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JUDY DUARTE

A l'ombre de la passion
Fortune of Texas : Return to Red Rock -
4

éditionsHarlequin

Titre original : A REAL LIVE COWBOY

Traduction française de LAURENCE LENGLET


© 2009, Harlequin Books S.A.
© 2010, Harlequin S.A.
83/85 boulevard Vincent-Auriol 75646 PARIS CEDEX 13.
Service Lectrices - Tél. : 01 45 82 47 47 www.harlequin.fr
–1–

Isabella Mendoza était en retard, ce qui n'était pas dans ses


habitudes. Elle se sentait d'autant plus gênée que c'était elle
qui avait insisté pour avancer l'heure du rendez-vous et
éviter ainsi la foule du midi.
Lorsqu'elle tourna dans l'allée qui conduisait chez Red, le
restaurant le plus prisé du secteur, elle leva les yeux au ciel
en reconnaissant la Cadillac noire garée sur le parking.
Ce n'était décidément pas son jour ! Non seulement elle
allait faire une entrée fracassante dans le restaurant, mais
elle allait probablement aussi tomber nez à nez avec
William Fortune junior, l'homme que tout le monde en ville
appelait JR.
Après de nombreuses années à Los Angeles, JR venait
d'acquérir un ranch à Red Rock et s'y était officiellement
installé dans les semaines précédentes. Et depuis,
curieusement, leurs chemins ne cessaient de se croiser.
Elle n'avait pu s'empêcher de remarquer l'intérêt que lui
portait cet homme. Et le pire, c'était que, elle devait bien le
reconnaître, chaque fois qu'ils se retrouvaient au même
endroit au même moment, leurs regards avaient tendance à
se croiser très souvent.
Trop, à son goût.
Elle ne l'avait pas encouragé – même si, elle le savait,
nombre de femmes en ville ne s'en seraient pas privées, car
l'homme était riche et séduisant. Il avait ce genre de corps
puissant contre lequel une femme aimait à se blottir. Et
puis, ancien homme d'affaires devenu propriétaire de ranch,
il était indubitablement un bon parti...
A condition d'aimer les grands blonds, ce qui n'était pas son
cas.
Il n'était pas son genre, et elle avait une bonne raison pour
ne pas se laisser séduire. Non qu'elle ait le moindre
reproche à adresser à JR, mais celui-ci lui rappelait trop son
beau-père. Un blond, lui aussi, un Américain pure souche,
qui avait nié durant toute son enfance et son adolescence sa
culture tejana dans laquelle elle évoluait aujourd'hui avec
passion.
Lorsque l'heure serait venue pour elle de choisir l'homme
de sa vie, il serait forcément d'origine latino-américaine, et
il apprécierait la culture tejana autant qu'elle. Point final.
Elle gara son pick-up et le verrouilla avant de se s'élancer
vers le restaurant.
Quatre mois plus tôt, l'établissement, une ancienne
hacienda, avait été sérieusement endommagé par un
incendie criminel, ce qui l'avait affectée à plus d'un titre.
Non seulement parce que les propriétaires, José et Maria
Mendoza, étaient de sa famille, mais aussi parce qu'elle
aimait et respectait profondément la culture tejana que
reflétait ce lieu.
Ces derniers mois, José et Maria avaient travaillé dur pour
remettre le restaurant en état, même si certaines œuvres
d'art et antiquités n'avaient pu être remplacées.
En entrant, elle repéra du coin de l'œil la silhouette d'un
homme grand et athlétique vers le bar.
Malgré la fugacité de cette vision, elle était pratiquement
certaine que c'était JR. Il émanait de cet homme une telle
aura qu'il était difficile de ne pas le remarquer.
– J'ai rendez-vous avec des amies qui doivent déjà être là,
expliqua-t-elle à la maîtresse des lieux qui l'accueillait avec
un sourire amical.
– Vos amies vous attendent dans le patio, l'informa celle-ci.
Elle traversa vivement la salle, le cliquetis de ses hauts
talons résonnant sur les dalles à motifs mexicains.
Elle aimait particulièrement la cour intérieure du restaurant,
avec ses parasols aux couleurs éclatantes et le clapotement
permanent de sa vieille fontaine. Certes, les bougainvillées
fuchsia, mauves et jaunes n'étaient pas aussi abondantes
qu'avant l'incendie, mais elles s'étofferaient avec le temps.
Elle trouva ses amies – Jane Gillian, Sierra Calloway,
Gloria Fortune et Christina Rockwell – attablées près de la
fontaine tapissée de carrelage bleu et blanc.
– Navrée d'être en retard, lança-t-elle en s'asseyant sur la
chaise libre entre Jane et Christina. Mais j'ai une bonne
excuse ! J'ai reçu une visite impromptue. Du propriétaire de
deux boutiques de décoration à San Antonio et Houston,
qui souhaiterait y vendre mes tissages.
– Formidable ! s'exclama Jane. On se doutait bien que
quelque chose avait dû te retenir.
– Vous avez fait affaire ? questionna Sierra.
Isabella sourit non sans fierté.
– Oui. Si je continue sur cette lancée, je pourrai déménager
prochainement mon atelier... J'en ai assez d'occuper l'ancien
garage de mon père. Il me tarde de trouver un local plus
professionnel, où je puisse à la fois travailler à mes
créations et les exposer.
– Je te vois très bien dans une jolie petite boutique dans le
centre de Red Rock, déclara Jane. En travaillant plus près
l'une de l'autre, on pourrait déjeuner ensemble plus souvent.
Oui, ce serait vraiment idéal.
Jane était devenue son amie la plus proche. Elles s'étaient
rencontrées l'année précédente lors de la Fiesta, le festival
qui se tenait chaque année en avril à San Antonio pour
célébrer le métissage culturel. Jane était venue la trouver
pour le compte de la Fondation pour l'alphabétisation. Elle
lui avait proposé de faire une démonstration de tissage à
l'occasion de la journée de la culture. Isabella avait accepté
avec joie et pris grand plaisir à cette contribution. Mieux,
elles s'étaient énormément appréciées, et leur amitié n'avait
fait que croître depuis lors.
Elle regarda son amie prendre une chips de maïs et la
plonger dans un appétissant guacamole maison, faisant
scintiller le solitaire qu'elle portait à la main gauche.
Cet éclat ne s'arrêtait pas à la bague. Jane était
resplendissante de bonheur depuis qu'elle avait été «
victime » d'un heureux caprice du destin.
Peu après Noël, Isabella avait retrouvé ses amies pour un
dîner arrosé de margaritas. De fil en aiguille, elles en
étaient venues à parler des attentes amoureuses des unes et
des autres et, avant la fin de la soirée, toutes avaient fait le
vœu de se marier au cours de l'année suivante. Toutes sauf
Jane qui, chérissant sa condition de célibataire, s'était
refusée à s'associer à ce pacte. Et voilà qu'elle était à
présent fiancée ! Avec le cousin d'Isabella, Jorge Mendoza,
le don Juan repenti de la famille, qui se trouvait être
également le frère de Christina, Gloria et Sierra.
– Alors, ce futur client ? interrogea Christina. Avait-il au
moins un quelconque potentiel de séduction ?
– Pas le moindre, répondit Isabella en prenant une chips à
son tour. Cinquante ans, marié. Je commence à craindre
que vous n'ayez mis la main à vous quatre sur tous les
hommes valables du secteur.
– Je suis sûre qu'il doit bien en rester un ou deux, la rassura
Christina avec un sourire. Tu trouveras l'homme de tes
rêves au moment où tu t'y attendras le moins.
– Tu as raison, acquiesça Isabella.
Elle prenait le pari, mais depuis quelque temps elle
commençait vraiment à se demander si l'homme de ses
rêves se manifesterait un jour. Elle avait bien eu quelques
rendez-vous galants depuis janvier, mais tous ses
prétendants s'étaient avérés décevants.
– Isabella, j'espère que tu ne te fies pas trop à cette liste que
tu avais établie, lui lança Jane.
– J'ai fait cette liste pour une seule raison.
– Laquelle ? fit Sierra.
– Pour garder à l'esprit les choses vraiment importantes et
ne pas être victime d'une impulsion ou de mes hormones.
Comme l'ont été mes parents. Ils ont « consommé » tout de
suite et se sont mariés jeunes. Une erreur de casting, dès le
départ.
Le jeune couple avait divorcé lorsqu'elle était encore bébé,
puis sa mère était partie se remarier en Californie, la
prenant avec elle.
Croisant les bras sur la table, Gloria se pencha en avant.
– Dis donc, tu ne m'avais jamais parlé de cette liste ! Alors,
dis-nous, quelles sont les qualités que tu recherches chez un
homme ?
Isabella grignota sa chips, songeuse.
– Je cherche quelqu'un qui ait les pieds sur terre, quelqu'un
de stable professionnellement. Mais aussi quelqu'un de
sensible, de tendre, qui ne craigne pas de s'impliquer dans
son couple. Et avec de l'humour, naturellement.
– Et à quoi ressemblerait-il, cet homme ? demanda Gloria.
Isabella fit la moue, consciente qu'elle ne devait pas se
montrer trop exigeante. Même si, au fond, elle savait
qu'elle l'était : aujourd'hui, son héritage culturel avait pris
une telle importance à ses yeux qu'elle savait pertinemment
que l'homme qu'elle épouserait ne pourrait être qu'un
Hispano-Américain.
– Bien sûr, ce serait formidable qu'il soit séduisant, lança-t-
elle brièvement. Mais ce n'est pas une qualité prioritaire à
mes yeux.
C'était peut-être un peu vieux jeu, mais elle souhaitait
réellement nouer une relation où l'amour soit pleinement
partagé. Et l'homme qu'elle choisirait ne redouterait pas la
vie de couple et le travail d'équipe qu'implique tout mariage
durable. C'était pourquoi il lui avait semblé légitime, voire
judicieux, d'établir cette liste. Même si elle craignait d'avoir
placé la barre beaucoup trop haut.
Mais ne disait-on pas que, pour toucher les étoiles, il fallait
d'abord vouloir les atteindre ?
Un bruit de pas attira son attention à sa droite.
Lorsqu'elle vit JR arriver de derrière la fontaine avec deux
canettes de bière à la main, elle eut une sorte de sursaut
incontrôlé.
Mamma mia, cet homme lui faisait toujours un de ces
effets... Pourquoi fallait-il qu'il déjeune en terrasse ?
JR se dirigeait vers une table située au bout du patio, où un
homme qu'elle ne voyait pas bien était déjà assis.
Il déposa une bière devant son compagnon et prit place à
son tour.
Malgré sa volonté de les ignorer l'un comme l'autre, elle se
surprit à jeter un coup d'œil en direction de leur table au
moment où le convive de JR levait la tête vers ce dernier.
William Fortune senior.
La présence des deux hommes n'avait rien d'étonnant. Non
seulement ils étaient père et fils, mais ils travaillaient
ensemble.
Elle tenait de son propre père qu'une fois ses études
secondaires achevées, JR avait rejoint l'entreprise
paternelle, Fortune Forecasting, une agence de consultants
en tendances du marché. Manager-né, JR avait grimpé tous
les échelons de la société, dont il était finalement devenu le
directeur adjoint aux côtés de son père, et l'artisan du
succès. Ce n'était que récemment que JR avait tout laissé
tomber pour s'acheter un ranch dans la région. Une étrange
lubie... Il avait beau porter avec une certaine élégance le
jean et les éperons, à son avis à elle, il n'était ici qu'un
citadin égaré.
Jusque-là, il ne semblait pas l'avoir remarquée – ce qui était
préférable. De toute façon, ils formeraient un couple très
mal assorti, il finirait par s'en apercevoir tôt ou tard.
Mais elle ne fut pas tranquille très longtemps. Quelques
instants plus tard, alors qu'elle tournait la tête dans sa
direction, JR lui adressa un charmant sourire.
– Y aurait-il de la romance dans l'air ? fit Gloria à son côté,
d'un ton enjoué.
Isabella tressaillit et détourna vivement la tête.
– Nous nous connaissons, rien de plus. Nous nous sommes
rencontrés l'année dernière pendant la Fiesta.
Depuis, nous nous croisons de temps en temps par hasard.
– Navrée de t'arracher à tes certitudes, intervint Christina,
mais il est clair que cet homme s'intéresse à toi. Tu as vu la
façon dont il te regarde ? Son comportement a
complètement changé depuis qu'il t'a aperçue.
– Peut-être un peu, admit Isabella.
– Et toi aussi, il t'intéresse. Depuis qu'il est arrivé, tu te
tords le cou pour l'observer. Cela dit, je te comprends.
Prise sur le fait, elle rougit légèrement. Mais cela ne
prouvait toujours rien.
– Très bien. Alors disons que je suis attirée par lui au sens
physique du terme. Quelle femme ne le serait pas ? Mais
cet homme n'est pas fait pour moi, croyez-moi.
– Ah bon ? s'exclama Christina. Il a pourtant les pieds bien
sur terre, il est stable professionnellement, sans compter
que dans le genre sexy, on peut difficilement faire mieux.
Isabella secoua la tête.
Elle n'était absolument pas d'accord avec l'analyse de son
amie. Voilà un homme qui, à près de quarante ans, avait
renoncé à une carrière en or pour devenir propriétaire de
ranch. Était-ce avoir les pieds sur terre ? Quant à sa
prétendue stabilité professionnelle, gérer un ranch ne
pouvait être qu'un passe-temps pour lui, car il était par
ailleurs très à l'aise financièrement. Il se lasserait sans
doute très vite et serait de retour à Los Angeles dans moins
d'un an.
Mais elle ne tenait pas à formuler ce jugement négatif car
les Fortune et les Mendoza avaient toujours été bons amis.
D'ailleurs, Gloria, en face d'elle, avait épousé un membre
de la famille Fortune.
Tempérant sa réponse, elle préféra donc avancer un autre
argument, qui pouvait certes paraître superficiel, mais qui
résumait très bien la raison pour laquelle toute liaison avec
JR serait vouée à l'échec.
– Mes origines mexicaines comptent beaucoup pour moi.
En fait, je cherche plutôt un homme d'ascendance
hispanique.
Ferrer un homme tel que JR Fortune serait sans doute une
chance pour bien des habitantes célibataires de Red Rock,
mais dans son cas à elle, ce serait un désastre.
Pourtant, en dépit de sa résolution d'ignorer complètement
JR, elle ne put s'empêcher de jeter un autre coup d'œil vers
la table où il était assis avec son père, se demandant si son
nom serait mentionné à un moment ou un autre.

– Tu n'avais pas besoin d'aller chercher ces bières toi-


même, dit William Fortune senior. La serveuse serait
forcément revenue nous voir, et elle aurait pris notre
commande.
JR et son père s'étaient retrouvés de bonne heure pour
déjeuner afin de discuter des projets de développement du
ranch. En terminant leurs tacos, ils avaient eu envie d'une
bière mexicaine avec une rondelle de citron, mais la
serveuse était demeurée introuvable.
– Ça ne m'a pas dérangé, répondit-il. D'autant que j'ai un
événement à célébrer.
Il leva sa bière glacée en direction de son père, à la façon
d'un toast.
Le vieil homme suivit son exemple.
– Alors, à quoi trinquons-nous ?
– Je viens de recevoir l'acte de propriété du ranch.
JR porta la canette à ses lèvres et savoura une
rafraîchissante gorgée de bière, imité par son père.
– A propos, continua-t-il, je lui ai trouvé un nom.
– Ah oui, lequel ?
– Molly's Pride, annonça-t-il d'une voix un rien tremblante.
Maman aurait adoré cet endroit.
Les yeux de son père se remplirent de larmes, comme
chaque fois que le nom de sa défunte épouse était évoqué
devant lui.
– Tu as raison, mon fils. Mais il faut dire qu'elle avait
tendance à approuver tous tes choix.
C'était vrai. Il y avait deux ans que Molly avait disparu,
laissant un vide que JR lui-même ne parvenait pas à
combler.
Sans passer énormément de temps avec sa mère, il avait
toujours accordé une immense valeur à son opinion. Il lui
suffisait alors de décrocher le téléphone pour obtenir son
soutien inconditionnel.
Elle manquait bien sûr à tout le monde, mais de tous ses
frères, c'était sans doute lui qui la regrettait le plus.
Son père prit une autre gorgée de bière.
– Tu sais, je songe moi aussi à m'installer à Red Rock.
Cette annonce n'étonna JR qu'à moitié. Red Rock n'était-il
pas en quelque sorte le fief de leur famille ?
– Cette ville me plaît bien, expliqua William. Et puis,
maintenant que Nicolas, Darr et toi vivez ici...
JR hocha la tête. Il partageait cet amour pour Red Rock.
Adolescent, il passait tous ses étés au ranch Double Crown,
propriété de Ryan, le cousin de son père, et de sa femme
Lily. Il adorait monter à cheval, jouer au cow-boy et
écouter de la musique country quelques semaines par an.
Adulte, il était venu régulièrement à Red Rock, bien
qu'insuffisamment à son goût. Puis, la trentaine se passant,
il avait commencé à se sentir mal à l'aise à Los Angeles.
Une impression qui n'avait fait que se renforcer, pour se
transformer finalement en véritable questionnement sur ses
choix de vie.
Certes, il avait réussi dans les affaires, il était devenu un
professionnel respecté dans les cercles financiers. Mais
aujourd'hui, il était las de cet environnement ultra
compétitif et ressentait comme un vide dans sa vie. Il ne
savait pas précisément ce qu'il lui manquait, mais il savait
que c'était très important.
– J'ai une autre raison pour emménager ici, reprit son père.
– Laquelle ?
– J'ai discuté avec mon frère Patrick de ces incendies
criminels et de ces lettres anonymes.
Lors de la soirée de la Saint-Sylvestre, quelqu'un avait
glissé une missive dans la veste de Patrick. Une missive
qu'il n'avait découverte que quelques jours plus tard.
« Un membre de la famille Fortune n'est pas celui que tu
crois », disait le message.
William et sa sœur Cyndi avaient reçu de semblables mises
en garde, de même que Lily, la veuve de leur cousin Ryan.
Puis des incendies s'étaient déclarés. En premier chez Red,
où l'on avait cru d'abord le sinistre accidentel. A l'époque,
personne n'imaginait qu'il puisse y avoir un lien entre cet
incendie et les missives. Du reste, comment aurait-il pu
exister autre chose que de l'amitié entre les deux familles ?
C'était inimaginable.
Mais aujourd'hui, JR n'était plus sûr de rien.
Lorsqu'un second incendie avait éclaté, cette fois au ranch
Double Crown, Lily avait reçu une lettre indiquant que «
celui-ci non plus n'était pas un accident ».
William senior fixa sa bière pendant un instant puis le
regarda.
– Quelqu'un essaye d'intimider les Fortune, mon garçon, et
il n'est pas question pour moi de laisser faire une chose
pareille. La famille sera plus forte si nous sommes
solidaires.
JR hocha de nouveau la tête.
Il espérait pour sa part que l'on en resterait au stade de
l'intimidation. Mais il comprenait la détermination de son
père à présenter un front uni.
La serveuse revint finalement à leur table pour débarrasser.
– Vous désirez autre chose ?
– L'addition, s'il vous plaît, dit William. Et toi, aucun regret
d'avoir quitté Los Angeles ? questionna-t-il lorsque la
serveuse se fut éloignée.
– Aucun, affirma JR. Je regrette simplement de ne pas
m'être installé ici plus tôt.
En début d'année, il était venu assister à une soirée de
nouvel an organisée pour les quatre ans de la Fondation
Fortune. Le séjour qu'il avait effectué à Red Rock s'était
avéré une véritable thérapie. Il était habité par une profonde
nostalgie. Plus le jour du départ approchait, plus il se
sentait incapable de revenir à la vie de fou qu'il menait à
Los Angeles.
– Je partage ton sentiment, enchaîna son père. Je songe à
me retirer depuis que ta mère nous a quittés. Je n'ai plus le
cœur aux affaires. Pour moi, ce qui compte le plus
aujourd'hui, c'est ma famille. Et la plus grande partie
d'entre elle se trouve ici.
– Il est vrai que la nonchalance de la vie texane a de quoi
séduire, observa JR.
Mais ce n'était pas la seule chose qu'il trouvait séduisante
ici. Il y avait aussi cette jeune décoratrice d'origine
mexicaine, parente des Mendoza, qu'il avait rencontrée au
printemps précédent... Il avait toujours pensé que
l'éloignement était un élément nuisible à toute liaison.
C'était pourquoi, à l'époque, il avait passé outre à l'attirance
qu'il ressentait pour la jeune femme. Mais maintenant qu'il
résidait ici ?
Il jeta un œil de l'autre côté de la fontaine, où Isabella
Mendoza était attablée en compagnie de ses amies.
Elle était vraiment irrésistible avec son teint mat, sa longue
chevelure soyeuse et ses grands yeux noisette. Elle portait
ce jour-là une tunique bleu turquoise, une ceinture tissée
aux couleurs chaleureuses du Sud-Ouest et un jean noir.
Ce rapport de couleurs lui évoqua les couvertures et
tapisseries artisanales que confectionnait la jeune femme.
De véritables œuvres d'art.
Elle avait éveillé son intérêt dès leur première rencontre, et
depuis son attirance n'avait fait que croître. Du reste, il
fallait bien reconnaître que cet aspect n'avait pas été sans
influencer sa décision de s'installer à Red Rock. Et
maintenant que c'était chose faite, il était bien décidé à faire
plus amplement connaissance.
– C'est une femme vraiment charmante, remarqua William.
JR tourna la tête vers son père.
– Tu dis ?
– Isabella. C'est bien elle que tu regardes, n'est-ce pas ? De
toute façon, les autres ne sont pas libres, si j'en crois mes
informations.
– C'est bien elle, acquiesça-t-il avec un sourire.
Il l'avait déjà invitée à dîner une fois, mais elle avait
détourné la conversation. S'il avait eu la moindre raison de
croire qu'elle ne partageait pas son attirance, il aurait laissé
tomber l'affaire, bien sûr, mais il avait surpris trop souvent
son regard posé sur lui pour croire à une coïncidence.
Lorsque la serveuse apporta l'addition, il tendit la main
pour la prendre. Mais son père le prit de vitesse.
– C'est pour moi, fiston.
William régla et, après avoir laissé un pourboire, se leva.
– Va donc la voir et invite-la à dîner, suggéra-t-il.
Mais JR se dirigeait déjà vers la table.

Isabella essayait de rester concentrée sur la conversation,


mais en entendant un pas masculin approcher dans sa
direction, elle leva les yeux, tous les sens en alerte.
JR était à l'approche.
Dieu du ciel.
Elle se redressa sur sa chaise.
Autour de la table, telles des fleurs se tournant vers le
soleil, ses amies offrirent au nouveau venu leur plus beau
sourire.
– Ça alors, ne dirait-on pas notre nouveau propriétaire ?
lança Christina. Bienvenue à Red Rock, JR.
– J'ai beaucoup de travaux à faire chez moi, mais
j'organiserai une crémaillère dès que possible. Je suis très
impatient de présenter les lieux à ma famille et à mes amis.
Sierra et Gloria firent un accueil enthousiaste à cette
proposition, mais Isabella resta muette.
Bien qu'elle ne veuille pas se montrer grossière, elle était
incapable de considérer JR autrement que comme un
visiteur de passage. Pourquoi n'était-il pas resté à Los
Angeles, à faire ce qu'il avait toujours fait : diriger
l'entreprise familiale le jour et profiter de la vie sociale et
culturelle qu'offrait la cité la nuit ? Gérer un ranch était un
travail éreintant, et sûrement pas aussi glamour qu'il
pouvait l'imaginer.
Jane désigna une chaise libre à la table voisine.
– Prenez une chaise et joignez-vous à nous, je vous en prie.
– Je ne voudrais pas interrompre votre déjeuner..., répondit
JR en regardant Isabella, comme s'il attendait une sorte de
feu vert de sa part.
Elle se contenta de lui adresser un faible sourire.
Il avait peut-être surpris son regard sur lui à plusieurs
reprises aujourd'hui et par le passé, mais elle avait toujours
veillé à ce que ces œillades restent neutres. Elle espérait
donc qu'il n'y avait vu aucune forme d'encouragement. Elle
le trouvait intéressant, point final. Son installation à Red
Rock ne faisait-elle pas partie des scoops du jour ?
Ce manque d'enthousiasme de sa part ne sembla pas
perturber JR, car celui-ci attrapa une chaise et s'assit entre
elle et Christina.
Génial.
Elle se mit à triturer le menu comme pour en prendre
connaissance, alors qu'elle en connaissait tous les plats par
cœur. La fragrance musquée de son eau de toilette lui
titillait les sens. Faute de dérivatif, elle se sentait comme
envahie par la présence de cet homme à son côté.
– Je ne peux pas rester longtemps, précisa JR. Simplement,
j'aimerais poser une question à Isabella.
Non ! Il n'avait tout de même pas l'intention de l'inviter
devant ses amies ! S'il avait ce culot, elle n'hésiterait pas à
l'éconduire sous leurs yeux.
– Je cherche un décorateur – ou une décoratrice –
professionnel.
Comme cette entrée en matière captait son intérêt malgré
elle, il plongea son regard dans le sien.
– Que diriez-vous de me faire une proposition
d'aménagement pour ma maison ?
Voulait-il parler de l'ancienne propriété des Marshall ? De
cette hacienda vieille de plus de deux siècles ? Si c'était le
cas, alors c'était le rêve.
Son cœur se mit à battre la chamade, et elle fit de son
mieux pour tempérer l'enthousiasme que la proposition
faisait jaillir en elle.
– Je, euh... Eh bien, oui, je pourrais réaliser une série de
croquis si vous le souhaitez.
« Respire », s'intima-t-elle. Elle n'allait tout de même pas
lui laisser penser qu'elle était prête à travailler gratuitement.
C'était une telle chance professionnelle ! Et la perspective
d'inscrire cette réalisation dans son book, un véritable coup
de pub !
Déjà, son esprit fonctionnait à plein régime.
Elle devrait veiller à rester compétitive en termes de prix.
Ce qui n'excluait pas de se ménager un petit bénéfice,
songea-t-elle en femme pratique. Plus elle garnirait son
compte en banque, plus vite elle pourrait installer son
activité dans une boutique-atelier digne de ce nom. Certes,
elle appréciait la tranquillité du garage prêté par son père,
mais elle avait besoin désormais d'avoir pignon sur rue
pour se faire connaître. Et disposer de son propre local était
une des étapes pour atteindre cet objectif.
– Je suis pressé de lancer les travaux, reprit JR, mais je
veux savoir précisément dans quoi je m'engage en matière
de décoration intérieure avant de donner le feu vert à
l'entrepreneur.
L'entrepreneur ? Envisageait-il d'abattre des murs ou de
restructurer le bâtiment ? L'ancienne hacienda des Marshall
était avant tout un lieu historique. Qu'avait-il en tête ?
Du calme, s'ordonna-t-elle. S'il faisait appel à un
décorateur, c'était qu'il avait l'intention de lui demander son
avis et de le respecter. Elle devait absolument décrocher ce
contrat. Et cela, pour une centaine de raisons au moins.
Elle se tourna vers ses amies et les trouva littéralement
suspendues à l'échange qui se déroulait sous leurs yeux.
Celles-ci devaient être en train de tirer toutes sortes de
plans sentimentaux sur la comète, mais elle n'avait pas le
temps de les recadrer pour l'instant.
Elle prit une longue inspiration.
– L'ancienne hacienda des Marshall a un immense
potentiel, JR. Je suis ravie que vous ayez décidé de vous
adresser à un décorateur, et encore plus ravie de pouvoir
vous donner mon avis.
– Je suis sûr que vous devez avoir de nombreux
engagements, enchaîna-t-il, mais auriez-vous le temps de
visiter le ranch en détail dans les prochains jours ?
Elle était certes très occupée. Elle préparait actuellement la
prochaine Fiesta, dont la journée d'ouverture devait avoir
lieu dans moins d'une quinzaine de jours. C'est-à-dire dans
très peu de temps. C'était dire si elle mettait les bouchées
doubles pour terminer ses tissages à temps. Mais elle se
devait aussi d'accorder tout le temps nécessaire à cette
nouvelle proposition de travail. Elle trouverait le temps.
– Comment voulez-vous procéder ? demanda-t-elle.
– Je vous l'ai dit, je souhaite lancer les travaux le plus vite
possible. Il faut notamment moderniser la cuisine. Ma
pauvre gouvernante fait de son mieux dans l'état actuel des
choses, mais la pièce doit être entièrement réaménagée. Pas
question de faire les choses au coup par coup.
Un nœud se forma dans l'estomac d'Isabella à l'évocation
de ce projet de « modernisation ».
Il existait des façons de rendre un lieu fonctionnel sans lui
faire perdre sa valeur historique, mais JR serait-il prêt à
relever le pari ?
A chaque battement de cœur, elle sentait se renforcer sa
confiance en elle.
Ce projet qui lui était d'abord apparu comme un véritable
défi professionnel prenait à présent une autre dimension : il
touchait à son essence propre. La réhabilitation de
l'hacienda de JR était l'occasion pour elle de participer
activement à la préservation du patrimoine historique texan.
C'était un projet taillé sur mesure pour elle, elle était la
personne idéale pour le mener à bien. Si elle décrochait le
contrat, il fallait absolument qu'elle ait carte blanche.
Si seulement elle pouvait en persuader JR.
– Est-ce que demain pourrait vous convenir ? demanda-t-
elle.
Une étincelle de plaisir apparut dans les yeux de son voisin,
et son sourire creusa une fossette unique sur l'une de ses
joues.
– Ce serait parfait, approuva-t-il.
L'espace d'un instant, elle avait cru voir dans sa
physionomie bien plus qu'une satisfaction d'ordre
professionnel, mais elle rejeta cette impression. Elle saurait
aborder les choses avec tout le sérieux et la distance qui
s'imposaient.
– 9 heures ? Ou bien est-ce trop tôt pour vous ? demanda-t-
il.
Même à 6 heures du matin, elle aurait été partante. Mais il
n'était pas bon de laisser paraître son impatience.
– C'est parfait, acquiesça-t-elle. Alors, à demain, 9 heures.
– Bien. J'espère que vous bloquerez la plus grande partie de
la journée. C'est un projet très important et très coûteux.
Par ailleurs, j'ai quelques idées dont j'aimerais discuter avec
vous. J'aimerais qu'elles soient réalisées le plus fidèlement
possible.
Et dire qu'elle avait cru qu'il lui laisserait carte blanche !
Elle n'en était pas moins résolue à mettre toute son énergie
dans ce projet. Elle voulait ce travail, et elle ferait tout pour
l'obtenir. Même si cela impliquait des frictions avec son
commanditaire à chaque étape de sa réalisation.
–2–

Le lendemain, Isabella arriva chez JR à 8 h 45.


L'ancienne hacienda était située à une quinzaine de
kilomètres du centre de Red Rock, mais en venant de San
Antonio où vivait son père, elle avait fait la route beaucoup
plus rapidement qu'elle ne l'aurait cru. Et en engageant son
petit pick-up rouge sur l'allée en gravier, elle constata que
la propriété était en pleine activité.
Au bord du chemin, une équipe d'ouvriers réparait un
segment de clôture et, près de la grange, un charpentier
découpait une série de planches à la scie électrique.
JR avait dit vrai. Il était pressé de mettre son ranch en ordre
de marche.
Quant au propriétaire des lieux, il ne manquait pas à
l'appel, elle le trouva en conversation avec un homme
grand et maigre qui portait une ceinture garnie d'outils. En
entendant approcher la voiture, il leva les yeux et lui lança
un grand sourire, sans pour autant abandonner son
interlocuteur.
JR ne connaissait peut-être pas grand-chose à la vie d'un
ranch, mais apparemment il faisait face à ses
responsabilités – ce qui n'avait rien d'étonnant chez un
cadre supérieur tel que lui. Avec son blue jean délavé, il
semblait se fondre parmi l'équipe d'ouvriers. Seul l'état
impeccable de son Stetson et de ses bottes trahissait
quelque peu ses origines citadines, et elle le trouva
extrêmement séduisant dans cet environnement.
Mais elle était bien résolue à ne prêter aucune attention à
cet aspect des choses. Elle était venue voir la maison,
prendre des mesures, réaliser des croquis de l'intérieur et de
l'extérieur. Bref, elle était là pour avoir des idées. Tout le
reste était secondaire.
Elle sortit de sa voiture avec son sac à main et son attaché-
case.
Le plus souvent, elle portait des talons. Mais comme elle
ignorait dans quel état se trouverait la maison, elle avait
opté pour une paire de bottes plates à franges.
JR lui adressa un signe de la main pour lui indiquer qu'il
serait disponible incessamment.
Elle hocha la tête puis lissa de la main sa jupe large de style
texan, qu'elle avait accessoirisée avec des bijoux artisanaux
en argent sertis de turquoise.
Elle portait généralement les cheveux libres, mais comme
ils la gênaient parfois dans le travail, elle les avait tressés
aujourd'hui en une longue natte qui lui tombait dans le dos.
Pendant que JR terminait de briefer le contremaître, elle en
profita pour étudier l'extérieur de l'hacienda.
Une entrée en pierre en forme d'arche menait à une porte de
bois massive vieille d'au moins deux siècles. Les briques en
argile affleuraient par endroits sous l'ancien revêtement en
stuc blanc de la façade.
Pivotant sur elle-même, elle considéra les abords de la
maison.
Avec un bon élagage et des soins attentifs, les arbres et les
plantes conféreraient un cachet supplémentaire à la
propriété, mais pour l'instant, ils avaient bien besoin des
services d'un jardinier.
JR avait raison, la propriété avait besoin d'une grosse
campagne de rénovation.
Elle ne put réprimer un frisson de joie à l'idée de participer
à ce travail de restauration.
– Désolé de vous avoir fait attendre, dit JR en la rejoignant.
Elle se tourna vers lui, tout sourires.
– C'est une superbe propriété que vous avez là.
– Je suis bien d'accord avec vous. Venez, dit-il en se
dirigeant vers la maison, je vais vous la faire visiter.
Ils passèrent sous l'arche de l'entrée.
A peine eut-elle franchi la porte qu'elle eut l'impression de
faire un bond dans le passé, et toute l'histoire colorée du
Texas, avec son cortège de vaqueros, de señoritas et de
rancheros, défila devant ses yeux en l'espace d'un instant.
Pour l'essentiel, la maison était vide, ce qui lui permit
d'observer en détail les murs en plâtre blanc, les plafonds
aux poutres apparentes et les sols dallés agrémentés par
endroits de mosaïques.
– Qu'en dites-vous ? demanda-t-il.
– C'est... magnifique, fit-elle dans un souffle, incapable
malgré ses efforts de tempérer son enthousiasme.
La structure d'origine du bâtiment et la disposition
intérieure offraient un immense potentiel. De nouveau, elle
songea aux nombreuses retombées positives que pourrait
avoir pour elle un tel chantier.
– Puisque vous êtes la spécialiste, que diriez-vous de
remplacer les dalles par des azulejos espagnols ?
Elle le regarda, consternée.
– Non, JR. On ne remplace pas des mosaïques par du
carrelage dans une maison comme celle-ci. Certains
seraient prêts à se couper un bras pour recréer un tel décor.
Pour moi, ce sol n'a besoin que de quelques petites
réparations.
– J'envisageais bien sûr un carrelage artisanal,
d'importation. Du haut de gamme.
– Je suis sûre que ce serait très joli, mais dans une autre
maison, répondit-elle fermement. Pas dans celle-ci. Vous
devez absolument garder ce sol.
JR resta un instant silencieux, apparemment désarçonné par
ce premier désaccord. Puis un sourire illumina lentement
son visage. Ses yeux noisette s'emplirent de minuscules
poussières d'or, et elle ne put s'empêcher de trouver cela
charmant.
Sentant l'accélération de son rythme cardiaque, elle
s'efforça se concentrer sur le nouvel espace intérieur qui
s'ouvrait à eux.
C'était une vaste pièce aux murs de pierre et au plafond
barré de poutres apparentes, qui avait pour seul mobilier un
fauteuil et une table sur laquelle reposaient une lampe et un
roman.
Vu l'état de la maison, elle avait cru que JR habitait
ailleurs. Mais ce livre et cette lampe...
– Où logez-vous pour l'instant ?
– Ici même. J'ai découvert de vieux meubles dans une des
dépendances, et les ouvriers en ont apporté quelques-uns
ici. J'ai fait installer un lit et une commode dans la chambre
principale. Mais j'ai préféré laisser la maison vide pour
l'essentiel, car je voulais d'abord prendre l'avis d'un
décorateur.
– Si cela ne vous ennuie pas, j'aimerais voir ce que l'on
peut encore dénicher dans cette dépendance. Je voudrais
aussi pouvoir me promener librement dans la maison et sur
la propriété pour prendre des notes et réaliser quelques
croquis. Je veillerai à ne pas déranger les ouvriers.
– Bien entendu, approuva JR en lui posant la main sur
l'épaule d'un geste naturel.
Bien que dépourvu de toute ambiguïté, ce simple contact la
fit frémir jusqu'aux tréfonds de son être. Que lui arrivait-il ?
Elle s'efforça du mieux qu'elle put de faire abstraction de
cette réaction physique intempestive et se laissa guider vers
un couloir au plafond cintré.
– J'aimerais vous présenter ma gouvernante, qui fait aussi
office de cuisinière. Si vous avez besoin de quoi que ce
soit, elle se fera un plaisir de vous aider ou de répondre à
toutes vos questions.
Lorsqu'il retira sa main, elle se sentit comme orpheline.
Elle gardait la sensation d'une empreinte vibrante sur sa
peau et le long de sa colonne vertébrale.
Ils atteignirent enfin la cuisine d'où provenait une bonne
odeur de chili et d'épices.
Ce délicieux fumet émanait d'une cocotte en cuivre rutilant
dont le contenu mijotait doucement sur un fourneau des
années 1950 ou 1960, aussi imposant qu'ancien. Malgré
l'aspect antique de la cuisinière, l'émail et les chromes
étincelaient de propreté.
Une femme d'une soixantaine d'années lavait des légumes
dans l'évier. Elle se tourna vers eux pour les accueillir.
– Evie, dit JR, j'aimerais vous présenter Isabella Mendoza.
C'est la décoratrice dont je vous ai parlé.
Un grand sourire se dessina sur les joues pleines de la
gouvernante.
– Ravie de faire votre connaissance.
– Moi de même, répondit Isabella en lui rendant son
sourire. Quelle odeur exquise !
– Merci, répondit l'aimable femme avec un sourire radieux.
Je suis en train de préparer une petite sauce pour le poulet.
Isabella parcourut rapidement la cuisine du regard, notant
que certains aménagements seraient nécessaires pour la
rendre plus fonctionnelle.. Elle reporta ensuite son attention
sur la gouvernante, qui semblait malgré tout évoluer avec
aisance dans cet environnement Spartiate.
– Je vais me balader un peu partout dans la maison pendant
quelque temps, expliqua-t-elle. J'essaierai de ne pas être
dans vos jambes.
– Ne vous faites pas de souci, c'est un plaisir de vous avoir
ici. D'autant que M. Fortune a dit qu'il ne ferait aucun
changement ici avant d'avoir pris l'avis d'un décorateur. Il
est vrai que mon travail sera grandement facilité, une fois la
cuisine refaite.
– Evie, intervint JR. J'ai oublié de vous dire ce matin que
nous serions deux à déjeuner.
– Je vais installer une table dans le patio. A moins que vous
ne préfériez déjeuner dans le bureau ?
– Pourquoi ne pas essayer le patio pour une fois ? fit JR,
tout sourires, en se tournant vers Isabella. Je viens de
m'offrir une table et des chaises de jardin, mais jusqu'à
maintenant, j'ai toujours pris mes repas dans le bureau.
– Tous les repas ?
– J'ai l'habitude de manger en travaillant, répondit-il avec
un haussement d'épaules. Venez, je vais vous montrer le
bureau. J'y ai fait installer un ordinateur et une connexion
internet. J'ai également une calculatrice, un photocopieur et
un fax. Tout cela est bien sûr à votre entière disposition.
– Je vois en tout cas que vous ne chômez pas, remarqua
Isabella tandis qu'ils traversaient le vestibule. Vous faites
réparer les clôtures, la grange... Vous avez même engagé
une cuisinière.
– C'est vrai que je ne m'ennuie pas. Mais Evie travaille
pour moi depuis quelque temps déjà. Quand j'ai quitté Los
Angeles, je lui ai proposé de me suivre au Texas.
Aujourd'hui, c'est elle qui fait tourner la maison.
– Elle semble très dévouée.
– En effet. Elle a perdu son mari l'année dernière, voilà
pourquoi elle a accepté de me suivre ici. Pour toute famille,
elle n'a que les enfants que son mari a eus avec sa première
femme, qui sont aujourd'hui plus proches de leur mère que
d'elle. Ce qui pourrait sembler normal, si elle ne les avait
pas pratiquement élevés.
– C'est moche, remarqua-t-elle.
– C'est bien vrai. La famille, ça compte.
Certes, mais les relations familiales pouvaient devenir
passablement compliquées, en particulier dans les familles
recomposées. Elle était bien placée pour le savoir.
Certes, son beau-père était gentil avec elle, mais elle s'était
toujours sentie complètement décalée culturellement par
rapport à sa belle-famille. Une impression qui n'avait fait
que se renforcer lorsqu'il s'était remarié après le décès de sa
mère. Par chance, l'histoire s'était quand même terminée
par un happy end : cinq ans auparavant, lorsqu'elle avait
enfin retrouvé son père biologique, c'était tout le clan
Mendoza qui l'avait accueillie à bras ouverts. Depuis, elle
avait retrouvé non seulement les Mendoza, mais aussi la
culture tejana dont elle était issue.
Tandis que JR la guidait vers son bureau, elle jeta au
passage un œil dans plusieurs pièces laissées ouvertes.
Toutes étaient vides, avec des murs en plâtre et des
plafonds barrés de poutres. Chaque pièce disposait d'une
cheminée.
– Le bureau est à gauche, annonça JR.
Elle entra et prit place dans le fauteuil qui faisait face à
l'imposant bureau en acajou.
Outre le bureau, la pièce possédait une étagère et des
classeurs à tiroirs de style contemporain. Bien que
manifestement coûteux et de belle facture, ces meubles ne
cadraient tout simplement pas avec la maison.
– J'espère que vous avez l'intention de préserver au
maximum votre hacienda.
– Autant que possible. De toute façon, l'entrepreneur me dit
que les fondations sont saines. Je ne vois donc pas pourquoi
nous devrions opérer de grands changements.
Elle n'eut pas le temps de répondre, car un léger
grognement se fit entendre à ses pieds, et elle sentit qu'on
lui mordillait la botte.
– Hé ! s'exclama-t-elle, en regardant par terre.
Pour découvrir un adorable petit berger australien qui se
bagarrait avec les franges de ses bottes. Elle se pencha pour
le caresser.
– Viens par ici, mon petit chou. D'où sors-tu comme ça ?
– Navré, fit JR. Voici Baron, mon futur chien de berger.
Mais pour l'instant, ce n'est qu'une petite peste.
– Il est vraiment craquant ! chuchota-t-elle avec
enthousiasme.
Comme s'il était conscient d'avoir marqué un point et de
s'être fait une nouvelle amie, Baron lui lécha le visage.
Et lorsque, relevant les yeux, elle découvrit le grand sourire
de JR, elle eut la nette impression que lui aussi pensait
avoir marqué un point.
A 11 h 45, JR se dirigea vers la salle de bains installée dans
la grange pour y faire un brin de toilette avant le déjeuner.
Il était impatient d'engager la discussion avec Isabella afin
de découvrir quel type d'approche elle préconisait pour la
maison. Il avait dit à la jeune femme qu'il attendait des
propositions d'autres décorateurs, ce qui était vrai. Mais ce
qu'elle ignorait, c'était que ce travail lui était acquis. Il
suffisait qu'elle le veuille. Simplement, il prendrait soin de
spécifier dans le contrat qu'elle devrait obtenir son accord
préalablement à toute modification majeure.
Après sa toilette, il trouva Evie dans la cuisine, prête à
servir le déjeuner.
– Avez-vous vu Isabella ?
– Elle était ici il y a quelques minutes, elle a pris des
mesures pour un croquis. Je dois vous avouer que sa
présence est un véritable soulagement.
– Ah oui ? Et pourquoi cela ?
– Parce que notre petite terreur sur pattes a décidé de la
suivre partout au lieu de rester dans mes jambes, expliqua
Evie d'un ton faussement fâché.
JR hocha la tête. Il savait bien que le petit chien avait
conquis le cœur de toute la maisonnée.
Il remercia Evie et partit à la recherche d'Isabella, qu'il
trouva dans le petit vestibule ouvrant sur le patio.
Assis à quelques pas de la jeune femme, Baron se grattait
l'oreille.
Penchée sur une tablette, Isabella prenait des notes.
Dommage qu'elle se soit natté les cheveux. Il préférait
mille fois les voir les glisser sur ses épaules. Pour un
homme, une telle chevelure pouvait représenter un véritable
objet de fantasme... Et c'était le cas pour lui.
– Comment ça va ? fit-il.
Isabella leva les yeux, tout sourires. Toute une sarabande
d'idées et d'images semblait animer son regard.
– Très bien, affirma-t-elle.
– Vous êtes prête à déjeuner ?
– Si vous l'êtes, je le suis aussi, répondit-elle en posant son
bloc. Chaque fois que je me suis approchée de la cuisine,
j'ai eu de petits avant-goûts de ce qu'Evie nous mijote. Et
maintenant, je meurs de faim.
– Evie est la meilleure cuisinière que je connaisse, indiqua-
t-il tout en invitant la jeune femme à se diriger vers le patio.
– Tu viens, Baron ? lança-t-elle en se retournant.
Maintenant que tu m'as suivie dans tous les coins de la
maison, tu ne vas tout de même pas me laisser tomber ?
Le chiot se redressa vivement et la suivit sans rechigner.
JR secoua la tête, amusé.
II fallait se mettre à sa place. N'était-il pas lui aussi
irrésistiblement attiré par la jeune femme ?
Tandis qu'il suivait Isabella dans le couloir, il ne put
s'empêcher de noter le balancement de ses hanches et le
bruissement de sa jupe aux couleurs éclatantes. Elle avait
un œil infaillible en matière de couleurs, c'était aussi cela
qui l'avait séduit dès le début.
Dans le patio, Evie avait étendu une nappe de lin blanc sur
une vieille table. Un vase garni de roses sauvages cueillies
dans les buissons d'épineux à l'entrée de la propriété
ajoutait une note de couleur vive.
– Vous voyez bien que c'est un endroit merveilleux pour
déjeuner ! lança Isabella en indiquant la table et son
rustique environnement.
– Après les travaux, il le sera, c'est sûr, répondit JR.
Bien que balayé et apprêté, l'endroit était encore à mille
lieues de sa splendeur d'antan. Splendeur qu'il retrouverait
prochainement, il l'espérait.
– Oui, bien sûr, repartit la jeune femme, mais j'étais en train
visualiser le lieu une fois restauré. Imaginez, poursuivit-elle
avec un geste panoramique du bras et de la main, des
plantes grimpantes bien fournies, de jolis pots en terre
plantés de bougainvillées...
Il envia son imagination. Il était pour sa part incapable de
dépasser certaines considérations basiques, comme le
temps, le travail et l'argent qui seraient nécessaires pour
arriver à un tel résultat.
– A mon avis, reprit-il, la première chose à faire est de
démolir la fontaine et de la reconstruire.
– Je ne crois pas, répliqua pensivement Isabella tout en
considérant les carreaux en céramique qui habillaient la
fontaine de tons or et orange. Bien sûr, certains carreaux
sont ébréchés ou fendus, mais pour moi, il suffirait de
refaire l'arrivée d'eau et la tuyauterie et de recarreler par
endroits. Ce serait insupportable de détruire un tel joyau.
Il l'invita à prendre une chaise, attendit galamment qu'elle
soit installée puis prit place en face d'elle, et peu après Evie
apparut avec les entrées et posa sur la table deux assiettes.
Chacune était garnie d'une portion de guacamole maison
parsemé de cojita râpé et entouré de salade verte et de
tomates cerises jaunes et vertes.
– Merci, Evie.
– Pas de quoi, répondit la souriante gouvernante avant de
rejoindre la cuisine.
– Qu'avez-vous pensé du reste de la maison ? demanda-t-il
en saisissant sa fourchette.
– Qu'elle est fabuleuse. Je suis très impressionnée par la
qualité de la construction et par son potentiel. J'espère
vraiment décrocher ce job, vous savez.
Hum, il était préférable de ne pas se montrer trop coulant
ou rassurant sur ce point. Elle ne devait absolument pas
soupçonner qu'il avait une idée derrière la tête. Mais il ne
s'agissait pas non plus de se montrer trop sévère.
– Les Fortune et les Mendoza sont amis de longue date, ce
qui vous confère un avantage indéniable sur les autres
candidats, Isabella. Si vos honoraires sont raisonnables et
que nous partageons la même conception des travaux, alors
je ne vois pas quel pourrait être le problème.
Elle parcourut du regard le patio défraîchi et la fontaine
poussiéreuse, inutilisée depuis des années.
– Ce patio, expliqua-t-elle, a été conçu pour être le centre
de la maison. Je pense que nous devons avoir cela en tête.
– Voudriez-vous que nous commencions par là ? Par la
fontaine ?
– Absolument, répondit-elle.
Posant un coude sur la table, elle se pencha vers lui.
– Je connais un artisan mexicain à San Antonio qui pourrait
faire des merveilles ici. C'est lui qui a refait la fontaine
chez Red, après l'incendie.
– Voilà qui semble une bonne idée.
– Ce patio pourrait être le point de mire de cette maison.
Il n'avait rien contre cette idée, même s'il ne s'agissait pas
pour lui d'impressionner qui que ce soit. Il ne souhaitait
qu'une chose : que cette maison reflète toute l'importance
qu'elle revêtait à ses yeux. C'était cela qui comptait avant
tout.
– Je ne sais pas si je vous l'ai dit, reprit-il, mais j'ai
l'intention de baptiser mon ranch Molly's Pride. En
hommage à ma mère.
– Je n'ai pas eu le plaisir de la connaître, répondit Isabella,
mais on m'a dit que c'était une femme merveilleuse.
– C'est vrai...
Aîné de cinq garçons, il avait grandi au sein d'un foyer
bruyant mais plein d'amour. Si la famille était très soudée,
il entretenait lui-même un lien particulier avec sa mère.
– Ma mère, reprit-il, était aussi à l'aise dans un dîner
mondain que dans la cabane que mes frères et moi avions
construite dans le jardin.
– Apparemment, c'était une femme qui non seulement
aimait ses enfants, mais appréciait leur compagnie.
– C'est vrai. Elle a toujours été notre plus grand soutien.
Mais elle savait aussi nous mettre devant nos
responsabilités. Elle a fait de nous des battants dans la vie.
– A ce qu'on dit, elle a eu toutes les raisons de se réjouir de
vos performances personnelles.
Il inclina la tête en souriant.
Il avait toujours considéré son brillant parcours avec un
certain recul, et entendre Isabella l'évoquer en ces termes et
voir dans ses yeux cette lueur admirative – ou bien était-ce
simplement de la politesse ? – le mettait légèrement mal à
l'aise.
Par chance, Evie choisit ce moment pour débarrasser leurs
entrées, qu'elle remplaça par des assiettes garnies de riz, de
brocoli cuit à la vapeur et de poulet grillé recouvert d'un
coulis de tomates épicé.
Ils la remercièrent, après quoi elle s'éclipsa, les laissant en
tête à tête.
La curiosité de JR prit finalement le dessus.
– Eh bien, que dit-on d'autre à mon sujet ?
– Que vous possédez le profil type de l'aîné de fratrie :
excellent dans les études, excellent en sport, notamment en
football américain et en base-ball, où vous étiez paraît-il
une véritable star. Que vous êtes quelqu'un de très sociable
et que vous sortez beaucoup.
Il haussa les épaules, de nouveau embarrassé, et se
renfonça dans sa chaise.
Isabella faisait-elle allusion à ses conquêtes féminines ?
Était-elle en quête de détails croustillants ? Ou bien lui
faisait-elle simplement la conversation ?
C'était difficile à dire, mais quelle que soit l'intention
d'Isabella, il préféra rester coi.
En réalité, il avait bien eu quelques relations au fil du
temps, mais jamais rien de suffisamment sérieux pour
s'engager.
Peut-être parce que, au fond de lui-même, il avait toujours
recherché une femme de la trempe de sa mère, capable à la
fois de donner un sens à sa vie et de devenir la mère de ses
enfants.
Certaines de ses petites amies s'étaient approchées de cet
idéal, mais chaque fois il avait fait marche arrière, comme
s'il leur manquait ce quelque chose qui ferait toute la
différence. Certes, il aurait été bien incapable de dire de
quoi il s'agissait. Mais une chose était sûre : s'il rencontrait
la femme de ses rêves, il la reconnaîtrait.
Mais cette quête était encore loin d'être une obsession. La
vie était belle, et il était heureux.
La plupart du temps, du moins.
– Pour être honnête, reprit Isabella, j'ai été très étonnée
d'apprendre que vous aviez quitté votre situation à Los
Angeles pour vous installer à Red Rock.
– Et pourquoi cela ?
Elle prit une gorgée d'eau.
– C'est un virage radical, pour quelqu'un de si bien installé
dans sa vie professionnelle...
– Je n'ai pas pris cette décision à la légère.
Quatre mois plus tôt, il avait assisté à ce réveillon de la
Saint-Sylvestre à Red Rock. Emmett Jamison avait loué le
Red à l'occasion du premier anniversaire de la Fondation
Fortune, un organisme fondé à la mémoire de Ryan
Fortune. Au moment de rentrer à Los Angeles, JR avait
voulu prolonger son séjour, mais ses obligations
professionnelles l'en avaient empêché.
Par la suite, en février, il y avait eu le conseil de famille
convoqué par Patrick Fortune au ranch Double Crown pour
évoquer les lettres anonymes reçues par plusieurs membres
de la famille, dont lui-même. Durant ce nouveau séjour à
Red Rock, JR, cédant à son envie, avait pris contact avec
un agent immobilier et s'était mis en quête d'un terrain
constructible. Mais, curieusement, il ne se laissait séduire
que par les ranchs. De nouveau, il avait regagné Los
Angeles, mais son cœur était toujours au Texas.
Et puis, il y avait eu la série d'incendies. D'abord chez Red,
puis au ranch Double Crown. Lorsque l'enquête avait
démontré la nature criminelle des sinistres, les Fortune et
les Mendoza s'étaient rapprochés, et il s'était plus que
jamais senti attiré par Red Rock, où deux de ses frères
étaient installés à présent. C'était alors qu'il avait décidé de
suivre leur exemple.
L'agent immobilier continuait de lui envoyer des listings
par e-mail, et lui-même menait ses propres recherches sur
internet. Un ranch en particulier le faisait rêver, et il n'avait
pu s'empêcher de faire une proposition, sachant
parfaitement qu'un tel achat impliquerait un changement de
vie radical. Mais au lieu de l'inquiéter, la perspective d'une
installation au Texas suscitait en lui un véritable
enthousiasme. Et il ne trouvait aucune raison de ne pas
suivre son instinct.
C'était sans doute ce que l'on appelait la crise de la
quarantaine ? Peut-être agissait-il en réaction à la mort de
sa mère ? Peu importait la raison, au bout du compte.
Comme beaucoup d'hommes de la famille Fortune, il avait
l'habitude de faire et d'obtenir tout ce qu'il désirait.
Lorsque son offre avait été acceptée, il avait démissionné
de chez Fortune Forecasting et emménagé à Red Rock.
C'était aussi simple que cela. Si les autres ne comprenaient
pas sa décision, pour lui en tout cas, c'était la bonne.
– Êtes-vous heureux ?, demanda tout à coup Isabella,
interrompant ou peut-être anticipant le cours de ses
pensées.
Heureux ? C'était un bien grand mot. Il avait certes toujours
recherché la satisfaction, la réussite, la tranquillité d'esprit.
Mais le bonheur ?
– Est-ce que j'aime vivre à la campagne, voulez-vous dire ?
– Je crois.
– Ce qui est sûr, c'est que j'adore vivre dans un ranch. Tout
cela est nouveau pour moi, mais j'apprends vite, je veille à
m'entourer de gens ayant les compétences qui me font
défaut, et j'ai commencé à acheter du bétail. Tout cela
m'apporte énormément.
Mais, pour être parfaitement honnête avec lui-même, il
n'était pas heureux au sens premier du terme. Il manquait
encore quelque chose dans sa vie.
Il regarda la jeune décoratrice tejana attablée face à lui au
moment précis où elle fermait les yeux pour mieux
savourer les arômes de son plat, et l'expression qu'elle
arbora lui donna envie de partager avec elle bien plus qu'un
simple repas.
Il sut alors exactement ce qu'il manquait à sa vie.

De retour chez elle, Isabella s'installa à la table de la


cuisine et se mit aussitôt au travail afin de coucher sur le
papier la vision qu'elle s'était forgée de l'hacienda de JR.
Elle consulta quelques catalogues, fit différentes recherches
sur internet, et il était minuit passé lorsqu'elle arrêta enfin
l'ordinateur pour aller se coucher. Puis, le lendemain, elle
se leva à l'aube pour concocter un devis que JR ne pourrait
tout simplement pas refuser, et à 14 heures, elle lui faxait sa
proposition finalisée.
Celui-ci devait sans doute avoir fort à faire à l'extérieur,
occupé qu'il était à superviser l'équipe de construction. Elle
n'attendait pas qu'il réagisse à sa proposition avant
plusieurs heures. Elle décida donc de se concentrer sur
l'urgence du moment : la préparation de ses tapisseries et
couvertures en vue de la prochaine Fiesta.
Lorsqu'elle s'était installée à San Antonio, la proposition de
son père de lui laisser la jouissance du garage était la
réponse parfaite à tous ses vœux. Le local n'était peut-être
pas aussi spacieux qu'elle l'aurait souhaité, mais il était
gratuit, et rien ne pouvait l'aider davantage.
Au fond du garage, près des toilettes, elle avait aménagé un
bureau. L'espace atelier se trouvait au centre du local.
Quant à la zone située près de l'entrée, elle était réservée à
l'exposition de ses créations.
A présent que sa réputation avait fait tache d'huile et que
les commandes commençaient à affluer, elle commençait à
se sentir à l'étroit dans son local.
Tout en sélectionnant les tapisseries qu'elle exposerait à la
Fiesta la semaine suivante, elle sentit monter en elle une
bouffée d'excitation.
Ce mois d'avril allait être intense. Outre la Fiesta qui durait
une dizaine de jours et son éventuelle prestation dans
l'hacienda de William Fortune junior, elle fêterait ses trente
ans le 23.
Certaines personnes rechignaient à entrer dans une nouvelle
décennie, et elle devait bien admettre que, elle aussi, cela la
contrariait quelque part. En particulier parce qu'elle était
encore célibataire.
La clochette installée par son père devant la porte retentit.
Sans doute un client ou un visiteur.
– J'arrive ! lança-t-elle, laissant sur la table à ouvrage
l'ourlet qu'elle était en train de coudre pour se diriger vers
l'entrée.
Situé au bout du jardin paternel, son local attirait sans doute
moins de clients qu'une boutique du centre-ville.
Mais cette évolution ne tarderait plus, maintenant. Elle en
était persuadée.
Contournant les panneaux d'exposition qui servaient de
séparation avec l'arrière du local, elle eut un coup au cœur.
JR en personne était là qui patientait, le chapeau à la main,
l'air bien plus séduisant qu'il ne l'aurait dû !
Soudain prise d'une sorte panique digne d'une adolescente à
son premier rendez-vous amoureux, elle se reprocha son
manque de sang-froid.
– Quelle surprise ! dit-elle aimablement, feignant un calme
olympien.
– J'ai reçu votre fax il y a une heure, expliqua-t-il. Après en
avoir pris connaissance, j'ai décidé de venir vous voir.
Pourquoi s'était-il déplacé ? songea-t-elle. Il aurait pu
téléphoner.
S'était-elle trompée dans son devis ? La projection de coûts
lui semblait-elle trop élevée ? Insuffisante ? Était-il venu
pour négocier, voire marchander ?
Mais elle préféra taire cette remarque. Elle voulait
tellement ce job qu'elle avait réduit ses tarifs autant que
possible sans dévaloriser son travail ou son talent. Ses prix
étaient déjà on ne peut plus compétitifs.
– Je vous ai dit que j'étais impatient de lancer les travaux,
reprit-il, c'est pourquoi je suis venu discuter de votre offre
et vous soumettre une idée que j'ai eue. Si nous parvenons à
un accord cet après-midi, je suis prêt à vous laisser un
chèque d'acompte.
Pas de panique. Qu'en était-il des autres décorateurs
sollicités ? Avait-il déjà en main d'autres devis à comparer
avec le sien ?
Consciente de jouer gros jeu, elle tenta de recouvrer son
calme en régulant sa respiration.
– Venez dans mon bureau, proposa-t-elle. Nous passerons
le devis au crible.
– Ça marche.
– Avez-vous tiqué sur un chiffre en particulier ? demanda-
t-elle tandis qu'ils contournaient la cloison de séparation.
– Dans l'ensemble, vos idées et vos suggestions m'ont
séduit. J'ai simplement une proposition à vous faire.
Une fois dans le bureau, elle lui offrit un tabouret. Pour sa
part, préférant rester debout, elle se posta derrière sa chaise
et se mit à en triturer nerveusement le dossier.
Finalement, JR décida de rester debout lui aussi.
Elle le trouvait tout à coup bien plus grand que dans son
souvenir. Plus imposant, plus séduisant, aussi. Il arborait un
de ces sourires de gamin espiègle qui ravissaient
généralement les filles. Elle avait soudain l'impression de
se retrouver au milieu de la cour de récréation.
Peut-être valait-il mieux qu'elle s'asseye, après tout ?
Heureusement, la voyant faire, JR suivit son exemple.
– Le prix me semble tout à fait honnête au regard de la
somme de travail que vous allez accomplir, commença-t-il.
A chaque instant, elle s'attendait à voir surgir un grand «
mais » au détour des phrases, ou alors à ce qu'il lui impose
un choix de couleurs parfaitement hideux. Comme elle ne
voyait rien venir de la sorte, sa curiosité reprit le dessus.
– Qu'avez-vous en tête ? questionna-t-elle.
– Dans l'ensemble, j'aime votre vision du lieu, donc le
boulot est à vous.
Une bouffée de soulagement mêlée de plaisir l'envahit tout
entière.
La restauration de l'hacienda allait l'occuper pendant
plusieurs mois.
– C'est uniquement pour cela que vous êtes venu jusqu'ici ?
Pour valider ma proposition et déposer un acompte ?
– Oui, en partie. C'est un gros travail, auquel j'accorde une
importance toute particulière. Je veux mettre toutes les
chances de notre côté pour que ce soit une réussite.
Elle avait déjà eu des clients maniaques, mais jamais elle
n'aurait imaginé que JR puisse être de ceux-là.
– Je suis quelqu'un de très consciencieux, répondit-elle. Je
peux vous fournir des références, si vous le souhaitez.
– Non, ce ne sera pas nécessaire...
Elle commençait à se sentir dans la peau d'un écolier
injustement envoyé dans le bureau du proviseur. Se
redressant sur sa chaise et rejetant une mèche en arrière,
elle se prépara au pire, prête à affronter courageusement
l'obstacle qui se dressait entre elle et la signature du contrat.
– J'ai l'impression, commença-t-il, que, en tant que
décoratrice, vous avez tendance à vous impliquer
personnellement dans votre travail.
Elle acquiesça d'un hochement de tête. C'était vrai. La
restauration d'un lieu historique tel que celui-là était
quelque chose de sérieux.
– C'est pourquoi, poursuivit-il, j'espère que vous accepterez
ma requête avant que nous n'entrions dans les détails du
contrat.
De plus en plus déroutée, elle ne savait plus quelle attitude
adopter : se méfier ? Baisser carrément sa garde ?
– De quoi s'agit-il ?
– J'aimerais que vous veniez passer une semaine dans
l'hacienda.
Perplexe, elle considéra l'expression dégagée, presque
rieuse qui s'était peinte sur le visage de JR.
Elle sentait son estomac se nouer d'une façon qui n'avait
rien à voir avec la satisfaction d'avoir décroché un contrat.
Cela trahissait plutôt une certaine... excitation à l'idée de
passer une semaine en si bonne compagnie.
– Je ne comprends pas très bien ce qui peut motiver cette
demande.
– Je vais vous verser un acompte de cinq mille dollars, non
remboursables. Mais avant de signer le contrat et de nous
lancer dans les grands travaux, j'aimerais vous offrir
l'occasion de « ressentir » l'hacienda. C'est pourquoi je vous
ai proposé de déjeuner dans le patio hier midi. Je veux que
vous portiez sur les lieux le regard de l'invitée. Ce qui vous
permettra de mieux percevoir leur charme mais aussi leurs
lacunes.
C'était exactement l'approche qu'elle avait eue. Elle avait
imaginé les plantes qui poussaient, les fleurs qui
s'épanouissaient. Elle avait même eu l'impression
d'entendre le clapotement de l'eau dans la fontaine
restaurée.
– Si vous logiez réellement dans l'hacienda, si vous
dormiez dans l'une des chambres d'amis, si vous passiez un
moment dans la grande pièce à lire un livre, il me semble
que votre travail prendrait une tout autre dimension.
Il n'avait pas tort, songea-t-elle. Malheureusement, ce
n'était absolument pas le bon moment pour elle de déserter
son atelier.
– Mon problème, répondit-elle, c'est que je suis débordée.
J'ai une quantité de choses à préparer pour la Fiesta.
– Je peux vous verser un supplément pour engager
quelqu'un, si vous le souhaitez.
Décidément, un « non » n'était pas une réponse
envisageable, pour cet homme.
– Ce n'est pas si simple, JR. Je trouverai sans doute
quelqu'un pour garder l'atelier en mon absence, mais je suis
la seule à pouvoir terminer les tapisseries. La seule chose
envisageable serait de venir avec mon métier à tisser et de
travailler chez vous.
– Ça ne poserait pas le moindre problème, affirma-t-il en
lui décochant un sourire charmeur.
Tandis que le regard de JR s'attardait sur elle plus
longuement que nécessaire, elle ne put s'empêcher de se
demander s'il n'avait pas derrière la tête d'autres
motivations que celle qu'il affichait.
Si c'était le cas, elle avait intérêt à se méfier. D'autant que
les réactions de son corps en présence de cet homme
avaient tendance à dépasser la normale.
– J'aimerais que vous vous immergiez dans l'histoire qui
imprègne ces vieux murs, ajouta JR. Il se dégage de ces
lieux une atmosphère tout à fait particulière. Je suis sûr que
vous l'avez ressentie également.
C'était une évidence, mais elle fut surprise de constater qu'il
pouvait avoir la même sensibilité qu'elle pour ce genre de
choses.
Oui, elle avait l'impression que les anciens propriétaires des
lieux avaient laissé une part d'eux-mêmes entre les murs.
Non pas une atmosphère sinistre ou fantomatique, mais un
sentiment de joie et d'amour. Et peut-être aussi des chagrins
d'amour...
JR la fixa au fond des yeux.
– Il me semble crucial que le décorateur – ou la décoratrice
– que j'engage soit en mesure d'apprécier tout l'arrière-plan
historique de cette hacienda, mais aussi la culture et les
valeurs de ces gens qui l'ont bâtie avec leur sang, leur sueur
et leurs larmes.
Elle hocha la tête. Elle ne pouvait être plus d'accord.
– Très bien, dit-elle. J'arriverai chez vous vendredi après-
midi.
– Formidable, fit-il avec un de ces sourires dévastateurs
dont il avait le secret, lui mettant d'un seul coup les sens en
émoi.
–3–

Isabella arriva au ranch de JR le vendredi après-midi avec,


à l'arrière de son petit pick-up, son métier à tisser, ses
tapisseries et sa valise. La veille, elle avait déposé son
chèque à la banque, histoire de donner à cette aventure un
aspect quelque peu professionnel.
En remontant l'allée de terre poussiéreuse, elle remarqua
que les clôtures avaient non seulement été réparées, mais
peintes en blanc. Les travaux avaient aussi bien avancé
dans la grange, et le bâtiment présentait déjà un aspect plus
pimpant.
JR ne s'était pas moqué d'elle. Il mettait réellement les
bouchées doubles !
Elle se gara à côté de sa voiture et, prenant son sac et son
attaché-case, se glissa hors de la sienne. Reconnaissant le
pas de son hôte, elle se retourna pour l'accueillir.
A mesure que JR approchait, elle vit se dessiner sur son
visage un large sourire qui trahissait son plaisir de la voir
chez lui.
Mais peut-être était-ce l'effet de son imagination ?
– Alors, vous avez fait bonne route ?
– Excellente, répondit-elle, ne pouvant s'empêcher de
laisser courir son regard sur sa silhouette.
Il portait un blue jean délavé et une chemise blanche dont il
avait roulé les manches au-dessus des coudes.
Ses cheveux étaient humides, comme s'il venait de se
doucher. Pour elle ?
Pour l'amour du ciel ! Comment pouvait-elle imaginer une
chose pareille ? JR avait travaillé toute la journée, et l'heure
du dîner approchait. Il était donc tout naturel qu'il soit
apprêté à cette heure-ci.
– Vous êtes parfaitement dans les temps. Evie est en train
de préparer des canapés et des cocktails qui devraient être
prêts d'ici peu.
– Je suis partante ! fit-elle avec enthousiasme, se sentant
soudain une faim de loup.
Ayant passé la matinée à emballer ses affaires et à rédiger
toute une liste de recommandations destinées à Sarah, la
jeune voisine qui garderait l'atelier en son absence, elle
avait été trop occupée pour penser à se restaurer.
JR alla prendre sa valise dans le pick-up rouge.
– Je demanderai à l'un de mes hommes de décharger la
voiture. Venez, je vais vous montrer votre chambre.
Elle le suivit à l'intérieur, captant au passage la senteur
musquée de son eau de toilette.
Aurait-elle été capable de dépasser la certitude que William
Fortune junior n'était absolument pas son type d'homme,
toute liaison avec lui était de toute façon à proscrire !
C'était un client, se sermonna-t-elle. Elle travaillait pour lui,
et son séjour au ranch n'était qu'une disposition d'ordre
professionnel. Rien de plus.
Ils arrivèrent à une chambre d'amis.
A part le lit ancien avec son couvre-lit blanc matelassé et
ses oreillers assortis, la pièce était assez dépouillée. Le lit
était encadré de deux tables de chevet anciennes, une
bougie parfumée au gardénia posée sur l'une d'elles.
Un vase de verre gravé garni de roses sauvages – celles-là
même qui avaient orné leur table quelques jours auparavant
– était disposé sur une vieille commode.
Quelle charmante attention ! Qui donc en avait pris
l'initiative ? Evie ou bien JR ?
Mais quelle importance ?
Elle observa rapidement la chambre.
Une bonne couche de peinture ne serait pas de trop, et avec
une de ses tapisseries au mur, cela deviendrait tout à fait
chaleureux.
– C'est la plus spacieuse des chambres d'amis, expliqua JR.
Je ne savais pas quel espace votre métier à tisser occuperait
exactement... Mais vous pouvez l'installer dans une autre
pièce si vous préférez.
Il avait manifestement pensé à tout. Comme c'était agréable
de se sentir si bien accueillie !
– Merci beaucoup. Je crois que j'aimerais avoir une
deuxième pièce à ma disposition. Mais j'aime beaucoup
cette chambre à coucher. Ce style de meubles est parfait
pour la maison. Où les avez-vous trouvés ?
– En fait, ils étaient entreposés dans cette dépendance dont
je vous parlais l'autre jour. Installez-vous, je vous la
montrerai ensuite.
Y avait-il d'autres trésors de ce type dans le ranch ? Elle
n'avait pas la patience d'attendre pour le savoir.
– Je déferai ma valise tout à l'heure, décida-t-elle.
Conduisez-moi tout de suite à cette caverne d'Ali Baba.
– C'est curieux, dit JR avec un sourire ravi, j'étais sûr que
vous diriez cela. Évidemment, certains meubles de cette
dépendance ne valent pas un clou. Mais d'autres m'ont
semblé très intéressants.
Il ne leur fallut que quelques minutes pour atteindre la
grange, derrière laquelle se trouvaient plusieurs remises.
On avait mis en route les arroseurs sur la pâture, et elle
imagina le ranch en pleine activité, le bétail sur la prairie et
les cow-boys galopant sur leurs chevaux.
JR entra dans une remise délabrée et alluma le plafonnier.
– Et voici.
Lorsqu'elle entra à son tour, elle fut assaillie par la forte
odeur de poussière et de moisissure.
Passant en revue les meubles entreposés, elle remarqua un
vieux rocking chair auquel il manquait un barreau.
JR avait raison. Certains meubles étaient bons à jeter, et
d'autres n'avaient aucun style. Mais elle repéra quand même
quelques très belles pièces, une salle à manger et une
armoire, notamment.
Au fond de la remise, elle distingua des objets carrés
appuyés contre le mur.
– Qu'est-ce que c'est ? fit-elle.
– De vieux tableaux. Je ne sais pas s'ils ont une valeur
quelconque.
Bien qu'elle ne soit pas spécialiste, elle insista pour les voir.
Peut-être pourraient-ils en récupérer quelques-uns ?
En les passant en revue – état du cadre, de la peinture,
style, sujet traité –, elle s'aperçut que presque tous
pouvaient être intégrés d'une façon ou d'une autre à son
projet décoratif.
– A votre avis, demanda-t-elle, pourquoi ces tableaux ont-
ils été mis ici ?
– Après le décès de M. Marshall, ses héritiers n'ont emporté
que quelques belles pièces. Comme ils avaient l'intention
de se débarrasser du reste, je leur ai dit de laisser tout ce
dont ils ne voulaient pas.
– Bravo. C'est exactement ce qu'il fallait faire ! approuva-t-
elle en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule.
Debout à deux pas derrière elle, JR avait les yeux rivés sur
elle, sans doute plus soucieux d'expertiser sa silhouette que
les meubles.
Mais peut-être se faisait-elle des idées.
Une fois de plus, elle se demanda ce qu'il pouvait bien
avoir derrière la tête. Elle aurait payé cher pour être capable
de lire dans les pensées...
Mais dans le cas de JR, peut-être valait-il mieux ne rien
savoir.
Il était presque 17 h 30 lorsqu'ils sortirent de la remise.
Isabella qui portait généralement des jupes de couleur vive
avait cette fois opté pour une tenue décontractée. C'était la
première fois qu'il la voyait en jean, et il n'était pas étonné
de voir que le pantalon lui moulait les hanches de la façon
la plus charmante qui soit. Toutefois, fidèle à elle-même,
elle portait par-dessus une chemise rouge vif, avec aux
oreilles des créoles ornées de perles assorties. Libres, cette
fois, ses cheveux soyeux lui caressaient le dos.
Tandis qu'ils passaient sous les arcades de l'entrée, une
légère brise porta jusqu'à lui l'odeur de son parfum.
Quelque chose d'à la fois exotique et floral, qui
correspondait parfaitement à sa personnalité.
Les talons de la jeune femme cliquetèrent sur les mosaïques
qu'elle tenait tant à préserver.
Pour sa part, il ne les appréciait pas particulièrement. Il
aurait préféré mille fois les remplacer par des dalles
mexicaines. Avec le temps, il soupçonnait que l'état du sol
se dégraderait et que l'on finirait par trébucher. Mais ce qui
comptait le plus, c'était qu'Isabella soit là, avec lui, mettant
toute son énergie à décorer la maison qu'il aimait.
Sur le vieux coffre qui faisait office de table dans le salon,
Evie avait mis à rafraîchir une de ses bonnes bouteilles de
chardonnay de la vallée de Napa dans un seau à glace, à
côté de deux verres à dégustation en cristal. Près de l'âtre
où crépitait un bon feu, Baron était roulé en boule,
profondément endormi.
Isabella croisa les bras pour contempler l'adorable animal,
ne se rendant pas compte qu'elle venait d'échancrer
dangereusement le décolleté de son chemisier.
– Regardez-moi ça ! s'exclama-t-elle. Il dort comme un
petit bébé.
– C'est parce que je l'ai pris sur la propriété avec moi,
aujourd'hui. Il n'a pas l'habitude de courir autant, il est
épuisé.
– A-t-il compris sa mission ? demanda-t-elle. Il est encore
un peu jeune, non ?
– Il a surtout couru après les papillons... Je crains qu'il n'ait
encore beaucoup à apprendre. Puis-je vous servir un verre
de vin ? demanda-t-il en indiquant les verres.
– Avec plaisir.
Tandis qu'il faisait le service, Evie entra pour déposer une
assiette où se mêlaient différents amuse-gueules : biscuits
salés, cubes de fromages, grains de raisin italien et muscat.
A part étaient présentés des cœurs d'artichaut coupés en
bâtons, à tremper dans une sauce épicée.
Il remercia Evie et se retourna vers Isabella au moment
précis où celle-ci se dirigeait vers la cheminée.
Il ne put s'empêcher d'admirer le balancement sensuel de
ses hanches.
Il avait interrogé différentes personnes au sujet d'Isabella
Mendoza. Oh, les conversations n'allaient bien sûr jamais
très loin. Il n'avait pas voulu que ses interlocuteurs puissent
s'imaginer à quel point il s'intéressait à la jeune femme...
Le plus bavard avait été le cousin de son père, José
Mendoza, le patron du Red.
– J'ai entendu dire que vous aviez grandi en Californie,
commença-t-il en la rejoignant. Ma famille est originaire de
Malibu. Et vous, où avez-vous vécu ?
– Oh, un peu partout : Sacramento, Oakland, Santa
Barbara. Nous déménagions souvent, du moins jusqu'à mon
adolescence. J'ai fait mes études secondaires au lycée de
San Diego.
– Qu'est-ce qui vous a attirée au Texas ?
– J'avais perdu contact avec mon vrai père, mais quand j'ai
pu enfin le localiser, il m'a invitée à venir à San Antonio.
Ce que j'ai fait. Toute la famille Mendoza m'a accueillie à
bras ouverts, et deux jours après mon arrivée, je savais que
le Texas était ma patrie et que j'y resterais pour toujours.
Il lui tendit son verre de vin, pensif.
D'après ce qu'il avait compris, Luis Mendoza était allé
jusqu'à perdre contact avec sa fille durant des années.
C'était d'autant plus curieux qu'elle n'avait pas l'air de lui en
tenir rigueur le moins du monde et qu'elle et lui étaient
aujourd'hui très proches.
– Vos parents étaient en mauvais termes ? demanda-t-il.
La jeune femme haussa les épaules.
– Je ne suis pas au courant des détails. J'ai perdu ma mère à
l'âge de onze ans, commença-t-elle en prenant un biscuit
apéritif qu'elle garda à la main. Mon père m'a confié qu'il se
disputait très souvent avec ma mère, mais qu'il l'aimait
malgré tout. Quant à moi, il m'adorait. Leur rupture lui a
brisé le cœur. Par la suite, ma mère a rencontré un autre
homme, un « vrai Américain ». Lorsqu'elle l'a suivi en
Californie en m'emmenant, mon père a sombré dans la
dépression.
– C'est ce qu'il vous a raconté ?
– Oui. Et j'ai aussi retrouvé une lettre qu'il avait envoyée à
ma mère à cette époque, dans laquelle il semblait
profondément marqué par leur divorce.
– Vous rendait-il visite ?
– Il l'aurait sans aucun doute fait s'il l'avait pu. Mais mon
beau-père, bien que très gentil avec moi, était un homme
jaloux, et il n'a pas accepté que ma mère reste en contact
aussi bien avec lui qu'avec sa famille. Il tenait absolument à
m'adopter. En fait, ma mère a appelé mon père à ce sujet,
mais il a refusé catégoriquement. Il m'aimait, et il n'était
pas question pour lui de renoncer à son autorité parentale.
JR hocha la tête.
Il comprenait cette position. S'il avait un jour des enfants, il
jouerait un rôle majeur dans leur vie. Isabella but une petite
gorgée de vin.
– Nous avons souvent déménagé après notre installation en
Californie. Petite comme j'étais, je n'y prêtais pas attention.
Mais rétrospectivement, je pense que mon beau-père a
probablement tout fait pour que mon père ne nous retrouve
jamais. Enfin, je n'en aurai jamais la certitude... Quoi qu'il
en soit, aujourd'hui, mon père est manifestement très
heureux de m'avoir retrouvée.
Isabella lui dédia un sourire lumineux.
– Quand j'ai perdu ma mère, reprit-elle, j'étais dévastée.
Mon beau-père aussi, quelque part, même s'il n'a pas tardé
à retrouver une autre femme. Une « vraie Américaine »
comme lui.
– Vous dites cela comme si c'était quelque chose de
répréhensible.
– Je n'ai aucun préjugé, si c'est ce que vous voulez dire.
Mais mon beau-père avait beau aimer ma mère, il
n'appréciait pas sa culture. Il avait banni toute trace de la
culture tejana de notre maison. Il avait même poussé ma
mère à se convertir au protestantisme.
Voilà qui paraissait bien sévère et despotique, en effet.
– L'espagnol a été ma première langue, ajouta Isabella. Mes
parents étaient tous les deux bilingues et voulaient que je le
sois aussi. Ils savaient que j'apprendrais l'anglais dès que
j'entrerais à l'école, c'est pourquoi ils avaient commencé par
me parler en espagnol. En revanche, mon beau-père n'a
jamais souhaité que ma mère me parle en espagnol à la
maison. C'est comme ça que j'ai oublié le peu que je savais.
Même au lycée, il m'a obligée à prendre une autre langue
que l'espagnol.
– Quel dommage.
Elle but une gorgée de vin.
– Mon beau-père a toujours été généreux à mon égard. Et
lorsqu'il s'est remarié, sa femme s'est montrée charmante
avec moi. Malgré tout, je me sentais complètement décalée.
A la naissance de mes sœurs, tout le monde dans la famille
avait la peau blanche et les yeux bleus. Alors,
naturellement, les gens me prenaient pour la voisine ou la
baby-sitter. Et chaque fois que l'on prenait des photos, je
me distinguais toujours du groupe.
Il avait envie de lui dire que si elle se distinguait ainsi des
autres, ce n'était pas à cause de son teint hâlé, mais tout
simplement à cause de sa beauté rayonnante. Mais il
préférait ne pas dévoiler ses cartes trop vite.
– Ne vous méprenez pas, poursuivit-elle, je suis toujours en
contact avec mes beaux-parents, et nos relations se sont
beaucoup améliorées. Mais il existe une distance entre nous
– et pas seulement spatiale.
– Et finalement, comment avez-vous retrouvé votre père ?
– Un jour de grande tristesse, je me suis mise à fouiller
dans les affaires de ma mère. C'est alors que j'ai mis la
main sur cette vieille lettre de mon père dont je vous ai
parlée. Il avait indiqué son adresse, alors je l'ai appelé.
– Je n'ose pas imaginer à quel point il a dû être heureux de
vous retrouver...
– Il me cherchait depuis des années, il a été fou de joie,
répondit Isabella en souriant.
En cet instant, il ne l'avait jamais trouvée plus charmante.
– Et moi aussi, reprit-elle. Pour la première fois depuis que
j'avais perdu ma mère, je me sentais aimée. Vraiment
aimée. Mon père a proposé de me payer le billet d'avion
pour San Antonio, et j'ai accepté. Aujourd'hui, quand j'y
pense, je suis heureuse de l'avoir fait. A mon arrivée, j'ai eu
aussitôt l'impression d'être dans ma famille, de revenir
enfin chez moi. Mon intérêt pour la culture tejana date de
cette époque.
– C'est une chance que vous soyez tombée sur cette vieille
lettre, observa-t-il.
– Je ne vous le fais pas dire ! lança Isabella avec un sourire
qui l'émut jusqu'aux tréfonds de l'âme.
Il leva son verre comme pour porter un toast.
– A votre foyer retrouvé et à votre contribution à la
restauration de Molly's Pride !
La vibration du cristal retentit dans la pièce, et il ne put
s'empêcher de ressentir une profonde satisfaction devant le
travail accompli.
Il avait toujours su orchestrer les choses, amener les gens à
faire ce qu'il voulait sans même qu'ils s'en rendent compte.
C'était ce qu'il avait souhaité lorsqu'il avait demandé un
devis à Isabella pour la décoration de sa maison. Il avait eu
l'idée de ce stratagème pour avoir l'occasion de mieux la
connaître, après avoir entendu parler de ce pari que ses
amies célibataires et elle avaient fait : celui d'être mariées
avant la fin de l'année suivante.
Sachant qu'il allait être très pris dans les mois qui allaient
suivre et qu'il serait pratiquement cloué au ranch, il ne
voulait pas prendre le risque qu'un autre homme lui souffle
Isabella sous le nez avant même d'avoir eu le temps de lui
parler. Elle était bien trop jolie, bien trop attirante pour
rester seule bien longtemps, d'autant plus qu'elle cherchait
actuellement l'homme de sa vie...
Si c'était bien le cas, et si elle s'avérait aussi charmante
qu'elle le paraissait, il en avait conclu qu'il pourrait très
bien se glisser dans la peau de cet homme-là.
Isabella porta la main à son front tout en observant JR qui
lui souriait à la lumière des bougies.
Elle avait la tête qui bourdonnait.
C'était probablement le vin. Elle n'en avait bu que deux
verres avant et durant le repas, et pourtant, elle s'en rendait
compte, elle-même affichait une sorte de sourire charmeur
absolument irrépressible.
Depuis sa première rencontre avec JR au printemps
précédent et leurs rencontres fortuites depuis la fête de
nouvel an chez Red, elle s'était toujours sentie légèrement
mal à l'aise en sa présence, mais ce n'était pas le cas ce soir.
Peut-être les confidences qu'elle lui avait faites sur les
difficultés de son enfance avaient-elles temporairement
aboli les barrières entre eux ?
Ou peut-être était-ce simplement la façon dont les
poussières d'or dansaient dans ses yeux noisette à la
lumière des bougies.
Difficile à dire.
– J'espère que vous avez gardé de la place pour le gâteau au
citron, dit JR.
– Je suis repue, et je devrais réellement m'abstenir, mais le
dîner était si exquis que ce serait de la folie de sauter le
dessert.
Asperges, filet mignon grillé et pommes de terre farcies...
Evie avait une fois de plus fait des merveilles. Ce n'était
pas étonnant que JR ait proposé à cette excellente cuisinière
de le suivre au Texas. Quelqu'un d'aussi doué était
difficilement remplaçable.
– Qu'avez-vous prévu pour demain ? demanda JR.
– Je sais que vous ne souhaitez pas engager de trop gros
travaux. Cela dit, je me suis permis de lancer quelques
petites choses. J'ai rendez-vous avec le peintre à 9 heures. Il
apportera des échantillons de peinture ainsi qu'un devis.
– Aucun problème, opina JR, tant que j'ai mon mot à dire
sur les couleurs.
Elle fut surprise qu'il se montre aussi méfiant. Mais après
tout, c'était sa maison. C'était lui le patron, et il la payait
plus que correctement.
– Quoi qu'on dise, reprit-elle, la fontaine a besoin de
réparations, alors j'ai contacté un plombier qui passera entre
10 heures et midi.
– Entendu. En fait, je suis impatient de voir le patio rénové.
Ouf, quel soulagement !
– Je fais venir un plâtrier, aussi. Pour qu'il fasse une
estimation. Je me suis dit que ce n'était pas à proprement
parler de gros travaux, puisque ce sont des réparations
nécessaires.
– C'est parfait aussi.
Bien. Si les tarifs de l'artisan étaient corrects et que les
murs ne révélaient pas de problème particulier, alors le
plâtrage pourrait commencer dès lundi.
Prenant son courage à deux mains, elle enchaîna.
– Au fait, j'ai demandé à un carreleur de passer et
d'apporter des échantillons. Je l'attends en début d'après-
midi, mais comme il est en déplacement, il ne pourra peut-
être pas arriver avant 17 heures... En attendant les différents
artisans, je travaillerai à mes tapisseries.
JR ne réagit pas immédiatement, et elle fit de son mieux
pour rester détendue et ne pas se mettre sur la défensive.
Après tout, elle n'était pas venue ici pour prendre des
vacances. Il fallait faire avancer les choses.
Son hôte se renfonça dans sa chaise, et un sourire se
dessina lentement sur son visage.
– Vous ne perdez pas de temps, n'est-ce pas ?
– Personne ne peut m'accuser de ne pas être consciencieuse
ou efficace, répondit-elle en lui rendant son sourire. Et
vous, qu'avez-vous de prévu pour demain ?
Les yeux de JR s'illuminèrent comme ceux d'un enfant à
Noël.
– J'attends mes chevaux de ranch dans la matinée. Et mes
premières vaches vers midi.
Elle ne put s'empêcher de se réjouir pour lui, même si elle
était toujours convaincue que sa passion pour l'élevage
serait de courte durée.
Ce fut le moment que choisit Evie. pour déposer devant eux
deux assiettes garnies d'une tranche de gâteau au citron
recouvert de nappage. Après quoi, elle leur servit le café.
– Mmm, murmura Isabella, qui félicitait la cuisinière pour
la troisième fois de la soirée au moins. Voilà qui m'a l'air
délicieux !
– Imaginez ce qu'Evie pourrait faire dans une cuisine
moderne tout équipée, fit remarquer JR.
Tout équipée, d'accord. C'était un compromis qu'elle était
prête à faire à Molly's Pride. Mais moderne ? Bien sûr, elle
n'allait pas obliger la pauvre Evie à cuire ses viandes à la
broche dans la cheminée ou à accrocher ses légumes dans
le puits pour les garder au frais. Celle-ci aurait droit à
l'électroménager le plus moderne. L'enjeu ne portait pas sur
ce type d'équipement, mais sur la maison elle-même, qui
devait absolument conserver ses murs et ses sols d'origine.
L'hacienda était une maison de caractère, et il fallait qu'elle
le reste.
– Avez-vous prévu de travailler ce dimanche ? demanda
JR.
– J'aimerais faire un peu de tissage. Pourquoi ?
Son gâteau terminé, JR s'inclina contre le dossier de sa
chaise.
– Parce que j'aimerais que nous fassions un grand tour de la
propriété.
– A cheval, vous voulez dire ? s'exclama-t-elle, les yeux
écarquillés.
– A moins que vous ne préfériez les randonnées à pied ou
en jeep ?
– Bien sûr que non. J'adore monter. Lorsque j'étais au
lycée, j'avais une amie qui m'invitait souvent à faire du
cheval.
– Alors, arrangez-vous pour terminer votre tapisserie avant
midi. Nous emporterons un pique-nique.
Alors qu'elle s'apprêtait à opiner avec enthousiasme, un
signal d'alarme retentit tout à coup dans son esprit.
Telle que JR l'avait décrite, cette balade à cheval
commençait à ressembler dangereusement à une promenade
en amoureux. Or, elle ne voulait surtout pas qu'il se
méprenne.
– Écoutez, on verra bien, tempéra-t-elle. Il faut d'abord que
j'avance sur mon propre travail.
– Il me semblait qu'un peu d'air frais et quelques superbes
paysages ne pourraient qu'alimenter votre créativité,
observa JR avec nonchalance.
Bon, il avait peut-être raison. Peut-être s'agissait-il bien
dans son esprit d'une balade à cheval, rien de plus. Sans
compter qu'elle adorait les chevaux.
Se mordillant la lèvre inférieure, elle fixa la table ornée
d'un bouquet d'églantines et de bougies à la flamme
tremblotante.
Flûte, l'atmosphère romantique qui entourait ce dîner
émoussait son jugement autant que sa résolution.
Pourtant, ce n'était pas un dîner en amoureux ! se tança-t-
elle. Cette semaine chez JR était très clairement une
disposition d'ordre professionnel. Elle avait un travail à
faire, et elle avait l'intention de se montrer aussi efficace
que possible. Passer quelque temps dans le ranch pour
affiner sa perception du lieu. Programmer les interventions
des différents artisans en tenant compte du fait qu'elle serait
prise pendant plusieurs jours par la Fiesta et qu'elle ne
serait pas là pour les superviser en personne...
Voilà tout. Dans quelques jours, elle serait de retour à son
atelier et à ses chères tapisseries.
Pourtant, l'idée de cette balade à cheval avec JR était bien
tentante. D'autant qu'elle n'avait pas monté depuis plusieurs
années. Et puis, JR avait programmé cela un dimanche.
Après tout, tout le monde avait droit à une journée de repos
hebdomadaire...
Mais pour l'instant, elle ne savait pas sur quel pied danser.
Elle ne voulait pas faire ou dire quoi que ce soit qu'elle
puisse regretter par la suite, même si elle ignorait quelle
réponse – positive ou négative – elle risquait de regretter le
plus.
– J'aimerais attendre un peu avant de vous donner ma
réponse, finit-elle par avouer. Ça ne vous ennuie pas ?
– Pas du tout. Simplement, prévenez-moi suffisamment à
l'avance pour que je puisse commander le pique-nique.
Elle se tamponna la bouche avec sa serviette et, se levant de
table, tendit le bras dans l'intention de débarrasser.
JR l'en empêcha.
– Vous êtes mon invitée ici, Isabella. Laissez donc ces
assiettes, je les porterai dans la cuisine.
Quand elle leva les yeux vers lui et que leurs regards se
rencontrèrent, une sorte de courant passa entre eux, avec
une telle intensité qu'elle se sentit flageoler.
Étaient-ce les phéromones ou bien le vin qui lui jouaient
des tours ?
Les deux, peut-être.
– Bon, d'accord, si vous insistez, dit-elle finalement, faisant
de son mieux pour résister aux effets conjugués de ces deux
excitants.
– J'insiste.
– Maintenant, reprit-elle avec un sourire enjoué, si vous
voulez bien m'excuser, je vais aller me coucher.
– Ça marche. Dormez bien.
Ça, rien de moins sûr. Car, elle le savait, son esprit allait se
mettre à brasser le ressenti de la journée et à dresser des
plans sur la comète, même si cela n'avait pas la moindre
réalité.
Certes, elle cherchait actuellement l'homme de sa vie, mais
elle craignait fort que JR ne se soit d'ores et déjà positionné
comme candidat au titre.
Bien sûr, ce citadin pur jus savait y faire, il avait un charme
fou. Il était riche, aussi. Malheureusement, c'était un « vrai
Américain », dépourvu de la moindre goutte de sang
mexicain.
Ce qui ne l'empêchait pas d'être très attirant.
Malheureusement, ils étaient mal assortis. Jamais ils ne
pourraient surmonter leurs différences.
Elle savait ce que cela faisait de perdre ses racines, elle ne
se laisserait pas piéger une deuxième fois. C'était
précisément la raison pour laquelle elle avait dressé cette
fameuse liste.
Alors, JR Fortune pouvait bien être séduisant en diable, elle
était aujourd'hui plus que jamais déterminée à trouver un
homme qui cadre en tout point avec ses aspirations. Et une
chose était sûre : il n'était pas cet homme.
Mais ça, c'était sans compter l'attirance indubitable qu'elle
commençait à éprouver pour lui.
–4–

Le lendemain matin, Isabella fut littéralement emportée


dans un tourbillon d'activités.
Elle reçut tout d'abord le peintre qui interviendrait après la
réfection des plâtres et lui fit part de ses recommandations.
Murs et boiseries seraient tout d'abord peints en blanc. Elle
l'informa de son intention de laisser affleurer par endroits
les briques en terre cuite pour donner à l'ensemble un
aspect plus authentique. Quant à la salle de bains, elle serait
peinte à l'éponge pour conférer à la pièce un aspect vieilli.
De son côté, le peintre lui laissa des échantillons de
peinture à montrer à JR, et pour finir, elle lui indiqua le
numéro de fax auquel il pourrait envoyer son devis.
Lorsque le plombier arriva, elle lui montra la fontaine qui
ornait le centre du patio. Ils passèrent en revue l'ensemble
des réparations nécessaires, et elle lui fit part de sa volonté
de commencer le travail au plus vite.
La réparation de la fontaine marquerait le coup d'envoi de
son projet décoratif, car elle souhaitait faire du patio le
joyau de la maison.
Il ne manquait plus que le carreleur, à qui elle avait déjà
demandé d'apporter des échantillons provenant de projets
réalisés pour d'autres clients.
Avant de se mettre à son métier à tisser, qu'elle avait
installé entre la visite du peintre et celle du plombier, elle
se dirigea vers la cuisine pour prendre un verre d'eau.
Baron lui emboîta le pas.
La « petite terreur » était restée dans ses jambes toute la
matinée, mais cela ne la gênait pas le moins du monde. Il
était joueur et câlin comme devait l'être un chiot en bonne
santé, et elle adorait les animaux. Malheureusement, en
raison de ses allergies, son beau-père avait toujours refusé
la présence de chiens ou de chats dans la maison. C'était
pourquoi elle se réjouissait tant de la compagnie de Baron.
Evie, qui était en train de cuisiner, jeta un œil par-dessus
son épaule en l'entendant approcher.
– Quel merveilleux fumet, Evie !
– J'espère que vous aimerez. C'est une sauce à la tequila et
au citron pour accompagner le poulet et les pâtes.
– Ça m'a l'air délicieux. Je sens que je vais prendre des
kilos si je passe trop de temps ici. Vous avez fait une école
de cuisine ?
A ce compliment, Evie devint rouge pivoine.
– J'ai fait l'école de l'expérience, voilà tout. Et je peux vous
certifier que j'ai derrière moi quantité de casseroles
brûlées !
– Je suis encore plus impressionnée.
Evie lui adressa un grand sourire et retourna à sa sauce,
qu'elle remuait avec une spatule de bois.
– Le déjeuner sera prêt dans une vingtaine de minutes, mais
je peux vous préparer un petit en-cas si vous avez faim.
– Merci, mais je peux attendre. J'ai juste besoin d'un verre
d'eau.
Evie prit un verre dans l'un des éléments et le lui tendit.
– Nous avons aussi du thé glacé, du soda et différents jus
au frigo, précisa-t-elle.
– Merci beaucoup, mais un verre d'eau me suffira.
Isabella prit le pot posé sur le plan de travail et se servit un
verre d'eau qu'elle but à longues gorgées. Après quoi elle
s'attarda un peu, regardant Evie cuisiner.
Lorsque sa mère était encore de ce monde, elle ne manquait
pas une occasion de l'aider à cuisiner ou à faire des
gâteaux. Une habitude qui avait pris fin bien trop tôt.
Malheureusement, elle n'avait pas eu le temps d'apprendre à
réaliser les spécialités de sa mère, qui n'avait du reste
jamais pris le temps d'en noter les recettes.
Peu après son installation à San Antonio, elle s'était inscrite
dans un atelier de cuisine mexicaine spécialisé dans les
recettes du sud-ouest des États-Unis. Mais le lancement de
son entreprise l'avait empêchée de se réinscrire par la suite.
– Je voulais vous remercier pour les fleurs que vous avez
mises dans ma chambre, lança-t-elle. C'est une charmante
attention.
– Pour ma part, je me suis contentée d'acheter les draps et
de faire le lit, rétorqua Evie. C'est JR qui s'est occupé des
roses. Il trouvait la chambre un peu trop spartiate. Vous
êtes quelqu'un qui adore la couleur, à ce qu'il m'a dit, et il
voulait que vous vous sentiez chez vous.
Il avait remarqué qu'elle aimait la couleur ! Comme c'était
étonnant...
– C'est très aimable de sa part. Il faudra que je pense à le
remercier.
De nouveau, elle ne put s'empêcher de s'interroger sur les
motivations réelles de JR.
Mais en même temps, il n'avait rien fait qui puisse laisser
croire qu'il recherchait autre chose avec elle qu'une simple
relation client-fournisseur. Son imagination lui jouait
sûrement des tours.
– JR est quelqu'un de bien, reprit Evie. Je ne comprends
vraiment pas pourquoi il est encore célibataire. Non
seulement il est séduisant et riche, mais il a un cœur d'or.
Isabella hocha la tête, songeuse.
Il existait de nombreuses raisons pour lesquelles un homme
pouvait être célibataire à la quarantaine. Quelles pouvaient
être celles de JR ? Peut-être n'était-il pas quelqu'un d'aussi
formidable que le pensait Evie ?
– Depuis combien de temps travaillez-vous pour lui ?
– Deux ans seulement, mais je le connais depuis plus de
vingt ans. Mon mari Georges et moi étions propriétaires
d'un petit bistrot qui s'appelait La cuillère d'argent, à
Malibu. JR était l'un de nos habitués. Et puis, Georges est
mort, et j'ai eu d'énormes frais médicaux à payer. J'ai dû me
résoudre à vendre notre établissement. JR ignorait tout de
cette situation, car il était à ce moment-là en déplacement à
l'étranger. C'est à son retour qu'il m'a proposé de devenir sa
cuisinière. Inutile de vous dire que je me suis empressée
d'accepter ! Et puis, quand il a décidé de s'installer au
Texas, il m'a demandé si je voulais le suivre. Je l'ai fait
avec joie.
– Ce doit être un bon employeur.
– Le meilleur ! répondit Evie, les yeux brillants. Vous
savez, il a recréé en moi un sentiment d'appartenance que
j'avais complètement perdu après la mort de mon mari. Je
n'ai pas d'enfants, voyez-vous. C'est pourquoi je le
considère aujourd'hui comme un fils.
– La famille, ça compte, approuva Isabella, reprenant les
termes mêmes qu'elle avait entendus dans la bouche de JR
peu avant.
Comme il avait raison !
Elle avait énormément souffert dans son adolescence
lorsque son beau-père lui avait interdit de renouer avec les
Mendoza.
Longtemps, elle avait été incapable de lui pardonner cette
injustice, même s'il s'était montré dans l'ensemble généreux
et compréhensif à son égard. Stan Reynolds avait toujours
eu un tempérament autoritaire. Même à l'égard de sa mère.
Certes, il l'avait aimée, c'était indéniable, mais il ne l'avait
jamais laissée complètement libre de ses mouvements. Il
était incontestablement le chef de famille.
Jamais, non, jamais elle ne laisserait un homme avoir une
telle emprise sur sa vie.
– J'avoue que j'ai été surprise lorsque JR m'a annoncé sa
décision de s'installer au Texas, reprit Evie. Peu de gens
auraient été capables de renoncer à une aussi belle situation
et de prendre un virage aussi radical dans la vie.
Encore un trait de caractère qui rappelait son beau-père.
Celui-ci n'avait jamais craint de prendre de grandes
décisions et de passer à l'acte. Et ce, quel que soit l'avis de
son entourage...
– JR est sans doute l'un des hommes les plus déterminés
que j'aie rencontrés, poursuivit la gouvernante.
Isabella sourit à part elle.
Bien sûr, c'était toujours plus facile de suivre ses envies
lorsque l'on avait les moyens de le faire !
Stan n'avait certes jamais eu de tels moyens, mais il avait
toujours fait en sorte que tout aille dans son sens. Et à force
de vivre sous son toit, elle en était arrivée à perdre sa
véritable identité, à ne plus savoir qui elle était vraiment.
Evie partit d'un rire bon enfant.
– Il faut bien l'avouer, lorsque JR s'est mis quelque chose
en tête, rien ne peut l'empêcher de l'obtenir. Ce ranch en est
la preuve éclatante.
Isabella rit en écho.
C'était vrai. Mais elle était toujours persuadée qu'il ne
tarderait pas à s'en lasser d'ici à quelques mois. Et alors, la
propriété – hacienda, bétail et le reste – serait remise en
vente. Même si elle avait décelé une lueur passionnée dans
son regard lorsqu'il avait évoqué sa nouvelle vie.
Mais n'était-ce pas cette même lueur qu'elle avait parfois
surprise dans ses yeux lorsqu'il la regardait ?
JR était surbooké. Il aurait adoré reprendre un café et
prolonger le petit déjeuner en compagnie d'Isabella, mais il
avait dû laisser celle-ci pour vaquer à ses occupations dans
la propriété.
Sa première tâche avait été d'embaucher un contremaître.
Il en avait finalement engagé deux.
Il avait d'abord rencontré Toby Damon, qui avait grandi
dans un ranch du voisinage. Le jeune homme venait de
décrocher un diplôme d'élevage, après quoi il était revenu
au ranch pour travailler avec son père.
Depuis des années, Frank Damon était contremaître d'un
grand ranch du secteur : le Rocking S. Il avait fait des
sacrifices pour offrir à son fils des études supérieures,
espérant que celui-ci s'engagerait dans un cursus
commercial et finirait par décrocher un bon poste dans un
bureau. Mais Toby adorait l'univers des ranchs.
C'était ainsi que l'employeur de son père avait proposé de
l'embaucher. Tout s'était parfaitement bien passé pendant
environ six mois, après quoi les choses avaient mal tourné.
Durant l'entretien qu'il avait eu avec Toby, JR s'était pris de
sympathie pour le jeune homme, qu'il trouvait très
agréable. Par ailleurs, Toby s'était montré parfaitement
transparent quant aux circonstances dans lesquelles il avait
quitté son précédent emploi.
– En fait, lui avait-il confié, tout a dégénéré lorsque la
femme du patron a commencé à me faire du gringue dans
les coins. Bien sûr, c'était une jolie femme. Pour ça, il n'y
avait rien à redire, c'était une vraie bombe. Mais elle était
mariée. Et avec mon patron, qui plus était. Hors de question
pour moi de tomber dans un truc pareil. Au début, elle n'a
rien voulu entendre et s'est mise à insister lourdement.
Quand elle a finalement compris que je ne céderais pas, ça
l'a rendue folle de rage. Alors elle est allée se plaindre à son
mari en disant que je lui avais fait des avances.
– Comment a-t-il réagi ?
– Il m'a flanqué à la porte.
– C'est un parfait exemple de harcèlement sexuel. Tu aurais
pu les poursuivre en justice...
– Je sais. Mais je ne voulais pas causer d'ennuis à mon
père. Il travaillait là depuis des années, et je ne voulais pas
qu'il perde son boulot lui aussi.
JR avait apprécié cette franchise, mais n'avait pas pour
autant pris ce récit pour argent comptant.
Or, quelques coups de fil avaient suffi à le convaincre que
Toby disait la vérité. Plusieurs contacts lui avaient
confirmé cette version. Apparemment, Debbie Grimes était
aussi libertine que séduisante.
Il avait alors appris que le père de Toby avait récemment
démissionné de son poste : révolté par les allégations
mensongères de Debbie, Frank avait préféré claquer la
porte et cherchait aujourd'hui un nouvel emploi.
Un homme de principes !
Il l'avait aussitôt engagé. C'était un ticket gagnant pour
chacun d'entre eux. S'il voulait assurer le développement de
son ranch, il savait que, vu son inexpérience en matière
d'élevage, il devait s'entourer de professionnels chevronnés
et dignes de confiance.
Après une rapide toilette dans la grange, il regagna la
maison pour déjeuner.
Il passa la tête dans la cuisine pour voir si Isabella s'y
trouvait, mais ne la vit nulle part.
– Je suis prête à servir, l'informa Evie.
– Je suis prêt, moi aussi.
– Comme le plombier est en train de réparer la fontaine, j'ai
pensé que vous préféreriez déjeuner à l'intérieur. J'ai dressé
la table dans la salle à manger, si cela vous convient.
– C'est parfait. Merci, Evie.
– Oh, Isabella est dans sa chambre, précisa la gouvernante.
Elle tisse.
– Merci pour l'information, fit-il, non sans réprimer un
sourire.
Evie travaillait pour lui depuis assez longtemps pour savoir
qu'il ne se décarcassait généralement pas autant pour un –
et même une – invité(e). En le voyant planifier les menus et
cueillir des fleurs dans le jardin pour orner la table, elle
avait dû comprendre ses intentions avant même l'arrivée
d'Isabella dans la propriété.
Quelques instants plus tard, il se trouvait devant la porte
d'Isabella.
Il aperçut Baron allongé par terre, en train de mâchonner
une vieille pelote de laine. Le chiot leva les yeux vers lui
avant de reprendre son activité.
Ce n'était pas l'animal qui captait son intérêt, mais la jeune
femme inclinée sur son métier à tisser. Adossé contre
l'encadrement de la porte, il regarda quelques instants
travailler la jeune femme, dont les longs cheveux défaits
miroitaient comme un voile de soie.
Bientôt, comme si elle avait senti sa présence, Isabella jeta
un œil par-dessus son épaule.
– Oh, vous voici ! Je ne vous avais pas entendu arriver.
– Vous étiez si concentrée sur votre tâche !
Elle consulta rapidement sa montre-bracelet.
– On dirait que c'est l'heure de déjeuner.
– En effet. Evie a mis la table dans la grande pièce.
A cet instant, il aurait pu s'excuser de ne pas s'être
manifesté plus rapidement, mais il était littéralement
hypnotisé en la voyant aller et venir dans la pièce avec sa
tunique turquoise et son pantalon noir.
La seule présence de cette femme donnait de la couleur à la
maison, rendait son univers plus riant.
Si seulement il réussissait à engager une liaison avec elle...
Un an plus tôt, il était encore pleinement satisfait de la vie
qu'il s'était construite. Travailleur acharné, il n'en aimait
pas moins se distraire. Son statut de célibataire lui offrait à
cet égard la plus grande liberté. Mais depuis peu, il avait
changé, et lorsqu'il s'était installé au Texas, il avait même
commencé à songer au mariage.
Encore fallait-il pour cela trouver la femme idéale...
Depuis qu'Isabella Mendoza avait fait son entrée chez lui et
qu'il apprenait à mieux la connaître, il avait l'impression de
plus en plus nette de l'avoir trouvée, cette femme.
Tout ce qu'il lui restait à faire, c'était la convaincre.

Ce soir-là, le dîner fut servi dans la salle à manger. Evie


avait allumé quelques bougies, ce qui donnait à la table un
éclat chaleureux, se réjouit Isabella.
Encore quelques heures auparavant, la table en question
prenait la poussière dans une dépendance. A sa demande,
deux ouvriers l'avaient transportée à l'intérieur, après quoi
elle l'avait cirée avec soin.
Comme d'habitude, Evie s'était surpassée. Les repas
devenaient les moments les plus attendus de la journée !
Dispensé par une chaîne stéréo posée à même le sol, un
fond sonore de musique country rendait l'atmosphère plus
chaleureuse encore, et même un peu romantique.
Assis en face d'elle, JR servit le vin avec sa classe
inimitable.
– Eh bien, commença-t-il, comment s'est passé votre après-
midi ? Le carreleur est venu ?
– Oui, enfin. Il a laissé des échantillons pour que vous
puissiez faire votre choix. Nous les regarderons après le
dîner, si vous voulez.
– Parfait, approuva JR en prenant un petit pain rond dans la
corbeille. Et la fontaine ? Le plombier n'a pas rencontré de
difficultés imprévues ?
– Non, dit-elle en le regardant beurrer son petit pain. Il
espère terminer le travail demain. Et si nous choisissons un
carrelage en stock, le carreleur pourra commencer le sien
dès lundi matin.
– Je suis très ambitieux pour cette fontaine, déclara-t-il. Je
n'ai pas envie de choisir un carrelage uniquement parce
qu'il est en stock.
Et dire qu'elle craignait qu'il ne la trouve trop maniaque...
Légèrement irritée, elle s'efforça de ne rien laisser paraître.
– Attendez au moins de voir les échantillons. C'est loin
d'être du second choix, ils cumulent la qualité et le charme
de l'ancien. Je suis sûre que vous trouverez quelque chose
qui vous plaira.
– Et vous ? Avez-vous vu quelque chose ? demanda-t-il,
comme si son opinion pouvait finalement avoir une
importance.
– En fait, j'ai vu plusieurs carrelages intéressants. Mais
surtout un.
– Alors, peut-être pourrons-nous choisir le carrelage ce
soir, finalement, concéda JR en lui décochant un sourire
espiègle.
Ce sourire annula en un instant l'attitude autoritaire qu'il
avait affichée quelques instants auparavant.
Peut-être n'était-il pas aussi autoritaire que cela, finalement.
Peut-être suffisait-il simplement de savoir le prendre.
– Avez-vous déjà pris contact avec un électricien ?
demanda encore son hôte.
– Pas encore. J'ai cru comprendre que l'ancien propriétaire
avait fait refaire l'électricité l'année dernière.
– C'est juste, mais j'aimerais faire sonoriser la maison, ainsi
que le patio. Je pourrais ainsi écouter de la musique
partout. C'est pourquoi j'aimerais que vous nous trouviez
un bon électricien.
Marquant une pause, JR prit son verre de vin et se mit à le
faire tourner entre ses doigts.
– Je ne suis pas à proprement parler un fêtard, expliqua-t-il
avec un sourire, mais il m'arrive de recevoir. Et s'il y a bien
une chose que j'aime dans la vie, c'est la musique.
Elle jeta un coup d'œil à la stéréo posée sur le sol.
C'était donc à lui qu'elle devait le fond musical de ce soir,
malgré sa journée très chargée. Elle qui croyait depuis le
début que c'était une initiative d'Evie !
Les bougies et la musique contribuaient à créer une
atmosphère des plus romantique...
Mais cela ne voulait peut-être pas dire grand-chose, après
tout. Et si jamais JR comptait lui déclarer sa flamme avant
la fin de la soirée, c'était bien simple, elle le remettrait à sa
place !
Mais la conversation ne s'orienta pas dans ce sens. Du
coup, elle finit par baisser sa garde et se détendre.
– Et pour vous, fit-elle, choisissant de poursuivre la
conversation, comment s'est passée cette journée ?
– Oh, extraordinaire !, s'exclama JR, les yeux brillant
d'enthousiasme.
Une fois de plus, elle ne put s'empêcher de trouver
charmante l'expression enfantine qui se peignit sur son
visage.
– Mes premières vaches sont arrivées ce matin, poursuivit-
il, ravi. Je les ai mises à brouter dans la pâture sud. Et j'ai
reçu les chevaux de ranch en fin d'après-midi.
– J'aimerais beaucoup les voir.
– Ils sont dans l'écurie. Je vous les montrerai demain. Au
fait, vous êtes toujours partante pour une balade à cheval ?
Ravie de cette perspective, elle regarda par la fenêtre.
Dehors, une fine branche s'agitait devant la vitre. Le vent
s'était apparemment levé en fin de journée. Aïe. N'était-ce
pas signe de tempête à venir ?
– Rien ne me plairait davantage que de monter en votre
compagnie, répondit-elle. Mais pensez-vous que le temps
sera avec nous ?
– Frank, mon nouveau contremaître, dit qu'il va peut-être
pleuvoir un peu cette nuit. Mais je n'ai rien entendu de
catastrophiste. Il devrait faire beau demain matin.
– Parfait. Puisque j'ai bien avancé sur mon tissage, je
considère que j'ai quartier libre demain. Nous nous
mettrons en route quand vous voudrez.
– 8 heures ? Ce n'est pas trop tôt ?
– Non, pas du tout.
Il prit une gorgée de vin, et elle ne put s'empêcher de le
dévisager.
Bien des femmes auraient trouvé William Fortune
séduisant, avec son épaisse crinière blonde et ce sourire
canaille qui lui creusait une seule fossette. Et sans doute,
pour la plupart, elles auraient craqué pour lui.
A l'évidence, l'homme était sinon un don Juan, du moins un
séducteur-né. Et lorsqu'un homme aussi riche et séduisant
que lui était encore célibataire à l'approche de la
quarantaine, c'était forcément par choix. A son âge, il aurait
déjà dû être marié et avoir des enfants.
Sans qu'elle sache très bien pourquoi, le statut de
célibataire de JR l'embarrassait quelque peu. Sans doute
parce qu'elle supportait mal les hommes qui refusaient de
s'impliquer amoureusement ?
Une fois de plus, elle se dit que ce genre de vie libre et sans
attaches devait être son choix.
C'était bien sa chance ! Maintenant qu'elle pensait
sérieusement au mariage, elle ne trouvait aucun homme qui
soit dans la même disposition d'esprit.
– J'aime beaucoup cette chanson, remarqua soudain JR,
interrompant le cours de ses pensées.
Prêtant attention à la mélodie, elle reconnut la chanson.
Breathe.
La première fois qu'elle l'avait entendue, elle avait adoré
ses paroles sensuelles et son rythme langoureux. Sapristi,
ce morceau aurait mis n'importe quel couple dans des
dispositions amoureuses !
Quand JR plongea son regard dans le sien, elle se sentit
tout à coup irrémédiablement séduite.
Bien sûr, c'était l'effet de la chanson. Et des bougies, et des
roses. Et du vin aussi.
Mais pas uniquement. Qu'elle le veuille ou non, c'était
l'effet que produisait sur elle l'homme bien réel et
incroyablement séduisant qui lui faisait vis-à-vis.
Soudain, sans la quitter des yeux, JR se leva. Puis, sans dire
un mot, il lui tendit la main pour l'inviter à le rejoindre.
Hypnotisée par ce regard, elle hésita.
Elle devait décliner, rappeler à son employeur que ce genre
de choses était à éviter dans le travail...
Mais, sans qu'elle sache comment, elle saisit la main offerte
et se leva à son tour.
Envoûtée par la musique, les paroles, par l'ardeur du regard
de JR, elle se laissa glisser entre ses bras. Leurs corps
s'unirent, leurs cœurs battirent de concert. Ils se mirent à
onduler au rythme de la musique.
Enivrée par l'odeur de la peau de son partenaire, elle sentait
monter en elle un désir intense, impérieux, à l'image de
celui que décrivait la chanson.
Lorsque les dernières notes retentirent, JR la garda entre ses
bras, continuant de la bercer doucement au son d'un rythme
silencieux.
A quoi cela pouvait-il les mener ?
Elle ne le savait que trop bien, alors pourquoi ne le
repoussait-elle pas avant qu'il ne soit trop tard ?
Non, pas tout de suite. Encore un peu.
Ce fut finalement JR qui s'écarta, comme à regret.
Toujours sous le charme, elle renversa la tête en arrière et
chercha son regard.
Il allait l'embrasser, c'était inévitable.
En toute logique, elle aurait dû tirer le signal d'alarme,
battre en retraite. Un tel baiser n'allait-il pas compromettre
ses projets d'avenir, sans parler des dispositions
professionnelles prises avec JR ?
Pourtant, au lieu de faire défiler ces arguments imparables
dans son esprit tels des mantras, c'étaient ses hormones qui
avaient pris les commandes, les violents battements de son
cœur qui embrasaient son sang.
Oui, il allait l'embrasser, il ne pouvait que l'embrasser, et
elle allait le laisser faire.
Mais JR se maîtrisa. Doucement, tendrement, il tendit la
main et laissa ses doigts courir quelques instants à travers
sa chevelure.
– Merci pour le slow, murmura-t-il.
A cet instant, le cœur d'Isabella battait si fort qu'il résonnait
jusque dans ses oreilles.
De toute façon, elle ne l'aurait jamais laissé faire.
« Menteuse », lui souffla une petite voix.
Si elle avait vraiment voulu le repousser, que faisait-elle
alors, figée au milieu de la pièce, totalement submergée par
la déception ?
–5–

Levé de bonne heure en ce dimanche matin, JR se dirigea


vers la cuisine où Evie venait de préparer le café.
Celle-ci sortait du four une pleine plaque de muffins à
l'orange et aux myrtilles au moment où il entra.
Il lui avait fallu une volonté d'airain, la veille, pour résister
aux charmes d'Isabella. Mais il savait qu'elle avait des
réserves à l'idée d'une liaison avec lui, même s'il ne
comprenait pas clairement pourquoi. Car elle le désirait,
manifestement. C'était le genre de choses qu'un homme
sentait d'instinct. Alors, il s'était contenté d'un slow et d'une
promesse de baiser.
Ce qui avait bien failli se retourner contre lui, car jamais il
n'aurait imaginé à quel point ce serait difficile de se
réfréner. En réalité, cela le rendait fou d'avoir dû renoncer à
ce baiser.
Mais il devait poursuivre son plan. Coûte que coûte. Il
devait susciter chez Isabella un désir tel que ce soit elle,
pour finir, qui vienne le chercher et fasse évoluer leur
relation sur le plan physique.
Alors, peut-être cesserait-elle enfin de refouler ses
sentiments ?
Le problème, c'était qu'il avait stimulé son propre désir à tel
point qu'il était resté éveillé pratiquement toute la nuit.
Sorti à l'aube d'un sommeil agité, il s'était levé, impatient
de commencer la journée.
– Bonjour, lança Evie en lui tendant une tasse de café
fumant. Comment s'est passé votre dîner ?
– Aussi bien que possible, répondit-il avec un sourire.
Bien sûr, il n'avait jamais révélé à sa sympathique
gouvernante ses intentions concernant Isabella, que ce soit
avant ou après le dîner. Mais sans doute lui avait-il mis la
puce à l'oreille sans le vouloir lorsqu'il lui avait confié
avant l'arrivée de la jeune femme qu'il tenait à ce qu'elle se
sente chez elle au ranch. Evie travaillait depuis assez
longtemps pour lui pour reconstituer la part non dite de son
discours, en particulier lorsqu'il se mettait à garnir les vases
d'églantines et à organiser des dîners aux chandelles...
Une chose était sûre : en Californie, il ne s'était jamais
donné autant de mal pour impressionner une femme. Du
reste, cela n'avait jamais été nécessaire.
Mais Isabella Mendoza était vraiment différente de toutes
celles qu'il avait connues par le passé.
– Le pique-nique est prêt ? demanda-t-il.
– Oui, tout est emballé, affirma Evie. J'ai même trouvé un
joli panier dans une armoire. A votre place, mon mari – qui
avait un sens pratique très aigu – aurait préféré quelque
chose de moins encombrant. Mais je vous assure qu'un
panier est du plus bel effet. Je suis sûre que cela plaira à
Isabella. Je me suis aussi beaucoup amusée en le préparant.
Je suis sentimentale, voyez-vous...
Il lui rendit son sourire, amusé par cette confidence.
A peine avait-il avalé sa première gorgée de café
qu'Isabella fit son entrée dans la cuisine, l'air
particulièrement réjoui.
Elle était vêtue d'un jean taille basse qui lui moulait les
hanches et d'un petit chemisier jaune cintré qui exaltait la
finesse de sa taille. Ses cheveux étaient torsadés et fixés à
l'arrière de la tête par une superbe barrette en argent.
Dommage. L'image d'Isabella chevauchant nue, les
cheveux au vent telle une réincarnation de la légendaire
lady Godiva, n'avait cessé d'alimenter ses fantasmes
nocturnes.
Un nouveau sourire se dessina sur son visage, suscité par la
résurgence de ses fantasmes.
– Vous aviez raison pour la pluie, lui lança Isabella. Nous
n'avons eu qu'une petite averse cette nuit. Le sol est
humide, mais le ciel est dégagé avec un beau soleil.
– C'est une journée parfaite pour une balade à cheval,
renchérit-il en lui servant une tasse de café.
– Merci.
Elle prit la tasse entre ses deux mains et l'approcha de ses
narines. Puis elle ferma les paupières, humant l'arôme du
café fraîchement passé.
Et lui ne put s'empêcher de rester planter là à la contempler,
au lieu de vaquer à ses occupations comme il aurait dû le
faire en toute logique.
– Vous souvenez-vous, reprit-elle, que je devais vous
montrer hier soir des échantillons de peinture et de
carrelage ?
Elle n'avait pas besoin de lui rappeler pourquoi elle n'en
avait rien fait. Le baiser resté en suspens la veille les avait
manifestement autant déstabilisés l'un que l'autre.
Leurs regards se croisèrent, et les joues de la jeune femme
s'empourprèrent, lui confirmant qu'il avait vu juste.
Evie se trouvant dans la pièce, il préféra calmer le jeu.
– Nous regarderons les échantillons après notre balade,
proposa-t-il.
– Bonne idée, approuva Isabella en ajoutant une goutte de
lait et une cuillerée de sucre dans son café.
– Mangez donc un petit morceau, suggéra-t-il en désignant
le plan de travail où était posée une assiette de muffins tout
chauds. Pendant ce temps-là, je vais aller voir si les
chevaux sont prêts.
– D'accord, mais attendez-moi. J'aimerais vous
accompagner. Je me dépêche.
– Prenez votre temps, dit-il en s'appuyant contre
l'encadrement de la porte.
Cinq minutes plus tard, chargé du fameux panier à pique-
nique, il sortait de la maison accompagné d'Isabella.
Devant la porte flambant neuve de la grange, Frank et Toby
sirotaient un café qui provenait probablement de la
cafetière qu'ils tenaient au chaud dans leur studio.
– Salut, patron, fit Frank. Bien le bonjour, madame, ajouta-
t-il avec un sourire à l'attention d'Isabella, en touchant son
chapeau du doigt.
Posant la main sur l'épaule d'Isabella, JR la présenta aux
responsables de son équipe.
Un geste possessif, songea-t-il, par lequel il entendait
évidemment leur faire comprendre que la jeune femme était
sa chasse gardée.
Mais peut-être aussi avait-il tout simplement envie de la
toucher de nouveau, après le slow sensuel et la douce
étreinte de la veille.
– Ravie de faire votre connaissance, répondit Isabella en
adressant un charmant sourire aux deux hommes.
– Toby et moi, on a sellé deux bons chevaux : la jument
alezane et le hongre pie.
– Merci, Frank.
– Pas de quoi. Nous, on a rendez-vous à Red Rock ce
matin. Deux cow-boys de notre ancien ranch ont demandé
à nous voir. Des gars sérieux. Si j'ai bien compris, ils
cherchent du travail.
– Vous avez raison, nous avons encore besoin de renfort.
Dites-leur de passer me voir demain matin.
– Entendu, patron, fit Frank en hochant la tête, l'air
satisfait.
Tandis que les deux hommes se dirigeaient vers la
camionnette du ranch, JR prit une nouvelle fois Isabella par
les épaules pour la guider vers l'écurie.
Les chevaux déjà sellés les attendaient.
– Je vous aide à vous mettre en selle ? proposa-t-il à la
jeune femme, pensant qu'elle pourrait avoir quelques
difficultés à le faire seule.
– Avec plaisir, si ça ne vous ennuie pas.
– Pas du tout.
Agrippant les rênes d'une part et le pommeau de la selle
d'autre part, elle posa le pied sur ses mains croisées et se
hissa avec légèreté sur la selle.
Au passage, il s'imprégna d'une bouffée de son parfum, qui
lui évoqua les fleurs exotiques.
Lorsqu'ils furent tous deux en selle, ils se dirigèrent vers le
corral où les chevaux de ranch étaient parqués depuis la
veille.
– Ils sont superbes, s'émerveilla Isabella.
Il ne serait pas allé jusque-là pour sa part, mais c'étaient à
n'en pas douter de bonnes montures, bien dressées. En les
achetant, il avait eu l'impression de devenir un véritable
propriétaire de ranch, comme si un rêve d'enfance s'était
enfin réalisé.
– Nous allons dans cette direction, lança-t-il en tirant les
rênes vers la droite.
Isabella le suivit.
Ils passèrent au trot le long de la prairie où broutaient
paisiblement ses premières vaches.
D'autres seraient livrées le jeudi suivant, c'était pourquoi les
deux hommes dont avait parlé Frank ne seraient pas de trop
– s'ils s'avéraient sérieux.
– Eh bien, lui lança Isabella, êtes-vous satisfait de ce
changement de vie, à présent ?
– Absolument ! s'exclama-t-il, éprouvant une immense
fierté à la seule vue du bétail qui broutait dans les champs.
Vous voyez, c'est ça qui est superbe, pour moi.
– Quoi, des vaches à viande ? s'étonna-t-elle. Pas les
chevaux ?
– Mais parfaitement. Vous me prenez pour un fou ?
demanda-t-il en lui lançant un regard amusé.
– Parfois, oui, j'avoue que cela m'a traversé l'esprit. Vous
aviez tout, à Los Angeles !
– Non, objecta-t-il. Presque tout. Mais ce que je recherche
vraiment, c'est tout ça, poursuivit-il avec un geste
panoramique du bras.
A cette plénitude, il le savait, il ne manquait maintenant
qu'une chose : une femme capable d'affronter à ses côtés les
orages de la vie, comme l'avaient fait ses parents. Une
femme qu'il savait aujourd'hui avoir trouvée en la personne
d'Isabella.
Ils longèrent ensuite les limites du ranch, et il lui montra où
s'arrêtait sa propriété et où commençait celle de son plus
proche voisin.
Lorsque, après avoir longé le ruisseau, ils atteignirent les
berges du lac, il était déjà près de 11 heures. Les oiseaux
pépiaient dans les frondaisons, et une douce brise faisait
frissonner les feuilles.
– On pourrait s'arrêter ici pour déjeuner, proposa-t-il.
– Pourquoi pas ?
La rosée du matin s'était entièrement évaporée sous la
chaleur du soleil, mais cela ne' l'empêcha pas de se mettre
en quête de l'endroit parfait, qui prit la forme d'une petite
butte herbeuse.
Ouvrant le panier préparé par Evie, il y trouva une nappe
qu'il étala dans l'herbe.
– Asseyons-nous là-dessus, comme cela nous ne nous
salirons pas.
Tandis que les chevaux broutaient l'herbe grasse, il déploya
un véritable festin : poulet rôti, salade de pommes de terre,
fraises et quatre-quarts.
– Evie est une vraie perle, remarqua Isabella. J'espère que
vous la payez bien.
– Elle n'a pas à se plaindre. Mais elle est beaucoup plus
qu'une employée.
Un peu à l'image de sa mère, Evie en était arrivée à le
soutenir dans tout ce qu'il faisait, et il se confiait souvent à
elle. Elle avait perdu son mari à peu près au moment où lui
avait perdu sa mère, si bien qu'ils avaient franchi ensemble
les étapes du deuil, s'aidant mutuellement dans cette
épreuve.
Ils mangèrent quelques instants en silence.
– Qui avez-vous engagé, finalement, pour garder l'atelier en
votre absence ? questionna-t-il.
– Sarah. C'est la fille d'une voisine. Elle passe souvent me
voir à l'atelier. Elle a terminé le lycée depuis peu et
s'intéresse beaucoup à l'art. Je l'ai poussée à suivre un
cursus artistique en faculté.
– Cette organisation me semble parfaite, commenta-t-il.
– En même temps, poursuivit Isabella en se tamponnant les
lèvres avec sa serviette en papier, je suis quelqu'un d'assez
stressé pour tout ce qui touche à mon affaire. Alors je
l'appelle constamment pour voir si tout va bien.
– Je suis sûr qu'elle s'en sort haut-la-main.
– De toute façon, je n'ai pas fini de m'absenter de l'atelier,
car je vais devoir être la plupart du temps sur le stand
durant la Fiesta. Du coup, j'essaie de cadrer les travaux au
maximum pour que l'on ait besoin de moi le moins possible
au ranch.
– Je comprends. Bien sûr, je veux que les choses avancent,
mais j'aimerais que vous vous sentiez libre de reporter
certains travaux si je peux ensuite vous avoir à demeure...
Isabella lui lança un regard perplexe, incertaine d'avoir
compris l'allusion.
Haussant une épaule, il esquissa un petit sourire en coin.
– Voyez-vous, vous êtes différente de toutes les femmes
que j'ai rencontrées.
– Ah oui, comment cela ?
Il secoua la tête.
Il aurait aimé ne voir en elle qu'une jolie femme, une
conquête potentielle parmi d'autres, mais cette fois, il ne
pouvait pas se leurrer. Plus il passait de temps avec elle,
plus elle l'attirait.
C'était bien cela, l'amour, non ?
– Votre beauté exotique me captive, Isabella. Et je suis en
admiration devant vos talents artistiques. Vous m'intriguez.
J'aimerais pouvoir mieux vous connaître.
La jeune femme parut plutôt catastrophée par cet aveu.
S'était-il déclaré trop tôt ?
Mais, après tout, elle aussi était rongée par le désir, il le
savait. Et plus vite ils le reconnaîtraient tous les deux,
mieux ce serait.
Lorsqu'il fut temps de prendre le chemin du retour, il remit
dans le panier ce qui restait du repas, puis ils se dirigèrent
vers les chevaux qui broutaient non loin.
A leur approche, la jument releva la tête et s'ébroua,
comme fâchée d'être interrompue en plein festin.
Il partageait ce sentiment. Après cette matinée idyllique, il
n'avait aucune envie de rentrer.
Saisissant les rênes d'une main et le pommeau de la selle de
l'autre, Isabella jeta un œil par-dessus son épaule.
– Vous m'aidez à monter ?
– J'arrive.
Mais alors qu'elle était en train de se hisser sur la selle, la
jument avança de quelques pas.
Déséquilibrée, la jeune femme lui retomba dans les bras, le
déséquilibrant à son tour, et ils s'écroulèrent tous deux au
milieu de la prairie en pente douce.
Il roula sur le côté et, se bloquant avec le coude, se redressa
vivement pour s'assurer qu'Isabella n'avait pas fait une
mauvaise chute.
Mais alors qu'il croisait anxieusement son regard, elle
éclata de rire, et il ne put tout simplement pas s'empêcher
de se joindre à son hilarité.
– J'ai perdu l'équilibre, expliqua-t-elle. Je ne vous ai pas fait
mal ?
– A moi non, mais à ma fierté, oui ! Moi qui essayais de me
montrer galant...
Les cheveux d'Isabella s'étaient détachés durant la chute, et
une partie d'entre eux s'étaient emmêlés dans la barrette.
Il écarta la longue mèche qui lui barrait le front.
Une expression sérieuse se substitua à l'hilarité de la jeune
femme. Il retrouva dans son regard la même passion
contenue qu'il y avait décelée la veille, à ce moment où il
avait compris qu'elle désirait ce baiser au moins autant que
lui.
A cet instant précis, la stratégie qu'il avait si soigneusement
mise en œuvre s'effaça devant l'urgence : embrasser
Isabella. L'embrasser comme il aurait déjà dû le faire la
veille.
Son besoin de le faire était tel que c'était devenu la
première de ses priorités.

Jamais Isabella n'aurait imaginé tomber ainsi dans les bras


de JR, et encore moins le retrouver au-dessus d'elle, le
regard brûlant de désir.
Toute forme de raison avait dû la déserter, car à cet instant,
sa liste et son cortège de bonnes résolutions n'avaient plus
aucune importance. La promesse de baiser de la veille allait
se réaliser maintenant, même si elle devait pour cela aller le
chercher elle-même !
Un seul baiser, où serait le mal ?
D'abord, un baiser, c'était un bon moyen de savoir s'il
existait réellement une alchimie dans un couple.
L'expérience s'avérerait peut-être décevante ? Après tout,
ce n'était pas pour rien qu'un homme aussi riche et
séduisant que JR Fortune était encore célibataire à quarante
ans. Peut-être était-ce tout simplement un mauvais amant.
Alors, comme pour la contredire, JR se pencha sur ses
lèvres et, avec une infinie douceur, une infinie lenteur, il se
mit à les effleurer, les caresser, les mordiller...
Lorsque toutes ses défenses furent tombées les unes après
les autres et que, n'y tenant plus, elle ouvrit les lèvres pour
lui rendre passionnément son baiser, elle sut qu'elle s'était
trompée sur toute la ligne : JR était un concentré de
sensualité.
Avec la langue, il goûtait, visitait, explorait.
Quand son baiser se fit profond, un désir cru et puissant
s'empara d'elle, effaçant toute autre forme de ressenti. Elle
ne pouvait ni ne voulait résister à cet assaut délicieux, et
elle y répondit de toute son âme, s'agrippant à lui avec une
sorte de désespoir.
Jamais encore elle n'avait ressenti un tel désir, un tel
manque.
Oh, pourquoi fallait-il que ce soit avec cet homme qui
n'était pas son type, mais alors pas du tout ? Était-elle
devenue folle ?
Sous sa paume, elle sentit les battements effrénés du cœur
de JR.
Lui, mauvais amant ? Comment avait-elle pu s'imaginer
une chose pareille ? Si un seul petit baiser avait le pouvoir
de lui retourner les sens au point d'envisager de faire
l'amour en plein champ, quel effet auraient sur elle des
préliminaires en bonne et due forme, sans parler de l'acte
lui-même ?
Tout à coup, le désir qui s'était emparé d'elle lui parut si
incontrôlable qu'elle prit peur.
Que voulait-elle exactement ?
Dans leur jeunesse insouciante, ses parents avaient connu
une relation passionnée. Ils avaient écouté leur désir, et leur
mariage avait tourné au fiasco. Ils s'étaient retrouvés
divorcés avec une enfant de deux ans.
De même, JR n'était pas l'homme avec qui elle désirait
fonder une famille, avec qui elle avait envie de passer le
reste de sa vie.
– Je suis navrée, dit-elle. Je ne peux pas... Ce n'est pas...
– Ne me dites pas que vous n'avez pas aimé ça, fit-il avec
un sourire un rien narquois.
Elle battit des paupières, confuse.
Quoi qu'elle dise, ce diable d'homme saurait distinguer le
vrai du faux.
Cela ne l'empêcha pas de nier les effets du baiser, ou du
moins de les relativiser.
– C'est toujours agréable, un baiser, rétorqua-t-elle. Mais ce
n'est pas ce que vous croyez.
Se dégageant, elle roula sur le côté et se remit debout.
– Et selon vous, qu'est-ce que je crois ?
Appuyé sur un coude, JR était toujours allongé au beau
milieu de la prairie. Son sourire ne l'avait pas quitté. Il
semblait savoir quelque chose qu'elle ignorait.
Elle essaya d'attraper la pince qui s'était emmêlée dans ses
cheveux.
– Je ne sais pas exactement ce que vous vous imaginez.
Mais, pour votre information, je ne suis pas en quête d'une
liaison amoureuse.
JR ne semblait toujours pas pressé de se relever.
– Vous savez tout comme moi que ce baiser était une
véritable performance dans le genre. Et comme vous y avez
participé activement, je suis étonné par votre façon de nier
votre ressenti.
Mais pourquoi diable s'était-elle laissé dominer par ses
hormones ?
Détournant le regard, elle essaya d'ouvrir la barrette pour la
dégager de la masse de ses cheveux emmêlés. Mais en
s'escrimant, elle ne faisait que les emmêler davantage.
Ce qui illustrait parfaitement sa situation actuelle, songea-t-
elle : plus elle essayait de se justifier, plus elle semblait
aggraver son cas.
– Très bien, fit-elle, excédée. Vous embrassez
merveilleusement bien. Et comme ça ne m'était pas arrivé
depuis longtemps, j'ai perdu la tête. Mais cela ne veut pas
dire que je veux m'impliquer dans une relation avec vous.
– Pourquoi pas ? Elle se mordit la lèvre.
Elle ne pouvait lui en révéler les véritables raisons sans
risquer de perdre son travail ou de lui faire de la peine.
Quelle serait sa réaction si elle lui expliquait ce qu'il en
était, à savoir qu'elle ne voulait pas d'un « pied-tendre », un
citadin égaré à la campagne ? Que non seulement il était
originaire de Californie, mais qu'il y retournerait sûrement
lorsque ses fantasmes de ranch se seraient dissipés comme
un mirage dans le désert ?
Elle tira de nouveau sur la barrette et ne put réprimer un
gémissement en ressentant un douloureux tiraillement sur
le haut du crâne.
– Eh bien, reprit-elle, ayant enfin trouvé un argument sensé
et raisonnable, je n'ai pas pour habitude de mélanger le
travail et le plaisir. Puisque vous êtes mon client, j'aimerais
que nous nous en tenions à une relation strictement
professionnelle.
Voyant qu'elle ne s'en sortait pas avec sa barrette, JR se
leva et s'approcha avec un sourire amusé.
– Attendez, je vais vous aider.
Elle ne voulait pas de son aide ! La seule chose qu'elle
voulait, c'était rentrer au ranch et faire comme si tout cela
n'était jamais arrivé.
Sans trop d'efforts, JR parvint à extraire la barrette. Il la lui
tendit, toujours souriant.
– Vous êtes encore plus belle lorsque vous perdez la tête.
Elle l'aurait giflé.
Pour le moment, elle se sentait tout sauf belle. Non
seulement elle était toute décoiffée, mais elle avait les
genoux et le dos couverts de terre.
– Je suis dans un état parfaitement normal, rétorqua-t-elle,
souhaitant vivement que cela puisse être vrai. C'est
simplement l'effet de l'adrénaline après la chute, voilà tout.
Je me sentirai mieux une fois remontée à cheval.
Mais au fond d'elle, elle savait fort bien que cette fichue
montée d'adrénaline n'avait pas eu lieu lors de la chute.
C'était lorsque JR s'était retrouvé sur elle, le regard ardent,
que la flamme du désir l'avait embrasée tout entière. Et
c'était lorsqu'il l'avait embrassée qu'elle avait perdu la tête.

Les pensées d'Isabella tournèrent autour de ce baiser tout le


reste de la journée et de la soirée. Celles de JR aussi, si elle
en jugeait par son mutisme.
Après un dîner silencieux, elle lui rappela qu'ils n'avaient
pas encore regardé les échantillons de peinture et de
carrelage laissés par les artisans.
Une fois la table débarrassée, elle les disposa devant lui.
JR prit l'une des cartes-échantillons et la regarda, l'air
étonné.
– Vous ne me montrez que du blanc. Vous appelez cela un
choix de couleurs ?
Il retourna la carte face contre table.
– Ne pensez-vous pas qu'il faudrait un peu de couleur sur
les murs ?
Non, pas si l'on voulait préserver l'authenticité du lieu.
Personne ne lui ferait peindre ces superbes murs en plâtre
autrement qu'en blanc. Pour la première fois, leur
collaboration aboutissait à une impasse.
Elle posa les deux mains sur ses hanches et le dévisagea,
irritée qu'il ose remettre son goût en question.
– La couleur sera présente dans la maison par le biais des
tapisseries, des rideaux et des objets de décoration,
expliqua-t-elle.
– Ce n'est pas comme si je vous avais demandé du rouge ou
du violet, reprit JR avec un haussement d'épaule. Je dis
simplement que cela risque d'être monotone.
– J'ai l'intention d'accorder à la couleur toute la place
qu'elle mérite, rétorqua-t-elle. Vous n'avez donc pas lu ma
proposition ?
– Si, mais je pensais que certains points pourraient être
renégociés après votre séjour ici.
– Qu'est-ce qui vous gêne dans l'idée de murs blancs égayés
de touches de couleur ?
JR parut réfléchir à la question quelques instants, puis il
haussa les épaules.
– Très bien, c'est vous la spécialiste.
Jamais elle n'aurait imaginé qu'il ferait toute une histoire au
sujet de la couleur des murs. Mais enfin, il avait cédé,
c'était bon signe.
– Alors, on peint les murs en blanc, c'est d'accord ?
demanda-t-elle.
– D'accord, fit JR, l'air toujours sceptique. Mais pour moi,
ces échantillons sont tous les mêmes. Je préfère m'en
remettre à vous.
Pas vraiment satisfaite de cette victoire trop facile, elle eut
un sourire pincé et se mit à disposer sur la table les
échantillons de carrelage laissés la veille par l'artisan.
Parmi ceux-ci, elle en avait retenu quatre. Elle posa d'abord
son favori, suivi des trois autres par ordre de préférence.
– Très joli, celui-ci, fit JR en montrant le dernier.
– En effet, dit-elle, bien que le motif ait été son dernier
choix.
Elle posa le doigt sur sa lèvre inférieure comme si elle
réfléchissait intensément à la question. Puis elle désigna
son carrelage préféré, celui à fond blanc et motif bleu et
jaune.
– Et celui-ci ? fit-elle. Il fait beaucoup penser aux
céramiques d'autrefois, vous ne trouvez pas ?
– Je ne sais pas...
– Qu'est-ce qui vous déplaît ?
– Rien en particulier, mais je préfère l'autre. Nous aurons
des fleurs rouges dans le patio, et il y a justement du rouge
dans ce carrelage.
Il n'avait pas tort. Et puis, c'était après tout sa maison, sa
fontaine et, en dernier ressort, son choix.
Mais il y avait quelque chose dans ce projet qui l'incitait à
prendre une part plus active dans la décoration... Ou bien
était-ce qu'elle ne voulait pas céder à JR Fortune ?
Peu désireuse de s'attarder sur la question, elle se contenta
de se répéter que la maison était la sienne et qu'il était le
client.
– Très bien, dit-elle. Puis-je dire à mon artisan que nous
prenons celui-ci ?
JR acquiesça.
Le choix était fait.
Elle n'en dormit pas mieux pour autant cette nuit-là.

Le lundi matin de bonne heure, Isabella regagna San


Antonio pour rendre visite à Sarah Weatherford, la jeune
fille qui s'occupait de l'atelier en son absence.
Petite, rousse, les yeux verts et le nez parsemé de taches de
rousseur, Sarah paraissait tout juste ses dix-huit ans. Elle
avait traversé un moment difficile lorsque son petit copain
de lycée l'avait quittée pour une fille de la fac. La rupture
aurait été à elle seule une épreuve difficile, mais Sarah, qui
avait souffert durant des années de troubles de
l'apprentissage, l'avait d'autant plus mal pris qu'elle avait
toujours considéré la faculté comme hors de sa portée.
Toutefois, au lycée, elle s'était toujours montrée excellente
dans les matières artistiques. Et lorsqu'elle avait appris
qu'une artiste ouvrait un atelier dans le quartier, elle était
allée spontanément la rencontrer. Elles avaient tout de suite
sympathisé. Par la suite, Isabella avait réussi à la
convaincre de s'inscrire dans un cursus d'art plastique. Les
études faisaient un bien fou à Sarah, et celle-ci avait encore
gagné en confiance en elle depuis qu'Isabella lui avait
demandé de s'occuper de l'atelier en son absence.
Toutes deux discutèrent des projets de la semaine suivante,
à savoir la préparation de la Fiesta. Puis Isabella écouta les
messages téléphoniques et rappela certains clients. Gardant
le meilleur pour la fin, elle appela son amie Jane Gillian.
Elle composa le numéro de la Fondation pour
l'alphabétisation où travaillait son amie.
– Peux-tu te libérer pour le déjeuner ? lui demanda Jane.
– Avec grand plaisir.
– Formidable. J'ai un rendez-vous dans la matinée, mais je
devrais avoir terminé vers midi. Je te retrouve chez Red.
Isabella avait toujours apprécié les moments passés avec
Jane, mais cette fois elle était particulièrement impatiente
de retrouver son amie. Elle avait besoin d'une confidente,
une personne de confiance, capable de l'écouter, de la
comprendre et de la conseiller. Sa relation avec JR était
devenue beaucoup trop compliquée, elle avait besoin
d'avoir le point de vue de son amie.
Comme d'habitude, elle arriva en avance au restaurant dans
l'espoir de dégotter une table dans le patio.
Malheureusement, elles étaient toutes occupées, et elle dut
se contenter de la grande salle, où elle s'était à peine
installée qu'un serveur déposa sur sa table deux verres d'eau
et une coupelle de chips de maïs à tremper dans une sauce.
Jane arriva quelques instants plus tard et prit place en face
d'elle.
Elles évoquèrent d'abord la réunion dont Jane venait de
sortir, puis son amie se pencha en avant, le regard pétillant.
– Alors, ce nouveau projet de décoration, ça se passe
comment ?
– Franchement ? fit Isabella, qui faisait de son mieux pour
sourire. C'est un peu... déroutant.
– Pourquoi ?
Elle se mit à grignoter nerveusement une chips.
– Je pense que JR ne s'intéresse pas seulement à moi pour
mes talents de décoratrice...
– C'est vrai ? Tu en as, de la chance !
– Non, je n'ai pas de chance, répondit-elle en secouant la
tête. Je n'ai aucune envie de sortir avec un homme comme
JR ! Ce n'est pas mon type.
– Tu veux dire qu'il n'y a pas la moindre alchimie entre
vous ?
– J'aimerais que ce soit vrai, dit-elle en soupirant. Hier, je
l'ai laissé m'embrasser. Je voulais me prouver qu'il ne me
faisait pas d'effet. Eh bien, ce simple baiser a eu sur moi
l'effet d'une bombe.
– Alors, quel est le problème ? demanda Jane en se calant
sur sa chaise avec un sourire un rien moqueur. Dans un
couple, l'alchimie est un élément crucial. Elle devrait
figurer en bonne place sur ta liste.
Isabella fit la moue.
Elle ne l'y avait même pas intégrée.
– Il me semblait que si un homme cumulait toutes les autres
qualités, alors l'alchimie irait de soi.
– Ce n'est pas toujours le cas.
– Alors, j'ai été un peu trop naïve. Il n'empêche : JR n'est
pas mon type d'homme.
Jane prit une chips et la trempa dans la sauce. Mais au lieu
de la manger, elle la tint en l'air dans une attitude
professorale.
– Si je me souviens bien des critères mentionnés dans ta
liste, JR semble pourtant cadrer avec la plupart d'entre eux.
– Je voulais un homme professionnellement stable,
rappelle-toi. Quitter Los Angeles pour se lancer dans une
nouvelle carrière à l'âge de JR, c'est plutôt symptomatique
de la crise de la quarantaine.
Jane se pencha encore, la chips toujours en l'air.
– N'oublie pas qu'il est riche, Isabella ! Pour moi, c'est un
facteur de stabilité. Que peux-tu demander de plus ?
– D'accord. Il veut ressembler à un propriétaire de ranch
texan, mais en fait il a l'habitude d'évoluer dans des cercles
beaucoup plus huppés et sophistiqués. Ce qui n'est pas mon
cas.
– Tu es loin de faire tache en société, ma chérie. Et puis, vu
le succès naissant de ton affaire, tu ferais mieux de te
préparer à accéder à ces cercles qui te font si peur.
Isabella tritura sa serviette de table.
Il y avait du vrai dans les propos de son amie...
Elle la regarda dans les yeux.
– Tu es ma meilleure amie, Jane. Tu es censée me laisser
épancher ma colère et me dire que j'ai raison.
Jane esquissa un sourire entendu.
– Même si je pense que tu as tort ?
– Depuis que tu es tombée amoureuse de Jorge, tu as des
étoiles dans le regard. En ce qui me concerne, ce n'est pas
le cas. Pour une raison que je ne m'explique pas, je suis
terriblement attirée par JR. Le pire, c'est que, à son âge, il
n'a jamais été marié. Pour moi, c'est la marque d'un
célibataire endurci, d'un homme qui a peur de s'impliquer.
– Ce n'est pas toujours vrai ! Regarde Jorge. C'était
vraiment un célibataire endurci. Eh bien, cela ne l'a pas
empêché de tomber amoureux de moi. Et aujourd'hui,
laisse-moi te dire qu'il est complètement impliqué. Je ne
pourrais pas rêver mieux.
Isabella posa les coudes sur la table et enfouit la tête dans
ses mains.
– Tu sais ce que je pense ? demanda Jane.
– Quoi donc ?
– Je pense que c'est toi qui as peur de t'impliquer. Isabella
considéra quelques instants ce diagnostic.
– Je te conseille donc de brûler ta liste du parfait prince
charmant, ajouta son amie.
Le serveur choisit ce moment pour venir prendre leur
commande.
– Une salade Tex Mex, dit Isabella en rougissant. Jane
commanda pour sa part une tostada au poulet.
– D'accord, concéda Isabella lorsque le serveur fut parti,
j'admets que cette liste est un peu stupide. Mais il y a autre
chose qui me gêne.
– Quoi donc ?
– Je ne suis pas attirée par les Américains pure souche.
– Apparemment, tu es attirée par celui-ci...
Isabella soupira.
Zut, Jane ne l'aidait pas du tout.
– Très bien. Alors, admettons que ce ne soit pas le vrai
problème. En tout cas, ma culture compte énormément
pour moi, et je souhaite partager ma vie avec quelqu'un qui
puisse apprécier mes racines tejanas, comprendre mes
traditions. Je ne crois pas qu'un homme qui ne soit pas
d'origine hispanique soit en mesure de le faire.
– Cela dépend quel homme, répondit Jane. Je suis sûre que
JR en serait capable. Après tout, il t'a confié la décoration
de son hacienda, c'est donc qu'il apprécie ton style.
– Je n'en sais rien. Il ne m'a pas laissé beaucoup de libertés,
et nous ne sommes pas toujours d'accord. Du reste, je le
soupçonne de m'avoir confié ce job uniquement pour
m'avoir à portée de main. Autrement, pourquoi aurait-il
insisté pour que je vienne passer une semaine chez lui ?
– Peut-être est-il amoureux de toi et s'est-il ainsi donné
l'occasion de voir si cela pouvait marcher entre vous. Tu
devrais en être flattée.
Si c'était vraiment ce qui avait motivé JR, cela ressemblait
un peu trop à la façon dont son beau-père avait voulu
garder sa mère pour lui seul et la couper des Mendoza !
Isabella cala son menton entre ses mains.
– Je pense qu'il s'est énamouré d'une image de moi, même
si je n'ai absolument aucune idée de quoi il peut s'agir.
– Toute femme a besoin d'être tenue en estime par l'homme
qu'elle aime.
– Là est justement le problème : je ne l'aime pas.
– Pourquoi ne te laisses-tu pas une chance de changer
d'avis ?
C'était impossible. JR lui faisait trop d'effet, elle ne voulait
pas risquer de retomber dans ses bras. Et puis, que se
passerait-il si elle entamait une liaison avec lui et qu'il se
décidait à rentrer à Los Angeles après avoir revendu le
ranch ? L'amour à distance, très peu pour elle. Et il n'était
pas question qu'elle quitte le Texas.
– Tu devrais peut-être faire un peu marche arrière et voir ce
qu'il se passe ? suggéra Jane.
Mais elle avait peur. Que se passerait-il s'il lui faisait de
nouveau perdre la tête ?
–6–

JR s'essuya le front du revers de la manche.


La fin de la journée approchait. Il avait passé l'après-midi
avec Toby et Frank à installer un segment de clôture dans
la pâture sud. Un deuxième arrivage de bétail était attendu
pour le lendemain matin et serait parqué à cet endroit.
Couché dans l'herbe, Baron agitait la queue tout en
grognant. Sans doute avait-il vu une mouche.
A cinq mois, le petit berger australien était encore trop
jeune pour lui être d'aucune utilité, mais il s'était attaché à
lui et aimait l'avoir près de lui. De plus, il serait bientôt le
chien du ranch et devrait être capable de suivre les chevaux
des cow-boys.
Si Isabella n'était pas repartie à San Antonio lundi, il aurait
pourtant laissé le chien avec elle à la maison...
Elle s'entendait vraiment bien avec Baron, c'était plutôt bon
signe. Dommage qu'elle n'ait pas l'air d'avoir la même
inclination pour son maître !
Malgré tout, il sentait que la jeune femme avait plus de
sentiments à son égard qu'il n'y paraissait. Il l'avait vu dans
ses yeux lorsqu'il l'avait embrassée.
Bon sang, ce serait bien la première fois de sa vie d'adulte
qu'il tomberait amoureux d'une femme qui ne le trouvait
pas attirant et ne souhaitait pas s'engager avec lui ! En
général, c'était plutôt lui qui freinait des quatre fers !
Pourquoi Isabella Mendoza était-elle donc tellement sur la
défensive ?
Une de perdue, dix de retrouvées, se dirait sans doute tout
autre que lui. Mais quand il s'était mis une idée en tête, il
était incapable de lâcher prise. Et depuis qu'il l'avait
embrassée et qu'elle avait répondu passionnément à son
baiser, il était encore plus déterminé à la conquérir.
Il n'était pas encore certain de la nature de ses propres
sentiments, mais il lui semblait d'ores et déjà que c'était
plus qu'une passade. Peut être pas encore ce que l'on
pourrait appeler de l'amour, mais c'était la première fois
qu'il était attiré par une femme qui lui résistait, et cela
décuplait son désir.
– Bon, dit Frank, soulevant son chapeau pour s'éponger le
front avec son mouchoir, on dirait qu'on a terminé, hein,
patron ? Pas de risque qu'elles passent, les vaches.
JR considéra la clôture et hocha la tête, satisfait du résultat.
Il n'y avait rien de tel qu'un travail d'équipe efficace
accompagné d'une bonne suée pour se changer les idées.
– Je charge la camionnette et on rentre, dit Frank.
Toby, qui avait supervisé la réparation du puits avant de les
rejoindre pour leur donner un coup de main, voulut rentrer
à cheval avec Baron.
– Tu crois qu'il pourra te suivre ? s'inquiéta JR. Il est
encore petit.
– On n'est pas loin du ranch. Si je vois qu'il fatigue, je le
prendrai en selle avec moi.
Tout le monde au ranch adorait la petite terreur, et Toby ne
faisait pas exception à la règle.
Baron se mit à grogner et à aboyer courageusement à la vue
d'une sauterelle. Après être resté couché dans l'herbe
pendant une heure, il commençait à avoir envie de bouger.
– Vas-y, dit JR.
Toby donna un coup de main pour ranger le matériel à
l'arrière du camion garé au bord du chemin. Puis il
enfourcha son cheval et prit la direction du ranch, suivi du
chiot qui agitait follement la queue,
JR et Frank grimpèrent dans la camionnette.
Ils arrivèrent à la maison en même temps qu'Isabella.
– Je vais ranger le matériel, dit Frank.
– Merci, répondit distraitement JR, suivant des yeux
Isabella qui descendait de la voiture côté conducteur.
Elle était vêtue d'un chemisier vert tilleul et d'un pantalon
blanc. Ses cheveux longs et brillants étaient lâchés, comme
il les aimait.
Lorsqu'elle était partie deux jours plus tôt, elle lui avait dit
qu'elle reviendrait, et il l'avait crue. Malgré tout, leurs
relations avaient été plutôt tendues après ce fameux baiser,
et la revoir était pour lui un soulagement.
– Alors, et l'atelier ? demanda-t-il.
– C'est assez calme, Sarah m'a dit qu'elle n'avait eu aucun
problème.
– Voilà qui est rassurant.
Il savait lui aussi que s'il devait quitter le ranch, Frank et
Toby sauraient parfaitement gérer le tout-venant, mais
qu'ils feraient appel à lui si un problème se posait.
Isabella repoussa une longue mèche de cheveux derrière
son épaule.
– La présence de Sarah est un soulagement, j'en conviens,
mais j'ai un mal fou à déléguer, c'est un apprentissage qui
m'est difficile. Enfin, il faudra bien que je m'y habitue. Si la
galerie prend de l'ampleur, je serai obligée de compter sur
des personnes comme elle.
Et si elle commençait à venir plus souvent au ranch, il
faudrait bien qu'elle laisse la responsabilité de la boutique à
Sarah, se dit-il in petto.
– Les plâtres ont avancé, aujourd'hui ? demanda Isabella en
tournant la tête en direction vers la maison.
– Je n'en ai aucune idée, répondit-il en montrant ses mains
sales. J'ai travaillé tout l'après-midi sur une clôture.
Elle prit son sac à main et ferma la portière côté
conducteur.
– Je vais voir si les ouvriers ont bien travaillé et m'assurer
que tout est conforme à mes instructions.
– Je vous accompagne. Moi aussi, je suis curieux de voir
ça.
Il avait également décidé de garder un œil sur Isabella. Il
avait beau apprécier son projet décoratif, il tenait quand
même à ce qu'elle ne se sente pas complètement les
coudées franches.
Les vieux meubles et les tableaux, tout cela était parfait, de
même que les créations artisanales. Mais Isabella avait
décidé de « sauvegarder l'âme originale de l'hacienda ». S'il
adhérait complètement à l'idée, il ne voulait pas avoir
l'impression de vivre dans un musée, ce qui risquait
d'arriver s'il ne tempérait pas l'enthousiasme de la jeune
femme.
– Où est Baron ? lui demanda celle-ci. Il m'a manqué, ce
petit monstre.
– Il est avec Toby, expliqua-t-il avec un sourire. En train
d'apprendre le métier de chien de ranch. Il s'occupera
bientôt du troupeau.
– Je suis impatiente de voir ça, dit-elle.
Alors qu'ils se dirigeaient tous deux vers la maison, ils
entendirent un cri angoissé au loin.
– Patron ! Patron !
C'était Toby qui arrivait à vive allure sur son cheval, tenant
le chiot dans ses bras.
– Baron est blessé, et c'est pas beau à voir, lança le cow-
boy.
JR jura.
Bon sang, pourquoi n'avait-il pas pris le chiot avec lui dans
le camion ?
– Qu'est-il arrivé ?
– Quand je me suis arrêté devant la barrière, il a voulu
mordiller le sabot du cheval. Ol'Smokey n'était pas
d'humeur à jouer avec le chiot, alors il l'a envoyé promener
d'un bon coup de sabot dans la tête. Baron était sonné. Mais
il est revenu à lui.
JR considéra le chiot inerte, et une bouffée d'inquiétude
l'envahit. Le sang rouge vif qui s'échappait de sa tête
maculait son pelage blanc.
Baron gémit de douleur quand il passa des bras de Toby
aux siens.
– J'espère que nous n'allons pas être obligés de
l'euthanasier, murmura le jeune homme.
C'était exactement ce que craignait JR. Il savait très bien
que ce genre de mesure radicale faisait partie de la vie de
ranch, mais il espérait que ce ne serait pas nécessaire pour
Baron. Et pas uniquement parce que c'était un chien de
race. Il s'était attaché à cette petite terreur plus qu'il ne
l'aurait cru.
– Je l'emmène chez le vétérinaire, décida-t-il, il n'est pas
encore 17 heures. Appelle vite le docteur Eldridge et dis-lui
que nous arrivons.
Toby descendit de cheval d'un bond.
– Je l'appelle tout de suite. Vous savez où se trouve le
cabinet, n'est-ce pas ?
– Très bien. Ethan Eldridge est un de mes vieux amis.
Deux semaines auparavant, il était passé voir ce dernier
pour lui annoncer son installation à Red Rock. A cette
occasion, Ethan lui avait prédit qu'il aurait certainement
besoin de ses services un de ces jours. Mais jamais il
n'aurait imaginé que ce serait pour Baron.
– Le vétérinaire peut aussi se déplacer, peut-être vaudrait-il
mieux l'attendre ici, suggéra Isabella.
– Non, ça ira plus vite si je le conduis moi-même. Au pire,
Baron pourra être examiné par l'assistante.
Il se dirigeait déjà vers la camionnette, priant pour qu'Ethan
soit au cabinet et non en visite, lorsque Isabella posa la
main sur son avant-bras.
– Je vais avec vous, dit-elle, le regard plein de compassion.
Vous préférez que je le porte ou que je conduise ?
Reconnaissant qu'elle lui propose son aide, il hocha la tête.
– Si cela ne vous ennuie pas de le tenir, j'appelle tout de
suite Evie pour qu'elle nous apporte une serviette.
– Ce n'est pas la peine, on n'a pas le temps, répondit
Isabella, en prenant délicatement le chiot dans ses bras.
Comme vous connaissez la route, c'est vous qui conduisez.
Il acquiesça et courut lui ouvrir la portière de la
camionnette.
Dès qu'ils furent installés, il enclencha la première et, le
temps de faire demi-tour et de se remettre dans l'axe, ils
partirent sur les chapeaux de roues.
Lorsqu'ils tournèrent en direction de Red Rock, il jeta un
regard furtif à Isabella.
Elle entourait le chiot de ses bras. Son chemisier était taché
de sang, mais elle n'y prêtait pas attention.
Molly Fortune aurait agi exactement de la même manière,
songea-t-il. Sa priorité aurait été de se soucier de l'animal
blessé et non de la propreté de ses vêtements.
Il fixa de nouveau la route, frappé par cette similitude non
pas physique mais morale : les deux femmes avaient en
commun la même générosité, la même authenticité.
Il ne savait toujours pas clairement ce qu'il ressentait pour
Isabella Mendoza. Mais, à ce moment précis, une chose lui
paraissait évidente : ce qu'il éprouvait pour cette femme
était plus profond et tenace qu'une simple attirance
sexuelle.

Isabella surveillait de près le chiot blessé dont le corps était


tout mou entre ses bras.
Tout doucement, il releva la tête, faisant un gros effort pour
ouvrir les yeux. Puis il gémit avant de se pelotonner de
nouveau dans ses bras.
Elle eut le cœur déchiré de le voir dans cet état.
– Comment va-t-il ?, demanda JR, sans quitter la route des
yeux.
– Je ne sais pas trop, mais ça ne saigne plus... C'est déjà ça.
Posant deux doigts sur le cœur du petit chien, elle sentit
que les battements étaient réguliers. Mais, n'ayant aucune
notion de secourisme, elle ignorait ce que cela pouvait
signifier.
– Merci de m'accompagner, dit JR.
Elle attrapa au vol son regard et eut l'impression qu'ils
formaient tous deux une super équipe.
– Je savais qu'il fallait que je sois là pour porter Baron
pendant le trajet.
Curieusement, elle s'était glissée spontanément dans ce
rôle...
JR désigna la grosse tache de sang sur sa poitrine.
– J'ai bien peur que votre chemisier ne soit irrécupérable.
Cela ne l'avait pas effleurée dans le feu de l'action. Elle y
avait bien pensé, mais elle avait déjà pris le chiot dans ses
bras. Mais les vêtements se remplaçaient, pas les bêtes –
même si certains les considéraient comme des jouets
interchangeables.
Elle haussa les épaules et lui adressa un sourire contrit.
– J'essayerai de le savonner quand je rentrerai chez moi.
JR se concentra sur la conduite et, dix minutes plus tard, ils
étaient devant le cabinet.
Le Dr Ethan Eldridge, un homme grand et mat de peau de
l'âge de JR, vint les chercher aussitôt dans la salle d'attente.
– J'allais partir quand votre employé m'a appelé, expliqua-t-
il.
Le vétérinaire les précéda et les fit entrer dans un petit bloc
opératoire, où Isabella déposa délicatement le chiot sur la
table d'examen.
Baron releva faiblement la tête, la regardant d'un œil
vitreux.
C'était un crève-cœur que de le voir aussi affaibli. Elle ne
put s'empêcher de le revoir, vif et joueur, se bagarrant avec
la tresse de laine qu'elle lui avait confectionnée, et se
mordit la lèvre en se remémorant la façon dont il la suivait
dans chaque pièce et dont ils se témoignaient mutuellement
leur affection, elle avec des caresses, lui à grands coups de
langue.
Pendant que le vétérinaire l'examinait, JR et elle restèrent
en retrait, angoissés, attendant le diagnostic.
L'assistante du vétérinaire, une jeune femme d'une
vingtaine d'années, entra pour emmener Baron passer une
radio.
– Maintenant, je comprends ce qu'ont pu ressentir mes
parents le soir où je me suis blessé pendant un match de
foot, dit JR.
Elle se tourna vers lui et observa son visage inquiet,
essayant de l'imaginer jouant au football à l'adolescence.
Il devait avoir un succès fou auprès des filles.
– Que vous était-il arrivé ?, demanda-t-elle, curieuse de
savoir quel genre d'adolescent il avait pu être.
– J'étais en pleine course, j'essayais de me faufiler pour
faire une passe, quand j'ai reçu un mauvais coup sur la tête
de la part du défenseur. J'ai perdu connaissance, et on a dû
m'évacuer du terrain.
– Les traumatismes crâniens ont toujours quelque chose
d'effrayant, remarqua-t-elle.
– C'est ce que ma mère disait toujours. Elle avait le cœur
bien accroché quand mes frères et moi avions besoin de
points de suture, voire d'un plâtre. Mais les traumatismes
crâniens, ça lui faisait toujours peur.
Elle acquiesça, lui adressant un sourire entendu.
– C'était une vraie maman, en somme.
– C'est juste. Mais, en même temps, elle était vraiment
spéciale.
Les yeux dans le vague, JR semblait happé par ses
souvenirs.
– Vous lui ressemblez beaucoup, dit-il tout à coup en la
regardant dans les yeux.
– Ah oui ? En quoi ?
Il haussa les épaules comme s'il n'avait pas la réponse à
cette question. Ou peut-être parce qu'il n'avait pas envie de
s'y attarder ?
La porte s'ouvrit à la volée, et le Dr Eldridge se dirigea vers
eux, seul.
Elle se figea, s'attendant à une nouvelle effroyable.
– La bonne nouvelle, commença le docteur, c'est qu'il n'y a
pas de fracture du crâne.
– Et la mauvaise ? demanda JR.
– Baron souffre d'un grave traumatisme crânien, et
j'aimerais le garder cette nuit en observation.
– Mais il est hors de danger, n'est-ce pas ? insista JR, l'air
toujours très inquiet.
C'était la première fois qu'elle remarquait tant de sensibilité
chez JR. C'était touchant de voir à quel point il aimait le
petit chien.
– Je ne vois pas pourquoi il ne retrouverait pas son
tempérament joueur d'ici quelques jours, dit le Dr Eldridge.
Je vais lui donner un sédatif ce soir et, si tout va bien, il
rentrera à la maison demain.
JR remercia le vétérinaire et, après lui avoir présenté
Isabella, lui demanda des nouvelles de son épouse.
Isabella se rappela qu'elle avait déjà rencontré Susan
Fortune Eldridge à plusieurs reprises.
Susan était la cousine de JR, leurs pères étant frères.
Docteur en psychologie, la jeune femme avait travaillé aux
urgences téléphoniques nationales spécialisées dans l'aide
aux adolescents à problèmes. Elle travaillait à présent pour
la Fondation Fortune, pour le compte de laquelle elle se
consacrait au même type de mission au plan local.
– Susan va très bien, répondit Ethan. Il faut que vous
passiez nous voir prochainement.
– Avec plaisir. Ethan possède une sorte de gentilhommière,
précisa JR en se tournant vers Isabella.
– Euh... Je suis de la ville, et je ne vois pas très bien de quoi
il peut s'agir.
– C'est plus petit qu'un ranch traditionnel, mais quand
même assez étendu, expliqua Ethan en riant. On peut y
pêcher et y chasser. C'est un endroit où l'on profite de la
nature.
Il les raccompagna à la porte du cabinet, et JR et elle
regagnèrent la camionnette.
– Je sais que Baron est entre de bonnes mains, dit-elle, mais
cela me fait tout drôle de rentrer à la maison sans lui.
« A la maison » ! Le lapsus était sorti malgré elle, mais elle
fit comme si de rien n'était, espérant que JR n'avait rien
remarqué.
Elle imputait cet impair au fait qu'elle avait passé pas mal
de temps au ranch ces derniers temps et qu'elle commençait
à y prendre ses repères. Elle ne s'en inquiéta pas outre
mesure, sachant très bien que sa mission prendrait fin un
jour.
JR lui ouvrit la portière côté passager, elle se glissa sur le
siège, après quoi il s'installa à son côté.
Alors seulement elle examina son chemisier taché de sang.
Elle venait de l'acheter, et il était probablement
irrécupérable.
Qu'importe ! Ce qui comptait, c'était que Baron soit vivant.
– Par chance, on a échappé à l'euthanasie, dit JR. Je
craignais tellement qu'Ethan ne nous suggère de prendre
cette décision...
Elle hocha la tête.
Perdre Baron aurait été terrible. Mais les ranchers étaient
régulièrement confrontés à ce genre de réalité, c'était ce que
l'on appelait les risques du métier. Donner la mort pour
abréger les souffrances d'un animal était une sorte de
fatalité qu'ils affrontaient avec calme et courage.
Mais pour un citadin de la trempe de JR, ce genre de choses
devait être plus difficile à vivre...
De toute façon, il se lasserait sous peu de son aventure
campagnarde et retournerait bien vite à Los Angeles, qu'il
n'aurait jamais dû quitter.

Ils roulèrent en silence.


Sachant à présent le chiot hors de danger, JR regrettait de
l'avoir laissé au cabinet.
Quand ils arrivèrent au ranch, il faisait nuit.
– Bien, dit Isabella alors qu'il garait la voiture, je vais voir
les plâtres.
– Vous n'avez pas faim ? demanda-t-il.
– A vrai dire, fit-elle en riant, j'ai oublié de déjeuner ce
midi, et j'ai une faim de loup.
Il accompagna la jeune femme à l'intérieur tout en se
remémorant la façon dont elle avait sauté spontanément
dans la voiture pour s'occuper de Baron.
Elle faisait déjà partie intégrante de la vie du ranch, elle se
comportait comme si elle était chez elle. Simplement, elle
n'en avait pas encore conscience.
Comme ils entraient tous les deux dans la cuisine, ils furent
étonnés de trouver Toby et Frank qui les attendaient en
compagnie d'Evie.
L'air inquiet, Toby s'élança à leur rencontre.
– Comment va Baron ? Est-il... ?
– Tout va bien, répondit JR. Le Dr Eldridge a simplement
tenu à le garder en observation cette nuit.
– Je n'aurais jamais dû le faire courir à côté de moi, dit le
jeune homme, les larmes aux yeux. Si vous saviez comme
je m'en veux !
– Allons, Baron n'est encore qu'un chiot, mais c'est un futur
chien de troupeaux. C'est simplement le métier qui rentre,
et je suis sûr qu'il se souviendra à partir de maintenant qu'il
ne faut jamais s'approcher des sabots d'un cheval.
– On a vous attendus, ajouta Evie, le dîner est au chaud.
Laissez-moi une minute ou deux, et je l'apporte sur la table.
– Vous avez besoin d'un coup de main ? intervint Frank.
– Merci, répondit Evie. Ce n'est pas la peine.
JR lança un coup d'œil en direction de son contremaître
tandis qu'Evie sortait du four un plat en pyrex et le posait
sur la table de la cuisine.
Frank suivit du regard toute l'opération.
JR le trouvait bien prévenant... Il savait Frank bien élevé,
mais à ce point, c'était inhabituel !
Comme annoncé, tout fut prêt en quelques minutes, et
bientôt ils se régalaient tous les cinq d'un pain de viande, de
pommes de terre au four et d'une salade du potager.
Evie était vraiment une fantastique cuisinière... Et une fine
mouche.
Isabella avait beau considérer sa relation avec lui comme
strictement professionnelle, sa gouvernante avait
parfaitement compris que ce n'était pas le cas. Avant
l'arrivée d'Isabella, Evie et lui prenaient toujours leurs repas
en commun. Mais lorsqu'elle avait senti qu'il était
amoureux, elle avait tout organisé pour que la jeune femme
et lui prennent leurs repas en tête à tête. Maintenant qu'il
avait commencé à constituer son équipe, les repas
pouvaient de nouveau être pris en commun.
Cela ne l'empêchait pas d'attendre avec impatience la
prochaine occasion de déjeuner dans le patio en tête à tête
avec Isabella.
Il imaginait déjà un dîner romantique pour deux. Pour ce
moment tant attendu, il lui jouerait le grand jeu : bougies,
musique, bon vin...
– C'est le meilleur pain de viande que j'aie mangé depuis
des années, s'exclama Frank en s'essuyant la bouche avec
sa serviette. Vous êtes une grande cuisinière, Evie.
Naturellement roses, les joues de l'excellente femme
virèrent instantanément au pourpre.
– Merci, Frank. C'est un plaisir de cuisiner pour des
gourmets comme vous.
JR, qui avait remarqué les œillades que se lançaient sa
cuisinière et son contremaître, se cala dans sa chaise pour
se donner une contenance.
Il ne savait pas grand-chose de la vie de Frank Damon, si
ce n'était qu'il avait perdu sa femme d'un cancer quinze ou
vingt ans auparavant et qu'il ne s'était jamais remarié. Il
avait élevé Toby seul, et le père et le fils étaient
évidemment très proches.
JR ne pouvait s'empêcher de penser qu'il devait veiller sur
Evie, la protéger de toute nouvelle déception, car la vie ne
l'avait pas épargnée. La disparition de son mari l'avait
profondément traumatisée, de même que le désintérêt de
ses beaux-enfants. Cette femme de cœur ne méritait pas de
souffrir plus.
Mais Frank semblait être quelqu'un de fiable et de
respectable, d'après ses références. Et lui-même était fier
d'avoir pressenti que le père comme le fils étaient des gens
de qualité.
Le regard de JR croisa celui d'Isabella à l'autre bout de la
table, et il lui adressa un sourire.
Il avait eu la même intuition la concernant. La jeune femme
avait un caractère en or.
Le plat terminé, Evie apporta les desserts : de grosses
tranches de gâteau au chocolat qui lui valurent une salve
d'applaudissements.
– Cette maison devient de plus en plus dangereuse pour ma
ligne !, s'exclama Isabella.
Tandis qu'Evie commençait à desservir et que Frank se
précipitait pour l'aider, JR proposa à la jeune femme d'aller
voir le travail des plâtriers.
– Vous verrez, les travaux ont bien avancé aujourd'hui,
annonça Evie depuis la porte de cuisine. Mais les ouvriers
n'ont pas terminé, loin de là. Il leur reste encore pas mal à
faire.
Lorsque Toby et Frank furent partis se coucher, JR et
Isabella, quant à eux, commencèrent à faire le tour de la
maison pour inspecter les travaux.
La seconde couche d'enduit avait l'air propre, mais il
n'apprécia que moyennement les affleurements de briques
qu'avait demandés Isabella.
– Qu'en pensez-vous ? demanda-t-il.
– C'est du bon boulot, répondit Isabella en étudiant
attentivement les murs. Ils ont fait exactement ce que je
leur avais demandé.
Ils arrivèrent à la chambre d'amis où avait logé Isabella
pour inspecter le travail du menuisier.
En fait, c'était plutôt Isabella qui inspectait la chambre.
Quant à lui, il avait surtout envie de l'inspecter, elle.
S'approchant du lit, la jeune femme caressa la couverture et
regarda le vase où les roses étaient à présent largement
ouvertes.
– Frank et Toby sont vos premiers cow-boys ? interrogea
Isabella.
– Oui.
– Comment les avez-vous trouvés ?
Il ne savait pas exactement pourquoi elle lui posait la
question, mais il n'y avait rien à cacher.
– Toby a répondu à une annonce que j'avais publiée dans
un journal local et, quand il s'est présenté à l'entretien, il
m'a dit que son père cherchait aussi du travail, alors je l'ai
fait venir. Pourquoi ?
– Je suppose que ce doit être mon côté maternel. Frank
avait l'air si... En fait, je crois qu'il s'intéresse à Evie. Et
même d'un point de vue sentimental.
Il n'avait donc pas été le seul à voir que Frank et Evie se
faisaient les yeux doux !
– Oui, j'ai remarqué cela aussi.
– C'est vraiment charmant, remarqua Isabella. Si l'intérêt
est réciproque, bien sûr.
Réjoui de voir Isabella dans des dispositions aussi
sentimentales, il hocha la tête.
– Je sais que ce sont des personnes sincères et droites, alors
ne vous inquiétez pas pour Evie, je ne crois pas trop
m'avancer en prédisant que si les choses évoluent entre eux,
elle sera très heureuse avec lui.
Et Isabella serait à coup sûr elle aussi entre de bonnes
mains avec lui-même.
Leurs regards se croisèrent, et un désir ardent se répandit
dans ses veines – un désir si puissant qu'il lui était devenu
impossible de l'ignorer ou de le minimiser.
Il prit doucement entre ses mains le visage de la jeune
femme et, du bout du pouce, lui caressa la joue.
Tout en la dévorant des yeux, il ne pouvait s'empêcher
d'avoir conscience du lit en arrière-plan, avec son épais
couvre-lit, tellement plus confortable que la prairie sur
laquelle ils avaient roulé !
Bon sang, il donnerait n'importe quoi pour pouvoir
l'étendre sur ce lit de princesse et lui faire l'amour jusqu'au
petit matin !
Mais Isabella fit un pas en arrière, rompant le charme qui
semblait tous deux les emprisonner, et il lut l'hésitation
dans son regard.
Sans doute se demandait-elle si elle le désirait vraiment.
D'accord, il n'insisterait pas... Du moins, pas encore.
– Je dois vraiment aller me coucher, dit-elle en s'éloignant.
Demain matin, j'ai rendez-vous avec un commerçant qui
veut exposer mes tapisseries dans ses magasins, alors je
dois me lever tôt. C'est également la fête d'anniversaire de
ma demi-sœur, à laquelle je suis conviée un peu plus tard.
Je ne serai donc pas là demain soir. J'espère que cela ne
vous ennuie pas ?
Eh bien si, ça l'ennuyait. Beaucoup. Il avait l'impression
qu'elle essayait de mettre de la distance entre eux alors
qu'elle aurait dû rester au ranch comme elle s'y était
engagée. Mais il n'allait tout de même pas contester ses
obligations professionnelles et familiales.
– Je comprends, dit-il. Vous serez de retour mercredi ?
– Oui, répondit-elle en s'éloignant encore un peu plus de
lui. Nous avons un accord. Vous aviez raison, au fait...
– A quel sujet ?
– En me disant qu'en demeurant ici, sous votre toit, je
ressentirais mieux l'atmosphère des lieux. Eh bien c'est
vrai.
Donc ce n'était pas une fuite. Elle était vraiment impatiente
de revenir au ranch...
Pourtant, elle ne le montrait absolument pas.
Mais n'avait-elle pas répondu avec fougue à son baiser ?
N'était-ce pas en soi une réponse à toutes les questions qu'il
se posait ?
Isabella Mendoza était une femme merveilleuse et
imprévisible, et il était tout simplement fou d'elle !
– Nous n'aurons pas l'occasion de nous voir beaucoup dans
les jours qui viennent, ajouta-t-elle. J'ai énormément de
choses à préparer pour la Fiesta. La journée d'ouverture a
lieu le 16.
– Quand commence le marché des artisans ?
– Le même jour. Mais je trouverai quelqu'un pour garder
mon stand, car pour rien au monde je ne voudrais manquer
l'ouverture des festivités.
Il opina en souriant. Voilà qui était bon à savoir.
–7–

Le premier jour de la Fiesta était toujours un grand


moment.
Les festivités officielles démarraient à 9 heures devant le
fort Alamo par des chants, des danses et des reconstitutions
historiques. L'un des clous du spectacle consistait à couper
le nœud de cravate d'un représentant officiel pour signifier
l'abandon de tout habillement formel durant les dix jours de
fête. Mais le moment le plus attendu était sans aucun doute
celui des cascarones, que la foule brisait joyeusement en
s'écriant : « Viva la Fiesta ».
Les cascarones.
Isabella avait découvert cette tradition lorsque, une fois
revenue à San Antonio, elle avait renoué avec la culture
mexicaine : à chaque Fiesta, on se bombardait d'œufs peints
remplis de confettis, ou plus précisément on les cassait sur
la tête de ses amis ou de ses proches pour leur souhaiter
bonne chance et bonne santé. Deux jours auparavant, Sarah
et elle en avaient peint une douzaine : il fallait d'abord
pratiquer deux petits trous à chaque extrémité puis souffler
à l'intérieur pour faire sortir le blanc et le jaune. Les œufs
étaient alors nettoyés et séchés, après quoi on les peignait
de couleurs vives. Ensuite, à l'aide d'un entonnoir
confectionné dans une feuille de papier, on bourrait les
œufs de confettis et on colmatait les trous en y collant du
tissu.
Elle n'oublierait jamais la première fois où elle avait assisté
au jet des cascarones lors de l'ouverture du festival. Elle
avait été impressionnée par la fanfare militaire, les danseurs
de flamenco, les mariachis et l'aspect carnavalesque de
l'ensemble. Elle n'avait pas manqué la moindre exposition,
le moindre petit spectacle !
Elle avait admiré les artistes locaux qui exposaient leurs
créations : peintures, miniatures, poteries et quantités
d'objets artisanaux. Aussi avait-elle attendu avec
impatience la Fiesta suivante, où elle avait commencé à
exposer ses propres tapisseries et ses couvertures.
Son seul regret était d'avoir manqué tant de Fiestas à
l'époque où elle vivait en Californie.
Surexcitée, elle se tenait à présent au milieu de la place en
compagnie de Sarah, prête à jeter ses cascarones. Elle avait
revêtu pour l'occasion une ample jupe texane et un
chemisier rouge vif, tenue agrémentée de bijoux en argent
achetés à la Fiesta de l'année précédente.
– Bonjour, fit derrière elle une voix d'homme, se détachant
du vacarme ambiant.
Elle se retourna et vit JR approcher, Toby à son côté.
Toby était habillé en cow-boy, ce qui ne le changeait pas
vraiment. JR, en revanche, avait changé du tout au tout
avec ses bottes toutes neuves et son chapeau Stetson. La
panoplie ne lui allait pas si mal... Même si, à son avis, il
aurait été plus à l'aise dans un costume sur mesure et des
chaussures de créateur. Malgré tout, elle ne put s'empêcher
de le détailler, sentant son pouls s'accélérer à mesure qu'il
approchait.
Ignorant résolument ce symptôme, elle demanda à JR des
nouvelles de Baron.
– Hormis les points de suture à la tête, il ne reste aucune
trace de son pugilat avec le cheval.
– Tant mieux ! s'exclama-t-elle avec ferveur, avant de se
figer lorsqu'elle se rendit compte à quel point elle s'en
réjouissait.
La présence de JR aiguisait toujours ses sens. C'était
pourquoi elle se sentait aussi troublée – du moins, c'est ce
qu'elle conclut.
Depuis la semaine passée à Molly's Pride, elle était
retournée une fois ou deux à l'ancienne hacienda pour
vérifier le travail de ses artisans. Mais elle avait
l'impression de ne plus disposer du temps nécessaire pour
mener à bien le projet. Elle avait parfois envie de se
réinstaller dans son ancienne chambre pour être en mesure
de superviser à fond le travail des ouvriers. JR avait eu
raison lorsqu'il lui avait proposé de vivre sur place le temps
des travaux. Elle verrait mieux ce qui devait être fait.
– Comment avancent les travaux ?, demanda-t-elle. Le
carreleur a-t-il fini ?
– Oui. La fontaine fonctionne parfaitement.
– Je suis impatiente de la voir.
A dire vrai, elle se languissait du ranch. Elle n'avait qu'une
envie : relever ses manches et s'occuper de restaurer et de
décorer l'ancienne hacienda.
– Et l'électricien, a-t-il terminé de passer ses câbles pour
brancher la stéréo ?
– Oui, c'est fait. Et comme vous l'avez suggéré, j'ai acheté
quelques plantes grimpantes pour dissimuler les enceintes.
Le patio est presque fini. Lorsque la Fiesta sera terminée,
j'aimerais que vous veniez dîner au ranch, vous serez
étonnée des transformations. Elle se mordilla la lèvre.
Étant donné que ni l'un ni l'autre n'avaient reparlé de ce
baiser échangé deux semaines auparavant, elle aurait dû
fuir toute invitation dans un environnement aussi
romantique que ce patio. Mais son enthousiasme pour le
projet et sa curiosité prirent le dessus. De plus, elle gérait à
présent beaucoup mieux ses émotions. Le temps passé à
préparer la Fiesta lui avait permis de reprendre ses esprits.
– J'aimerais beaucoup voir ça, répondit-elle.
La voix du présentateur se fit entendre au micro, attirant
leur attention sur les festivités.
– J'ai assisté à ma première Fiesta l'année dernière, mais
j'avais manqué la première journée des célébrations,
expliqua JR.
– Cette fois-ci, vous arrivez à temps pour casser les
cascarones. On en fait toujours deux ou trois de plus au cas
où certains participants n'en auraient pas.
Elle détailla les origines et la signification de cette tradition
puis souleva son panier pour qu'il admire les œufs qu'elle
avait peints avec Sarah.
Toby, qui se tenait à la gauche de JR, n'arrêtait pas de jeter
des œillades en direction de la jeune fille. Les joues toutes
roses, celle-ci avait visiblement remarqué l'intérêt que lui
portait le jeune garçon.
Sentant les deux jeunes gens aussi curieux et timides l'un
que l'autre, Isabella fit les présentations.
– Sarah est mon assistante, précisa-t-elle.
Toby souleva respectueusement son chapeau, et la jeune
rouquine piqua cette fois un véritable fard. L'habit de cow-
boy avait vraiment un attrait irrésistible pour une femme,
songea Isabella. Elle-même n'y était pas insensible. Mais
JR n'en serait jamais un, quels que soient ses efforts.
Dommage. Elle aurait presque aimé qu'il ait un côté un tout
petit peu plus rustique.
Voyant autour d'elle les gens commencer à se briser
réciproquement leurs œufs sur la tête, elle choisit un œuf
rouge dans son panier et se tourna vers JR.
– Auriez-vous la gentillesse d'enlever ce magnifique
chapeau ?
– Pourquoi cela ? demanda-t-il.
– Parce que je veux vous souhaiter officiellement bonne
chance et bonne santé.
JR s'exécuta tandis que, se dressant sur la pointe des pieds,
elle lui cassait l'œuf sur la tête.
– Viva la Fiesta ! lança-t-elle.
Il eut un grand sourire, sans se soucier des centaines de
confettis multicolores répandus sur ses cheveux blonds et
son front.
– Merci pour vos bons vœux. Au fait, fit-il en jetant un œil
au panier, vous m'avez dit que vous aviez quelques œufs en
plus... Vous m'en offrez un ?
– Avec plaisir.
Elle le regarda farfouiller dans le panier et choisir un œuf
bleu parcouru de zigzags jaunes et rouges. Il le lui brisa sur
la tête.
– Viva la Fiesta ! s'écria-t-il à son tour.
Elle fourra ensuite un œuf dans les mains de Sarah puis en
offrit un à Toby, indiquant également au jeune garçon
d'enlever son chapeau.
Le jeune homme n'était pas à proprement parler un beau
garçon, mais, avec ses cheveux courts blonds comme les
blés, il n'était pas désagréable à regarder. Sans compter
qu'il était poli et respectueux.
Sarah semblait elle aussi beaucoup apprécier cette qualité.
Isabella se réjouit de leur rencontre. Elle n'avait plus qu'à
rencontrer elle aussi quelqu'un d'autre, et tous ses regrets
seraient balayés.
– Occupez-vous le même emplacement que l'année
dernière ? lui demanda JR.
– Pratiquement, répondit-elle. Mon père m'a proposé de
garder mon stand. Il sait à quel point je tiens à participer à
la cérémonie d'ouverture. Mais comme il joue dans un
orchestre et qu'il doit retrouver les autres musiciens pour
répéter, je vais aller le libérer.
– Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, dit JR, j'aimerais
vous accompagner pour voir vos nouvelles créations. Je
suis certain d'en dénicher une ou deux pour le ranch.
– Je vous montrerai ce que j'ai, répondit-elle en le guidant
vers son stand. Mais vous verrez peut-être des choses qui
vous plairont chez d'autres artisans, ne vous sentez surtout
pas obligé de m'acheter quoi que ce soit.
Lorsqu'ils arrivèrent au stand où les attendait Luis
Mendoza, JR lui serra chaleureusement la main.
– Heureux de vous revoir.
– Comment ça va ? fit Luis, lui rendant sa poignée de main.
Très occupé par le nouveau ranch, je présume ? J'aimerais
beaucoup le visiter. Isabella m'a dit que ce serait superbe
une fois les travaux de rénovation terminés.
– Quand vous voulez, répondit JR.
Les hommes échangèrent encore quelques mots, après quoi
le père d'Isabella prit congé pour rejoindre son orchestre
mariachi.
JR tomba en arrêt devant les tapisseries qu'elle avait créées
l'hiver précédent.
– Celle-ci est superbe ! s'émerveilla-t-il en caressant
doucement l'épais tissage.
– Je suis heureuse qu'elle vous plaise.
– Ce serait du meilleur effet sur un mur de la grande pièce.
Elle se réjouit qu'il ait eu la même idée qu'elle.
– Je vous la mets de côté, si vous le souhaitez.
Tout en roulant la tapisserie, elle observa discrètement les
expressions et les gestes de JR à mesure qu'il découvrait ses
créations.
Le ton et les mots qu'il employait étaient justes,
manifestement sincères, mais elle se méfiait toujours un
peu de lui, un peu comme de ces touristes qui, découvrant
ces tissages traditionnels, n'hésitaient pas à les taxer de
vieilleries.
Elle faisait son possible pour ne pas craquer chaque fois
qu'elle le voyait sourire et que la fossette se formait sur sa
joue. Mais c'était difficile, surtout lorsqu'il jetait en même
temps un coup d'œil dans sa direction.
Un jour, se rabâcha-t-elle pour la énième fois, JR n'aurait
plus envie de jouer les cow-boys et retournerait à sa vie
mondaine à Los Angeles. Alors, à quoi bon baisser la
garde ? A quoi bon espérer quoi que ce soit de cette
relation ?
Elle n'allait tout de même pas craquer pour un simple baiser
échangé dans l'herbe ! Il fallait qu'elle pense à sa liste,
qu'elle écoute sa raison et non son cœur. Ce n'était pas pour
rien qu'elle avait établi cette liste des qualités que devrait
absolument posséder le parfait candidat au mariage.
De nouveau, elle les passa en revue, en les appliquant à JR.
Un homme qui ait les pieds bien sur terre, un homme stable
professionnellement.
Pour elle, c'était un critère important, quoi qu'en dise son
amie Jane. Pour elle, quitter un travail rémunérateur et
s'installer à l'autre bout du pays pour se lancer dans une
activité à laquelle on ne connaissait rien trahissait plutôt un
caractère instable et fragile.
Un homme sensible et tendre.
C'était vrai, JR avait fait preuve de tendresse, en particulier
dans son comportement envers Baron.
Un homme capable de s'impliquer dans son couple.
Allons ! Comment pouvait-elle s'imaginer qu'un homme
comme lui serait capable de se stabiliser à ses côtés, alors
qu'il avait à son actif quantité de liaisons et qu'aucune des
femmes qu'il avait connues n'était parvenue à le faire
renoncer à sa vie de célibataire ?
Un homme avec un formidable sens de l'humour.
De nouveau, elle se remémora ce jour où ils s'étaient
écroulés tous les deux sur la prairie et à quel point ils
avaient ri ensemble de cet incident. Il l'avait alors
embrassée avec tant de fougue et de douceur mêlées qu'elle
s'en était presque évanouie de bonheur au milieu des fleurs
sauvages...
Il était évident qu'il existait entre eux une incroyable
alchimie. Le souvenir de ce baiser était encore si présent en
elle que c'était une évidence. Il était évident aussi qu'elle
trouvait JR particulièrement séduisant...
Mais l'apparence n'était pas une priorité pour elle. La seule
chose qui comptait vraiment, c'était de tomber amoureuse
d'un homme en sachant qu'il éprouvait les mêmes
sentiments à son égard. Quelqu'un qui n'aurait pas peur de
former équipe avec la femme qu'il choisirait pour réussir un
mariage à vie.
Un léger gloussement la tira de sa rêverie, et elle s'aperçut
que Sarah et Toby, qui venaient de rejoindre le stand à leur
tour, avaient à présent dépassé le stade de la gêne pour
passer à celui du flirt innocent.
Son regard se reporta sur JR, qui avait compris lui aussi ce
qui se tramait entre les deux jeunes gens.
– Pour information, Toby est quelqu'un de bien, murmura-
t-il en s'approchant d'elle.
– Sarah aussi.
Tout en s'entretenant du jeune couple, ils ne pouvaient
s'empêcher de se dévorer des yeux.
– Il y a décidément de la romance dans l'air, commenta JR
avec un clin d'œil à son intention, faisant évidemment
allusion à Frank et Evie, mais aussi à Toby et Sarah.
Elle acquiesça.
Elle espérait seulement que cette épidémie n'était pas trop
contagieuse. Car les symptômes habituels – battements de
cœur incontrôlés, montée irrépressible d'adrénaline – se
manifestaient à cet instant en elle avec une intensité
décuplée.
Il était urgent qu'elle évite la proximité de JR.

Les jours suivants, Isabella sentit sa résolution d'éviter JR


fléchir peu à peu.
Chaque matin, il se montrait à la Fiesta, lui apportant son
café comme elle l'aimait, avec une madeleine ou un petit
pain au sucre.
– Je croyais que vous deviez rester au ranch aujourd'hui ?,
avait-elle remarqué la veille, en acceptant le petit cake à la
mûre qu'il lui tendait.
– Frank est un cow-boy-né, il a des années d'expérience en
matière d'élevage. Il se débrouille très bien sans moi.
– Quand bien même, répondit-elle, je suis étonnée de vous
revoir.
– Pourquoi ? J'ai rendez-vous sur le stand d'un artiste qui
travaille le métal. C'est à deux pas. J'aime certaines de ses
sculptures, et il m'a dit qu'il avait la pièce qui me fallait. Il
m'a promis de me l'apporter aujourd'hui. Si elle me plaît, et
je suis certain qu'elle va me plaire, j'envisage de l'acheter.
Vingt minutes plus tard, il était de retour avec une sculpture
d'aspect primitif entremêlant fils de fer barbelé, éperons et
bien d'autres choses encore, parmi lesquelles une pièce qui
ressemblait fort à une manivelle de tracteur.
– Qu'allez-vous faire de cette « chose » ? demanda-t-elle.
– Je me suis dit que ça aurait de l'allure dans mon bureau.
Croisant les bras, elle étudia l'objet tout en fronçant les
sourcils d'un air sceptique.
Pour l'instant, cette pièce ne comportait que du mobilier
moderne. Tous les équipements, fax, photocopieuse,
ordinateur, étaient ce qu'on pouvait faire de plus récent.
Bien sûr, elle n'allait pas exiger de JR qu'il revienne à l'âge
de pierre à cet égard, et il était libre de faire ce qu'il lui
plaisait dans son propre bureau.
– Intéressant, commenta-t-elle, sachant parfaitement qu'elle
ne mettrait jamais une chose pareille chez elle.
Le lendemain matin, elle était en train d'accrocher une de
ses tapisseries préférées sur la devanture de son stand
lorsqu'elle entendit la voix de JR qui approchait.
– Allez viens. Marche à côté de moi, ce sera plus facile.
A qui parlait-il ? A un enfant ?
Jetant un coup d'œil par-dessus son épaule, elle vit qu'il
tenait Baron en laisse.
Hormis la partie du crâne rasée là où le Dr Eldridge avait
posé les points de suture, le chiot avait l'air de s'être bien
remis de sa bagarre avec le vieux Ol'Smokey.
Elle reposa sa tapisserie sur la table pour aller accueillir sa
petite terreur préférée.
– Alors, copain, comment tu vas ? fit-elle en se baissant
pour lui gratter la tête.
Aussitôt, le petit chien se mit à se trémousser et à agiter
follement la queue, et il la gratifia d'un magistral coup de
langue.
JR jonglait avec un sac en papier dans une main et une
tasse de café chaud dans l'autre.
– Vous pourriez prendre la laisse pendant que je pose ça ?
– Avec plaisir, répondit-elle en lui adressant un grand
sourire. Il a l'air en pleine forme.
– C'est sûr, fit JR en posant tasse et paquet sur la table.
Elle se doutait bien que JR allait apporter le petit déjeuner,
elle était donc partie de chez elle ce matin sans rien
prendre.
– Alors, qu'est-ce que vous nous avez pris, ce matin ?
Il lui tendit la tasse de café isotherme où il avait, comme
d'habitude, fait ajouter un peu de lait et d'édulcorant.
– Des churros.
– Vous me gâtez, protesta-t-elle.
JR la regarda de ses yeux brillants et rieurs, et elle se
demanda une fois de plus si tout cela ne faisait pas partie
d'un plan. Puis, plongeant la main dans le paquet, il en
sortit un beignet qu'il lui présenta.
En le prenant, elle sentit qu'il était encore tout chaud.
– J'adore ça.
– Moi aussi.
Cet homme marquait des points, que ce soit délibéré ou non
: elle se méfiait de moins en moins de lui. Il n'essayait pas
de la séduire, contrairement à ce qu'elle attendait. De ce
fait, elle se sentait de plus en plus détendue en sa
compagnie, comme si c'était elle qui maîtrisait la situation.
Si un soir il l'invitait à sortir, il n'y aurait aucun mal à
accepter, puisqu'elle ne se sentirait pas obligée de coucher
avec lui.
Ceci étant, il embrassait merveilleusement bien, ce qui
prouvait qu'il devait avoir d'incroyables talents pour
l'amour... Cela faisait tellement longtemps qu'elle n'avait
pas...
JR but une gorgée de café et regarda autour de lui.
– Où est Sarah ?
– Elle se refait une beauté, répondit-elle avec un sourire.
Savez-vous que Toby l'a invitée ? Ils se sont donné rendez-
vous ici, aujourd'hui.
– Oui, c'est pourquoi nous avons pris chacun notre voiture.
Il l'emmène au carnaval de la Fiesta, à l'Alamodome.
Un vrai rendez-vous en amoureux, quoi. Depuis combien
de temps n'était-elle pas sortie, elle aussi, avec un homme
qui lui plaisait ? Trop longtemps.
Ç'aurait été formidable de passer la journée au carnaval.
Malheureusement, elle devait rester sur le stand. De toute
manière, si Sarah la remplaçait une journée, elle pourrait
prendre un après-midi.
Elle jeta un œil implorant du côté de JR, puis se reprocha
aussitôt de laisser ainsi transparaître ses pensées. De toute
façon, ce n'était probablement pas un fana de fêtes foraines.
Mais si c'était lui qui le lui demandait ?
Elle serait bien capable d'accepter.
Comme il ne le faisait pas, elle mit de côté son projet de
sortie en amoureux et se rabattit sur leur sujet de
prédilection : la rénovation de l'hacienda.
– Au fait, j'ai des photos de meubles que j'aimerais acheter
avec votre permission, et j'ai aussi des échantillons pour les
rideaux.
– Mais où avez-vous donc trouvé le temps pour tout cela ?
– Hier soir. Le magasin de décoration où j'ai l'habitude de
me fournir a prolongé ses horaires d'ouverture pour moi.
Elle mordit dans son beignet et savoura le bon goût du
sucre et de la cannelle. JR reprit une gorgée de café.
– Moi aussi, j'ai été occupé ces derniers soirs. La nuit
dernière, j'ai commandé un écran plasma de cent trente-
deux centimètres.
Avant qu'elle n'ait eu le temps de lui demander où il
comptait mettre un écran aussi imposant, Sarah fit son
entrée.
Toute pimpante, les cheveux coiffés et bouclés, elle s'était
fait des yeux de biche et avait atténuée ses taches de
rousseur avec un peu de fard à joues. Elle n'avait jamais
paru plus jolie. Plus heureuse, aussi. Isabella soupira à part
elle.
Depuis quand elle-même ne s'était-elle pas fait une beauté
pour un homme ? Depuis quand n'avait-elle pas ressenti ce
genre d'excitation ?
– Tu es superbe, glissa-t-elle à Sarah.
– Merci, répondit la jeune fille.
Si JR n'avait pas été là, elles auraient sans doute poursuivi
cet échange sur un mode exclusivement féminin : mes
cheveux ne sont-ils pas trop bouclés ? Et ce jean, ne me
fait-il pas un gros derrière ?
Alors qu'ils se tournaient vers la foule qui se pressait
devant les stands, ils remarquèrent un garçon et une fille
qui portaient une caisse en carton.
Ceux-ci s'arrêtèrent devant leur stand.
– Qu'avez-vous là-dedans ? demanda JR.
– Ce sont des chatons, répondit le garçon. Il y en a quatre.
Nous les avons trouvés, ma sœur et moi. La mère a été
écrasée par une voiture, alors on les a pris chez nous. Papa
a dit qu'on pouvait en garder un, mais qu'il fallait donner
les autres.
Isabella rendit la laisse de Baron à JR pour pouvoir
regarder plus à son aise. Son regard fut attiré par un chaton
au pelage roux, qu'elle sortit de la boîte et qu'elle frotta
contre sa joue.
Elle avait toujours rêvé d'avoir un animal de compagnie. En
fait, elle n'aimait pas particulièrement vivre seule, et elle
avait même pensé que prendre un chien serait une bonne
idée.
Mais les chiens demandaient beaucoup d'attention. Les
chats, en revanche, étaient plus autonomes.
Allait-elle se décider pour un chat ?
– Ils sont trop mignons, dit Sarah. Vous les vendez
combien ?
– On ne veut pas les vendre, fit le garçon. On veut juste
leur trouver une famille.
Sarah se tourna vers Isabella.
– Tu pourrais peut-être te l'offrir pour ton anniversaire,
suggéra-t-elle en regardant le chaton roux qu'elle caressait.
Que faire ?
– Quelle est la date de votre anniversaire ? demanda JR.
Isabella ne répondit pas tout de suite. A vrai dire, elle était
un peu angoissée à l'idée d'avoir trente ans et aurait préféré
ne pas marquer le coup.
– C'est un secret ? s'étonna JR.
– Non. Mais pour moi, c'est un jour comme un autre.
Et c'était vrai. De plus, s'il lui venait à l'idée de lui offrir un
cadeau, cela rendrait leur relation plus intime qu'elle ne
l'était déjà. Pas question.
– Mais ce n'est pas un jour comme les autres, protesta
Sarah. De plus, c'est un chiffre des dizaines, ce n'est pas
n'importe quel anniversaire, et je pense que tu devrais le
fêter. Qu'on se le dise, c'est le 23.
Isabella la fusilla du regard.
Mais il était trop tard. Elle pouvait déjà entendre les
arguments pro-anniversaire se bousculer dans l'esprit de JR.

JR ne put s'empêcher de sourire en voyant Isabella si


contrariée.
Mais alors, quel âge allait-elle avoir ?
Si c'était un chiffre des dizaines, c'était qu'elle allait avoir
trente ans. Cela avait l'air de la déranger, mais il ne voyait
vraiment pas pourquoi.
– Ne stressez pas, vous n'êtes pas si vieille que ça, lui dit-il.
Vous êtes toujours un pollo primavera.
Isabella fit une grimace en l'entendant parler espagnol.
– Vous me traitez de poulet de printemps ? fit-elle en riant.
– Ce n'est pas ça ?
– Mon espagnol n'est pas impeccable, loin de là, mais je
pense que c'est une expression intraduisible.
Puis, se rappelant tout à coup que les deux enfants
attendaient qu'elle se décide, la jeune femme se retourna et
remit le chaton dans la boîte.
– Je suis désolée, les enfants. Aussi mignon que soit ce
chaton, et même si j'adorerais l'adopter, ce n'est pas
possible.
Elle croisa les bras, regardant les enfants s'éloigner, déçus.
Elle aussi semblait un peu déçue.
– Pourquoi ne pas l'avoir pris ? demanda JR.
– Parce que je vis dans un petit appartement, pas dans un
ranch, expliqua-t-elle en suivant les enfants des yeux, une
expression de regret sur le visage. En plus, avoir un animal
n'est pas une priorité pour moi en ce moment.
Il n'en était pas si sûr. Il avait vu de quelle manière Baron
et elle s'étaient mutuellement adoptés. Le chiot la suivait
partout dans la maison, et quand elle travaillait à son métier
à tisser, il se mettait en boule à ses pieds, désirant
simplement être près d'elle.
– Pourquoi pensez-vous ne pas avoir besoin d'un animal ?
questionna-t-il.
– Ils ont besoin de temps et d'attention, et je suis très
occupée. Mais j'avoue que ce chaton était adorable, fit-elle
avec un haussement d'épaule.
Lui, il préférait les chiens. Mais il avait trouvé ce chaton
roux plutôt pas mal, pour un chat...
Sarah afficha alors un grand sourire, dont il comprit la
raison lorsqu'il vit arriver Toby.
Bien qu'il plaignît les deux jeunes amoureux à les voir si
timides, il ne pouvait s'empêcher d'observer leur idylle
naissante avec une certaine envie.
– Hé, salut !, fit Toby.
Sarah baissa les yeux.
– Salut, répondit-elle enfin, rougissante.
– Tu es prête ? demanda-t-il.
– Je pense que oui. Je veux dire, oui, je suis prête.
– Amusez-vous bien, dit Isabella, avant de se tourner vers
lui, les lèvres entrouvertes.
C'était vraiment une jolie femme ! Comme le couple
s'éloignait, il dut prendre sur lui pour ne pas l'enlacer et lui
demander si elle n'aimerait pas, elle aussi, passer un
moment au carnaval.
Mais il ne pouvait pas vraiment se laisser aller à cette
confidence pour le moment, alors qu'elle lui avait fait
comprendre qu'elle n'était pas prête.
Au fond, la plupart des choses qu'il avait entreprises depuis
le début de l'année, c'était en grande partie pour elle.
Bien sûr, il rêvait d'un ranch depuis toujours, et il était
heureux de l'avoir acheté, quelle que soit la manière dont
les choses tourneraient avec Isabella. Mais son installation
au Texas avait aussi été motivée par son désir de se
rapprocher d'elle. Il n'avait pas voulu que leur liaison puisse
être compromise par l'éloignement.
Il se rendait compte qu'il avait désormais envie de passer
tous ses moments de détente en sa compagnie, et non plus
seulement travailler à la rénovation de l'hacienda. Bien sûr,
il sentait bien qu'elle fléchissait. Il n'y en aurait plus pour
très longtemps, maintenant...
Il se savait patient, mais cette patience avait des limites, et
il envisageait maintenant de passer à la vitesse supérieure.
Si Isabella persistait dans son hésitation amoureuse, il se
faisait fort d'en venir à bout. Il avait l'habitude d'obtenir
tout ce qu'il désirait, et il la désirait. Plus il découvrait sa
personnalité, plus il était certain que c'était la femme de sa
vie.
– Bien, fit-il en donnant un petit coup sec sur la laisse de
Baron. Je dois partir. J'ai pas mal de choses à faire en ville.
Au moment où il sortait, un couple d'un certain âge,
intéressé par le stand, s'arrêta pour regarder une des
couvertures qu'Isabella avait exposées.
– Tu vois ça, chéri ? fit la dame aux cheveux gris. C'est le
tissage dont je t'ai parlé. J'adore les coloris et les motifs.
L'homme sortit sa carte de crédit. Voyant que Baron se
dressait sur ses pattes, impatient de bouger, JR tira sur la
laisse.
– Je vous laisse à vos clients, dit-il.
– Entendu. Merci pour le café et les churros. A demain.
Qu'elle s'attende à le revoir le lendemain était bon signe,
estima-t-il, et un sourire illumina son visage. A peine fut-il
sorti du champ de vision d'Isabella qu'il attrapa son
téléphone portable pour appeler le restaurant Red.
Lorsqu'il obtint la communication, il demanda à parler à
José ou Maria Mendoza.
Ce fut Maria qui prit le téléphone.
– En quoi puis-je vous aider ?
– Bonjour, Maria, c'est JR., J'aimerais réserver votre salle
pour une soirée d'anniversaire le 23. C'est une surprise.
Maria le mit en attente pendant qu'elle consultait son
planning. Lorsqu'elle reprit le téléphone, elle lui confirma
que la salle était libre à cette date.
– Vous serez combien ? demanda-t-elle.
– En fait, je voudrais organiser un dîner pour les trente ans
d'Isabella, donc j'ai l'intention de convier tous les Mendoza
et tous les Fortune.
Ils se concertèrent un moment au sujet du menu, puis Maria
lui demanda s'il avait des souhaits particuliers.
– En fait, j'en ai plusieurs.
Il lui expliqua alors en détail ce qu'il voulait, sans oublier
de préciser à Maria d'ajouter ces extras à sa note.
Quand la conversation fut terminée, il poursuivit son
chemin parmi la foule de la Fiesta, Baron sur les talons.
Il ne lui fallut que quelques minutes pour retrouver les deux
enfants.
Par chance, le chaton au pelage roux était toujours dans le
carton.
Il jeta un œil au chiot.
– Tu ne vas pas faire de la vie de ce chaton un enfer, n'est-
ce pas ?
Il espérait bien que non. Parce que, dans ses plans, il
prévoyait qu'Isabella et le chaton s'installeraient au ranch
avant la fin du mois.
–8–

Le jour J, JR arriva en avance au restaurant pour s'assurer


de l'état d'avancement des préparatifs.
Le fleuriste, qui l'avait précédé, avait disposé un bouquet de
roses rouges sur chaque table. Par ailleurs, tout avait été
préparé comme il l'avait demandé, tant le dîner que la
musique et les autres divertissements.
Puis il accueillit les invités, membres des deux familles et
amis, et salua chacun d'eux, leur souhaitant la bienvenue et
les remerciant de s'être déplacés.
Il était heureux de voir qu'une majorité d'invités avaient
répondu présents, même s'ils n'étaient pas aussi nombreux
qu'à la soirée de la Saint-Sylvestre.
Son père était là, assis à côté d'oncle Patrick et de tante
Lacey. Malheureusement, tante Lily, qui avait pris froid,
avait préféré rester à Double Crown. Selon la rumeur, une
autre de ses tantes, Cindy Fortune, était de retour. Il ne lui
avait pas envoyé d'invitation personnelle. Si elle décidait de
venir, très bien, sinon il n'en ferait pas une maladie.
Cindy avait toujours été une originale. Toute jeune, elle
s'était enfuie de chez ses parents et était devenue danseuse
de revue, ce qui avait scandalisé la famille. Elle s'était
mariée quatre fois, mais aucune de ces unions n'avait duré.
Elle avait eu quatre enfants, dont un avec son premier mari,
deux avec le deuxième et un dernier avec le quatrième. Ces
enfants avaient bien réussi dans la vie, compte tenu des
hauts et des bas qu'ils avaient vécus avec leur originale de
mère. Frannie, la fille de Cindy, était là, seule.
Apparemment, Josh, son fils de dix-sept ans, avait été
retenu par une sortie prévue avec sa petite amie. Quant à
son mari, Lloyd Fredericks, il brillait lui aussi par son
absence. Inutile de demander où il se trouvait. Sans doute
en train de faire la tournée des bars.
Cela ne l'empêcha pas de serrer chaleureusement l'élégante
femme blonde dans ses bras.
– C'est bon de te revoir, dit-il à sa cousine.
Il ne put toutefois pas s'empêcher de remarquer à quel point
toute joie de vivre semblait avoir déserté celle-ci au fil des
ans.
– Je n'ai pas encore eu le temps de te souhaiter la bienvenue
à Red Rock, répondit-elle gentiment. Je suis heureuse de te
retrouver parmi nous.
Après cela, il alla saluer les autres invités.
Les Mendoza de Red Rock étaient tous là. Maria et José
bien sûr, mais aussi quatre de leurs cinq enfants, qui étaient
presque tous mariés ou fiancés. Roberto, qui vivait à
Denver, était le seul de la fratrie à ne pas suivre le même
chemin. Les quatre demi-frères et sœurs d'Isabella étaient
là, et il remercia chacun d'entre eux de sa présence.
Comme il continuait son petit tour, il s'arrêta un instant
pour parler avec Jorge Mendoza et Jane Gillian.
Jane était une amie d'Isabella et Jorge un de ses cousins. Le
jeune couple attendait impatiemment de se marier le mois
suivant.
Puis son frère Darr fit son entrée avec sa femme, Bethany.
– Comment ça va ?, demanda JR.
Ce dernier serra contre lui sa femme enceinte.
– Bien. Et toi, comment vas-tu ?
JR lui fit un petit sourire, songeant à quel point il aimerait,
lui aussi, pouvoir afficher un tel bonheur.
– Pour le moment, tout va bien.
Nicolas, son deuxième frère, apparut accompagné de
Charlène London, sa future épouse.
Eh bien, il semblait que Red Rock fourmille de nouveaux
couples ! Pourvu qu'Isabella et lui-même fassent bientôt
partie du lot...
Certes, leur relation avait évolué positivement depuis
l'ouverture de la Fiesta, mais pour l'instant, il n'avait pas
réessayé de l'embrasser. Aussi, il était dans ses intentions,
quoi qu'il advienne, de tenter quelque chose en fin de
soirée, quand tout le monde serait parti et qu'ils seraient
seul à seule. Inutile de dire à quel point il était impatient de
voir arriver la jeune femme pour que la fête commence !
En premier lieu, il avait pensé arriver avec elle, les invités
étant déjà sur place. Mais il avait eu peur qu'elle ne se
décommande en dernière minute si c'était lui qui l'invitait.
Il avait donc chargé Luis, le père d'Isabella, de l'amener
chez Red à 19 heures.
Si elle s'attendait à passer une soirée tranquille en tête à tête
avec son père, elle aurait une surprise de taille !
Serait-elle habillée en rouge, comme Luis lui en avait fait la
requête sur sa suggestion ?
Tout cela faisait partie de la stratégie qu'il avait forgée,
même si cette histoire d'anniversaire était venue s'y greffer
de manière inattendue. Les choses commençaient à se
mettre en place : la soirée, leur relation naissante...
– Elle arrive !, cria quelqu'un à la porte d'entrée.
Les invités se turent et attendirent.
JR sentit son pouls s'accélérer, et cela n'avait rien à voir
avec l'excitation de la soirée. Il avait toujours les sens en
alerte quand Isabella le rejoignait quelque part.
Vêtue d'une robe rouge vif qui mettait ses formes en valeur,
Isabella fit son entrée dans le restaurant sous les yeux
admiratifs de tous.
– Surprise ! s'écria l'assistance.
La jeune femme entrouvrit la bouche et écarquilla les yeux
en découvrant que l'on avait organisé une soirée dont elle
était l'invitée d'honneur.
Elle regarda son père, qui arborait un large sourire.
– Qui a organisé tout cela ? demanda-t-elle, toujours
perplexe.
Comme Luis le désignait, JR choisit ce moment pour les
rejoindre.
– Alors, surprise ? demanda-t-il.
– J'en tombe à la renverse.
Mais ce n'était pas le moment de poursuivre cette petite
conversation, car tous les amis et les proches affluaient
pour souhaiter à Isabella un joyeux anniversaire.
Il se mit légèrement en retrait pour la laisser profiter de «
son » moment.
Quand la soirée se terminerait, alors il pourrait l'avoir pour
lui seul.

Isabella n'en croyait pas ses yeux.


Comment JR avait pu se donner autant de mal rien que
pour la surprendre ?
Bien qu'elle n'ait eu aucune envie de fêter son anniversaire
en fanfare cette année, elle ne pouvait s'empêcher de se
sentir à la fois heureuse et flattée qu'il ait tout organisé si
rapidement.
Lorsqu'elle avait rencontré les Mendoza lors de son
installation à Red Rock, elle avait été accueillie à bras
ouverts. Ce soir, elle se sentait encore plus aimée, plus
acceptée.
Elle remercia sa famille et ses amis de leur présence, mais
s'interrompit quand la voix de JR se fit entendre dans le
micro.
– Votre attention, s'il vous plaît.
Elle se tourna vers le centre de la salle, où un séduisant
cow-boy se tenait près de la piste de danse, un micro à la
main.
Curieusement, avec son jean noir, sa veste western et sa
chemise blanche fermée au col par un lacet coulissant, JR
ressemblait à tout sauf à un égaré des villes.
– Chut ! fit l'assemblée pour mieux entendre.
– Je vous remercie d'être tous là ce soir pour partager avec
nous un moment vraiment spécial : l'anniversaire d'Isabella
Mendoza. J'aimerais inviter son propre frère, Javier
Mendoza, à venir nous interpréter une chanson en l'honneur
cette jeune femme extraordinaire. Si j'avais eu sa voix et
son talent, j'aurais interprété moi-même ce morceau, car les
paroles me vont droit au cœur.
L'aîné des demi-frères d'Isabella s'assit au piano installé au
milieu de la piste et, ajustant le micro, se mit à chanter La
Femme en rouge.
C'était bien la voix de Javier que l'on entendait, mais
lorsque le regard d'Isabella trouva celui de JR, elle comprit
que c'était lui qui lui adressait ces mots d'amour.
Tandis que Javier continuait de chanter, JR s'approcha
d'elle et lui prit la main pour l'entraîner sur la piste de
danse.
A ce moment précis, son cœur se mit à battre la chamade.
Toute la réserve qu'elle éprouvait envers lui – envers eux –
s'évanouit tandis qu'elle se laissait emporter dans ses bras
par la musique. Ce soir, c'était son cœur qui lui ouvrait la
voie.
JR n'avait peut-être pas confiance en ses qualités de
chanteur, mais c'était un merveilleux danseur.
– Je n'arrive pas à croire que vous ayez fait tout ça pour
moi, murmura-t-elle.
Il la serra plus fort contre lui.
– Comme l'a dit Sarah, c'est un anniversaire important,
Isabella. Je me suis dit que vous deviez absolument le fêter.
Touchée par tant d'attention et complètement séduite par la
chanson interprétée en son honneur, elle se blottit entre ses
bras, inhala le musc de son eau de toilette et accueillit la
douceur de sa joue contre la sienne.
Lorsque la dernière note retentit, un énorme « hourra » se
fit entendre, ainsi que des salves d'applaudissements et de
félicitations.
– Profite bien de ta soirée et de tes invités, lui murmura JR
en la libérant de son étreinte. Je te retrouverai plus tard.
Elle le suivit du regard, les jambes en coton, faisant de son
mieux pour s'extraire de ce bien-être, de cette torpeur.
Elle ne s'était pas rendu compte à quel point elle était
appuyée contre lui durant la danse...
Dix minutes plus tard, le dîner était servi dans la grande
salle, les roses rouges trônant sur les nappes en lin égayées
de bougeoirs.
Elle pensait que JR serait assis à côté d'elle, mais il choisit
de s'installer ailleurs, la laissant avec son père et ses frères
et sœurs.
Cette contradiction la déstabilisa.
Qu'est-ce que cela signifiait ? JR cherchait-il à lui laisser de
l'air ? Respectait-il son souhait de ne pas s'engager dans
une relation avec lui ? Ou alors s'était-elle méprise sur ses
intentions depuis le début ?
Pourtant, depuis le début de la soirée, son attitude prouvait
le contraire. Il ne l'avait pas quittée des yeux. Et elle passait
son temps à le chercher du regard, se demandant à chaque
instant ce qu'il faisait.
Après le dîner, elle fut littéralement submergée de cadeaux
– dont des CD de son groupe tejana préféré.
Elle remercia chacun pour sa gentillesse, puis on servit le
gâteau au chocolat.
Les invités bavardaient entre haut et bas, gagnés une douce
torpeur. La soirée tirait à sa fin.
Ce fut le moment que choisit JR pour revenir près d'elle. Il
lui tendit un petit paquet brillant entouré d'un joli nœud
rouge.
– Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle.
– Un petit quelque chose de ma part.
– Vous m'avez déjà bien trop gâtée, remarqua-t-elle, faisant
allusion à la soirée. Ce n'était pas la peine d'ajouter un
cadeau.
– Je sais, mais ça me fait plaisir. Ouvrez-le vite !
Retirant le papier et le nœud rouge, elle souleva le
couvercle et découvrit à l'intérieur un admirable collier de
créateur en argent et pierre d'onyx.
Émerveillée par la beauté de cette pièce d'art, elle la sortit
de sa boîte et la fit glisser entre ses doigts pour admirer le
travail de tressage de la pierre et de l'argent.
– C'est magnifique, JR.
– Il a été créé par l'un des artisans de la Fiesta. Je l'avais
remarqué l'autre jour, et je me suis dit que c'était le genre
de pièce que vous aimeriez sans doute porter.
– Je ne sais que vous dire. Merci.
– Tout le plaisir est pour moi, répondit-il en lui prenant le
collier des mains et en ouvrant le fermoir. Laissez-moi
faire.
Elle inclina la tête et fit passer ses longs cheveux sur une
seule épaule. Il lui passa l'extraordinaire pièce artisanale
autour du cou et boucla le fermoir.
Tandis que les mains de JR frôlaient ses épaules dénudées,
elle sentit le désir s'emparer d'elle comme un vertige. Son
cœur battait à tout rompre tandis qu'elle caressait la pierre
noire.
Les mains de JR descendirent doucement le long de ses
bras, et elle lutta pour ne pas se retourner et plonger son
regard dans le sien.
Elle se sentait fléchir, elle ne pouvait plus nier son désir
pour cet homme, pas plus que les sentiments qu'il lui
inspirait.
Quand elle se retourna, leurs regards se rencontrèrent, et
elle lut dans celui de JR non seulement la passion et le
désir, mais aussi l'émotion qui l'étreignait en cet instant
magique.
– J'ai encore autre chose pour vous, lui dit-il.
Accompagnez-moi à la voiture.
– Arrêtez, c'est trop !
JR eut un petit rire.
– Ne me remerciez pas tout de suite pour ce cadeau-là, vous
pourriez bien avoir envie de me le rendre.
Elle le suivit avec curiosité.
Comme ils sortaient du restaurant, elle s'attendait à ce qu'il
lui prenne la main – pour être tout à fait honnête, elle
voulait qu'il lui prenne la main ! Mais il n'en fit rien.
Déçue, elle marcha à son côté comme si de rien n'était.
Ils arrivèrent à sa voiture, où Toby les attendait, posté à
côté du coffre.
Toby n'était pas à la fête. Ou du moins, elle ne l'avait pas
remarqué. Que pouvait-il donc bien faire là ?
– Que se passe-t-il ? demanda-t-elle.
– Votre second cadeau a besoin d'une nounou, expliqua JR.
Perplexe, elle regarda Toby sortir du coffre de la voiture
une boîte en carton et la passer à JR.
Ce dernier sortit de la boîte une petite boule de poil roux et
la lui tendit.
Le chaton qu'elle avait vu à la Fiesta !
– Emmenez-le chez vous et voyez si vous faites bon
ménage. Au cas où la cohabitation serait difficile, dites-le-
moi. Je lui offrirai l'hospitalité au ranch.
– Mais, je n'ai pas de quoi le nourrir ce soir, murmura-t-elle
en caressant la petite tête, conquise.
– Il y a tout ce qu'il faut pour manger et pour jouer, sans
oublier la litière.
Elle prit le chaton dans ses bras sans trop savoir si elle
devait accepter ou non ce cadeau.
– C'est bien le chaton que les enfants nous avaient montré ?
JR acquiesça.
– Je savais que c'était un déchirement pour vous de le
laisser, alors j'ai pensé que vous y teniez vraiment. J'ai suivi
les enfants et leur ai dit que je le prenais. Si j'ai eu tort et
qu'en fin de compte vous n'en voulez pas, je le prendrai
chez moi.
Il avait senti à quel point elle désirait le petit animal !
Elle était abasourdie de voir à quel point il la connaissait
déjà bien, mais en même temps, elle ne pouvait s'empêcher
de le trouver un tantinet trop sûr de lui.
Elle n'en continua pas moins à câliner le chaton.
– J'avoue que Baron et le chaton ont eu quelques moments
difficiles, mais ils ont l'air de se supporter, maintenant.
Alors si je dois le ramener chez moi, ça ne posera pas trop
de problèmes. Mais prenez-le, vous verrez bien.
Elle caressait toujours le chaton.
– Ça m'ennuie de devoir le laisser seul à la maison pendant
que je travaille... Mais peut-être pourra-t-il m'accompagner
à l'atelier ?
JR sourit et se tourna vers son employé, désignant la
camionnette blanche de Luis.
– Toby, veux-tu transférer les affaires du chat à l'intérieur ?
– D'accord, patron.
Toby sortit de la voiture de JR un grand carton et un sac
puis les chargea dans la camionnette.
– Sarah t'attend à l'intérieur, l'informa JR.
Un éclair traversa le regard de Toby, qui se précipita vers le
restaurant.
Enfin, JR reporta toute son attention sur elle, et ils se
dévorèrent du regard, comme possédés l'un par l'autre.
Dans le clair-obscur de la lune argentée, elle songea aux
mots attentionnés, aux gestes délicats qu'il avait eus pour
elle, au parfum de musc qui émanait de sa peau, et elle
sentit la tête lui tourner.
S'il ne se décidait pas à faire le premier pas, elle le ferait,
elle ! Peut-être regretterait-elle le lendemain, mais pour
l'instant rien d'autre n'avait d'importance.
Tenant le chaton d'une main, elle tendit l'autre vers la joue
de JR et effleura sa barbe naissante, découvrit la chaleur de
sa peau.
Veillant à ne pas faire de mal au chaton, elle attira ses
lèvres vers les siennes et l'embrassa. Doucement d'abord.
Puis, comme leurs souffles se mêlaient, le baiser se fit plus
profond, pour atteindre une intensité torride.
Jamais elle n'avait ressenti un tel désir, et elle craignit tout
à coup que cela ne lui arrive plus jamais.
Si seulement elle pouvait écouter son corps plutôt que sa
tête, si seulement elle parvenait à lâcher prise, à oublier sa
liste ne serait-ce que quelques heures !
« Laisse-toi aller, lui murmura une petite voix. Vas-y. »
Mais elle n'y arrivait pas. Pas ce soir, pas encore. Une
décision aussi grave ne devait pas se prendre à chaud. Si
elle décidait de faire l'amour avec William Fortune, ce
serait en pleine connaissance de cause, parce qu'elle aurait
décidé de passer sa vie avec lui. Mais en cet instant, elle
était loin d'avoir la tête froide !
Elle relâcha donc son étreinte et mit un terme à leur baiser.
– Je serais très heureux de vous ramener à la maison,
proposa JR, sans préciser de quelle maison il parlait.
Mais, au fond, le problème n'était pas là.
– Je crois qu'il est préférable que je rentre avec mon père,
répondit-elle.
– Certaine ?
Non, elle ne l'était pas. Pouvait-elle réellement envisager de
se lier avec un homme dont la façon de vivre et la culture
étaient si différentes des siennes ?
Elle verrait les choses plus clairement le lendemain matin.
– On peut en reparler demain ?
– Je comprends, dit JR, je préfère que vous soyez en accord
avec vous-même, quelle que soit votre décision. La nuit
porte conseil.
Des pas se dirigeaient vers eux.
– Je vous dérange ? plaisanta son père.
– Non, papa.
Il n'y avait rien à interrompre, en effet, car la peur qu'elle
ressentait à l'idée de s'engager avec JR avait déjà stoppé
leurs élans.
– Bonne nuit, dit JR. Isabella, je vous appelle demain
matin.
Elle le remercia encore une fois.
Comme elle s'installait dans la camionnette de son père,
elle fut prise d'une envie presque irrésistible de le rattraper
et de lui dire qu'elle restait avec lui.
Mais elle le regarda s'éloigner vers le restaurant.
Lorsque son père prit la direction de San Antonio, elle sut
qu'elle allait regretter sa décision toute la nuit.

JR retourna au restaurant pour régler sa note. Il informa


José qu'il paierait aussi les consommations des invités qui
traînaient encore au bar, mais la plupart avaient déjà pris
congé.
De retour à sa voiture, il alluma la radio et prit la direction
du ranch.
Lorsqu'il avait embrassé Isabella au milieu des fleurs
sauvages, il avait cru qu'il ne pourrait jamais rien lui arriver
de mieux. Mais il s'était trompé. Leur deuxième baiser avait
été encore plus torride que le précédent.
Ce soir, il avait en tout cas acquis une certitude : Isabella
était bien la femme de sa vie.
Tout se mettait en place comme il le souhaitait. Et s'il
connaissait la jeune femme aussi bien qu'il le croyait, à
l'heure qu'il était, elle devait être en train de regretter d'être
rentrée avec son père et non avec lui.
Alors qu'un sourire se dessinait lentement sur ses lèvres,
son téléphone portable sonna.
L'espace d'un instant, il crut que c'était elle.
Peut-être demanderait-elle à rentrer avec lui, cette fois ?
Mais il reconnut la voix de son père.
– Fils, je voulais te parler de quelque chose ce soir, après la
soirée d'Isabella. Mais tu étais déjà parti, et je n'ai pas
réussi à te voir.
– Que se passe-t-il ?
– J'ai discuté avec Patrick, et nous pensons qu'il serait
temps de réagir plus énergiquement aux menaces que nous
recevons.
Cela doucha d'un coup ses songes romantiques.
– Que comptes-tu faire ?
– Il n'y a pas grand-chose à faire tant que l'on n'aura pas
trouvé les auteurs de ces menaces et qu'on ne saura pas ce
qu'ils ont contre les Fortune et les Mendoza. Mais Patrick et
moi avons réussi à convaincre Lily de renforcer sa
protection à Double Crown, car les employés ne suffisent
pas. En ce moment même, je suis en route pour le ranch, et
je compte m'installer chez elle jusqu'à ce qu'on mette la
main sur les coupables.
JR acquiesça.
Lui aussi s'inquiétait pour sa tante Lily, d'autant plus qu'elle
était veuve. Quatre ans plus tôt, son mari, l'oncle Ryan,
était mort des suites d'une tumeur au cerveau, laissant Lily,
l'amour de sa vie. A présent, elle vivait seule.
– Et comme une mauvaise nouvelle n'arrive jamais seule,
poursuivit William, Cindy a eu un accident de voiture cet
après-midi.
– Oh !
Cindy Fortune avait toujours vécu de la manière dont elle
l'entendait. Divorcée trois fois et veuve une fois, elle ne
s'était privée d'aucun plaisir. A soixante-dix ans, avec ses
cheveux blonds cuivrés et ses œillades de séductrice, c'était
toujours une belle femme, capable de subjuguer un homme.
Il n'avait jamais été proche d'elle, comme la majorité des
membres de la famille, d'ailleurs. Non seulement elle avait
un côté théâtral et autodestructeur, mais elle se prenait pour
le centre du monde.
– Que s'est-il passé ?
– Sa voiture est sortie de la route.
– Est-ce qu'elle est gravement touchée ?
– D'après ce que j'ai compris, elle souffre d'une commotion
cérébrale et de plaies diverses. Elle a été hospitalisée, mais
elle devrait s'en sortir.
– Tant mieux.
L'alcool était peut-être pour quelque chose dans cet
accident...
– Le problème, lui dit son père, c'est que Patrick et moi ne
croyons pas à la thèse de l'accident. Pas après les incendies
criminels et les lettres de menaces dont nous avons été
l'objet.
JR resta muet. Son père n'allait-il pas un peu loin ?
– Je pense qu'aucun membre des familles Fortune et
Mendoza n'est tout à fait en sécurité, ajouta son père. Veille
bien sur Isabella. Je sais bien qu'elle n'est qu'une cousine au
deuxième degré du côté des Mendoza de Red Rock, mais
nous ne savons pas de qui ou quoi les agresseurs veulent se
venger. JR serra les poings.
La virulence de son émotion l'étonnait lui-même. S'il
arrivait quoi que ce soit à Isabella» il ne savait pas de quoi
il serait capable.
– Ne t'inquiète pas, papa, je ferai attention à elle.
Il ralentit en arrivant à un stop. Quand la voie fut libre, il fit
demi-tour et reprit la direction de San Antonio.
Il allait la rejoindre et la protégerait, qu'elle soit d'accord ou
pas.

Au même moment, dans un lit d'une clinique de Red Rock,


Cindy Fortune se réveillait, la tête endolorie. Tout tournait
autour d'elle, et elle se sentait défaillir.
Malgré le brouillard dans lequel elle flottait, elle essaya de
comprendre ce qui lui était arrivé.
Un accident de voiture. C'est tout ce dont elle se souvenait.
Elle avait été blessée, aussi. Si les douleurs n'étaient pas
trop insupportables, les plaies, elles, étaient sérieuses.
Oh, Seigneur, pourvu que ces coups de marteau cessent
dans sa tête, qu'elle puisse reprendre ses esprits !
Elle était venue à Red Rock pour tenter de se réconcilier
avec sa fille. De ses quatre enfants, Frannie était celle dont
elle se sentait la plus proche, même si en réalité elles
avaient toujours eu des relations plutôt agitées.
Elles s'étaient retrouvées pour déjeuner ce jour-là, et les
choses avaient... Bref, ça ne s'était pas très bien passé, mais
Frannie tenait visiblement à leur donner une chance à
toutes les deux d'avoir une relation plus harmonieuse.
Mais la voiture ? L'accident ?
Ah oui, les choses lui revenaient à présent.
Après avoir quitté le restaurant, elle roulait normalement,
quand elle avait tout à coup perdu le contrôle de son
véhicule et était sortie de la route.
Elle se souvenait d'avoir enfoncé la barrière de sécurité et
dévalé une pente...
Le choc avait été rude et, bloquée à sa place de conductrice,
elle avait été soulagée de perdre connaissance, tant la
douleur avait été vive.
Maintenant, elle était à l'hôpital, voilà tout ce qu'elle savait.
– Mademoiselle Fortune ? appela quelqu'un.
Cindy, qui n'avait jamais pris le nom d'aucun de ses maris,
tourna la tête dans la direction de la voix et distingua la
forme d'un homme avec un uniforme et un badge.
– Oui, répondit-elle en clignant des yeux pour essayer de
clarifier sa vision.
– Connaissez-vous des gens qui pourraient vous vouloir du
mal ?
En vérité, à soixante-dix ans, elle avait bien son lot
d'ennemis habituels, mais personne ne lui vint à l'esprit sur
le moment.
– Que voulez-vous dire ?
– Je voulais vous informer que vos freins avaient été
sabotés.
Elle essaya de saisir toute la portée de ce qu'elle venait
d'entendre.
Ce type lui disait tout simplement que l'on avait voulu la
tuer !
Une image lui traversa l'esprit : la lettre anonyme qu'elle
avait reçue deux mois auparavant.
« Un membre de la famille Fortune n'est pas celui que tu
crois », disait cette lettre.
Mais elle n'avait pas été la seule à la recevoir. Patrick et
William, ses frères, avaient eux aussi reçu les mêmes lettres
anonymes. De même que sa belle-sœur Lily. Les choses
avaient même pris une tournure inquiétante, puisqu'il y
avait eu deux incendies criminels, l'un chez Red et l'autre
peu après au ranch Double Crown.
Malgré tous ses efforts, elle ne comprenait pas ce qu'il lui
était arrivé et pourquoi cela lui était arrivé. Elle n'avait pas
la force d'expliquer à cet officier de police qu'il pourrait y
avoir un lien avec les incidents survenus dans sa famille.
Voilà qu'elle s'évanouissait de nouveau. Elle essaya de
résister, mais c'était impossible.
A quoi bon, de toute façon ?
Soudain, dans un éclair de lucidité, une pensée absolument
incroyable s'imposa à elle : elle le méritait. Elle méritait
d'être punie pour ce qu'elle avait fait.
–9–

– Quelle soirée ! s'exclama le père d'Isabella en la


reconduisant chez elle. Ça a dû lui coûter une petite
fortune, à JR. Je n'avais pas mesuré que vous étiez si
proches, tous les deux.
– C'est compliqué, répondit Isabella.
Mais, en vérité, elle se demandait si ce n'était pas elle qui
compliquait volontairement les choses, à force de faire un
pas en avant et un pas en arrière.
Il était flagrant que JR tenait à elle. Pour ne rien gâter, il
était aussi très généreux et attentionné. Et pour couronner le
tout, une extraordinaire attirance physique existait entre
eux.
Alors, pourquoi avait-elle décidé de rentrer avec son père et
non avec lui ?
Par délicatesse, son père ne lui posa pas de questions,
sentant qu'elle ne tenait pas à poursuivre sur ce sujet. Vingt
minutes plus tard, il la déposait au bas chez elle, un petit
deux-pièces situé dans un quartier calme aux portes de San
Antonio. Il l'aida à rentrer ses cadeaux, ainsi que le chaton
et toutes ses petites affaires, puis il lui souhaita une bonne
nuit et repartit chez lui.
Voilà, elle était enfin seule chez elle – seule avec son
chaton, qu'elle avait décidé de baptiser Rusty.
Elle se déchaussa, s'écroula sur le canapé et regarda Rusty
prendre possession des lieux.
– Alors, tu en penses quoi, mon petit copain ?
Quand on frappa à la porte, un frisson d'angoisse la
parcourut.
Elle jeta un œil au réveil, qui affichait 22 h 47.
Impensable, une visite à cette heure !
Elle interrogea Rusty du regard, mais celui-ci ne
s'intéressait pas le moins du monde à ce qui se passait.
Mais qu'espérait-elle donc, de la part d'un chat ? Elle aurait
dû avoir le réflexe de prendre un chien lorsqu'elle avait
loué cet appartement.
On toqua de nouveau à la porte, avec plus d'insistance cette
fois.
Elle ne répondit toujours pas, espérant que l'individu se
rendrait compte qu'il s'était trompé d'adresse. Puis comme
on insistait, elle s'approcha de la porte sans l'ouvrir.
– Qui est là ? lança-t-elle en faisant la grosse voix.
– C'est moi, Isabella, répondit JR.
Une bouffée de soulagement mêlé de curiosité la
submergea.
Que faisait-il là ? Avait-il décidé de prendre les choses en
main ?
Quoi qu'il en soit, elle se réjouissait de son initiative.
Lassée de se débattre avec le désir qu'elle avait de le voir,
elle balaya tout ça et ouvrit la porte.
Lorsque JR entra chez elle, elle eut l'impression qu'il
occupait entièrement l'espace, à la fois par son charisme et
par sa taille.
Il enleva son chapeau, l'air quelque peu embarrassé.
– Je suis confus de vous déranger à une heure si tardive,
mais je viens d'apprendre que Cindy Fortune a eu un
accident de voiture assez suspect cet après-midi, et je
n'étais pas rassuré de vous savoir seule chez vous.
Un frisson d'angoisse la parcourut.
– Que s'est-il passé ?
– Mon père vient de parler à la police, et il semblerait que
ses freins aient été sabotés. Sa voiture a traversé les
barrières de sécurité avant de sortir de la route.
Elle ne connaissait pas la victime, mais elle fut peinée et
choquée par la nouvelle.
– Qui peut bien en vouloir ainsi à cette pauvre femme ?
– Nous n'en savons rien. Mais en raison des lettres de
menaces reçues par nos familles, tout le monde est de plus
en plus inquiet.
Effarée par ce qu'il était en train de lui dire, elle secoua la
tête.
Que pouvaient bien signifier ces lettres de menaces et ces
incendies ?
– Lorsque j'ai eu vent de ces lettres, j'ai d'abord cru à une
blague, dit-elle d'une voix blanche.
– Comme tout le monde.
– Quant aux incendies, c'est plus inquiétant. Mais trafiquer
les freins de quelqu'un ? C'est effrayant. Comment va votre
tante ?
– Ça va, mais elle aurait pu y laisser la vie.
Il se dirigea vers le canapé.
– Et si l'on s'asseyait pour en parler ?
– D'accord.
Elle s'assit, et il prit place à côté d'elle.
Posant son chapeau sur l'accoudoir, il se tourna vers elle,
l'air soucieux. L'intensité de son regard trahissait son
émotion.
– Mon père est en route pour Double Crown. Il va
s'installer quelque temps chez Lily. J'aimerais rester avec
vous ici ou vous ramener avec moi au ranch.
Elle était touchée qu'il se fasse du souci pour elle, même si
elle n'était pas tout à fait convaincue de la gravité de la
situation.
Qui pouvait vraiment en vouloir aux Fortune ou aux
Mendoza ? Y avait-il une véritable menace ?
Seul un dérangé pouvait être derrière tout cela... Et dans ce
cas, oui, il était évident que ces menaces étaient à prendre
au sérieux.
Elle se retourna vers JR, frôlant son genou.
– Vous pensez que c'est imprudent que je reste seule chez
moi ?
Il lui prit la main et la caressa du bout du pouce.
– Je ne sais que penser de la situation, j'ignore qui est
derrière tout ça. Mais une chose est sûre : le temps que
Cindy reprenne ses esprits et puisse témoigner, personne ne
sera vraiment en sécurité.
Elle frémit. La présence de JR chez elle et cette caresse
troublante lui mettaient les sens en émoi. Elle n'arrivait déjà
plus à réfléchir clairement.
– Pour vous dire le fond de ma pensée, reprit tout bas celui-
ci, je ne supporterais pas qu'il vous arrive quoi que ce soit.
La sincérité de ses paroles et de son regard la touchèrent au
plus profond d'elle-même. A son tour, elle lui prit la main
et la serra très fort.
– Bien, dit-il. Je prends le canapé, ou vous réunissez
quelques affaires et je vous emmène ?
– Vous ne me donnez pas vraiment le choix...
Mais cela n'avait plus grande importance. Ce qu'elle voulait
ce soir, c'était rester avec lui, menaces ou pas.
– Je peux vous conduire chez votre père, si vous préférez.
Vous vous sentirez plus à l'aise.
Effectivement, elle aurait dû se sentir plus à l'aise avec son
père qu'avec JR, qui était quand même étranger à la famille.
Mais, curieusement, ce n'était pas le cas.
– Voulez-vous rester avec moi ici ? suggéra-t-elle. Ce serait
un peu long de rentrer chez vous à cette heure-ci.
– Comme vous voulez.
Immobile au milieu du salon, elle jeta un œil embarrassé
sur le canapé qu'elle avait justement choisi pour sa petite
taille, son salon mesurant moins de dix mètres carrés.
– J'ai bien peur que vous ne dormiez pas très bien là-
dessus.
Il y avait bien une autre possibilité à laquelle ils songeaient
tous deux, mais ni l'un ni l'autre n'osaient l'évoquer.
JR haussa les épaules.
– Ne vous inquiétez pas pour moi, ça ira très bien.
Devait-elle ou non aller lui chercher un oreiller et une
couverture ?
Évidemment, son lit était immense et serait mille fois plus
confortable pour JR qu'un canapé où il serait incapable de
loger ses jambes...
– A votre avis, pourriez-vous partager mon lit sans que cela
pose problème ?
JR eut un sourire espiègle.
– Il n'y aura pas de problème, je suis un gentleman.
Mais voulait-elle vraiment qu'il se comporte en gentleman,
ce soir ?
D'un côté, elle ne le souhaitait pas, mais, par prudence, elle
préféra mettre tout de suite le holà.
– Nous sommes tous deux adultes, dit-elle.
Oui, bien sûr, mais que voulait-elle dire par là ? Qu'ils
étaient assez grands pour contrôler leurs pulsions ou pour
assumer les conséquences de leurs actes ?
Elle lui tendit la main pour l'aider à se mettre debout.
– Voilà longtemps que je n'ai pas eu une bonne nuit de
sommeil, mais après ce que vous venez de me dire au sujet
de votre tante, je pense que j'aurais eu du mal à m'endormir
si vous m'aviez laissée seule. Je vous remercie d'avoir fait
toute cette route rien que pour veiller sur moi. C'est
pourquoi je m'en voudrais de vous faire dormir sur le
canapé. Je n'ai pas envie de vous retrouver demain avec un
torticoli et un lumbago !
– Si cela vous met plus à l'aise, je peux dormir au-dessus
des couvertures et vous en dessous, proposa JR.
Et si elle avait envie d'autre chose ?
Nom d'un chien, voilà que ça lui reprenait ! Et lui qui
restait là, debout au milieu de la pièce, séduisant en diable,
complètement soumis, à attendre qu'elle lui indique où il
devait dormir !
S'approchant de JR, elle posa la main sur le revers de sa
superbe veste western et sentit son cœur qui battait à tout
rompre.
La chaleur de son corps mêlée à l'odeur de sa peau mit
littéralement ses sens en ébullition.
Durant quelques secondes, elle lutta avec sa conscience, se
demandant si elle voulait vraiment de cet homme qui
s'offrait ainsi à elle sans réserve. Et puis, tout à coup, elle
cessa de se torturer.
Elle plongea les yeux dans les siens, et la passion qu'ils
avaient repoussée quelques semaines auparavant resurgit
avec une force démultipliée.
Le pourrait-elle ? Pourrait-elle faire abstraction de sa liste
le temps d'une nuit ? S'autoriserait-elle à s'abandonner à cet
homme comme elle le désirait au plus profond d'elle-
même ?
Le simple fait d'entrevoir cette possibilité la faisait vibrer
de tout son être.
Percevant son indécision, JR lui adressa le plus doux des
sourires.
– Comme je vous l'ai dit, je ne ferai rien que vous ne
désiriez pas. Je m'en remets à vous. A vous de me dire si je
dois dormir au-dessus des couvertures ou si vous voulez
que je me glisse avec vous entre les draps.
– Je ne suis pas certaine de choisir la seconde option.
– Ce n'est pas grave, j'attendrai le temps qu'il faudra.
Elle regarda l'heure et constata qu'il n'était pas si tard que
cela.
– Aimeriez-vous boire un déca ou préférez-vous vous
coucher tout de suite ?
JR eut un sourire sexy et haussa un sourcil d'un air
prometteur.
Elle croisa les bras, réprimant un sourire.
– Vous vous méprenez ! Je voulais juste savoir si vous
aviez sommeil.
– En fait, oui. Je me suis levé à 4 h 30 du matin. Je suis
épuisé. Mais, encore une fois, c'est à vous de décider.
Elle le savait bien, JR n'était pas le genre d'homme à laisser
quelqu'un d'autre gérer une situation délicate.
Il lui démontrait ce soir qu'il était capable de lâcher prise et
de s'en remettre à sa décision, et elle lui en fut
reconnaissante.
– Très bien, fit-elle, avec un petit air provocant, heureuse
de pouvoir décider pour deux. Venez, je vous montre la
chambre.
Elle lui ouvrit la porte sur le grand lit recouvert d'un plaid
vert et violet qui semblait occuper tout l'espace de la
chambre.
Puis elle lui montra la salle de bains et lui remit une
serviette et une brosse à dents neuve.
Pendant qu'il se douchait, elle installa la litière de Rusty,
renouvela son eau et lui donna à manger. Après quoi, elle
décida de laisser une lampe allumée dans le salon pour que
le petit chat ne soit pas dans le noir.
Lorsque la douche s'arrêta, elle se précipita dans la
chambre et se mit à farfouiller fiévreusement dans le tiroir
où elle rangeait ses déshabillés, afin de trouver quelque
chose de convenable. Mais qu'est-ce qui était convenable,
en l'occurrence ?
JR fut vite de retour dans la pièce, et elle dut se résoudre à
prendre la première chose qui lui tomba sous la main.
Le torse nu, vêtu de son seul pantalon, il tenait ses bottes
d'une main et sa chemise et sa veste de l'autre.
Elle admira sa large carrure et ses abdominaux d'athlète,
qui témoignaient d'une pratique sportive aussi régulière
qu'ancienne.
Il était irrésistible, avec ces gouttelettes d'eau qui
étincelaient dans ses cheveux et sur son torse !
– Je... euh, je vais me changer, balbutia-t-elle en montrant
la salle de bains. Je reviens tout de suite.
Puis elle alla s'enfermer dans la salle de bains et regarda ce
qu'elle avait à la main.
C'était le déshabillé le plus sexy de son tiroir, la nuisette
jaune pâle qu'elle venait d'acheter, avec de toutes fines
bretelles et des broderies sur la poitrine.
Il allait vraiment croire qu'elle lui faisait le grand jeu...
Mais il était trop tard pour changer, maintenant.
Elle se doucha rapidement et retourna dans la chambre, où
elle trouva JR étendu en travers du lit, toujours torse nu et
plus séduisant que jamais.
Que portait-il pour dormir ? Pyjama, caleçon, boxer, rien
du tout ?
C'était idiot, mais elle mourait d'envie de le lui demander.
Mais ce n'était pas le moment. Il était manifestement
absorbé dans la contemplation de sa nuisette, comme s'il
pouvait voir à travers.
Mon Dieu, et si c'était le cas ?
Elle eut l'impulsion de se changer, de chercher quelque
chose de moins sexy, puis elle laissa tomber et préféra se
glisser vite entre les draps... Avant de se rendre compte
qu'elle avait oublié d'éteindre la lumière.
– J'y vais, dit JR.

Ils étaient maintenant allongés côte à côte.


La lampe allumée dans le salon pour Rusty dispensait juste
assez de clarté pour qu'ils puissent se deviner l'un l'autre.
Isabella voulait se sentir détendue, mais elle en était
incapable.
Peut-être JR préférait-il dormir dans une parfaite
obscurité ?
Comme il ne disait rien, elle ne lui posa pas la question.
– Merci pour cette merveilleuse soirée, dit-elle, préférant
reprendre la conversation. Ce n'était vraiment pas la peine,
mais c'était extraordinaire. Grâce à vous, je n'oublierai
jamais la soirée de mes trente ans.
JR se tourna vers elle.
– Vous êtes quelqu'un d'unique, Isabella. Comment aurais-
je pu ignorer un événement de cette importance ?
– Merci, répéta-t-elle en le dévisageant.
Elle le trouvait encore plus séduisant de si près.
La forteresse qu'elle avait essayé de construire autour d'elle
s'effritait lamentablement.
Comme douée d'une volonté propre, sa main se porta vers
lui. Doucement, elle lui caressa la joue, dessinant du pouce
le contour de son menton.
JR réagit à ce geste en déposant un baiser dans le creux de
sa main.
– Il n'y a rien que je désire plus que de te faire l'amour,
mais je n'abuserai pas de la situation. Endors-toi sans
crainte, ma chérie.
Sa gentillesse acheva de la faire basculer. Elle se sentait
prête à céder.
Si elle l'embrassait maintenant, il serait trop tard pour faire
marche arrière, et les dés seraient jetés. Mais que se
passerait-il si elle ne l'embrassait pas ?
Elle raterait une occasion merveilleuse de connaître l'amour
entre les bras de cet homme, un amour d'une autre
dimension...
Non, elle pouvait en rester là, elle en avait la force.
Se redressant sur un coude, elle lui souhaita bonne nuit.
Mais tandis qu'elle déposait une chaste bise sur la joue
râpeuse de son invité, son coude glissa, et ses lèvres vinrent
soudain se presser contre celles de JR.
Leurs souffles se mêlèrent en un baiser de seconde en
seconde plus langoureux, plus passionné.
Elle aurait dû en rester là, reculer avant qu'il ne soit trop
tard, mais c'était si bon, et elle se sentait si bien ! Sa fichue
liste n'avait plus aucune importance, maintenant.
Car elle avait choisi. Elle avait choisi les bras de JR, elle
avait choisi de se fondre en lui.
Enivrée par l'odeur musquée de sa peau, elle ferma les yeux
et se laissa emporter dans un tourbillon de désirs enfiévrés.
S'agrippant à ses cheveux, elle pressa sa bouche contre la
sienne et y enfonça profondément la langue, goûtant un
plaisir indicible.
L'espace d'un instant, elle oublia où ils étaient, qui ils
étaient. Elle ne songeait plus qu'à son désir et à la certitude
qu'il allait se passer entre eux quelque chose
d'extraordinaire.
JR recevait ses assauts en gémissant et suivait de la main la
courbe de ses reins et de ses fesses.
Elle rompit leur baiser le temps de reprendre son souffle et
de réguler les battements de son cœur.
– Et maintenant ? fit-elle.

JR ne put réprimer un petit rire.


– Alors, comme ça, c'est à moi de prendre la main,
maintenant ? Je peux dormir, si tu préfères.
Plus facile à dire qu'à faire ! Il pouvait toujours se
retourner. Quant à dormir, c'était peine perdue, dans l'état
d'excitation où il se trouvait. Tant de testostérone et
d'adrénaline avaient de quoi vous rendre fou !
– Je m'en remets complètement à toi, murmura-t-il, répétant
ce qu'il lui avait déjà dit.
C'était Isabella qui avait toujours mis un frein à leur
relation et il voulait qu'elle assume son désir jusqu'au bout.
Ainsi, elle n'aurait aucun regret lorsqu'ils passeraient à
l'acte.
Penchée au-dessus de lui, elle était visiblement la proie de
ses démons.
Cette incertitude était devenue pour lui une telle habitude
que cela ne faisait que stimuler son désir.
– Et si l'on regrettait, tous les deux, demain matin ?
demanda-t-elle.
– Toi peut-être, mais pas moi, répondit-il.
Elle lui adressa alors un sourire tellement sexy qu'il faillit
rouler sur elle. Sur ce, elle se pencha un peu plus, glissa les
bras autour de son cou et l'embrassa avec une infinie
douceur.
Une chaleur incroyable se répandit dans tout son corps, et
un désir d'une puissance inconnue s'empara de lui.
De nouveau, leur baiser se fit profond, et il goûta les
moindres replis de sa bouche pendant que ses mains
s'aventuraient sur les rondeurs de ses hanches et dans le
creux de ses reins.
Du pied, elle repoussa les couvertures, réduisant au
maximum l'écart qui les séparait.
Il vint à son aide avec un plaisir non dissimulé, et ils
s'étreignirent enfin sans retenue.
Puis Isabella se cambra contre lui, aguicheuse, comme elle
cherchait à exacerber encore son désir et, s'accrochant à lui,
elle émit un profond gémissement.
Le désir de lui faire l'amour était devenu tel que c'en était
presque insupportable.
D'une main tâtonnante, il commença à lui enlever sa petite
nuisette, en espérant ne pas la déchirer dans le feu de
l'action.
Il aurait voulu se lever pour se déshabiller lui-même une
fois pour toutes, mais il ne pouvait s'arracher à ce baiser
enivrant.
Tandis que leurs langues se cherchaient, se goûtaient et se
cherchaient encore, il sentit les doigts d'Isabella du côté de
sa braguette. D'une main, elle défit le bouton du jean tout
en continuant de lui caresser le torse de l'autre.
Une décharge électrique lui traversa le corps.
Il fit glisser son jean et l'aida à ôter sa nuisette, découvrant
une poitrine parfaite.
Pris d'un besoin irrépressible de la caresser, il prit un
mamelon dans la bouche, le goûta, le téta, la faisant crier de
plaisir.
Jamais il n'avait autant désiré une femme ! Il devait prendre
possession de son corps, il ne cesserait pas de l'enlacer et
de la titiller jusqu'à ce qu'elle perde la tête, il ne pouvait
plus attendre. Il voulait lui faire l'amour maintenant, la
satisfaire comme jamais personne ne l'avait fait avant lui.
Et alors, elle serait à lui à jamais.
Les mains d'Isabella effleurèrent son sexe en érection.
Le moment était venu.
Il se força pourtant à recouvrer son calme le temps de
chercher un préservatif dans son portefeuille. Depuis le
temps qu'il attendait ce moment, il s'en serait voulu de les
avoir oubliés chez lui !
Isabella l'aida à enfiler le préservatif, après quoi elle se
cambra et s'ouvrit au maximum pour l'accueillir au plus
profond d'elle-même.
Alors il la pénétra.
Il sentit une harmonie totale entre leurs deux corps, comme
s'ils se fondaient l'un dans l'autre, et il se mit à aller et venir
en elle sans réserve.
Ils atteignirent l'orgasme ensemble. Isabella cria son plaisir,
s'agrippant à lui de toutes ses forces, et il se laissa emporter
par une jouissance d'une intensité sans égale.
Ensuite, lorsqu'ils se furent apaisés, il la garda longtemps
serrée contre lui, comme s'il craignait de la perdre.
Il ne savait pas ce que l'avenir leur réservait, mais jamais il
n'avait imaginé vivre un tel amour. Une chose était
évidente : il allait épouser la femme avec qui il venait de
vivre cette chose magique.

Allongé au milieu des draps froissés, JR savourait son


premier réveil à côté d'Isabella. Regardant le jour percer à
travers les rideaux, il resserra son étreinte protectrice autour
de la jeune femme.
La poitrine d'Isabella se soulevait au rythme de sa
respiration. Et tandis qu'elle dormait, il huma la senteur
légère de son eau de toilette.
La nuit avait été absolument indescriptible.
Il s'était souvent demandé s'il pourrait un jour passer le
reste de sa vie avec une femme. Aujourd'hui, cette question
n'avait plus lieu d'être. Il l'avait trouvée, elle sommeillait en
ce moment même auprès de lui.
Ils n'avaient pas encore parlé d'avenir, et il espéra qu'ils
aborderaient le sujet prochainement, car en ce qui le
concernait, sa décision était prise. C'était Isabella qu'il
voulait, point final.
Restait à la convaincre, à lui faire accepter l'évidence...
Ce serait peut-être plus simple qu'il ne le pensait ? Après
tout, elle ne s'était pas montrée si difficile à convaincre
cette nuit.
Il remit en place une des mèches de la jeune femme et
déposa un baiser sur son épaule nue. Puis il retira
doucement le bras sur lequel elle appuyait sa tête et,
veillant à ne pas la réveiller, se glissa hors du lit.
Après une douche rapide, il irait voir dans la cuisine s'il y
avait de quoi leur concocter un petit déjeuner, puis il le lui
porterait au lit.
Quelle merveilleuse manière de démarrer la journée, et
quelle excellente occasion de parler d'avenir !
Il lui parlerait mariage, lui proposerait de réfléchir à une
date – le plus tôt serait le mieux. Ils parleraient enfants, car
il rêvait d'en avoir avec elle un plein minibus, une
ribambelle de garçons et de filles qui seraient le portrait
craché de leurs parents et porteraient le nom des Fortune.
Dans la salle de bains, il considéra béatement les murs vert
pâle, le rideau de douche couleur ivoire, et les moelleuses
sorties de bain colorées qui s'alignaient sur le porte-
serviette.
Une quantité invraisemblable de produits de beauté –
shampoing et après-shampoing à la poire, à la mangue,
lotion hydratante à l'aloe vera et autres lotions parfumées –
garnissaient l'étagère.
Il se ferait un plaisir de les ouvrir tous avec Isabella pour
choisir celui qu'il préférait.
Car il espérait bien qu'après leur nuit d'amour, elle serait
dans les mêmes dispositions que lui, déterminée à exiger
tout de lui : qu'ils soient amis, associés, amants...
Il entra dans la douche et ouvrit les robinets. En attendant
que l'eau soit à la bonne température, il remarqua, attendri,
un petit rasoir rose qu'il n'avait pas vu la veille.
Il n'avait jamais apprécié les femmes qui laissaient traîner
leurs affaires de toilette, en particulier chez lui, en
Californie. Il n'avait jamais aimé partager son espace vital,
son intimité avec ses conquêtes éphémères. Mais avec
Isabella, cela n'avait rien à voir.
C'était incroyable comme on pouvait changer ! se dit-il tout
en se savonnant de la tête aux pieds.
Il était impatient qu'Isabella vienne vivre chez lui. Dès
qu'elle accepterait, il se ferait une joie de lui faire de la
place pour tous ses flacons dans sa salle de bains, comme il
lui avait déjà fait une place dans son cœur.
– 10 –

Isabella s'étira et ouvrit lentement les yeux.


Le jour filtrait à travers les rideaux et l'arôme du café frais
flottait dans l'air. Elle était à peine couverte par une moitié
du drap, l'autre partie étant roulée en boule à ses pieds.
Alors qu'elle dormait seule la plupart du temps, elle fut
contrariée de se réveiller seule dans son lit ce matin. Elle
s'était endormie au creux des bras de JR, et elle aurait aimé
se réveiller aussi à son côté.
La nuit qu'ils venaient de vivre avait été au-dessus de ses
rêves les plus fous. William Fortune junior était un amant
merveilleux, le meilleur.
Certes, elle ne parvenait toujours pas à entrevoir une
possibilité de vie à deux...
Qu'allaient-ils faire à présent ? Que devaient-ils faire ?
Elle aurait aimé que la réponse soit simple, mais c'était
impossible. Très sincèrement, elle aurait voulu que JR soit
l'homme de sa vie, cependant elle hésitait toujours.
Une vie à deux, c'était beaucoup plus qu'une merveilleuse
nuit d'amour, même si ce genre de réflexion ne l'avait pas
trop préoccupée dans le feu de l'action. Et aussi fantastique
que puisse être leur entente sexuelle, elle demeurait
indécise quant à l'avenir de leur relation.
C'était ridicule. D'un côté elle avait besoin de temps pour y
penser, de l'autre elle aurait voulu que JR soit au lit avec
elle !
Elle se tourna et s'enroula dans le drap.
En fait, il lui posait une multitude de problèmes, ce n'était
décidément pas un homme pour elle.
Il était vrai qu'elle avait appris à le découvrir ces dernières
semaines, et l'expérience magique de la nuit précédente
remettait pas mal de choses en question. Qu'elle le veuille
ou non, il faudrait bien qu'elle analyse tout ça. Le problème
venait peut-être d'elle...
Quand bien même, elle n'avait pas envie d'y penser
maintenant. Elle n'avait pas envie de se considérer comme
quelqu'un qui craignait de s'impliquer. Ce n'était pas le
cas !
Pourtant, elle savait bien qu'elle tramait les traumatismes
du passé : ses parents avaient été très amoureux, ça ne les
avait pas empêchés de se séparer. Puis ils avaient tous deux
refait leur vie, et cette fois-ci durablement.
Son père s'était remarié et avait fondé une autre famille. Sa
femme était malheureusement décédée d'un cancer depuis,
mais il disait qu'il avait été très heureux avec elle. Par
contre, le remariage de sa mère avec son beau-père, malgré
l'amour qui les unissait, n'avait pas été aussi heureux qu'il
l'aurait dû...
Serait-ce le vécu de leur couple qui la perturbait à ce point
aujourd'hui ?
L'odeur du café embaumait l'appartement, lui faisant
terriblement envie.
JR était dans la cuisine, alors que c'était son rôle à elle de
préparer le petit déjeuner, comme toute bonne maîtresse de
maison qui se respecte.
– Bonjour, dit celui-ci en entrant dans la chambre, une tasse
fumante à la main, le café de madame est servi.
Elle le remercia d'un sourire, sans rien dire, préférant
détailler l'homme séduisant, aux cheveux encore humides
après la douche, qui se trouvait devant elle en caleçon bleu
pale.
On ne pouvait rêver plus sexy !
Ella avait envie de tout autre chose que de caféine, mais
l'idée la fit rougir et elle balaya ce fantasme de son esprit.
JR s'assit sur le bord du lit.
– Je ne suis pas aussi bon cuisinier qu'Evie, mais j'ai réussi
à préparer des œufs brouillés et du pain grillé.
– Vraiment, il ne fallait pas, protesta-t-elle, gênée.
– Mais ça me fait plaisir.
Ces attentions avaient beau être touchantes et délicates, elle
ne pensait pas que la place de JR soit ici, c'est-à-dire pas
seulement dans sa cuisine ou son appartement, mais aussi
dans sa vie.
Malgré tout, elle lui sourit en essayant de passer outre à ces
idées négatives.
D'où venait le problème ? Autour d'elle, un centaine de
femmes au moins se seraient damnées pour avoir la chance
de se réveiller dans les bras de JR Fortune.
Il posa la tasse de café sur la table de nuit pour prendre un
cadre en argent montrant les parents d'Isabella, l'une des
rares photos qu'elle ait d'eux ensemble.
– Je reconnais Luis, dit-il. C'est ta mère ?
Elle hocha de la tête.
– C'est un de leurs amis de l'époque qui avait pris la photo.
Mon père l'a retrouvée et me l'a donnée. Il savait que ça me
ferait plaisir.
– Ils ont l'air très jeunes et très heureux.
– Je pense qu'ils l'ont été pendant un temps. Le temps que
la passion s'éteigne pour laisser place à tout ce qui les
séparait. Après quoi, ils ont divorcé.
– C'est toujours plus difficile pour un jeune couple de tenir
le coup, argumenta JR. Les couples entre trente et quarante
ans sont plus diplomates et plus mûrs, donc plus à même de
régler leurs différends sans en arriver à la rupture.
Faisait-il allusion à leur propre relation, à leur faculté de
s'entendre si jamais ils décidaient de se marier ?
Mais cela ne la rassurait pas. Plus âgée lors de son
remariage et donc plus diplomate, sa mère avait tellement
pris sur elle pour sauvegarder son mariage qu'elle avait tout
oublié de sa vie à San Antonio, de sa famille, de ses amis,
bref, de ses origines.
– Hé, regarde qui voilà !
JR attrapa Rusty au vol et le déposa sur le lit. Elle se
redressa, se couvrant la poitrine avec le drap.
– Alors, mon petit copain, dit-elle en le caressant, tu as
passé une bonne nuit dans ta nouvelle maison ?
Le chaton ronronnait de contentement. Elle surprit le regard
de JR posé sur elle.
– Merci de me l'avoir offert, dit-elle. Je sens que nous
allons bien nous entendre tous les deux.
– En voilà un chaton chanceux, fit JR.
Elle lui fit un sourire aguicheur tout en redoublant de câlins
pour Rusty.
– On voit bien que tu aimes les animaux. Et les enfants, tu
les aimes aussi ?
Faisait-il allusion à une éventuelle famille, ou se faisait-elle
des idées ?
– Comme tout le monde, répondit-elle, préférant minimiser
son désir d'enfant plutôt que d'aborder ce genre de question
avec lui.
Car, pour être tout à fait sincère, elle avait envie d'en avoir,
mais avec l'homme idéal décrit dans sa liste.
JR était-il cet homme ? Il paraissait si sûr de lui, si sûr
d'eux...
Elle aurait voulu y croire, elle aussi. Elle ressentait de vrais
sentiments pour lui. Mais était-ce de l'amour ?
Bien sûr, cette nuit avait été indescriptible, mais cette
entente pouvait-elle les amener à lier leurs cœurs et leurs
vies à jamais ?
Elle l'ignorait.
Et si JR se lassait de jouer au cow-boy et était un jour tenté
de reprendre sa vie de businessman en Californie ?
Elle savait qu'elle ne pourrait pas être heureuse en dehors
de San Antonio ou de Red Rock. Et le divorce était hors de
question, surtout avec des enfants. Il n'était pas question
qu'elle impose à ses enfants ce que sa propre mère lui avait
imposé. Alors, que se passerait-il ?
– Quels sont tes projets aujourd'hui ? demanda JR.
– J'ai du travail, je vais passer la journée à l'atelier,
répondit-elle.
– Pourquoi ne préparerais-tu pas quelques affaires pour
t'installer au ranch ? Je passerai te prendre, ou je t'envoie
quelqu'un.
– Ça ira, je t'assure.
Elle s'était bien sentie un peu inquiète la veille au soir, mais
cela allait beaucoup mieux en plein jour.
– Tu as probablement raison, dit JR en posant la main sur
sa hanche. Mais tant que l'auteur des lettres de menaces
n'aura pas été arrêté, je ne serai pas tranquille.
Ces menaces étaient sérieuses, d'accord, mais elle trouvait
que JR forçait un peu le trait. Était-ce quelqu'un de
possessif, de dominateur, comme l'avait été son beau-père à
l'égard de sa mère ?
Elle ne pouvait s'empêcher de faire le parallèle.
– Merci, JR. J'apprécie ta sollicitude, dit-elle en sortant du
lit et en déposant Rusty par terre. Je serai prudente.
Sur ce, elle se dirigea vers la salle de bains, ferma la porte
derrière elle et s'enferma à double tour.
La nuit précédente, elle avait été tout à fait consentante
pour se donner à lui sans réserve et même s'engager dans
une histoire d'amour. Mais aujourd'hui, à la lumière du
jour, la vérité était tout autre.

En fin d'après-midi, alors qu'Isabella travaillait sur son


métier à tisser, la petite clochette de la porte tinta,
annonçant l'entrée d'un visiteur.
– J'arrive, lança-t-elle en arrêtant le métier.
Sarah n'était pas là pour s'occuper des clients, car elle avait
pris sa journée pour faire des achats. Toby l'avait invitée à
dîner ce soir, et elle voulait s'offrir quelque chose de joli à
porter. Elle était amoureuse...
Isabella se réjouissait pour elle, ils allaient vraiment bien
ensemble.
Elle se dirigea vers l'entrée de l'atelier et reconnut Julie
Osterman qui admirait les créations exposées en vitrine.
Comme Jane, Julie travaillait pour la Fondation Fortune,
elle était professeur et conseillère pour les adolescents en
difficulté.
– Bonjour, dit Isabella en s'approchant.
Julie se tourna vers elle, souriante.
– J'espère que je ne vous dérange pas ?
– Pas du tout.
Cette jolie brune aux yeux bleus devait avoir la trentaine.
Ce jour-là, elle était vêtue en noir de la tête aux pieds, et
seuls ses bijoux apportaient une touche d'originalité.
Elle aurait été beaucoup plus séduisante avec des vêtements
plus sophistiqués et plus colorés, songea Isabella.
– Quel superbe collier, la complimenta-t-elle. Et vos
bracelets aussi sont magnifiques.
– Merci, fit Julie en tendant le bras. Je les ai trouvés à la
Fiesta.
– Je peux faire quelque chose pour vous ?
– En fait, oui. Notre festival de printemps approche, et je
suis chargée ainsi que Suzan Fortune Eldridge de recruter
des vendeurs. Nous nous demandions si vous accepteriez
d'exposer vos tapisseries et vos couvertures. Peut-on
compter sur votre participation ?
Isabella lui sourit.
Elle aimait apporter sa contribution à des associations qui
œuvraient pour de nobles causes.
Sponsorisé par la Fondation Fortune, le festival de
printemps se déroulait toujours au mois de mai et
permettait de récolter des fonds pour ses œuvres. Tout le
monde à Red Rock attendait avec impatience cet
événement, qui comprenait des danses et des activités
artistiques, sans oublier le carnaval.
– Bien sûr, et je reverserai une partie du produit de mes
ventes à la fondation.
– Merci infiniment pour votre générosité, répondit Julie en
regardant autour d'elle. Je suis séduite. Vous faites des
choses merveilleuses, je comprends pourquoi Suzan
insistait pour que l'on vous rencontre.
– Merci beaucoup.
Julie regarda encore quelques-unes de ses créations avant
de prendre congé, lui donnant rendez-vous au festival.
Isabella venait de se remettre à son métier à tisser quand la
sonnerie du téléphone retentit.
Ça pouvait être n'importe qui, mais son instinct lui disait
que c'était JR. Et si c'était lui, elle n'avait aucune idée de ce
qu'elle allait bien pouvoir lui dire. Elle était partagée entre
l'envie de le revoir et une méfiance dont elle ne pouvait pas
se départir.
Comment parviendrait-elle à le tenir à distance s'ils
devenaient de plus en plus intimes chaque fois qu'ils se
rencontraient ?

Dans son bureau, JR, le téléphone en main, attendait


patiemment qu'Isabella décroche.
Qu'elle ne lui ait pas proposé de passer au ranch ce soir le
laissait songeur. Il était tellement persuadé d'avoir renversé
la situation la nuit précédente qu'il se sentait déstabilisé.
Devait-il en déduire qu'elle n'avait pas encore pris de
décision ?
Mais comment pouvait-elle hésiter encore, après ce qu'il
s'était passé entre eux ? Leur merveilleuse entente sexuelle
ne prouvait-elle donc rien ?
Tout cela n'avait aucun sens.
Le téléphone sonna un long moment avant que l'on ne
décroche.
– Isabella Mendoza, bonjour, dit la voix de la femme de sa
vie.
– Comment ça va ? demanda-t-il.
Il y eut un blanc.
– Ça va. Et toi ?
Il ne le savait pas encore. Pas avant qu'elle ne lui dise ce
qu'il voulait entendre. Il décida de lui proposer quelque
chose pour ce soir.
– Je nous ai organisé un petit dîner tranquille.
– Je ne suis pas certaine de pouvoir me libérer, répondit-
elle.
Quand ils s'étaient parlé la dernière fois, elle lui avait dit
qu'elle avait du travail en retard, il ne voulut donc pas trop
insister.
– Ce n'est pas la peine de te décider maintenant. Rappelle-
moi plus tard.
– Entendu.
Avant de raccrocher, il garda le combiné quelques instants
dans la main.
Quelque chose ne tournait pas rond. Isabella l'évitait, et il
aurait bien aimé savoir pourquoi.
Il l'avait appelée deux fois aujourd'hui, et chaque fois elle
lui avait dit qu'elle était occupée. Même s'il savait que
c'était vrai, il ne pouvait s'empêcher d'être sceptique.
– Vous avez un problème ? demanda Evie qui était apparue
devant la porte de son bureau.
Il se força à sourire.
– Non, tout va bien.
– La table est mise, et le dîner est dans le four. Il ne vous
restera plus qu'à servir et à vous régaler.
– Merci, Evie. A quelle heure partez-vous ?
– A 17 heures. Si c'est toujours d'accord ?
– Absolument. Profitez bien de votre soirée.
– J'en ai bien l'intention, fit-elle en jetant un coup d'œil
dans le bureau. Où est Baron ?
– Il dort à mes pieds.
Elle sourit.
– Après sa mésaventure, je préfère m'assurer qu'il est bien à
la maison.
Ils avaient failli perdre le chien, ce qui aurait été un coup
dur. Mais pas aussi dur que de perdre Isabella maintenant,
songea-t-il.
Lorsque les pas d'Evie se furent éloignés, il tenta de peser
le pour et le contre.
Combien de temps encore allait-il s'investir dans une
relation amoureuse qui n'avait toujours pas débuté ? S'il
s'était agi de quelqu'un d'autre qu'Isabella Mendoza, il
aurait fait marche arrière depuis bien longtemps. Mais
voilà, c'était Isabella...
Une voix d'homme vint interrompre le cours de ses
pensées.
– Excusez-moi, patron.
Frank se tenait sur le pas de la porte, le chapeau à la main.
– Un problème ?
– Oui, on a un souci avec le puits de la pâture sud. Je crois
qu'il va falloir changer la pompe.
– Arrête-toi pour aujourd'hui, Frank. Je sais que tu as
quelque chose de prévu ce soir. Je m'occuperai du
problème d'irrigation.
En fait, le seul vrai problème qu'il avait dans l'immédiat
s'appelait Isabella.
Bon sang, pourquoi se montrait-elle si hésitante ?
Deux jours après l'accident de Cindy, la police de Red
Rock ne savait toujours pas à quel saint se vouer et n'avait
aucune piste susceptible de mener au coupable.
Mais Cindy avait sa petite idée là-dessus.
– Comme vous avez une grande famille dans le coin, lui dit
l'infirmière, en lui tendant les formulaires de sortie,
j'imagine que vous savez où aller et que l'on veillera sur
vous jusqu'à votre complet rétablissement ?
– Je vais à l'hôtel, répliqua-t-elle.
Jamais elle n'aurait demandé l'hospitalité à un membre de
sa famille. Et même si l'un de ses enfants le lui proposait,
elle refuserait. Elle aimait trop son indépendance.
– Quelqu'un vient vous chercher ? demanda l'infirmière,
décidément très curieuse, en lui tendant un stylo.
Qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ?
Cindy s'empara du stylo en faisant bien attention de ne pas
trop appuyer sur son doigt foulé, puis elle rendit le
formulaire signé.
– Je ne veux être un poids pour personne, je vais prendre un
taxi. Vous pouvez me l'appeler ?
– Je vais voir ça.
Dix minutes plus tard, elle était installée à l'arrière d'un
taxi, prévoyant de s'arrêter au premier hôtel venu.
Elle souffrait d'une migraine abominable et était impatiente
de trouver une chambre et se coucher.
Mais ensuite, son projet était de mettre la main sur la seule
personne qui se croyait assez maligne pour croire qu'elle
avait réussi à maquiller une tentative d'assassinat en un
banal accident de la route.
Le taxi traversait Red Rock quand elle remarqua
subitement une jolie Corvette noire garée devant un café du
centre.
Incroyable ! C'était sûrement son jour de chance. C'était
justement la voiture de Lloyd Fredericks.
– Arrêtez-vous, ordonna-t-elle au chauffeur. Faites demi-
tour et arrêtez-vous devant le café. Mais ne partez pas,
attendez-moi.
– Il faut que je laisse tourner le compteur, dit l'homme.
Elle prit son porte-monnaie et lui tendit un billet de dix
dollars.
– Je comprends. Je vous donnerai le complément ainsi
qu'un bon pourboire à mon retour. Je n'en ai pas pour
longtemps.
En descendant du taxi, elle réprima un gémissement de
douleur.
Nom d'un chien ! Son corps tout entier la faisait souffrir.
Elle claqua la portière et entra dans le café.
Après avoir examiné chaque box et chaque table, elle finit
par trouver Lloyd assis au bar devant un café, en train de
lire le journal.
Elle grimaça un sourire.
Le don Juan en question était seul, ce qui arrangeait bien
ses affaires.
Pendant ces deux derniers jours, elle s'était creusé la tête, se
demandant qui avait bien pu trafiquer ses freins et surtout
qui avait intérêt à la tuer. Une seule personne lui était venue
à l'esprit, et cette personne était son gendre.
Lloyd l'avait toujours détestée. Il n'avait jamais compris
qu'elle avait tout fait pour être une bonne mère malgré ce
qu'en pensaient ses enfants.
Qu'avait-il à lui reprocher ?
Une chose en particulier : personne ne s'intéressait le moins
du monde à ce qu'il faisait chaque jour en sortant de chez
lui, mais elle, elle le savait. Rien ne lui échappait.
En se dirigeant vers lui, elle le regarda avec attention.
Il allait sur ses quarante ans, et peut-être les avait-il déjà.
Avec son regard intense, il était toujours bel homme, mais
elle connaissait bien le personnage : gosse de riche,
maussade et gâté, il dissimulait derrière ce charmant sourire
un caractère fuyant. Et, plus encore, Lloyd Fredericks était
un fourbe.
Le confondre et l'accuser risquait certes de nuire au
rétablissement de ses relations avec sa fille, mais elle ne
pouvait pas le laisser tranquille après ce qu'il venait de
faire. Pas de coups tordus avec Cindy Fortune.
– Ça alors, ne dirait-on pas ce cher Lloyd ?, lança-t-elle
d'un ton sarcastique. C'est mon jour de chance !
Son gendre ne leva pas tout de suite la tête de son journal,
même s'il reconnaissait parfaitement sa voix.
– Attendez voir, poursuivit-elle. Mon jour de chance n'a-t-il
pas plutôt été de réchapper à ce petit accident ?
Elle avait réussi à capter l'attention de Lloyd. Celui-ci leva
la tête de son journal, un rictus aux lèvres.
– Qui pourrait bien vouloir tuer une vieille momie fripée
comme vous ?
Elle avait envie de lui arracher la tête, mais elle préféra
croiser les bras. Elle cessa de les serrer lorsqu'elle sentit la
douleur de l'énorme hématome apparu sur sa poitrine après
le choc, suite à la tension de la ceinture de sécurité.
Surmontant la douleur, elle s'éclaircit la voix et poursuivit.
– Quelqu'un a trafiqué mes freins, Lloyd. Et j'ai toutes les
raisons de croire que c'est toi, ajouta-t-elle en lui lançant un
regard noir.
Il la regarda, prenant un air menaçant qui déforma son beau
visage.
– Vous perdez la tête ? Vous devenez gâteuse ?
Elle se raidit, prête à lui arracher les yeux.
Il baissa d'un ton quand il se rendit compte à quel point elle
était folle de rage.
– Pourquoi ferais-je une chose aussi stupide ? Qu'est-ce que
j'aurais à y gagner ? Frannie et moi ne figurons même pas
parmi les bénéficiaires de votre assurance-vie...
– Qu'en savez-vous ?
Il eut un petit rire rauque, comme pour lui signifier qu'il ne
fallait pas le prendre pour un imbécile.
– Peut-être ai-je déjà vérifié, répondit-il. Et peut-être était-
ce le cas, songea-t-elle.
– Écoutez-moi, reprit Lloyd. Je ne suis pas en train de dire
que je vous regretterai le jour de votre mort, mais ce n'est
pas la peine de me regarder comme ça. Je n'ai rien à voir
avec cette histoire.
– Justement, je te regarde.
Toute sa vie, il n'avait été qu'un monstrueux égoïste. Était-
il capable d'aller jusqu'au meurtre ?
Cela semblait improbable, mais qui pouvait dire ce qui
motivait un homme comme Lloyd Fredericks et jusqu'où
pouvait aller sa cupidité ?
– Je suis sur le point de récolter le fruit de mon travail,
continua-t-il. Alors je vous conseille de chercher dans une
autre direction.
Elle retint son souffle.
Les choses étaient encore plus graves qu'elle ne le pensait.
Lloyd et son père détenaient une entreprise du nom de
Fredericks Financial. Elle avait fait sa petite enquête, et
cela l'avait éclairée sur le peu de solvabilité de l'affaire
familiale.
– Je serais cinglé de m'amuser à trafiquer vos freins,
conclut-il en haussant les épaules. Il va falloir que vous
trouviez un autre coupable.
Il but une gorgée de café, reprit son journal et décida de
l'ignorer.
Mais il ne pourrait plus l'ignorer bien longtemps.
– 11 –

En cette fin d'après-midi, Isabella était plantée devant sa


garde-robe, ne sachant pas comment s'habiller.
JR l'avait invitée à dîner dans le patio de l'hacienda dont la
restauration venait de s'achever.
Elle n'arrivait pas à être complètement enthousiasmée à
l'idée de ce tête-à-tête. Toute la journée elle avait failli
appeler JR pour se décommander, prétextant un
impondérable.
Mais elle ne l'avait pas fait.
Car, au fond d'elle-même, elle désirait ardemment le voir et
être près de lui. Il comptait vraiment pour elle. Elle avait
besoin de sa gentillesse et de sa force. Qu'elle le veuille ou
non, il était entré dans son cœur.
Mais à quel point ? Là était le problème.
JR voulait plus qu'une amourette. Il voulait tout : le
mariage, les enfants, bref, le grand jeu. Elle aurait dû
pourtant être folle de joie, mais cela générait chez elle une
angoisse disproportionnée. En fait, de toutes ses amies, elle
était la seule à s'avérer incapable de sauter le pas...
Bien sûr, elle éprouvait toujours une certaine excitation en
songeant à JR, mais elle ne réussissait jamais à se
débarrasser complètement de son angoisse.
Elle laissa la porte de l'armoire ouverte et s'assit sur le bord
du lit où ils avaient fait l'amour quelques heures
auparavant.
Elle avait lavé les draps cet après-midi et remis en place le
couvre-lit, mais bien que la chambre soit parfaitement en
ordre, elle ne serait plus jamais la même, à présent.
Elle non plus, d'ailleurs, quoi qu'elle décide pour ce soir.
Et toujours ces questions qui revenaient en boucle.
Quels étaient ses sentiments pour lui ? Et quel genre de
relation voulait-elle ? Se contenterait-elle d'une simple
aventure ?
La réponse à cette question-là était simple : elle ne se
contenterait pas d'un à-peu-près. Ce serait tout ou rien.
Mais elle craignait que « tout » soit tout simplement
impossible avec JR.
Elle eut un soupir de lassitude.
Elle retournait ce dilemme dans tous les sens depuis le
matin et ne trouvait pas de réponse. Peut-être valait-il
mieux qu'elle aille au ranch ce soir ? Peut-être qu'une
discussion avec JR lui permettrait d'y voir plus clair ? Et si
ce n'était pas le cas, elle rentrerait directement chez elle
après dîner.
Retournant à son armoire, elle sortit une robe noire toute
simple qu'elle avait achetée dernièrement en compagnie de
Jane.
Elle n'aimait pas les couleurs sombres et n'achetait jamais
rien de triste, mais la sobriété de cette robe noire l'avait
séduite.
Elle sortit quelques bijoux fantaisie pour la rehausser, mais
finalement elle changea d'avis : elle se sentirait mieux sans
ornements. De plus, le sérieux de sa tenue était tout à fait
approprié au rendez-vous de ce soir.
Elle fit glisser la robe du cintre et l'enfila, se maquilla
légèrement, se peigna les cheveux et se glissa dans une
paire de chaussures à talons hauts.
Pendant tout ce temps, la contradiction la plus totale régnait
dans son esprit.
Bien que JR ne la presse absolument pas de prendre une
décision, elle avait l'estomac noué, et elle craignait qu'il en
soit ainsi tant qu'elle ne se déciderait pas à prendre son
destin en main, que ce soit dans un sens ou dans l'autre.
Comme JR le lui avait demandé, elle lui téléphona avant de
partir pour lui annoncer l'heure de son arrivée.
La voix d'Evie lui répondit, encore plus chaleureuse que
d'habitude.
On aurait dit que celle-ci attendait son appel ! JR l'avait-il
mise au courant ? Ou se tramait-il quelque chose au ranch
dont il ne lui avait pas parlé ?
C'était un homme plein de surprises, et elle se demanda ce
qu'il avait encore bien pu imaginer pour la séduire.
– C'est Isabella, dit-elle. JR est là ?
– Non, il est parti du côté de la pâture du sud, et il n'est
toujours pas rentré.
Elle se prit à espérer très fort qu'il ait un empêchement.
Après tout, elle n'avait elle-même qu'à moitié envie de
venir.
– Il m'avait invitée à dîner, poursuivit-elle. Mais s'il est
occupé...
– Pas du tout, lui répondit Evie. Il n'est pas si occupé. Le
dîner est dans le four, et la table est presque prête. Il est très
impatient de vous voir.
Isabella n'en doutait pas une seconde. Apparemment, il
avait mis Evie à contribution pour que tout soit parfait.
– Il ne reviendra peut-être qu'après mon départ, la prévint
celle-ci. Je lui ai rappelé tout à l'heure que je laisserais le
plat dans le four, mais j'ai oublié de lui dire que la salade
serait au frigo. Pourrez-vous vous en occuper ?
– Vous sortez ? s'enquit Isabella.
Elle n'aurait pas dû être aussi indiscrète, mais comme Evie
vivait au ranch et qu'il ferait bientôt nuit, il lui semblait
normal de poser la question.
JR avait-il donné quartier libre à sa cuisinière pour qu'ils
soient seuls tous les deux ?
– Je vais vous étonner, répondit Evie. J'ai un rendez-vous !
Elle semblait si ravie qu'Isabella ne put douter de cette
coïncidence.
– C'est formidable ! s'exclama-t-elle. Je connais l'heureux
élu ?
– Oui, Frank Damon, le contremaître.
Ce qui n'était pas vraiment une surprise, vu les œillades que
Frank lançait à Evie depuis quelque temps.
– Nous allons au restaurant puis au cinéma, expliqua Evie.
– Joli programme.
– N'est-ce pas ? J'espère surtout que l'idée vient bien de
Frank. JR est si doué pour jouer les entremetteurs, d'autant
qu'il tenait à être seul avec vous, ce soir, alors...
– Je suis certaine que Frank est impatient de passer cette
soirée en votre compagnie, assura Isabella.
Mais elle partageait les interrogations d'Evie. JR était
tellement manipulateur !
– Je suis sûre qu'il a mis les petits plats dans les grands
pour moi ce soir malgré le peu de temps qu'il avait pour
tout organiser.
Evie eut un petit rire.
– Tout à fait ! Il voulait que tout soit parfait, du menu à la
musique. Je dois vous dire que quand JR Fortune se met
une idée en tête, il n'en démord pas.
Toujours cette détermination de JR à la posséder. Voilà
peut-être ce qui la mettait mal à l'aise depuis le début,
songea Isabella.
Cette attitude lui évoquait de plus en plus celle de son
beau-père, quand il avait tout mis en œuvre pour éloigner
sa mère du Texas, la privant du même coup de toute forme
de relation avec ses racines culturelles et familiales.
L'autre soir, JR lui avait réaffirmé qu'elle serait la seule à
décider de la suite des événements. Mais était-ce si sûr que
cela ?
En fait, la nuit merveilleuse qu'ils avaient passée ensemble
faisait sûrement elle aussi partie d'un plan. Et il était
parvenu à lui faire croire que tout ce qui s'était passé
résultait de son propre choix.
Elle ne put refouler l'amertume qui la gagnait.
– Comme JR n'est pas là, pourriez-vous lui transmettre un
message ?
– Avec plaisir.
– Dites-lui que je suis vraiment désolée, mais il m'est
impossible de venir ce soir.
– Oh, non ! s'exclama Evie. Il va être terriblement déçu.
Isabella essaya de ravaler la boule qui s'était formée dans sa
gorge.
Pas autant qu'elle, maintenant qu'elle avait compris que JR
Fortune la manipulait depuis le début.
*
**

En entrant dans la maison, JR se dirigea directement vers le


patio pour s'assurer que tout était en ordre et qu'Evie avait
suivi à la lettre ses instructions.
Comme il en avait eu l'idée, les alcôves diffusaient une
lumière tamisée, et les bougeoirs trônaient sur la nappe en
lin, prêts à être allumés. La fontaine fonctionnait
parfaitement, et plantes et fleurs tombaient en grappes le
long des murs. Il ne lui restait plus qu'à programmer la
musique sur la stéréo, et la soirée serait parfaite.
Avant d'aller se doucher, il fit un saut dans sa chambre pour
vérifier que tout était en ordre.
C'était parfait.
Sur la table de nuit reposait un petit écrin de velours noir.
Quand il l'ouvrit, le diamant scintilla de tous ses feux.
Cette bague avait appartenu à sa mère. Et depuis le jour où
il avait embrassé Isabella au milieu des fleurs sauvages, il
avait su qu'elle seule serait digne de la porter. Alors il était
allé la faire nettoyer chez un joailler.
Mais peut-être était-ce encore prématuré...
Après une seconde de réflexion, il rangea l'écrin dans le
tiroir, décidant de le sortir le moment venu.
Après sa douche, il alla dans la cuisine pour voir si tout
était prêt.
Evie sortait du four un plat au fumet délicieux.
– Donc, tout est prêt ! s'exclama-t-il.
Quand elle se retourna vers lui, il remarqua qu'elle était
joliment coiffée et habillée.
– Vous êtes superbe !
Elle le regarda, nerveuse, en tapotant ses cheveux de la
main.
– Merci, JR. Il y a tellement longtemps que je ne me suis
pas fait une beauté pour un homme que je ne sais plus m'y
prendre.
– C'est comme monter à vélo, répondit-il, ça revient tout
seul. En vous voyant, il va tout simplement tomber à la
renverse !
Un sourire illumina le visage d'Evie.
– Je l'espère bien. Mais je suis très nerveuse. On croirait
que je n'ai jamais eu de rendez vous de ma vie !
– Vous allez voir, ça va passer. Et si ça peux vous rassurer,
je crois que Frank est dans le même état que vous.
– Croyez-vous qu'il regrette de m'avoir invitée ? demanda-
t-elle, un léger trémolo dans la voix.
JR rit gentiment.
– Pas du tout ! Je peux vous dire qu'il y pense depuis un
bon bout de temps.
– On va avoir l'air bête, tiens, tous les deux, ce soir !
JR leva les yeux au ciel.
– Vous formez un très beau couple. Au fait, des nouvelles
d'Isabella ?
Il ne voulait pas la rappeler encore une fois, ce n'était pas
son genre d'être aussi insistant. Evie fit une drôle de moue.
– Oui, mais elle ne viendra pas, elle a eu un contretemps.
La déception étreignit cruellement JR.
– Et pourquoi ? demanda-t-il, faisant son possible pour ne
pas le montrer.
– Un impondérable, voilà ce qu'elle a dit.
Il ne supportait pas les échecs, et il n'en avait du reste
jamais connu. Pourtant, il devait regarder la vérité en face :
il était en train de perdre Isabella, et il ne savait plus quoi
faire pour sauver la situation. Mais en avait-il vraiment
envie ?

Isabella se regarda dans la glace, constatant qu'elle était


prête à sortir.
Mais pour aller où, maintenant ?
Au fond, elle n'avait envie de rien. Elle devrait se prendre
un bon bain moussant puis se changer pour être à l'aise.
Elle se servirait un verre de vin et regarderait un film.
Elle ouvrit le placard de la cuisine pour prendre une
bouteille de merlot entamée.
Malheureusement, elle l'avait terminée l'autre soir avec ses
amies.
Il y avait bien une épicerie pas très loin, mais il fallait
quand même prendre la voiture, et ce serait ridicule de se
donner tant de mal pour un seul verre de vin, d'autant que le
reste de la bouteille finirait sans doute dans l'évier.
Elle pouvait aussi s'en passer... Mais ce soir, elle avait
vraiment besoin d'un petit remontant, juste un petit.
– Qu'en penses-tu, toi ? fit-elle au chaton. Je sors ou pas ?
Le moins que l'on puisse dire, c'était que Rusty ne se sentait
pas concerné le moins du monde. Il avait trop à faire avec
la pelote de laine qu'elle lui avait offerte.
Évidemment, si elle sortait, il faudrait qu'elle trouve une
excuse valable pour JR, au cas où il lui prendrait l'envie
d'appeler en son absence.
Et s'il décidait de passer chez elle ? Avec lui, il fallait
s'attendre à tout !
Certes, elle avait une bonne raison de le voir. Mais comme
c'était pour lui annoncer son intention de rompre, cela
pouvait très bien attendre le lendemain.
Autrefois, lorsqu'elle avait besoin d'un conseil, elle appelait
Jane. Mais maintenant que son amie vivait pratiquement en
couple avec Jorge, elle ne pouvait plus se permettre
d'arriver chez elle à l'improviste. Elle écarta donc cette
idée.
Elle avait posé son portable sur la commode. En le
reprenant, elle remarqua un prospectus annonçant
l'ouverture dans le quartier d'un nouveau bar dénommé le
Trail's End.
Elle se souvenait d'avoir mis ce prospectus de côté au cas
où elle aurait un jour envie d'aller y prendre un verre en
compagnie de ses amies.
Après tout, pourquoi pas ce soir ? C'était un bon moyen
d'oublier JR au moins pendant quelques heures ! Comme
c'était à deux pas, elle n'aurait pas besoin de prendre la
voiture, et c'était justement l'heure des consommations à
moitié prix.
Sortant de chez elle, elle remonta trois pâtés de maisons
avant d'arriver au Trail's End.
En entrant, elle fut accueillie par la musique assourdissante
qui se mêlait au brouhaha et aux rires des consommateurs.
Elle chercha une table des yeux et alla donc s'asseoir.
Elle n'avait pas l'intention de s'éterniser, car elle se sentait
un peu mal à l'aise, seule dans un tel lieu. Elle boirait son
verre de vin, après quoi elle rentrerait chez elle regarder la
télévision.
Une jolie serveuse vêtue d'un short et d'un haut très
décolleté et dont le prénom – Sally – était imprimé sur une
étiquette piquée dans son T-shirt, déposa des serviettes en
papier sur la table.
– Bonjour, je vous sers quelque chose ?
– Vous avez une carte des vins ?
Elle lui tendit la carte.
– Si vous vous y connaissez en vins, vous risquez d'être
déçue, dit la jeune femme avec un sourire. J'ai dit au
propriétaire que nous devrions étoffer un peu la carte, mais
il a préféré faire des efforts sur la bière.
Isabella lui rendit son sourire.
– Je ne suis pas experte. J'avais juste envie d'un verre de
vin ce soir... Un merlot, dit-elle finalement après avoir
consulté la liste.
– C'est parti.
La serveuse s'arrêta à une autre table pour prendre une
autre commande puis se dirigea vers le bar. Isabella
s'appuya au dossier de sa chaise. Ça l'aiderait peut-être à
mieux dormir cette nuit ?
– Excusez-moi, l'interpella alors un des consommateurs du
bar en s'approchant. N'êtes-vous pas Isabella Mendoza ?
– Oui, pourquoi ?
– Je me disais bien que c'était vous, dit-il avec un grand
sourire, le regard brillant. Un homme ne peut pas oublier
une beauté comme vous, surtout avec de tels cheveux.
– Nous nous sommes déjà rencontrés ?
– Non, pas exactement. Mais je vous ai croisée à plusieurs
reprises. Vous êtes souvent à Red Rock. Vous êtes la nièce
de José et Maria.
– Oui, c'est bien moi.
Elle le dévisagea quelques instants, mais son visage ne lui
disait rien. C'était un bel homme, elle s'en serait sans doute
souvenue.
– Puis-je m'asseoir ? lui demanda-t-il.
Que cherchait-il ? Difficile à dire. Apparemment, il
connaissait sa famille, elle en déduisit qu'il n'était pas
inconvenant qu'ils soient assis à la même table. De toute
manière, elle n'avait pas l'intention de s'attarder.
– Je vous en prie.
L'homme lui adressa un sourire charmeur et prit place en
face d'elle.
– Je ne suis venu ici que deux ou trois fois, mais c'est un
endroit agréable. Vous venez souvent ? fit-il.
– C'est la première fois.
Il hocha la tête puis lui demanda si elle attendait quelqu'un.
Elle était toujours sur la défensive quand elle parlait à des
étrangers. Elle eut envie de lui répondre qu'elle attendait un
ami, bien que ce ne soit pas vrai. Mais il avait l'air correct.
De plus, il connaissait sa famille. Elle était certainement
trop méfiante.
– Je dois dîner avec un ami, dit-elle sans entrer dans les
détails et sans mentir complètement.
Ils discutèrent un moment de tout et de rien, de l'ambiance
du lieu et du service.
– L'orchestre n'est pas mal, qu'en pensez-vous ?
Elle n'y avait pas vraiment prêté attention, mais elle
acquiesça.
La serveuse revint avec le verre de merlot et prit la
commande de l'homme, un gin-tonic.
– Mettez la consommation de madame sur ma note.
Il sortit sa carte de crédit et la tendit à la serveuse.
– Merci, Sally.
Décidément, elle le trouvait très bien élevé.
– Je n'ai pas retenu votre nom...
– Lloyd.
Comme cela ne lui disait rien non plus, elle fut certaine de
ne l'avoir jamais croisé. Étrange...
Le portable de l'inconnu se mit à sonner. Il le sortit, jeta un
œil à l'écran et prit un air agacé.
– Je vous prie de m'excuser, dit-il à Isabella. Ce n'est pas
très poli, mais c'est peut-être important.
– Je vous en prie.
Il ouvrit son téléphone et répondit sans dire bonjour.
– Ce n'est vraiment pas le moment, Josh, dit-il.
Son front se crispa davantage encore.
– Quoi ? Oui, j'ai fait couper ta carte de crédit.
Elle attrapait au vol des bribes de la conversation et devait
tendre l'oreille pour distinguer ce qu'il disait dans le
brouhaha ambiant.
– Parce que je ne veux pas que tu dépenses ton argent avec
cette petite..., continua-t-il d'un ton un peu plus agréable.
Il écouta son interlocuteur pendant un moment.
– Arrête ça tout de suite.
Son sourire disparut, et il parut furieux.
– Non, c'est terminé. Tu m'écoutes, Josh ? Tu vas arrêter de
voir...
Lloyd parut sur le point de se décomposer lorsqu'il se rendit
compte que son interlocuteur lui avait raccroché au nez.
Blanc comme un linge, il coupa son portable.
Il se retourna vers elle, lui adressant un sourire contraint.
– Ces démarcheurs me rendent fous. Impossible que ce soit
un démarcheur, songea-t-elle.
Il avait appelé son correspondant par son prénom, Josh.
Mais cela ne la regardait pas, et elle préféra ignorer
l'incident.
– J'ai cru comprendre que vous alliez devoir partir, fit-elle
remarquer.
– Pas pour l'instant, ça peut attendre.
Sally revint avec le verre de Lloyd. Il attendit qu'elle se soit
éloignée pour poursuivre la conversation.
– J'ai entendu dire que vous restaurez le ranch de JR
Fortune.
Le fait qu'il sache autant de choses sur elle, alors qu'elle
n'avait jamais entendu parler de lui lui parut tout à fait
anormal.
– Vous connaissez JR ?
– Oui, j'ai des liens très étroits avec les Fortune, dit-il en
buvant une gorgée de gin-tonic. C'est terrible, ce qu'il leur
arrive.
– Que leur arrive-t-il ?
– Vous devez bien être au courant. Cet incendie à Double
Crown, l'accident de voiture de Cindy...
Ce n'était ni le moment ni le lieu pour évoquer la vie privée
de JR ou de sa famille. Mal à l'aise, elle préféra changer de
sujet.
Ils parlèrent de choses et d'autres pendant quelques instants,
puis, lorsqu'il eut terminé son verre et que celui d'Isabella
fut à moitié vide, il appela la serveuse et commanda une
nouvelle tournée.
Apparemment, il n'essayait pas de la séduire pour le
moment, mais elle sentait que ça n'allait pas tarder. Bien
que nullement intéressée, cela ne l'empêchait pas de
profiter agréablement du moment présent.
La soirée n'était peut-être pas aussi fichue qu'elle l'avait
cru.
*
**

Après avoir pris la deuxième commande du gars de la table


12, Sally retourna au bar.
– Regarde-moi ça, lui dit le barman, notre ami Lloyd est
encore en train d'attaquer très fort, ce soir.
– Je suis sûre qu'il a une idée derrière la tête. Je ne peux pas
sentir ce frimeur, dit-elle en soupirant. Il parade dans sa
voiture de sport noire, mais il se gare derrière le bar pour
que personne ne sache qu'il est là. Et cet imbécile drague
toutes les femmes en disant qu'il est célibataire.
– Elles devraient quand même se rendre compte de la
supercherie, répondit Tod.
– En tout cas, celle de ce soir a l'air de quelqu'un de très
bien, c'est pourquoi ça me révolte de la voir craquer pour ce
sale type.
– Tu devrais peut-être la prévenir.
– Peut-être bien. Et je passerai peut-être aussi un petit coup
de fil à sa femme. Je suis prête à parier qu'elle ne se doute
pas un seul instant que son mari passe presque toutes ses
soirées ici.
– Normalement, tu ne te mêles jamais des affaires des
clients, s'étonna Tod.
– Tu as raison, je n'embêterai pas sa femme. De toute
manière, elle doit bien savoir à qui elle a affaire.
– Sa femme est de la famille Fortune, n'est-ce pas ? fit Tod
en dodelinant de la tête.
– Je crois bien. En tout cas, c'est ce que j'ai entendu dire.
Francie ou Frannie, quelque chose comme ça.
– Une famille bien, dommage qu'ils aient hérité de ce bon à
rien.
– Au fait, remets-moi encore un merlot et un gin-tonic.
– Il va falloir attendre un petit peu, j'ai un groupe de sans
alcool à la 7, et j'ai six daiquiris à la fraise à préparer.
– Très bien, j'attends. Ou plutôt non, je vais prendre ma
pause. Voilà une heure que je dois aller aux toilettes.
– D'accord, vas-y.
Sally se dirigea vers les toilettes des dames. Elle en profita
pour se regarder dans la glace et, voyant qu'elle n'avait
presque plus de rouge à lèvres, se dirigea vers le lavabo le
plus proche.
Au moment de sortir, elle croisa la jolie brune qui était avec
Lloyd Fredericks.
Avec ses cheveux noirs flottant sur les épaules et sa petite
robe toute simple, elle était encore plus belle en pleine
lumière.
Comme celle-ci lui sourit, Sally lui adressa aussi un sourire
un peu crispé. Lorsque leurs yeux se croisèrent une seconde
fois, elle ne put s'empêcher d'engager la conversation.
– Excusez-moi. Je sais que ce ne sont pas mes affaires,
mais vous semblez être une femme convenable, et je suis
certaine que vous ne connaissez pas l'homme qui est à votre
table.
La jolie brune eut l'air perplexe.
– Que voulez-vous dire ?
– Que vous devriez vous éloigner de lui. Non seulement il
est marié, mais en plus il court après tout ce qui porte un
jupon.
La brunette eut cette fois l'air effaré par ce qu'elle venait
d'apprendre.
– C'est une plaisanterie ?
– Pas du tout. Je suis désolée d'être une messagère de
mauvais augure, mais je me serais sentie encore plus mal
de vous voir partir avec ce type. J'ai donc préféré vous
avertir.
– Il n'a jamais été dans mes intentions de partir avec lui,
mais merci de m'avoir prévenue.
Elle salua la jeune femme et, satisfaite, ouvrit le robinet
pour se laver les mains. Lorsqu'elle leva les yeux pour se
sécher les mains, celle-ci avait disparu.

En attendant Isabella, Lloyd décida de se commander un


autre verre.
Bon Dieu, que cette femme était belle et élégante ! Mille
fois plus que celles sur lesquelles il jetait habituellement
son dévolu. Mais il avait envie de quelque chose de
différent, ce soir. Quelque chose d'excitant.
Il fit signe à Sally, qui prit tout son temps pour venir.
Quelle frimeuse ! Il lui avait fait des avances une fois ou
deux, mais elle était restée de marbre.
– C'est pour quoi ? fit-elle lorsqu'elle arriva à sa table.
– Un autre gin-tonic.
Alors que Sally se détournait, il entendit son portable
sonner. Il jeta un œil à l'écran et ne reconnut pas le numéro
affiché. Il faillit ignorer l'appel, mais il changea d'avis et
décrocha.
– Allô ? fit-il, fronçant les sourcils en reconnaissant la voix.
Pourquoi est-ce que vous m'appelez, moi ?
– Parce que je sais ce que vous manigancez quelque chose,
et vous allez avoir de gros ennuis.
Il sursauta.
– Écoutez-moi bien, vous ! Je ne sais pas ce que vous avez
dans la tête ou ce que vous cachez dans votre manche, mais
j'ai horreur des menaces.
– Non seulement je connais votre petit secret, Lloyd,
continua la voix, mais je vais dire au monde entier ce que je
sais si vous refusez de me donner ce que je demande.
Lloyd fut sur le point d'exploser de fureur.
Il ne laisserait personne lui enlever ce qu'il avait mis des
années à mettre sur pied. Pas si près du but ! Et il ne
laisserait personne lui faire du chantage. Surtout pas ce
soir.
Il mit donc fin à l'appel sans autre commentaire.
Il regarda vers le bar.
Pourquoi Isabella était-elle si longue ?
Il regarda avec plus d'attention.
La jeune femme s'était volatilisée.
– 12 –

En sortant du Trail's End, Isabella rentra chez elle en


marchant d'un bon pas.
Elle se sentait si frustrée et en colère qu'elle ne se rendit pas
tout de suite compte que ses chaussures à talons hauts la
faisaient atrocement souffrir.
Elle n'avait jamais eu l'intention de jeter plus qu'un regard à
ce Lloyd machin-chose, et son charme était loin d'être
irrésistible. Mais pour une raison ou une autre, elle se
sentait en faute. Parce qu'il était marié et que, de sa vie, elle
n'avait jamais porté préjudice à une autre femme,
célibataire ou pas.
Elle était révoltée de savoir que ce type faisait le tour des
boîtes à l'affût des âmes en peine et esseulées. Et pendant
ce temps, Mme machin-chose l'attendait à la maison sans se
douter de rien !
Ses pensées allaient à JR, qui était seul au ranch : le dîner
est dans le four, avait dit Evie.
Les remords lui restaient en travers de la gorge. Le moins
que l'on puisse dire, c'est qu'elle n'était pas très fière de ses
agissements du jour !
De retour chez elle, elle balança ses chaussures et alluma la
radio, essayant de faire des choses, de faire du bruit, bref,
n'importe quoi pour ne pas s'entendre pleurer.
Mais la musique n'adoucissait pas les griefs dont elle
s'accusait.
Elle avait sacrifié ce dîner, n'avait même pas eu l'élégance
de s'excuser elle-même auprès de JR, mais s'était lâchement
servie d'Evie pour le faire. Et puis, qu'est-ce qu'il lui avait
pris de parler à un homme qu'elle ne connaissait pas ? Alors
qu'elle en avait un dans sa vie en ce moment, un type
formidable, qui avait simplement souhaité partager avec
elle un dîner aux chandelles ?
Elle avait préféré repousser cruellement JR plutôt que de
s'assumer et de dépasser ses vieilles angoisses.
Elle s'en voulait d'être perpétuellement indécise avec lui,
sous prétexte qu'il n'était pas parfaitement conforme à sa
liste.
A force d'agir de cette manière, il était très possible que ce
soit elle qui le perde !
Elle devait arriver à lui parler, à lui dire qu'elle ne
supportait pas que l'on décide pour elle, qu'elle était
maladivement indépendante et que cela venait de très, très
loin, de son enfance même. Et aussi qu'elle était très fière
de sa culture et qu'il fallait respecter tout ça.
Pourquoi était-ce aussi difficile d'admettre qu'elle était folle
de JR ? Bon sang, cela lui faisait-il si peur d'aimer et d'être
aimée ?
Elle ressentait le besoin d'être à l'aise dans quelque chose
d'ample et de confortable.
Elle sortit un jogging de l'armoire, se déshabilla et déposa
sa petite robe noire sur le tas de vêtements qui partaient au
pressing.
Bien sûr, la robe n'était pas sale et aurait pu être reportée
une fois ou deux, mais elle voulait nettoyer tout ce qui
pouvait lui rappeler la soirée avec cet imbécile.
Si elle devait s'engager sérieusement un jour, ce serait avec
un être honorable et authentique. Un homme qui
respecterait le serment du mariage et ferait tout pour que
cela dure.
« Un homme comme JR », lui chuchota une petite voix
intérieure.
Elle se figea.
En vérité, rien ne disait que JR n'était pas cet homme là.
Ses qualités, qu'elle avait maintes fois dévalorisées,
commencèrent à défiler dans son esprit comme sur un
écran.
Ses yeux enchanteurs.
Son sourire et ses fossettes.
Sa large carrure et ses formidables abdominaux.
Sans oublier que c'était aussi un amant hors pair.
Mais il n'y avait pas que les qualités physiques. Il avait
aussi une manière d'être bien à lui.
Il n'avait pas peur de relever ses manches, de travailler avec
ses ouvriers, de revenir tard le soir pour dîner, sale comme
un charbonnier.
Et cette belle attention, sa soirée d'anniversaire, qui s'était
déroulée à la perfection grâce à ses dons d'organisateur.
Et aussi ce merveilleux bijou qu'il lui avait offert parce qu'il
correspondait à son style.
Sans oublier la façon dont il avait retrouvé Rusty, tout
simplement parce qu'il avait remarqué qu'elle était tombée
sous le charme de la petite boule de poils.
Il lui avait même laissé la possibilité de ne pas le garder au
cas où ce serait trop compliqué pour elle de vivre avec un
animal !
Nom d'un chien ! Et elle ?
Elle, elle n'avait fait que rechigner à s'engager dans une
histoire d'amour sérieuse. Elle avait si peur de l'inconnu, de
ne pas connaître d'avance les tenants et les aboutissants que
cela la bloquait littéralement. Elle avait peur d'aimer, de se
lancer, peur que cela marche, et surtout, peur d'y croire.
Elle se passa la main dans les cheveux et s'assit au bord du
lit, atterrée.
En fait, elle était plus atteinte qu'elle ne le croyait. Quel
genre de femme était-elle pour accepter toutes ces
attentions, tous ces cadeaux, pour fuir en fin de compte
celui qui les déposait à ses pieds ?
JR ne lui avait peut-être pas encore décroché la lune, mais
elle savait que, s'il le pouvait, il n'hésiterait pas à le faire.
Alors, quel genre de femme était-elle ? Qui était-elle ?
Elle regarda son image dans le miroir.
Des yeux innocents, un vieux jogging délavé.
Mais elle découvrait aussi ce qu'elle ne voyait pas naguère :
ses angoisses, ses traumatismes d'enfance étaient marqués
dans son caractère, sinon sur son visage.
Elle réagissait comme une petite fille seule et abandonnée,
elle se battait contre le monde entier. Elle voulait
désespérément aimer, mais il fallait que ce soit quelqu'un
qui ne l'abandonnerait jamais.
Pourquoi s'imaginait-elle que JR pourrait la laisser
tomber ?
Le matin précédent, quand il avait préparé le petit déjeuner,
elle avait senti qu'elle avait à portée de main tout ce qu'elle
avait toujours désiré.
Et elle avait repoussé le bonheur qui frappait à sa porte.
Mais l'avait-elle vraiment refusé ?
Après cette douche écossaise, JR pourrait ne plus avoir
envie de la revoir, mais elle devait lui parler, essayer de lui
expliquer ses résistances et pourquoi elle agissait de la
sorte, pourquoi elle se sentait si triste parfois.
Sa décision était prise. Elle allait le lui expliquer ce soir
même.
Elle se leva pour se changer, puis elle se dit que ce n'était
pas nécessaire.
Elle ne voulait pas jouer les séductrices, elle ne voulait pas
lui en mettre plein la vue. Elle irait à lui comme elle était.
Naturelle et vulnérable.
Honnête.
Et elle prendrait un taxi. Ce n'était pas la peine de prendre
de risque, même si elle n'avait bu qu'un verre.
En attendant l'arrivée de la voiture, elle se prépara quelques
affaires pour passer la nuit au ranch au cas où elle
déciderait de rester avec JR. Puis elle choisit quelques
jouets pour Rusty qui courait déjà entre ses jambes, prêt à
partir en goguette.
– Oui, mon petit copain, tu pars avec moi.
Elle ne se demandait même pas si Baron et Rusty allaient
faire bon ménage, la seule chose qui lui importait était
l'accueil que lui réserverait le maître des lieux.

JR avait tant bien que mal réussi à réactiver la pompe, et il


espérait que cela fonctionnerait au moins jusqu'à l'arrivée
de la nouvelle. A Double Crown, il avait vu le contremaître
faire le même genre de réparation de fortune, et ça avait
marché comme sur des roulettes.
Il était heureux d'avoir réglé l'affaire en l'absence de ses
hommes. Mais maintenant qu'il était de retour chez lui et
qu'il allait dîner seul, il se sentait submergé de tristesse.
Une fois de plus, Isabella lui avait dit qu'elle était trop
occupée – une excuse qu'elle lui avait maintes fois servie et
dont il ne croyait plus un mot.
Il mesurait que même s'ils avaient eu une nuit d'amour
unique au monde, ce n'était pas suffisant. Isabella désirait
autre chose, et il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus...
Un bruit l'arracha à ses pensées : une voiture remontait
l'allée.
Qui pouvait arriver à cette heure-ci ? Frank et Evie ne
seraient pas de retour avant plusieurs heures, et Toby était
parti à San Antonio rencontrer les parents de Sarah.
La sonnette de la porte d'entrée retentit.
Il enfourna le plat et régla le thermostat de la cuisinière.
Lorsqu'il ouvrit la porte, il n'en crut pas ses yeux.
Isabella se tenait devant lui, les cheveux en bataille, son sac
à main et son sac de voyage à l'épaule. Elle tenait aussi un
sac à provisions dans une main, et le chaton de l'autre.
Dans la cour, le taxi repartit après avoir fait demi-tour.
– Je suppose que tu as terminé ton dîner, dit-elle. Il faut
absolument que je te parle. Et comme je ne voulais pas
faire attendre le taxi, je me demandais si tu accepterais de
nous offrir l'hospitalité pour la nuit, à Rusty et moi.
– Tu es la bienvenue.
Il s'écarta pour la laisser entrer et se retint de lui proposer
de choisir une chambre.
Elle ne risquait sûrement pas de choisir la sienne !
Avec ce jogging trop grand, on aurait juré qu'elle était prête
à aller se coucher. Essayait-elle de le rebuter en se montrant
à lui ainsi vêtue ?
Dommage, parce que ça ne marchait pas ! Lorsqu'elle passa
devant lui, il fut pris d'une irrésistible envie de la prendre
dans ses bras.
De toute façon, il était tellement fou d'elle qu'il l'aurait
trouvée sexy même habillée en cosmonaute.
– Baron est là ? demanda Isabella. Je ne suis pas sûre qu'il
accepte la compagnie du chaton.
– Il fait la sieste dans le salon, près de la cheminée, et je
pense que d'ici peu il va y avoir un peu de grabuge. Mais ce
sera comme la première fois, ils finiront par se tolérer.
Il le souhaitait de tout cœur, car la nuit risquait d'être
longue ! Peut-être même les deux quadrupèdes arriveraient-
ils à se mettre d'accord plus rapidement que les deux
bipèdes !
– Puis-je te servir un verre de vin ? proposa-t-il.
– En fait, je préférerais de l'eau. J'ai un peu bu en début de
soirée, et c'est pourquoi je suis venue en taxi.
Étant donné leurs relations, il ne se permit pas de lui
demander où et avec qui elle avait bu ce verre, même s'il
mourait d'envie de le savoir.
– Pourquoi ne vas-tu pas faire un petit couchage sympa
dans la chambre d'amis pour Rusty ? suggéra-t-il. Comme
ça on pourra le séparer de Baron, au besoin. Et puis on se
retrouve dans le patio. D'accord ?
– D'accord. J'ai apporté sa litière et quelques-uns de ses
jouets.
Pendant qu'Isabella s'exécutait, il se dirigea vers le patio où
la table dressée pour deux les attendait toujours. Il alluma
les bougies, mit de la musique, très doucement.
Pas la peine de gâcher une ambiance qu'il avait si
soigneusement préparée. De toute manière, il ne savait pas
ce qu'elle était venue lui dire, l'ambiance serait peut-être
gâchée quand même.
Sur ce, il se dirigea vers la cuisine.
Il sortit la salade du frigo en prenant soin d'enlever le
plastique alimentaire et porta le saladier à table puis le plat
de résistance.
En deux secondes, tout était sur la table.
– Oh ! s'écria Isabella, admirative, en arrivant dans le patio.
C'est magnifique ! Je ne pensais pas que ce serait aussi
réussi avec ces lanternes dans les alcôves et la lumière des
bougies.
Elle admira la fontaine qui clapotait au centre du patio.
– C'est complètement différent la nuit, remarqua-t-il.
– Tu as raison. Je suis contente du résultat. Nous avons
bien fait de débuter les travaux par ici.
Lui aussi était heureux. Qu'importait ce que lui réserverait
cette soirée, l'important était qu'ils puissent être satisfaits
ensemble du résultat de leurs efforts.
Il fit glisser une chaise pour qu'Isabella puisse s'asseoir puis
s'attabla à son tour.
En entrée, il lui proposa des spécialités mexicaines : les
tamales et les enchiladas.
Tout à coup, Isabella plissa le front, très attentive.
– C'est de la musique tejana ? fit-elle.
Il hocha la tête.
– J'ai pensé que cela te ferait plaisir, et j'adore ça. Veux-tu
que je monte un peu le son ?
– Oui. Mais pas tout de suite, j'ai besoin de te parler.
– Vas-y.
Il se cala dans sa chaise, s'attendant au pire.
Peut-être proposerait-elle qu'ils restent amis ou
s'attribuerait-elle, magnanime, la responsabilité de leur
rupture ?
– Au début de l'année, commença-t-elle, je me suis
concocté une liste des qualités fondamentales que doit
cumuler un homme pour me plaire. Et sincèrement, à la
seconde où je t'ai vu, je savais que tu ne correspondais pas
du tout à mes critères.
Il se rembrunit.
Il ne voyait pas ou elle voulait en venir et, franchement, il
n'était pas certain de vouloir l'entendre. Son ego avait déjà
pas mal souffert aujourd'hui.
– Avec le temps, bien que te connaissant de mieux en
mieux, je me suis mise à minimiser tes qualités, convaincue
que j'étais que ça ne marcherait jamais entre nous.
Jusque-là, elle n'avait pas tort, leurs relations ne
progressaient absolument pas. Mais il se tut et attendit la
suite.
– Je dois t'avouer quelque chose, JR : tu avais raison.
L'alchimie entre nous est magique. Avec toi, l'amour
dépasse mes rêves les plus fous.
Un sourire se dessina malgré lui sur ses lèvres. Pour lui,
c'était un élément essentiel, tout le reste était négociable.
– Il se peut même que je t'aime, ajouta tout bas Isabella.
Mais alors, où était le problème ?
Elle se cala bien au fond de sa chaise et croisa les bras.
– Tu aimes organiser. Tu rends les choses possibles. Tu
arrives quelque part, tu vois ce qui doit être fait et tu
orientes les choses pour qu'elles aillent dans ton sens.
Il ne voyait pas ou était le problème.
– Je te prie de m'excuser, Isabella. Pour moi, c'est plutôt
naturel, c'est mon tempérament.
– Je sais que tu ne le fais pas méchamment, mais je n'aime
pas être dirigée, et je veux moi aussi prendre mes décisions,
parfois seule. Je veux pouvoir être sûre que mes espoirs et
mes rêves passés, présents et futurs seront respectés.
Il leva une main en signe d'assentiment.
– Je ne me permettrai jamais d'aller à l'encontre de tes
souhaits. Si par mégarde j'agissais de la sorte, tu n'aurais
qu'à me remettre à ma place.
– Et tu ferais machine arrière ?
Il hocha la tête et esquissa un sourire en coin.
– Je ne sais pas. Peut-être. Ça dépendra sans doute des
situations. Mais je respecterai toujours tes souhaits et je
tempérerai mes opinions lorsque tu me le demanderas. Je te
le promets.
Comme Isabella tardait à réagir, il se demanda s'il n'avait
pas été maladroit.
Mais même avec la meilleure volonté du monde, il n'allait
tout de même pas lui laisser porter la culotte ! Les bons
rapports étaient faits de compromis dans chaque couple. Il
avait l'exemple de ses propres parents, alors qu'Isabella
n'avait pas connu les mêmes choses dans son enfance.
– Je veux que tu saches encore une fois à quel point j'ai été
touchée par ma soirée d'anniversaire, et aussi par la
manière dont tu me reçois ce soir. Ça me va droit au cœur.
Mais...
– Mais quoi ?
– Tu sais, mon beau-père a beaucoup aimé ma mère, il
n'empêche que c'était lui le chef. Elle l'aimait aussi, donc
elle l'acceptait. Mais moi, je suis différente, je ne serai
jamais soumise à un homme, quel que soit l'amour que je
lui porte.
– Mais je ne pourrais pas te respecter si tu te soumettais à
tous mes désirs !
Elle but une gorgée d'eau en le regardant gravement, et il
flancha.
– J'avoue, dit-il en hochant la tête. Dès que j'ai mis le pied
dans cette maison, j'avais décidé de faire ce dîner. Je
voulais te voir ici, je voulais partager cette maison avec toi.
– Tu avais tout planifié depuis si longtemps ?
Il lui fit signe que oui.
– Je suis tombé amoureux de toi à la seconde où je t'ai
rencontrée, Isabella. A la Fiesta, devant tes splendides
tapisseries. J'ai adoré tout : ton style, ta voix, ta peau
cuivrée, tes cheveux, ton sens des couleurs...
Embarrassée, elle se mit à triturer le bas de son T-shirt
tellement trop grand pour elle. Lorsqu'elle releva la tête,
elle souriait.
– Je me suis toujours sentie mal à l'aise avec mon beau-père
et ses enfants, se souvint-elle. Chaque fois qu'on allait
quelque part, je me sentais déplacée. Alors je me suis
rebellée, j'ai commencé à m'habiller n'importe comment,
comme pour leur crier : « Regardez-moi pour ce que je
suis, pas pour ce que j'ai l'air d'être, respectez-moi ».
– Isabella, pour moi tu seras toujours la plus belle femme
du monde, quelle que soit la manière dont tu te montreras à
moi.
Elle rougit de plaisir.
– Merci, JR.
Pendant qu'il terminait sa salade, il songea que c'était à son
tour de lui avouer certaines choses. D'une part parce qu'elle
avait raison sur plusieurs points, et aussi parce qu'il se
sentirait soulagé.
Il était exact qu'il avait voulu l'attirer au ranch en lui
confiant la rénovation du domaine. De même, il avait voulu
la séduire en organisant la soirée d'anniversaire, ainsi que
ce dîner et peut-être tous les autres. Elle ne s'était pas
trompée. Il avait voulu la manipuler.
– Je te dois des excuses, avoua-t-il. J'ai cru que je serais
assez persuasif pour orienter tes sentiments. Je comprends
maintenant que j'ai eu tort.
Il lui jeta un regard penaud, se demandant si elle accepterait
ses excuses.
– Que veux-tu dire ? demanda Isabella, le cœur battant la
chamade.
JR regrettait-il la cour assidue qu'il lui avait faite ? Ses
confidences au sujet de son enfance l'avaient-elles
diminuée à ses yeux ?
Mais elle ne tarda pas à être rassurée.
JR prit la main de la jeune femme et la retourna pour y
déposer un baiser.
– Je t'aime, Isabella. Mon plus cher désir serait que nous
nous déclarions notre amour ce soir et que nous nous
engagions l'un envers l'autre, si tu y consens, bien sûr. Mais
je me rends bien compte que nous avons tous deux une
forte personnalité et que nous devrons apprendre l'art du
compromis. Je comprendrais que tu aies besoin d'un peu de
temps. Je me plierai donc à ta décision.
Elle le regarda, au bord des larmes.
Oui, elle avait fait une liste, mais elle l'avait utilisée pour se
protéger, pour ne prendre aucun risque et ne surtout pas
tomber amoureuse. Or, la seule manière d'aimer, c'était
d'ouvrir son cœur et de donner une chance à l'amour.
JR, elle le comprenait à présent, était bien l'homme de sa
vie, l'homme qu'elle avait toujours attendu.
Cette prise de conscience la rendit si euphorique qu'elle
crut que son cœur allait exploser.
– J'aimerais m'engager envers toi maintenant, dit-elle.
– Rien ne pourrait me rendre plus heureux.
JR se leva, la prit dans ses bras et l'embrassa. Elle répondit
ardemment à son baiser, libérant enfin tout son amour.
Lorsque leurs lèvres se séparèrent, il la prit par la main et la
conduisit jusqu'à sa chambre.
– Tu voulais démarrer les travaux par le patio parce que
c'était à tes yeux le centre de la maison. Tu avais raison.
Maintenant, je propose que nous nous attaquions à cette
chambre. J'aimerais qu'elle nous ressemble, qu'elle reflète
nos goûts, nos espoirs et nos rêves.
– J'en serais très heureuse.
Alors il la souleva et la déposa sur le lit.
Ils firent l'amour doucement, prenant le temps d'exprimer
tout l'amour qu'ils ressentaient l'un pour l'autre, songeant à
ceux de leurs rêves qui allaient se réaliser à partir de ce
soir.
Après cela, ils restèrent longuement étendus l'un contre
l'autre, jouissant de la nouveauté de la situation. Par la
fenêtre entrebâillée, ils entendaient tous les bruits nocturnes
du ranch endormi.
Alors JR, l'embrassant sur le front, se glissa hors du lit et
s'approcha de la commode.
Elle le regarda ouvrir le tiroir et en sortir un petit objet. Il la
rejoignit sous les draps, tenant dans le creux de sa main un
petit écrin de velours noir.
– J'ai quelque chose pour toi, dit-il en lui donnant la boîte.
– Qu'est-ce que c'est ?
– Eh bien, regarde.
Soulevant délicatement le couvercle, elle découvrit une
bague ornée d'un solitaire.
Il n'était pas particulièrement gros, mais il scintillait de tous
ses feux.
– Il a appartenu à ma mère, expliqua-t-il.
– Il est magnifique.
– Avant de nous quitter, ma mère m'a confié que son désir
le plus cher était que je rencontre ma moitié. Elle m'a fait
promettre de la chercher. Et, enfin, je l'ai trouvée. Épouse-
moi, Isabella. Sois ma femme, ma meilleure amie et mon
associée jusqu'à la fin de mes jours.
Cette incroyable demande en mariage la laissa sans voix,
non plus par indécision, mais parce qu'elle était si émue
qu'elle se demandait comment exprimer à son tour tout
l'amour qu'elle ressentait pour lui.
– Je t'aime aussi, JR, et je suis impatiente de t'épouser et de
fonder une famille. Je rêve d'avoir autant de petits garçons
que ta mère. Et j'espère qu'ils te ressembleront tous.
Il lui sourit, les yeux débordant de joie.
– Il nous faut aussi des filles. Chacune d'entre elles sera
aussi jolie et artiste que sa maman.
Elle voulut glisser à son doigt le diamant de Molly Fortune.
– Laisse-moi faire, dit-il.
Il lui prit la bague des mains et la lui glissa à l'annulaire
doigt de la main gauche.
– Je t'aime, Isabella. Et je promets de t'honorer et de te
protéger jusqu'à la fin de mes jours. Je suis impatient
d'apprendre à nos enfants la richesse et la différence de nos
deux cultures. Et je me réjouis à l'idée des nouvelles
traditions que nous allons inventer ensemble.
Elle savait au plus profond de son cœur qu'il tiendrait sa
promesse, tout comme elle. Leurs enfants seraient riches de
leur double culture et de la mémoire de deux civilisations.
Au moment où ils recommençaient à s'embrasser, bien
décidés à consommer leur nouvel engagement, le téléphone
portable d'Isabella se mit à sonner.
Elle eut envie d'ignorer l'appel et de dire au monde entier
de les laisser tranquilles, mais lorsqu'elle jeta un coup d'œil
sur l'écran, elle vit que le nom de son père était affiché.
– Il vaut mieux que je décroche, dit-elle. C'est mon père.
– Tiens, fit JR, je devrais peut-être en profiter pour lui
demander ta main !
Elle lui sourit et, plaçant son index sur ses lèvres, lui intima
l'ordre de se taire.
Il n'était pas nécessaire que son père sache qu'ils avaient
déjà consommé avant même que JR n'ait fait sa demande
en mariage. Question de protocole !
– Bonsoir, papa, dit-elle en envoyant un sourire à JR.
Il lui parla d'abord de tout et de rien, lui demanda où elle se
trouvait et ce qu'elle faisait. Puis il en vint au sujet de son
appel.
– Je voulais que tu saches qu'il y a un bruit qui court selon
lequel Roberto Mendoza aurait reçu un appel anonyme d'un
type qui voulait le rencontrer à Spring Fling pour lui faire
des révélations fracassantes.
Roberto était le cousin d'Isabella, le fils aîné de José et
Maria.
– Mija, ajouta son père, on ne sait pas qui se cache derrière
ces menaces anonymes et qui sera la prochaine victime.
Alors, s'il te plaît, sois prudente.
Elle regarda JR, l'homme qu'elle aimait.
– Je suis entre de bonnes mains, papa.
Et c'était la vérité.
Ni elle ni JR ne pouvaient savoir de quoi demain serait fait,
mais cela n'avait pas la moindre importance. Ensemble, ils
pourraient tout affronter.

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