner de l'occupation. Je n'arrive pas à oublier. Même quand je
suis avec mes enfants.
Lou fut frappée par la pâleur de la reine, par sa tension et sa fatigue.
— Comment vous sentez-vous ? lui demanda-t-elle avec douceur.
Jesslyn échoua à sourire.
— Il faut qu'il revienne, soupira-t-elle. Sans lui, je ne peux pas continuer.
— Venez donc vous asseoir. Pardonnez-moi d'être encore en pyjama, j'aime travailler à mon
aise.
— Et je vous comprends, dit la reine, prenant place sur un divan en face de Lou. Quand
j'étais enseignante, je passais des week-ends entiers en chemise de nuit. Avez-vous déjeuné?
— Non, mais ce n'est pas...
— Je n'ai rien pris non plus, et ça me ferait plaisir de partager un petit déjeuner en bavardant.
Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, bien sûr.
— Cela me ferait plaisir, au contraire, affirma Lou, émue par la simplicité de la reine.
Pressant un bouton d'appel presque invisible sur le côté de la table basse, Jesslyn fit surgir
une servante en tunique blanche.
— Oui, Votre Majesté ?
— Mehta, pourriez-vous apporter du café pour deux ? Et quelque chose à grignoter?
La domestique se retira, et Jesslyn regarda autour d'elle.
— Il y a longtemps que je n'étais pas venue ici, reprit-elle. J'y étais installée lors de mon
premier séjour au palais. C'est toujours aussi beau, avec cette jolie cour inondée de soleil...
Avez-vous exploré un peu le jardin?
— Non, j'avais l'intention d'y faire une promenade dans la matinée.
La reine acquiesça d'un air triste et absent, murmurant :
— C'était leur suite, vous savez...
— La suite de qui ?
— Des jumelles. Jamila et Aman. Ces pièces sont très rarement utilisées. Je crois que nous
sommes les seules à les avoir occupées depuis leur mort.
Lou fut troublée par cette information.
— Vous les connaissiez bien ? demanda-t-elle à Jesslyn.
— Nous étions amies intimes. Nous nous étions connues au collège et, par la suite, nous
avions partagé le même appartement. Elles étaient en vacances en Grèce lorsque l'accident
s'est produit. Elles sont... mortes à une semaine de distance. C'est comme cela que j'ai
rencontré Sharif : à l'hôpital, la veille de la disparition d'Aman.
Jesslyn cilla, chassant farouchement un afflux de larmes.
— Je ne peux pas perdre Sharif, souffla-t-elle. Je ne peux pas vivre sans lui. Il est tout pour
moi.
Elle se ressaisit au prix d'un suprême effort, et tenta de sourire.
— Vous le connaissez, m'a-t-on dit.
Lou, qui s'efforçait de ne pas pleurer aussi, précisa :
— Oui. J'ai obtenu la bourse Fehr lorsque j'étais à Cambridge. Au fil du temps, j'ai appris à
connaître le roi, votre époux. C'était un mentor merveilleux, très bon et généreux.
L'expression de Jesslyn s'éclaira.
— Vous êtes la psychologue ?
— Oui.
— Et voilà que vous vous êtes trouvés, Zayed et vous. Le monde est étrange, n'est-ce pas ?
Sharif a l'habitude de prétendre qu'une mauvaise chose peut engendrer quelque chose de bon.
Apparemment, il avait raison. Peut-être sortira-t-il quelque chose de bon de tout ceci...
Mehta apporta un plateau avec du café. Elle était suivie de près par Manar, qui disposa sur la
table du jus d'orange frais, des pâtisseries alléchantes et des bols de yaourt crémeux.
Lou et Jesslyn étaient toujours en train de bavarder — parlant des enfants, et en particulier
du jeune Tahir, l'héritier royal âgé de deux ans — lorsque Zayed fit son apparition une demi-
heure plus tard.
Zayed s'approcha aussitôt de Jesslyn pour l'embrasser, puis il se tourna vers Lou et la salua
d'un :
— Quoi ? Pas de tailleur gris, aujourd'hui ?
Il portait pour sa part un pantalon noir et une chemise en lin blanc. Fraîchement douché et
rasé de près, il était l'image même de la sophistication désinvolte. Lou se sentit d'autant plus
honteuse.
— Je n'ai pas encore eu le loisir de le mettre, répondit-elle maladroitement.
Elle était gênée d'avoir été surprise par la reine en pyjama et lunettes. Fallait-il en plus que
Zayed vienne ajouter à son embarras ?
— Le tailleur gris est parfait, mais vous aurez peut-être envie de changer de tenue. Il va faire
très chaud, vous savez. Et je m'étais proposé de vous montrer les jardins du palais, tout à
l'heure.
— Vous avez beaucoup de choses à faire, je vais vous laisser travailler, dit alors Jesslyn, qui
se leva pour embrasser Zayed puis sourit à Lou. J'emmènerai les enfants à la baignade, tout à
l'heure. Si vous avez un moment de liberté, n'hésitez surtout pas à vous joindre à nous. Les
petits meurent d'envie de connaître leur nouvelle tante.
Dès que la reine fut hors de portée d'oreille, Lou, ébahie, lâcha :
— Elle a prononcé le mot « tante », ou j'ai mal entendu ?
— C'est ce que j'ai cru comprendre aussi, dit Zayed, jetant un coup d'œil intrigué en
direction du couloir où Jesslyn venait de disparaître.
— Elle n'a pas pu vouloir dire ça, n'est-ce pas ? fit Lou, libérant machinalement ses cheveux
de l'élastique qui les emprisonnait.
— Je me le demande, murmura Zayed.
— Pardon ? Vous vous le demandez ? Comment a-t-elle pu s'imaginer que nous... que je...
Elle sait que je suis psychologue experte en relationnel, et que je m'occupe de vous.
Il y eut un long silence éprouvant pour les nerfs, puis Zayed finit par se tourner vers elle et
hausser les épaules.
— Il se peut qu'elle vous prenne pour ma fiancée.
— Mais pourquoi ?
— J'avais dit que lorsque je reviendrais, ce serait avec ma fiancée, énonça-t-il avec calme.
Lou le dévisagea, horrifiée.
— Est-ce que tout le monde croit ça ?
— Je n'en sais rien. Cela expliquerait, en tout cas, pourquoi vous êtes installée dans
l'appartement de mes sœurs. Il est exclusivement réservé à la proche famille.
— Oh, non ! s'exclama Lou, se couvrant les yeux.
La reine l'avait-elle considérée comme sa future belle-sœur! Dieu, que c'était gênant !
Surtout en ces circonstances, avec tout ce que Jesslyn était en train de subir...
— Il faut que vous alliez les détromper et leur donner des explications, insista-t-elle de façon
pressante. Surtout à la reine. Elle subit déjà un tel stress. Je ne veux pas qu'elle soit mal à l'aise
lorsque votre véritable fiancée arrivera.
— Et quand cela aura-t-il lieu, docteur Tornell ? Nous ne sommes pas plus près de me
trouver une épouse que nous ne l'étions voici cinq jours à Vancouver, Peut-être serait-il temps
de reconsidérer les options, fit Zayed, se laissant tomber sur le divan qu'avait occupé Jesslyn.
— C'est exactement ce que je pensais, dit Lou en reprenant son calepin. Il y a sûrement
quelqu'un qui convient parmi les personnes qui font partie de votre vie, qui sont proches de
vous. Une ancienne petite amie. Une amie de la famille...
Il hocha la tête d'un air songeur :
— Une amie de la famille. Oui... Quelqu'un qui nous connaît, qui a un passé commun avec
nous. Ce serait le plus sensé et le plus logique.
Il se pencha pour rafler une pâtisserie sur le plateau en ajoutant :
— Ce serait même l'idéal.
— Je suis contente que nous soyons d'accord. Mais j'aurais une question à vous poser.
Sharif a quatre enfants : trois filles et un garçon de deux ans, Tahir. Pourquoi l'un d'eux n'hérite-
t-il pas du trône ? Pourquoi devez-vous être roi ?
— Cela remonte à une très ancienne tradition. Nous sommes par bien des côtés un pays
moderne. Mais dans certains domaines, les choses n'ont pas changé depuis quatre siècles. La
loi de Sarq veut que le prince régnant soit de sexe masculin, qu'il ait déjà atteint l'âge de vingt-
cinq ans, et qu'il ait au moins une épouse.
— Au moins une? dit Lou, saisie. Combien est-il censé en avoir en tout?
— Mon père et mon grand-père étaient progressistes : ils n'ont pris qu'une femme. Mais mon
arrière-grand-père en avait trois.
— Donc, aujourd'hui encore, le roi pourrait prendre plusieurs femmes ?
— Légalement, oui. Moralement, certes pas. Depuis un siècle, les Fehr n'ont eu qu'une
épouse, n'ont aimé qu'une seule femme. Ils ont été loyaux, et, malgré tout ce que vous avez pu
entendre à mon sujet, je le serai tout autant.
— J'imagine que ce sera un soulagement pour votre fiancée !
— Je le crois aussi, fit-il en souriant.
— Bon. Avez-vous quelqu'un en tête, ou devons-nous rediscuter, et reconstituer une liste ?
— Oh, j'ai quelqu'un en tête, oui, fit-il avec nonchalance.
— Parfait ! Je vous écoute.
— Je crois que vous serez surprise, continua-t’il, souriant de plus belle.
— Vraiment ?
— Oui. Mon choix s'est porté sur vous, docteur Tornell. Vous êtes l'idéal : cultivée et bien
élevée, vous avez réussi. Et, cerise sur le gâteau, vous êtes une vieille amie de la famille. La
protégée de mon frère Sharif.
Lou se leva en chancelant, et s'écarta de plusieurs pas :
— Vous avez bu ? fit-elle.
— J'ai pris un simple café.
— Cheikh Fehr...
— Il serait peut-être temps que vous m'appeliez Zayed. Nous sommes virtuellement promis
l'un à l'autre.
Prise de vertige, Lou s'assit sur les marches du living.
— Non, pas du tout ! Il n'en est pas question. En aucun cas et à aucune condition.
— Je crains fort que Jesslyn et les enfants ne soient déjà convaincus du contraire.
— Alors, allez dissiper ce malentendu ! fit-elle en pointant le doigt vers le couloir. Je suis
venue vous aider à trouver une épouse. C'est l'unique raison de ma présence ici.
— Je financerai malgré tout votre centre de recherches, vous savez. Cet argent vous
reviendra quand même.
Lou, qui ne s'était jamais évanouie de sa vie, crut qu'elle allait perdre connaissance. Parlait-il
sérieusement? Et avait-il affirmé qu'il lui donnerait de l'argent pour qu'elle se marie avec lui ?
Elle se cramponna au rebord de la marche sur laquelle elle était assise, cherchant à dominer
son vertige : tout semblait tournoyer devant elle...
— Nous — n'allons — pas — nous — marier, scanda-t-elle.
Se contentant de la contempler avec un calme impérial, il fit valoir :
— Vous êtes la solution parfaite. Vous correspondez à ce que je veux. Vous connaissez ma
situation. Vous avez conscience que j'ai besoin de conclure une union de convenance et non un
mariage d'amour. Vous êtes hautement qualifiée en tant que candidate, vous êtes intelligente et
intéressante, et nos enfants seront futés...
— Bonté divine ! Des enfants ?
— Nous pourrons attendre un an avant d'en faire, pour le cas où l'on finirait par retrouver
Sharif. Car s'il revenait, je vous libérerais de vos obligations, bien entendu...
— Vous ne plaisantez pas, lâcha-t-elle dans un murmure. Elle se leva en chancelant et détala.
— Pas de panique ! lui cria-t-il. Nous sommes tenus de nous courtiser. Cela aura lieu après
la cérémonie, voilà tout.
Lou, qui était parvenue sur le seuil, se tourna pour le regarder. Il n'avait pas bougé, et
exsudait toujours une certitude tranquille. Le pire était qu'elle ne pouvait même pas le juger fou.
Elle connaissait les signes du dérangement mental, et il n'en présentait aucun. Il n'empêche : il
était en pleine hallucination en ce qui la concernait !
Elle n'était pas une femme qu'on épouse, et ne serait jamais du genre à se marier. « Grâce » à
ses parents, elle était vouée au célibat.
— Si vous refusez de parler à la reine Fehr, je m'en charge, déclara-t-elle. Il vaut mieux
crever cet abcès tout de suite plutôt que de courir à la catastrophe.
Sur ces mots, elle entra dans sa chambre et en referma la porte d'un geste résolu.

6.
Après le départ de Zayed, Lou fit les cent pas, cherchant le meilleur moyen de gérer la
situation. Car la solution proposée par Zayed n'en était évidemment pas une.
Quoique... dans un certain sens, ce n'était pas tout à fait vrai. Si elle acceptait, Zayed aurait
résolu son problème : il aurait une épouse et le trône. Tout serait réglé.
De son côté, en revanche, elle ne gagnerait rien. Elle ne voulait pas se marier ! Elle n'était pas
du tout faite pour la vie domestique ! Elle aimait celle qu'elle menait, et adorait son travail. Il
était hors de question qu'elle y renonce — surtout pour un homme tel que Zayed Fehr !
Elle devait s'entretenir avec la reine Jesslyn. Dès que celle-ci serait au fait de la vérité, Zayed
ne pourrait plus exercer sur elle la moindre contrainte.
Lou redoutait, bien sûr, d'aller trouver Jesslyn en un tel moment. Elle l'avait vue si pâle, si
ravagée de chagrin ! Il semblait cruel et injuste de lui porter un nouveau coup... Mais que faire
d'autre ? Allait-elle se laisser manipuler par Zayed et consentir à l'épouser ?
Certes pas !
Même si une petite part d'elle-même était... eh bien, flattée par cette proposition. Après tout,
les hommes beaux et sexy étaient loin de se bousculer à sa porte...
En fait, il n'y en avait aucun, et elle était attirée, terriblement attirée par Zayed Fehr. Elle
avait même passé la nuit entière à rêver qu'elle faisait l'amour avec lui...
Bien qu'elle eût préféré une douche expéditive, elle dut consentir à ce que Manar lui prépare
un bain parfumé à la vanille et aux épices. Une fois que la camériste se fut retirée, Lou ôta son
pyjama et se glissa dans l'immense baignoire. Un rituel très Mille et Une Nuits, pensa-t-elle en
étouffant un petit rire. Une autre qu'elle aurait peut-être été tentée par tout ce luxe. Tentée par
la proposition de Zayed.
Mais elle avait grandi dans une immense demeure de Beverly Hills, environnée de serviteurs.
Elle était bien placée pour savoir que l'argent n'achetait pas le bonheur. En réalité, il rendait les
gens arrogants, mesquins, égoïstes et cruels.
Du moment qu'elle avait de quoi subsister, elle ne se souciait guère des choses matérielles.
Ce qui lui tenait à cœur, c'était son indépendance. Elle aspirait à avoir un refuge où elle pouvait
se protéger des émotions — les siennes et celles des autres. Et cela, elle ne l'aurait jamais, si
elle restait à Sarq !
Sortie du bain, elle se sécha, puis examina le contenu de sa valise. Elle ne contenait que des
vêtements hivernaux peu appropriés aux températures du désert. Elle finit par se rabattre sur
son tailleur noir, car elle possédait un petit pull sans manches qu'elle pouvait assortir à la jupe.
Chaussée de talons plats, les cheveux noués en queue-de-cheval, elle se mit en quête de la
reine. Mehta, la domestique, la conduisit.
Jesslyn et les enfants se trouvaient dans la nursery. Les filles de Sharif issues d'un premier
mariage jouaient au Monopoly. Le jeune prince Tahir, fils de Sharif et de Jesslyn, s'obstinait à
chambouler les pièces du jeu et se faisait gronder par ses sœurs, ce qui le faisait pouffer à qui
mieux mieux. La reine était assise près d'eux, mais il était visible qu'elle avait l'esprit ailleurs.
Aussitôt, Lou regretta son initiative. Cette famille luttait pour conserver un semblant de vie
normale au milieu d'une tragédie, et voilà qu'elle venait en perturbatrice.
Tahir fut le premier à la repérer, et éleva la voix :
— Marna... Marna, regarde, une dame !
Jesslyn se retourna en tressaillant et aperçut sa visiteuse.
— Oh, Lou ! Bonjour. Entrez donc. Je ne vous avais pas vue, dit-elle en souriant tandis que
le petit garçon grimpait sur ses genoux.
Elle caressa les boucles noires de son fils d'une main tremblante, et Lou eut le cœur serré.
Qu'était-elle venue faire ici, mon Dieu ! pensa-t-elle.
S'efforçant de prendre un ton joyeux, Jesslyn déclara :
— Les filles, j'aimerais vous présenter quelqu'un de spécial : le Dr Lou Tornell, la fiancée
d'oncle Zayed. Ils se marient demain. C'est excitant, n'est-ce pas ?
Les fillettes, âgées de neuf à onze ans, se levèrent pour faire une révérence polie, mais leurs
regards noirs brillaient de curiosité. Jinan, l'aînée, voulut savoir si Lou allait se marier à
l'occidentale ou selon le rituel traditionnel de Sarq.
Lou était comme paralysée. Elle était justement venue dissiper ce malentendu, et pourtant,
face à ces cinq paires d'yeux braquées sur elle, elle restait muette, incapable d'esquisser le
moindre geste.
Il fallait qu'elle dise quelque chose, s'intima-t-elle. Qu'elle leur explique qu'il y avait
quiproquo, et qu'elle n'allait pas épouser leur oncle, voilà tout.
Mais aucune parole ne franchissait ses lèvres. La tristesse ambiante lui nouait la gorge. Ce fut
Takia, la petite de neuf ans, qui rompit le silence :
— Tu n'attends pas le retour de papa? Tu te maries sans lui?
Un instant, il n'y eut aucune réaction. Puis la reine se mit à pleurer sans bruit, Sabba et Jinan
éclatèrent en sanglots, et Tahir, perturbé, hurla en se pendant au cou de sa mère. Seule Takia
demeura silencieuse, posant sur Lou un regard dilaté.
Lou eut l'impression qu'on réduisait son cœur en pièces. Les enfants ne devaient pas souffrir;
ils ne devaient pas être contraints de grandir trop vite ! Et pourtant, ces enfants-ci étaient
confrontés prématurément au malheur — un malheur d'autant plus grand que les fillettes avaient
déjà perdu leur mère quelques années auparavant.
— Je regrette qu'on ne puisse pas attendre ton papa, dit Lou d'une voix rauque. Sans lui, ce
ne sera pas pareil.
— Peut-être qu'il faut attendre, chuchota Takia.
— Oncle Zayed et tante Lou le voudraient bien, intervint Jesslyn, mais notre pays est agité en
l'absence de papa, et il faut un roi pour prendre les décisions. Oncle Zayed est très bon et très
courageux, il fait ce que papa voudrait.
— Il épouse tante Lou ? devina Sabba.
— Et il devient roi, dit Jesslyn, souriant à travers ses larmes.
Incapable de rester face à eux, Lou leur décocha un sourire contrit et paniqué, et s'enfuit. Elle
avait à peine franchi le seuil que des larmes se mirent à rouler sur son visage. Le chagrin de
cette famille rendait tangible la disparition de Sharif. Sharif était mort. Mort. Il ne reviendrait
jamais ! Elle ne reverrait plus l'homme qu'elle avait adoré et vénéré pendant si longtemps.
Elle tenta de retrouver le chemin de sa suite. Mais après un ou deux détours dans les
couloirs, elle s'égara. Alors qu'elle tâtonnait, elle se heurta à Zayed.
— Je sors de votre chambre, dit-il en la stabilisant d'une main ferme.
— Je suis allée voir la reine, murmura-t’elle.
— Qu'est-il arrivé ? Qu'est-ce qui ne va pas ?
— Votre frère est mort, la reine et les enfants ont le cœur brisé, le pays est en émoi, et vous
êtes le courageux sauveur de Sarq. Aurais-je pu dire que je ne vous épouserais pas ? fit-elle en
braquant les yeux sur lui en dépit de ses larmes. La reine m'a présentée à eux comme « tante
Lou », Dieu du ciel ! La petite Takia ne comprenait pas qu'on n'attende pas le retour de son
papa !
Là-dessus, elle se tut et attendit elle ne savait trop quel secours.
— Dire que je vous avais prise pour une femme froide ! lâcha Zayed.
— Je n'aime pas du tout être comme ça, figurez-vous...
— Moi, j'aime que vous réagissiez ainsi ! C'est authentique, et adapté à la situation.
Elle se mordit la lèvre, qu'elle sentait trembler comme celle de Takia un instant plus tôt. Il
ajouta doucement :
— Pourtant, je donnerais n'importe quoi pour que Sharif franchisse le seuil de cette maison
sain et sauf. Mais, par respect pour lui, je dois assumer la royauté. J'ai besoin de vous pour
accomplir mon devoir.
— C'est d'une épouse que vous avez besoin, pas de moi.
— Mais vous êtes cette épouse ! Vous êtes celle que je veux, celle qu'il me faut.
Lou songea une fois encore à Jesslyn, aux enfants, et les pleurs la submergèrent. Amour,
deuil, mariage, enfants... Tout ce qu'elle redoutait le plus rôdait dans ce palais.
Pouvait-elle cependant quitter cette famille accablée par le chagrin ? Elle avait passé des
années à se former, à conseiller et guider, à écrire et conférer pour aider les autres. Comment
aurait-elle pu ne pas répondre à l'appel à l'instant où on avait le plus besoin d'elle ?
— Il me faut du temps, murmura-t’elle. Zayed, qui allait s'insurger, se ravisa :
— Dans ce cas, nous nous retrouverons pour un déjeuner tardif. Cela vous laisse une heure
ou deux.
— C'est trop court !
— Il faudra que ça suffise. Ce pays n'est plus dirigé depuis deux semaines. Toutes les
décisions sont en suspens, même pour l'enterrement de mon frère.
— Soit, abdiqua-t-elle d'une voix que la fatigue et l'accablement rendaient âpre.
— Je vous raccompagne.
— Inutile, indiquez-moi seulement la bonne direction.
— C'est compliqué.
— Je suis assez intelligente pour me débrouiller.
Ils se défièrent du regard, tous deux frustrés et furieux. Puis Zayed lâcha au bout d'un silence
tendu :
— Très bien, vous avez gagné.
Il lui donna des directives qu'elle prétendit avoir saisies alors qu'il n'en était rien. Mais, avec
l'aide d'un membre du personnel croisé sur sa route, elle put regagner sa suite sans encombre
et, à peine entrée, elle alla s'allonger dans sa chambre, émotionnellement épuisée.
Sans doute s'endormit-elle, car Manar dut la réveiller pour l'avertir qu'il était 13 heures. Le
repas serait servi dans une demi-heure, précisa-t-elle en lui demandant s'il lui plairait de
s'habiller avant de rejoindre Son Altesse sur la terrasse.
— Il fait très chaud, souligna-t-elle.
— Je me changerais si je pouvais, répondit Lou. L'ennui, c'est que je n'ai rien d'autre.
— Mais vous avez des tas de choses, docteur Tornell ! C'est arrivé de Dubaï.
— Pardon?
— Pour votre trousseau. Son Altesse aimerait que vous les portiez dès à présent, expliqua
Manar, incapable de dissimuler son excitation. Tout est dans le salon. Venez voir.
Lou sauta à bas du lit et, pieds nus, gagna le living, à présent envahi par une extravagante
quantité de sacs et de boîtes. Lacroix, Chanel, Valentino, Dior et d'autres noms aussi
prestigieux figuraient sur les paquets. Hésitante, elle souleva un couvercle, et découvrit une
robe rose saumon ; la boîte d'à côté contenait un cardigan en cachemire rose pâle ; la
troisième, des sandales églantine ; la quatrième, une pochette en crocodile fuchsia...
Elle se laissa tomber sur un fauteuil. Du rose! Mais elle n'en portait jamais ! Où étaient les
teintes sombres qu'elle affectionnait, et la faisaient se sentir invincible ? Ces vêtements étaient
bien trop sexy...
— Tout est rose ? s'enquit-elle avec une pointe d'angoisse.
— Vous n'aimez pas votre nouvelle garde-robe? s'étonna Manar. Ces vêtements sont
pourtant merveilleux !
Lou faillit fondre en larmes. Comment Zayed avait-il pu penser qu'elle porterait des toilettes
aussi niaises, aussi peu professionnelles ? La prenait-il pour une poupée ? Elle était le Dr Lou
Tornell, et il ferait bien de s'en souvenir !
A l'effarement de Manar, elle tint à mettre sa jupe et son chandail noirs pour le déjeuner.
Ouvrant au hasard les boîtes d'accessoires, elle lui tendit toutefois un sautoir en grosses perles
roses.
— Prenez ça, au moins, l'implora-t-elle. Pour ne pas avoir l'air de rejeter les présents de Son
Altesse.
Lou se laissa ensuite mener dans le jardin. Avant même de pénétrer dans le patio, elle
entendit le ruissellement argentin d'une fontaine. Une tonnelle de vigne vierge apportait de
l'ombre sur la terrasse, et une délicieuse odeur de roses anciennes parfumait l'air.
Zayed l'attendait, et elle sentit le poids de son regard scrutateur.
— Vous n'aimez pas vos nouvelles toilettes ?
— Elles sont roses, Votre Altesse, répondit-elle en prenant place sur le siège qu'il avait tiré
pour elle.
Il s'assit face à elle.
— Vous n'aimez pas le rose ?
— Ai-je l'air d'une femme qui a du goût pour les couleurs poupée Barbie ?
Il la contempla, laissant errer son regard de ses yeux à sa bouche, puis à ses seins, sur
lesquels il s'attarda presque avec indécence.
— Vous avez l'air d'une femme qui a grand besoin de se souvenir qu'elle en est une.
— Ah ? Et, selon vous, c'est en m'habillant comme une poupée que je deviendrai une vraie
femme?
— Non. Une expérience sexuelle digne de ce nom serait plus appropriée. Mais en attendant,
rien ne vous interdit de porter des toilettes qui rehaussent votre teint et la couleur de vos
cheveux. Vous êtes belle...
— Cheikh Fehr je vous en prie...
— ... mais résolue à le cacher sous les vêtements les plus hideux qui soient, continua-t’il sans
désemparer.
Il s'interrompit avec un sourire en coin, puis ajouta :
— Nous pourrions nous appeler par nos prénoms, ne croyez-vous pas ? Au lieu d'employer
ces titres cérémonieux.
— Il me plaît d'être le Dr Tornell.
— Ça, je sais ! s'amusa-t-il. Si c'est tout ce qu'il faut pour vous rendre heureuse, je vous
promets de vous appeler Dr Tornell au lit.
— Vous auriez pu vous dispenser de cette remarque, Zayed, le fustigea-t-elle en rougissant.
Il se contenta de sourire, ce qui magnifiait encore sa beauté si peu ordinaire.
— Vous êtes une perle, Lou. Si comme il faut. Si radicalement prude. Un fruit rare et
délicieux hérissé de quantité d'épines.
Empourprée, elle fixa le centre de table orné de grosses roses blanches.
— Si vous supposez que les piquants protègent un fruit délicat et succulent, vous faites
erreur. L'intérieur est amer et tout aussi corrosif.
— Il y a un remède à ça, j'en suis sûr.
L'apparition du personnel de cuisine épargna à Lou le souci de répliquer. Divers apéritifs
furent disposés : olives, poivrons grillés et feta, câpres au citron, grains de raisin fourrés,
aubergines farcies, crevettes, accompagnés de pains dorés. Puis les plats succédèrent aux
plats, dont Lou ne parvenait à avaler qu'une ou deux bouchées. Zayed, au contraire, dévorait
avec appétit.
Levant les yeux et captant son regard, il observa :
— Vous devez dépasser vos conflits intérieurs et être moins tendue. Puisque le conflit est là...
— Il n'existait pas avant votre irruption dans ma vie, coupa-t-elle. Tout allait bien. J'étais
heureuse. Je réussissais.
— Cela n'a pas changé. Et vous serez heureuse, je vous l'assure. Vous ne perdez rien en
m'épousant. Vous y gagnez un mari, une famille et un royaume.
— Mais je ne veux rien de tout cela ! s'écria-t-elle. J'aime la simplicité de mon existence. Elle
me convient. Elle me permet de m'accomplir.
— Vous pensez que vous ne pourrez pas réaliser de grandes choses si vous devenez épouse
et mère ?
— Oui, répondit-elle avec résolution. Et s'il se peut que j'envisage un mariage provisoire,
j'insiste pour qu'il n'y ait pas d'enfants. Je ne serai mère en aucun cas. Si vous misez sur une
union à vie et si vous cherchez une génitrice, vous n'avez pas élu la femme qui convient.
Il se renversa en arrière, comprenant sa réaction bien mieux qu'elle ne le supposait. Tout
comme elle, il n'avait jamais projeté de se marier. Il n'avait jamais désiré engendrer d'enfants.
— Les enfants ne sont pas ma priorité, dit-il avec calme. Le fils de Sharif deviendra roi à son
vingt-cinquième anniversaire. Je ne serai que le gardien du trône en attendant que Tahir soit en
âge de régner.
— C'est un mariage temporaire, Zayed. Vous l'avez déclaré vous-même.
— Il serait temporaire si Sharif revenait. Sinon...
Il n'acheva pas sa phrase, mais c'était inutile. Farouchement, Lou secoua la tête :
— Je ne passerai pas les vingt prochaines années à attendre avec vous que Tahir grandisse.
— Ce serait exactement vingt-trois, en fait.
— Vingt-trois ans ? Ensemble ? Vous êtes fou ?
— Non. Je me trouve même plutôt brillant. Vous êtes parfaite pour moi, et vous êtes la reine
idéale. Vous pouvez être un levier de changement ici, à Sarq. Vous pourriez contribuer à
réformer notre système, à introduire des lois plus égalitaires entre hommes et femmes.
— Rien ne vous empêche de le réaliser sans moi. Réprimant un sourire, Zayed répliqua :
— Ce ne serait pas aussi amusant.
— Amusant ! s'indigna-t-elle. Vous devriez être horrifié à l'idée de m'épouser. Je ne satisfais
même pas à la moitié des attributs dont vous avez dressé la liste.
Elle sortit de la pochette en crocodile rose pâle, que Manar l'avait contrainte à emporter, un
papier plié qu'elle déploya et lissa sur la table.
— Passons-la un peu en revue, si vous n'y voyez pas d'inconvénient ?
Il l'écouta égrener les éléments qu'il lui avait communiqués, examinant son visage empourpré,
son regard animé d'une lueur presque farouche. Puis, levant les mains en homme qui n'en peut
mais, il déclara :
— Eh bien, cela vous correspond tout à fait ! Intelligente, forte, sûre de soi, accomplie,
compatissante.
— Non, vous vous trompez. Je ne suis ni noble, ni belle, ni altruiste. Si j'accepte de devenir
votre femme, ce sera parce que vous m'apportez ce que je veux.
Elle guetta sa réaction, car elle avait le sentiment d'avoir prononcé des paroles choquantes.
Pourtant, il sembla intrigué, et non scandalisé.
Se rendant compte qu'il l'observait, elle déclara hardiment :
— Vous n'aurez rien sans rien, Zayed Fehr. Il vous faut une femme, n'importe laquelle? Soit,
je serai cette épouse. Mais il y a des conditions.
— Je vous écoute.
— Je veux le centre de recherches.
— Cela coûtera cher.
Pommettes empourprées, le regard étincelant, elle ajouta imperturbablement :
— Je continuerai à travailler, à porter mon nom, et je conserverai ma clientèle et mon
appartement de San Francisco.
Il sut à cet instant qu'il l'embrasserait sous peu, ne fût-ce que pour goûter de nouveau à ses
lèvres pleines et douces et pour sentir brûler ce tempérament de feu qui était le sien. Il n'avait
jamais rencontré une telle femme. Et, si leur union ne semblait pas destinée à devenir un
mariage d'amour, elle serait passionnée, en tout cas. Cela, il en était certain.
— Et moi, à quoi ai-je droit? demanda-t-il avec calme. Rafraîchissez-moi la mémoire.
— Vous obtenez une épouse. C'est bien ce que vous vouliez, non ? fit-elle d'un air de défi.

7.

Lou était plantée devant quatre robes de soirée : la première en tulle rose pâle ; la deuxième
en taffetas brillant tirant sur le mauve ; la troisième, fuchsia et à falbalas ; la quatrième, sexy et
de soie saumon. Impossible de décider lequel de ces fichus bouts de chiffon roses représentait
le « moindre mal » !
Il fallait pourtant qu'elle tranche. Dans une heure, elle devrait se présenter dans la salle à
manger de cérémonie du palais à l'occasion d'un dîner prénuptial donné en son honneur, parée
de l'une de ces diaboliques toilettes.
Les noces elles-mêmes auraient lieu le lendemain matin. Puis, plus tard, dans l'après-midi,
une cérémonie restreinte consacrerait Zayed roi de Sarq.
D'ici là, il y avait d'abord ce grand dîner, suivi d'une réception prévue pour une centaine
d'invités. La reine Jesslyn et ses enfants y assisteraient, ainsi que le cheikh Khalid Fehr, le jeune
frère de Zayed, qui avait passé tous ces jours derniers dans le désert parmi les sauveteurs, à la
recherche de Sharif. En revanche, et bien qu'elle en fût tout à fait désolée, la jeune épouse de
Khalid, Olivia, ne pourrait être présente : sa grossesse avancée lui interdisait de prendre
l'avion. Quant à la mère de Zayed, qui était encore à l'hôpital, elle espérait être libérée le
l'avion. Quant à la mère de Zayed, qui était encore à l'hôpital, elle espérait être libérée le
lendemain, pour le mariage.
En songeant à tous ces gens qui la jaugeraient, Lou sentit monter en elle une vague de
panique...
Un coup léger fut frappé à la porte, et lorsqu'elle alla ouvrir, elle se trouva face à Zayed.
— Je vous apporte une solution de rechange, dit-il en lui tendant une housse crème.
J'ignorais que vous détestiez le rose à ce point.
Elle hésita, puis accepta la housse en lançant d'un ton railleur - bien que le contact bref mais
électrisant des doigts de Zayed la fît frémir :
— Qu'est-ce que c'est ? Une offrande bleu layette ?
— Vous brûlez, répondit-il avec un regard amusé. Et ça, ajouta-t’il en lui fourrant dans la
main un sac de shopping, ce sont les accessoires : chaussures, bijoux, sous-vêtements.
— Des sous-vêtements ? fit-elle avec un haussement de sourcils.
Elle tenta d'ignorer le frémissement de sa chair, la façon dont les pointes de ses seins s'étaient
raidies. Elle devenait, pensa-t-elle, beaucoup trop sensible à sa présence troublante, à la
chaleur de son regard si déstabilisant.
— J'ai pensé que vous aimeriez avoir quelque chose de spécial à mettre sous cette robe...
— Vous les avez achetés vous-même, ou est-ce une de vos secrétaires qui s'en est chargée ?
— C'est moi qui les ai achetés, oui. La boutique était proche de l'hôpital, le geste allait de
soi. Alors, si les tailles ne conviennent pas, vous n'aurez à vous en prendre qu'à moi.
— Je suis sûre que ça conviendra, dit-elle précipitamment avant de le remercier et de
refermer la porte sur lui.
Mais, dès qu'elle fut seule, une douleur sourde lui transperça le cœur. Elle aurait commis la
pire des bévues en s'éprenant de Zayed. C'était déjà assez douloureux. Aimer Zayed la ferait
souffrir...
Refoulant un brusque afflux de larmes, elle fit glisser la fermeture Eclair de la housse, faisant
apparaître une longue robe de soie froissée couleur d'océan. C'était un bleu profond et
lumineux, changeant comme la mer. Il semblait n'avoir été créé que pour elle, tant cette teinte
parlait à son âme !
Elle se tourna vers le miroir, éleva devant elle la robe délicate irisée par la lumière. Et, pour la
première fois, il lui sembla qu'elle pourrait être belle, ne fût-ce que quelques heures. Elle avait
bien le droit, tout de même, de jouer à la princesse de conte de fées pour cette seule occasion
? De se prendre pour Cendrillon...
Elle se baigna rapidement pour se vêtir au plus vite. Enveloppée de sa serviette, elle sortit la
boîte de chaussures, l'écrin, les sous-vêtements. Elle enfila en rougissant le slip de dentelle
noire, et constata qu'il ne dissimulait pas grand-chose. Mais il était raffiné, délicat et... sexy, une
nouveauté pour elle.
La robe lui allait comme un gant, et elle admira réellement son reflet dans la psyché. Oui, cela
lui convenait. Ni frou-frou ni falbalas. Le fourreau, dégageant une épaule, descendait
souplement jusqu'à ses chevilles.
Elle avait l'air d'une... sirène, pensa-t-elle avec un sourire timide et ravi. Ce fut avec une
excitation croissante, presque avec griserie, qu'elle chaussa les escarpins couleur ivoire, mit les
bracelets et les pendants d'oreilles légers et ouvragés, en or blanc et diamants. Elle décida que
cette soirée serait la sienne, qu'elle allait y prendre plaisir, et voilà tout.
Manar se présenta. Elle venait voir où elle en était de ses préparatifs, et un grand sourire
approbateur illumina son visage.
— Vous êtes superbe, murmura-t’elle. C'est exactement la couleur de vos yeux.
— Merci, murmura Lou, qui avait l'impression d'être un papillon sortant de sa chrysalide.
Euh... comment devrais-je arranger mes cheveux, à votre avis ?
Manar l'examina encore un instant, puis énonça en hochant la tête d'un air décidé :
— Laissez-moi faire. Je vais m'en charger.
Zayed, posté en deçà de l'arcade qui menait au grand salon i le réception protocolaire,
saluait les invités et échangeait avec eux quelques mots tout en guettant l'arrivée de Lou. Elle
était un peu en retard. Cela ne lui ressemblait pas ! Il se demanda soudain si des rumeurs lui
étaient revenues aux oreilles sur son liasse, sur la malédiction qui pesait sur lui, et si elle n'avait
pas choisi de s'enfuir plutôt que de le rejoindre.
Si c'était le cas, il ne l'en blâmerait pas. A sa place, il n'aurait pas accepté d'épouser Zayed
Fehr. A Sarq, tout le monde savait qu'il était le prince noir, le prince maudit !
Il y eut du remue-ménage dans le couloir, et il la vit se hâter vers lui, relevant les pans de sa
robe pour ne pas trébucher. Le groupe d'hommes qui l'environnait s'écarta, le laissant libre de
s'avancer jusqu'à elle.
— Je me suis perdue ! lui chuchota-t-elle, empourprée et à bout de souffle. J'ai dit à Manar
que je saurais me débrouiller, mais je me suis égarée.
Il vit qu'elle était réellement mortifiée, et, en découvrant ce nouveau point faible dans son
armure, il fut touché.
— Pas de problème, lui dit-il. Vous êtes la future épouse. Vous pouvez nous faire attendre
tant qu'il vous plaira.
— Pas du tout ! La ponctualité est une chose essentielle ! Elle appuya ces propos d'un signe
de tête décidé qui fit danser
ses mèches couleur de lune, où se mêlaient l'argent et l'or pâle. C'était la première fois qu'il la
voyait coiffée ainsi. Ses cheveux, ramenés en arrière au niveau du front et très légèrement
crêpés pour former une couronne, puis lissés derrière ses oreilles et rattachés par un nœud
délicat, retombaient en boucles libres à partir de sa nuque. « Une coiffure de princesse »,
pensa-t’il. Elle avait l'air d'une créature marine, une vraie sirène.
— Vous êtes ravissante, dit-il avec sincérité.
Alors qu'elle murmurait : « Merci », et levait vers lui ses yeux d'un bleu profond et intense, il
éprouva un violent accès de désir et de possession qui le surprit. Il la désirait plus qu'il n'avait
désiré aucune femme depuis des années. Peut-être même encore plus que la princesse Nour.
Nour. Il y avait longtemps qu'il ne s'était autorisé à penser à elle, et il frissonna. La mort
violente de la princesse Nour, âgée de vingt-quatre ans à peine, avait marqué le début de la
malédiction. A dix-sept ans, presque dix-huit, il aurait dû mesurer les conséquences possibles,
se rendre compte que les risques étaient très supérieurs au plaisir. Mais il était jeune, alors, et
amoureux fou...
— Des présentations s'imposent, énonça une voix mâle et grave.
Zayed se tourna avec soulagement vers son frère Khalid, espérant que cette interruption
mettrait un terme à l'afflux de ses souvenirs.
Khalid avait revêtu, comme lui, la tunique traditionnelle crème et or. Mais aucun d'eux ne
portait de coiffe, ils n'en mettaient jamais au palais.
Zayed fit les présentations. Hélas, le passé le tenait à la gorge et ne le lâcha pas. Malgré la
soirée qui s'annonçait, et la beauté de sa future épouse, il revivait le jour où il avait appris la
mort de la princesse.
Il avait tout cassé autour de lui, réclamé justice, hurlé l'innocence de Nour et son propre
chagrin. Il avait fallu toute la force de son père, de ses frères et des serviteurs royaux pour
empêcher le jeune Zayed d'aller demander raison à l'époux de Nour. Il voulait sa vengeance.
Mais les siens l'avaient enfermé au palais jusqu'à ce qu'il reprenne son sang-froid. Cela l'avait
tué lui aussi, en quelque sorte. La mort de Nour avait tué en lui le jeune homme et fait émerger
l'homme adulte — dur, fort, beau et si effroyablement vide...
Depuis, sa malédiction rejaillissait sur le palais et la famille Fehr. D'abord, le destin avait pris
ses sœurs. Puis son père. Et maintenant, Sharif.
La tragédie ne finirait-elle donc jamais ?
Les échos de la musique et le brouhaha des voix dans la grande salle le ramenèrent au
présent. On lui adressa un signal. Tout le monde était assis, et le moment était venu pour
l'apparition formelle du couple princier. Khalid s'éclipsa, rejoignant la reine et ses enfants.
— Prête ? demanda Zayed, se tournant vers Lou.
Il vit en elle une femme qui méritait un homme bien meilleur que celui qu'elle avait accepté. Il
n'avait pas d'autre moyen de faire du bien à sa famille qu'en faisant du mal à Lou. Une tragédie,
une de plus...
Lou, qui avait jusqu'alors éprouvé un calme étrange, leva les yeux vers Zayed et perçut tant
de tourment et de souffrance dans son regard qu'elle eut la gorge serrée. Que de tristesse en lui
! En un éclair, elle sut qu'il ne correspondait pas à l'idée qu'elle s'en était faite.
Réalisant qu'il lui était encore plus inconnu, étranger, qu'elle ne l'avait su jusqu'alors, elle
éprouva un regain de nervosité. Pouvait-elle aller de l'avant? Tenir l'engagement qu'elle avait
pris envers Zayed ? Zayed, qui était si beau, si royal, et qu'elle aimait...
Elle l'aimait! s'étonna-t-elle dans un pic d'émotion intense. Peut-être avait-elle toujours été
amoureuse de lui, en effet.
L'enjeu était donc plus important encore qu'elle ne l'avait cru. Puisque son propre cœur était
aussi jeté dans la balance. Pour comble de malheur, elle devait maintenant affronter une
centaine de personnes sans l'appui de ses béquilles habituelles : le costume sévère, les lunettes
et le reste...
Comme s'il lisait en elle, Zayed la prit par le bras et affirma de sa voix grave :
— Je suis avec vous. Je ne vous quitterais pas même si Sharif venait à franchir cette porte.
Il avait tenté d'être rassurant. Mais à la mention de Sharif, elle eut la gorge nouée.
— Je voudrais qu'il la franchisse, murmura-t’elle. Triste, il répondit :
— Moi aussi.
Ensemble, ils traversèrent la salle à manger d'apparat, haute et voûtée, au somptueux décor.
Les longues tables étaient drapées de soie brodée d'or et d'argent, décorées d'une profusion
de bouquets et de chandelles.
Lou éprouva un léger tournis quand ils s'approchèrent de l'endroit où ils devaient prendre
place, surélevé et surmonté d'un dais, comme dans un château médiéval. Le seigneur et sa
dame siégeaient au-dessus des autres.
Nerveuse, elle se cramponna de plus belle à Zayed, soulagée de sentir sa tiédeur, sa force,
son assurance. Il s'agissait des préparatifs avant-coureurs de leur mariage, et cela lui faisait
terriblement peur. Elle avait l'impression d'être sur un navire voué à sombrer d'une minute à
l'autre.
Et pourtant, elle tint bon tout au long du dîner de trois heures. Même si sa main trembla
lorsque Zayed lui passa la bague de fiançailles. Il se contenta de sourire, de glisser l'anneau à
son doigt. La bague était composée d'un diamant bleu rarissime, enchâssé dans des gemmes
blanches et chocolat.
C'était un bijou sublime, mais elle fut plus éblouie encore par l'écrin incrusté de nacre et rubis
qui scintillait de mille feux sous les lumières.
— Quelle splendeur ! souffla-t-elle, maniant le coffret avec révérence. Il est ancien ?
— Il date de 1534, et il a été réalisé par Pierre Mangot, le joaillier de François Ier.
Elle voulut aussitôt restituer l'objet à Zayed.
— Non, je ne puis accepter, c'est trop précieux...
— Fadaises. A Sarq, le futur marié offre toujours d'extravagants cadeaux. Et d'ailleurs,
même si nous étions dans un autre pays, je vous couvrirais de merveilles. Vous êtes belle, et
vous méritez les plus belles choses.
Ces mots l'accompagnèrent pendant toute la soirée, et elle y songeait encore lorsque Zayed
l'escorta jusqu'à sa suite après minuit.
Il était silencieux, et elle se sentait nerveuse. Demain, ils seraient mariés. Demain, elle le
suivrait sans doute jusqu'à sa chambre royale... Elle le désirait, mais elle en avait aussi 1res
peur. .
Tout à coup, elle eut envie de redevenir elle-même : simple et ordinaire avec ses vêtements
passe-partout et sa coiffure sévère. Elle ne voulait plus être Cendrillon...
Elle coula un regard furtif du côté de Zayed, qui marchait à ses côtés, et ses craintes se
confirmèrent de plus belle. C'était l'homme le plus beau qu'elle eût jamais vu, un parangon de
splendeur physique. Jamais il ne pourrait se satisfaire d'une femme comme elle !
Et il ne pourrait jamais l'aimer, bien sûr... Il était intrigué par elle, sans doute, et la considérait
comme un défi à relever, un trophée à conquérir. Mais ces sentiments ne se mueraient jamais
en amour. Il avait affirmé lui-même qu'il était incapable d'un tel sentiment.
Au moment où ils arrivèrent devant sa suite, elle éprouva un réel soulagement. Bientôt, elle
serait seule, loin de Zayed pour quelques heures, loin de cette affreuse sensation de
catastrophe imminente.
Mais Zayed, l'ayant accompagnée dans son living-room, ne parut pas pressé de partir. Il alla
ouvrir les portes-fenêtres, laissant parvenir jusqu'à eux le son argentin de la fontaine.
Lou l'observa tandis qu'il humait l'air vespéral sur le seuil de la terrasse. Le clair de lune
découpait des ombres et des lumières sur son visage viril et pensif. Il finit par lui demander
d'une voix inhabituellement brusque :
— Vous avez des questions, au sujet de demain ?
— Non.
— Vous comprenez ce qu'on attend de vous ? La cérémonie matinale et puis l'après-midi
que nous passerons ensemble ?
— Je crois, dit-elle, en ôtant ses escarpins et en allant se pelotonner sur un des divans.
— Nous devons consommer le mariage afin qu'il soit valide.
Elle sentit son cœur s'affoler :
— Ne pourrions-nous pas simplement déclarer à tout le monde que nous l'avons fait ?
Tourné face à elle et appuyé au montant, il affirma avec une expression étrangement sombre :
— Impossible. Affaire de karma.
— En quoi un mensonge aussi anodin pourrait-il susciter la colère divine ?
— Il n'y a pas de « petit mensonge », murmura-t-il d'une voix si rauque et si profonde qu'elle
eut un coup au cœur.
Effrayée sans savoir pourquoi, elle dit d'une voix frémissante, en s'étonnant de la tension
soudaine qui régnait dans la pièce :
— Vous semblez parler d'expérience, mon prince. Zayed ferma brièvement les paupières,
mais quand il les
rouvrit, elle n'eut pas l'impression qu'il la voyait. Son regard semblait perdu dans le vague, ou
plutôt... fixé sur quelqu'un d'autre.
— Les petits mensonges sont les pires de tous, reprit-il. Ils paraissent sans importance. Mais
ce sont ceux-là qui vous brisent. Qui vous tailladent à vif et vous volent votre âme.
Il passa son poing sur sa bouche, alors, d'un geste farouche, et son regard sombre était plus
noir que la nuit.
— En vous épousant, continua-t’il, je m'engage à vous être fidèle, à vous respecter et à vous
protéger. Je m'y engage de toutes les parcelles de mon être.
Frappée par son accent de sincérité et de colère, elle se demanda dans un élan de peur
pourquoi les choses étaient soudain devenues si dramatiques. Ils en revenaient aux émotions
—des émotions profondément sombres et intenses. Elle n'était plus du tout en terrain familier et
rassurant !
— Je m'aperçois en vous écoutant que je ne vous connais pas, dit-elle d'une voix mal
maîtrisée. Vous passez pour un play-boy, mais je commence à penser que ce rôle vous est
étranger... que vous ne ressemblez en rien à l'image que vous avez projetée pendant tant
d'années. Il eut un rire sans joie.
— Ne faites pas de moi une sorte de héros. Je ne suis pas Sharif, ni Khalid. Et je ne le serai
jamais.
— Qui êtes-vous, alors ?
Il avança vers elle, mais sa grâce innée avait cette fois quelque Chose de languissant. Parvenu
à son côté, il répondit :
— La honte de la famille.
Le cœur battant, Lou dut renverser la tête en arrière pour l'adresser à lui.
— Vous êtes le plus beau des Fehr et celui qui a le mieux réussi. En quoi la beauté et la
fortune pourraient-elles être une honte?
Elevant la main, il effleura les contours de son visage.
— Vous devriez savoir, plus que toute autre, que la beauté el la richesse sont trompeuses. Il
est arrivé que les hommes les plus diaboliques du monde cachent leur véritable nature sous le
masque de la beauté.
Elle rougit sous ses effleurements, et demanda :
— Etes-vous un homme mauvais, Zayed ?
Il l'attira entre ses bras, et la plaqua contre lui.
— Non, murmura-t-il à son oreille. Mais je suis maudit.
— Ne dites pas de telles choses, souffla-t-elle.
Il l'enlaça. Elle sentit la largeur de son torse, la force de ses hanches étroites, et la puissance
vibrante de sa virilité. Ses lèvres effleurèrent sa joue, errant vers sa bouche.
— Mais j'ai juré de vous protéger, et cela inclut vous protéger de moi-même.
Sa bouche, alors, s'empara de la sienne, avide et sauvage. Les lèvres de la jeune femme
tremblèrent sous la pression tandis qu'une langueur s'étirait au bas de son ventre. Elle aurait
voulu qu'il l'étreigne éperdument, comme s'il n'allait jamais la relâcher.
Il aspira sa langue entre ses lèvres dans un ballet passionné, jusqu'à ce qu'elle frémisse,
embrasée et prise de vertige. Elle oublia le temps et l'heure, concentrée sur l'emportement
fougueux qui les soulevait l'un et l'autre. Après de longues minutes, Zayed s'écarta et dit à
regret :
— Tu es trop bonne et trop naïve pour partager ma vie, laeela. Mais je connais mon devoir.
Je dois honorer Sharif, et cela veut dire qu'il me faut t'avoir.

8.

Lou dormit d'un sommeil agité, marqué par des rêves intenses où Zayed jouait le premier
rôle. Elle s'éveilla dans l'inquiétude, consciente du gigantesque changement qui bouleverserait
sa vie dans la journée.
Le regard fixé sur la haute fenêtre qui laissait entrevoir le ciel à peine éclairci par l'approche
de l'aube, elle se demanda comment elle pourrait assumer ce qu'on attendait d'elle.
Ce n'était pas seulement la consommation du mariage qui l'angoissait - même si c'était
quelque chose de redoutable en soi. Elle avait eu une ou deux expériences, avec des hommes
qui ne lui plaisaient pas vraiment, et leurs échanges ne lui avaient apporté que du déplaisir et de
l'inconfort.
Cette fois, cependant, elle avait surtout peur de décevoir Zayed. Il la disait belle et
passionnée. Mais que penserait-il en la découvrant maladroite et ridicule au lit?
Car elle ressentait la présence masculine comme quelque chose d'écrasant, d'invasif...
Tout à l'heure, cependant, elle ne serait pas avec n'importe quel homme, elle serait avec
Zayed !
Elle devait se calmer, finit-elle par se dire en se levant et en gagnant le living. Il se pouvait qu'il
fût déçu, mais il aurait accompli son devoir. Ils survivraient l'un et l'autre !

Manar arriva tôt pour servir le petit déjeuner et aider Lou à se préparer en vue de la
cérémonie. Une visiteuse inattendue se présenta à peine quelques instants plus tard sous
l'arcade de l'entrée.
— J'espère que je ne dérange pas, dit Jesslyn.
— Pas du tout ! Je vous en prie, Votre Majesté, entrez, dit Lou en allant l'accueillir avec un
baiser sur la joue. Comment vous sentez-vous ?
— Excitée et contente pour vous.
Lou, très émue par sa bonté altruiste, la remercia. La reine lui tendit un mince paquet
enveloppé d'un tissu.
— Je vous ai apporté un présent pour votre mariage. Une fiancée doit avoir quelque chose
d'emprunté, quelque chose de bleu, et cet objet satisfait à ces deux exigences. Je me suis dit
que vous pourriez le glisser dans votre corset, ou votre pochette...
Lou s'assit et déplia le petit paquet. Il contenait un fin mouchoir de batiste blanche, orné d'un
S et d'un F chantournés, brodés au fil bleu.
— Il était à Sharif, dit Jesslyn avec un sourire tremblant. Il avait beaucoup d'affection pour
vous, et j'ai pensé que ce serait une façon de l'associer à cet événement.
— Vous allez me faire pleurer, murmura Lou, plus émue encore que Jesslyn n'aurait pu le
supposer.
Les yeux de la reine étaient humides.
— Il serait si heureux pour vous et pour Zayed. Il vous aimait l'un et l'autre et il... Pardonnez-
moi. Je me suis juré de ne pas craquer. Je ne veux pas être triste, et je ne veux pas vous rendre
triste par une journée si spéciale pour vous.
— C'est vous qui la rendez spéciale, Votre Altesse, affirma Lou en lui pressant la main.
— Appelez-moi Jesslyn, s'il vous plaît. Nous serons bientôt sœurs. Et amies, j'espère.
— J'en suis sûre.
— Je ne vous retiendrai pas plus longtemps, vous êtes très occupée. Mais sachez que vous
pouvez faire appel à moi en cas de besoin, et... et surtout, n'écoutez pas les rumeurs. Elles sont
monnaie courante au palais, notamment en ce qui concerne Zayed. Il représente un peu un
mystère, ici, et bien des membres de l'équipe dirigeante ne le comprennent pas. Il n'est certes
pas maudit, quoi qu'ils puissent prétendre.
Maudit. De nouveau ce mot, pensa Lou. Et dans la bouche de Jesslyn, cette fois.
La gorge sèche, elle avala une gorgée de jus de fruits frais, et dit :
— Les gens sont parfois très sots.
— Oui, approuva Jesslyn. Il était si jeune, à peine un adolescent, trop romantique pour son
bien. Sa seule faute était sa naïveté, et pourtant, les conséquences ont été dramatiques,
abominables. Sharif s'est fait du souci pour lui pendant des années. Alors, il y a quelque chose
de doux-amer dans le fait que Zayed assume à présent le rôle de chef de famille. Amer parce
que Sharif n'est plus, mais doux parce que Zayed mérite bien plus qu'on ne le pense.
Là-dessus, Jesslyn se leva et se hâta de franchir le seuil. Et Lou se retrouva encore plus
déroutée qu'auparavant.
Ainsi, il y avait bel et bien une malédiction ! Il était arrivé quelque chose de terrible. Et Zayed
en avait souffert tout comme sa famille. Mais pourquoi? Que s'était-il produit?
Elle n'eut pas le loisir de s'interroger davantage : Manar venait de surgir avec des serviettes
de toilette sur les bras, il était temps de s'apprêter. La cérémonie aurait lieu dans moins île deux
heures.

La cérémonie fut courte et simple. Zayed et elle échangèrent des vœux, et des anneaux, dans
le salon de réception du palais. C'était un rituel civil avec une quinzaine de témoins : membres
de la famille proche, quelques chefs d'Etat. Le gros des invités se joindrait à eux plus tard, au
banquet.
Pour l'occasion, Zayed avait fait apporter à Lou une nouvelle toilette. Elle se composait d'une
longue jupe gris perle et d'un corsage assorti à manches trois quarts — ensemble exquis d'une
séduction discrète qui évoquait les stars hollywoodiennes des années 40. Et Manar sut
parfaitement réaliser la coiffure torsadée en accord avec cette période. Lou avait parfait sa
tenue avec sa bague de fiançailles et de simples boucles d'oreilles serties d'une perle, qui lui
appartenaient.
A présent, le ministre de la Justice de Sarq achevait de donner la bénédiction traditionnelle.
C'était fait : ils étaient mariés.
Lou coula un regard empreint de nervosité vers Zayed, alors qu'ils pivotaient de concert en
direction de leurs invités. Il semblait si fort et si serein ! Elle s'émerveilla de son calme en se
remémorant les propos de la veille...
Quelle était donc la malédiction qui pesait sur lui ? Et qu'avait-il fait pour apporter la honte
sur sa famille ? Il avait dû s'agir d'un fait marquant, pour que les membres du personnel soient
encore à commérer sur le sujet au bout de tant d'années, pensa-t-elle.
Il surprit son regard et lui sourit à demi. Mais ils ne purent échanger une parole : les enfants
se précipitaient vers eux, avides de les embrasser.
Salutations et félicitations se poursuivirent pendant le repas auquel assistaient près de
soixante-dix personnes. Entre autres un ex-Président des Etats-Unis, un ex-Premier ministre
britannique, et plusieurs membres des familles royales des pays environnants, tels que Malik
Nouri, le sultan de Baraka; son jeune frère Kalen ; leur ami et voisin le cheikh Tair, le maître du
désert.
Lou considéra d'un air intrigué cet aréopage masculin.
— Qu'y a-t-il ? lui chuchota Zayed, remarquant son expression.
— Pourquoi sont-ils seuls ? Sans leurs épouses ?
— Ils sont venus assister au couronnement et à la noce. Le couronnement est réservé aux
hommes. Tu le savais, non ?
— Pas du tout. Je ne suis pas autorisée à y assister?
— Non, laeela, je suis désolé.
— Oh. Eh bien... tant pis, c'est sûrement très ennuyeux, parvint-elle à dire avec un sourire.
— Quelquefois, les lois sont très archaïques, je le regrette.
— Aucune importance, affirma-t-elle.
Mais elle vit à l'air désolé de Zayed qu'il était conscient de sa déception.
— Ne me regarde pas comme ça, lui murmura-t’elle. Je n'ai pas envie de me mettre dans
tous mes états en public.
— J'aime ton côté fougueux, lui dit-il. Lorsque tu t'emballes, tes yeux lancent des éclairs, tu
prends un air indigné. C'est excitant.
Par-dessous la table, elle glissa son pied vers le sien et y planta un coup de talon. Il laissa
échapper un juron étouffé et parut surpris.
— A titre d'avertissement, fit-elle. Comme ça, tu sauras qu'il ne faut pas me provoquer.
Un large sourire creusa des fossettes sur les joues de Zayed.
— Je commence à soupçonner que tu es glaciale en apparence, et tout feu tout flamme à
l'intérieur.
Elle s'apprêtait à protester, mais n'y parvint pas. Sa gorge se nouait, son cœur battait à se
rompre lorsqu'il la fixait ainsi, avec tant d'intensité. Un feu liquide semblait se répandre dans ses
veines et gagner les moindres parcelles de son corps.
— J'ai hâte que nous soyons seuls, lui souffla-t-il à voix basse. Il n'y en a plus pour très
longtemps, une heure maximum. Je m'y prendrai en douceur, il n'y a rien à redouter.
Gênée, elle releva la tête et lui murmura :
— Je n'ai pas peur. Ce n'est pas la première fois.
— Tu n'es pas vierge?
Elle se sentit rougir en répondant :
— J'ai trente ans.
Elle eut l'impression qu'il luttait pour ne pas sourire.
— Je prendrai tout de même mon temps. Je te promets que ce sera agréable pour tous les
deux.
Il la contempla, ravi de la voir s'empourprer. Il y avait des lustres qu'il n'avait rencontré une
femme qui rougissait !
— Inutile de s'éterniser, dit-elle, mâchoires serrées. Nous avons une tâche à accomplir.
Faisons-la, voilà tout.
— C'est comme ça que tu considères l'amour physique? Lui décochant un regard acéré, elle
répliqua :
— Nous ne sommes pas amoureux, donc ce n'est pas de l'amour physique.
— Y a-t-il une appellation scientifique qui ait ton approbation ?
Et il l'examina, devinant qu'elle passait en revue les diverses options possibles sans y trouver
son bonheur.
— Il n'y a qu'à dire « coucher ensemble », lâcha-t-elle. Zayed, qui était préoccupé, et qui
avait le cœur si lourd, éprouva soudain un sentiment très différent du chagrin et du deuil : une
sorte de légèreté. Bon sang, était-elle drôle ! Nerveuse. Incapable de trouver ses mots.
Incroyablement ombrageuse. Une telle femme n'avait pas de prix !

Une heure plus tard, après avoir salué leurs invités et s'être excusés de ne pas assister à la
suite de la fête, ils avaient rejoint la suite de Zayed. Ici, les pièces étaient d'une magnificence
royale. Lou admira les tapisseries qui drapaient les murs, les tentures de soie et les divans bas
recouverts de velours bleu brodés d'or. Quand elle détourna la tête vers une porte latérale, elle
entrevit un immense lit. Elle détourna les yeux, nerveuse.
— Une coupe de Champagne ? proposa Zayed en prenant la bouteille qui reposait dans un
seau.
Lou, qui n'avait rien bu pendant le repas, pensa que le Champagne l'aiderait peut-être à se
désinhiber.
— Oui, volontiers, accepta-t-elle.
— Assieds-toi donc, lui intima-t-il en faisant sauter le bouchon.
En quête d'un refuge, elle choisit le seul fauteuil de la pièce. Zayed sourit en la voyant faire,
ce qui la poussa à se redresser encore plus sur son siège. Il s'approcha d'elle, et lui tendit une
coupe pleine.
— A une union longue et heureuse ! dit-il en plongeant son regard dans le sien.
— A une union longue et heureuse, répéta-t-elle à voix basse en faisant tinter son verre en
cristal contre le sien.
Pour dissimuler ses joues rougissantes, elle but une gorgée du liquide pétillant.
— C'est bon, dit-elle, une sensation de chaleur au creux du ventre et des picotements dans
les yeux.
— Tu n'as pas l'habitude de boire, ça se voit, commenta Zayed.
Il s'installa nonchalamment sur un divan, et elle envia son aisance. Il occupait l'espace comme
s'il lui appartenait, prêt à saisir tout ce que la vie avait à offrir. Alors qu'elle ne songeait qu'à se
faire toute petite, à se fondre dans le décor.
— C'est ton père qui buvait? demanda-t-il. Ou bien ta mère?
— Mon père, admit-elle en s'empourprant. Ma mère préférait les cachets.
— Pas toi ? fit-il sans la quitter des yeux.
— Non. Je suis fille de dépendants, j'ai d'autres problèmes. Manque de confiance. Définition
des frontières. Besoin de contrôle, dit-elle avec un sourire d'autodérision. Mais je suis sûre que
je ne t'apprends rien. Depuis le temps que tu m'observes, conclut-elle en sirotant une dernière
gorgée de Champagne avant de poser sa coupe sur la table basse.
Zayed, qui la regardait toujours, lui lança :
— Pourquoi caches-tu ta beauté ? Tu es aussi belle, sinon plus, que la star qu'était ta mère.
Refoulant tant bien que mal ses émotions et ses souvenirs douloureux, elle expliqua avec
calme :
— La beauté ne signifie rien si elle est égoïste et blessante.
— Tu n'es rien de cela.
— Parce que j'ai choisi de ne pas m'attacher aux apparences, de trouver la vraie beauté,
celle qui est intérieure. C'est pour ça que j'aide les gens à se rencontrer sur la base d'idéaux et
de besoins communs.
Un instant, Zayed garda le silence. Puis il reprit :
— Pippa prétend que tu établis des règles au sujet des sorties, y compris en ce qui concerne
le sexe.
— Tu ne penses qu'à ça, fit-elle d'un ton acerbe. Il rit :
— Je mentirais si je prétendais le contraire. Tu es très belle, et intrigante. Cela t'ennuie que
j'aie hâte de me retrouver au lit avec toi ?
Elle déglutit avec difficulté, et s'empressa d'en revenir à la question qu'il lui avait posée.
— Pippa n'a pas menti. Je décourage mes clients d'avoir des relations sexuelles avant les
cinq premiers rendez-vous. Ensuite, ils sont libres de faire ce qu'il leur plaît.
— Pourquoi cinq ? Et pourquoi établir des règles ?
— Les rapports physiques modifient une relation, surtout pour les femmes. La majorité
d'entre elles se sentent impliquées affectivement à partir du moment où elles font l'amour. Les
hommes n'intériorisent pas ça de la même manière. L'abstinence égalise les règles du jeu.
Elle pensa qu'il allait la railler, mais son apparence se fit plus grave, au contraire.
— Penses-tu que le fait de coucher avec moi changera tes sentiments à mon égard ?
— Je... je n'en sais rien. J'en doute.
— Pourquoi ?
— Je ne me suis jamais sentie proche d'un homme, après.
Ouf, ça y était, elle l'avait lâché ! Elle haussa les épaules pour dissimuler son inconfort, et
attendit sa réaction. Qui ne vint pas. Il se contenta de la contempler, de son étrange regard d'or
si intense.
— Je n'ai pas beaucoup d'expérience, continua-t-elle. Mais j'en sais assez pour connaître
mes réactions... et...
Son courage la déserta brusquement. Elle ne trouvait pas les mots pour dire que, au lit, elle
ne réagissait pas, elle ne ressentait rien. Ce naufrage intime pesait lourd en l'occurrence : elle
avait peur de se décevoir elle-même une nouvelle fois, et de décevoir Zayed.
— Est-ce que tu couches toujours avec une femme dès la première rencontre? lui demanda-
t-elle tout à coup.
— Je couche rarement la première fois, dit-il, ce n'est pas mon style.
— Pourquoi ? Les hommes recherchent les relations physiques. ..
— Les femmes aussi, coupa-t-il. Mais c'est presque toujours meilleur si on se connaît un
peu, non ?
Il se' leva et s'approcha du fauteuil où elle était assise. La prenant au dépourvu, il la souleva
entre ses bras, puis s'installa à sa place et l'assit sur ses genoux.
— Là, voilà qui est mieux, fit-il. C'est difficile de parler de sexe avec toi à plusieurs mètres de
distance.
Elle se raidit, mal à l'aise, fixant la vaste pièce et ne lui offrant que son profil à regarder. Elle
sentait sous ses cuisses, à travers la mousseline de sa jupe, la puissance et la tiédeur de ses
muscles. Il rit en voyant son expression.
— Qu'est-ce qui ne va pas ?
— C'est que..., lâcha-t-elle en coulant un regard vers lui, on est vraiment trop près.
Elle sentit le rire muet qui le secouait tandis qu'il lui faisait observer :
— Oh, nous allons nous rapprocher encore plus, laeela. Elle prit conscience qu'il s'amusait
ferme, et savourait les circonstances. Son cœur bondit dans sa poitrine.
— On pourrait expédier ça en vitesse, suggéra-t-elle, pour profiter du reste de la journée.
Il s'esclaffa de plus belle, et le rire qui réchauffait son regard et incurvait ses lèvres exalta sa
beauté. Lou le contempla sans pouvoir détacher ses yeux de son visage si bien dessiné, à la
fois émouvant et sensuel. Ses doigts brûlèrent de se poser sur sa chair, sur sa bouche...
— Ton expression est impayable, murmura-t-il. On dirait que tu hésites à décider si tu
m'aimes ou me détestes.
Elle rougit.
— Soyez bien assuré que c'est de la haine, Votre Altesse. Il eut le front de s'esclaffer de
nouveau.
9.

Son rire se mua en sourire, et il s'efforça vainement de retrouver son sérieux.


— Les mots qui sortent de tes lèvres, laeela, sont démentis par ton corps.
Elle se redressa le plus possible, s'efforçant de limiter le contact de leurs cuisses.
— Mon corps ?
— Mais oui, affirma-t-il en lui caressant le dos. J'adore que ton corps soit proche du mien, et
il aime ça aussi.
— Tu te trompes.
— Vraiment ?
Elle sentit s'accélérer son pouls.
— Oui, affirma-t-elle pourtant.
Il se contenta de sourire, et, regardant son visage, il leva la main vers la courbe de sa
mâchoire, l'effleura, remonta vers le lobe de son oreille, la racine de ses cheveux... Une coulée
de plaisir l'inonda, à ce contact sensuel et apaisant à la fois qui lui donnait envie de
s'abandonner à ses caresses. Il lui massa délicieusement la nuque pendant un instant, et elle se
laissa aller à demi, les yeux clos.
Il continua à l'effleurer, jusqu'à ce que sa tension commence à se dissiper. S'il remarqua
qu'elle était moins rigide entre ses bras, il n'en laissa rien paraître. Il s'attachait à la détendre.
Et Lou se relaxait de plus en plus. Une petite voix, au fin fond de son esprit, lui reprochait de
se comporter comme une chatte devant un pot de crème, mais elle n'avait pas grande envie de
l'écouter. C'était si agréable, si délicieusement égotiste...
Il commença à retirer une à une les épingles en argent qui retenaient ses cheveux, dont la
masse souple se déroula sur ses épaules. Puis, de nouveau, il l'attira vers lui, promenant son
regard sur son visage, ses yeux, sa bouche...
— Tu es une femme sublimement belle, princesse Fehr.
— Personne ne me semble moins royale que moi.
— Il faudrait que tu te voies à travers mes yeux, alors, murmura-t-il en déposant un baiser
tiède au creux de son cou, puis sur son oreille, dont il se mit à mordiller le lobe.
Des sensations intenses la traversèrent, et elle retint à grand-peine un gémissement
voluptueux. Il avait entrepris de la caresser, savamment, et, à chaque effleurement, elle sentait
croître sa tension et sa griserie.
— Tu es terriblement doué, dit-elle dans un hoquet.
— Tu as un corps délicieusement réceptif, répondit-il.
— Tu crois ?
— J'en suis sûr, souffla-t-il en embrassant sa nuque.
Il s'attaqua aux boutons de perle qui fermaient son corsage le long du dos, et fit glisser le
vêtement sur ses épaules, ses bras, ne tardant pas à l'en délivrer. Elle eut l'impression d'être
nue, et se retourna pour se plaquer contre lui, enfouir son visage au creux de son cou.
— Ne sois pas timide, murmura-t-il.
— C'est plus fort que moi...
— Alors, nous allons y remédier.
Il la fit pivoter sur ses genoux, et déposa des baisers le long de sa colonne vertébrale, tout en
dégrafant prestement son soutien-gorge. Elle attendait de lui... tant de choses. Ses mains viriles
se refermèrent sur ses seins, et elle ferma les yeux, secouée par ses propres sensations. Son
corps semblait avoir changé. Il réagissait comme s'il n'était pas le sien, tant il éprouvait des
émotions inédites. Elle se concentra sur son trouble, savourant son plaisir. Il savait lui en
donner, effleurant et titillant tour à tour...
Ecartant les jambes pour la contraindre à imiter son propre mouvement, il la ramena contre
lui, et elle se plia à sa volonté, bouleversée de sentir son sexe érigé contre le cœur de sa chair.
Comme il la balançait contre lui, en un va-et-vient hardi et habile, elle éprouva un plaisir aigu,
affolant, mais elle ne songea pas à se scandaliser ou à être gênée. Avec Zayed, cela lui semblait
naturel, et elle avait deviné que leurs échanges auraient cette tournure follement érotique.
Il avait trouvé la fermeture à glissière de sa longue jupe, et elle fut bientôt débarrassée du
vêtement, puis de nouveau assise sur ses genoux. Elle était de plus en plus excitée, et, comme il
laissait ses doigts s'aventurer au creux des replis les plus intimes de sa féminité, elle réagit
violemment. La soulevant alors, il se débarrassa de son pantalon et du reste en un éclair. Mais,
quand elle se retrouva sur ses genoux, face à lui, elle s'affola malgré son trouble.
— Comme ça, dit-elle, je ne peux pas...
— Si, tu peux. Tu as besoin de voir l'effet que tu as sur moi, déclara-t’il.
Il saisit son visage entre ses mains et l'embrassa passionnément, avec une fougue fiévreuse,
comme s'ils allaient se fondre l'un dans l'autre. Elle se rendit alors compte qu'une part d'elle-
même avait toujours appartenu à Zayed, et que c'était là ce qui lui faisait si peur...
Tout en l'embrassant, il la souleva doucement pour la ramener ensuite sur lui, et cette invasion
la laissa presque étonnée. Elle n'était pas habituée à faire partie de quelqu'un d'autre, elle
ignorait le partage intime.
— Du calme, ma douce, lui murmura-t-il, la soulevant et la ramenant encore sur lui d'un
mouvement lent et fluide, pour lui permettre de se détendre, de l'accueillir.
Mais, jetant son bras autour de ses épaules, elle enfouit encore son visage au creux de son
cou et murmura :
— Non, je ne peux pas, je ne peux pas...
— Tu as peur de moi ?
Malgré son affolement, elle perçut son intonation un peu triste, et des larmes perlèrent à ses
paupières. Elle ne voulait surtout pas le blesser !
— De toi, non. J'ai juste peur de t'aimer.
Il ne fit plus un geste. Elle retint son souffle. Au bout d'un moment qui parut durer une
éternité, il lâcha :
— Il faut bien que quelqu'un m'aime.
Les pleurs qu'elle retenait se répandirent malgré elle, et elle releva les yeux vers lui. Il était si
beau, et semblait si seul, si solitaire, bien qu'ils fussent nus l'un tout contre l'autre.
— Alors, je veux bien être celle qui essaiera, souffla-t-elle.
Puis elle l'embrassa comme il l'avait embrassée, avec élan, avec avidité et désespoir.
Cet homme superbe avait besoin d'elle, et elle avait besoin de lui. Soudain, elle lui ouvrait son
cœur, et son corps s'ouvrit aussi, prêt à l'union, à la fusion.
Ils bougèrent ensemble, laissant affluer et croître leur plaisir. Dévorée par des sensations
violentes et vertigineuses, l'accueillant profondément, elle atteignit l'apogée du plaisir,
confusément consciente d'y parvenir en même temps que lui. Elle n'avait jamais rien vécu ni
ressenti de tel.
Abîmés l'un dans l'autre, ils s'alanguirent peu à peu. La soulevant dans ses bras, Zayed
l'emporta jusque dans la chambre, et s'allongea avec elle sur le lit, rabattant sur eux les
couvertures. Ensemble, ils s'endormirent.
Lou n'aurait pu dire combien de temps elle avait sommeillé dans la pièce fraîche et obscure.
Quand elle se réveilla, en tout cas, elle était seule. Elle se leva et gagna le living pour voir si
Zayed s'y trouvait, mais la pièce était vide. Cependant, une humide tiédeur régnait dans la salle
de bains, où flottaient des effluves d'after-shave. L'odeur subtile et légèrement épicée fit naître
en elle un étrange afflux de tendresse et de désir. Des signes ténus indiquaient qu'il était venu là,
s'était douché, rasé, puis était parti.
« Devoir accompli », pensa-t-elle, sardónique. Il était désormais libre de devenir roi. Elle en
était blessée, bien qu'elle eût conscience du caractère mesquin d'une telle réaction.
Elle avait désiré Zayed, désiré leur intimité, et il avait répondu à son attente. Mais maintenant
qu'elle était seule, elle se sentait vide et apeurée. En faisant l'amour avec lui, elle ne lui avait pas
seulement livré son corps, elle lui avait aussi donné son cœur. Il avait le pouvoir de la faire
souffrir, à présent.
Alors qu'elle se détournait, elle se trouva face au miroir, et examina d'un air interdit la blonde
inconnue dont il lui renvoyait l'image. Qui était cette femme aux yeux dilatés, à la bouche
gonflée, en qui semblaient palpiter tout ensemble douceur et flamme, langueur et frénésie du
désir ?
C'était bien elle, finit-elle par reconnaître, effrayée.
Elle se hâta de se doucher. Puis elle se sécha et, enveloppée de sa serviette, entra dans le
living. Un sac de vêtements pris dans son dressing était posé sur un fauteuil. Devait-elle
attendre Zayed ici ? se demanda-t-elle, mal à l'aise à l'idée de patienter dans la suite royale.
Fouillant dans le sac, elle y trouva une robe de coton à col smocké, qu'elle passa pour
regagner sa suite.
Il était tard lorsque Zayed vint la chercher. Occupée à répondre à ses mails, elle leva à peine
les yeux quand il descendit les petites marches d'accès au séjour.
— Tu es en colère, dit-il en marchant vers elle.
— Non, seulement occupée. J'ai négligé mes clients depuis mon arrivée.
— Il paraît que tu n'as pas voulu dîner. Le regardant enfin, elle lâcha :
— Je n'ai peut-être pas eu envie d'un énième repas seule devant un plateau.
— Tu te sens négligée, mon amour?
— Non, juste piégée.
Félin et gracieux, il s'assit sur le canapé proche d'elle. Elle s'empressa de s'éloigner. Mais elle
entrevoyait, du coin de l'œil, sa silhouette, et se remémorait malgré elle l'instant où, quelques
heures plus tôt, elle s'était assise sur ses cuisses musclées, et n'avait fait qu'un avec lui. Envahie
par des images érotiques, elle déplaça son ordinateur pour le poser entre eux.
— L'ordinateur est-il censé m'intimider? fit-il. Elle le fusilla du regard :
— Je devrais peut-être te l'expédier en pleine figure.
— Tu n'as pas l'air du genre à te prêter à de telles extrémités.
— Tu ne me connais pas.
— Je crois que si, au contraire.
Oh, bon sang, pensa-t-elle, elle n'aimait pas ça ! Il était tard, elle avait faim, elle se sentait
blessée et en colère. Si l'après-midi n'avait rien signifié pour lui, pour elle il avait eu l'impact
d'un tremblement de terre !
— Tu comptes me faire jouer aux devinettes ? Ou vas-tu te décider à m'expliquer la raison
de ta colère? demanda-t-il en s'emparant du portable pour le mettre hors de sa portée.
— Tu es parti, fit-elle.
— Tu dormais.
— Tu aurais pu me réveiller pour me dire au revoir, ou me laisser au moins un mot, non ?
— J'allais revenir.
— Tu as disparu pendant plus de sept heures.
— Pour mon couronnement.
— Je sais ! répondit-elle, exaspérée. Mariage, consommation du mariage, et maintenant, te
voilà roi. Un grand jour pour toi.
— Oui, c'était un grand jour. Et plutôt long aussi. Est-il nécessaire d'en faire un drame ? C'est
tout à fait le genre d'attitude qu'aurait ma mère.
Elle ferma les yeux, aussi choquée que si elle avait reçu un coup de poing. Le commentaire
était dur à avaler ! Quand elle fut à peu près sûre d'avoir repris son sang-froid, elle déclara :
— Désolée. Je n'aurais pas dû.
— Allons nous coucher. Demain est un nouveau jour. Elle se força à sourire.
— Tu as raison.
— Viens, dit-il en lui tendant la main.
— Je crois que j'aimerais mieux dormir ici.
— Seule ?
— Oui, lâcha-t-elle avec difficulté. S'il te plaît.
— S'il-me-plaît, redit-il d'un ton étrange, presque railleur. S'il me plaît. Voyons, Lou, c'est
notre nuit de noces !
La gorge soudain nouée, les yeux humides, elle murmura :
— Je sais.
— Et alors ? N'allons-nous pas rester ensemble ? Allons-nous déjà vivre séparément?
— Mais nous n'avons jamais vécu l'un avec l'autre. Si nous avons couché ensemble, nous
n'avons par ailleurs aucune relation. Qu'est-ce que je suis pour toi ?
— Ma femme.
— De nom seulement.
— Pas seulement. J'ai fait vœu de t'honorer. De te placer avant toutes les autres femmes
pendant le reste de mon existence. Que pourrais-je te donner de plus que cela ?
L'amour, eut-elle envie de dire.
L'amitié.
Le respect.
Pourtant, elle était incapable de prononcer un seul de ces mots. Elle se faisait l'effet
effroyable d'être comme sa mère, lorsque ses parents se disputaient — sa fragile mère que son
père ridiculisait... sa mère dépendante, pathétique, faible.
Cherchant en vain à chasser le picotement qui lui irritait les paupières, elle pensa que les
émotions avaient du bon, qu'elle devait le faire comprendre à Zayed. Parce que jusqu'à
présent, elle n'avait fait que se l'aliéner davantage.
Elle devait réfléchir ! pensa-t-elle. Mais ses idées virevoltaient, affolées et chaotiques. S'il
avait pu au moins prendre conscience qu'elle ne réagissait pas ainsi par hystérie mais par peur !
Elle ne s'était jamais ouverte à l'intimité, n'avait jamais tenté de communiquer ses émotions.
Elle voyait, cependant, qu'il était écœuré et en colère, et qu'il s'éloignait. Elevant la main vers
lui en un geste d'appel, elle souhaita qu'il revienne, qu'ils réussissent à se comprendre enfin.
Mais il eut un signe de tête négatif.
— J'avais de bonnes raisons de vouloir une femme forte et sûre d'elle, Lou. Je ne fais ni
drames ni scènes. Cela m'est impossible.
Il se dirigea vers l'escalier. Angoissée et désespérée, elle se dit qu'il fallait lui demander de
rester !
Le supplier... comme faisait sa mère. Parfois, ça marchait. Parfois, son père ne partait pas
quand il la voyait tomber à genoux. Mais Lou ne pouvait pas implorer, ni même parler.
Au sommet des marches, Zayed se retourna.
— Nous ferons peut-être une autre tentative demain, dit-il, maître de lui.
Elle acquiesça, les yeux humides de larmes.
— Bonne nuit, Lou.
En quelques secondes il avait disparu, et elle pleura tout son soûl, le corps secoué de
sanglots. C'était exactement le scénario dont elle n'aurait jamais voulu, celui qui lui faisait
horreur : l'homme qui partait, la femme qui pleurait. L'homme qui faisait preuve d'endurance, la
femme qui s'effondrait.
Oh, Seigneur ! Dire qu'elle l'avait laissé partir, comme si c'était sans importance !
Les disputes de ses parents se rejouaient entre eux. Et peut-être ne valait-elle pas mieux que
son père et sa mère. Peut-être finirait-elle comme eux : sans rien.

10.

Toute la matinée, elle attendit que Zayed vienne ou la fasse appeler, et plus le temps passait,
plus il lui était dur de patienter.
Elle n'aimait pas les tensions. Après une nuit sans sommeil, elle prenait conscience qu'elle
s'était mal comportée. Il avait de lourds soucis, d'écrasantes nouvelles responsabilités. Elle
aurait dû se montrer plus compréhensive !
Elle désirait s'excuser. Elle désirait revenir à cet instant où, la veille, elle lui avait ouvert son
cœur, tout recommencer à partir de là. Ce n'était pas un mauvais homme, et il ne lui avait pas
fait de promesses qu'il ne pût tenir.
L'heure du déjeuner était dépassée, à présent, et elle se résolut à partir à sa recherche. A cet
L'heure du déjeuner était dépassée, à présent, et elle se résolut à partir à sa recherche. A cet
instant même, il apparut dans le living, vêtu de sa tunique blanche désormais familière.
II semblait las.
— Bonjour, dit-elle en se levant de son bureau.
— Je te dérange? s'enquit-il en désignant l'ordinateur.
— Non, j'ai terminé, affirma-t-elle en souriant, et en tentant d'oublier sa propre nervosité.
Comment se passe ta journée?
— Elle est plutôt chargée. J'ai réuni mon nouveau cabinet toute la matinée, et j'ai passé une
heure à discuter avec Jesslyn et Khalid de l'enterrement de Sharif.
Il n'était guère étonnant qu'il parût épuisé, pensa-t-elle.
— Je te prie de m'excuser pour hier soir. J'ai eu tort. C'était égoïste et irréfléchi de ma part.
— Tu venais de te marier, et on t'avait abandonnée pendant plusieurs heures. Ce n'était
certainement pas très agréable.
Comprenant qu'il cherchait à couper la poire en deux, elle éprouva un soulagement intense,
se dépouillant enfin de sa tension intérieure.
— C'était d'avoir été tenue à l'écart du couronnement qui me perturbait. Je tiens à toi, et
j'aurais aimé y participer d'une façon ou d'une autre.
Il plissa le front, expliquant :
— Je ne m'étais pas rendu compte que la cérémonie serait suivie d'un banquet. J'ai pourtant
assisté au couronnement de Sharif. Cela a duré des heures. J'aurais au moins dû t'avertir, je
suis désolé.
— Il n'y a pas de problème. Tout ceci est nouveau pour nous, et tu es aussi submergé que je
le suis.
— Mais c'est ma maison, ma famille, mes coutumes. J'oublie que tu ne les connais guère.
J'aimerais te revaloir ça : dînons ensemble au restaurant, ce soir. Cela nous sortirait un peu du
palais, ce qui nous ferait du bien.
— Volontiers ! Je suis curieuse de connaître ce qu'il y a en dehors de ces murs !
— Je peux te rejoindre ici à 19 heures.
— Entendu. Je t'attendrai.
A 18 h 30, Lou était fin prête. Manar l'avait aidée à choisir une longue robe rose orangé dont
la soie délicate était balayée de petites touches d'or. La camériste avait insisté pour qu'elle
complète sa toilette avec des pendants d'oreilles en or, et porte ses cheveux blonds lâchés,
simplement recourbés au fer sur les pointes.
Quand Lou vit le sourire de Zayed, elle ne regretta pas la peine qu'elle s'était donnée. Il était
là à l'heure dite, élégant en costume noir et chemise blanche.
— Tu es superbe, lui dit-il. Elle commenta en rougissant :
— Il faut croire que j'aime quand même certains roses.
Quand ils se retrouvèrent côte à côte dans la Mercedes Contrariée, elle sentit son pouls
s'accélérer. Ils étaient si près que leurs cuisses se frôlaient. Que de choses avaient changé
depuis leur arrivée ici, quelques jours plus tôt !
La voyant serrer les genoux, Zayed lui décocha un long regard entendu qui la fit rougir.
— Mal à l'aise ? lâcha-t-il de sa voix traînante alors que le chauffeur s'éloignait du palais.
— Non, juste excitée, dit-elle en regardant défiler les palmiers de l'allée royale. Je connais si
peu ton pays !
— Je croyais que Sharif t'avait parlé de Sarq.
— Non. En fait, pendant des années, je n'ai même pas su qui il était. C'est après avoir lu un
article sur son couronnement que j'ai compris qu'il était prince.
— Pourtant, tu lui as attribué le titre de mentor.
— Il était si bon avec moi ! Un peu comme un grand frère, ou un parrain gâteau. La seule
chose qu'il m'ait jamais demandée, c'est de rendre la pareille aux autres si je le pouvais.
— Et tu l'as fait en m'épousant.
— Je ne me suis pas montrée particulièrement altruiste, dit-elle, soudain oppressée. J'ai exigé
un prix.
— Toute fiancée royale a le sien. Par comparaison avec d'autres épouses Fehr, tu as été très
raisonnable.
— Tu te moques de moi !
— La première épouse de Sharif, Zulima, a coûté vingt millions de dollars. Mon père n'était
pas enchanté, mais ma mère a prétendu qu'elle était la femme idéale.
Lou scruta son visage viril, que le crépuscule naissant enveloppait d'ombre.
— Et elle l'était? s'enquit-elle.
— Non. Sharif était amoureux de Jesslyn. Mais ma mère s'est arrangée pour qu'elle parte, à
l'insu de Sharif. Six mois plus tard, il était fiancé à Zulima. Bien qu'ils aient eu trois filles, leur
union n'a pas été heureuse. Sharif aimait Jesslyn, il n'a jamais aimé qu'elle. Et même s'il a bien
traité Zulima, elle n'a pu s'en contenter.
— Mais Jesslyn et Sharif se sont retrouvés par la suite. Le regard de Zayed se porta sur les
immeubles du quartier d'affaires qu'ils traversaient.
— Après neuf ans de séparation, dit-il, ils n'ont pas eu beaucoup de temps à eux.
La gorge serrée, Lou fit valoir avec douceur :
— Ce n'est peut-être pas une consolation, mais leur amour va perdurer à travers Tahir. C'est
un extraordinaire petit garçon. Il est intelligent, malicieux et beau. Il sera un grand réconfort
pour Jesslyn en grandissant.
— Il le sera pour nous tous. Hier, j'ai prêté le serment de protéger mon neveu et mon pays
jusqu'à ce que Tahir soit en âge de régner. J'étais honoré que tant de nos amis et de nos alliés
soient présents et jurent aussi de le protéger comme leur propre fils. Leur loyauté atteste de
leurs sentiments à l'égard de mon frère.
D'un geste impulsif, Lou posa sa main sur la sienne.
— Sharif était très aimé, et il te serait très reconnaissant d'être rentré au pays pour servir à sa
place.
Zayed porta ses doigts à sa bouche, y déposa un baiser.
— Merci, laeela. Mais nous sommes censés fêter notre mariage, et il n'est question que de
ma famille.
— Je tiens à la connaître. Je tiens à apprendre le plus de choses que je peux.
Zayed sourit, mais ses yeux gardèrent leur tristesse.
Il lui expliqua que Sarq, petit pays au bord de la mer d'Arabie, était à quatre-vingt-dix pour
cent musulman, mais cependant très tolérant, et très ouvert aux autres contrées et cultures.
C'était récemment devenu une destination touristique recherchée.
Après avoir traversé la ville moderne, ils se trouvaient à présent dans un secteur ancien à
l'architecture typique, avec ses façades blanches, ses tours et ses minarets. La limousine se
gara devant un immeuble résidentiel.
— Je croyais que nous allions au restaurant, observa 1 .ou.
— C'est le cas.
Descendus de voiture, ils gravirent un perron et Zayed sonna à un élégant portail. Celui-ci
s'ouvrit sur un vestibule aux murs couleur chocolat, éclairé par un énorme lustre. Un homme
vêtu de sombre apparut, exécutant une révérence.
— Bienvenue, Votre Majesté. Veuillez me suivre. Comme Zayed la prenait par le coude, Lou
murmura :
— Où sommes-nous ?
— Dans un club privé très sélect.
— Sûrement plus que sélect. L'entrée n'est pas signalée !
— Il faut aligner une somme coquette pour faire partie du club, mais les gens y sont prêts si
cela peut garantir leur intimité et leur sécurité, fît Zayed avec un sourire.
Elle lui jeta un regard acéré :
— Ce club est à toi, n'est-ce pas ? Comme plusieurs autres du même genre à travers le
monde, je parie.
Il ne put dissimuler entièrement sa surprise.
— Comment le sais-tu ?
— J'ai fait quelques recherches, pour m'informer un peu sur mon mari...
— Petite futée, lâcha-t-il avec un rire léger.
Ils traversèrent une salle ornée de divans et tables basses, puis pénétrèrent dans la salle à
manger tendue de cuir brun. Elle abritait quelques tables nappées de lin blanc éclairées aux
chandelles, parées d'argenterie.
— Nous sommes presque seuls, nota Lou alors qu'ils prenaient place dans une alcôve.
— Un luxe que je savoure ce soir, répondit-il.
Elle le regarda, frappée par les cernes qui bleuissaient ses paupières.
— C'est un énorme changement pour toi, n'est-ce pas?
— Je n'ai jamais désiré assumer cette tâche, même quand j'étais petit. Père nous avait fait
comprendre qu'elle impliquait d'écrasantes responsabilités.
Lou examina ses traits tirés qui, étrangement, exaltaient sa séduction virile. Il semblait plus
âgé, plus mûr, plus fort.
— Ton ancienne vie va te manquer, je suppose, dit-elle.
— J'ai adoré vivre à Monte-Carlo, Londres et New York. J'ai aimé voyager, faire des
affaires. Et ce que j'appréciais encore plus que tout, c'était que ma famille semblait à l'abri. Je
sais maintenant que c'était une illusion. Mais il me semblait que, tant que j'étais au loin, ils
étaient protégés, expliqua-t-il avec un sourire amer.
— La vie n'est jamais sûre, dit-elle avec douceur. Cela ne signifie pas pour autant qu'elle soit
frappée de malédiction.
— Si, je suis maudit. Même ma famille te le dirait.
— Jesslyn m'a effectivement parlé, reconnut Lou.
— Quand ?
— Le matin de notre mariage. Elle m'a avertie de ne pas écouter les ragots qui courent sur
ton compte... au sujet de... la malédiction.
Elle le regarda, incapable de cacher son inquiétude.
— D'après le peu qu'elle m'a confié, j'ai compris qu'il y a eu un drame dans ton passé. Elle
n'a pas donné de détails. Mais j'aimerais savoir quelle est l'épée de Damoclès qui pend au-
dessus de ta tête.
— Elle ne pend pas, elle frappe. La malédiction a tué Sharif.
— Jesslyn dit que Sharif ne croyait pas à la malédiction. Il émit une sorte de juron étouffé.
— Soit. Il n'y croyait pas. Mais où est-il, aujourd'hui ?
— Dis-moi ce qui s'est produit. Je t'en prie.
— C'est une affreuse histoire, surtout pour une soirée romantique.
— Mais nous avons du temps devant nous, et personne ne nous interrompra.
— Cela changera peut-être tes sentiments à mon égard, dit Zayed, rivant ses yeux sur les
siens.
— Pour le mieux, peut-être.
— Est-ce une plaisanterie, docteur Tornell ?
— Très mauvaise, je te l'accorde.
— Elle ne m'a pas déplu. Un peu d'humour est toujours bienvenu dans les circonstances
délicates, fit Zayed, prenant sa main entre les siennes. Tu tiens vraiment à savoir?
— Oui.
— Dans ce cas...
Il marqua un temps d'arrêt, comme s'il était absorbé par ses pensées. Puis il tenta de parler
une première fois, s'interrompit en hochant la tête. Enfin, il commença son récit :
— J'étais amoureux de la femme d'un voisin. J'avais dix-sept ans, elle, vingt-quatre. Elle était
belle. Vraiment très, très belle. Elégante, charmante et bonne. Quand elle riait, je croyais
entendre la plus belle musique du monde.
De nouveau, il marqua un arrêt. Puis il continua :
— Nour venait de Dubaï, et son mariage avec ce cheikh voisin avait été arrangé. Son mari
n'était pas un proche de mon père, juste une connaissance. Je n'étais jamais seul avec Nour. Je
la croisais par hasard aux soirées, aux courses, aux dîners de cérémonie, ces choses-là.
Lou le contemplait tandis qu'il parlait, frappée par son émotion, sa souffrance, et n'aurait osé
l'interrompre pour rien au monde.
— Etant donné les réactions qu'on a à cet âge, je voulais à tout prix lui faire connaître mes
sentiments. Je l'aimais. Plus que je n'ai jamais aimé quiconque. Je savais qu'elle était mariée,
mais je la voulais pour moi tout seul.
Levant les yeux sur Lou, il déclara :
— Nous n'avons jamais couché ensemble. Je ne l'ai même jamais embrassée. Il n'y a eu
aucun contact physique... rien que mon amour proclamé... Et puis, elle a disparu. Pendant
quelques semaines, personne n'a su ce qui s'était passé. Enfin, la nouvelle s'est répandue qu'elle
était morte. Son mari, la soupçonnant d'être infidèle, l'avait fait tuer.
Un instant, il s'interrompit, en proie à un accès de douleur.
— Pour elle, j'aurais donné ma vie, reprit-il. Mon amour, ma stupidité, mon caractère
impulsif et mon arrogance l'ont tuée. Il l'a fait tuer parce que je n'ai pas su me maîtriser.
Lou le regarda, incapable de parler. Il lui était arrivé, dans l'exercice de son travail, d'avoir à
affronter la tragédie. Mais ceci était épouvantable. Un tel sentiment de culpabilité pouvait
broyer un homme.
— Elle était innocente, ajouta Zayed à voix basse. Elle me traitait avec bonté et elle me
souriait, c'est vrai. Mais parce que je l'amusais, sans plus. Je pense encore à elle, et au dernier
jour de son existence... à ses dernières heures. J'imagine sa terreur. Je peux presque sentir sa
souffrance.
— Mais..., murmura Lou, puisque tu ne l'as jamais touchée... que tu n'as pas couché avec
elle...
— C'était tout de même une honte. Hshuma, dit-il, recourant au mot arabe. Ce concept
n'existe pas chez vous. Vous avez la culpabilité, nous avons hshuma. Et cela signifie que les
autres savent que vous avez mal agi — ce qui est à nos yeux le pire des péchés. Il faut expier,
se racheter, et l'on y parvient en détruisant ce qui a amené la honte sur vous.
— Et si l'épouse a péché ?
— On tue l'épouse, fit-il avec un sourire lugubre et un regard plein d'horreur.
Lou comprenait qu'il se montrait sarcastique. Ses paroles ne lui en donnèrent pas moins le
frisson.
— Son mari et sa famille sont convaincus d'avoir agi comme il convient, ajouta-t’il au bout
d'un instant. Mais moi, je n'ai pas payé. Alors, nous avons été maudits.
— Si, tu as payé, souligna Lou. Tu as perdu la personne que tu aimais le plus. Aucun prix ne
peut être plus exorbitant que celui-là.
— Beaucoup pensent que ce n'était pas suffisant. Notre voisin le cheikh a demandé à mon
père de me tenir pour responsable. Mon père a refusé de me condamner à mort. Il m'a
renvoyé en Angleterre pour que j'achève mes études, au contraire. Les gens croient que son
refus a amené la malédiction sur nous. D'où les morts de mon père et de mes sœurs, et
maintenant, de Sharif.
Cela tenait debout — une sorte de logique de cauchemar à faire froid dans le dos, pensa-t-
elle. Cela expliquait pourquoi Zayed évitait les relations intimes, et mettait fin aux liaisons
devenues trop étroites. Il n'y avait plus lieu de s'étonner qu'il lui eût demandé de lui trouver une
épouse. Il n'allait certes pas s'unir à quelqu'un pour donner son cœur : il ne le pouvait pas. Il
était toujours amoureux de Nour.
— Je suis tellement navrée, murmura-t’elle bien que ces mots fussent dérisoires. Tellement
désolée pour vous tous...
— Je t'interdis de l'être pour moi, s'insurgea-t-il. Je mérite d'être puni. Mais ma famille...
surtout mes sœurs et mon frère... ils étaient innocents, comme Nour.
— Et si cela n'avait rien à voir avec une malédiction? Si c'était uniquement une affreuse
malchance ?
— Encore un mot occidental pour « destin » ou « karma ».
— Il y a toujours des causes et des effets, je te l'accorde. Mais dans ta famille, personne ne
pense que tu es responsable des deuils que vous avez subis.
— Moi, je le crois, et cela suffit.
Cette fois, Lou comprit qu'elle tenait toutes les pièces du puzzle. Elle voyait et comprenait
Zayed tel qu'il était.
Ce n'était pas un homme arrogant, égoïste et froid. C'était un homme solitaire, tourmenté par
son passé. Il avait si peur de faire du mal à ceux qu'il aimait qu'il s'était fermé aux autres.
Voici pourquoi elle l'avait tant redouté : parce que c'était un homme blessé, tout comme elle
était une femme blessée.
Son cœur s'émut, et elle comprit qu'une nouvelle fêlure venait de fragiliser l'armure qu'elle
s'était forgée. Elle prit conscience qu'elle s'éprenait de Zayed chaque jour davantage, alors
que, de son côté, il lui resterait fermé à jamais.
Comme le serveur revenait vers eux, elle se persuada qu'elle pouvait se passer de l'amour de
Zayed. Du moment qu'ils se soutenaient l'un l'autre et se respectaient...
Annihilant ses doutes, ses aspirations intimes, ses émotions, elle lui prit la main. Il avait besoin
d'une compagne. Elle trouverait le moyen d'être cette compagne !
— Dînons et allons-nous-en, dit-elle doucement. Rentrons au calme, et ne pensons plus aux
deuils et aux malédictions. Il sera toujours temps d'y revenir demain.

11.

De retour au palais, ils se retirèrent dans la suite de Zayed, éclairée par la lumière tamisée
des chandelles. Il y régnait une subtile odeur de santal.
— C'est ravissant, murmura Lou, contemplant les ombres dansantes que les flammes
projetaient sur les murs.
Ironique, Zayed commenta :
— Mon valet de chambre se fait un devoir de m'aider sur le terrain de la romance
sentimentale. Il était inquiet parce que nous ne dormions pas ensemble, hier.
Sur ces mots, il se rapprocha d'elle. Elle tressaillit, son pouls s'accéléra. Debout, il était
terriblement intimidant avec sa haute silhouette musclée, son élégante beauté. Il l'enlaça et
l'attira à lui tandis que son cœur s'emballait de plus belle. Son grand corps tiède l'enveloppait
de sa chaleur, évocateur de plaisirs infinis...
— Je vois que ton cerveau fonctionne à pleine vitesse, docteur Tornell, la railla-t-il tout en lui
titillant l'oreille. Tu analyses trop.
— J'aime me servir de mes cellules grises.
— Elles sont remarquables, mais ton corps l'est aussi.
— Nous ferions mieux de nous apprivoiser l'un l'autre avant de vouloir que nos corps se
familiarisent.
— Serait-il impossible de réaliser ces deux choses en même temps ? dit-il d'un ton incrédule
en déposant un baiser langoureux au creux de son cou.
en déposant un baiser langoureux au creux de son cou.
Comment pouvait-elle se sentir si faible à la suite d'un seul baiser? se demanda-t-elle. Elle
ferma les yeux, tentant de chasser les sensations affolantes qui parcouraient sa chair...
L'important, c'était leur relation !
— Ce n'est pas aussi fructueux, répondit-elle. Le corps est plus aisé à satisfaire.
— Je me le demande, dit-il, promenant ses lèvres sur son cou. Tu es un véritable défi, cher
docteur.
S'il savait la vérité ! pensa-t-elle, bouleversée par ses caresses et sentant s'exacerber son
désir. Elle l'avait toujours trouvé superbe. Mais, depuis peu, il avait cessé d'être seulement à
ses yeux un homme séduisant pour atteindre une part plus secrète d'elle-même, que personne
n'avait su toucher. Il y avait quelque chose de doux-amer dans la conscience du pouvoir
singulier qu'il avait sur elle...
Et si elle devenait très profondément amoureuse de lui, comme Angela ? pensa-t-elle tandis
que son souffle s'accélérait sous l'effet de ses baisers dévastateurs. Il éveillait en elle des désirs
et des émotions qu'elle avait ignorés, et lui donnait le goût de les ressentir, de les savourer.
Pourtant, il ne lui avait rien promis, sinon de la protéger et de la respecter.
Son intuition se réveilla, lui dictant qu'elle devait faire attention, qu'elle courait au désastre, à
sa perte. Dans un sursaut, elle prit conscience qu'elle devait rester son égale, si elle voulait que
leur relation perdure. Elle s'écarta, et déclara d'une voix qui se voulait ferme :
— Il est tard. Je devrais retourner dans ma chambre.
— Mais tu es chez toi ici, maintenant. On a apporté toutes tes affaires, et l'aile que tu
occupais est de nouveau fermée.
— C'est pour ça que tu m'as emmenée dîner ? Pour que tes serviteurs déménagent mes
affaires sans que je m'y oppose?
— Laeela, nous sommes mariés. Il convient que nous partagions le même appartement.
— Tu attaches plus d'importance à la tranquillité d'esprit de ton valet de chambre qu'à la
mienne ?
Zayed eut un rire bas et sensuel qui la laissa pantelante.
— Je ne plaisante pas, dit-elle, les nerfs à fleur de peau. Elle n'avait presque pas dormi
depuis deux jours, et se sentait hypersensible. Elle aspirait à un repos réparateur.
— Je manque de sommeil, plaida-t-elle.
— Tu dormiras très bien ici. Je t'assure que je ne mords pas, et que je ne te sauterai pas
dessus.
— C'est que... je suis accoutumée à être seule. Je n'ai pas l'habitude de dormir avec un
homme. Je saurai que tu es là, je sentirai ta présence.
— N'est-ce pas une bonne chose?
« C'est une chose perturbante », répondit-elle en son for intérieur, consciente de se trouver
toujours au creux de ses bras, et d'être encore plus troublée qu'un instant plus tôt. Etait-il
vraiment possible que cet homme si beau, ce roi, soit son époux ?
— On va au lit ? suggéra-t-il d'une voix plus rauque.
— Seulement si nous édifions une barrière d'oreillers entre nous, répondit-elle.
— De quoi as-tu peur ? Je t'ai promis que je ne te séduirais pas, ce soir. Tu dormiras
tranquille, laeela.
Si seulement il savait que c'était de lui qu'elle avait peur. De tomber amoureuse d'un homme
qui ne l'aimerait jamais en retour. Mais elle garda cette vérité pour elle, soucieuse de préserver
sa dignité. Se ressaisissant de son mieux, elle réussit à lui opposer un sourire railleur.
— Je crains seulement de ne pas me reposer comme je le voudrais. Sois bien certain que si
tu deviens d'humeur libidineuse, je te taperai dessus jusqu'à ce que tu demandes grâce !
Zayed, l'homme tourmenté qui vivait pourtant dans la hantise du passé, éclata d'un grand rire
adolescent :
— Sais-tu que tu es la première femme à me menacer de représailles si je voulais te séduire ?
— Parce que je suis la première à faire preuve de bon sens !
Elle regarda briller son regard d'or, et se rendit compte trop tard qu'il aimait le défi qu'elle
représentait. Cela titillait en lui le mâle primitif...
Elle alla ouvrir le dressing, y prit le premier déshabillé qui lui tomba sous la main, puis alla
faire sa toilette et se changer. Sortant ensuite de la salle de bains, elle s'approcha du vaste lit
comme si de rien n'était... comme si Zayed n'était pas en train de l'observer, assis dans un
fauteuil, sourire aux lèvres.
Il pourrait au moins avoir la décence de se conduire en gentleman ! Elle se tourna vers lui,
notant qu'il coulait un regard appuyé sur sa silhouette gainée de satin transparent.
— De quel côté dors-tu, d'habitude ?
— Au milieu, répondit-il en la dévêtant du regard.
Elle sentit se raidir les pointes de ses seins, et croisa ses bras devant elle dans un geste de
protection.
— Malheureusement, ce soir, tu n'as droit qu'à la moitié du lit, répliqua-t-elle. Alors, laquelle
choisis-tu?
— La même que toi.
Une rougeur lui empourpra les joues, et elle protesta :
— Tu avais promis !
— Oui, mais c'était avant que tu viennes parader devant moi en tenue affriolante, dit-il sans
dissimuler son désir. Tu es à croquer, comme ça...
— Puisque c'est ainsi, je choisis ce côté-ci. Toi, tu prendras l'autre. S'il y a quoi que ce soit à
discuter, ça devra attendre à demain.
Sur ces mots, elle se glissa entre les draps, les remonta jusqu'au cou, et lança d'un ton
définitif :
— Bonne nuit !
Zayed ne la rejoignit pas tout de suite. Il éteignit les lumières et, ne laissant brûler que sa
lampe de lecture, se mit à examiner des documents. Elle avait été sûre qu'elle ne pourrait
dormir dans la même pièce que lui, pourtant elle céda à l'appel du sommeil sans résister.
Ce fut une sensation de chaleur extrême et d'étroitesse qui la réveilla. Tentant de se libérer,
elle prit conscience qu'un grand bras viril la tenait enlacée, la maintenant au creux d'un corps
tiède et non moins viril. Elle se raidit aussitôt.
— Inspire un grand coup, et puis souffle, énonça la voix de Zayed. Et après, tu
recommences...
— Si tu me laissais du champ libre, je me détendrais peut-être !
— Il serait temps que tu règles tes problèmes d'intimité.
— Mes problèmes ? C'est moi qui ai des problèmes d'intimité ? s'indigna-t-elle, renversant la
tête en arrière pour le regarder.
Il émit un rire bas, et plaida :
— Du calme, ne monte pas sur tes grands chevaux. Sinon, tu n'arriveras jamais à te
rendormir.
— Je ne m'énerve pas ! Je manifeste mon inconfort. Tu me serres de trop près.
— Mais c'est agréable.
— Je ne trouve pas ça agréable, répondit-elle en lui décochant un coup de coude dans les
côtes. Je ne te trouve pas agréable. Inutile de prétendre le contraire, ça ne marche pas.
— Vraiment ?
Elle s'aperçut tout à coup que sa main avait cessé de l'enlacer pour se rapprocher
dangereusement de son sein.
— Zayed..., lâcha-t-elle sur un ton d'avertissement.
— Oui, chérie ?
Les yeux clos, elle tenta d'oublier ses sensations alors qu'il emprisonnait son sein au creux de
sa paume, et en effleurait la chair sensible. Il était diaboliquement doué pour lui donner du
plaisir, pensa-t-elle en protestant :
— Je ne suis pas ta « chérie ».
— Non, tu es ma femme, répondit-il, la renversant sur le dos et l'embrassant avec une fougue
impérieuse et exigeante.
Elle s'enflamma, nouant les bras autour de son cou pour répondre à son baiser passionné.
Tant de choses n'allaient pas dans sa vie ! Mais ceci, au moins, était bon, et même...
étourdissant, follement merveilleux...
L'intensité aiguë de sa jouissance, quelques moments plus tard, la ravagea corps et âme. Elle
l'aimait ! pensa-t-elle, répétant le mot en son for intérieur comme une incantation. Elle aimait
son mari, si beau, si brillant, sexy et tourmenté. Et lui en aimait une autre...
Comme déjà leurs corps exultaient de nouveau, elle répondit avec fièvre. Elle espéra, de
toutes ses forces, que peut-être un jour, il l'aimerait aussi. Ne fût-ce qu'un peu...
Le lendemain, deux heures après un déjeuner en tête à tête, ils quittèrent Isi, la capitale, pour
la luxueuse station balnéaire de Cala. Zayed lui faisait la surprise d'une lune de miel.
Comme l'hélicoptère descendait vers un palais tout blanc, à l'architecture extravagante,
accolé à une palmeraie, elle entrevit une piscine d'un bleu irréel, ouverte sur l'immensité de la
mer. Un élan d'excitation la traversa, et elle saisit impulsivement la main de Zayed. Jouir de la
vie, enfin, sans penser à rien ! Il y avait une éternité que cela ne lui était pas arrivé...
Alors que Zayed déposait un baiser au creux de sa paume, elle pensa avec un coup au cœur
que, peut-être, son rêve d'amour n'était pas irréalisable; que, peut-être, il finirait par s'éprendre
d'elle.
Ils passèrent quatre jours de rêve, à se baigner et rire, à dîner et converser, à faire l'amour. Et
son amour pour lui ne fit que se renforcer.
Elle savait que Zayed devait retourner à Isi le jeudi matin pour une réunion de son cabinet.
Les dernières dispositions seraient également prises pour les funérailles de Sharif, et il tenait à
s'entretenir de ce sujet avec Jesslyn. Pour lui, la journée à la capitale serait longue. Mais il
reviendrait auprès d'elle le soir même, en hélicoptère.
Le jour venu, elle insista pour l'accompagner, mais il tint à lui éviter l'atmosphère de tristesse
du palais.
— Reste, ce sera plus gai et plus relaxant pour toi, ici.
— Mais si tu n'as pas le temps de tout boucler? Si tu es contraint de rester là-bas ?
— Eh bien, je rentrerai demain matin... N'as-tu pas quelque chose à faire de ton côté ? Tu
n'as pas consulté tes mails une seule fois, depuis que nous sommes à Cala. Tu pourrais profiter
de l'occasion pour rattraper ton retard professionnel.
Il avait raison. Ses clients, qu'elle n'avait jamais délaissés de cette manière, s'affolaient peut-
être. Il était si difficile de se concentrer, ici, dans ces lieux ensoleillés, au bord de cette mer
propice au farniente.
— Soit, concéda-t-elle. Je travaillerai de mon côté pendant que tu travailleras du tien. Mais
reviens ce soir, si tu peux. Sans toi, ce n'est pas pareil.

12.
Il ne rentra ni ce soir-là ni le lendemain. Il ne téléphona pas, ne lui fit pas savoir quand il
reviendrait. Elle en fut blessée, mais refusa de se laisser perturber. Sa famille attendait de lui
aide et soutien, et il était sous pression, accablé par de lourdes responsabilités. Elle n'allait pas
en rajouter en de si tragiques circonstances !
Au début de l'absence de Zayed, elle se concentra sur son travail. Plus elle en abattrait, plus
elle serait libre de se consacrer à lui lorsqu'il serait près d'elle.
Il lui manquait. C'était un homme intelligent et drôle, intéressant, stimulant. Attentionné, aussi,
pensa-t-elle en arpentant la plage privée qui s'étirait devant le palais. Elle aimait cet endroit
ensoleillé et paisible. Mais elle s'y sentait très seule... Car Zayed ne donnait aucun signe de vie,
et cela faisait remonter en elle le sentiment d'abandon qu'elle avait connu dans son enfance :
son père alcoolique oubliait de venir la chercher, sa mère dépressive était trop souffrante pour
se soucier d'elle, et avait fini par se suicider.
Aujourd'hui encore, Lou n'était pas sûre que les gens qu'elle connaissait répondraient à
l'appel si elle avait besoin d'eux. Elle doutait que ceux qu'elle aimait veuillent se montrer
disponibles pour elle. Mais l'angoisse et le doute ne débouchaient sur rien de bon, se dit-elle en
quittant la crique abritée pour gagner les jardins et la piscine en terrasse.
Elle paressa en maillot de bain au bord du bassin, et travailla sous un parasol, rédigeant un
article pour un magazine et préparant la conférence qu'elle donnerait dans deux mois à
Chicago. Vers midi, elle retourna dans sa chambre, se doucha, passa une tunique de soie
turquoise et ivoire, un pantacourt mastic et des sandales ornées de pierres bleutées. Puis, elle
demanda au majordome du palais si un chauffeur pouvait la conduire en ville. Elle avait envie
de visiter l'antique et pittoresque bazar.
Le majordome fut atterré par cette idée. Il fit valoir que c'était un endroit bruyant, envahi de
monde, et d'une propreté sujette à caution.
— Vous seriez déçue ! soutint-il. Il n'y a que de petits stands de poterie et d'ustensiles en
cuivre, de laines teintes artisanalement, d'épices...
— C'est justement ce qui m'attire. Cala a un passé si fascinant ! J'aimerais partir un peu en
exploration.
— Il faut la permission de Sa Majesté. Elle s'opposa fermement à lui :
— Non, inutile de lui demander si je peux quitter le palais. Comme vous me ferez escorter
par des gardes du corps, il n'y a pas lieu d'en faire une affaire.
Elle dut en effet accepter le concours de quatre « anges gardiens » en armes, mais elle ne s'en
formalisa pas. Excitée à l'idée de voir la ville historique, et de dénicher peut-être un cadeau
pour Zayed, elle flâna deux heures dans le bazar, effectivement très animé. Elle fit halte dans
une boutique pour savourer un thé à la menthe sous l'œil attentif de ses cerbères. Elle
appréciait leur zèle, mais avait quelque mal à se détendre en leur présence.
Finalement, elle acheta du pain et du fromage, des fruits et du chocolat, dans l'idée de
réserver à Zayed la surprise d'un pique-nique, à son retour. Fatiguée mais contente, elle rentra
au palais.
Ce fut pour y apprendre que Zayed avait téléphoné en son absence. Il ne rentrerait pas avant
plusieurs jours.
Tenant encore serrés contre elle les sacs de shopping, elle demanda au majordome :
— A-t-il indiqué combien ?
— Non, Votre Majesté. Il a simplement dit « plusieurs ». Ravalant tant bien que mal sa
déception, elle regagna sa chambre avec vue sur la mer. Postée devant la fenêtre à arcature,
elle regarda déferler le ressac, se demandant ce que signifiait ce plusieurs jours.
Après s'être interrogée de longues minutes, elle décida de parler directement à Zayed. Et
comme son téléphone cellulaire ne captait pas le réseau, ici, à Cala, elle s'en alla quérir le
revêche vieux majordome. Il déclara qu'il allait effectuer l'appel pour la « mettre en relation ».
Heurtée par son intonation désapprobatrice, elle se raidit.
— Si vous voulez m'indiquer un poste téléphonique, je le joindrai moi-même. J'ai son numéro
de portable.
— La famille royale n'utilise pas de téléphones cellulaires au palais. Mais si vous désirez que
je...
— Non, coupa-t-elle d'une voix vibrant d'émotion. C'est mon mari. Je dois pouvoir le
joindre sans que des valets, des caméristes ou des serviteurs s'en mêlent.
— Je n'interfère pas, Votre Majesté, répondit le majordome, offusqué. Je cherchais
seulement à vous aider.
Là-dessus, il s'éloigna, raide comme un piquet. Elle se rendit compte qu'il l'avait mal
comprise, et n'avait pas l'habitude des femmes occidentales, de leur liberté d'allées et venues.
Elle avait horreur d'être dépendante, de rendre des comptes, d'implorer secours. Mais elle
désirait plus que tout parler à Zayed. Aussi se hâta-t-elle de rejoindre le vieil obstiné, pour
s'excuser.
Elle patienta de longues minutes tandis qu'il appelait le palais d'Isi, et que divers serviteurs, là-
bas, transmettaient la requête puis relayaient la réponse. Le roi était en réunion, mais on lui
ferait savoir qu'elle avait désiré le joindre.
Lou remercia en souriant, mais sa déception fut profonde. Elle ne voulait ni créer de
difficultés ni se montrer exigeante.
Cependant, il lui déplaisait de se sentir insignifiante, et par-dessus tout si seule.
Elle commençait à croire que tout ce qu'elle avait redouté au sujet du mariage était en train de
se concrétiser : la perte de son indépendance, la dilution de sa personnalité...
Tandis que Zayed, à Isi, veillait aux affaires, elle errait comme une âme en peine à Cala,
attendant qu'il veuille se souvenir d'elle. Depuis son départ, elle n'avait songé qu'à lui, guettant
son retour tout comme elle avait attendu que sa mère cessât de pleurer, que son père cessât de
boire, et que quelqu'un, enfin, prît garde à ce qu'elle devenait...
C'était à cause de cela qu'elle avait rejeté le mariage, avait eu peur de l'amour. C'était pour
cela aussi que cette attente la rongeait, la rapprochant insensiblement du désespoir.
Une semaine s'écoula avant qu'un hélicoptère ne rejoignît le palais d'été de Cala. Et Lou alla
se poster à la fenêtre, sûre que c'était l'appareil de Zayed ; sûre que son époux, après dix jours
d'absence, était enfin de retour.
Elle était heureuse et, en même temps, elle avait peur, ne sachant que penser ni à quoi
s'attendre. Elle patienta dans sa chambre pendant une heure, se répétant qu'il viendrait tôt ou
tard, qu'elle avait bien dû lui manquer un peu.
Pour sa part, il lui avait manqué. Et elle avait souffert de son isolement : son cellulaire ne
captait pas le réseau, ici ; ses mails arrivaient de façon sporadique. Elle commençait à regretter
son ancienne vie, son travail prenant.
Les heures s'écoulèrent sans que Zayed se manifestât. Elle n'allait tout de même pas pleurer !
se réprimanda-t-elle alors que des larmes lui montaient aux yeux. Il était très pris, voilà tout. Il
ne s'était pas rendu compte qu'elle était excitée par son retour, pressée de le revoir. Sinon, il
serait là.
Mais ces mots ressemblaient trop à ceux qu'elle s'était murmurés enfant, lorsqu'elle attendait
en vain, dans un petit fauteuil du salon de sa mère, que son beau et magnifique papa vînt la
chercher...
Et les sanglots qu'elle avait retenus jusque-là éclatèrent.
Ce soir-là, sa femme de chambre lui apporta une enveloppe sur un plateau d'argent. Elle
l'ouvrit dès que la servante se fut retirée. Elle contenait un message lapidaire : « Tu te joindras à
moi pour souper, à 21 heures. Zayed. »
Pinçant les lèvres, elle lut et relut la courte ligne. « Tu te joindras à moi... » Ce n'était pas
une invitation, mais un ordre. C'était donc pour aboutir à cela qu'elle s'était rongée d'impatience
depuis dix jours ! C'était donc là l'homme qui lui avait tant manqué !
Elle déchira le carton en deux et le jeta dans la corbeille. Oh, elle allait certes rejoindre son
époux ! Mais pas ce soir. Tout de suite ! Ce n'étaient ni l'accueil ni le mariage qu'elle avait
espérés. Son rêve fragile s'écroulait déjà. Il ne lui restait que le besoin dévorant de préserver
son respect pour elle-même.
S'étant changée et coiffée, puis maquillée pour mieux se donner du courage, elle se dirigea
vers le bureau de Zayed, le seul endroit du palais où elle ne s'aventurât jamais. Elle passa outre
les hommes en armes postés devant le bureau de Zayed, où elle n'était pas censée entrer sans
permission, et fit irruption dans la pièce au grand saisissement de l'assemblée qui s'y trouvait.
Elle gagna la table de travail, ignorant l'expression d'abord étonnée, puis désapprobatrice de
Zayed. Elle s'en moquait ! Elle n'était pas habituée à être traitée en « citoyenne » de seconde
zone, ni en inférieure.
— J'ai des conférences à Zurich dans deux jours, dit-elle d'un ton acerbe, et mes bagages
sont prêts. Je n'ai pas besoin de ton jet, j'ai déjà réservé ma place sur les lignes commerciales
de Sarq. Mais j'ai besoin de mon passeport, et c'est toi qui l'as mis de côté, je crois.
Pendant un instant, tout le monde resta interdit. Puis les membres de l'assemblée s'éclipsèrent
en silence, avec la rapidité de l'éclair. Elle se retrouva seule face à Zayed.
En réalité, elle n'avait pas encore préparé son bagage. Sa décision était suspendue à la
réaction de Zayed. Tout tournait autour de lui, désormais. Elle s'était éprise de lui, et était
perdue.
— Tu pars ? demanda-t-il.
Elle l'enveloppa du regard, pensant qu'il était plus beau que jamais avec sa chevelure un peu
plus longue, sa mâchoire décidée, son regard durci. Son cœur en était bouleversé, et sa
résolution vacillait. Mais elle ne voulait pas devenir, comme sa mère, une de ces femmes
asservies qui ne pouvaient vivre sans un homme.
Son père, qui avait autrefois adoré sa mère, avait fini par la mépriser. Les hommes
dédaignaient les femmes faibles et ridicules. Et les femmes faibles se méprisaient elles-mêmes...
Elle n'aurait pu supporter que Zayed en vienne à la mépriser. Et elle était de toute façon
résolue à ne pas lui en donner l'occasion ! Elle dit d'un air de défi :
— Mon travail me manque. J'ai besoin de m'y remettre.
— Aucun problème. Nous étions convenus que tu poursuivrais ta carrière, et que cela
t'amènerait à voyager.
Ça lui était égal qu'elle parte. Elle ne comptait pas pour lui, pensa-t-elle, traversée d'une
fulgurante douleur. Il ne tiendrait jamais à elle. Il ne le pouvait pas, la culpabilité et le deuil
l'avaient dévasté.
— Mais je ne reviendrai pas, dit-elle en luttant pour garder son sang-froid. J'ai une maison et
un bureau à San Francisco. Il est absurde que je reste ici. On n'y a pas besoin de moi, alors
que là-bas, je suis utile. De plus, nous avons admis que ce mariage était temporaire, alors,
pourquoi le prolonger?
— Oui, en effet, pourquoi ? fit-il en levant les mains. Elle avait le cœur brisé, et il s'en
moquait ! Dominée par sa
peur et sa colère, elle lança :
— C'est comme ça, alors ? Je n'ai qu'à faire mes paquets et partir?
— Tu n'es pas prisonnière. Tu es libre de t'en aller quand tu le désires.
L'impassibilité de Zayed, son absence d'émotion la transpercèrent jusqu'à l'âme. Pour lui, elle
avait renoncé à tant de choses ! Et cela le laissait de marbre.
D'une voix frémissant de fureur, elle continua :
— Je vois ce qu'il en est ! Tu as rempli ton devoir. Tu t'es marié, tu es devenu roi. Tu n'as
plus besoin de moi.
— Je n'ai jamais rien dit de tel.
— Non, mais depuis notre mariage, tu n'as pratiquement pas vécu avec moi. En quinze jours,
nous avons passé cinq nuits ensemble. Le reste du temps, tu n'étais pas là. Tu ne me retournes
même pas mes coups de fil. Tu me détestes donc tant, roi Fehr? Ma compagnie te rebute
tellement que c'est une corvée de passer du temps avec moi ?
— Je ne te fuis pas pour te punir.
— Donc, tu me fuis? coupa-t-elle.
Il poussa un soupir, en homme qui s'efforce de rester patient.
— J'ai du travail. Je dois rencontrer des décideurs, des dignitaires. Le pays n'a pas été dirigé
pendant près d'un mois, et je dois m'occuper de beaucoup de choses.
— Sauf de ta nouvelle épouse. Elle n'est qu'une misérable femme. Un pis-aller.
— Tu réagis en enfant.
— C'est possible, énonça-t-elle lentement. Mais du moins, je suis honnête. J'admets qu'il me
faut plus que ça.
Elle ajouta avec un pauvre sourire :
— J'admets que j'avais besoin de toi.
Elle attendit qu'il parle, lui donne une explication, une justification des jours écoulés. Mais il
continua à la regarder d'un air impassible. Elle comprit qu'il avait l'âme vide, et désirait la
conserver ainsi. Il aimait ne rien ressentir. Il aimait être comme mort. Alors qu'elle, au contraire,
avait compris en s'ouvrant à Zayed que les sentiments et les émotions pouvaient être
bénéfiques; qu'ils pouvaient enrichir la vie au lieu d'en dégrader le sens.
Sauf s'ils n'étaient pas payés de retour...
— Mon passeport ? murmura-t’elle en tendant la main.
Il déverrouilla un tiroir, et y prit le mince carnet. Mais il ne le lui donna pas tout de suite.
Elle aurait tant voulu qu'il dise quelque chose ! Quelque chose qui l'aurait aidée à pardonner
et à oublier. Qui l'aurait poussée à rester !
Il demeura muet, et, au bout d'un long moment, faisant un pas en avant, elle lui prit le
passeport des mains.
— Adieu, Zayed, dit-elle avec calme, et en refoulant farouchement sa souffrance. Bonne
chance.
Zayed la laissa partir. Il la suivit du regard alors qu'elle traversait la salle et franchissait le
seuil, serrant son passeport entre ses doigts. S'il éprouvait quelque chose, il ne voulait pas
savoir quoi. Il était préférable qu'elle s'en aille maintenant, se dit-il. Ici, elle n'avait pas sa place.
Elle ne serait jamais bien avec lui. Alors qu'ainsi, du moins, elle serait en sécurité.
Il aimait mieux souffrir que de la faire souffrir — même s'il voyait bien qu'elle était déjà
blessée. Il lui avait fait du mal, alors qu'il avait juré de la protéger. Il avait essayé, pourtant ! Il
s'était efforcé de rester à l'écart, de minimiser son impact sur sa vie, d'empêcher qu'elle se
retrouve entraînée dans ses propres problèmes. Mais il évoluait dans un univers complexe,
sans savoir comment être à la fois le roi dont Sarq avait besoin et l'homme dont elle avait
besoin. Or, il se devait d'abord d'être loyal envers Sarq. Et ensuite, envers sa famille. Quant à
Lou...
Lou était intelligente. Elle avait une carrière. Tout se passerait bien pour elle. Toujours.
Un instant plus tard, il entendit un moteur, et, depuis sa fenêtre, vit disparaître la Mercedes
qui filait dans l'allée. Un amer regret le tenailla.
Elle allait lui manquer ! Elle lui avait manqué pendant ces dix jours. Dieu seul savait à quel
point il avait été près de tomber amoureux d'elle...
Il ne dormait guère la nuit. Il avait sans cesse envie de lui téléphoner pour entendre sa voix.
Elle avait été si belle en le quittant, tout à l'heure ! Dans sa tunique émeraude et son pantalon
blanc, elle avait paru si fière ! Et si profondément blessée...
Sa Lou. Il espéra qu'elle irait bien. Ce n'était pas une femme fragile. Elle l'oublierait. Alors
que lui...
Il porta les mains à ses tempes douloureuses. Ah, s'il n'avait pas été Zayed Fehr... s'il n'y
avait pas eu la malédiction !
Elle irait bien, se convainquit-il en son for intérieur. C'était lui qui pourrait ne jamais s'en
remettre.

13.

« SHARIF FEHR RETROUVÉ VIVANT »


Le cœur battant, Lou lut et relut la manchette du Chicago Tribune. « Quatre-vingts jours
après sa disparition, le roi Sharif Fehr a été retrouvé en vie. » Elle voulut prendre connaissance
de l'article, mais ses mains tremblaient trop.
Sharif, vivant! Etait-ce possible ? Alors, c'était un miracle ! Un véritable miracle. Jesslyn, les
enfants... Ils devaient être fous de joie, pensa-t-elle. Et Zayed. Zayed...
Refoulant ses larmes, elle étala le journal sur la petite table du café et s'efforça de lire.
«... Sharif Fehr, grièvement brûlé et blessé, a été retiré de la carcasse et recueilli par une tribu
berbère itinérante. Les nomades n'ont pas reconnu le roi, et celui-ci, frappé d'amnésie à la suite
de son accident, ne savait plus lui-même qui il était. Alerté par une rumeur, Khalid Fehr, le plus
jeune frère du roi, a mis près d'un mois à localiser la tribu. Une fois sur place, il a aussitôt
identifié son frère. La famille royale est enfin réunie à Isi, capitale du royaume de Sarq, où le roi
Sharif fait l'objet d'un suivi médical. »
Lou s'interrompit dans sa lecture, et sa main se porta vers son estomac d'un geste instinctif.
Encore ces nausées ! Elle ne pouvait pas se laisser aller ici, elle ne devait pas y penser, ça allait
passer, comme d'habitude.
Ses doigts revinrent vers le journal, effleurant le gros titre.
Puisque Sharif était en vie, quelles étaient les conséquences pour Zayed ?
Bon sang ! Dès qu'elle pensait à Zayed, une douleur lui brûlait la poitrine, lui nouait la gorge...
Le devenir de Zayed ne la concernait plus. Ils ne se parlaient pas — avaient-ils jamais
communiqué ? Il avait ouvert pour elle un compte bancaire à San Francisco, où il versait
chaque mois les fonds promis pour son centre de recherches. Par millions. Elle n'y touchait
pas. Elle ne lisait même pas les relevés qu'on lui adressait. Elle ne voulait pas de son argent !
Elle ne voulait plus avoir affaire à lui ! Il lui avait brisé le cœur.
Se levant avec effort, elle s'apprêta à gagner le salon de conférences d'un hôtel du centre-
ville de Chicago. Elle y donnerait dans quelques heures une conférence, pour décrire, devant
des thérapeutes du Planning familial, les réactions chimiques provoquées par le sentiment
amoureux, et leurs effets sur le comportement.
Une nouvelle nausée la souleva. Mon Dieu, pensa-t-elle, comment allait-elle y arriver? Elle
n'avait jamais voulu se marier, ni avoir d'enfants. Et voilà qu'elle se retrouvait enceinte de huit
semaines. Et effroyablement seule.

Dans les coulisses, le roi Zayed Fehr écoutait Lou. Elle avait toujours été mince. Mais elle
était à présent presque maigre, et d'une pâleur singulière dans son austère et simple tailleur noir
- qu'il aurait aimé remplacer par une tenue plus seyante. Elle s'exprimait bien, pensa-t’il. Et
répondait avec aisance aux questions. Il avait eu raison de la laisser partir. Elle était
parfaitement retombée sur ses pattes, tel un félin.
Il était heureux d'avoir pu profiter d'un instant de liberté pour venir l'entendre incognito, se
rassurer sur son succès durable. La salle de mille personnes était pleine à craquer. Il avait dû
soudoyer un portier pour entrer. C'était pourquoi il était en coulisses, en retrait, non loin du
chariot utilitaire qui contenait les outils de nettoyage.
Lou avait à présent terminé et quittait la scène, se dirigeant droit sur lui. Il recula dans
l'ombre, ne désirant pas être vu. Dès que les lourds rideaux de velours se furent rabattus, la
dissimulant au public, elle se rua vers le chariot, s'empara de la corbeille à papier, visiblement
en proie à une terrible nausée.
Les épaules soulevées, le corps secoué, elle laissait les larmes rouler sur son visage.
Elle était malade ! Choqué, il se précipita vers elle.

Côte à côte à l'arrière de la limousine, ils roulaient vers l'hôpital. Lou était livide.
— Je ne suis pas malade, redit-elle tout en baissant légèrement la vitre pour inspirer l'air
nocturne.
— C'est du déni, rien d'autre. Tu...
— Je ne nie rien du tout, coupa-t-elle en souhaitant de toutes ses forces que son estomac
s'apaise.
Zayed ne l'écoutait pas, bien sûr ! Mais quand avait-il réellement prêté attention à elle, à ce
qu'elle disait?
— Je n'ai pas besoin d'aller à l'hôpital, insista-t-elle. De toute façon, ils n'y pourront pas
grand-ch...
— Tu n'en sais rien ! tonna Zayed.
Lou, qui l'avait toujours connu maître de lui, et ne l'avait pas une seule fois entendu hausser le
ton, demeura interdite par cet éclat. Puis elle laissa échapper un rire bas, triste.
— Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? grommela Zayed, qui n'avait pas décoléré.
— Toi. Nous. Tout ça..., fît-elle avec lassitude. Le fait que tu aies épousé la seule femme au
monde qui ne voulait pas de toi. La femme qui ne voulait ni se marier ni avoir d'enfants. Je ne
suis pas malade, Zayed. Je suis enceinte.
Ils échouèrent malgré tout à l'hôpital. Sans doute Zayed ne la croyait-il pas, ou avait-il besoin
de preuves. Le médecin, en apprenant l'identité de Zayed, les mena aussitôt dans une salle
d'échographie. Un moment plus tard, il faisait pivoter l'écran vers eux.
— Là, et là, fit-il, pointant le doigt. Deux battements de cœur.
Puis, levant la tête avec un large sourire, il ajouta :
— Des jumeaux.
Lou crut qu'elle allait s'évanouir.
— Des jumeaux ? hoqueta-t-elle. Ce n'est pas possible...
— C'est un trait de famille chez les Fehr, énonça Zayed sans trahir la moindre émotion.
Jamila et Aman.
Lou lutta contre un nouvel afflux de larmes. Un bébé, c'était déjà une grosse responsabilité.
Mais deux ?
Vingt minutes plus tard, ils étaient de nouveau dans la limousine de Zayed, roulant vers l'hôtel
de Lou pour prendre ses affaires. Elle était silencieuse. Il l'observait discrètement, sans mot
dire.
Il y avait huit semaines qu'elle était enceinte. Elle le savait depuis un mois, et ne l'en avait pas
averti. Elle n'avait sans doute pas eu l'intention de le mettre au courant, comprit-il avec un
soupir. Oh, il ne l'en blâmait pas ! Il ne s'était pas montré d'un grand soutien, ces derniers
temps.
Mais ce serait différent, maintenant. Elle attendait deux enfants de lui. Deux bébés. Il se
remémora ses sœurs dans leur enfance, jouant à cache-cache dans les jardins du palais, et une
profonde tristesse s'empara de lui.
Lou avait le regard perdu à travers la vitre. Elle ne manifestait aucune émotion, et c'était ce
qui le troublait le plus. Doucement, il demanda :
— Est-ce que ça va ?
— Non. Je ne peux pas avoir un enfant. Deux, encore moins !
— Je t'aiderai.
— Non.
— Laeela, chérie.
— Je ne suis ni ta chérie, ni ta laeela. Je ne suis rien.
— Juste ma femme.
— Nous ne sommes pas mariés.
— Si, nous le sommes. Et nous le serons toujours. Je ne divorcerai jamais. J'ai promis...
— Toi et tes promesses stupides ! s'emporta-t-elle enfin, les yeux brûlant de larmes. Tu vis
dans un monde de serments et de malédictions, de superstitions et de fantômes. Je n'y ai pas
de place, et je ne veux pas en avoir ! Je crois aux faits objectifs ! Et ils me disent que tu ne
m'aimeras jamais. Je ne lierai pas mon existence à un homme qui ne peut m'aimer !
Hors d'elle, ne se maîtrisant plus, elle martela :
— Je mérite mieux, Zayed. Beaucoup mieux ! Là-dessus, enfouissant son visage entre ses
mains, elle se mit à sangloter à fendre l'âme. Zayed la regarda comme s'il ne l'avait jamais vue.
Elle l'aimait. Oh, elle n'avait pas prononcé les mots, mais c'était inutile. Tout le criait : son
regard, son intonation angoissée, ses larmes. Elle avait de l'amour pour lui, et il lui avait fait tant
de mal...
Il était hanté par les remords, mais il y avait plus encore : il était triste. Tandis qu'elle pleurait à
côté de lui, elle avait l'air d'une petite fille. Et il se demandait pourquoi il n'avait jamais vu
l'enfant qui était en elle... Elle était si seule ! Elle n'avait pas de famille, peu d'amis proches. Qui
allait la réconforter, s'il ne s'en chargeait pas ?
Qui allait l'aimer, sinon lui ?
Cette révélation le transperça. C'était de lui qu'elle avait besoin, et non d'un autre. L'amour
n'était-il pas imprévisible et étrange, hasardeux et rare? Il ne comprenait pas pourquoi c'était lui
qu'elle aimait, mais c'était un fait, et cela comptait immensément pour lui. Plus que tout, en
réalité.
Il l'attira entre ses bras sans tenir compte de sa résistance farouche, et la tint serrée contre
son torse.
— Voyons, ne pleure pas, laeela, murmura-t-il en lui caressant doucement les cheveux. Ne
pleure pas. Je suis là, je t'aime, et je ne te quitterai pas. Plus jamais, c'est juré.
Il obtint de rester avec elle, cette nuit-là. Il ne voulait pas la laisser seule alors qu'elle était si
mal en point.
Lou n'eut pas la force de le chasser de sa chambre d'hôtel. Elle se doucha, enfila une tenue
de nuit et se mit au lit, lui tournant le dos. Elle lui en voulait tant ! Et elle se sentait si malade.
Dire qu'elle attendait des jumeaux ! Deux petits êtres auxquels elle voulait à tout prix
épargner ce que ses parents lui avaient fait subir... Et puis, voici que Zayed était de retour. Pour
elle. C'était bien ce qu'elle avait voulu, non ? Cela aurait dû être son moment de triomphe.
Alors, pourquoi se sentait-elle si triste ?
Parce qu'il était ici par devoir, pour assumer ses responsabilités.
Zayed attendit que Lou soit endormie pour se coucher à son tour. Il demeura longtemps
allongé dans le noir, l'esprit agité, remuant les mêmes pensées.
Sharif était revenu. Blessé, certes, mais vivant. Olivia avait mis au monde un bébé en pleine
santé. Et il allait lui-même être bientôt père. La paix et la prospérité étaient de retour au palais
et à Sarq. La malédiction était peut-être en train de faiblir?
A moins que, comme Lou l'avait dit une fois, il n'y eût aucune malédiction. Et que, tout
simplement, sa conscience l'eût torturé des années durant...
Alors, l'heure était peut-être venue d'aborder autrement la vie et les défis qu'elle lançait.
D'envisager... le bonheur?
Il regarda Lou, qui, enfin détendue par le sommeil, s'était lovée contre lui avec confiance. Et,
en la contemplant, il sentit son cœur se dilater. Lou, sa femme. La mère de ses enfants. Lou,
qui était sienne. Sienne !
Il était envahi soudain du besoin de la posséder, ou plutôt, de l'aimer, pleinement, librement,
comme jamais il n'avait aimé depuis Nour. Son corps s'enflammait tel un brasier, et il eut peur
de ne pas pouvoir supporter des sentiments aussi intenses. Il ferma convulsivement les
paupières. Il éprouvait une sensation si forte... Il se sentait... vivant ! En lui, le feu combattait
les ténèbres, et triomphait d'elles.
Une main fraîche se posa soudain sur sa joue, et Lou murmura d'un ton pressant, dans la
pénombre :
— Zayed ? Zayed ! Regarde-moi !
Il s'exécuta avec effort, sans pouvoir parler. Lorsqu'elle lui essuya doucement les yeux, il prit
conscience qu'il pleurait.
— Zayed, qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle, affolée. Douloureusement, il énonça d'une
voix rauque :
— Je t'aime. Je t'aime et j'ai besoin de toi. Pardon, laeela, mon amour, mais j'ai besoin de
toi.
Et, soudain, il fut délivré de sa souffrance. Il était épuisé, mais en paix.
— Ça ne va pas ? demanda-t-elle, inquiète et déroutée.
— Je me sens bien.
— As-tu la fièvre ?
— Pourquoi demandes-tu ça ? Parce que je dis que je t'aime ?
— Tu as peut-être attrapé un virus. Ou une intoxication alimentaire...
Il ne put retenir un long rire, grave et bas.
— Mais non, chérie. Je ne me suis jamais mieux porté. Pour la première fois depuis vingt
ans, je vais bien.
Lou allongea le bras vers la table de nuit, alluma, et le dévisagea sans mot dire.
— La malédiction, fit-il. Je crois qu'elle n'est plus là. C'est terminé. Enfin.
— C'est-à-dire ?
— J'ai compris que je t'aime, et que l'amour est plus fort que la superstition et les ténèbres.
L'amour triomphe de tout
— Et tout ça s'est produit dans l'heure qui vient de s'écouler ? fit-elle, incrédule.
De nouveau, le rire monta en lui.
— Il y a un bon moment que c'est en route : le retour de
Sharif, le bonheur de Jesslyn, le bébé d'Olivia et de Khalid... Je ne voyais que du bonheur
autour de moi, et aucun signe de sort funeste... J'étais le seul malheureux. Et ça m'a ramené à
toi.
— A Chicago.
— Oui. Je suis venu te retrouver.
— Pourquoi ?
— Pourquoi ? Mais parce que je t'aime.
Elle le dévisagea d'un air soupçonneux, puis avec horreur, et s'écria :
— Oh, non ! Je vais encore être malade !
Tandis qu'elle se précipitait vers la salle de bains, Zayed appela la réception, et fit monter
séance tenante des toasts, de la glace, des fruits et de l'eau gazeuse.
— Mais... je ne pourrais rien avaler, même si je le voulais ! s'écria Lou quand elle fut de
retour.
Il la persuada pourtant, affirmant que ces mets avaient soulagé Olivia tout au long de sa
grossesse. Timidement, elle mordit dans une tranche de melon... et finit par dévorer avec
appétit.
— Alors, tu te sens mieux ? fit-il.
— Oui.
Elie se laissa aller contre les oreillers, savourant cette paix si récemment acquise. Ces deux
derniers mois avaient été si durs!
— Deux bébés, murmura-t’elle au bout d'un moment. Elle l'entendit qui soupirait, et se
tourna vers lui. Il souriait jusqu'aux oreilles.
— Je suis navré pour toi, affirma-t-il, son sourire démentant ses paroles. Mais très heureux
pour moi. Je vais être père. Nous allons devenir parents.
— Je ne voulais pas être mère, répondit-elle, oppressée.
— Pourtant, tu n'as jamais pris la pilule.
— Je sais... C'est étrange, n'est-ce pas ? Je n'y ai jamais pensé ! J'imagine que je ne croyais
pas pouvoir me retrouver enceinte...
— Peut-être désirais-tu l'être. A ton insu.
— Non ! Pas du tout ! Je ne serai pas meilleure mère que la mienne ne l'a été.
— Tu sais peut-être, au contraire, tout au fond de toi, que tu ne ressembles en rien à ta mère,
et que tu ne délaisserais jamais tes enfants.
Les yeux brûlants de larmes contenues, elle lâcha :
— J'aimerais que tu aies raison. Mais je suis comme elle, hélas. C'est précisément pour ça
que je suis partie de Sarq. Parce que je suis folle, faible et ridicule.
Zayed la dévisagea un moment, puis... s'écroula de rire. D'abord déroutée, puis indignée, elle
saisit un oreiller et l'en frappa.
— Je te confie mon plus lourd secret, et toi, tu ricanes comme une hyène !
— Si tu es si faible, où as-tu trouvé la force de me quitter ? fit-il valoir tendrement après
s'être calmé. Si tu es si folle, comment se fait-il que tu te débrouilles sans mon soutien financier
? Si tu es si ridicule, pourquoi, alors, suis-je fou de toi ?
Elle le fixa d'un air interdit, chahutée par ses propres émotions : espoir et peur, angoisse,
excitation...
— Es-tu vraiment fou de moi ? chuchota-t-elle enfin.
— Totalement, répondit-il.
— Qu'est-ce qui me le prouve ?
— Je suis venu te trouver, non ? Parce que je ne pouvais plus rester loin de toi. Nous
pourrions être ensemble, laeela. Et avoir ce que nous désirons. Ce dont nous avons besoin.
— Et de quoi avons-nous besoin, docteur Fehr ? Il sourit de ce trait d'humour.
— D'amour, laeela. Nous pourrions vivre ensemble et avoir l'amour.
Elle le considéra longuement, mais ne retrouva en lui rien du Zayed hanté qu'elle avait connu.
— Dis-tu ça parce que tu as perdu ton job ? fit-elle. D'abord dérouté, il ne tarda pas à
comprendre.
— Je n'ai pas perdu mon job !
— Mais Sharif...
— ... n'est pas près de remonter sur le trône, dit-il d'un air soudain grave. Nous l'avons
caché aux médias, mais il n'a pas pleinement recouvré la mémoire. Il a subi un grave
traumatisme. Il lui faudra du temps pour récupérer.
— Il est amnésique ? demanda-t-elle, la gorge nouée.
— Il a oublié les années récentes. Il ne se souvient que des années où il était à Londres,
avant de devenir roi. Il reconnaît Jesslyn, cependant. Il se souvient même de toi.
Mais pas de ses enfants, pensa-t-elle. Comme ce devait être dur.
— Donc, tu restes roi.
— Oui. Mais je ne peux pas assumer cette tâche sans toi. Et d'ailleurs, je n'en ai pas envie.
Tu me manques, laeela. Grâce à toi, le palais me semblait habitable. Sans toi, il me paraît vide.
Reviens. Sois mon épouse. Ma reine.
Lou était tentée. Terriblement tentée. Mais...
— Je ne sais pas, Zayed. Je me perds dans ton palais, je suis seule dans ton monde...
— Tu ne l'as jamais été. Je savais toujours où tu étais, ce que tu faisais. Je te l'ai caché, c'est
tout. Et j'ai eu tort. Je te jure que ça ne se reproduira pas. Je t'aime trop pour te faire encore
souffrir ainsi. Sois-en persuadée.
Elle avait tant envie de le croire !
— Tu promets que nous aurons une ligne directe pour que je puisse te joindre où que tu
sois? Que nous voyagerons ensemble ?
— Tout ce que tu voudras, mon amour. Quoi d'autre ? Lou s'interrogea, et s'avoua qu'elle
n'avait besoin que de temps, en réalité : du temps pour que se tisse entre eux de la confiance,
pour que la peur s'évanouisse, pour que les blessures se cicatrisent.
— Je veux que nos enfants soient heureux, dit-elle après un silence songeur. Que nous
sachions les aimer, et les aider à grandir.
S'inclinant pour l'embrasser sur la bouche, Zayed murmura :
— J'approuve de tout mon cœur.
Fermant les yeux, savourant la caresse, elle murmura :
— Je t'aime.
— Je l'espère. J'ai besoin de ton amour. Et nos bébés aussi.
— Ça va marcher, dit-elle en saisissant soudain son visage entre ses paumes. Nous pouvons
y arriver, j'en suis sûre ! L'amour répare tout.
Elle l'embrassa à son tour, avec tant de tendresse qu'il eut presque mal. Mais il ne tarda pas à
sentir monter en lui de la joie.
Oui, de la joie. Il glissa les doigts dans les longues mèches soyeuses de Lou, qui se
répandirent autour de lui. Lou, sa femme, sa compagne. L'amour de sa vie...

Vous aimerez peut-être aussi