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SUSAN MALLERY

Au cœur du désert
Désert Rogue
Tome 11

Titre original : THE SHEIK AND THE CHRISTMAS BRIDE


HARLEQUIN®
PASSIONS®
© 2007, Susan Macias Redmond. © 2008, Harlequin S.A.
Résumé :

Dès son arrivée à El Deharia, Kayleen est sous le charme


de ces magnifiques paysages baignés d'un soleil éclatant,
ces dunes de sable qui s'étendent à perte de vue. Ce qu'elle
apprécie beaucoup moins, en revanche, c'est l'arrogance
de son nouveau patron, le cheikh As'ad. Ce dernier, en
effet, ne lui manifeste que froideur et mépris, et la traite
comme une simple domestique. Aussi est elle très surprise
lorsqu'il la demande en mariage. Surprise et surtout
extrêmement troublée, car aussi inattendue, aussi
incompréhensible soit cette proposition, elle brûle soudain
d'envie de l'accepter...
Prologue

— Cette situation ne peut plus durer, Lila ! Il faut faire quelque


chose !
Le front barré par un pli de contrariété, le roi Mukhtar d'El
Deharia arpentait la largeur de son salon privé. La princesse Lila
réprima un sourire en songeant que si son frère avait parcouru les
lieux dans leur longueur, elle l'aurait vite perdu de vue dans
l'immensité de ses appartements.
Mukhtar fondit sur elle.
— Parce que tu trouves qu'il y a lieu de sourire ? J'ai trois fils en
âge de se marier. Trois. Et crois-tu qu'il y en aurait au moins un
qui songerait à prendre femme et à me donner des descendants ?
Eh bien, non ! Ni Qadir, ni Kateb, ni As'ad ! Ils n'auraient pas le
temps d'y penser, soi-disant. Trop de responsabilités. Trop de
travail. Trop de complications. Peut-on m'expliquer par quel
miracle j'ai engendré des fils aussi industrieux ? Si seulement ils
passaient leur temps à courir les filles et à leur faire des enfants
par inadvertance ! Cela me laisserait au moins le recours
d'organiser un mariage forcé ou deux...
Lila éclata de rire.
— A-t-on jamais entendu un père se plaindre que ses enfants
soient sérieux, travailleurs et qu'ils ne se comportent pas en
séducteurs effrénés ? Tu as d'autres doléances comme celles-ci,
mon frère ? Les caisses de l'Etat sont-elles trop pleines ? Le
peuple d'El Deharia trop attaché à son souverain ? La couronne
royale trop lourde à porter ?
Le roi Mukhtar soupira.
— Tu te moques de moi, Lila.
— Me moquer de toi n'est pas seulement un droit, pour moi,
c'est un devoir. Si tout ton entourage courbait l'échine devant toi,
tu finirais par perdre le sens des réalités.
Le regard menaçant que lui jeta son frère n'entama en rien sa
sérénité. Mukhtar et elle avaient toujours été très liés. Malgré les
fonctions royales de son aîné, Lila n'avait jamais cessé de voir en
lui le compagnon de jeux qu'il avait jadis été.
— L'affaire est plus sérieuse que tu ne sembles le penser, Lila.
Un roi n'est rien s'il n'a pas une longue lignée de descendants à
qui transmettre son nom, sa charge et sa dignité. A mon âge, je
devrais déjà avoir une demi-douzaine de petits-fils galopant dans
les couloirs du palais ! Mais aucun cri d'enfant n'a plus résonné
dans cette demeure depuis de longues années. Qadir court le
monde pour représenter notre pays à l'étranger. As'ad gère les
affaires intérieures du royaume. Et Kateb vit dans le désert, en
stricte conformité avec les coutumes de nos ancêtres.
— Kateb est un solitaire. Il a toujours un peu été le mouton noir
de la famille.
Son frère la foudroya du regard.
— Surveille ton langage, Lila. Il n'y a pas de moutons parmi
mes fils. Ce sont tous des lions ou des chacals.
— Alors Kateb est le chacal noir de la famille.
— Lila, je t'ordonne de cesser de plaisanter !
Lila leva les yeux au ciel.
— M'as-tu déjà vu trembler devant ton autorité ?
— Pas que je me souvienne, non, soupira Mukhtar. Mais ton
insolence finira par te perdre.
Lila porta ostensiblement la main à la bouche et fit mine de
bâiller. La contrariété de Mukhtar monta d'un cran.
— Tu n'as aucun conseil à me donner, alors ? Tout ce qui
t'intéresse, c'est de t'amuser à mes dépens ?
— J'aurais des suggestions à te faire, en effet. Mais je ne suis
pas persuadée qu'elles te plairont.
Mukhtar croisa les bras sur sa poitrine.
— Je t'écoute avec attention.
L'attitude de Mukhtar était plus impérieuse qu'attentive, mais
Lila était habituée aux façons autoritaires de son aîné, et comme
il n'était pas dans les habitudes de Mukhtar de lui demander
conseil, elle estima qu'il venait de faire un grand pas, et qu'elle
avait tout intérêt à le prendre au sérieux.
— J'ai abordé la question avec le roi Hassan du Baharia et il
m'a confié que...
— Avec le roi Hassan ? la coupa-t-il. Depuis quand êtes-vous
sur un tel pied d'intimité, tous les deux ?
Lila soupira.
— Si tu m'interromps toutes les trente secondes, la discussion
risque de durer tout l'après-midi.
Mukhtar ne répondit rien mais il haussa les sourcils d'un air
sévère.
Elle retint un sourire en reconnaissant l'expression légèrement
butée qu'arborait son frère chaque fois qu'il la croyait en danger
d'être séduite. Comme si le roi du Baharia allait passer sur son
grand destrier blanc pour ravir la femme de quarante-trois ans
qu'elle était !
Elle n'aurait pas demandé mieux, cela dit. A vingt-cinq ans, une
mort prématurée lui avait arraché l'époux qu'elle avait
tendrement aimé. Et depuis, elle avait toujours vécu seule. Au
début, elle avait pensé se remarier et fonder une famille. Mais les
années avaient passé sans que l'occasion se présente. Mukhtar
avait connu le veuvage à son tour. Et elle s'était consacrée à ses
six neveux. Sans jamais croiser d'hommes qui aient retenu son
attention.
Jusqu'à Hassan. Son ami, le roi du Baharia, était veuf et plus âgé
qu'elle, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir pour lui le charme et la
vitalité. Mais ressentait-il une attirance pour elle de son côté ? Il
existait certes entre eux une indéniable complicité. Mais elle
n'était pas certaine du tout des sentiments du roi à son égard.
— Lila ? insista Mukhtar avec impatience. Comment se fait-il
que tu aies des conversations privées avec Hassan ?
— Pardon ? Ah oui, Hassan. Nous avons fait connaissance, il y
a quelques années, alors que nous participions à un séminaire sur
l'éducation.
Elle avait également rencontré Hassan à l'occasion de ses visites
d'Etat officielles, bien sûr, mais c'était dans le cadre de ce
congrès que, pour la première fois, ils s'étaient entretenus
longuement en tête à tête. Et appréciés.
— Hassan a des fils, lui aussi. Et il se félicite d'avoir réussi à
tous les marier.
— Tous ! Et comment a-t-il fait ?
— Il a aidé le hasard à se transformer en destin.
Sous la belle moustache poivre et sel, les lèvres de
Mukhtar s'arrondirent en une expression stupéfaite.
— Tu veux dire...
— Je veux dire qu'il n'a pas hésité à orchestrer de véritables
mises en scène. Il a commencé par sélectionner des jeunes
femmes qui lui paraissaient convenir. Puis il s'est débrouillé pour
créer les circonstances d'une rencontre. Une fois, il a organisé
carrément un barrage routier. Une autre fois, il y a eu une panne
d'ascenseur providentielle. D'une façon ou d'une autre, il
s'arrangeait pour mettre le futur jeune couple en présence dans
des circonstances plus ou moins dramatiques. Et cela a
fonctionné.
Mukhtar se frotta pensivement le front.
— Je suis le roi d'El Deharia...
— J'étais au courant, oui.
— Ce ne serait pas digne de me comporter comme une vulgaire
entremetteuse...
Lila contint de justesse un sourire. Elle savait déjà ce qui allait
suivre.
— ... mais toi, en revanche, tu es beaucoup plus libre d'agir
comme cela te chante. Ni ton rang ni ton pouvoir ne constituent
un obstacle.
— N'est-ce pas une chance incroyable d'être une femme ?
ironisa Lila.
— Tu pourrais te charger de bousculer un peu le destin à ma
place et...
Mukhtar s'interrompit brusquement pour lui jeter un regard
suspicieux.
— Mais il y a déjà un moment que tu as une stratégie en tête,
n'est-ce pas ?
— J'ai fait quelques repérages, oui, admit-elle. Un sourire
entendu s'élargit sur les lèvres du roi.
— Vite, raconte-moi ce que tu as préparé. Je veux tous les
détails !
-1-

Le prince As'ad d'El Deharia avait le sens de l'ordre. Il était


rationnel, efficace et faisait tourner le pays comme il menait sa
vie personnelle : avec maîtrise et sobriété. S'il laissait volontiers
la couronne royale à son père, c'était en grande partie sur ses
épaules que reposaient les affaires du royaume. Et il trouvait une
profonde satisfaction dans l'exercice de ses fonctions. Son pays
se développait et prenait une importance économique croissante.
Sous sa houlette, de nouvelles infrastructures se mettaient en
place. Mais pour être passionnante, sa tâche n'en était pas moins
gigantesque, et elle ne lui laissait pas beaucoup de temps
disponible pour songer à des occupations plus frivoles.
Parmi ses amis, il s'en trouvait toujours un pour lui reprocher son
sérieux et lui conseiller de profiter de son double statut de prince
et de cheikh pour s'adonner à une vie de plaisir. Mais As'ad
n'aspirait pas aux distractions futiles. S'il avait une faiblesse,
c'était son affection pour sa tante Lila. Personne, normalement,
n'était autorisé à pénétrer dans ses bureaux sans rendez-vous.
Mais il tendait à faire une exception pour sa tante.
Il ne s'étonna donc pas lorsqu'elle fit irruption chez lui en
catastrophe ce jour-là.
— As'ad, j'ai besoin de toi, annonça-t-elle, hors d'haleine. Il
faut que tu viennes sur-le-champ.
As'ad sauvegarda son travail et leva les yeux de son ordinateur.
— Que se passe-t-il, Lila ?
— Une crise sans précédent.
Il la regarda, surpris. Toujours si calme d'ordinaire, sa tante avait
les joues en feu et les mains tremblantes.
— Où cela, une crise, sans précédent ?
— A l'orphelinat ! Un des chefs de clan est arrivé du désert. Et
il veut emmener trois orphelines avec lui. Mais les enfants, trois
sœurs, refusent de le suivre. Une enseignante a pris leur parti et
l'institut est à feu et à sang. Une des religieuses a juré qu'elle se
jetterait du haut du toit si tu ne venais pas à leur aide.
As'ad se leva en soupirant.
— Et pourquoi moi plutôt qu'un autre ?
— Parce que tu es un dirigeant avisé, répondit sa tante en
évitant son regard. Et ta réputation d'impartialité n'est plus à
faire.
Perplexe, As'ad contempla la femme qui lui avait tenu lieu de
mère quasiment toute sa vie. Lila avait toujours été un peu
manipulatrice, et elle était capable de jouer les comédies les plus
éhontées pour obtenir ce qu'elle voulait. Le faisait-elle marcher ?
Le voyant hésitant, elle lui jeta un regard peiné.
— Il y a réellement un drame à l'orphelinat. S'il te plaît, As'ad.
Son plaidoyer paraissait sincère, et il n'avait jamais pu résister à
un authentique appel à l'aide. Contournant son bureau, il saisit sa
tante par le coude.
— Très bien. Mais allons-y sans traîner. Je n'ai pas que cela à
faire.
Dès leur arrivée sur place, As'ad regretta amèrement de s'être
laissé convaincre d'intervenir dans le conflit en cours.
Le pensionnat était effectivement en pleine effervescence. Une
quinzaine d'élèves en pleurs se tenaient recroquevillées les unes
contre les autres, et quelques enseignantes s'efforçaient de les
consoler. Mais elles étaient à peine moins paniquées et éplorées
que leurs jeunes protégées. Un vieux chef de tribu à la haute
stature se tenait près de la fenêtre avec deux de ses hommes. Il
parlait en gesticulant furieusement. Ses invectives s'adressaient à
un petit bout de femme rousse qui s'était interposée entre lui et
trois fillettes qui sanglotaient bruyamment.
As'ad fronça les sourcils et se tourna vers sa tante.
— Je ne vois personne sur le toit.
— C'est parce que la situation s'est calmée, je suppose. Mais tu
peux quand même constater qu'un vent de chaos souffle sur
l'orphelinat.
Il s'abstint de tout commentaire ; sa tante l'avait bien manipulé. Il
fixa son attention sur la jeune femme à la chevelure de feu qui
invectivait le chef de tribu.
— Cette fille ne ressemble pas à une nonne, dit-il d'un ton sec.
— Kayleen est enseignante dans un établissement religieux.
C'est presque la même chose, non ?
— Ainsi, tu m'as menti.
Lila écarta cette accusation d'un geste désinvolte.
— « Mentir » est un bien vilain mot. Cela s'appelle « exagérer
un peu », ce qui est tout à fait différent.
— Tu as de la chance que nous ayons renoncé aux anciennes
coutumes dans ce pays, ma tante. Celles qui définissaient la
conduite d'une femme, par exemple.
Sa tante sourit.
— Tu m'aimes trop pour me châtier, As'ad.
Elle avait raison sur ce point, songea-t-il en pénétrant dans la
pièce. Ignorant les femmes et les enfants, il se dirigea vers le chef
de tribu qui continuait de gesticuler et de fulminer.
Il le salua avec courtoisie.
— Sois le bienvenu, Tahir. Il est rare que tu quittes le désert.
C'est un plaisir et un honneur de t'avoir parmi nous.
Malgré sa fureur évidente, Tahir n'oublia pas à qui il avait affaire
et s'inclina avec respect.
— Sois béni, prince As'ad. Je me réjouis de trouver un être de
raison dans cette maison de fous. J'avais espéré ne faire qu'un
bref aller-retour ici. Mais cette... cette créature me met des bâtons
dans les roues, soupira-t-il en désignant la jeune femme rousse.
Si je suis ici, c'est uniquement pour m'acquitter de mon devoir et
témoigner de l'hospitalité du désert. Mais cette personne ne veut
rien entendre et me traite comme un vulgaire criminel !
Tahir tremblait sous l'outrage. Jouissant d'une autorité absolue
parmi les siens, il n'avait pas l'habitude d'être contredit. Et surtout
pas par une femme.
— Ce que vous avez l'intention de faire est criminel ! protesta
l'enseignante aux cheveux roux. Je ne vous laisserai jamais
mettre votre projet à exécution !
Au grand étonnement dAs'ad, elle se tourna vers lui pour lui jeter
un regard noir.
— Quant à vous, monsieur, si vous êtes venu pour me faire
changer d'avis, vous perdez votre temps.
Les trois fillettes se serrèrent un peu plus étroitement contre elle.
A en juger par leur évidente ressemblance, il s'agissait de trois
sœurs. Blondes et gracieuses toutes les trois, elles donneraient du
souci à leur père, songea distraitement As'ad. A part que leur père
était sûrement mort puisqu'elles étaient pensionnaires d'un
orphelinat, rectifia-t-il aussitôt.
Soucieux de rétablir son autorité, il demanda froidement :
— Et vous êtes, mademoiselle... ?
— Kayleen James. J'enseigne ici et je voudrais bien savoir
pourquoi...
— Les questions, c'est moi qui les pose, la coupat-il.
— Mais...
— Mademoiselle James, je suis le prince As'ad. Le nom vous
est-il familier?
— Oui. La princesse Lila a mentionné votre nom, répondit-elle
sans s'émouvoir. Vous dirigez le pays ou un truc comme ça.
— Un truc comme ça, oui. Je présume que vous avez obtenu un
visa pour travailler ici ?
Elle acquiesça d'un signe de tête.
— Ce visa de travail sort de mes bureaux, poursuivit-il. Je
suggère donc que vous évitiez de vous comporter de manière à
me faire regretter de vous avoir accueillie dans mon pays.
Kayleen James avait le visage criblé de minuscules taches de
rousseur. Presque invisibles au premier regard, elles se
détachèrent avec netteté lorsqu'elle pâlit sous l'outrage.
— Vous me menacez ? s'enquit-elle dans un souffle. Vous
m'expulserez si je refuse de m'incliner devant les agissements
cruels de cet homme ? Vous a-t-il informé de ses intentions, au
moins ?
As'ad ne répondit pas tout de suite et la contempla un instant.
Elle avait des yeux immenses. Plus verts que bleus, et il crut y
apercevoir quelques larmes briller. Il aurait préféré subir une
tempête de sable dans le désert plutôt que de se trouver au cœur
de ce gynécée balayé par un vent d'agitation hystérique. Il se
tourna vers Tahir.
— Tahir, dis-moi, qu'est-ce qui t'amène ici, dans cet orphelinat
tenu par des religieuses catholiques ?
Tahir désigna les trois sœurs du menton.
— Je suis venu offrir refuge et protection à ces trois enfants
privées de famille. Leur père appartenait à ma tribu. Il est parti
étudier à l'étranger et nous ne l'avons plus jamais revu. Mais il
n'en reste pas moins l'un des nôtres. La nouvelle de son décès
vient tout juste de nous parvenir. Ces enfants étant déjà
orphelines de mère, leur place est désormais au village avec les
leurs.
Kayleen s'interposa.
— Au village où vous avez l'intention de les séparer ! Et où
elles seront élevées comme des domestiques !
Tahir haussa les épaules.
— Les enfants de sexe féminin ne présentent qu'une faible
valeur. Mais la tribu étant solidaire, plusieurs familles ont
accepté d'en prendre une chez elles. Nous honorons la mémoire
de leur père. Non seulement elles seront bien traitées, mais elles
bénéficieront de ma protection.
Kayleen avança un menton volontaire.
— Jamais ! Ces fillettes ont tout perdu et elles se raccrochent à
leur petite fratrie comme à une ultime bouée de sauvetage. Le
lien qui les soude est plus fort que celui qui unit des sœurs
d'ordinaire. Si on les sépare, elles ne s'en remettront jamais. Je ne
peux pas accepter qu'on les traite comme de la marchandise !
As'ad eut une pensée nostalgique pour son bureau calme et
parfaitement organisé où l'attendaient des problèmes simples et
rationnels comme la gestion de l'économie, les entrées et sorties
de devises, et la construction d'un nouveau pont de deux
kilomètres pour traverser le détroit.
— Lila, reste ici avec les enfants, s'il te plaît, ordon- na-t-il de
guerre lasse avant de se tourner vers Kayleen. Quant à vous,
suivez-moi.
Kayleen se demanda un instant si elle était en état d'aller où que
ce soit. Elle tremblait de la tête aux pieds et avait toutes les
peines du monde à respirer. Elle ouvrait la bouche pour répondre
à cet individu arrogant et autoritaire qu'elle ne souhaitait pas
s'entretenir avec lui en privé, lorsque son amie, la princesse Lila,
lui adressa un sourire rassurant.
— Faites donc ce que vous dit As'ad, Kayleen. Je vous promets
que personne ne touchera à un cheveu de vos trois protégées
pendant que vous discuterez.
Comme elle hésitait encore, Lila s'approcha pour lui poser une
main réconfortante sur le poignet.
— As'ad est un juste. Il vous écoutera. N'hésitez pas à lui parler
en toute liberté. C'est lorsque vous vous exprimez avec passion
que vous donnez le meilleur de vous-même.
Kayleen fronça les sourcils.
Mais As'ad ne lui laissa pas le temps de méditer sur cet étrange
conseil. Déjà il s'éloignait à grandes enjambées dans le couloir.
Contrainte de lui emboîter le pas, elle dut presque courir pour le
suivre. Il s'arrêta devant une salle de classe vide et lui fit signe
d'entrer. Puis il referma la porte derrière eux, croisa les bras sur
sa poitrine et la regarda fixement.
— Bien. Racontez-moi tout en commençant par le début. Que
s'est-il passé exactement ?
Sous le feu de son regard, Kayleen demeura un instant muette.
Elle avait été trop agitée jusque-là pour prêter une réelle attention
au prince As'ad. Mais à présent qu'elle se trouvait seule face à lui,
elle ne pouvait ignorer sa présence. Il était grand, très brun, large
d'épaules et terriblement intimidant. Ayant vécu l'essentiel de sa
vie dans des institutions religieuses, elle n'avait jamais eu que des
contacts très superficiels avec les personnes de l'autre sexe. Peu
habituée à la compagnie des hommes, elle ne voyait aucune
nécessité de les fréquenter de plus près.
— Je donnais mon cours, comme à l'ordinaire,
commença-t-elle d'une voix hésitante.
Elle s'interrompit, gênée par le regard d'As'ad.
— Pepper, la plus jeune des trois sœurs, s'est précipitée dans
ma classe, reprit-elle avec courage. Elle était livide de peur et m'a
expliqué entre deux sanglots qu'un méchant s'était emparé de ses
sœurs et voulait les emmener toutes les trois. Je me suis
précipitée à leur secours, bien sûr, et je suis tombée sur votre
monsieur Tahir qui s'était emparé de Nadine et de Dana et les
avait immobilisées contre leur gré. Lorsqu'il a vu Pepper, il s'est
précipité sur elle pour s'en emparer à son tour. Une petite fille de
sept ans, vous imaginez ! Les trois sœurs criaient, pleuraient, se
débattaient sans comprendre. Mais votre Tahir a commencé à les
traîner vers la porte en marmonnant qu'il les emmenait dans son
campement, ou quelque chose comme ça.
Elle s'interrompit pour reprendre son souffle. Le reste de la scène
se brouillait vaguement dans sa mémoire.
— Quand j'ai vu qu'il s'apprêtait à les enlever, mon sang n'a fait
qu'un tour. Je me suis mise à crier aussi. D'une façon ou d'une
autre, je me suis retrouvée devant votre Tahir, à essayer de lui
barrer le passage et... enfin... il se peut même que je l'aie frappé,
admit-elle piteusement.
Agir par la violence était contraire à ses principes. Combien de
fois les religieuses qui l'avaient élevée ne lui avaient-elles pas
répété qu'elle devait s'efforcer de discipliner sa nature rebelle par
l'obéissance et la prière ? Pour rendre le monde meilleur, mieux
valait donner le bon exemple que de répondre à la violence par la
violence. Elle adhérait de tout cœur à cette opinion, mais elle n'en
avait pas moins une fâcheuse tendance à recourir au coup de pied
dans les tibias chaque fois qu'un conflit aigu se présentait.
Les lèvres d'As'ad frémirent, et son regard se fit plus noir encore.
— Vous avez attaqué Tahir physiquement ?
— Je crains fort que oui...
— Et comment a-t-il réagi ?
— Ses hommes de main m'ont immobilisée. Je ne peux pas dire
que j'ai apprécié leur façon de faire. Mais elle a au moins eu
l'avantage de les obliger à lâcher les filles. Comme nous hurlions
toutes de plus belle, tout le pensionnat s'est précipité. Puis vous
êtes arrivé...
— J'aurais mieux fait de rester chez moi.
Sous l'œil mi-ironique mi-excédé d'As'ad, Kayleen se redressa.
C'était à elle de persuader cet individu caustique qu'il ne devait
pas laisser Tahir enlever Dana, Nadine et Pepper.
— Vous ne pouvez pas accepter que cet homme emmène ces
enfants contre leur gré ! reprit-elle d'une voix ferme. Elles ont
déjà été très ébranlées après avoir perdu successivement leur
mère puis leur père. Les séparer maintenant, ce serait les
condamner à une mort psychique. Elles ont besoin les unes des
autres. Et elles ont besoin de moi également.
— De vous ? Mais à quel titre ? Vous êtes juste une
enseignante pour elles.
— Techniquement, oui. Mais nous sommes très liées. Je suis
pensionnaire de l'école, tout comme elles. Le soir, je leur fais la
lecture et nous parlons beaucoup ensemble.
Les trois sœurs, réalisa Kayleen, étaient devenues comme une
famille pour elle. Et elle était prête à tout pour éviter qu'il ne leur
arrive malheur.
Elle plaida avec l'énergie du désespoir.
— Dana, l'aînée, a onze ans à peine. Elle est drôle et
intelligente et veut devenir médecin. Nadine, à neuf ans, est déjà
une danseuse hors pair. Elle est athlétique et affectueuse. La
petite Pepper se souvient à peine de sa mère. Ses sœurs sont tout
pour elle. Ne laissez pas le caprice d'un vieillard leur faire
l'affront supplémentaire de les priver les unes des autres !
— Elles seraient dans la même tribu, objecta As'ad.
— Mais pas dans la même famille ! Ce monsieur Tahir a dit
que ces gens avaient accepté de les recueillir. Comme s'ils leur
concédaient une faveur. Ne voyez-vous pas à quel point elles
sont mieux ici où elles ont la possibilité d'étudier et de se
construire un avenir ? Savez-vous, au moins, ce que ce Tahir a
l'intention de leur faire ?
— Tahir ne leur fera rien du tout, répondit-il d'un ton glacial
qui laissait clairement entendre qu'elle insultait son peuple. C'est
un chef de tribu et il leur offre sa protection. Quiconque s'en
prendrait à une de ces filles le paierait de sa vie.
C'était certes rassurant à entendre, mais pas suffisant pour
réconcilier Kayleen avec l'idée que trois fillettes intelligentes et
promises à un avenir brillant voient leur fratrie brisée et leurs
perspectives d'avenir détruites.
— Elles seraient peut-être protégées, mais qu'en irait-il de leurs
études ? Leur mère était de nationalité américaine.
— Mais leur père, lui, était d'ici, rétorqua As'ad. Tahir honore
sa mémoire en acceptant de nourrir ses filles.
— Leur nourriture, elles la paieront de leurs mains, s'ils les
prennent comme servantes !
As'ad hésita.
— Il est possible qu'on leur confie des tâches domestiques, en
effet.
— Alors, je refuse de les laisser partir !
— La décision ne vous appartient pas, mademoiselle James.
Kayleen serra les poings. La tentation était forte d'infliger aux
tibias du prince le même traitement qu'à ceux de Tahir. Mais elle
se retint et préféra adopter une attitude plus diplomate.
— Si c'est à vous de trancher, je vous conjure de ne pas
démentir la réputation d'équité qui est la vôtre, chuchota-t-elle.
Elle aimait El Deharia. Fier et sauvage, ce pays l'enchantait. Elle
était éblouie par l'âpre beauté du désert, appréciait la chaleur et la
gentillesse des habitants ainsi que leur extraordinaire sens de
l'hospitalité. Mais en tant que femme, elle se heurtait
régulièrement à la conviction que les hommes savaient mieux
qu'elle. Ce qui la faisait chaque fois enrager.
— Vous avez des enfants, prince As'ad ?
— Non.
— Des sœurs ?
— Cinq frères.
— Si vous aviez une sœur, accepteriez-vous qu'elle soit
arrachée des siens contre son gré pour qu'on en fasse une
servante ?
— Vous n'avez aucun lien de parenté avec ce trio d'orphelines.
Elle soupira.
— Je sais. Mais elles sont un peu mes enfants, quand même.
Leur mère est morte il y a un an et leur père les a ramenées ici, à
El Deharia, où il a lui-même perdu la vie dans un accident.
Lorsqu'elles sont arrivées à l'orphelinat, elles étaient comme trois
agneaux égarés. Notre langue et nos origines communes nous
ayant rapprochées, j'ai passé des nuits entières, assise auprès
d'elles, à essayer de les consoler. J'ai été là pour les rassurer
lorsqu'elles se réveillaient en hurlant de leurs cauchemars. A
table, je les poussais à s'alimenter. Et je leur ai raconté tant
d'histoires pour les distraire de leur chagrin que je ne savais plus
quoi inventer.
Se redressant de toute sa modeste hauteur, elle se frappa la
poitrine.
— Vous parlez de l'honneur de Tahir, mais que faites-vous du
mien ? J'ai juré à Dana, Nadine et Pepper qu'elles pouvaient me
faire confiance, que la vie avait de belles promesses en réserve
pour elles. Si vous acceptez qu'elles soient séparées et réduites à
l'état de servantes, quelle valeur aura ma parole ? Elles se
sentiront trahies, alors qu'elles ont déjà perdu les deux êtres qui
leur étaient les plus chers au monde. Seriez-vous dépourvu de
cœur au point d'accepter que ces enfants perdues voient leur
univers entier s'effondrer pour la troisième fois ?
As'ad ne répondit pas tout de suite. Les arguments de Kayleen
James n'étaient pas dépourvus de pertinence. Et elle était
émouvante dans son plaidoyer passionné pour les trois sœurs. En
temps normal, il lui aurait laissé ses trois élèves. Mais la situation
était malheureusement délicate.
— Mademoiselle James, Tahir est un chef de guerre puissant.
Lui infliger un tel camouflet alors qu'il s'est déplacé
personnellement pourrait entraîner de graves complications
internes. Je ne peux me permettre de l'offenser pour une affaire
mineure.
— Une affaire mineure ? s'écria la jeune femme. Parce qu'il
s'agit de filles, c'est ça ? Si le sort de trois garçons avait été en
cause, le problème aurait eu plus de poids, je me trompe ?
— Le sexe des enfants est sans rapport avec la question qui
nous occupe. Tahir a eu un geste généreux en venant arracher ces
trois fillettes de l'orphelinat. Le renvoyer dans sa tribu les mains
vides pourrait avoir des répercussions politiques
particulièrement fâcheuses.
— Je me fiche de votre politique ! Ce sont trois vies d'enfants
qui sont en jeu ! Le reste est accessoire !
La porte de la salle de classe s'ouvrit et Lila entra.
Kayleen poussa une exclamation terrifiée :
— Oh mon Dieu... Tahir est parti avec les enfants ?
— Mais non, mais non, la rassura la princesse Lila. La situation
est momentanément apaisée. Les filles sont dans leur chambre, et
Tahir et ses deux compagnons prennent le thé avec le directeur.
Lila se tourna vers As'ad.
— Qu'as-tu décidé, mon neveu ?
— Que c'était la dernière fois que j'acceptais de te rendre
service !
Sa tante sourit.
— Mm... Et à part cela ?
As'ad réprima un soupir. Sa tante avait déjà pris parti, de toute
évidence. Ce qui ne l'étonnait pas. Lila avait toujours été aimante
et prompte à s'attendrir. Des qualités qu'il avait appréciées chez
elle étant enfant, mais qui, en la circonstance, n'arrangeaient pas
vraiment son affaire.
— Nous ne pouvons pas nous permettre d'offenser Tahir,
avança-t-il prudemment.
A sa grande surprise, sa tante acquiesça.
— Je suis de ton avis.
Kayleen poussa un cri.
— Princesse Lila, non ! Vous connaissez Dana, Nadine et
Pepper ! Elles méritent un meilleur sort que celui-là !
— C'est vrai. Et elles l'auront. Mais je pense, comme As'ad,
qu'il faut ménager la susceptibilité de Tahir. Même si sa façon de
faire vous paraît choquante, Kayleen, je sais que ses intentions
sont généreuses.
Kayleen n'avait pas l'air le moins du monde convaincue.
— Pour éviter que Tahir ne perde la face, je ne vois qu'une
solution, As'ad, poursuivit Lila gravement. Il faut que ces filles
soient adoptées par quelqu'un de plus puissant que lui. Quelqu'un
qui sera prêt à les élever et à honorer la mémoire de leur père.
— Ce serait une solution, en effet, acquiesça As'ad
distraitement. Mais qui pourrait... ?
— Toi.
Interdit, As'ad regarda fixement sa tante.
— Tu veux que je prenne ces trois orphelines chez moi et que
je les traite comme si elles étaient mes enfants ?
L'idée était aussi absurde qu'invraisemblable. C'était bien une
idée de Lila.
— As'ad, le palais est immense, répondit cette dernière d'une
voix douce. Quelle différence pour toi, si ces trois charmantes
demoiselles occupent une des suites ? Tu n'aurais pas à te charger
d'elles personnellement. Mais elles bénéficieraient de ta
protection en grandissant. Et il y aurait également un avantage
pour toi : la présence d'enfants au palais devrait distraire ton père,
au moins momentanément, de son idée fixe : vous marier, tes
frères et toi.
As'ad avait écouté sa tante avec attention. Comme il s'en doutait,
cette dernière avait déjà tout prévu. Mais son idée se tenait. Les
pressions répétées exercées par le roi devenaient de plus en plus
pénibles à supporter. Il ne se passait pas une journée sans qu'on
ne voie défiler au palais de nouvelles candidates potentielles au
mariage. As'ad savait qu'il était de son devoir, en tant que prince,
de pourvoir le royaume d'héritiers. Mais il ne se sentait pas prêt
pour le mariage. Tout ce qui avait trait aux sentiments et à
l'amour le mettait mal à l'aise. Dès son plus jeune âge, il avait
appris que l'amour affaiblissait le cœur des hommes. C'était en
substance ce que lui avait transmis son père alors qu'ils se
tenaient debout, côte à côte, devant le lit de mort de la reine.
Encore enfant et dévasté par la disparition de sa mère, il avait
glissé la main dans celle de son père et lui avait demandé
pourquoi il ne pleurait pas. Le roi Mukhtar lui avait répondu
qu'un homme digne de ce nom était le maître de ses émotions et
non leur esclave.
As'ad avait retenu la leçon. Au fil des ans, il s'était appliqué à
endurcir son cœur et avait réussi à atteindre son but :
l'indifférence. Mais il n'était pas tenté pour autant par un mariage
de convenance. Et voilà que depuis quelques années, il se
retrouvait aux prises avec son monarque insatisfait de père qui le
harcelait sans merci pour qu'il lui donne des héritiers !
— Et qui s'occuperait de ces trois enfants ? s'enquit-il, les
sourcils froncés.
Lila haussa les épaules comme si ce n'était qu'un détail de
moindre importance.
— Il suffit de leur trouver une gouvernante. Tiens, engage donc
Kayleen puisque ces fillettes sont déjà attachées à elle. De cette
manière, elles ne seront pas trop dépaysées.
— Mais c'est impossible ! s'écria Kayleen, sidérée par cette
suggestion. Je suis déjà employée ici.
Lila balaya cet argument d'un geste impatient de la main.
— Vous avez donné votre parole à ces enfants que vous feriez
tout pour les aider, non ? Si vous vous souciez vraiment de leur
sort, vous les suivrez au palais. Elles poursuivront une scolarité
normale, ce qui vous laissera du temps libre pour venir donner
des cours ici, si cela vous amuse.
As'ad regarda tour à tour sa tante et Kayleen, regrettant plus que
jamais d'avoir quitté la sécurité de son bureau. La dernière chose
dont il avait envie, c'était d'adopter trois orphelines inconnues. Il
avait toujours eu l'intention de fonder une famille, certes, mais le
projet restait vague, lointain, et incluait a priori une belle
brochette de garçons. Cela dit, l'adoption n'était peut-être pas une
si mauvaise idée. Tahir se sentirait honoré qu'il prenne sous son
toit trois enfants issues de sa tribu, et de plus, son père verrait
sans doute d'un bon œil l'arrivée des trois sœurs qui marquerait
pour lui le début d'une vie de famille, et il cesserait de lui
présenter des hordes de jeunes femmes à marier.
Le point délicat restait néanmoins cette étrange jeune
enseignante au tempérament de feu et à la langue bien pendue.
Mais pourquoi pas, après tout ? Le palais était vaste. Il porta son
attention sur Kayleen.
— Entendons-nous bien, mademoiselle James. La
responsabilité de ces enfants vous incomberait à vous seule. Je
financerai leur éducation, bien sûr. Et elles ne manqueront jamais
de rien. Mais je n'aurai pas le temps de m'intéresser aux petits
problèmes de leur vie quotidienne.
— Mais je n'ai pas encore accepté le poste ! protesta la jeune
femme, effarée.
— Je croyais que vous étiez prête à tout, même à sacrifier votre
liberté, pour que ces trois sœurs ne soient pas séparées, lui
rappela sèchement As'ad.
Lila intervint avec plus de douceur :
— Pour Dana, Nadine et Pepper, ce serait une solution
merveilleuse, Kayleen. Songez qu'elles seraient élevées dans un
palais avec tout le confort dont elles peuvent rêver. Dana fera des
études supérieures dans les meilleures universités. Nadine
réalisera son désir le plus cher en fréquentant une école de danse.
Et la petite Pepper ne pleurerait plus de chagrin tous les soirs.
Kayleen marqua une dernière hésitation puis poussa un léger
soupir en se tournant vers As'ad.
— Bon. C'est d'accord. Mais il faudra me donner votre parole
qu'elles ne seront jamais traitées comme des domestiques. Ni
mariées contre leur gré.
As'ad retint un sourire. Même si sa réaction insolente ne le surprit
pas outre mesure, il jugea néanmoins utile de marquer son
autorité.
— Votre méfiance est insultante, mademoiselle James.
— Mais je ne vous connais pas.
— Je suis le prince As'ad d'El Deharia. C'est tout ce que vous
avez à savoir.
Lila sourit à la jeune femme.
— As'ad est un homme de parole, Kayleen. Vous n'avez
aucune crainte à avoir.
As'ad fut contrarié d'entendre sa tante intercéder en sa faveur.
Comme si lui, prince et dirigeant, avait besoin d'être défendu
devant cette petite enseignante. Décidément les femmes étaient
une source permanente de complications, songea-t-il, mi-irrité,
mi-résigné.
— Promettez-moi d'être un père attentif et aimant. Et de les
laisser libres de faire un mariage d'amour.
Amour ! Amour ! Pourquoi les femmes n'avaient-elles jamais
que ce mot-là à la bouche ?
— Je veillerai à ce qu'elles ne manquent de rien et à ce qu'elles
jouissent de tous les privilèges dévolus à la famille royale, lui
assura-t-il.
Kayleen fronça les sourcils, pas convaincue pour autant.
— Ce n'est pas ce que je vous ai demandé.
— Mais c'est ce que j'ai à leur offrir.
— Et en ce qui concerne le mariage ?
Il soupira avec impatience. Cette jeune femme était... irritante !
— Je les laisserai libres de leur choix, promit-il.
— Et elles feront des études supérieures ? insista-t-elle
néanmoins.
— J'ai dit qu'elles seraient traitées comme si elles étaient
réellement mes filles, mademoiselle James. Que voulez-vous que
je leur promette de plus ? Une statue à leur effigie dans chaque
square du pays ? Vous mettez ma patience à rude épreuve.
Kayleen rejeta orgueilleusement sa chevelure de feu dans son
dos.
— Je n'ai pas peur de vous.
— Votre grand courage vous honore, ironisa-t-il. Les trois
sœurs seront sous votre responsabilité. Vous agirez avec elles
comme bon vous semblera.
As'ad jeta un regard noir à sa tante.
— En avons-nous enfin fini avec cette histoire ?
Lila lui adressa le plus candide des sourires.
— Je ne sais pas, As'ad. Je crois que tout ne fait que
commencer, au contraire.
-2-

Kayleen avait de la peine à croire qu'une vie puisse changer de


façon aussi radicale en l'espace de vingt- quatre heures. Le matin
même, elle s'était réveillée dans son petit lit étroit qui occupait
presque tout l'espace de sa chambre minuscule à l'orphelinat. Et
voilà qu'elle se retrouvait occupante en titre du palais royal, logée
dans une suite grande comme un appartement, avec une vue
éblouissante sur le bleu infini de la mer d'Oman.
— Ce n'est pas normal, murmura-t-elle en tournant lentement
sur elle-même pour admirer les trois canapés, la table de bois
sculpté et le décor raffiné. C'est beaucoup trop élégant pour moi.
Lila se mit à rire doucement.
— Nous sommes dans une demeure royale, vous savez. Vous
ne voudriez tout de même pas que les chambres y soient moches
et inconfortables !
Kayleen se tourna vers ses trois protégées qui se serraient les
unes contre les autres à l'entrée de la pièce comme trois oiseaux
effarés, n'osant pas entrer.
— Tout a l'air si fragile, si précieux, princesse Lila ! reprit
Kayleen. Vous ne craignez pas que les enfants fassent des
dégâts?
— Pensez-vous. Ces meubles sont anciens et ont vu passer
quantité d'explorateurs en culottes courtes ! Tenez, venez par ici,
toutes les quatre. J'ai une très jolie surprise pour vous.
« Une surprise encore plus jolie qu'un salon au palais royal d'El
Deharia ? », s'étonna Kayleen. Médusée, elle poussa les filles
devant elle dans le couloir. Lila ouvrit une porte massive.
— Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour aménager les lieux,
donc ce n'est pas complètement terminé. Mais c'est un début.
Le début en question était une chambre aux proportions
vertigineuses, avec de hauts plafonds à caissons décorés de stuc
et de grandes fenêtres à arceaux. Il y avait trois grands lits
doubles qui occupaient à peine un dixième de l'espace. Les
armoires, les commodes et les bureaux étaient peints dans de
délicates couleurs pastel. Sur chacun des lits, on avait disposé
des peluches ainsi qu'un peignoir, des chemises de nuit et des
pantoufles brodées. Et les cartables des filles avaient déjà été
placés chacun près d'un bureau.
— Je veillerai à ce qu'elles disposent d'ordinateurs portables,
annonça Lila. Dans la pièce voisine, vous trouverez une
télévision à écran plasma. Bientôt, vous pourrez passer dans une
suite plus grande où chacune des filles aura sa propre chambre.
Mais j'ai pensé que dans un premier temps, elles préféreraient
être ensemble.
Kayleen n'en croyait pas ses yeux. La pièce n'était pas seulement
gaie, chaleureuse, colorée, mais surtout incroyablement
accueillante. Comme si le palais royal avait retenu son souffle
dans l'attente de ses trois nouvelles occupantes.
L'air incrédule, Dana vint s'accrocher à son bras.
— C'est pour nous ? Pour de vrai ?
Kayleen se mit à rire.
— Vous feriez mieux de l'investir en vitesse, cette belle
chambre. Car si elle ne vous plaît pas, je la prends pour moi !
Ce fut le feu vert que les filles attendaient. Elles se mirent
aussitôt à courir dans tous les sens pour examiner leur nouveau
domaine. Les cris fusaient à mesure qu'elles découvraient de
nouvelles merveilles. Une lampe en forme de ballerine pour
Nadine. Un jeté de lit couvert de nounours pour Pepper. Et à côté
du lit de Dana, une petite bibliothèque où elle aurait toute la place
pour ranger ses livres.
— Princesse Lila, vous avez fait des miracles en si peu de
temps ! s'exclama Kayleen.
— J'ai des ressources et je ne crains pas d'en faire usage. Pour
une fois que j'avais une bonne excuse pour crier des ordres et
envoyer des domestiques courir dans tout le palais pour exécuter
mes quatre volontés ! Je crois qu'ils étaient aussi ravis que moi,
d'ailleurs, de préparer cette chambre d'enfants. Allez, venez, je
vais vous montrer vos propres quartiers.
Kayleen admira au passage une salle de bains avec une baignoire
si vaste qu'elle ressemblait à une piscine, puis elle découvrit une
chambre décorée d'extraordinaires carreaux de terre vernissés
ornés de motifs lumineux. Le mobilier sculpté était d'une exquise
féminité.
— Les rideaux sont de soie véritable, chuchota-t-elle, effarée.
Et si je renverse quelque chose ?
Lila eut un geste amusé de la main.
— Nous les ferons nettoyer. Ne vous inquiétez donc pas pour
toutes ces petites questions matérielles. Vous verrez que vous
vous habituerez très vite à vivre ici. Cette maison est la vôtre à
présent que vous êtes partie intégrante de la vie du prince As'ad.
Partie intégrante de la vie du prince As'ad... Comme si elle,
Kayleen, pouvait avoir sa place dans ce genre d'univers. C'était
absurde. Profondément absurde. Quel rapport entre l'existence
d'un cheikh et la sienne ?
— Le prince n'avait aucune envie de nous accueillir,
laissa-t-elle tomber avec un petit sourire triste. Il l'a fait par
devoir.
— Allons ! Ce qui compte, c'est qu'il ait accepté. As'ad tiendra
ses engagements. Mon neveu n'a qu'une parole.
Kayleen ne répondit pas, prise d'un soudain vertige. La journée
avait été riche en émotions et elle ne savait plus très bien si elle
devait se réjouir ou pleurer.
Lila lui effleura le bras.
— Venez, je crois que vos affaires sont arrivées.
Leurs valises étaient effectivement entreposées dans la grande
pièce à l'entrée de leurs appartements. Kayleen se mordilla la
lèvre. Leurs bagages, qui lui avaient paru si imposants dans le
couloir de l'orphelinat, paraissaient à présent minables dans la
splendeur du contexte.
Lila ouvrit les bras aux filles qui se jetèrent à son cou.
— Soyez les bienvenues au palais, mes petites chéries. Bonne
installation, bonne soirée et à demain !
Comme la porte de leurs appartements se refermait derrière Lila
avec un bruit sec, Kayleen demeura un instant pétrifiée. Que
faisait-elle dans ce palais d'Arabie au luxe éblouissant ?
S'était-elle laissé prendre au piège d'une cage dorée ? Tout était si
déroutant... si étranger... Comment pourrait-elle se sentir chez
elle dans ce décor d'opéra aux proportions vertigineuses ?
Elle sentit soudain la présence des trois sœurs, recroquevillées
tout contre elle. Qu'elle soit inquiète était une chose, mais elle
n'avait pas le droit de communiquer ses angoisses aux filles. Ces
dernières avaient déjà suffisamment souffert comme cela dans
leur courte vie.
Elle jeta un coup d'œil à sa montre.
— Alors, les filles ? Qu'en pensez-vous ? Je crois que nous
devrions tester le home cinéma, ce soir. La première qui aura fini
de déballer ses affaires et de les ranger soigneusement, pas de les
balancer en vrac dans l'armoire, gagnera le droit de choisir le film
de ce soir. Trois, deux, un... C'est parti !
Les trois sœurs poussèrent un même cri et se précipitèrent vers
leur chambre.
— Je suis sûre que je serai la plus rapide, annonça Pepper en se
laissant tomber devant sa valise.
Dana secoua la tête d'un air protecteur.
— Il vaut mieux que ce soit moi qui gagne. Sinon tu choisiras
un dessin animé à la noix. Je suis trop grande pour regarder ces
films de bébé.
Kayleen sourit en les écoutant. Dana avait à peine onze ans, mais
elle se montrait souvent étonnamment raisonnable pour une
enfant encore si jeune. Kayleen la soupçonnait d'avoir hâte de
grandir pour pouvoir prendre soin de ses sœurs et les protéger
contre les aléas de l'existence.
« Dana pourra retrouver son insouciance ici, songeat-elle. Et
vivre une enfance normale. Et leur avenir à toutes les trois est
assuré désormais. » Perdue dans ses pensées, Kayleen passa dans
sa propre chambre et ouvrit sa valise. Lila lui avait assuré
qu'As'ad était quelqu'un de fiable. Et il avait donné sa parole : les
filles seraient traitées comme des membres de la famille royale.
Mais même si Dana, Nadine et Pepper n'avaient plus rien à
craindre, au moins sur le plan matériel, il leur faudrait du temps,
beaucoup de temps, sans doute, avant de recouvrer un sentiment
normal de sécurité.
Leur première soirée au palais se déroula paisiblement. Le dîner
leur fut servi sur une table roulante dans leurs appartements. Puis
Kayleen installa son petit monde sur le plus grand des canapés.
Et elles regardèrent Un mariage de Princesse, avec Julie
Andrews. Ce qui donna lieu à de multiples comparaisons entre le
château du film et le vrai palais où elles se trouvaient.
A 21 heures, les trois sœurs, épuisées par les émotions de la
journée, dormaient du sommeil du juste. Livrée à elle-même,
Kayleen parcourut leur appartement de rêve en se demandant si
elle était réellement réveillée. S'approchant des portes-fenêtres
ouvertes, elle passa sur le balcon et sentit la nuit tiède se refermer
sur elle comme une caresse.
Les lumières de la côte jetaient leurs reflets sur la mer, éclairant
le mouvement indolent des vagues. La nuit était calme, fragile,
comme enchantée. S'accoudant à la balustrade, Kayleen inspira
une bouffée d'air si doux qu'elle sentit une onde de volupté
glisser sur la peau nue de ses bras.
Choquée, elle se rejeta en arrière. La volupté n'avait jamais fait
partie de sa personnalité. Ses goûts avaient toujours été des plus
austères. Et la simplicité quasi monacale de sa chambre à
l'orphelinat lui ressemblait plus que.
Une porte s'ouvrit dans son dos et elle vit une silhouette d'homme
se dessiner dans l'obscurité. Passé le premier sursaut de frayeur,
elle reconnut le prince As'ad. Il était aussi grand et imposant que
dans son souvenir. Beau, sans doute. Mais d'une beauté hautaine
et distante. Mal à l'aise, elle recula d'un pas, prête à réintégrer
sans bruit ses appartements. Elle ne connaissait rien au protocole
en vigueur dans un palais oriental. Peut-être n'était-elle même
pas autorisée à se trouver sur ce balcon ?
Mais le regard sombre du prince s'était déjà fixé sur elle.
— Bonsoir. Vous êtes bien installées, j'espère ?
Elle hocha la tête.
— Royalement, oui. Au sens propre du terme. Et votre tante
s'est mise en quatre pour que nous nous sentions chez nous.
Enfin... « chez nous » est un grand mot, bien sûr.
As'ad fit un pas dans sa direction.
— C'est juste une maison un peu plus grande qu'une autre. Ne
vous laissez pas impressionner par l'âge et la dimension de cette
demeure.
— Tant que les statues du parc ne se réveillent pas la nuit pour
nous chasser des lieux...
— Je vous promets que nos statues sont parfaitement bien
élevées.
Kayleen sourit.
— Merci de me rassurer sur ce point. Mais je crois qu'il me
faudra quand même un petit temps d'adaptation avant de pouvoir
dormir sur mes deux oreilles.
As'ad se débarrassa de sa veste de costume et la jeta sur un
fauteuil.
— J'espère que vous vous acclimaterez vite. En tout cas, si
vous vous apercevez que ma tante a oublié quelque chose, il vous
suffira de sonner un membre du personnel.
Sonner un membre du personnel... Kayleen en avait le vertige.
Habituée à la compagnie des gens simples, elle ne s'était jamais
posé beaucoup de questions sur les mœurs des puissants de ce
monde.
— Comment devrons-nous nous adresser à vous ? Votre
Altesse ? Prince As'ad ?
— Vous pouvez m'appeler par mon prénom.
— Vraiment ? Personne ne me coupera la tête pour cette
entorse à l'étiquette ?
Un rapide sourire effleura les lèvres du prince. Il dénoua sa
cravate.
— El Deharia est un pays moderne, vous savez. Et le protocole
s'est beaucoup assoupli, ces dernières années.
Lorsque la cravate atterrit dans le fauteuil à son tour, Kayleen
détourna les yeux tout en se traitant mentalement d'idiote. Le
prince était chez lui ; il avait le droit de se mettre à l'aise. C'était
elle, l'intruse, dans l'histoire.
— Vous êtes gênée.
Elle cligna des yeux et rougit.
— Comment le savez-vous ?
— Vous n'êtes pas difficile à décrypter.
Dommage. En cet instant, elle aurait aimé être mystérieuse et
insondable. Et intéressante, surtout. Comme si une fille comme
elle avait la moindre chance d'acquérir un jour ces qualités !
— Je me sens un peu dépaysée, admit-elle. Ce matin, je me suis
réveillée à l'orphelinat et ce soir je dors dans des draps de soie.
— Et avant de venir à El Deharia, où dormiez- vous?
Elle sourit.
— Je viens du Midwest, la zone rurale des Etats-Unis. C'est
très différent d'ici. Pas de mer. Pas de sable. En ce moment, c'est
l'automne. Les feuilles ont déjà dû tomber, et les premières
chutes de neige sont sans doute déjà en vue. Ici, le temps est
toujours si doux...
— C'est un des nombreux charmes de l'endroit le plus parfait
au monde.
— Vous pensez qu'El Deharia est un pays parfait ?
Il haussa les épaules.
— Ce n'est pas ce que vous pensez de l'endroit où vous êtes
née?
« Pas vraiment, non », songea-t-elle tristement. Mais As'ad et elle
n'étaient pas nés dans les mêmes circonstances.
— J'enseignais aussi lorsque j'étais dans le Midwest,
déclara-t-elle pour changer de sujet. J'aime beaucoup les enfants.
— J'imagine qu'un enseignant qui n'aimerait pas les enfants
vivrait une existence difficile.
Faisait-il de l'humour ? Elle avait du mal à imaginer qu'un
homme comme lui puisse s'abaisser à plaisanter comme un être
humain ordinaire !
— Oui, j'essayais d'être drôle, confirma-t-il en la voyant
hésiter. Et vous êtes autorisée à rire en ma présence. A condition
de ne pas rire de moi bien sûr. Rire au mauvais moment est une
erreur que la plupart des gens ne commettent qu'une seule fois.
— Ce qui nous ramène au chapitre des têtes coupées. Vous êtes
très différent des personnes que j'ai connues jusqu'à présent.
— Les princes sont-ils rares dans le Midwest ?
— Tout est rare dans le Midwest, à part les céréales. Nous
n'avons même pas de grandes stars. Qui sont chez nous
l'équivalent des princes, ou à peu près.
— Mm... Vous me verriez en pantalon de cuir moulant avec
des chaussures pointues ?
Elle se mit à rire.
— Pourquoi pas ? Vous seriez en avance sur la mode.
— Ou je me couvrirais de ridicule.
— Et ça, vous le supporteriez très mal, rétorqua-t-elle sans
réfléchir.
Elle rougit aussitôt et porta la main à sa bouche.
— J'ai trop parlé, je suppose ?
Dans le regard noir d'As'ad, elle vit luire une lueur
indéchiffrable.
— Je propose que nous choisissions un sujet moins risqué,
répondit-il. Parlons plutôt des trois sœurs que vous m'avez
demandé d'adopter.
Kayleen le considéra avec inquiétude.
— Vous n'avez pas changé d'avis, au moins ?
— Je n'ai qu'une parole, Kayleen. Je propose simplement
qu'elles changent d'établissement scolaire. L'école américaine est
à deux pas du palais.
— Vous avez raison. L'orphelinat est trop loin. Je les inscrirai
dès demain matin. Que devrais-je dire au directeur ? s'enquit-elle
après une légère hésitation.
— La vérité. Qu'elles sont mes filles adoptives et qu'elles
doivent être traitées comme telles.
— Avec force courbettes et sourires obséquieux ?
Il l'examina avec une attention soutenue.
— Vous êtes un mélange intéressant de chat sauvage et de
gerboise du désert. A la fois craintive et d'une témérité presque
suicidaire.
— Je me suis fixé pour but de perdre toutes mes peurs. Mais il
me faudra encore du temps pour l'atteindre.
Avant qu'elle ait pu anticiper son geste, As'ad prit une mèche de
ses cheveux et l'enroula autour de son doigt.
— Vous avez un tempérament de feu, dit-il d'une voix
étrangement douce.
— Sous prétexte que je serais rousse ? Vous ne croyez pas que
ce sont des histoires de bonne femme ?
— Les histoires de bonne femme ne manquent pas forcément
de sagesse ni de bien-fondé, murmura-t-il en se reculant. Mais
pour en revenir au sujet qui nous occupe, ajouta-t-il d'une voix
ferme, vous aurez donc l'entière responsabilité des filles en
dehors de leurs heures de cours.
Kayleen hocha lentement la tête et se surprit à regretter qu'il ait
cessé de la regarder, de la toucher, de lui parler d'elle. Le prince
As'ad n'était rien pour elle, pourtant. Juste un employeur dont le
lignage remontait à plusieurs centaines d'années. Alors qu'elle ne
savait même pas qui était son père...
— A quoi pensez-vous, Kayleen ? Et votre mère ?
Elle hésita et finit par lui dire la vérité.
— Je... euh... je ne me souviens pas très bien à quoi elle
ressemble, à vrai dire. Elle m'a laissée à sa mère lorsque j'étais
encore tout bébé. Ma grand-mère s'est occupée de moi quelques
années, puis elle m'a confiée à des religieuses. Elle n'était plus
toute jeune à l'époque. Et comme j'ai toujours eu mauvais
caractère, j'imagine que je devais être une enfant fatigante,
précisa-t-elle avec un large sourire, comme si ce détail de son
parcours ne portait pas à conséquence.
Dans l'obscurité, elle avait de la peine à discerner l'expression
d'As'ad. La jugeait-il avec sévérité à cause de son passé peu
glorieux ?
— C'est parce que vous avez été abandonnée que vous
défendez aussi farouchement ces trois orphelines ?
— Il est possible qu'il y ait un lien, oui, admit-elle.
Il hocha lentement la tête et lui sourit.
— Considérez toutes les quatre que le palais royal est
désormais votre demeure.
— Cela risque de me demander un gros effort d'imagination.
— On s'habitue plus vite qu'on ne le croit, vous verrez. Evitez
quand même que vos trois protégées ne foncent en rollers dans
les couloirs.
— J'y veillerai.
— Parfait ! Si vous souhaitez en savoir plus sur le palais, je
vous conseille de vous joindre à une visite guidée. Elles sont
quotidiennes.
— Une visite guidée ? s'exclama-t-elle en ouvrant de grands
yeux. Le public peut donc entrer librement chez vous ?
As'ad se mit à rire.
— Dans certaines parties du palais seulement. Je vous promets
que vous ne verrez pas défiler des grappes de touristes dans votre
chambre tous les matins. Les quartiers privés que nous occupons
restent protégés de toute invasion.
Ce n'était pas tant le fait d'être envahie qui l'inquiétait que la
réalisation qu'elle vivait dans un endroit aussi prestigieux.
— Vous croyez vraiment que personne ne prendra ombrage de
notre présence ici ? s'enquit-elle d'une toute petite voix.
As'ad se redressa imperceptiblement.
— Les décisions du prince régnant ne sont jamais remises en
cause.
— Même pas par le roi ?
— Mon père sera enchanté d'apprendre que j'adopte trois
fillettes. Il a hâte d'avoir des petits-enfants.
Des petits-fils de sang royal, oui. Mais trois petites-filles à moitié
américaines pêchées dans un orphelinat ?
— Vous m'avez dit que vous aviez des frères ?
— Nous sommes six garçons, oui.
Six princes, un roi, une princesse et elle. Cherchez l'intruse.
— Vous vous y ferez, je vous le promets, lui dit As'ad avec un
sourire en coin.
— Pourriez-vous arrêter de lire dans mes pensées ? Je me sens
terriblement à mon désavantage !
Il haussa les épaules.
— Je suis doué pour cela, je n'y peux rien.
Doué et peut-être un p e u fier de lui ? Aurait-elle rayonné d'une
même confiance en elle si elle était née dans un palais royal ?
Aurait-elle été comme lui sûre de son nom, de son rang et de sa
place dans le monde ?
— Kayleen, vous êtes ici parce que tel a été mon bon plaisir.
Mon nom est toute la protection dont vous aurez besoin à El
Deharia. Vous pouvez l'utiliser à votre guise, que ce soit comme
un bouclier ou comme une arme. Je vous souhaite une bonne
nuit.
Puis il se détourna et se fondit dans l'obscurité.
Médusée, Kayleen le suivit des yeux. Elle n'aurait pas été plus
dépaysée elle venait de s'entretenir avec un personnage sorti d'un
roman. Ou avec un héros de cinéma échappé du grand écran.
— « Mon nom est toute la protection dont vous aurez besoin »,
murmura-t-elle.
Aussi loin qu'elle se souvienne, c'était la première fois que
quelqu'un lui offrait réconfort et protection. Les sœurs qui
l'avaient recueillie avaient veillé sur elle, bien sûr. Mais elle avait
bénéficié de leur sollicitude en tant que catégorie et non en tant
qu'individu particulier. Aujourd'hui, c'était bien à elle, Kayleen
James, que s'était adressé le prince As'ad.
Elle porta la main à sa poitrine. C'était comme si elle sentait la
marque de sa protection sur elle.
Et cette sensation lui faisait du bien.
*
**
Le lendemain matin, As'ad pénétra dans l'antichambre des
appartements royaux. Le chambellan s'inclina et lui fit signe qu'il
pouvait entrer directement.
— Son Excellence vous attend, prince As'ad.
Franchissant les portes doubles, As'ad trouva son
père installé à sa table de travail aux dimensions imposantes.
— Ah te voilà, mon fils. J'apprends que tu as décidé d'adopter
trois orphelines ?
Dédaignant le fauteuil que son père lui indiquait, As'ad traversa
la pièce à grands pas.
— C'est à cause de Lila. Elle voulait à tout prix que
j'intervienne à l'orphelinat pour empêcher une religieuse de se
jeter du toit.
Son père fronça les sourcils.
— Une des religieuses menaçait de se suicider ?
— Penses-tu. Il n'y avait personne sur le toit. Juste une
enseignante en colère au rez-de-chaussée.
« Hérissée comme un jeune chat sauvage », songea As'ad en
souriant au souvenir de cette première vision de Kayleen.
— Je suis tombé sur une fratrie composée de trois sœurs
américaines, poursuivit-il. Comme leur père appartenait à la tribu
de Tahir, ce dernier était venu les chercher en apprenant qu'elles
avaient perdu leurs deux parents.
Le roi hocha gravement la tête.
— C'est un beau geste de la part de Tahir. Il s'est déplacé
personnellement pour trois filles ?
— Tahir est un homme généreux. Mais l'enseignante et amie
des trois sœurs n'était pas de cet avis. Elle a déclaré que la fratrie
ne devait être scindée sous aucun prétexte, et qu'il était hors de
question qu'elles renoncent à leurs études pour se retrouver en
position subalterne.
Le roi Mukhtar soupira.
— En l'absence de famille, elles n'avaient aucun avenir devant
elles, de toute façon. Alors que Tahir leur offrait son nom et sa
protection.
— Je suis entièrement de ton avis. Mais la jeune enseignante
américaine ne partage pas notre vision. Elle était tellement en
colère qu'elle a même attaqué Tahir à coups de pied.
Le roi haussa les sourcils.
— Et elle est encore en vie ?
— Elle est petite, désarmée et fragile. Je doute qu'elle lui ait fait
grand mal.
— Cette jeune femme a de la chance que Tahir n'ait pas
demandé réparation.
— Beaucoup de chance en effet.
— Donc tu as adopté toi-même les trois filles pour éviter un
incident diplomatique ?
— Voilà. Et j'ai également embauché la petite enseignante qui
se chargera de leur éducation. Ce sont trois enfants charmantes,
précisa As'ad en priant pour que ce soit effectivement le cas.
Elles seront comme des petites-filles pour toi.
Avec un sourire charmé, Mukhtar se caressa la barbe.
— J'irai bientôt leur rendre visite, alors. Tu as pris une sage
décision, As'ad. Je suis heureux que tu t'intéresses à ces enfants
et que tu sois prêt à leur consacrer ton temps et ton attention.
— Merci, père.
As'ad jubilait. Du temps et de l'attention, il n'avait pas l'intention
d'en accorder beaucoup à ces trois orphelines. Mais Lila avait eu
raison. Son père semblait disposé à renoncer à ses manœuvres
matrimoniales au moins dans un premier temps.
— Et cette enseignante ? demanda Mukhtar. A-t-elle un
heureux caractère ?
As'ad réfléchit un instant et songea que sa tragique enfance aurait
pu rendre Kayleen dure et aigrie. Mais elle était restée ouverte et
généreuse.
— Elle a l'air d'être de bonne composition malgré son caractère
emporté, reconnut-il. D'après Lila, cette jeune femme serait un
vrai rayon de soleil.
— Mm... Nous savons déjà qu'elle aime les enfants et qu'elle a
de la personnalité. Si elle est un tant soit peu jolie, elle pourrait
peut-être faire une épouse convenable pour l'un de tes frères ?
As'ad fronça les sourcils. Kayleen ? Jolie ?
— Elle n'est pas dépourvue de charme, trancha-t-il après
réflexion. Ce n'est pas une beauté classique, mais elle a de l'éclat.
Et une sorte de pureté intérieure.
— Intéressant. Qui dit pureté, dit désert, murmura pensivement
le roi. Tu crois qu'elle plairait à Kateb ?
As'ad sentit monter en lui une inexplicable irritation.
— Kateb ? Se marier avec une Américaine ? Impossible.
D'ailleurs j'ai besoin d'elle pour s'occuper des enfants. Si tu veux
une épouse pour mon frère, il faudra chercher ailleurs.
— Comme tu voudras, mon fils, acquiesça le roi avec bonne
humeur. Comme tu voudras.
 *
As'ad examina les trois maquettes de ponts posées devant lui. Le
premier, sobre et pratique, ne présenterait qu'une valeur
purement utilitaire. Le second, plus coûteux, s'enorgueillissait
d'éléments architecturaux qui contribueraient à donner du
caractère à la ville. Quant au troisième...
Le téléphone sonna sur son bureau. Sourcils froncés, il fixa un
instant l'appareil avant de décrocher.
— J'avais demandé à ne pas être dérangé.
— En effet, Votre Altesse. Je suis confus, mais...
Son secrétaire particulier, que rien ne semblait perturber
d'ordinaire, paraissait pour le moins agité.
— ... mais j'ai une personne ici qui affirme être la gouvernante
de... de vos enfants.
As'ad ne put s'empêcher de sourire.
— Je vous expliquerai cela plus tard, Neil. Faites donc entrer
Mlle James.
Quelques secondes plus tard, Kayleen pénétrait dans son bureau.
Comme elle s'avançait vers lui, il examina machinalement sa
tenue. La robe brune qui la couvrait des épaules aux genoux était
sans grâce et mal coupée. La jeune femme portait des chaussures
plates, et avait noué ses longs cheveux en une tresse sévère qui
lui tombait dans le dos. Sa peau très blanche était vierge de tout
maquillage. Et la fine croix en or qui brillait à son cou n'apportait
pas vraiment une touche de fantaisie à l'ensemble.
Il était habitué à fréquenter des femmes soucieuses de leur
physique, des femmes qui consacraient du temps à leur toilette,
s'oignaient d'essences rares et couvraient leur corps de tissus
précieux. Kayleen méprisait-elle ce genre de raffinement ? Ou
n'avait-elle jamais eu l'occasion de se vêtir autrement qu'avec
cette austérité quasi monacale ?
Si elle l'avait voulu, elle aurait pu se transformer sans grand
effort en femme fatale. Tous les éléments de base étaient
présents: la forme parfaite du visage, le grain délicat de la peau,
les yeux immenses et les lèvres pleines.
Sans le vouloir, il laissa une vision de Kayleen nue se former
devant ses yeux. Pâle et fragile avec des seins petits et délicats,
enveloppée dans sa longue chevelure de feu. Une tentatrice nue
qui...
— Merci d'avoir accepté de me recevoir, déclara-t-elle,
chassant l'image érotique qui n'avait pas lieu d'être. Je suppose
que j'aurais dû demander un rendez-vous au préalable ?
Il se leva pour lui indiquer le sofa à l'angle de la pièce.
— Ne vous inquiétez pas de cela. Que puis-je faire pour vous ?
Elle s'assit et lissa sa robe sur ses genoux.
— Je me suis perdue deux fois dans le palais. Et j'ai dû
demander mon chemin.
— Je vous procurerai un plan.
Kayleen sourit.
— Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas ?
— Un peu, oui. Mais il existe bel et bien un plan des lieux. Je
peux vous en faire porter un.
— Je pense qu'il me serait très utile, en effet. Et je me demande
si je ne devrais pas également me faire greffer une puce
électronique au cas où... C'est joli ici, ajouta-t-elle en regardant
autour d'elle d'un air intimidé.
As'ad s'éclaircit la voix.
— Vous êtes venue me voir pour une raison particulière,
Kayleen ?
— Pardon ? Ah oui ! excusez-moi. J'ai inscrit les filles à l'école
américaine, ce matin. J'ai donné votre nom.
— Et vous avez eu droit aux sourires et aux courbettes ?
Elle rougit légèrement.
— Tout le monde s'est montré très empressé, en effet. Quoi
qu'il en soit, l'établissement est magnifique et particulièrement
bien doté. Et j'ai pensé que si l'institution religieuse qui accueille
les orphelines obtenait plus de subventions... Mais cela ne se fait
peut-être pas de vous demander une aide financière ?
— Si je vous dis que cela ne se fait pas, cela vous
empêchera-t-il de me la demander quand même ?
Elle réfléchit un instant et lui offrit un sourire éclatant.
— Je ne crois pas, non.
— C'est bien ce qu'il me semblait. C'est entendu, Kayleen. Je
ferai débloquer des fonds.
Elle ouvrit de grands yeux.
— Il vous suffit de claquer des doigts pour que les caisses de
l'Etat s'ouvrent en grand ?
Il retint un sourire.
— Ce n'est pas tout à fait aussi simple que cela. Mais il y a
moyen de réunir les sommes nécessaires. Vous êtes très attachée
à votre métier, semble-t-il. Pourquoi êtes-vous devenue
enseignante ?
— Parce que je n'avais pas la possibilité d'entrer dans les
ordres.
— Parce que votre désir était de devenir religieuse ?
— Je veux suivre l'exemple des femmes qui m'ont accueillie.
Mais je n'ai pas la personnalité adéquate, hélas.
— Trop... directe ?
— Entre autres, oui. Je suis trop... un tas de choses, en fait.
Obstinée. Emportée. Et même indocile, à l'occasion.
Elle avait l'air si terne et si effacée, pourtant, dans l'espèce de sac
qui lui tenait lieu de robe. Mais la lueur rebelle dans ses yeux
attestait qu'elle disait vrai. D'ailleurs, n'avait-elle pas attaqué
Tahir à mains nues ?
— C'est notre Mère Supérieure qui m'a suggéré de me
consacrer plutôt à l'enseignement. J'espérais obtenir un poste fixe
dans l'orphelinat où j'ai été élevée, mais elle a exigé que je voie
d'abord le vaste monde. C'est comme cela que je me suis
retrouvée ici. Mais je compte retourner là-bas.
— Au couvent ? Vous n'envisagez pas de vous marier et d'avoir
des enfants ?
Les joues de Kayleen s'empourprèrent.
— Je doute que cela puisse m'arriver. Les hommes ne
s'intéressent pas à moi comme... comme à une femme.
As'ad songea à la vision qu'il venait d'avoir d'elle, nue.
— Qu'est-ce qui vous fait penser une chose pareille ?
Elle rougit de plus belle.
— Il n'y a eu personne qui... Enfin, je n'ai jamais...
— Vous n'avez pas eu de relation amoureuse ?
— Voilà.
As'ad songea qu'elle devait approcher les vingt-cinq ans. Une
telle innocence pouvait-elle encore exister chez une jeune
Occidentale de cet âge ? Il se surprit à imaginer qu'il pourrait la
faire changer d'avis, lui montrer les charmes d'un monde auquel
elle semblait trop jeune pour devoir renoncer.
-3-

Les joues en feu, Kayleen sortit à reculons de l'office.


— Non, honnêtement, je trouve votre cuisine délicieuse... Je...
je ne vous adresse aucune critique, bien au contraire... C'est juste
que...
Fuyant l'expression courroucée du chef, elle pivota sur ses talons,
s'engouffra dans l'escalier et se réfugia à l'étage au-dessus.
Comme elle ne savait pas quoi faire pendant que les filles étaient
à l'école et que l'orphelinat n'avait pas voulu la reprendre sous
prétexte qu'elle était désormais sous la protection d'As'ad, elle
avait eu le malheur de proposer son aide en cuisine. Mais son
offre avait été accueillie comme une insulte.
Avec un soupir découragé, elle alla trouver Neil, le secrétaire
britannique d'As'ad à l'accent distingué, et demanda à voir As'ad.
— Vous n'avez pas rendez-vous, miss James. Et le prince ne
reçoit jamais au pied levé.
Consciente qu'il serait présomptueux d'insister, elle poussa un
soupir résigné et fit demi-tour. La porte du bureau princier
s'ouvrit juste à cet instant.
— Neil, s'éleva la voix d'As'ad. Pourriez-vous allez chercher...
Il s'interrompit net lorsque son regard tomba sur elle.
— Ah, vous êtes là? C'est justement vous que je cherchais.
Une vague de culpabilité l'envahit.
— Ils se sont déjà plaints de moi en cuisine ? Je vous promets
que je ne voulais pas offenser le chef.
As'ad lui jeta un regard mi-sévère mi-résigné.
— Quel forfait avez-vous encore commis ?
D'instinct, elle se cacha les mains dans le dos.
— Je n'ai rien fait.
— Pourquoi ai-je du mal à vous croire ? Entrez, Kayleen. Et
racontez-moi vos mésaventures.
La mort dans l'âme, elle suivit le prince As'ad dans son bureau et
s'installa dans le fauteuil qu'il lui indiquait.
— Je me suis juste présentée à l'office pour demander si je
pouvais donner un coup de main dans la journée, pendant que les
filles sont à l'école. Mais le chef a cru que ma démarche
exprimait une critique voilée. Alors que je voulais simplement
me rendre utile !
As'ad sourit. Tout autre femme aurait profité de ses heures de
liberté pour profiter des avantages qu'offrait la vie dans un palais.
Kayleen James, elle, désirait se rendre utile.
— Kayleen, vous avez trois enfants à votre charge. Une tâche
qui suffirait à accaparer bien des femmes.
— Mais les filles sont en classe toute la journée ! Et je ne peux
faire ni le ménage, ni le repassage, ni même la cuisine. Je perds
mon temps à tourner en rond !
As'ad hocha la tête.
— Dites-moi, Kayleen, qu'enseigniez-vous à l'orphelinat ?
— Les maths, répondit-elle distraitement en se levant pour
s'approcher de la fenêtre.
Les bureaux du prince As'ad donnaient sur un jardin éblouissant.
Elle ne connaissait rien à la botanique mais elle était toute
disposée à apprendre. Peut-être pourrait- elle contribuer à
l'entretien des espaces verts ?
— Et avez-vous un bon niveau ? poursuivit-il.
— Assez, oui.
— Et l'analyse statistique ne vous fait pas peur ?
— C'est plus ou moins ma spécialité.
Kayleen vit un jardinier occupé en contrebas, et songea qu'elle
aurait plaisir à remuer la terre et à faire pousser des plantes.
— J'ai un projet pour vous, dans ce cas.
Elle se retourna distraitement.
— Vous voulez que je calcule vos impôts ?
As'ad dissimula un sourire.
— Je vous remercie mais j'ai le personnel adéquat pour cela.
Non, ce que j'aimerais, c'est que vous vous acquittiez d'une
mission pour le ministère de l'éducation. Une grande disparité
existe parmi les différentes régions d'El Deharia. Certaines
envoient de nombreuses jeunes filles à l'université, d'autres
quasiment aucunes. Il serait intéressant que vous étudiiez les
causes de ces écarts de plus près. En essayant de comparer les
différents modes de scolarisation et en analysant leurs avantages
et désavantages respectifs. Cela vous intéresserait-il ?
Kayleen quitta son poste d'observation près de la fenêtre et
observa le prince avec attention.
— C'est juste une occupation que vous inventez pour me
distraire de mon oisiveté ou un projet qui vous tient réellement à
cœur ? s'enquit-elle.
— Je considère que c'est la qualité de l'éducation qui fait
l'avenir d'une nation. Et je compte sur vous pour m'apporter des
éléments éclairants.
La gravité dans le regard d'As'ad l'incitait à le croire sur parole.
Une soudaine excitation s'empara alors d'elle. C'était un projet
intéressant et stimulant. Et qui lui laisserait tout le temps
nécessaire pour s'occuper des filles.
Elle s'élança vers lui.
— J'adorerais me charger de cette mission. Merci ! Mille fois
merci !
Sur le point de se jeter à son cou, elle se figea au dernier moment
et recula vivement d'un pas. Comme si elle avait l'habitude de se
jeter dans les bras des hommes ! Et dans des bras princiers, qui
plus est !
Elle hésitait à s'excuser lorsque As'ad se leva et se dirigea à
grands pas vers son bureau. Soit il n'avait pas remarqué son élan
avorté, soit il était décidé à agir comme si de rien n'était.
— Parfait. Marché conclu, alors ? Nous conviendrons d'un
rendez-vous hebdomadaire qui me permettra de suivre
l'avancement de vos recherches.
Il sortit une carte de crédit d'un tiroir de son bureau.
— Tenez, prenez ceci. Cette carte de paiement vous permettra
de faire face à vos dépenses professionnelles. Vous pouvez vous
en servir également pour vos besoins personnels ainsi que ceux
des filles.
Effarée, elle secoua la tête.
— Mais nous n'avons besoin de rien.
— Il vous faudra aussi un ordinateur portable, poursuivit As'ad,
sans tenir compte de sa remarque. Et les filles voudront des
vêtements. Je ne connais pas grand-chose aux enfants, mais je
crois savoir qu'ils grandissent. Elles ne pourront pas porter la
même chose indéfiniment.
Kayleen regarda la carte et réfléchit un instant.
— Vous avez raison. C'est vraiment très gentil de votre part de
vous soucier de Dana, Nadine et Pepper.
— Ce n'est pas de la gentillesse. Mes filles méritent ce qu'il y a
de mieux. Parce qu'elles porteront bientôt mon nom.
Elle ne put s'empêcher de sourire.
— Vous ne souffririez pas d'une petite crise d'amour propre,
par hasard ? ironisa-t-elle.
— Disons que je connais la place qui est la mienne en ce
monde.
Il avait de la chance, songea-t-elle, non sans une pointe d'envie.
— Vous aussi, vous avez la vôtre, de place, désormais,
ajouta-t-il.
Avait-il lu une fois de plus dans ses pensées ?
— Je ne crois pas, non.
— Si je vous le dis, c'est que vous l'avez, Kayleen, lui
affirma-t-il en plongeant son regard dans le sien.
Elle le remercia d'un sourire. Mais elle savait qu'il disait cela par
simple politesse. Elle n'avait sa place ni ici ni ailleurs. En tant
que simple gouvernante, elle était aisément remplaçable.
Estimant que l'entretien était clos, elle voulut se détourner pour
partir. Mais c'était comme si une force puissante la retenait sur
place. Elle n'avait pas envie de s'éloigner mais de se rapprocher,
au contraire. Pour qui ou pour quoi, elle n'aurait su le dire. C'était
juste une envie de... de...
Elle ne savait pas trop de quoi, au juste. Mais la force d'attraction
était puissante.
Le téléphone sonna et As'ad détourna les yeux.
S'arrachant à son état de fascination, Kayleen quitta le bureau
sans un mot.
Le téléphone pressé contre l'oreille, Lila se pelotonna
confortablement sur son lit.
— C'est une affaire qui marche pour As'ad et Kayleen ! Nous
avançons à grands pas.
— Il n'y a pas de « nous » dans l'affaire, protesta Hassan, à
l'autre bout du fil. Vous avez monté ce coup toute seule, ma
chère. Je n'y suis strictement pour rien.
— Comment, vous n'y êtes pour rien ? L'idée de cette- mise en
scène est entièrement de vous. Vous êtes impliqué autant que
moi.
— Vous êtes une femme exigeante, Lila.
— Je sais. Cela fait partie de mon charme.
— Et Dieu sait que votre charme est grand, en effet.
Fermant les yeux, Lila réprima un fou rire nerveux. Une femme
de quarante-trois ans n'était pas censée pouffer comme une
adolescente sous prétexte qu'un homme de dix ans son aîné lui
faisait un banal compliment.
Mais une chose paraissait certaine : le puissant roi Hassan du
Baharia flirtait bel et bien avec elle !
— Kayleen ne m'a dit que du bien d'As'ad, poursuivit- elle. Et
mon neveu est venu me voir pour me demander si j'avais prévu
un salaire généreux pour elle. Ce n'est pas dans ses habitudes de
se préoccuper de pareils détails.
— C'est un début prometteur, en effet, reconnut Hassan. Mais à
ce stade, on ne peut encore jurer de rien. Il ne vous reste plus qu'à
laisser le temps faire son œuvre.
Lila poussa un soupir préoccupé.
— Je compte vraiment sur Kayleen pour réveiller le cœur
d'As'ad avant que mon pauvre neveu ne se transforme en robot.
As'ad se coupe de ses émotions depuis l'enfance. Et la faute en
revient à mon frère.
— Vraiment ? Normalement, ce sont toujours les mères que
l'on accuse de tous les maux.
Lila se mit à rire.
— C'est exact. D'ailleurs, en tant que femme, je milite pour un
changement d'attribution de responsabilité.
— Savez-vous que c'est le moment que je préfère dans nos
conversations ? Lorsque j'entends tinter votre beau rire clair.
Le cœur de Lila battit soudain en accéléré.
— Votre rire est aussi gracieux que le reste de votre personne.
Mais vous ne dites rien, Lila ? Mon aveu vous a-t-il
embarrassée?
— Non, murmura-t-elle. Merci pour le compliment.
Il soupira.
— Mes propos vous mettent mal à l'aise, je le sens bien. Est-ce
parce que je suis roi ? Ou parce que je suis plus âgé que vous ?
— Le fait que vous soyez roi ne me fait pas peur, répondit-elle
sans réfléchir.
— Je vois. C'est donc mon âge qui vous effraie.
— Non, ce n'est pas votre âge non plus, se récria-t-elle. Je
n'étais pas certaine de comprendre vos... propos. Je... je nous
croyais amis.
— Nous le sommes. Aimeriez-vous que nous soyons plus que
cela ?
Pour une question directe, c'était une question directe. La bouche
sèche, Lila fut incapable d'articuler un son. Et s'il lui demandait
cela dans le seul but de lui signifier gentiment qu'elle n'avait rien
à espérer ?
— Hassan...
— Mon souhait serait qu'il y ait plus que de l'amitié entre nous.
Ce complément d'information vous aide-t-il à me répondre ? Ou
vous complique-t-il la tâche, au contraire ?
Prise de vertige, Lila poussa un long soupir de soulagement.
— Vous me troublez infiniment Hassan, admit-elle dans un
souffle.
Elle entendit vibrer une émotion profonde dans la voix d'Hassan
à l'autre bout du fil, et son cœur se gonfla d'une étrange
allégresse.
— Ainsi, il m'est permis d'espérer. Vous êtes la lumière que
j'avais perdu espoir de rencontrer sur mon chemin, Lila.
Elle se trouva à court de mots pour répondre.
— Merci... Je suis, comment dire ? Intriguée ?
— Intriguée, répéta-t-il en riant. Le choix du terme est
intéressant. Je propose donc que nous satisfassions notre
curiosité mutuelle et que nous explorions les possibilités qui
s'offrent à nous.
Lorsque As'ad regagna ses appartements privés ce soir-là, il eut
la surprise de les trouver envahis. Dans le séjour brillamment
éclairé, Dana et Pepper étaient allongées à plat ventre sur son
plus précieux tapis d'Is- pahan et regardaient une émission à la
télévision. Nadine dansait près de la fenêtre et Kayleen finissait
d'arranger des fleurs sur la table de la salle à manger où le
couvert avait été mis pour cinq.
Elle leva les yeux à son entrée.
— Ah, quelle chance, vous arrivez à l'heure pour le dîner ! J'ai
appelé Neil pour lui demander si vous rentriez chez vous ce soir
mais il a refusé de me répondre. Je crois qu'il ne m'aime pas
beaucoup, votre secrétaire, admit-elle avec une moue contrite.
— Peut-être essayait-il seulement de me protéger ?
— Contre nous ? s'esclaffa-t-elle comme s'il s'agissait là d'une
idée ridicule. Nous avions envie de prendre notre repas en votre
compagnie, ce soir.
Il ne sut que répondre et se contenta de l'observer avec attention.
Elle ne portait pas sa robe marron habituelle mais un modèle gris
dont la laideur était aussi une offense pour les yeux. Terne et
triste, le tissu semblait ôter toute vie à son visage. Sans compter
que la coupe ample du vêtement dissimulait ses formes. Et
pourtant, devant le sourire de Kayleen, As'ad vit son humeur
s'éclairer. Il avait envie de l'attirer dans ses bras. Envie de
découvrir le corps que son espèce de robe de bure escamotait
avec une redoutable efficacité.
Une onde de chaleur dans ses reins lui rappela qu'il ne vivait plus
que pour son travail depuis trop longtemps. Faisant abstraction
de cette montée de désir incongrue, il posa son attaché-case,
regarda autour de lui et aboutit à un constat incontournable :
Kayleen et les trois fillettes avaient envahi son espace. Il avait
pourtant signifié clairement à la jeune femme qu'il refusait d'être
mêlé à leur vie quotidienne. Il ouvrit la bouche pour rappeler à
Kayleen qu'elle n'avait rien à faire dans ses appartements. Mais
elle lui jeta un regard tellement rayonnant qu'il n'eut pas le
courage de la décevoir.
— Ma foi... Puisque vous avez prévu le dîner, il ne me reste
plus qu'à trouver une bouteille de vin pour accompagner le repas.
Il n'avait pas l'habitude de boire, mais l'alcool l'aiderait peut-être
à supporter la présence du quatuor dans son domaine privé.
Nadine s'avança vers lui en dansant. Ses grands yeux bleus
brillaient d'excitation.
— J'ai eu neuf sur dix à ma dictée, annonça-t-elle
triomphalement. Et je n'ai fait qu'une seule faute. En fait, j'ai des
bonnes notes en tout sauf en math.
Pepper arriva en courant pour s'interposer devant sa sœur.
— Moi aussi, je vais à la grande école. Et moi je suis forte en
maths, comme Kayleen.
Elle prit le temps de tirer la langue à Nadine avant de reporter son
attention sur lui.
— Je t'ai fait un dessin à l'école, mais je ne sais pas où te
l'accrocher. Je voulais le coller sur ton frigo mais tu n'as même
pas de cuisine.
Dana intervint pour écarter ses deux sœurs d'un geste autoritaire.
— Laisse As'ad tranquille, Pepper. Il n'en veut pas de ton
dessin. Tu dessines comme un pied, de toute façon.
Pepper trépigna.
— C'est pas vrai. Tu mens ! Je dessine super bien, tarée !
Dana poussa une exclamation choquée. Nadine parut inquiète. Et
Pepper, clairement honteuse, porta la main à sa bouche. Traiter
sa sœur de « tarée » était, de toute évidence, l'insulte suprême.
Kayleen secoua la tête.
— J'aimerais que tu présentes tes excuses à Dana, Pepper.
Pepper se tourna docilement vers sa sœur.
— Je regrette d'avoir été méchante avec toi, Dana.
— Ah non, je ne suis pas d'accord ! C'est trop facile de regretter
après coup ! explosa Dana. Tu es toujours en train de traiter les
gens de...
Dana se tut brusquement lorsque Kayleen toussota. L'aînée des
trois filles poussa un long soupir et ses épaules s'affaissèrent.
— O.K., je n'ai rien dit. Merci de t'être excusée, Pepper.
Kayleen effleura l'épaule de la benjamine.
— Tu connais la règle, n'est-ce pas ? Quelle punition le paraît
juste pour toi ?
Les yeux de Pepper se remplirent de larmes.
— Je dois être privée d'histoire au lit ce soir, c'est ça?
— Cela me paraît un peu sévère. Si tu renonçais à ton droit de
choisir un DVD pour cette fois-ci ? Tu pourrais le céder à Dana.
L'œil sombre, Pepper accepta la sentence d'un signe de tête.
— Merci, Pepper. Et voilà, As'ad, nous sommes réconciliées,
annonça Kayleen avec un lumineux sourire. Etes-vous prêt pour
le dîner ?
Stoïque, As'ad déboucha sa bouteille, remplit deux verres à pied
et en tendit un à Kayleen. Elle l'accepta après une légère
hésitation.
— Merci... J'avoue que je n'ai pas l'habitude de boire.
Il n'avait jamais été grand buveur non plus. Mais les
circonstances étant ce qu'elles étaient, il pourrait bientôt être
amené à tomber sérieusement dans la boisson. Ramené d'autorité
à son rôle de père de famille, il écouta patiemment les filles
narrer leurs exploits de la journée.
Dana raconta qu'elle avait terminé ses devoirs à l'avance et
qu'elle avait eu la bonne surprise de trouver des livres traitant de
médecine dans la bibliothèque du palais. Nadine parla de ses
cours de danse et du rôle qu'on lui avait confié dans le ballet de
fin d'année. Puis Pepper annonça avec un sourire triomphal
qu'elle avait mis « une belle raclée » à un garçon de l'école.
— Il était méchant avec une fille et la traitait de grosse dondon,
expliqua-t-elle, le regard furieux à ce souvenir. C'est le plus
grand de la classe mais je n'ai même pas eu peur. La maîtresse
m'a un peu grondée mais pas trop. Elle a dit que comme j'étais
nouvelle, ça passerait pour cette fois. Mais qu'il ne fallait pas que
je recommence.
Kayleen toussota en portant sa serviette à ses lèvres.
Voyant ses yeux pétiller, As'ad comprit qu'elle dissimulait un
sourire. Il se hâta de prendre une gorgée de vin pour éviter
d'éclater de rire. Pepper lui plaisait bien. Elle était petite et frêle
comme un roseau mais elle semblait avoir un cœur de lion.
— Frapper un garçon n'est peut-être pas la meilleure tactique,
objecta-t-il. Imagine qu'il riposte ?
— M'en fiche. Je sais me battre.
— Il reste que la violence n'a jamais été la meilleure des
stratégies, jeune demoiselle.
— C'est quoi la meilleure des stratégies, alors ? voulut savoir
Pepper.
Pris de court, il se surprit à rester sans réponse. Kayleen sourit
malicieusement.
— Nous sommes suspendues à vos lèvres, As'ad.
— Vous avez peut-être une suggestion à faire de votre côté ?
contre-attaqua-t-il.
— Je suis curieuse d'entendre d'abord votre opinion.
As'ad soupira. Personnellement, il trouvait que l'approche
martiale de Pepper avait du bon. Mais il ne pouvait faire
l'apologie de ce genre d'attitude. Il s'éclaircit la voix.
— Il s'agit de négocier, de parlementer, de...
— C'est quoi, « parlementer » ? s'enquit Pepper en ouvrant de
grands yeux.
Au grand soulagement d'As'ad, Kayleen se porta charitablement
à son aide.
— Nous reviendrons sur la question plus tard. Mais je suis
d'accord avec As'ad, les filles. La violence est rarement la
meilleure solution.
Pepper fit la grimace.
— Oui, mais des fois, les garçons sont trop bêtes... Toi, As'ad,
comme tu es le chef, tu pourrais les jeter en prison, si tu voulais.
Tu me feras visiter les cachots, si je suis sage ?
— Cela pourrait se faire, oui.
La petite fille ouvrit de grands yeux.
— Il y en a pour de vrai ? Au palais ?
— Nous avons de très vilains cachots, oui. Mais il y a
longtemps qu'on n'y envoie plus les enfants qui font des bêtises...
Et vous Kayleen ? Quel a été le temps fort de votre journée ?
« Il se déroule en cet instant, songea-t-elle rêveusement. Avec les
filles redevenues joyeuses. Et As'ad qui se comporte en père de
famille. Une famille dont je ferais partie. » Bien sûr, elle avait
conscience que tout cela n'était qu'apparence. Mais il y avait
tellement longtemps qu'elle rêvait de connaître ce sentiment
d'appartenir à une vraie famille qu'elle ne pouvait s'empêcher d'y
croire un peu.
— Le temps fort de ma journée ? C'est lorsque j'ai découvert en
me promenant qu'il y avait des écuries au palais, annonça-t-elle,
pour dire quelque chose.
Les trois sœurs ouvrirent de grands yeux.
— Des chevaux ? Ici ? C'est top !
— Vous montez, toutes les trois ? demanda As'ad en jetant un
regard surpris à Kayleen.
— Un ancien élève a fait don de quelques chevaux à
l'orphelinat. Les filles ont pris quelques leçons.
— Et vous ? Vous pratiquez l'équitation également ?
Elle ne répondit pas tout de suite. Qu'y avait-il donc de si
particulier dans la fixité de ses yeux sombres ? Elle aimait être
regardée par As'ad. Et aurait pu rester immobile sous son regard
des heures durant.
— Je... il m'arrive de monter, oui. Mais je redescends presque
toujours plus tôt que prévu. Les chevaux et moi, nous ne parlons
pas le même langage.
— Kayleen tombe tout le temps, précisa gravement Pepper. Il
faudrait pas en rire, parce que c'est pas gentil. Mais des fois, c'est
rigolo de la voir s'étaler par terre.
— Rigolo pour toi, oui ! marmonna Kayleen.
La porte de la suite s'ouvrit brusquement, et un homme de haute
taille aux cheveux grisonnants pénétra dans la pièce.
— As'ad ? Tu as une seconde à me consacrer ? Je...
Le nouveau venu s'interrompit net en découvrant leur petite
tablée.
— Ah, excuse-moi. Je vois que tu dînes en famille, ce soir.
As'ad se leva.
— Bonsoir, père.
Kayleen tressaillit. Père ? Il s'agissait du roi, autrement dit !
Affolée, elle bondit sur ses pieds en faisant signe aux filles de
suivre son exemple. Alors qu'elle hésitait à esquisser un semblant
de révérence, As'ad fit les présentations. Lorsque les filles
découvrirent qu'elles avaient affaire au roi Mukhtar, elles
restèrent muettes toutes les trois. Et Kayleen dut faire un effort
pour articuler une vague formule de politesse.
Le roi les enveloppa toutes les quatre d'un regard plutôt
bienveillant.
— Soyez les bienvenues à El Deharia. Je vous souhaite longue
vie, beaucoup de bonheur et une santé florissante. Puissent ces
murs puissants vous apporter protection et réconfort.
Touchée par la solennité de son ton, Kayleen inclina la tête.
— Je vous remercie de votre belle hospitalité, Votre Altesse.
Se trouver en présence du roi lui rappelait qu'As'ad n'était pas un
homme comme les autres. Un détail qu'elle avait parfois
tendance à oublier un peu trop facilement.
— Puis-je me joindre à vous ? demanda le roi.
La demande était tellement inattendue que Kayleen sentit ses
jambes se dérober sous elle.
— Euh... Mais naturellement, je vous en prie.
— Je vois que vous avez le même menu ici que chez moi. Et je
serais heureux de savourer ce bon repas en ayant le plaisir
supplémentaire de votre compagnie.
— A propos de repas, sais-tu que le chef a failli rendre son
tablier à cause de Kayleen ? expliqua As'ad avec un sourire
amusé en se tournant vers son père. Elle est allée lui proposer son
aide. Et son offre a été très mal accueillie.
Kayleen sentit ses joues virer au cramoisi.
— Le chef est entré dans une colère homérique, admit-elle. Il a
cru que je ne trouvais pas ses réalisations à mon goût.
— Mm... C'est un garçon très susceptible, en effet. C'est ce
soir-là qu'il a fait brûler mon soufflé, je suppose ?
Elle porta la main à sa bouche et rougit de plus belle.
— Oh, mon Dieu. J'espère que non !
Le roi lui sourit avec une désarmante gentillesse.
— Rassurez-vous, je m'en suis remis. Mais vous étiez en
grande conversation lorsque je suis arrivé. De quoi parliez-vous
donc, tous les cinq ?
— De chevaux, précisa Nadine. Nous avons eu des cours
d'équitation à l'orphelinat.
Le roi tourna les yeux vers son fils.
— Des chevaux ? Il me semble me souvenir qu'il nous en reste
un ou deux dans un coin d'écurie, non ?
As'ad secoua la tête et sourit aux filles.
— Mon père vous taquine. Les écuries royales d'El Deharia
sont mondialement célèbres.
Les yeux de Dana brillèrent d'excitation.
— Vous avez de vrais pur-sang ?
— Rapides comme le vent, oui. Et beaucoup trop dangereux
pour des cavalières débutantes.
La fillette fit la moue.
— On pourrait apprendre et devenir de vraies cavalières.
Le roi hocha la tête.
— Je suis d'accord. Toute jeune princesse devrait savoir se
tenir à cheval et galoper à cru dans le désert comme une vraie
fille de Bédouin. Je verrai avec le responsable des écuries pour
que vous bénéficiiez de leçons, toutes les quatre.
— Merci, murmura Kayleen, peu enthousiaste.
— Vous n'avez pas l'air enchantée de cette offre, lui glissa
As'ad à l'oreille.
— Je ne plaisantais pas tout à l'heure : nous ne sommes pas très
amis, les chevaux et moi.
— Peut-être que quelques cours particuliers vous aideraient à
surmonter cette incompréhension réciproque ?
Lorsqu'elle leva les yeux vers lui, son regard, une fois de plus, se
perdit dans le sien. C'était comme si le champ magnétique
d'As'ad agissait sur elle et qu'il l'attirait inexorablement dans sa
zone d'influence.
— L'équitation est une façon plaisante de faire de l'exercice,
commenta le roi Mukhtar.
— Quelqu'un a-t-il pensé à demander l'avis du cheval sur la
question ? lança Kayleen, regrettant aussitôt ses paroles.
Elle avait parlé une fois de plus sans réfléchir, une habitude qui
lui avait toujours valu les pires ennuis au couvent. Un court
silence tomba pendant lequel elle aurait voulu disparaître sous
terre.
Puis le roi éclata de rire.
— Excellent ! Elle me plaît beaucoup, As'ad, mon fils. Il ne
faudra pas la laisser partir, cette jeune demoiselle à la chevelure
de feu.
Elle se tourna vers As'ad qui continuait de la regarder de cette
façon si particulière qui lui donnait distinctement le tournis.
— Je partage ton avis, acquiesça-t-il. Elle restera au palais avec
nous.
Resterait-elle ? Elle n'en était pas si certaine. Son projet de vie
était tracé depuis des années. Et El Deharia n'y figurait pas. Dans
quelques mois, si tout allait bien, elle serait loin.
-4-

Après le départ du roi, Kayleen envoya les filles se coucher et


s'attarda quelques instants pour parler à As'ad.
— J'ai une question à aborder avec vous, annonçat-elle.
— J'ai déjà remarqué qu'avec vous, il y avait toujours quelque
sujet d'importance à aborder.
La jeune femme hésita à poursuivre. Etait-ce une critique ? Dans
le doute, elle choisit de laisser sa remarque de côté.
— Dans six semaines, nous serons à Noël, reprit-elle. Le
premier que les filles passeront sans leurs parents. Il faut que
nous organisions quelque chose pour les distraire.
Il la fixa un instant en silence avant de répondre :
— Entendu. El Deharia est un pays très ouvert. Nous
respectons toutes les religions. Et personne ne verra
d'inconvénient si vous décidez de mettre un sapin dans votre
salon.
— Ce n'est pas seulement une question de sapin.
Levant les yeux vers As'ad, Kayleen rassembla son courage.
— J'aurais besoin de votre participation.
— Ne me demandez pas l'impossible.
Kayleen soupira mais s'arma de patience. Elle avait senti d'entrée
de jeu qu'As'ad ne lui faciliterait pas la tâche.
— Je vous en prie, prince As'ad, essayez de faire l'effort de
vous mettre à la place des filles, ne serait-ce qu'un instant. Vous
imaginez la solitude qu'elles ressentiront au moment des fêtes ?
Ce sera forcément un passage douloureux pour elles.
Elle parlait d'expérience. Malgré les efforts des religieuses, elle
avait toujours traversé une phase de tristesse et d'abattement
chaque année à l'approche de Noël. Elle n'avait même pas pu se
consoler avec le rêve d'une famille adoptive qui l'aurait accueillie
comme une des leurs. Elle n'avait jamais été orpheline, après
tout. De la famille, elle en avait eu à revendre. A part que
personne n'avait voulu d'elle.
Résolue à lutter pour le bonheur de ses petites protégées, elle
affronta le regard d'As'ad.
— Il leur faut des rituels, des anciens, comme des nouveaux. Et
elles auront besoin de leur nouveau père.
L'expression d'As'ad se durcit.
— L'affectif, c'est votre rayon, Kayleen. Pas le mien.
— Mais vous êtes leur père adoptif ! Ce n'est quand même pas
rien !
— J'ai accepté qu'elles viennent vivre ici pour leur épargner un
sort que vous jugiez cruel. Mais la responsabilité morale et
affective vous incombe. Et c'est là mon dernier mot, Kayleen.
Mais ce n'était pas son dernier mot, à elle, et elle n'avait
nullement l'intention d'en rester là.
— Je ne comprends pas ! Ce soir, à table, vous avez été
formidable avec elles. Et vous ne donniez pas l'impression de
vous forcer.
— J'ai de la compassion. Et j'ai mon honneur. Cela suffit.
Choquée, elle secoua la tête.
— Bien sûr que non, cela ne suffit pas ! Un enfant a besoin
d'autre chose de plus essentiel. Il lui faut de l'amour pour grandir.
— Je le crois volontiers. C'est pourquoi vous êtes là pour en
donner à Dana, Nadine et Pepper.
Kayleen recula d'un pas. Sa gorge était nouée, ses joues
brûlaient. Elle n'aurait pas été plus horrifiée s'il lui avait dit qu'il
avait l'intention de les étrangler dans leur sommeil.
— Vous voulez dire que vous leur refusez votre affection ?
s'enquit-elle d'une voix étranglée.
— J'ai des responsabilités dans la vie, Kayleen, et je dois y faire
face. Mon devoir est de rester fort. Dans la position que j'occupe,
toute émotion engendre une faiblesse. Vous êtes une femme. Je
ne vous demande pas de comprendre. Juste de me croire sur
parole. Je ferai face aux besoins matériels des filles. Je vous
laisse le côté cœur. A chacun sa tâche.
Effarée par son raisonnement, Kayleen fut un instant déroutée et
ne sut que répondre.
— Mais c'est de la folie de penser une chose pareille !
s'écria-t-elle. L'amour n'a rien à voir avec la faiblesse.
C'est une force, au contraire ! La force d'entre les forces, même !
As'ad réagit à son plaidoyer par un sourire.
— La passion avec laquelle vous vous exprimez témoigne de la
sincérité de votre cœur. Je vous en félicite.
— Donc cela ne vous choque pas que j'aime, que je donne !
Vous approuvez, même. Alors pourquoi pas vous ? Parce que
vous êtes un homme ?
— Parce que je suis un peu plus qu'un homme, je suis un
cheikh, un prince et un dirigeant. Je ne peux pas prendre le risque
de laisser des émotions altérer la solidité de mon jugement.
— Un être qui juge sans ressentir est un robot, une machine ! Et
un dirigeant qui n'éprouve rien pour son peuple n'est qu'un
technocrate dépourvu d'âme !
As'ad soupira.
— Je vous ai déjà dit que vous ne pouviez pas comprendre.
— Je refuse de croire que vous parlez sérieusement !
Il lui prit le bras et la conduisit fermement vers la porte.
— Il faudra pourtant vous y résoudre. Célébrez Noël comme
vous le souhaitez. Vous avez ma bénédiction.
Se dégageant avec brusquerie, elle le foudroya du regard.
— Des bénédictions comme celle-là, je m'en passe, mon
prince.
— Je n'ai jamais entendu un tel ramassis de contre- vérités !
tempêtait Kayleen en arpentant son séjour le lendemain. D'où
tient-il des théories aussi ridicules, je me le demande ! Sous
prétexte qu'il serait un homme, il faudrait qu'il reste blindé dans
une armure d'indifférence ? C'est d'une absurdité totale. Comme
si le fait de sentir et d'aimer nous privait de nos capacités ! Ce
sont nos sentiments et nos émotions qui sculptent notre
personnalité et nous donnent de la profondeur. Les hommes
sont-ils tous aussi stupides, Lila ? Honnêtement, plus je connais
le vaste monde, comme on me l'a conseillé, plus j'aspire à
retourner au couvent !
Un sourire amusé glissa sur les lèvres de Lila.
— Ne croyez-vous pas que c'est précisément à cause de votre
approche passionnée de l'amour que vous n'êtes sans doute pas
destinée à une vie monastique ? lui demanda-t-elle d'une voix
douce.
Kayleen cessa d'aller et de venir pour se laisser tomber sur un
divan.
— Toute ma vie on m'a reproché de prendre les choses trop à
cœur et de foncer tête baissée avant de réfléchir.
— Convaincre les autres de notre façon de penser n'est pas une
tâche aisée. Il faut vous armer de compréhension... et de
patience.
— Oui, je sais, acquiesça sombrement Kayleen. Méditer avant
d'agir, tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de
parler...
Lila vint s'asseoir à côté d'elle.
— Exactement. Mais pour en revenir à As'ad, il est le produit
d'une éducation un peu particulière. Son père a appris à tous ses
fils à se couper de leurs émotions. Il faut vous dire que mon frère
Mukhtar était très épris de sa femme. Lorsque la maladie l'a
emportée, il était dévasté par le chagrin mais déterminé à n'en
rien laisser paraître. Devant ses fils, il restait imperturbable,
convaincu qu'il lui fallait continuer à gérer les affaires de l'Etat la
tête haute. Je ne suis pas certaine qu'en agissant ainsi, il ait donné
le bon exemple.
Kayleen esquissa une moue sceptique.
— Même si As'ad a été élevé selon de tels principes, comment
expliquez-vous qu'il ne se soit pas fait sa propre opinion ? Il n'est
pas aveugle. Il suffit de regarder autour de soi pour se rendre
compte que l'amour fait tourner le monde.
— Vous êtes encore très jeune, Kayleen. Avec l'âge, vous
découvrirez que l'être humain ne voit au fond que ce qu'il est prêt
à voir. As'ad a un sens du devoir peu commun et une vision très
carrée du monde. Vous ne connaissez pas encore ses frères mais
ils sont tous comme lui : forts, impassibles et convaincus que
l'amour n'est que mièvrerie tout juste bonne à distraire le cœur
oisif des femmes. Ce n'est d'ailleurs pas étonnant qu'aucun
d'entre eux ne souhaite se marier.
Découragée, Kayleen soupira.
— J'étais convaincue qu'As'ad s'attacherait à ses filles et leur
offrirait une nouvelle famille. Ce qui m'inquiète, c'est que je n'ai
plus beaucoup de temps à passer ici. Ma vie m'appelle ailleurs.
Lila fronça les sourcils.
— Parce que vous êtes toujours décidée à retourner aux
Etats-Unis ?
— La Mère Supérieure m'autorise à regagner le couvent pour
mon vingt-cinquième anniversaire. Autrement dit, dans moins de
quatre mois.
— Mais rien ne vous oblige à le faire. Surtout que vous avez
pris de nouvelles responsabilités entre-temps.
Kayleen se mordilla la lèvre, pensive.
— Les filles ont quatre mois pour prendre leurs marques ici,
dit-elle d'un ton ferme, comme pour s'en persuader elle-même.
Une fois qu'elles auront leurs habitudes au palais, As'ad engagera
quelqu'un d'autre à ma place.
Mais malgré la conviction qu'elle avait cherché à mettre dans sa
voix, l'argument sonnait faux, même à ses propres oreilles.
Lila secoua la tête.
— J'étais convaincue que vous aviez pris un réel engagement
vis-à-vis des filles. Pourquoi vous retirer du monde ainsi,
Kayleen ? A mes yeux, cela ressemble à une fuite.
Troublée, Kayleen se leva d'un mouvement brusque pour
reprendre ses allées et venues dans la pièce.
— Je crains de ne pas être faite pour une existence dite «
normale », Lila. Il n'y a qu'au couvent où je me sente dans mon
élément. Je me suis juré que le jour de mes vingt-cinq ans, quoi
qu'il arrive, je retournerai là-bas poursuivre ma carrière
d'enseignante.
— Ici, vous pourriez commencer une carrière de mère...
Kayleen secoua vigoureusement la tête.
— Pas de mère ! De nounou ! La nuance est loin d'être
négligeable. Je suis payée pour m'occuper des filles. Dans
quelques années, lorsqu'elles auront grandi, ma présence au
palais sera superflue. Et que restera-t-il alors de ma
pseudo-maternité ?
— Mon neveu est-il informé de votre intention de partir dans
quatre mois ?
— Pas encore, non. Mais j'imagine qu'il ne devrait pas manquer
de candidates pour me remplacer.
— Cela reste à voir. N'oubliez quand même pas que vous êtes
liée aux filles par une promesse. Pensez-vous réellement pouvoir
les abandonner à leur sort ?
Perdue, Kayleen porta les mains à ses tempes. Elle se sentait
prise dans un piège où elle avait elle-même accepté d'entrer.
Quelle serait l'attitude juste, pour elle et pour les filles ? Depuis
des années, son chemin de vie lui apparaissait tout tracé, et le
retour au couvent avait toujours été le but évident vers lequel
convergeaient tous les faisceaux de son existence. Mais si Lila
avait raison ? Avait-elle le droit de trahir la confiance que Dana,
Nadine et Pepper avaient placée en elle ?
— J'avoue que je ne sais plus très bien où j'en suis, admit-elle.
Et plus je réfléchis, plus cela me donne le tournis, et moins je sais
où j'en suis...
Visiblement touchée, Lila la rejoignit et passa son bras autour de
ses épaules.
— Rien ne t'oblige à prendre une décision précipitée, Kayleen.
Tu veux bien que nous nous tutoyons, n'est-ce pas ? Accorde-toi
un petit délai pour laisser décanter tout cela.
Kayleen lui adressa un faible sourire.
— Tu as raison. Parlons plutôt de toi, alors. Comment va ton
ami Hassan ?
Un lent sourire s'épanouit sur les traits de Lila.
— Il devrait arriver sous peu à El Deharia. Pour me voir en
particulier.
— Le roi du Baharia ? Il vient exprès pour toi ?
— J'ai encore de la peine à le croire, mais oui. Alors que nous
étions au téléphone, il m'a avoué qu'il aimait le son de mon rire...
et de fil en aiguille, nous en sommes venus à nous avouer une
attirance réciproque.
— C'est merveilleux, Lila ! Je suis ravie. Tu as vécu cloîtrée
dans ce palais toute ta vie. Et voici que le noble Hassan se
présente pour réveiller la princesse endormie.
Lila leva les yeux au ciel.
— Quarante-trois ans, c'est un âge un peu avancé pour jouer les
Belles au bois dormant, non ? Je me préparais à un paisible
avenir de grand-tante, à faire un brin de figuration au côté de mon
frère pour les occasions officielles. Et voilà que mon horizon
s'ouvre soudain de façon vertigineuse. Tu crois que je suis trop
vieille pour aimer ?
— Jamais de la vie ! Le cœur n'a pas d'âge. C'est du moins ce
que tout le monde dit.
— Si tout le monde le dit, c'est qu'il doit y avoir du vrai
là-dessous. Je me suis mariée jeune et par amour. lorsque mon
mari a trouvé la mort dans le désert, je me suis juré que je
n'aimerai plus jamais. Le temps a passé. J'ai oublié peu à peu ce
qu'être femme et amoureuse veut dire... Et puis il y a eu Hassan.
Les conversations qui s'éternisaient entre nous... Les confidences
murmurées... Un mélange de douceur et de tension... Tu ne peux
pas imaginer comme je me sens de nouveau vivante !
Lila lui prit les mains et les serra entre les siennes.
— Je ne peux que te souhaiter de connaître cet éveil du cœur à
ton tour, Kayleen. C'est tellement merveilleux de sentir le sang
brûler de nouveau dans ses veines.
Les joues en feu, Kayleen détourna les yeux.
— Les hommes et moi, ça n'a jamais collé, Lila.
— Comment peux-tu dire cela alors que tu n'as jamais essayé ?
Tu es trop jeune pour t'enfermer dans une austère école
religieuse!
— Parce que tu crois que j'aurais une vie moins austère ici, au
palais ?
— Bien sûr ! Tu rencontrerais des hommes. Je pourrais t'en
présenter plusieurs.
— Mais qu'en penserait As'ad ? Il est mon employeur après
tout.
— Ton employeur, oui. Pas ton maître. Pourquoi verrait-il un
inconvénient à ce que tu aies des amis ?
Kayleen soupira.
— Je ne sais pas... Je suppose qu'il ne trouverait rien à redire. Il
ne le remarquerait peut-être même pas.
Curieusement, elle le regrettait presque.
— Alors réfléchis à ma proposition, Kayleen. Tu ne crois pas
que ce serait délicieux de tomber amoureuse ? Si ta supérieure t'a
envoyée voir le monde, comme tu dis, n'est-ce pas précisément
pour que tu mettes tes convictions à l'épreuve ? Explore donc un
peu la vie pour commencer. Il sera toujours temps de te cloîtrer
par la suite. Après tout, rien ne presse.
As'ad leva les yeux lorsque son frère Qadir poussa la porte de son
bureau.
— Il faudra que je dise deux mots à Neil. C'est devenu une
regrettable habitude dans ce palais d'entrer ici comme dans un
moulin.
Qadir eut un sourire nonchalant.
— Je reviens juste de Paris. La plus belle ville du monde. Et les
femmes étaient plus magnifiques que jamais. Tu aurais dû venir
avec moi le monde est vaste et beau. Et tu passes tes journées
enfermé dans ce vieux palais à régler de ternes problèmes de
politique intérieure.
As'ad ne trouvait rien de terne aux problèmes qui l'occupaient. Et
son enfermement était tout relatif. Mais depuis deux jours, il se
sentait bel et bien prisonnier, en effet. Non pas de ses devoirs
mais de sa libido. Et lorsqu'il fermait les yeux, c'était
immanquablement Kayleen qui tenait le rôle principal dans ses
scénarios les plus voluptueux.
« La nurse de tes enfants ? Et une vierge, pour couronner le tout ?
Mauvais plan. »
Il se leva pour donner l'accolade à son frère.
— Tu as raison, Qadir. J'aurais dû partir avec toi. Tu sais qu'il y
a eu du changement dans ma vie depuis ton départ?
— J'ai entendu cela, oui. Te voici trois fois père de famille !
J'avoue que c'est inattendu.
— La décision a été commandée par l'urgence. Cela dit, notre
père me fiche une paix royale depuis que je suis papa. C'est à
peine s'il me parle encore de prendre une épouse.
— Veinard !
— Je ne te le fais pas dire. J'imagine que le royal auteur de nos
jours va concentrer désormais tous ses efforts sur toi.
— Il a déjà commencé, grommela Qadir. J'ai une liste de
candidates qui devraient défiler devant moi dans quelques jours,
tel du gracieux bétail pomponné.
As'ad éclata de rire.
— Je te souhaite bien du plaisir.
En regagnant ses appartements en fin d'après-midi, As'ad trouva
ses trois filles adoptives recroquevillées devant sa porte. Elles
étaient en tenue d'équitation et n'avaient pas encore retiré leurs
bottes. En le voyant, elles s'élancèrent vers lui.
— Il faut que tu nous aides ! s'exclama Dana.
— C'est affreux, chuchota Nadine.
Pepper, elle, était tout simplement en larmes.
— Que s'est-il passé ? Où est Kayleen ?
— Elle est partie à cheval dans le désert ! lui expliqua Dana
entre deux sanglots.
— Kayleen ? A cheval ? Toute seule ?
— Cet après-midi, un des palefreniers nous a emmenées en
balade. Nous sommes rentrées un peu plus tard que prévu, mais il
n'y avait pas de risque et nous étions accompagnées. Mais il
paraît que Kayleen a paniqué. Elle a exigé qu'on lui selle un
cheval et elle est partie à notre recherche. Là, ça fait deux heures
qu'on l'attend. Et elle n'est toujours pas rentrée.
Le visage maculé de larmes, la petite Pepper le tira par la
manche.
— Kayleen tombe souvent quand elle monte à cheval. Si elle
tombe qui viendra à son aide ?
La première pensée d'As'ad fut assassine et concerna l'imbécile
patenté qui avait laissé Kayleen partir toute seule. La seconde fut
pour l'écervelée un peu trop téméraire qui s'était lancée au grand
galop dans un désert réputé hostile en oubliant qu'elle tenait
difficilement sur une selle.
Résistant à la tentation de repousser les filles qui s'agglutinaient
autour de lui, As'ad leur tapota maladroitement les cheveux.
— Pas de panique, jeunes filles ! Je vous ramène Kayleen.
— Promis ? demanda Pepper d'une toute petite voix.
Il s'accroupit pour plonger son regard dans le sien.
— Je suis le prince As'ad d'El Deharia. Ma parole est loi.
Pepper renifla.
— Tu me jures que tu la retrouveras ?
— Je te le jure.
Confiant les filles aux soins de Lila, As'ad prit lui-même le
volant d'une des jeeps du palais. Il connaissait le désert comme sa
poche. Retrouver une Occidentale rousse perdue dans les sables
ne devait pas être trop difficile. I in théorie, Kayleen avait pu
emprunter n'importe quelle direction. Mais concrètement, elle
avait dû procéder comme tous les cavaliers débutants et suivre la
piste. I in poursuivant ainsi sur une quinzaine de kilomètres, elle
avait vraisemblablement rencontré les Bédouins qui avaient leur
campement près d'un minuscule point d'eau.
A condition, bien sûr, qu'il n'y ait pas eu de chute en route. Mais
As'ad préférait ne pas s'attarder sur cette hypothèse. Il se força à
rouler lentement de crainte de manquer une silhouette inerte
allongée entre les rochers. Mais il ne vit ni monture solitaire ni
cavalière à terre.
Avant même d'atteindre le campement, cependant, il repéra sa
disparue de loin. Ses cheveux flamboyants répandus sur les
épaules, Kayleen tenait son cheval par la bride et gesticulait en
s'adressant aux membres de la tribu de Bédouins regroupés
autour d'elle.
L'ombre d'un sourire aux lèvres, As'ad coupa le contact et appela
sa tante pour la rassurer et rassurer les filles. Puis il ajouta qu'ils
ne rentreraient sans doute que tard dans la soirée.
Dès qu'elle le vit approcher, Kayleen se détacha du petit groupe
qui s'était constitué autour d'elle, courut dans sa direction et se
jeta dans ses bras. Il l'attrapa au vol et serra son corps tremblant
contre le sien.
— Les filles ont disparu, As'ad ! s'écria-t-elle d'une voix
étranglée. J'ai atterri dans ce campement en partant à leur
recherche. Mais personne ici ne parle anglais et je n'ai pas réussi
à me faire comprendre ! S'il est arrivé quelque chose à ces
enfants, je ne me le pardonnerai jamais !
Elle était affolée, échevelée et étonnamment belle. Sans
réfléchir, il se pencha sur ses lèvres et les effleura d'un baiser
rapide.
— Les filles sont saines et sauves au palais avec Lila. C'est
pour vous que tout le monde se fait du souci.
Les grands yeux verts de Kayleen s'arrondirent de stupeur.
— Pour moi ?
— Pour vous, oui. Les filles sont de bonnes cavalières,
Kayleen. Et elles étaient accompagnées. Pourquoi vous être
précipitée seule dans le désert pour partir à leur recherche ?
C'était aussi dangereux qu'inutile.
— Je... j'étais inquiète. J'ai agi sans réfléchir.
— Drôle de logique pour une mathématicienne. Vous êtes trop
impulsive, Kayleen. Cela finira par vous jouer un mauvais tour.
Elle baissa le nez.
— C'est un de mes gros problèmes, en effet, marmon- na-t-elle.
Regardant soudain autour d'elle, Kayleen vit qu'un attroupement
s'était formé autour eux. Elle se dégagea en rougissant.
As'ad la laissa faire à contrecœur. Le premier baiser avait excité
sa curiosité et l'avais mis en appétit pour un second. Un vrai
baiser, cette fois.
— C'est ta femme, ô As'ad ? demanda Sharif, le chef des
nomades, en le saluant respectueusement.
Kayleen poussa une exclamation sourde et se tourna vers le vieil
homme.
— Comment ? Vous parlez anglais ? Et vous avez refusé de me
répondre, tout à l'heure ! Mais vous... vous...
— Ils ne vous connaissent pas, expliqua As'ad à voix basse.
Avez-vous pensé à vous présenter selon les règles ?
Elle réfléchit un instant et rougit faiblement.
— Peut-être pas, non. J'étais inquiète pour les filles. J'ai juste
demandé s'ils ne les avaient pas vues passer.
As'ad porta de nouveau son attention sur Sharif.
— Cette femme est à moi, oui.
— Alors vous êtes les bienvenus, l'un et l'autre, pour partager
notre repas.
— Ce sera un honneur pour nous, Sharif.
— Pourquoi avez-vous dit cela ? protesta Kayleen à mi-voix. Je
ne suis pas à vous !
— Excuse-nous un instant, Sharif.
Saisissant Kayleen par le bras, As'ad l'entraîna en direction de la
jeep.
— C'est pour votre sécurité que je vous ai présentée comme
étant une de mes femmes. Pour ces gens du désert peu
accoutumés à voir des étrangers, vous êtes comme une fleur
exotique, une orchidée sauvage. Et bien des hommes ici
pourraient être tentés de vous approcher... de très près.
Elle ? Une orchidée sauvage ? S'il y avait une femme au monde
qui n'avait rien d'exotique, c'était bien elle ! Elle ne parvenait
même pas à imaginer qu'un de ces beaux Bédouins puisse être
attiré par sa petite personne.
As'ad devait faire allusion à ses cheveux. Le roux flamboyant
attirait presque toujours l'attention.
— Soyez sans crainte, Kayleen, poursuivit As'ad. Personne
n'osera s'approcher de vous. Ils considèrent que vous
m'appartenez.
Elle frissonna, mais pas de peur. C'était plus le souvenir du léger
baiser d'As'ad qui lui procurait de légers picotements tout le long
de la colonne vertébrale. Des picotements étranges et pas
désagréables du tout...
— Vous avez l'intention de partager leur repas, alors ?
s'enquit-elle, sourcils froncés.
— Repartir maintenant serait leur faire un grave affront.
Kayleen examina le campement avec ses grandes tentes
rectangulaires, les chameaux entravés allongés dans la lumière
du soir, l'aride splendeur de ce paysage de sable et de pierre.
— L'endroit est magnifique, reconnut-elle. Et la simplicité de
ces gens est empreinte de dignité et de noblesse. Mais j'aurais
apprécié qu'ils ne fassent pas semblant de ne pas me comprendre.
— Les Bédouins sont hospitaliers. Mais ils sont aussi très fiers,
très secrets. Et très à cheval sur les coutumes et les règles de
politesse.
Elle soupira.
— Je les aurais respectés en temps normal. Mais j'étais inquiète
pour les filles.
— Et vous êtes partie au petit bonheur la chance, sans
connaissances du désert et sans équipement, lui reprocha-t-il,
plus sévèrement qu'il ne l'aurait voulu.
— J'avais besoin d'agir !
— Vous auriez pu envoyer un garçon d'écurie. Ou m'appeler,
tout simplement.
— Oui. Je sais. Cela aurait été la solution logique, en effet.
Mais je n'y ai pas pensé. Je ne suis pas habituée à avoir des
personnes sur lesquelles m'appuyer... Cela dit, vous aussi, vous
auriez pu faire appel à quelqu'un d'autre au lieu de vous lancer
sur mes traces personnellement.
— Les filles étaient bouleversées. Surtout Pepper. Et |e lui ai
juré personnellement que je vous retrouverais.
— Et vous êtes parti sans réfléchir, seul dans le désert. Vous
êtes trop impulsif. Cela vous jouera un mauvais tour.
— Vous moqueriez-vous de moi, Kayleen ?
— Peut-être un peu, oui.
— Vous vous engagez sur une voie dangereuse.
— Je n'ai pas peur.
Le regard d'As'ad étincela, et Kayleen y vit un éclat redoutable.
Partagée entre la tentation irraisonnée de se jeter dans ses bras et
celle, tout aussi irrationnelle, de prendre ses jambes à son cou,
elle choisit de faire face.
— Et si nous allions voir ce que nos hôtes nous ont préparé
pour mon premier repas pris dans le désert ? lança-t-elle
gaiement.
Les femmes du campement avaient cuisiné le mansaf une recette
traditionnelle bédouine à base d'agneau et de yaourt qu'elles
servaient avec du pain pita. Kayleen fit ce qu'elle put pour se
rendre utile, et sympathisa avec Zarina, la fille aînée de Sharif, la
seule femme du clan qui consente à s'exprimer en anglais avec
elle.
— Je suis donc si effrayante que ça, pour que personne ne
veuille m'adresser la parole ? demanda-t-elle à Zarina tout en
remuant le ragoût dans une immense marmite.
— Tu es différente, Kayleen. Et tu ne connais ni notre langue ni
nos coutumes.
— Je pourrais apprendre.
Zarina, une beauté brune aux yeux de braise, la regarda en
souriant.
— Pour apprendre, il faudrait que tu renonces au confort pour
venir errer dans le désert avec nous. Qui serait assez fou pour
faire une chose pareille ?
— Le confort ne m'intéresse pas.
— Tu dis cela, mais tu vis au palais avec un prince.
— Je ne vis pas vraiment avec lui. Je m'occupe de... Enfin, c'est
une longue histoire.
Le regard de Zarina glissa sur As'ad, assis sous la tente avec
Sharif et ses fils.
— Le prince est magnifique. Si je n'étais pas mariée et
heureuse en amour, j'essaierais sans doute de te le voler, ton
homme, chuchota-t-elle, les yeux brillants.
Kayleen fut un instant tentée de confier à Zarina qu'elle n'avait
aucun droit sur le cœur d'As'ad. Mais pouvait-elle révéler la
vérité à la fille du chef sans qu'As'ad ne soit taxé de mensonge ?
— Le prince est très gentil, répondit-elle évasive- ment.
Zarina éclata de rire.
— Gentil ? Sûrement pas, non. As'ad est un guerrier du désert.
Il a la fougue des grands conquérants de jadis. C'est un homme
fort, possessif et protecteur. Tu as fait un bon choix, conclut-elle
en s'éloignant.
As'ad ? Un lion du désert ? Qu'il soit fort et protecteur, elle était
toute prête à le croire. Mais y avait-il réellement du lion du désert
en lui ? Elle n'en croyait pas un mot. Si cet aspect de lui existait,
il le cachait bien. Sauf peut-être à certains moments... lorsque un
feu couvait dans ses yeux sombres...
Comme s'il avait perçu ses interrogations, As'ad se leva et
s'approcha d'elle.
— Quelque chose vous inquiète, Kayleen ?
— Non, rien, je réfléchissais. Zarina m'a dit que si elle n'avait
pas été mariée, elle aurait tenté de vous séduire.
As'ad rit doucement.
— C'est flatteur. Zarina est une très belle femme.
Kayleen n'apprécia pas sa réponse.
— Tant mieux si elle vous plaît ! Nous ne sommes pas
ensemble, vous et moi.
— Donc, cela ne vous ennuierait pas si je...
Un nœud brûlant se forma dans l'estomac de Kayleen. Mal à
l'aise, elle détourna les yeux.
— Bien sûr que non, cela ne m'ennuierait pas ! Vous êtes père
de famille, maintenant. Il serait bon que vous trouviez une
femme.
— Et vous avez pensé à la belle Zarina ?
— Jamais de la vie S Elle est déjà mariée !
— Et alors ? Je suis prince. Je peux avoir toutes les femmes que
je veux.
Kayleen trouva sa réaction désagréablement arrogante et
s'abstint à grand-peine de lui dire le fond réel de sa pensée.
— Nous ne vivons plus au Moyen Age, dit-elle simplement.
Certaines femmes vous enverraient promener sans hésitation.
Il se rapprocha d'un pas.
— Quel genre de femme ?
Se redressant de toute sa hauteur, elle le toisa de haut.
— Moi ! par exemple. Vous ne m'intéressez pas.
Un sourire supérieurement confiant s'épanouit sur les lèvres
d'As'ad.
— Tu crois cela, petite Kayleen ?
— Absolument, oui.
— Je vois...
Avant qu'elle ait eu le temps de comprendre ce qu'il lui arrivait, il
l'attira dans ses bras.
-5-

La seule fois où un garçon avait essayé de l'embrasser, elle


n'avait alors que dix-sept ans, Kayleen avait pris ses jambes à son
cou. Mais là, la fuite ne figurait pas au nombre de ses possibilités
car As'ad la tenait si étroitement enveloppée dans ses bras qu'elle
aurait eu les plus grandes peines du monde à s'échapper. Si elle
l'avait voulu, du moins. Car la question se posait d'autant moins
qu'elle était décidée, cette fois, à se soumettre à l'expérience
jusqu'au bout.
Depuis qu'elle était en âge de s'y intéresser, elle avait eu tout le
loisir de s'interroger sur le baiser, son mode d'emploi et ses
particularités. Sans trop oser poser de questions toutefois car elle
avait toujours eu conscience d'être la dernière innocente égarée
au milieu d'une société massivement initiée au sexe. Même un
enfant de douze ans semblait mieux informé qu'elle des mystères
du plaisir et de l'accouplement. Elle s'était souvent demandé
comment elle réagirait si elle se trouvait un jour en situation
d'être embrassée. Supporterait-elle une telle proximité physique
avec un corps d'homme ? Ne se sentirait-elle pas confinée,
étouffée, envahie ? Le simple fait que quelqu'un presse sa bouche
contre la sienne lui paraissait déjà... bizarre. Mais que quelque
chose d'aussi intime qu'une langue entre en jeu dans le processus
achevait de la décontenancer. Si bien qu'elle doutait de trouver
un quelconque agrément à l'affaire.
Mais elle devait bien reconnaître, à cet instant, qu'il lui fallait
revenir sur ses présupposés négatifs...
Les lèvres d'As'ad glissaient avec douceur sur les siennes ; elles
caressaient, s'amusaient, provoquaient, mais ne cherchaient pas à
prendre ni à asservir. Et même si As'ad la serrait d'une étreinte
d'acier, elle n'avait pas du tout le sentiment d'être prisonnière.
Elle se sentait protégée, plutôt.
Et désirée.
Le désir était quelque chose d'entièrement nouveau pour elle.
Ainsi qu'un étrange appel, comme une faim immatérielle, qui
résonnait en elle. Des besoins inconnus surgissaient soudain.
Comme celui de se presser contre As'ad, par exemple.
Posant les mains sur ses épaules, elle éprouva sa chaleur et sa
force. Dans les bras d'un homme tel que lui, elle se sentirait
toujours en sécurité, songea-t-elle rêveusement, troublée par la
sensation de ses lèvres cherchant à happer les siennes.
Respirant l'odeur de la peau d'As'ad avec délice, elle glissa les
bras autour de son cou, amenant ainsi ses seins en contact avec
son torse ferme. La bouche d'As'ad se fit plus insistante sur la
sienne. Ses mains fortes se promenaient dans son dos en de
curieuses arabesques qui faisaient naître en elle de bien étranges
frissons. Elle tressaillit légèrement lorsque la pointe de la langue
d'As'ad effleura la sienne. Mais le contact était doux et si
troublant qu'une onde de choc la parcourut de la tête aux pieds,
accompagnée d'une telle montée de chaleur qu'elle se mit aussitôt
à trembler. Des sensations nouvelles explosaient partout en elle.
Surtout à des endroits où elle ne ressentait pas grand-chose
d'ordinaire. La tension qui montait dans ses seins frisait la
douleur, ses jambes ne la soutenaient plus qu'avec peine.
Liquéfiée de plaisir, elle ferma les yeux et pria pour qu'As'ad ne
s'arrête pas là. Sa curiosité était en éveil et elle avait envie que ce
brûlant enchantement se poursuive. As'ad dut lire une fois de
plus dans ses pensées car il continua à explorer ses lèvres avec sa
langue. Accrochée à ses épaules comme une noyée, elle
entrouvrit la bouche. As'ad émit un bruit de gorge, un son animal
et puissant qui lui procura le sentiment aussi grisant qu'inattendu
d'un immense pouvoir sensuel.
Leurs langues s'effleurèrent, se mêlèrent, s'ajustèrent. Une danse
paradisiaque s'ensuivit. Le corps entier de Kayleen n'était plus
que rythme et pulsation.
Désir et pulsation.
Embrasser était, à la réflexion, l'activité la plus agréable, la plus
euphorisante du monde. Elle était prête à continuer ainsi des
heures durant.
— Encore un peu..., chuchota-t-elle d'une voix qu'elle reconnut
à peine.
Mais As'ad qui, jusque-là, s'était montré en phase avec ses envies
inexprimées, la surprit en mettant fin au baiser.
— Pourquoi ? chuchota-t-elle, les yeux clos.
— Une autre fois, peut-être. Lorsque nous serons seuls.
Lorsqu'ils seraient seuls ? Tournant lentement la tête, Kayleen
vit que leur étreinte n'était pas passée inaperçue. Quelques
Bédouins leur adressèrent des signes amusés pendant que les
femmes les couvaient d'un regard entendu.
— A présent, personne ne doutera plus que tu es mienne,
conclut As'ad en la poussant en direction de la longue tente
rectangulaire où se déroulait le repas de réception.
Lorsqu'ils rentrèrent au palais ce soir-là, Kayleen trouva Lila qui
l'attendait dans ses appartements. Elle l'embrassa avec effusion.
— Merci d'avoir gardé les filles pour moi, Lila.
— Ce fut un plaisir, rassure-toi. Avez-vous passé une bonne
soirée au campement ?
Kayleen fit un effort pour ne pas rougir.
— Le désert était superbe, oui, surtout à la tombée de la nuit,
dit-elle très vite. Etj'aime beaucoup la façon de vivre des
Bédouins. Ils ont été très accueillants même s'ils ont refusé de me
parler anglais. Je...
Consciente qu'elle en disait à la fois trop et pas assez, elle
soupira.
— Il ne s'est rien passé, conclut-elle brusquement.
Lila haussa les sourcils.
— Pardon ?
— Avec As'ad, je veux dire. Juste au cas où tu te poserais la
question. Il n'y a rien eu entre lui et moi.
Un large sourire s'épanouit sur les traits de la princesse.
— Mm... Je vois. Tu fais bien de me le préciser, en effet. A
demain, alors. Fais de beaux rêves, Kayleen.
Une fois seule, Kayleen alla voir les filles pour s'assurer qu'elles
dormaient bien. Puis elle passa dans sa propre chambre, ferma la
porte derrière elle et se mit à danser tout autour de la pièce. Hors
d'haleine, elle finit par se laisser tomber sur son lit en souriant
aux anges.
As'ad l'avait embrassée ! Ils avaient échangé un vrai, un long, un
extraordinaire baiser... Et l'expérience avait été un franc succès.
Au-delà de toute espérance, même.
Tout lui avait plu dans ce baiser : le goût d'As'ad, son odeur, la
texture de sa peau, la douceur de ses lèvres. Et la façon dont il
l'avait enveloppée dans ses bras, comme s'il tenait contre lui une
créature fragile, précieuse et infiniment désirable.
Autant le reconnaître : elle se sentait mûre pour tenter une
seconde expérience analogue.
A part qu'elle ne pouvait décemment aller voir As'ad et lui
réclamer un baiser au débotté. La démarche paraissait d'autant
plus délicate qu'elle ignorait pour quelle raison il l'avait
embrassée. Avait-il obéi à une envie réelle ? Ou avait-il juste
voulu prouver aux nomades du campement que l'étrangère aux
cheveux roux faisait partie de ses chasses gardées ?
Kayleen se releva d'un bond et passa dans la salle de bains. Elle
se posait sans doute beaucoup de questions pour rien. A quoi bon
chercher à comprendre pourquoi le prince As'ad avait jugé bon
d'embrasser la nurse de ses enfants, un soir dans le désert, à la
lumière rougeoyante d'un feu de camp ? Les chances pour qu'un
phénomène aussi improbable se reproduise paraissaient infimes.
Alors autant oublier ce baiser et se concentrer sur ses projets
d'avenir au couvent. Loin des jardins enchantés d'Arabie où
même les cœurs résolument solitaires pouvaient soudain se
prendre à rêver d'un amour possible...
Quelques jours plus tard, alors qu'il regagnait sa suite, As'ad eut
la surprise de trouver Kayleen assise à sa table de salle à manger,
devant une machine à coudre. Des mètres de tissu aux couleurs
chatoyantes étaient étalés autour d'elle. Penchée sur son ouvrage,
le visage éclairé par un halo de lumière, elle cousait avec tant de
concentration qu'elle ne l'entendit pas entrer.
En la voyant, As'ad réagit aussitôt. Non parce qu'elle avait bravé
ses interdits une fois de plus en envahissant son territoire, mais
parce qu'il retrouvait, presque à l'identique, les sensations
éprouvées dans le désert lorsque Kayleen l'avait mis à genou par
la force d'un seul baiser.
Un baiser de vierge, qui plus est ! Qui n'aurait normalement pas
dû porter à conséquence. Or s'il avait été curieux d'elle avant de
l'embrasser, il était désormais franchement obsédé. En dépit de
son innocence, il avait senti en elle une capacité à s'embraser —
et à embraser ! — qui l'avait galvanisé.
Si bien que ce baiser, destiné à être oublié sitôt échangé, avait
pris des proportions inattendues. A cet instant précis, s'il avait
écouté son instinct, il se serait approché d'elle sans un mot,
l'aurait soulevée de son siège et l'aurait embrassée jusqu'à ce
qu'elle crie grâce et l'implore de la prendre. Il la voulait nue,
offerte et suppliante. Il voulait...
Levant la tête de sa couture, Kayleen l'aperçut et lui sourit.
— Ah vous êtes là, As'ad !
Se levant d'un mouvement gracieux, elle lui tendit gracieusement
les deux mains.
— Je sais ce que vous allez me dire. Je suis désolée. J'avais
prévu de tout débarrasser avant votre retour. Mais l'heure a
tourné et j'ai perdu la notion du temps.
As'ad la regardait et ne comprenait pas un mot de ce qu'elle
disait. Cette bouche... Ces lèvres... si délicieusement mobiles...
Si près... Il ne parvenait à en détacher les yeux. Qadir avait
raison. Il aurait dû l'accompagner à Paris et passer une semaine à
faire l'amour avec des inconnues. Car il avait la pénible
impression qu'il était trop tard, désormais, pour essayer de
tromper son désir pour Kayleen en l'assouvissant entre d'autres
bras que les siens.
— Que faites-vous avec cette machine à coudre ? s'enquit-il
d'une voix qu'il jugea admirablement calme fit détachée en
comparaison de son état.
— Des costumes pour le spectacle de Noël des filles. Je leur
fais la surprise. C'est pour cela que je me suis installée ici. Je ne
veux pas qu'elles les voient.
Il s'approcha pour palper le tissu arachnéen d'un voile.
— Nous avons des couturières au palais, le savez- vous ?
Elle lui jeta un regard peiné.
— Mais j'aime coudre ! Et ce ne serait pas un vrai cadeau si je
confiais la confection à quelqu'un d'autre.
As'ad contempla l'incroyable chevelure de feu qui cascadait sur
ses épaules. Ses doigts le démangeaient... Il rêvait de la caresse
de ses cheveux sur la peau nue de son torse. De les sentir balayer
ses reins et ses cuisses. De...
— Votre mère cousait, As'ad ?
La voix de Kayleen le ramena brutalement à des considérations
moins érotiques.
— Je ne sais pas. Elle est morte quand j'avais à peine cinq ans.
Je ne garde d'elle qu'un souvenir très flou.
Une ombre de tristesse vint assourdir le vert lumineux des yeux
de Kayleen.
— Oh, je suis désolée.
— C'est sans importance.
— Comment cela, sans importance ? C'est terrible !
— Il n'y a rien de tragique puisque je ne me souviens même
plus d'elle.
— Mais l'enfant que vous avez été...
— ... est un adulte depuis longtemps. Gardez votre compassion
pour qui en a vraiment besoin. Je ne suis pas malheureux,
Kayleen.
Elle secoua la tête d'un air désolé.
— Parce que vous avez décidé une fois pour toutes de ne rien
ressentir, c'est cela ? A cause de votre grande théorie sur les
émotions qui rendent faible ?
— En gros, on peut le dire comme cela, oui.
Son état actuel en était d'ailleurs la preuve flagrante ; à cet instant
précis, Kayleen près de lui, les affaires intérieures de l'Etat lui
semblaient être ridiculement dérisoires en comparaison du désir
qu'il avait de la jeune femme. Mais cela, Kayleen n'avait pas
besoin de le savoir.
— Et la confiance ? demanda-t-elle.
— La confiance doit être méritée.
— Vous posez beaucoup de conditions, murmurat-elle.
Peut-être parce qu'il y a suffisamment de gens dans votre vie
pour que vous puissiez vous permettre d'être difficile.
Une pointe de mélancolie assombrissait sa voix, et As'ad eut
envie plus que jamais de la prendre dans ses bras et de la serrer à
l'étouffer contre lui. Abandonnée comme elle l'avait été, elle
aspirait désespérément à se l'aire une place, à creuser son trou
quelque part. Elle avait le cœur trop grand, trop fragile. Et le
monde ne pourrait que broyer son innocence. Cette seule idée lui
était intolérable.
— Etre libre de tout attachement permet de garder la maîtrise
de soi-même, Kayleen.
De nouveau, elle secoua la tête.
— N'avoir besoin de personne, c'est être désespérément seul, à
mes yeux.
— Ce n'est pas ma façon de voir les choses.
— Parce que vous avez toujours été aimé, entouré. Mais vous
pouvez me croire sur parole, As'ad, il n'existe rien de pire que la
solitude affective.
Elle se leva, le visage marqué par une soudaine lassitude.
 Mais vous devez avoir hâte d'être tranquille chez vous,
conclut-elle. Accordez-moi juste cinq minutes pour ranger tout
ce bazar et je vous débarrasse le plancher.
*
**
Kayleen aimait les mosaïques précieuses du palais, ses arches,
ses voûtes et ses piliers. Mais plus que tout encore, elle adorait
l'opulence des jardins et des fontaines. Déambulant dans une
allée bordée d'une débauche de jasmins, d'orangers et autres
bougainvillées, elle cueillit une rose d'Ispahan au parfum léger et
s'assit quelques instants sur un banc pour profiter de la douceur
de l'air chargé de senteurs exotiques. Dans le tourbillon de sa
nouvelle vie, il lui fallait un instant de calme pour fermer les
yeux et faire le point. Il s'était passé tant de choses en si peu de
temps : sa rencontre avec As'ad, son installation au palais avec
les filles, le baiser échangé dans le désert...
Un baiser dont le souvenir la faisait sourire et soupirer à la fois.
Elle rêvait d'un nouveau baiser, mais l'occasion ne s'était pas
présentée. Ou As'ad n'avait tout simplement pas eu envie de
renouveler l'expérience. Ce baiser qui lui avait paru si
extraordinaire à elle n'avait pas été forcément inoubliable pour
lui. Et il avait sans doute été découragé par son manque criant
d'expérience.
Mais quelle importance ? As'ad et elle n'avaient rien à faire
ensemble. Tous les opposait dans la vie. Et un homme qui prônait
la froideur et l'insensibilité comme deux vertus cardinales ne
serait jamais fait pour elle.
Un bruit de pas dans l'allée lui fit tourner la tête. Elle s'attendait à
voir apparaître un des nombreux jardiniers du palais, mais elle
s'aperçut, non sans une certaine angoisse, qu'il s'agissait du roi
Mukhtar en personne. Les joues en feu, elle se leva d'un bond.
— Je vois que vous appréciez mes jardins, mademoiselle
James.
Elle esquissa une vague courbette dont elle espérait qu'elle
passerait pour une révérence.
— Aurais-je pénétré par erreur dans un domaine qui vous est
réservé, Votre Excellence ?
— Pas du tout, pas du tout. Venez donc faire quelques pas avec
moi et parlez-moi un peu de vous. Où avez-vous grandi ?
— Dans un orphelinat du Midwest.
— Avez-vous perdu vos parents lorsque vous étiez encore un
bébé ?
Elle haussa les épaules.
— Je ne sais rien de mon père. Quant à mère, elle m'a eue très
jeune. Comme elle n'avait pas encore l'indépendance et la
maturité nécessaires pour s'occuper d'un enfant, elle m'a confiée
à sa propre mère. Pour des raisons pratiques, ma grand-mère a
fini par me confier à une institution religieuse. Et j'ai eu la chance
d'être élevée et aimée par les sœurs, et de grandir avec des
femmes merveilleuses.
Pour éviter de mettre ses interlocuteurs mal à l'aise, elle avait pris
l'habitude d'offrir une version positive de son histoire. Il n'y avait
aucune raison de charger le roi Mukhtar avec la tragédie de ses
jeunes années.
— Et vous avez revu votre mère par la suite, Kayleen ?
— L'occasion ne s'est pas présentée, non.
— Mais vous vous croiserez peut-être un jour ?
— Si cela arrive, j'en serais ravie, mentit-elle.
Avec le temps, elle avait réussi à se réconcilier plus ou moins
avec son histoire. Elle était prête à admettre que sa mère et sa
grand-mère n'avaient peut-être pas eu une vie très facile et
qu'elles ne l'avaient sans doute pas abandonnée sans raison. Mais
de là à souhaiter retrouver ces deux femmes, il y avait un pas
qu'elle n'avait jamais pu franchir.
— C'est à cause de votre passé que vous n'avez pas supporté
l'idée que les trois sœurs soient séparées ? reprit le roi.
— Mon histoire a peut-être joué un rôle, je l'avoue. Mais il était
évident pour moi qu'il fallait impérativement qu'elles restent
ensemble. Et votre fils As'ad a été très réceptif. Je lui serai
éternellement reconnaissante de ce qu'il a fait pour Dana, Nadine
et Pepper.
Le roi lui jeta un regard en coin et sourit.
— J'ai appris que vous étiez partie seule dans le désert pour les
retrouver. Et que vous êtes arrivée au campement nomade ?
Soulagée que le roi ne cherche pas à l'interroger plus avant sur sa
famille, Kayleen lui rendit son sourire.
— Oui, j'ai eu la chance de passer une soirée avec les Bédouins.
C'est fascinant de voir fonctionner la tribu. Ces gens promènent
leurs racines avec eux, pour ainsi dire. Ils me semblent être d'une
grande richesse de cœur et d'âme.
Le roi Mukhtar la regarda avec attention.
— La plupart des jeunes femmes de votre âge s'intéressent plus
à nos boutiques de luxe sur les boulevards qu'à l'existence austère
des errants du désert.
Kayleen grimaça.
— Je ne suis pas très portée sur le shopping.
— Nous avons de belles boutiques, pourtant. Peut- être que
mon fils vous emmènera faire des achats, un de ces jours.
— Oh, ce n'est pas nécessaire. As'ad a déjà beaucoup fait pour
moi.
— Vous appréciez mon fils, alors ?
Elle ne put s'empêcher de rougir.
— Comment ne l'apprécierais-je pas ? dit-elle d'une voix un
peu forte. C'est un homme merveilleux. Il est charmant,
distingué, et fait preuve d'une grande patience avec moi.
C'était également un homme très talentueux en matière de
baisers. Mais elle ne voulait pas choquer le roi en lui apprenant
que son fils avait embrassé la nurse.
— Je suis heureux que vous vous entendiez si bien, tous les
deux, commenta gravement le roi Mukhtar. Vraiment très
heureux.
-6-

Kayleen salua le secrétaire d'As'ad d'un sourire. Notant que Neil


ne cherchait pas à s'interposer, elle lui fit un petit signe de la main
et pénétra en coup de vent dans les bureaux princiers.
As'ad leva les yeux à son approche.
— Vous avez tellement terrorisé mon secrétaire qu'il n'ose
même plus vous demander si vous avez rendez- vous ou non.
Elle rit nerveusement.
— Si seulement j'étais capable de terroriser qui que ce soit ! Je
ne vous dérangerai pas longtemps mais... mais je viens de croiser
le roi dans les jardins et il a discuté longuement avec moi.
— Ah oui, vraiment ? Et alors ?
— Et alors, ce n'est pas possible, As'ad ! Une tille comme moi
ne peut pas s'entretenir avec un roi ! Ma présence ici est une
anomalie. Un non-sens !
As'ad haussa les sourcils.
— Vous vivez dans un palais royal et vous vous étonnez d'y
croiser un roi ?
— D'y croiser un roi, non. Mais que le roi me croise moi, ça, ce
n'est vraiment pas normal ! Je n'aurais jamais dû vous obliger à
adopter les filles. Je n'avais pas réalisé tout ce que cela
impliquerait pour vous.
As'ad se leva et contourna le bureau.
— Personne ne m'oblige à faire quoi que ce soit, Kayleen.
Elle balaya l'argument d'un geste effaré de la main.
— Vous savez bien ce que je veux dire.
— En acceptant, j'avais parfaitement conscience que l'adoption
de trois petites Américaines susciterait des changements dans ma
vie.
Mais Kayleen ne semblait pas convaincue pour autant.
— Je n'ai pas ma place ici, As'ad, murmura-t-elle, effarée.
Il saisit ses deux mains dans les siennes.
— Ce n'est pas à vous d'en décider mais à moi.
— J'ai le choix entre me taire et me faire couper la tête, c'est ça?
As'ad sourit.
— Le billot n'est pas le sort que je vous réserve dans
l'immédiat...
Avant même qu'il se penche sur ses lèvres, Kayleen sut qu'il
allait l'embrasser. Comment elle avait anticipé son geste, elle
n'aurait su le dire. Mais son être entier, soudain, s'était tendu dans
l'attente de son baiser. Elle retint son souffle. Rien ne comptait
plus que cet instant ouvert sur l'éternité.
Les bras d'As'ad se refermèrent sur sa taille. Sa bouche épousa la
sienne. Et ce fut comme si elle opérait un retour aux sources
même de son être, dans un lieu protégé où régnaient la douceur,
le partage, la sécurité la plus profonde. Les lèvres d'As'ad
mordillèrent les siennes et elle en oublia de respirer pour se
concentrer sur le plaisir du baiser.
Les mains posées sur les bras d'As'ad, elle entrouvrit les lèvres,
pressée de retrouver la sensation de sa langue jouant avec la
sienne. Elle se sentait à la fois violemment tendue et relaxée
comme elle ne l'avait jamais été. Retrouvant sa respiration, elle
laissa monter du fond de sa gorge un son prolongé, quelque part
entre le murmure de joie et le gémissement d'impatience. Non
seulement elle voulait que le baiser dure, mais elle aspirait à aller
plus loin, à se fondre dans l'intensité de cette étreinte, à se
mélanger à cet homme pour en renaître entière et transformée.
Sans réfléchir, elle se hissa sur la pointe des pieds et se colla
contre As'ad pour lui rendre activement son baiser. Ses grandes
mains caressantes qui glissaient dans son dos se murent avec plus
d'insistance. L'une d'elle descendit jusqu'au creux de ses reins
pour presser, pétrir, malaxer. Passé le choc du premier contact,
Kayleen se concentra sur ses sensations, ronronnant de plaisir
comme une chatte. Sa poitrine était si tendue qu'elle soupira de
soulagement lorsque As'ad la toucha enfin. Il y avait une telle
simplicité, une telle assurance dans son geste qu'elle ne ressentit
aucune crainte, comme s'il était naturel qu'il prenne ses seins au
creux de ses paumes. Naturel qu'il les caresse et les pétrisse.
Naturel que son pouce décrive de petits cercles sur les pointes
durcies et sensibles.
Tout en continuant de la caresser ainsi, il l'embrassa avec une
telle fougue qu'elle dut s'accrocher fermement à ses épaules pour
ne pas sombrer. Les murs de la pièce tournaient autour d'elle, de
plus en plus vite. Lorsque As'ad recula d'un pas pour la libérer,
elle crut qu'elle ne tiendrait pas debout sans son aide.
Les yeux d'As'ad étaient incandescents, noirs comme la nuit et
brûlant d'une fièvre qui semblait renvoyer en miroir le feu qui
faisait rage en elle. C'était la première fois qu'elle voyait
l'expression d'un désir sexuel intense sur le visage d'un homme.
Mais elle la reconnut sans une hésitation.
As'ad la désirait, et cette soudaine certitude la remplissait d'un
mélange d'émerveillement et de fierté, même si elle ne savait
quelle forme concrète donner à cette puissante sensation.
— Kayleen...
Ce n'était pas la première fois qu'il prononçait son nom, mais
jamais encore sa voix n'avait eu cette profondeur et cette gravité.
Etrangement, le désir d'As'ad ne suscitait aucune frayeur en elle,
pas plus que l'élan qui la jetait vers lui.
Seulement lorsqu'elle entendit des voix dans l'antichambre
voisine, elle prit conscience qu'ils n'étaient pas tout à fait seuls au
monde.
— Je... je devrais peut-être vous laisser, murmurat-elle d'une
voix sourde.
A sa grande déception, As'ad ne chercha pas à la retenir.
— Vous n'avez pas de souci à vous faire en ce qui concerne le
roi, en tout cas. Mon père est très content de vous.
— Vous lui avez posé la question ? s'enquit-elle, sidérée que le
roi soit tenu au courant de ses faits et gestes.
— Non, mais je sais ce qu'il pense. Vous êtes exactement telle
qu'il souhaite que vous soyez.
Avant qu'elle puisse lui demander ce qu'il entendait par cette
affirmation sibylline, le téléphone sonna.
— Une téléconférence avec le ministre des affaires étrangères
britannique, s'excusa-t-il.
— Je vous laisse.
Elle regagna sa chambre dans un état second. Quel sens fallait-il
donner au baiser d'As'ad ? Et qu'avait-il voulu dire au sujet de son
père ? En quoi était-elle telle que le roi souhaitait qu'elle soit ?
Toutes ces bizarreries la confortaient dans la certitude qu'elle
était radicalement étrangère à l'univers d'As'ad. Elle aurait dû se
réjouir de regagner les Etats-Unis dans quelques mois. Et
pourtant, une part d'elle-même ne demandait qu'à rester. De
préférence, le plus longtemps possible...
— Tu m'as convoquée, As'ad ! s'écria Lila en entrant en coup
de vent dans son bureau. C'est la première fois que je reçois un
message aussi impérieux de ta part.
As'ad lui fit signe de s'asseoir.
— Tu es ma tante et la femme qui m'a élevé comme une mère.
Je te dois le respect.
Lila fit la moue.
— Mm... Si tu le prends sur ce ton, c'est que tu es vraiment très
en colère. Gare à ma pauvre tête.
As'ad sourit malgré lui. Sa tante n'avait pas l'air le moins du
monde terrorisée. Et pour cause, d'ailleurs. Il ne lui en voulait
même pas, malgré le tour pendable qu'elle lui avait joué. S'il était
furieux contre quelqu'un, c'était contre lui-même. Alors que la
mise en scène orchestrée par sa tante était transparente, il n'y
avait vu que du feu.
Lila lui adressa un sourire en coin.
— Tu commences ou je commence ?
Il soupira.
— Au point où nous en sommes... Je t'écoute.
— J'ai eu l'occasion de bavarder avec Zarina. Tu as
publiquement présenté Kayleen comme ta femme.
— Sa présence avait suscité des remous dans le campement.
J'ai préféré calmer le jeu.
— Et c'est aussi pour calmer le jeu que tu l'as embrassée ?
Ce fichu baiser ! Si seulement, il avait eu le bon sens de
s'abstenir. Et le second n'avait fait qu'empirer les choses. Il n'était
plus habité que par une seule obsession désormais : posséder
Kayleen tout entière. Mais l'innocence de la jeune femme et son
statut d'employée compliquaient sérieusement la situation.
— Je l'ai embrassée dans un but purement démonstratif si tu
veux absolument tout savoir, laissa-t-il tomber.
— Purement démonstratif? Le terme est plaisant. Mais tu ne
ressens rien pour elle ?
— Ne sois pas ridicule, Lila ! Bien sûr que non.
Assise dans son fauteuil préféré, la princesse Lila croisa avec
élégance ses longues jambes gainées de soie et appela pour qu'on
leur serve du thé et des gâteaux au miel.
— Autrement dit, As'ad, si je présente un homme à Kayleen, tu
n'y verras pas d'inconvénient ?
Une image violente se forma aussitôt dans l'esprit d'As'ad. Il la
repoussa avec agacement.
— Pourquoi voudrais-tu que cela me dérange ?
— Parfait. Je connais un jeune Américain qui travaille à
l'ambassade. Je lui ai parlé de Kayleen et il a hâte de faire sa
connaissance. Surtout avec les fêtes de Noël qui approchent. Il
proposait de l'inviter pour le soir du Thanksgiving. Il s'agit d'une
fête familiale importante pour les Américains.
As'ad soupira avec impatience.
— Jouons cartes sur table, Lila. Tu sais et je sais que, même à
supposer qu'il existe, ce jeune Américain idéal ne figure pas dans
tes projets. Tu as d'autres vues pour ta protégée.
— Je ne vois pas ce qui te fait dire une chose pareille, protesta
Lila. Mais tu conviendras que Kayleen est délicieuse.
— Je ne l'épouserai pas.
Lila servit le thé avec un sourire serein.
— Qui te le demande, As'ad ?
— Tu ne me le proposeras jamais expressément, je m'en doute
bien. Mais tu as monté un sacré scénario pour la jeter dans mes
jambes. Tahir lui-même était dans le coup, je suppose ?
Sa tante haussa les épaules.
— Je ne comprends pas de quoi tu me parles, As'ad. Mais
puisque tu abordes le sujet du mariage, Kayleen te ferait des fils
superbes et ce serait une bonne mère. Puisque de toute façon, il
faudra bien que tu épouses quelqu'un tôt ou tard, pourquoi pas
elle ?
Pourquoi pas, en effet ? Kayleen n'était pas de sang royal, mais
ce n'était pas forcément un désavantage. Elle avait une force
intérieure qu'il admirait et un cœur plus pur que le cristal.
Et c'était précisément ce cœur qui l'inquiétait...
— Elle est trop sensible.
— Et alors ? C'est une femme, As'ad.
— Si Kayleen se marie, il faudra que ce soit par amour. Avec
un homme qui saura respecter sa fragilité.
Lila prit une gorgée de thé, réfléchit un instant, puis hocha
lentement la tête.
— D'accord, As'ad. C'est un argument que je peux entendre.
C'est dommage, car je pense que vous auriez fait un beau couple.
Mais c'est un homme aimant qu'il lui faut, en effet. Je chercherai
quelqu'un d'autre pour Kayleen.
— Tu plaisantes ? J'ai besoin d'elle pour les enfants.
— Kayleen mérite mieux qu'un simple emploi de nurse, même
dans un palais royal. Ne t'inquiète pas, As'ad. En même temps
que je me mettrai en quête d'un mari pour Kayleen, je te trouverai
une nouvelle nurse pour les filles.
Les paroles de sa tante auraient dû le rasséréner, mais elles
laissèrent en lui un pénible sentiment de contrariété, au contraire.
Comme si un feu ardent s'était logé au creux de sa poitrine et le
brûlait impitoyablement de l'intérieur.
Le soir du quatrième jeudi de novembre, As'ad aida les filles à
décorer la table.
— C'est quoi, ce machin ? demanda-t-il à Nadine.
— Une dinde.
— Une dinde ? Qui a connu de tristes épreuves, alors ? Elle est
plate comme une crêpe !
Nadine pouffa de rire en dépliant le volatile en papier qui se
déploya en trois dimensions. Une boîte de décorations avait été
livrée le matin même, et ils disposaient de tout un stock de
guirlandes, d'imitations de feuilles d'automne de soie, de bougies
et de dindes en papier.
— Pourquoi personne ne fête le Thanksgiving dans ton pays,
As'ad ? s'étonna Pepper.
As'ad regarda autour de lui avec satisfaction. Le décor qu'il avait
improvisé avec les filles était chaleureux et accueillant. Kayleen
serait sûrement très touchée.
— Ce sont les pèlerins du Mayflower qui sont à l'origine de
cette tradition purement américaine, Pepper. Nous avons d'autres
célébrations chez nous.
Il eut une vision de Kayleen poussant un cri de joie en
découvrant le décor préparé pour elle. Il l'imagina se jetant à son
cou et l'embrassant avec enthousiasme. Puis la fantaisie
innocente bascula en fantasme et il vit aussitôt une Kayleen nue
et haletante s'offrant à lui...
— Tu crois que le Père Noël nous trouvera ici ? demanda
Pepper d'un air préoccupé, le ramenant en sursaut au présent.
— Bien sûr, qu'il vous trouvera ! Il passera par la grande
cheminée du salon.
Pepper ouvrit de grands yeux.
— Il va venir dans le palais ?
— Bien sûr.
— Je peux lui écrire une lettre alors ?
As'ad se surprit à effleurer les boucles blondes de la petite fille.
— Bien sûr. Nous acheminerons ta lettre par la Poste Royale.
Comme cela, elle sera prioritaire.
Pepper eut un sourire jusqu'aux oreilles.
— C'est dommage qu'il n'y ait jamais de neige ici, soupira
Dana en accrochant une dinde en papier à une lampe. Dans le
Michigan, c'était toujours tout blanc à Noël. Je me souviens, avec
maman, on faisait des gros bonshommes de neige. Et après on
rentrait vite se réchauffer avec un bol de chocolat chaud... Elle
était gaie, maman, précisa-t-elle, la voix étranglée par une
soudaine montée de nostalgie.
Pepper plissa le front.
— J'me souviens plus trop à quoi elle ressemble, maman.
— Mais si, murmura Nadine. Elle était blonde. Et tellement
belle...
As'ad sentit un petit tiraillement dans la zone du cœur. Lui non
plus n'avait pas de souvenirs précis de sa mère. Il s'accroupit
devant Pepper et essuya une larme sur sa joue.
— Je sais que c'est dur, les filles. Mais vous êtes en sécurité ici
maintenant, avec Kayleen et avec moi.
Les trois sœurs échangèrent un regard.
— Mais on sait pas trop ce qu'on va devenir quand Kayleen
partira, admit Nadine d'une toute petite voix.
As'ad se redressa d'un mouvement brusque.
— Comment cela, quand Kayleen partira ?
Dana se mordilla la lèvre.
— Quand on était à l'orphelinat, elle nous a dit qu'elle
retournerait vivre dans son couvent le jour où elle fêterait ses
vingt-cinq ans. Et son anniversaire est dans quelques mois. Et
nous, qu'est-ce qu'on fera ? On restera ici avec toi ? Ou elle nous
emmènera avec elle ?
Dissimulée derrière ses lunettes noires, Lila allait et venait
devant le palais. Il y avait une semaine maintenant qu'elle
souffrait d'insomnie. Et la nuit dernière, elle n'avait carrément
pas fermé l'œil du tout. Le résultat au matin avait été dramatique.
S'habiller et se maquiller lui avait pris une éternité, pestant
devant le miroir comme une gamine de seize ans. Et à présent
que l'heure d'arrivée de Hassan approchait, elle se sentait soudain
vieille comme le monde.
Un SUV noir suivi d'une Mercedes apparut dans l'allée. Un autre
SUV fermait la marche. Des gardes du corps descendirent,
l'allure sévère dans leur costume sombre. L'un d'eux alla ouvrir la
portière arrière de la Mercedes. Les jambes coupées, Lila se
dirigea vers la voiture.
De taille moyenne, le roi Hassan gardait une allure athlétique
malgré ses cheveux gris. La vue de son visage altier fit battre le
cœur de Lila un peu plus vite encore. Hassan ne portait sur lui
aucun signe extérieur de son rang, mais il émanait de lui une
autorité particulière qui commandait le respect.
Lila hésita. A présent qu'ils étaient plus intimes, devait- elle faire
une révérence comme le protocole l'exigeait en présence d'un
souverain ? Ou s'adresserait-elle à lui de façon moins informelle?
Avant qu'elle ait pu s'incliner, Hassan lui prit les deux mains.
— Ma précieuse Lila... Vous êtes encore plus belle que dans
mon souvenir.
Au moment précis où le regard de Hassan plongea dans le sien, la
nervosité de Lila se mua en une profonde joie.
— Soyez la bienvenue, Votre Altesse. Tout El Deharia se
réjouit de votre venue. Et moi peut-être un peu plus encore que
tout autre.
Il lui prit le bras et le glissa au creux du sien.
— Appelez-moi Hassan. Vous étiez moins timide au
téléphone, ma chère.
— Ah, vous trouvez ? s'enquit-elle avec un sourire malicieux
au coin des lèvres.
— Il me semble même me souvenir que vous m'avez traité un
jour de vieux fou replié sur son palais et sur ses chats.
Elle ne put s'empêcher de rire.
— Jamais de la vie ! C'est une pure invention de votre part.
— C'est bien possible, oui, admit Hassan.
Une telle sensualité transparaissait dans son sourire qu'elle en eut
la gorge sèche et que son cœur s'emballa de plus belle.
— Où en êtes-vous de votre projet de mariage ? s'en- quit-il
alors qu'ils pénétraient dans le hall d'entrée du palais. La
ravissante Kayleen se laisse-t-elle émouvoir par votre neveu ?
Lila lui relata sa récente discussion avec As'ad et décrivit la
soirée que Kayleen et lui avaient passée dans le désert.
— Votre complot est en bonne voie ! commenta Hassan alors
qu'ils atteignaient le dernier étage.
Lila poussa la porte de la suite réservée à leurs visiteurs de sang
royal. D'un regard rapide, elle vérifia que tout était en ordre.
— Voici vos quartiers, Hassan. J'ai pensé que nous pourrions
dîner en ville, ce soir. Si nous prévenons votre chef de la sécurité
à l'avance, il aura tout le temps de procéder à des vérifications
préalables. J'ai également réservé deux places à l'opéra pour
demain soir. Mon frère, d'autre part, met à votre disposition ses
écuries, et plus particulièrement...
Hassan lui imposa le silence en posant un doigt amusé sur ses
lèvres.
— Chut, Lila... Vous pouvez arrêter de parler, maintenant. Je
ne suis pas venu ici pour parader dans des soirées ou me perdre
dans un tourbillon de mondanités. C'est à vous que je veux
consacrer mon temps. Vous avez charmé mon vieux cœur, belle
dame. Alors que je le croyais trop endurci pour s'émouvoir
encore. Vous ne pouvez imaginer comme je suis ravi de m'être
trompé à ce sujet. Je sens que nous avons un chemin intéressant à
parcourir ensemble.
Lila prit une profonde inspiration. Hassan était roi depuis des
années, une position dans la vie qui favorisait tout naturellement
la confiance en soi. Si seulement elle pouvait aussi bénéficier de
cette calme assurance de son côté.
— Je... euh...
Elle déglutit.
— Je pense comme vous, Hassan, conclut-elle, les joues en feu.
Il l'enlaça en riant.
— Puisque nous sommes d'accord, voyons où notre attirance
nous mène.
-7-

— J'ai trop faim, chuchota Pepper. Je peux goûter la sauce aux


airelles ? Ou juste un peu de purée ?
Dana secoua la tête.
— Tu rêves ou quoi ? On ne touche à rien avant l'arrivée de
Kayleen.
As'ad s'efforçait de rester concentré sur les visages radieux des
filles qui salivaient devant le vrai repas de Thanksgiving
traditionnel préparé par son chef. Il avait organisé cette soirée
surprise pour Kayleen avec un soin scrupuleux. Et il ne manquait
rien, pas même l'incontournable tarte au potiron. Mais la joie
qu'il se faisait à l'avance de cette fête venait d'être gâchée par la
nouvelle du départ proche de la jeune femme.
Ainsi elle était résolue à quitter le palais dans quelques mois ? Et
elle n'avait même pas eu la correction de l'avertir de ses
intentions ! Alors qu'elle avait tout fait pour qu'il adopte les trois
orphelines, elle se préparait à présent à disparaître sans un mot en
le laissant se débrouiller seul !
Il passa ses nerfs sur la bouteille de Château Margaux qu'il avait
prévu d'ouvrir pour accompagner le repas de fête et la déboucha
d'un geste sec. Que Kayleen aille où elle veut, il s'en moquait
éperdument. Mais il ne supportait pas que l'on agisse dans son
dos sans lui demander son avis. Il était tout de même prince d'El
Deharia ! Mais il en fallait plus pour impressionner Mlle Kayleen
James, de toute évidence. Peut-être était-il temps qu'il lui donne
un aperçu de ce que signifiait la royauté en terme de puissance et
d'autorité.
Il se servit un verre de vin et le but sans même en savourer les
précieux accents. Plus exaspérant encore que son indiscipline
notoire était le désir sincère de Kayleen de se retirer du monde.
Une fille comme elle n'était pas faite pour porter de tristes robes
monacales et pour s'enfermer derrière les murs d'un couvent ! Sa
vivacité, son esprit, la fraîcheur de sa beauté se faneraient en un
rien de temps dans cet univers étriqué. Et elle vieillirait avant
l'âge.
Armé d'une soudaine résolution, As'ad reposa son verre vide sur
une table basse. Il lui revenait, en tant qu'employeur, de protéger
Kayleen, y compris et surtout contre elle-même. Si elle restait ici
au palais, au moins, elle aurait une vie digne de ce nom. Une vie
de femme.
Et s'il lui donnait l'ordre de rester, tout simplement ? Il se versa
un second verre de vin et secoua la tête. Il lui était pénible de
l'admettre, mais Kayleen n'était pas de nature à s'incliner, même
devant une haute autorité comme la sienne. D'une façon ou d'une
autre, il devait s'arranger pour la convaincre que la vie avait de
belles surprises en réserve pour elle. Et lui montrer qu'elle
passerait à côté de l'essentiel en se retranchant dans la solitude
feutrée d'un couvent.
Si encore elle avait décidé de rentrer pour se marier, il l'aurait
accepté plus volontiers. Même si l'idée qu'elle puisse appartenir à
un autre homme avait, bizarrement, le don de l'irriter au plus haut
point. Peut-être parce qu'il avait la certitude têtue, viscérale, que
les autres hommes ne sauraient pas s'y prendre avec elle. Il fallait
de la patience avec Kayleen. Surtout dans la mesure où elle était
encore vierge. Quel amant potentiel saurait avoir le tact, la
douceur, l'assurance nécessaires pour l'initier à...
Une pensée se forma brusquement dans son esprit. La solution
n'était pas très orthodoxe mais elle était envisageable.
Et avec le recul, il en était certain, Kayleen finirait par le
remercier pour le service qu'il s'apprêtait à lui rendre.
L'esprit accaparé par ses recherches sur les conditions de
scolarisation des jeunes filles dans les communautés rurales d'El
Deharia, Kayleen se dirigea vers les appartements d'As'ad. Il
l'avait convoquée chez lui pour qu'ils fassent le point sur le
rapport qu'il lui avait demandé, et elle arrivait avec un dossier
sous le bras et des chiffres et des données plein la tête.
Parvenue devant le séjour, elle hésita en voyant que la pièce était
plongée dans le noir. S'était-elle trompée de porte, dans sa
distraction ? Elle cherchait un interrupteur à tâtons lorsque toutes
les lumières s'allumèrent d'un seul coup.
— Surprise ! s'écrièrent Dana, Nadine et Pepper en surgissant de
derrière un canapé.
Eberluée, elle recula d'un pas. Dans la salle à manger d'As'ad
toute tendue de guirlandes, la table était mise dans les règles de
l'art, décorée avec des feuilles d'automne de soie et de vrais
feuillages.
— C'est Thanksgiving aujourd'hui ! s'écria Nadine. Et on va
avoir un vrai dîner de fête, comme à la maison !
As'ad s'approcha à son tour.
— Le personnel en cuisine s'est mis en quatre pour essayer de
vous concocter un repas traditionnel. Mais comme c'est la
première fois, il ne faudra pas leur en vouloir si tout n'est pas
exactement conforme.
Un repas de Thanksgiving ? Ici, dans les appartements d'As'ad ?
Kayleen sentit sa gorge se nouer. Elle s'était fait violence pour
détacher ses pensées de la fête traditionnelle qu'elle n'aurait pas
l'occasion de vivre cette année. Mais elle avait eu du mal à se
concentrer sur ses tâches, et un sentiment de tristesse et de
nostalgie l'avait poursuivie tout le long du jour. Entourant les
filles de ses bras, elle leva les yeux vers As'ad.
— Merci, murmura-t-elle, émue aux larmes. C'est très délicat
de votre part.
— Les filles ont fait l'essentiel du travail. Je me suis contenté
d'assurer un minimum d'assistance technique. Vite ! A table !
Tout le monde meurt de faim.
Kayleen sourit. Elle l'avait remarqué à plusieurs reprises, mais il
y avait une grande gentillesse chez As'ad, et une sensibilité pour
le moins inattendue chez un homme aussi privilégié. Jeune, riche
et doté d'un physique superbe, il aurait eu tous les atouts
nécessaires pour mener une vie oisive et s'afficher avec des stars
et des tops models. Au lieu de quoi, il se contentait de travailler
dur pour son pays et d'adopter des orphelines.
Kayleen songea brusquement qu'elle avait trouvé en As'ad un
homme conforme à ses exigences morales. Lorsque la Mère
Supérieure lui avait ordonné de quitter le couvent, elle lui avait
recommandé de se mettre à la recherche d'un compagnon tel que
lui. Mais pendant les deux années qu'elle avait passées hors du
couvent, elle n'avait pas rencontré un seul homme correspondant,
même de loin, aux critères qu'elle s'était fixés.
Et, étrangement, alors qu'elle était sur le point de regagner le
couvent, quelqu'un comme As'ad croisait sa route. N'était-ce pas
un appel du destin ?
— A quoi pensez-vous ? demanda-t-il.
— Je me disais que vous étiez... différent de ce que l'on
pourrait attendre de vous.
— Je me fais souvent la même réflexion à votre sujet.
Sa voix grave vibrait d'une telle sensualité que Kayleen, troublée,
se concentra sur le contenu de son assiette.
— Qu'en dites-vous, les filles ? lança-t-elle. C'est délicieux,
non ?
Seul le silence lui répondit. Se tournant vers Dana, Kayleen vit
avec consternation qu'elle avait les yeux pleins de larmes.
— Dana, que se passe-t-il ?
— Rien. C'est très bon. Merci.
Une larme roula encore sur sa joue. Pepper pleurait aussi. Et
Nadine reniflait dans sa serviette.
— Mon papa et ma maman me manquent, admit Dana
tristement. Je voudrais qu'ils soient vivants et qu'on puisse
rentrer à la maison. Et toi, même si tu es le prince As'ad d'El
Deharia, tu ne peux rien faire pour nous rendre nos parents ?
Kayleen se sentit submergée par un profond sentiment
d'impuissance. Elle savait d'expérience que les jours de fêtes
étaient à la fois une joie et un déchirement pour tous ceux que la
vie avait privés de leurs proches.
As'ad entoura les épaules de Dana.
— Personne, hélas, n'a le pouvoir de rendre la vie à ceux qui
sont partis. Je comprends ce que tu ressens, Dana.
La fillette secoua la tête d'un air buté.
— Non, tu ne peux pas savoir.
— Je n'étais qu'un petit garçon lorsque ma mère est morte. Et
Kayleen aussi a perdu sa famille. Nous sommes passés, nous
aussi, par la même solitude que vous trois.
— Je sais que cela devrait m'aider que tu me racontes cela,
murmura Dana. Mais ça ne change rien. Je veux ma maman
quand même.
— Lorsque j'avais plus ou moins ton âge, j'ai fait une fugue,
expliqua As'ad après un temps de silence. Je voulais échapper au
carcan d'une vie tracée d'avance. Appartenir à la famille royale
crée des obligations qui ne sont pas toujours amusantes pour un
enfant. Vous vous en apercevrez en grandissant, toutes les trois.
— Je ne fais pas partie de la famille royale, protesta Dana.
— Bientôt, si. Une fois que la procédure d'adoption sera
terminée, vous serez mes filles, toutes les trois.
Dana se mordit nerveusement la lèvre et changea de sujet :
— Et comment elle s'est terminée, ta fugue ?
— Je suis parti dans le désert pour devenir chamelier.
Kayleen réprima un sourire. Elle imaginait difficilement As'ad
en chamelier.
— C'est vrai ? s'enquit Nadine, les yeux brillants.
— Tout à fait. Je suis parti avec trois chameaux des écuries
royales. Je pensais qu'ils constitueraient un bon fonds de départ
pour mon futur commerce.
Les lèvres de Kayleen frémirent mais elle se força à rester
sérieuse.
— Il existe des écuries royales pour les chameaux ? s'écria
Pepper avec de grands yeux.
— Absolument. Avec des chameaux de course qui font notre
fierté nationale.
Pepper prit une bouchée de purée.
— Et on pourra les voir, les chameaux royaux ? Ils sont
différents des autres ?
— Bien sûr. Ils portent des petites couronnes sur la tête.
Dana pouffa de rire.
— C'est pas vrai ! Tu te moques de nous !
— Ils n'ont pas de couronnes, en effet, reconnut As'ad. Mais ils
sont d'une race particulière. Et ce sont les chameaux les plus têtus
du monde.
As'ad se lança alors dans un récit désopilant où il était question
d'un garçon de douze ans perdu dans le désert avec trois
chameaux caractériels qui s'obstinaient à partir chacun de leur
côté. Lorsqu'il eut terminé son histoire, les larmes avaient séché
sur les joues des filles, et elles avaient dîné toutes trois avec un
bel appétit.
En les bordant ce soir-là, Kayleen songea que le souvenir de ce
premier Thanksgiving à El Deharia ferait désormais partie de
leur histoire et resterait toujours lié pour elles à cette épopée
comique d'As'ad enfant.
Ce dernier les avait raccompagnées jusqu'à leurs appartements.
En revenant dans le séjour après avoir embrassé les filles,
Kayleen découvrit qu'il l'avait attendue, et malgré la douceur de
la température, il avait même allumé une petite flambée dans la
cheminée.
— Juste pour l'ambiance, précisa-t-il en lui faisant signe de
venir s'asseoir à côté de lui.
Frappée d'une soudaine timidité, Kayleen s'installa à l'extrémité
opposée du divan.
— Merci pour les filles, As'ad. Vous les avez aidées à passer un
cap difficile, ce soir.
Il hocha la tête.
— Elles auront besoin de notre présence à tous les deux pour
franchir ce passage difficile.
Elle lui jeta un regard surpris.
— Je pensais que vous ne souhaitiez pas vous occuper d'elles
personnellement ?
— Au départ, non. Mais elles sont attachantes. Et vous,
Kayleen, quels sont vos sentiments pour elles ?
— Moi ? Je les adore, bien sûr. Pourquoi cette question ?
Il plongea dans le sien un regard pénétrant qui semblait mettre
son âme à nu. Malgré elle, elle frissonna.
— Parce que vous vous préparez à les quitter, laissat-il tomber.
Elle ouvrit la bouche et la referma. Une étrange appréhension lui
noua brusquement l'estomac. Si seulement elle avait rassemblé
son courage plus tôt pour informer As'ad de son intention de
regagner le couvent ! A présent qu'il avait appris la nouvelle par
quelqu'un d'autre, elle se sentait coupable, comme si elle
s'apprêtait à le trahir.
— Ce sont les filles qui vous l'ont dit ? demanda-t-elle d'une
voix blanche.
— Dana, oui. Elle m'a expliqué que vous vouliez à tout prix
retourner vous enfermer dans votre couvent pour l'anniversaire
de vos vingt-cinq ans.
Présenté ainsi, son beau rêve paraissait mesquin. Presque
pathétique, même.
— Si vous aviez été arraché de votre pays, de votre maison,
vous caresseriez, vous aussi, le rêve d'y revenir.
— Retourner en arrière n'est pas toujours la meilleure façon
d'affronter la vie, Kayleen. Et que faites-vous de votre
engagement par rapport aux filles ?
Elle se mordilla la lèvre.
— Je ne sais pas... J'ai agi dans l'urgence en acceptant de venir
ici avec elles. Je n'ai pas eu le temps d'évaluer les conséquences,
c'est vrai.
— Vous êtes à la fois un substitut maternel et un élément
affectif stable dans la vie de ces enfants, Kayleen. Si vous partez
dans quelques mois, vous briserez le peu que nous aurons réussi
à reconstruire ensemble pour elles.
Le cœur lourd, elle baissa la tête.
— Je pourrais les emmener avec moi, là-bas.
— Vous pensez sincèrement que l'on vous laisserait quitter le
pays avec les trois filles du prince As'ad sous le bras ? Je suis en
pleine procédure d'adoption. Elles font désormais partie de la
famille royale d'El Deharia.
Kayleen fixa sur lui un regard défait. Naturellement.
Comment n'y avait-elle pas pensé ? Grâce à elle, As'ad était leur
père maintenant.
— Je me suis encore fourrée dans une situation impossible,
n'est-ce pas ? murmura-t-elle, effondrée.
— Nous trouverons une solution ensemble. Rien ne vous
oblige à prendre une décision aujourd'hui. Vous avez d'autres
secrets comme celui-là à me confier ?
Elle secoua vigoureusement la tête.
— Aucun, non. Et j'avais l'intention de vous parler de mon
départ. J'ai juste un peu trop attendu. Mais je vous jure que je n'ai
jamais cherché à vous tendre un piège ou quoi que ce soit.
Lorsque As'ad lui effleura la joue, elle s'aperçut qu'il n'était plus
assis à l'extrémité opposée du divan, mais tout près d'elle. Trop
près.
— Je vous crois, Kayleen.
— Merci, chuchota-t-elle, troublée par sa soudaine proximité.
Vous dirigez un pays magnifique, As'ad. Plus je découvre El
Deharia, plus je l'aime. J'ai beaucoup appris sur le désert et les
Bédouins en travaillant sur la mission que vous m'avez confiée.
— Vous aimez mon pays, mais vous regrettez le vôtre ?
Kayleen secoua la tête.
— Pas mon pays, non. Mais le couvent. Le couvent m'apporte
la sécurité. Un argument qui vous paraît sans doute dérisoire.
— Non. La sécurité est importante. Surtout lorsqu'on en a
manqué dans l'enfance. Mais vivre, vivre vraiment, c'est autre
chose que se cacher derrière des murs.
— Je les aime, moi, ces murs.
— Ils vous enferment.
— Ils me protègent.
Il sourit.
— Ils vous protègent, oui, mais de la vie. Et c'est un tel gâchis...
Moi, je vous apporterai la sécurité, Kayleen.
Elle retint son souffle lorsqu'il se pencha sur ses lèvres. C'était
comme si elle avait attendu ce baiser toute sa vie. La bouche
d'As'ad était chaude et tendre contre la sienne ; elle questionnait,
proposait, sans rien exiger. Inlassablement, elle glissait sur ses
lèvres, explorant, interrogeant... se souvenant, peut-être.
Elle-même n'avait rien oublié de leur baiser dans le désert. Ni
l'ardente densité du corps d'As'ad contre le sien, ni l'acier de ses
muscles, ni la tendresse qui retenait son désir. Pressée de revivre
ces sensations à l'identique, elle entrouvrit les lèvres et frémit de
plaisir lorsque la langue d'As'ad vint s'enrouler doucement à la
sienne.
D'emblée leur baiser prit une tournure intense, presque
tourmentée, comme si As'ad voulait tout connaître d'elle et qu'il
désespérait de parvenir à la percer à jour. Kayleen dut bientôt
s'accrocher à ses épaules, caressant, luttant, dansant avec lui un
tango sans cesse réinventé. Les sensations nées de leurs bouches
mêlées étaient extraordinaires. Un pur enchantement qui la
faisait fondre et vibrer à la fois.
Les baisers s'enchaînèrent aux baisers. Ils rusaient avec le temps,
créant des poches d'éternité. Les yeux clos, Kayleen savourait cet
avant-goût d'infini en priant pour que cela ne s'arrête jamais. Les
mains d'As'ad glissaient dans son dos avec un mouvement calme
et régulier. « Si seulement il me touchait encore une fois les seins
», songea-t-elle rêveusement. Elle voulait les sentir logés au
creux de ses paumes, son pouce en effleurant les pointes,
ressentir ces longues vibrations de plaisir qui lui coupaient les
jambes et la faisaient presque crier.
Comme elle n'aspirait qu'à ses caresses et qu'elle avait une
entière confiance en lui, elle ne résista pas lorsqu'il l'allongea sur
les coussins de soie tissés de fil d'argent. Il se redressa
légèrement pour plonger son regard dans le sien.
— Tu es tellement belle, chuchota-t-il en faisant pleuvoir les
baisers sur son visage.
Belle ? Elle ? C'était pourtant un reflet des plus quelconques
qu'elle croisait tous les matins dans le miroir.
— Tu as une peau si fine qu'elle paraît translucide. Je ne me
lasse pas de te regarder.
As'ad se pencha pour lui mordiller l'oreille et le cou. « Continue,
As'ad... S'il te plaît, continue... », psalmodiait en elle une voix
rauque, sensuelle et étonnamment audacieuse. Il lui caressa les
cheveux.
— Tu sais que j'ai des fantasmes qui tournent autour de ta
chevelure ?
— Sérieusement ? chuchota-t-elle.
— Sérieusement.
Kayleen se demanda quel genre de fantasmes il pouvait avoir
autour de banals cheveux. Mais elle n'osait lui poser la question.
Puis elle cessa de s'en inquiéter car il venait de poser la main sur
son ventre. Une brusque poussée de chaleur l'irradia jusqu'au
centre de son être. Les doigts d'As'ad remontèrent lentement...
tellement lentement qu'elle en oublia de respirer.
« Touche-moi la poitrine maintenant ! », implora-t-elle dans sa
tête en fermant les yeux. Il exauça sa prière muette et la sensation
tant attendue fut là : celle de la paume d'As'ad épousant presque
révérencieusement la rondeur d'un sein. Le plaisir était exquis,
d'une délicatesse qui lui faisait monter les larmes aux yeux.
Et pourtant, cette félicité ne lui suffisait toujours pas.
Elle voulait plus, beaucoup plus encore, mais elle ne savait
comment nommer son besoin. Dans l'état de félicité où elle
flottait, elle se rendit à peine compte qu'il déboutonnait sa robe
pour en écarter les pans. Lorsqu'il la souleva pour dégrafer son
soutien-gorge, elle songea vaguement qu'elle aurait dû avoir le
réflexe de se couvrir. Mais, curieusement, elle ne ressentait
aucune gêne devant As'ad. Elle était en confiance. En sécurité. Et
n'aspirait qu'à tout lui donner d'elle.
Lorsqu'il toucha la nudité de sa poitrine, elle laissa échapper un
gémissement de délice. Son corps entier tremblait d'un mélange
inusité de tension et de détente extrêmes. Elle voulait plus.
Beaucoup plus. Plus de caresse. Plus de nudité. Plus de baisers.
Plus de tout.
Mais As'ad était apparemment parvenu à saturation car il se
dégagea pour se lever. Inquiète, Kayleen ouvrit les yeux en se
demandant quelle erreur elle avait commise.
— As'ad ?
Un soupir de pur bonheur glissa sur ses lèvres lorsqu'il se pencha
pour la soulever dans ses bras. Sans cesser un instant de
l'embrasser, il se dirigea vers la chambre.
Kayleen sourit en s'accrochant à son cou. Cet instant était le plus
romantique de toute son existence. Elle savait sans hésitation
qu'elle voulait s'offrir à cet homme, découvrir l'amour charnel
avec lui. Il n'y avait en elle ni peurs ni questions. Rien que la
certitude paisible que son corps avait reconnu le sien. Et qu'elle
voulait l'accueillir en elle. Pour continuer à trembler, à sentir, à
s'élever sur les ailes frémissantes du plaisir.
Du bout du pied, As'ad referma la porte derrière eux. Puis il la
reposa à terre pour allumer une petite lampe de chevet en
opaline. Un discret halo de lumière rose fit reculer les ombres de
la pièce. Kayleen se félicita de la faiblesse de l'éclairage. Elle
avait envie de connaître charnellement As'ad mais s'inquiétait un
peu du passage à la nudité complète. A supposer toutefois que la
nudité soit requise dans ce genre de situation. Elle voulut poser la
question mais As'ad ne lui en laissa pas le temps. Se penchant sur
ses lèvres, il l'embrassa avec une ardeur renouvelée tout en
faisant glisser sa robe sur ses épaules. Le vêtement chuta à ses
pieds, bientôt suivi par son soutien-gorge. Alors même que leurs
langues se cherchaient, bataillaient, s'épousaient, il joua avec les
pointes de ses seins. Elle gémit ; la sensation était plus que
merveilleuse...
Son propre corps était devenu une terre inconnue pour elle. Elle
n'avait aucune idée de ce qui l'attendait mais elle était ouverte à
toutes les expériences, prête à explorer le continent du plaisir
jusqu'à ses confins ignorés.
Lorsque As'ad pencha la tête pour boire ses seins de ses lèvres,
elle crut défaillir de plaisir. Avec un gémissement sourd, elle lui
agrippa la tête à deux mains pour la maintenir pressée contre elle.
Le feu du désir faisait rage en elle. Mille liens invisibles reliaient
sa poitrine au point qui palpitait entre ses cuisses.
En théorie, elle savait quels mécanismes entraient en jeu entre un
homme et une femme dans l'acte amoureux, mais jamais elle
n'avait imaginé que les préludes en seraient aussi exaltants.
Lorsque As'ad la souleva de nouveau dans ses bras pour
l'allonger sur le lit, elle s'abandonna avec un gémissement
rauque. Elle n'avait qu'une hâte : poursuivre ce voyage
initiatique. En quelques gestes rapides, As'ad lui retira le reste de
ses vêtements. A son grand étonnement, elle n'eut aucun sursaut
de honte ou de pudeur ; au contraire elle exulta, rayonnant d'une
sorte de fierté impudique lorsqu'il dévora son corps nu d'un
regard brûlant.
— J'ai envie de toi, Kayleen, murmura-t-il contre ses lèvres.
Mais je ne prendrai que ce qui m'est offert.
Offerte à lui, elle l'était déjà. Et avant même qu'il ait terminé sa
phrase. Elle admit dans un souffle :
— Je voudrais... je voudrais que tu me touches. J'ai envie,
envie... envie...
« Envie de faire l'amour. Envie de partager avec toi ma première
expérience de l'amour. »
Retirant sa chemise, il s'allongea à côté d'elle et lui sourit.
— Nous prendrons tout notre temps, Kayleen. Dis-moi si
quelque chose t'effraie ou te rebute. Et je m'arrêterai aussitôt.
Elle soutint le regard de ses yeux sombres.
— Je n'ai pas peur, As'ad.
— Mon courageux petit soldat du désert, chuchotat-il en lui
prenant la main pour l'amener en dessous de sa ceinture.
Elle éprouva sous ses doigts la puissance de son sexe.
Son cœur battit fort dans sa poitrine, comme si elle venait d'être
initiée à la profondeur d'un très ancien mystère.
— C'est l'effet que tu produis sur moi, Kayleen.
L'effet qu'elle produisait sur lui ? Elle se sentit forte, soudain.
Féminine et désirable. Vibrante et désirante sous la main d'As'ad
qui glissait le long de son ventre jusqu'aux boucles rousses à la
jonction de ses cuisses. Ses doigts habiles semblaient tout savoir
d'elle. Il longea le sillon des lèvres, allant et venant lentement
avant d'effleurer le bouton où se concentrait le vif de ses
sensations. Très vite, elle ferma les yeux et se laissa porter par les
ondes de plaisir qui traçaient leurs cercles de feu le long de ses
reins. Tandis qu'il accélérait peu à peu le rythme de ses caresses,
elle se surprit à onduler avec lui, laissant libre cours au
mouvement de ses hanches, tendue vers un but qu'elle ne
parvenait pas à définir.
As'ad se pencha alors pour lui embrasser les seins. Une
connexion fulgurante s'établit entre les sensations du haut et du
bas, comme si un fil rouge était tendu entre ses cuisses et sa
poitrine. C'en était trop. Avec un léger cri d'anxiété, elle se laissa
partir. Ses muscles se contractèrent violemment, son plaisir se fit
ouragan, et elle se trouva soulevée par les vagues de ce qu'elle
comprit être un orgasme. Son premier orgasme.
Lorsque la détente revint, elle soupira de contentement et ouvrit
les yeux pour chercher le regard d'As'ad.
— Je voudrais recommencer, dit-elle.
Il rit doucement.
— Tu aimes l'amour, alors ?
— Qui ne l'aimerait pas ? On peut le refaire tout de suite ?
Il se redressa.
— Nous allons essayer un autre jeu, alors. Mais tout en douceur.
Comme cela tu n'auras pas mal plus tard.
« Plus tard » paraissait loin, très loin aux yeux de Kayleen.
Surtout lorsque As'ad s'agenouilla devant elle pour lui ouvrir
doucement les cuisses. Le cœur battant, elle comprit qu'il allait
l'embrasser là. Ce qui était choquant. Très choquant. Elle aurait
dû refuser, sans doute. Mais la faiblesse et la curiosité
l'emportèrent. Elle ferma les yeux et se soumit à cette nouvelle
expérience. Une onde de choc la parcourut lorsque les lèvres et la
langue d'As'ad vinrent explorer, caresser, réveiller. C'était
comme un baiser, en fait. En mille fois plus excitant encore.
Privée de volonté, elle s'immergea dans le bain de sensations qui
coulaient en elle. Très vite, elle n'eut plus qu'une obsession :
retrouver les sommets et les abîmes de plaisir qu'il lui avait déjà
fait connaître, se laisser soulever et emporter de nouveau.
Enfonçant les talons dans le matelas, elle se cambra à la
rencontre de sa bouche. Une part d'elle-même aurait voulu que
cela dure toujours. L'autre n'était qu'impatience.
Un doigt d'As'ad pénétra alors en elle. D'abord choquée, elle émit
un murmure surpris. Mais déjà elle ne songeait plus qu'à se
laisser envahir et posséder plus avant. Le doigt d'As'ad entrait et
se retirait, produisant une sensation de vague qui s'accordait au
rythme de sa langue. Elle ne put résister au mouvement
ascendant qui l'arrachait à elle-même, la propulsait vers un
ailleurs éblouissant. Comprenant qu'elle allait pousser un cri, elle
porta la main à sa bouche, l'étouffant juste à temps au moment où
son corps tremblant, chaviré de jouissance, retombait sur le
matelas. Chaque terminaison nerveuse, chaque cellule, chaque
noyau de son être s'était associé dans une même fulguration
cosmique.
As'ad effleura sa chair frémissante d'un dernier baiser puis vint
s'allonger à côté d'elle pour lui caresser doucement les cheveux,
le regard plongé dans le sien.
— Je ne savais rien de tout cela, admit-elle à voix basse. Je
n'imaginais même pas que c'était possible.
— Et ce n'est qu'un début, Kayleen.
Son affirmation la fit rire.
— Cela peut être encore plus fort ?
Il lui effleura la joue avec une grande tendresse.
— Je peux te montrer, si tu le désires. Mais nous pouvons aussi
en rester là. Et tu auras toujours ton innocence.
— Techniquement, oui, admit-elle.
A part qu'elle se sentait déjà à des années-lumière de l'innocente
qu'elle était encore quelques heures plus tôt.
Rassemblant son courage, elle posa la main sur la poitrine
d'As'ad. Sa peau était douce et chaude, infiniment tentante.
— Fais-moi l'amour, As'ad.
— Tu es sûre ?
Elle sourit.
— Oui, je suis sûre. Je veux te sentir en moi.
Il se leva pour se débarrasser de ses vêtements. Elle ne le quitta
pas des yeux, le cœur battant. C'était la première fois qu'elle
voyait un homme nu. Lorsqu'il se retourna vers elle, elle tendit
une main hésitante pour le caresser. Elle sourit, troublée par le
contraste entre la douceur de la peau et la fermeté de son sexe
fièrement dressé.
— Cela ne pourra pas entrer, murmura-t-elle, sourcils froncés.
As'ad rit doucement en sortant un petit paquet de la poche de son
pantalon. Un préservatif, comprit-elle, vaguement étonnée qu'il
transporte ce genre d'équipement sur lui à l'intérieur du palais.
— Tout se passera bien, Kayleen, tu verras.
Elle se demanda rêveusement si les femmes faisaient parfois aux
hommes ce qu'il venait de lui faire avec sa bouche ?
Prendrait-elle plaisir à l'embrasser comme il l'avait fait ? Mais
déjà As'ad l'avait allongée sur le dos et se plaçait entre ses
cuisses. La position lui parut un peu bizarre, et elle ne savait pas
très bien quoi faire de ses bras et de ses jambes. Etait-elle censée
bouger ? Parler ? Garder le silence ?
— Cela peut faire un peu mal, Kayleen. Tu es prête ?
Elle hocha la tête et se prépara à endurer cette souffrance
nécessaire.
As'ad sourit.
— Tu pourrais peut-être faire preuve d'un minimum
d'enthousiasme ?
— Quoi ? Oh pardon. Je suis juste un peu tendue.
— Je vais t'aider à te relaxer, chuchota-t-il contre ses lèvres.
Ses mains caressantes glissèrent sur son corps, éveillant des
sensations désormais familières. Elle gémit, s'ouvrit à de
nouveaux enchantements.
— Maintenant, chuchota-t-elle.
Il vint en elle, lentement, et elle retint son souffle, envahie par
une sensation à mi-chemin entre l'exultation et la douleur.
Elle ouvrit les yeux et sourit.
— Je suis déchaînée, maintenant.
— « Déchaînée » n'est pas encore le mot. Mais c'est un début...
Il n'est pas interdit de me toucher, tu sais.
Timidement, elle lui caressa les bras, puis les épaules. Et As'ad
commença à se mouvoir en elle. Cette fois, elle l'accueillit en se
soulevant à sa rencontre, et constata, surprise, qu'elle pouvait se
resserrer autour de lui et le recevoir tout entier. Fermant les yeux,
elle s'abandonna au rythme de la danse amoureuse, exultant de
sentir les reins d'As'ad se soulever puis retomber sous ses mains.
Une tension montait entre ses jambes, différente de ce qu'elle
avait ressenti avant. Son plaisir s'élargissait, comme s'il devenait
plus ample, plus généreux. Le souffle d'As'ad se précipita, ses
mouvements s'accélérèrent. La danse de ses reins se fit
convulsive. Puis il émit un long cri rauque et retomba, les yeux
clos, en murmurant son nom.
Kayleen l'enveloppa de ses bras et un sourire s'épanouit sur ses
lèvres. Elle avait conscience du poids d'As'ad reposant sur elle,
d'une sensation nouvelle au creux de ses reins. Et elle savait que
plus rien, jamais, ne serait comme avant.
-8-

Kayleen débuta la matinée du lendemain sur un petit nuage. Des


séquences de ses ébats avec As'ad ne cessaient de surgir dans sa
tête, l'arrêtant net dans ce qu'elle était en train de faire. Et chaque
fois qu'elle les revoyait enlacés, ses jambes se dérobaient sous
elle, et une onde de plaisir la parcourait tout entière.
Elle ne regrettait pas ce qui s'était passé, mais elle se sentait...
différente. As'ad avait été un amant merveilleux pour elle,
attentionné, patient, généreux ; et surtout un initiateur hors pair.
Comment avait-elle pu passer à côté de cette fête des corps
pendant toutes ces années ? Etait-ce à cela que la Mère
Supérieure avait songé lorsqu'elle l'avait obligée à aller voir ce
qui se passait dans le monde ?
Choquée par ses propres pensées, Kayleen se sentit rougir.
Jamais la Mère Supérieure n'aurait pu imaginer une chose
pareille, bien sûr ! Il restait néanmoins qu'un monde de
possibilités merveilleuses venait de s'ouvrir devant elle, et qu'elle
ne savait plus très bien, quel cours donner à son existence. Son
destin serait-il de se marier ? De fonder une famille ? Ou...
— Kayleen ? Tu as l'air bien rêveuse, ce matin ?
En voyant Lila s'avancer vers elle, Kayleen eut la brusque
certitude que son amie savait. Les événements de la nuit se
lisaient-ils sur son visage ? Son apparence avait-elle changé ?
Son regard était-il encore le même ?
La vague de culpabilité qui s'abattit sur elle fut aussi violente
qu'inattendue. Comment avait-elle pu s'offrir ainsi à As'ad ? Un
prince ! Ils n'étaient même pas amoureux l'un de l'autre ! L'élan
auquel elle avait obéi était de nature purement physique. Se
donnerait-elle désormais à qui s'aviserait de vouloir la prendre ?
N'avait-elle donc aucune pudeur ? Aucune réserve ? Aucun
respect d'elle- même ?
— Kayleen ? s'exclama Lila, visiblement inquiète. Que se
passe-t-il ? Tu es livide ! Tu n'es pas souffrante, au moins ?
— Non, non, je... ça va très bien, balbutia-t-elle.
— Tu me jures que tu n'es pas malade ?
Kayleen détourna les yeux. Déjà la culpabilité se muait en honte
et en dégoût d'elle-même. Elle n'était pas la personne qu'elle
avait toujours cru être.
— Je ne suis pas malade, Lila. C'est juste que... Enfin, non,
rien. Désolée, il faut que je me dépêche.
Tournant les talons, elle se mit à courir. Mais elle avait beau
accélérer sa foulée, elle savait qu'elle ne courrait jamais assez
vite pour échapper à elle-même.
As'ad finissait de nouer sa cravate lorsque la porte de sa chambre
s'ouvrit à la volée. Il haussa les sourcils lorsque Lila fondit sur
lui. — Je ne crois pas t'avoir entendue frapper ?
Par chance pour elle, il était de trop bonne humeur pour
s'offusquer sérieusement de cette intrusion matinale. La veille, il
avait révélé Kayleen à elle-même, l'initiant à des aspects de sa
vie de femme qu'elle s'était obstinée à ignorer. Et elle avait été
pour le moins réceptive. Peut- être avait-elle compris désormais
que sa place n'était pas au couvent ? Peut-être resteraient-ils
amants si elle prolongeait son séjour au palais ? Il avait eu plaisir
à partager son lit, et sa fraîcheur et sa spontanéité l'avaient
enchanté. Sans compter qu'elle...
— Je ne peux pas croire que tu aies fait une chose pareille,
As'ad ! s'emporta Lila en se dressant devant lui.
Il enfila sa veste de costume sans s'émouvoir.
— Que j'ai fait quoi ?
— Tu as couché avec Kayleen.
— Et alors ?
— Et alors ? répéta-t-elle d'une voix sur aiguë. Tu as souillé
une vierge au palais royal, sous le toit de tes ancêtres, et c'est tout
ce que tu trouves à me répondre ?
As'ad cilla. « Souiller une vierge ». Sa tante avait-elle vraiment
besoin d'utiliser une formule pareille ?
— Kayleen a vingt-cinq ans, Lila. Elle était consentante.
— Consentante ? Encore heureux qu'elle était consentante !
Belle excuse, vraiment ! Kayleen est mon amie. C'est sous ma
responsabilité qu'elle est venue vivre ici en toute confiance.
— Tu voulais que je me marie avec elle, non ?
— Je pensais qu'elle ferait éventuellement une bonne épouse
pour toi. Mais l'idée ne m'a pas effleurée une seconde que tu
profiterais de la situation pour abuser de son innocence. Elle a été
élevée par les sœurs, As'ad !
Il gratifia sa tante d'un regard peu amène. Au nom de quelle
obscure morale se laisserait-il gâcher son plaisir ?
— Elle avait l'intention de retourner s'enterrer vivante dans son
sinistre couvent ! lança-t-il.
— Et tu as décidé que ce n'était pas sa voie. Mais si tu ne veux
pas d'elle, de quel droit te permets-tu de compromettre son
avenir?
— Je n'ai rien compromis du tout ! Je l'ai honorée.
— Sois gentil et épargne-moi ce genre de considérations
machiste, tu veux bien ? Nous ne sommes plus au Moyen Age !
Et ce n'est pas à toi de décider ce qui est bon et ce qui ne l'est pas
pour Kayleen. A présent que tu l'as déflorée, elle n'envisagera
plus son retour au couvent de la même manière. Crois-tu que ce
soit le genre de fille à prendre sa virginité à la légère ?
As'ad se tourna vers les portes-fenêtres donnant sur le balcon.
Même s'il avait conscience que Lila dramatisait la situation à
dessein, il n'en sentait pas moins l'aiguillon de la culpabilité lui
chatouiller la conscience. Il avait désiré Kayleen et il l'avait
prise, et contrairement aux autres femmes qu'il avait connues,
elle s'était donnée à lui sans connaître les règles du jeu. Elle était
tombée dans ses bras dans un élan sensuel, spontané, innocent. Et
même s'il avait ouvert pour elle le champ des possibles, il lui
avait également pris quelque chose d'irremplaçable. En d'autres
temps, prince ou pas prince, il aurait encouru une condamnation
à mort pour avoir volé la virginité d'une jeune fille.
Etait-ce uniquement pour rendre service à Kayleen et l'empêcher
d'aller s'enfermer dans son couvent qu'il l'avait initiée à l'amour ?
Ou avait-il obéi à des raisons plus égoïstes, comme le désir de
devenir son premier amant, par exemple ? Il fit un effort pour être
vraiment sincère avec lui-même, et dut reconnaître qu'il avait
succombé à une envie inavouée de s'approprier l'innocence de
Kayleen et de la garder pour lui seul.
— C'est bon. Je l'épouserai, annonça-t-il calmement.
Il fut le premier surpris de ses paroles. Mais bizarrement, aucune
protestation horrifiée ne s'éleva en lui à l'idée de ce mariage. Il ne
se sentait même pas prisonnier à la perspective de partager
désormais son existence avec la gouvernante de ses enfants.
Dans la mesure où il n'avait pas l'intention de tomber amoureux
d'elle, Kayleen constituait un choix tout à fait judicieux. Elle était
vive, jolie, spontanée, spirituelle à ses heures, et savait s'y
prendre avec les enfants. Son intelligence était acérée, son niveau
de culture excellent. Elle lui offrirait des fils superbes. Et, à la
différence de la plupart des jeunes femmes gâtées de son
entourage, elle ne passerait pas son temps à faire des caprices et à
réclamer une chose après l'autre. De plus, elle lui serait
reconnaissante de sa demande en mariage, et le traiterait avec
respect.
Lila ouvrit de grands yeux.
— Tu quoi ?
— J'assume ma responsabilité. Même si Kayleen s'est donnée à
moi de son plein gré, je doute qu'elle ait mesuré les conséquences
de son acte. Je suis donc disposé à la prendre pour épouse.
— Tu en es sûr ?
— Tout à fait. J'ai une réunion dans un quart d'heure, mais je
passerai la voir tout de suite après pour lui faire part de mes
intentions. Kayleen est une jeune femme raisonnable. Elle me
sera reconnaissante de l'honneur que je lui fais.
Sa tante faillit s'étrangler à ces derniers mots.
— Hum... Je te conseillerais bien de formuler ta proposition
autrement, mais tu ne m'écouterais pas de toute façon. Quoi qu'il
en soit, je te félicite de ton choix, As'ad. Et je prierai pour que
tout s'arrange au mieux pour vous deux.
— Pourquoi les choses ne s'arrangeraient-elles pas ? Je lui
demande de m'épouser. Que pourrait-elle souhaiter de plus ?
Le sourire de Lila s'élargit.
— Oui, que pourrait-elle souhaiter de plus, en effet ?
Kayleen courut dans les jardins jusqu'à ce que ses forces la
trahissent. Qu'avait-elle fait ? Tous les remords qu'elle s'était
réjouie de ne pas ressentir la submergeaient à présent avec la
violence d'un raz-de-marée.
Comment pourrait-elle retourner au couvent, à présent ? De quel
droit mettrait-elle encore le pied dans un lieu qu'elle tenait pour
sacré alors qu'elle s'était donnée sans amour au premier homme
qui avait tenté de la séduire ?
Si seulement la Mère Supérieure ne lui avait pas demandé de
partir, elle n'aurait pas failli ainsi. Mais une vertu qui n'était
jamais mise à l'épreuve méritait- elle encore le nom de « vertu » ?
Peut-être était-ce pour la tester qu'on l'avait poussée à aller
librement dans le monde ? Si c'était le cas, il était clair qu'elle
avait échoué misérablement.
Au fil de ses errances, Kayleen tomba sur une grande volière où
roucoulaient une vingtaine de colombes. Avec leur plumage
blanc et leurs lignes pures, les oiseaux lui parurent éblouissants
de beauté. Presque sans les voir, elle les regarda voleter dans leur
cage. Son rêve était détruit et elle se voyait privée de ses espoirs
comme de ses projets. Elle resterait au palais pour s'occuper des
filles tant que As'ad estimerait sa présence nécessaire. Puis il lui
faudrait sans doute chercher un autre emploi. Elle était à la merci
d'As'ad et ne savait plus qui elle était réellement ni ce qu'elle
attendait de la vie.
Prise au piège. Comme les oiseaux derrière leurs barreaux.
Sur une impulsion, elle ouvrit la porte de la cage. Les colombes
s'envolèrent une à une et s'élevèrent, formant une nuée d'un blanc
pur se détachant sur le bleu du ciel.
— Je le fais régulièrement, moi aussi.
Kayleen se retourna en sursaut et vit que le roi se tenait juste
derrière elle. Un sentiment d'horreur s'empara d'elle. De quel
droit avait-elle libéré les colombes royales ?
— Oh, mon Dieu, je suis désolée... Je... je...
— Soyez sans crainte. Elles reviennent chaque fois
d'elles-mêmes. C'est dans leur nature de choisir la captivité.
Les mots destinés à la rassurer la transpercèrent comme une
flèche. Le roi Mukhtar lui jeta un regard préoccupé.
— Quelque chose vous chagrine-t-il, Kayleen ? Elle ne put lui
répondre. Les larmes lui brûlaient les
yeux, brouillaient sa vue.
— Rien. Rien du tout..., finit-elle par balbutier. Je suis désolée.
Je ne me sens pas bien. Si vous voulez bien m'excuser...
Et pour la deuxième fois en moins d'une heure, elle prit la fuite.
Mais à quoi bon courir si vite alors qu'elle n'avait plus ni but ni
refuge ?
Parti à la recherche de Kayleen, ce matin-là, As'ad finit par la
trouver dans sa chambre, recroquevillée sur son lit en position
fœtale. Elle pleurait à gros sanglots. Touché par son chagrin, il la
contempla un instant en silence. Par chance, il avait des
nouvelles rassurantes à lui apporter. Une fois qu'il lui aurait
proposé le mariage, elle sourirait à travers ses larmes, puis elle se
jetterait à son cou, et peut-être feraient-ils de nouveau l'amour.
— Kayleen ?
— Va-t'en !
— Je ne m'en irai pas. Assieds-toi. Je souhaite te parler.
Elle se mit à sangloter de plus belle.
— S'il te plaît, laisse-moi, As'ad. Ce n'est pas ton problème.
— Bien sûr que si. C'est moi qui l'ai causé.
A son grand étonnement, elle continua de pleurer. La veille,
lorsqu'il l'avait laissée, elle lui avait pourtant paru parfaitement
sereine et satisfaite. Comme quoi, il était dangereux de laisser
une femme seule à trop réfléchir. S'asseyant sur le bord du lit, il
la releva de force. Tête basse, elle refusa de croiser son regard.
— La situation n'a rien de dramatique, Kayleen.
— Bien sûr que si, elle est dramatique ! J'ai trahi tout ce en quoi
je croyais ! Je te connais à peine. Je ne suis même pas amoureuse
de toi. Tu es juste un homme lambda. Quelle opinion dois-je
avoir de moi ?
As'ad tressaillit. Un homme lambda ? Il aurait vraiment tout
entendu avec elle ! Dire que les femmes se battaient pour le
privilège de passer une nuit avec lui.
— Je t'ai honorée, Kayleen.
— Honorée ? Arrête de faire de l'humour, veux-tu ? Je ne vois
pas où est l'honneur là-dedans !
Il se força à rester calme. On ne pouvait guère attendre d'une
femme en larmes qu'elle raisonne de façon logique.
— J'étais censée attendre le mariage. Au moins être amoureuse,
murmura-t-elle piteusement.
— Il n'est pas toujours facile de résister à l'appel de notre
libido, Kayleen.
Elle hoqueta et le fusilla du regard.
— Tu veux dire que je t'ai cédé parce que j'étais en manque et
que tu passais là par hasard ? Je n'appelle pas cela une
consolation !
Mais pourquoi s'obstinait-elle à comprendre de travers ?
— J'essaie simplement de t'expliquer que je suis un homme
expérimenté, Kayleen. Je sais ce qu'il faut faire pour éveiller le
désir d'une femme. Et tu n'as pas pu résister.
Elle soupira.
— C'est gentil de vouloir me dégager de toute responsabilité.
Mais je considère que j'avais mon libre arbitre. Tu ne m'as forcée
à rien. Je dois assumer mes actes. Alors, s'il te plaît, laisse-moi,
maintenant.
— Veux-tu m'écouter à la fin, Kayleen ? Tu ne maîtrisais pas
les tenants et les aboutissants de la situation lorsque tu t'es
donnée à moi. Tu n'as pas réalisé que tu détruisais ton bien le plus
précieux et...
Les grands yeux verts se remplirent de larmes.
— Comment ai-je pu ? s'écria-t-elle avant de courir dans la
salle de bains en claquant la porte derrière elle.
As'ad la suivit et entra à sa suite.
— Tu veux bien te calmer cinq minutes ? Je suis venu pour
régler ton problème.
Elle secoua la tête.
— Tu ne peux rien régler du tout. J'ai tout perdu.
— Et si tu considérais que tu as tout gagné, au contraire ? Tu
n'es pas faite pour la vie au couvent, Kayleen. Songe que tu
pourrais aussi te marier, avoir des enfants.
Il lui laissa quelques secondes pour la préparer mentalement au
grand honneur qu'il s'apprêtait à lui faire.
— Kayleen, j'ai le plaisir de t'apprendre que j'ai décidé de
t'épouser.
Il lui sourit et attendit de voir une expression radieuse illuminer
ses traits. Mais elle se mit à pleurer de plus belle. Peut-être ne
s'était-il pas exprimé assez clairement ?
— Je te propose de devenir mon épouse officielle, Kayleen. Tu
vivras ici, au palais avec moi. Tu m'as offert ta virginité. En
retour je te fais l'honneur de partager avec toi à la fois mon titre et
mon nom.
Comme elle ne répondait toujours rien, il lui caressa les cheveux.
— Je conçois que cela puisse être difficile à réaliser pour toi.
Jamais, sans doute, tu ne t'es autorisée à rêver d'un avenir aussi
prestigieux. Mais dans un premier temps, tu peux te contenter
d'accepter et de me remercier. Ta gratitude me suffira.
Lorsqu'elle leva enfin les yeux vers lui, son regard étincelait,
mais ce n'était ni de joie ni de reconnaissance.
— Te remercier ? Jamais je ne t'épouserai, tu m'entends ?
Même si tu étais le dernier homme vivant sur terre !
As'ad fut tellement sidéré de sa réponse qu'il ne réagit même pas
lorsqu'elle le poussa hors de la salle de bains. La porte claqua
avec force derrière lui et il entendit qu'elle donnait un tour de clé.
— Et maintenant, laisse-moi et ne me touche plus jamais !
-9-

— Bois encore un peu de cette décoction, conseilla Lila d'une


voix apaisante. As'ad était parfaitement sérieux lorsqu'il t'a
demandée en mariage, tu sais. Et sa proposition tient toujours.
Stoïque, Kayleen prit une gorgée de la boisson au goût âcre.
— Une demande ? Quelle demande ? Je sais que c'est ton neveu
et que tu l'aimes. Mais il a décrété qu'il m'épousait, point à la
ligne. Et j'étais priée de lui témoigner ma reconnaissance ! Il ne
s'est même pas inquiété de savoir si j'étais d'accord ou non !
Lila faillit s'étrangler en buvant une gorgée de thé.
— Il n'a pas été très diplomate dans sa façon de présenter sa
requête, en effet.
Kayleen s'essuya les yeux et tenta de faire bonne figure.
— Dans un sens, je ne regrette pas de lui avoir claqué ma porte
au nez. Mais j'ai peur qu'il me renvoie et que je ne revoie plus
jamais les filles. Il est très en colère contre moi, Lila ?
— Il est surtout perplexe. A ses yeux, il s'est comporté de façon
exemplaire et généreuse, et il ne comprend rien à ta réaction.
Kayleen se leva d'un bond et arpenta nerveusement la pièce.
— J'imagine que j'aurais dû tomber à ses pieds et le remercier à
genoux. C'est ça, qu'il attendait ? Et ma reconnaissance éternelle?
— Kayleen, calme-toi et essaie de te mettre à sa place ne
serait-ce qu'un instant. Même s'il est né dans la soie, il a subi une
éducation aussi austère que rigoureuse. En tant que prince, il sait
qu'il y aura toujours un prix à payer pour les privilèges qu'il a
reçus de naissance. Enfant, il est passé par les désillusions que
connaissent ceux que l'on recherche, non pas pour eux-mêmes,
mais pour leur richesse et pour leur rang. Et il a connu quelques
cuisantes trahisons.
Kayleen se mordilla la lèvre, brusquement calmée.
— Il avait quand même ses frères, avança-t-elle. Son père. Toi.
— Bien sûr. Et heureusement. Toujours est-il que, parvenu à
l'âge adulte, il a été assailli par un nombre incalculable de jeunes
filles puis de femmes prêtes à faire absolument n'importe quoi
pour être remarquées de lui et partager au moins une de ses nuits.
Les joues en feu, Kayleen détourna les yeux.
— Des filles comme moi, tu veux dire ?
— Non, justement. Pas comme toi du tout. Tu ne t'es pas jetée à
sa tête, et l'idée de le séduire ne t'aurait même pas traversé
l'esprit. Vous avez juste été pris dans un enchaînement de
circonstances. Et il est prêt à prendre sa part de responsabilités.
S'il a pu te paraître sec et impérieux, c'est parce que le
sentimentalisme est sa bête noire. Il se méfie de ses émotions
comme de la peste.
— C'est triste pour lui, murmura Kayleen.
— En toute franchise, y a-t-il une part de toi qui aimerait
épouser As'ad ?
La question prit la jeune femme au dépourvu.
Souhaiterait-elle épouser As'ad ? En vérité, l'idée ne l'horrifiait
pas. Elle respectait les valeurs d'As'ad et admirait sa droiture.
Quant à la pensée de partager désormais ses nuits... Un frisson de
plaisir la parcourut.
Mais le mariage présentait quantité d'autres aspects que la seule
question sexuelle. Il s'agissait d'un engagement à vie.
Souhaitait-elle porter les enfants d'As'ad ? Devenir la mère en
titre de ses trois filles adoptives ? Vivre pour toujours à El
Deharia, avec toutes les responsabilités que cela impliquait ?
Le « oui » exalté qui s'éleva en elle la surprit. Avoir une place, un
lieu, un époux, des enfants... Toute sa vie, elle avait aspiré à être
« dedans » et non plus « dehors », à devenir membre à part
entière de ce groupe social enviable entre tous : la famille.
Mais se marier sans amour ?
— Je suis tentée, admit-elle. Mais je ne suis pas amoureuse
d'As'ad.
— Les mariages de raison ont leur charme aussi. Et ils évitent
bien des désillusions parfois, comme la retombée brutale de la
flambée amoureuse.
— Ne faut-il pas être de sang noble pour épouser un prince ?
— Les temps ont changé, Kayleen. Aujourd'hui, même un
prince de la famille royale a le droit de choisir librement son
épouse. Et tu as de si belles qualités que tu es l'épouse idéale que
je souhaite pour As'ad.
La spontanéité du compliment faillit la faire fondre une nouvelle
fois en larmes.
— Songe qu'en tant que femme de cheikh, tu pourrais te
consacrer à des causes importantes, poursuivit Lila. Agir sur le
monde en luttant contre les injustices, par exemple.
Kayleen ne put s'empêcher de sourire.
— Serait-ce une tentative de manipulation, Lila ?
— Peut-être un peu oui, mais modérée, admit-elle en riant. Si je
voulais vraiment essayer de te convaincre contre ton gré, je te
dirais qu'As'ad a besoin de toi. Il lui faut quelqu'un qui l'aimera
sans conditions. Quelqu'un qui saura lui montrer que l'amour est
une force et non une faiblesse.
— Mais je ne l'aime pas !
Lila eut un sourire plein de sagesse.
— C'est possible, mais je ne suis pas complètement
convaincue. Je te connais, Kayleen. Et j'ai de la peine à croire que
tu aies pu te donner à As'ad sans rien ressentir pour lui. Nous
méritons tous de recevoir de l'amour. Offre-lui le tien et il finira
par apprendre à aimer à son tour.
Si la perspective de devenir princesse et de vivre dans un palais
l'amusait comme une charmante fable irréaliste, l'idée d'aimer et
d'être aimée, même dans une cahute au fond des bois, ressemblait
à l'aboutissement de ses désirs les plus fous.
— Je ne sais plus quoi penser, Lila, admit-elle, ébranlée.
— Eh bien, c'est déjà un bon début, conclut son amie avec un
large sourire.
Kayleen dut se faire violence pour se présenter dans le bureau
d'As'ad. Elle aurait préféré disparaître sous terre plutôt que
d'avoir à l'affronter après ce qui s'était passé entre eux. Même si
elle avait tenté de lui expliquer que c'était à elle-même qu'elle en
voulait et non à lui, elle avait été agressive. Et il pourrait bien ne
pas avoir envie du tout de la revoir.
Mais elle lui devait des excuses. Il était venu ce matin-là dans le
but de l'aider. Elle n'aurait jamais dû lui claquer la porte au nez.
As'ad se leva à son entrée. Apparemment, rien en lui n'avait
changé, ni son attitude, ni son costume, ni son allure. Et pourtant,
tout en lui paraissait différent. Peut- être parce qu'elle le
connaissait mieux à présent. Elle avait touché sa peau nue. Elle
connaissait sa chaleur, le goût de ses lèvres, ses gémissements
sourds. Elle connaissait ses caresses, sa sueur, son visage
déformé par le plaisir.
Rien n'était plus comme avant. Et un retour en arrière paraissait
impossible.
— Kayleen...
La voix d'As'ad était grave, son regard insondable. L'avait-elle
blessé en rejetant sa demande ? se demanda-t-elle soudain. Ou
s'était-il à peine aperçu qu'il essuyait un refus ? En tant que
prince, il ne devait pas être accoutumé à ce qu'on lui dise non.
Etait-il trop arrogant pour se rendre compte qu'il avait été
éconduit ? Peut-être que le concept de rejet n'existait tout
simplement pas pour lui ?
— Je suis désolée, As'ad. J'étais très perturbée, ce matin. Tu es
venu avec de bonnes intentions et j'ai mal réagi.
— Je suis à blâmer, moi aussi. J'aurais dû m'exprimer
différemment. Et me montrer moins...
— Autoritaire ? Impérieux ? Imbu de toi-même ?
As'ad plissa les yeux.
— J'ai l'impression que tes excuses manquent un peu
d'humilité, Kayleen James.
— L'humilité n'a jamais été mon fort. Encore un de mes
nombreux défauts.
— Tu as aussi de grandes qualités. Et c'est ce que j'aurais dû te
dire ce matin.
Elle l'observa un instant sans rien dire. Avait-il toujours eu cette
ténébreuse beauté qui rappelait les guerriers du désert? Ou ne
l'avait-elle jamais réellement regardé jusqu'à présent ? Elle ne
pouvait s'empêcher de boire des yeux son magnifique visage
sombre. Par malheur, son regard effleura sa bouche, et elle se
remémora leurs baisers et tout ce que ces lèvres-là lui avaient
offert la veille...
Les jambes faibles, elle se laissa guider jusqu'au canapé. As'ad
prit place à côté d'elle et lui effleura la joue.
— Je ne supportais pas l'idée que tu fuies le monde avant de
l'avoir vraiment connu. Et dans mon arrogance, j'ai voulu
trancher pour toi. Je t'ai séduite à dessein pour t'empêcher de
partir. J'ai eu tort de le faire et je te présente mes excuses.
Elle demeura un instant bouche bée. Ainsi il avait tout orchestré
à l'avance ?
— Tu avais planifié ce qui s'est passé ? demanda-t-elle d'une
voix tremblante. Tu n'as pas agi dans l'ivresse du moment ?
— Oh que si, j'ai été pris dans l'ivresse du moment. Tu m'as
ensorcelé.
— Je ne te crois pas.
Il lui saisit le menton.
— Tu as tort. Mon désir pour toi n'est en rien apaisé.
Il y avait dans ses yeux une incandescence qui ne mentait pas.
Elle le crut. Une onde brûlante lui traversa les épaules et glissa
jusqu'en bas de ses reins.
— Mais je t'ai privée de tes choix, Kayleen. Et ce n'était pas
juste.
— Tes excuses me suffisent, murmura-t-elle.
— Non, elles ne suffisent pas.
— Le mariage est un prix élevé à payer pour une simple erreur
de jugement.
Les lèvres d'As'ad frémirent.
— J'ai dit que j'avais eu tort de décider à ta place. Je n'ai pas dit
que j'avais commis une erreur de jugement.
— Je ne comprends pas...
Il lui prit la main.
— Kayleen, je suis un homme à la recherche d'une épouse. Une
épouse capable de raisonner avec sa tête mais également avec
son cœur. Une femme qui aimerait mes trois filles ainsi qu'El
Deharia et son peuple. Qui se souciera de ce qui est bon et de ce
qui est juste plus que du dernier couturier à la mode ou de la
valeur des bijoux qu'elle aura en sa possession. Une femme qui
commandera le respect, qui saura me tenir tête mais qui
néanmoins sera mon plus indéfectible soutien. Et une femme
comme celle-là n'existe qu'en un seul exemplaire. C'est toi,
Kayleen.
Elle entendait les mots. Percevait les battements rapides de son
propre cœur dans sa poitrine. Sentait la main d'As'ad tenant la
sienne. Et néanmoins, elle avait l'impression de flotter en dehors
de son corps et d'observer la scène de l'extérieur. Ce qui se
passait là ne pouvait lui arriver à elle. Comment un prince la
demanderait-il en mariage alors qu'elle n'intéressait même pas
les hommes ordinaires ? C'était aberrant. Insensé. Inconcevable.
— Mais, As'ad...
— Tu doutes de ma sincérité ? Je ne te promets pas d'être un
mari parfait, mais je ferai tout mon possible pour le devenir. J'ai
besoin de toi, Kayleen. De toi et de toi seule.
Besoin. Il avait besoin d'elle. Le mot magique qui chassait au loin
la peur de l'abandon. Elle pouvait avoir un mari, une maison, une
famille. Elle, la sans-nom, qui vingt ans plus tôt avait été portée
comme un paquet de linge sale dans un orphelinat.
Effarée, elle secoua la tête.
— Tu ne peux pas épouser une fille comme moi, As'ad ! Je ne
sais même pas qui est mon père. Qui nous dit qu'il ne s'agit pas
d'un voleur ou d'un assassin ? Si ma mère m'a abandonnée et que
ma grand-mère m'a rejetée aussi, c'est que je porte peut-être la
plus terrible des hérédités ?
As'ad porta sa main à ses lèvres.
— Tu es toi et cela suffit à me rassurer sur tes gènes. Je sais
qu'il ne peut rien y avoir de mauvais en toi. Et je serais fier que tu
acceptes de devenir ma femme, Kayleen.
Epouse-moi et adopte mes filles. Ensemble, nous formerons une
famille. Nous ne pouvons nous passer de toi.
Les larmes aux yeux, elle comprit qu'il n'y avait qu'une réponse
possible.
— Tu pleures, Kayleen ?
— Oui. De bonheur. Je serai ta femme, As'ad.
Il lui effleura les lèvres d'un baiser puis sortit un écrin de la poche
de sa veste. Lorsqu'il glissa la bague de fiançailles à son doigt,
elle écarquilla les yeux. Le diamant central était gros comme une
montagne.
— Elle te plaît ?
— Je doute d'être à sa hauteur, admit-elle, la gorge serrée par
l'émotion. Je m'habituerai peut-être à elle mais elle,
s'habituera-t-elle à moi ?
Il rit doucement.
— C'est cette légèreté par rapport aux choses matérielles que
j'aime plus que tout chez toi.
— Sérieusement, As'ad. J'ai une petite croix en pendentif, une
paire de boucles d'oreilles et une montre. Je ne peux pas porter
cette splendeur.
— Et si je te dis que j'ai choisi ce diamant et que je l'ai fait
monter exprès pour toi ? Il appartenait à une de mes ancêtres, une
reine qui avait la réputation de dire ce qu'elle avait sur le cœur.
Elle dirigeait son peuple et son mari avec beaucoup de générosité
et de sagesse. Et tous l'admiraient. Je pense que vous auriez été
amies, elle et toi.
A mesure qu'As'ad parlait, la pierre précieuse à son doigt
semblait briller d'un éclat plus vif.
Les dernières craintes de Kayleen s'évanouirent. Elle avait trouvé
sa famille de cœur.
***
Lorsque As'ad rejoignit Kayleen dans ses appartements après sa
journée de travail au palais, Dana lisait dans un fauteuil. Nadine,
allongée à plat ventre sur le tapis récitait un poème. Pepper,
assise sur les genoux de Kayleen, déchiffrait une leçon à voix
haute.
La scène respirait le calme et l'harmonie. Et elles étaient si belles,
toutes les quatre, qu'As'ad sentit une grande fierté lui gonfler la
poitrine. « Les quatre femmes de ma vie », songea-t-il, conscient,
que le souvenir de ce moment resterait à jamais gravé dans sa
mémoire.
Kayleen fut la première à s'apercevoir de sa présence. Levant la
tête, elle l'accueillit d'un sourire.
— Tu es venu nous voir, As'ad ?
— Bien sûr. Comment aurais-je résisté au plaisir de vous
retrouver ?
Posant Pepper à terre, elle se leva et lui jeta un regard hésitant,
comme si elle se demandait quelle attitude adopter. Traversant la
pièce en deux enjambées, il l'attira contre lui et l'embrassa. Puis il
garda le bras passé autour de ses épaules pour se tourner vers les
filles qui les contemplaient toutes trois d'un air éberlué.
— Nous avons une annonce à vous faire, Kayleen et moi.
Dana, Nadine et Pepper se blottirent les unes contre les autres, les
yeux écarquillés par l'appréhension. Kayleen les rassura d'un
sourire.
— Ne vous inquiétez pas. C'est une bonne nouvelle.
— Kayleen et moi, allons nous marier. Nous n'avons pas
encore fait de déclaration officielle, donc je vous demande de
garder le secret, dans un premier temps. Mais je voulais que vous
soyez informées les premières.
— Et nous ? Qu'allons-nous devenir ? demanda Dana d'une
voix soucieuse.
Kayleen leur ouvrit grand les bras.
— Vous restez ici, bien sûr. Nous vous adopterons ensemble.
Et nous formerons une famille pour la vie.
Nadine et Pepper coururent se jeter à son cou. Dana, elle, se
tourna vers As'ad avec un sourire rayonnant de joie.
— J'étais sûre, sûre, sûre ! lui glissa-t-elle à l'oreille. Tu
regardais Kayleen comme mon papa regardait ma maman. Et
j'avais deviné que tu étais amoureux d'elle.
Amoureux ? Lui ? Impossible. Il se hâta de chasser cette pensée
de son esprit et concentra son attention sur Nadine et Pepper
pendant que Dana attrapait la main de Kayleen.
— Tu nous montres ta bague ?
Pendant que Kayleen faisait admirer le bijou aux filles, il observa
le quatuor avec satisfaction. Sa tante Lila avait été de bon
conseil, finalement. Il n'avait pas l'habitude de consulter une
femme pour savoir ce qu'il avait à faire, et n'appréciait guère
qu'une femme se mêle de ce qu'il avait à faire, mais en
l'occurrence, il devait s'incliner devant la sagesse de sa tante.
Souriant à sa petite famille, il l'entoura de ses bras. Pepper
s'accrocha à son cou et il se redressa en la calant sur une hanche.
— Maintenant que je suis une princesse, je veux une couronne!
annonça-t-elle.
— Les princesses portent des diadèmes, miss !
Les yeux de la petite fille brillèrent.
— Avec plein de diamants dessus ? Et je pourrai cogner les
méchants de ma classe ?
— Absolument pas, non. Maintenant que tu es princesse, il
faudra que tu donnes le bon exemple, au contraire.
Pepper fit la moue et sourit aussitôt.
— Je leur donnerai le bon exemple en leur tapant dessus !
Il éclata de rire. Celui qui tomberait amoureux de Pepper allait
vivre des moments riches en émotions en tout genre !
Brusquement, il ressentait un besoin profond de s'occuper de ses
filles, de leur donner le temps, le soutien, l'attention nécessaires
pour qu'elles puissent grandir en toute sécurité et faire les bons
choix dans leur vie.
Il nota qu'une sensation inconnue était venue se loger au creux de
sa poitrine. Comme il ne savait pas lui donner de nom, il choisit
de ne pas lui accorder d'attention. Mais son cœur ne battait plus
tout à fait de la même manière qu'avant.
Fayza, la coordinatrice du protocole, se présenta chez Kayleen à
10 heures tapantes, le lendemain matin.
— Je suis chargée d'organiser la cérémonie du mariage,
expliqua-t-elle en étirant ses lèvres minces en un semblant de
sourire.
Kayleen ne put s'empêcher de lui jeter un regard curieux. Tout
était sec, étroit et contenu, chez Fayza : sa silhouette, son sourire,
ses attitudes. Vêtue avec une incontestable recherche, elle
respirait l'autorité et l'élégance. Kayleen se tortilla sur sa chaise,
consciente que sa robe achetée en solde deux ans plus tôt avait
tout pour faire frémir son impeccable interlocutrice.
— Vous êtes notre première jeune mariée depuis deux
décennies, poursuivit Fayza. Il vous reviendra de prendre
certaines décisions vous-même, bien sûr. Mais le bureau du
protocole se chargera de l'essentiel de l'organisation. Si vous
souhaitez prendre des initiatives personnelles, il importera que
vous les soumettiez à approbation. Nous sommes bien conscients
qu'il s'agit de votre mariage et que ce moment vous appartient,
mais c'est également une cérémonie officielle. Autrement dit,
une affaire d'Etat.
Une affaire d'Etat ? Kayleen en eut soudain des sueurs froides.
L'idée du mariage était déjà déstabilisante en soi, mais s'il
s'agissait en plus d'une performance publique majeure, comment
elle, Kayleen James, élevée dans un couvent, se montrerait-elle à
la hauteur de l'événement ?
— Le roi m'a dit que vous souhaitiez vous marier au printemps
et que l'annonce officielle ne sera faite que début janvier,
enchaîna Fayza. Cela nous laisse un peu de temps, mais rien de
trop. Dès demain, je vous enverrai un de nos agents du protocole.
Vous suivrez un enseignement quotidien avec des cours intensifs
sur notre histoire, notre culture et nos traditions. Il vous faudra
également maîtriser notre langue, prendre des cours de maintien
et travailler pour intégrer l'étiquette.
— Faut-il vraiment faire tout ce tralala ? s'enquit Kayleen,
horrifiée. Pourquoi pas une cérémonie toute simple, avec juste
quelques amis proches ?
Fayza pinça les lèvres.
— Vous plaisantez, je suppose ? Nous nous efforcerons de
limiter au maximum le nombre d'invités. Mais nous ne pourrons
guère descendre en dessous de cinq cents personnes.
Cinq cents personnes ? Kayleen fut prise d'un vertige et visualisa,
l'espace de quelques secondes, cette foule qui allait sans aucun
doute l'étouffer.
— Combien serez-vous du côté de votre famille ? lui demanda
Fayza, stylo en main.
— Je ne suis pas certaine qu'il y aura des invités de mon côté,
murmura-t-elle faiblement.
— Bon. Nous verrons cela plus tard. Autre détail encore : il est
hors de question, désormais, que vous sortiez non accompagnée.
Si ni le prince As'ad ni la princesse Lila ne sont disponibles,
veillez à vous faire escorter par un membre du personnel de
sécurité. Il ne faudra plus vous trouver seule en compagnie
masculine. Sauf s'il s'agit d'un de vos frères. Un cousin à la
rigueur.
— Ce ne sera pas un problème, murmura Kayleen, au bord de
l'évanouissement.
Son regard alla se perdre par la fenêtre, regrettant de ne pas être
un oiseau qui volerait en toute liberté, sans garde du corps à
devoir prévenir.
Elle voulait épouser As'ad, l'homme. Mais serait-elle un jour à
l'aise avec l'homme d'Etat? Si seulement, il avait pu être un
citoyen ordinaire. Un simple chamelier dans le désert, comme il
avait lui-même rêvé de l'être !
Se traitant mentalement d'ingrate, elle se força à se concentrer sur
les propos de Fayza. Même si ces questions d'étiquette étaient
fastidieuses, il s'agissait de contrariétés mineures. Il y avait tant
de gens malheureux sur terre. Ce serait tout de même un comble
de faire un drame sous prétexte que l'homme qu'elle s'apprêtait à
épouser avait le malheur d'être beau, riche et haut placé !
— Dans la mesure où vos fiançailles ne sont pas encore
officielles, je vous conseille instamment de ne pas porter votre
bague en dehors du palais, conclut Fayza.
Kayleen hocha la tête mais elle avait cessé d'écouter depuis un
instant. Alors qu'elle contemplait les jardins par la fenêtre, son
regard venait de tomber sur la grande volière où le roi gardait ses
colombes. La porte était restée ouverte mais la cage n'était pas
vide : les oiseaux étaient tous retournés s'enfermer. De leur plein
gré.
Volontairement mis en cage.
Comme elle.
- 10-

— Je ne ferme plus l'œil de la nuit, se plaignit Lila en prenant


place sur un banc en pierre sous une tonnelle fleurie.
— C'est un compliment pour moi.
Lila se mit à rire.
— Tu es l'ennemi de mon sommeil, Hassan, c'est indéniable.
Mais tu représentes la part positive de mes insomnies. En
revanche, As'ad et Kayleen sont le tourment de mes nuits
blanches. Je me sens responsable de ce qui leur arrive. Et j'en ai
des sueurs froides, par moments.
— Tu les as mis en présence, puis tu as laissé le destin suivre
son cours. Ils se sont choisis sans l'aide de personne.
— Je suis d'accord en théorie. Mais je les ai quand même plus
ou moins jetés dans les bras l'un de l'autre. Imagine que ce
mariage tourne à la catastrophe. Je m'en mordrais les doigts toute
ma vie.
Hassan se pencha pour lui effleurer les lèvres d'un baiser sensuel
et tendre.
— Tu es beaucoup trop soucieuse.
— L'inquiétude est ma grande spécialité.
— Peut-être est-ce un talent qui ne mérite guère qu'on le
cultive?
Lila lui jeta un regard en coin.
— Tu n'as pas l'intention de me changer, j'espère ?
— Loin de moi, cette idée. Mais je t'ordonne d'oublier tes
angoisses pour le moment et de ne plus penser qu'à moi pendant
la courte journée qu'il nous reste à passer ensemble.
L'humeur de Lila s'assombrit aussitôt.
— Faut-il vraiment que tu rentres demain ?
— Je ne peux pas abandonner mon peuple. Ni les affaires de
l'Etat.
— Oui, je sais... Tu me manqueras.
Hassan saisit ses deux mains dans les siennes.
— Parce que tu crois que tu ne me manqueras pas ? J'imagine
qu'il serait présomptueux de ma part d'espérer que tu acceptes de
revenir au Baharia avec moi ?
— Serait-ce une invitation à venir te rendre visite ?
Il sourit.
— Non, mon amour. C'est beaucoup plus qu'une invitation... Il
y a si longtemps que je n'ai plus fait une déclaration d'amour que
je crois que j'ai un peu perdu la main.
Il s'interrompit pour l'embrasser.
— Ma chère Lila, tu es le trésor inattendu qui redonne tout son
prix à mon existence. Je ne pensais pas que j'aurais le privilège de
recommencer un jour à aimer. Et je m'attendais encore moins à
rencontrer une lumineuse beauté comme toi. Rien n'égale ta
perfection physique sauf la vivacité de ton esprit et l'éclat de ton
intelligence. Tu ravis mon vieux cœur qui voudrait se réchauffer
pour toujours au soleil de ta présence. Je t'aime et serais
profondément honoré si tu acceptais de devenir ma femme.
Quelques mètres plus loin dans l'allée, Kayleen s'arrêta net.
Comme tous les matins, elle était sortie faire une grande
promenade dans les jardins, et elle s'attendait à tout sauf à tomber
au beau milieu d'une scène aussi intime. Au début, elle avait juste
entendu des voix et ne s'en était pas étonnée. Il n'était pas rare
qu'elle croise des invités du roi dans les jardins.
En reconnaissant le roi Hassan et Lila, elle s'apprêtait à repartir
sur la pointe des pieds lorsque la voix de Hassan s'éleva de
nouveau :
— J'espérais te faire sourire, Lila. Pas te faire verser des
larmes.
— Des larmes de joie. Je t'aime tellement. Moi non plus, je ne
pensais pas que l'amour croiserait de nouveau le chemin de ma
vie.
— Ainsi, tu acceptes d'être ma reine.
— Oh, mon Dieu, une reine. Je n'avais pas pensé à cet aspect.
— Mon peuple t'aimera presque autant que je t'aime. Juste un
tout petit peu moins, peut-être, car il y a des aspects de toi dont je
veux garder le secret en exclusivité.
Le rire clair de Lila s'éleva. Puis un long silence tomba. Kayleen
profita de ce moment pour s'éclipser en toute discrétion. Ainsi
Lila et le roi du Baharia avaient décidé de se marier. Elle en fut
heureuse pour eux, même si l'idée de perdre Lila l'attristait.
En gravissant le large escalier décoré qui menait à ses
appartements, elle s'immobilisa pour porter la main à son cœur.
La belle déclaration d'amour de Hassan résonnait encore dans sa
tête. Elle avait perçu une émotion profonde dans la voix du roi.
Et Lila avait eu l'air tellement heureuse ! Même à distance, elle
avait perçu la force des sentiments qui les unissaient.
— Moi aussi, j'ai envie d'être amoureuse, murmurat-elle à voix
haute. Amoureuse d'As'ad.
Oui, elle aspirait à connaître l'amour avec l'homme qu'elle se
réjouissait d'épouser. Le véritable amour. Son désir était-il
réaliste ? Ou rêvait-elle debout, comme les petits enfants qui
tendent les bras vers la lune, avec l'espoir puéril de pouvoir
l'attraper à pleines mains ?
As'ad les retrouva dans leur suite le samedi matin.
— Vous êtes prêtes, les filles ?
Dana, Nadine et Pepper coururent se jeter à son cou. Kayleen
suivit le mouvement, mais à distance. As'ad ne l'avait jamais
impressionnée jusqu'à présent, mais depuis qu'ils étaient fiancés,
elle se sentait profondément troublée en sa présence.
— Tu nous emmènes où ce matin, alors ? demanda Dana.
As'ad sourit.
— C'est une surprise... Mais tu es bien silencieuse, Kayleen !
Tu n'as pas mis ta bague de fiançailles ?
Elle dégagea la main qu'il venait de prendre et la cacha dans son
dos en rougissant.
— Pas pour sortir du palais, non. Les ordres de Fayza sont
formels.
— Fayza ? Qui diable est Fayza ?
— Une haute autorité du bureau des protocoles. Elle est venue
m'expliquer dans les détails comment je devais me comporter
pour devenir une... une princesse.
Elle ne se serait pas sentie plus absurde si elle avait annoncé
qu'elle avait l'intention de devenir fée, nymphe, ange ou déesse.
— Mm... Et quelles étaient les instructions de cette dame ?
Kayleen tenta de mémoriser les consignes.
— Je ne dois pas sortir seule, je n'adresse pas la parole à un
homme, sauf si je suis en ta compagnie. Je ne porte pas ma bague
à l'extérieur tant que les fiançailles ne sont pas officielles. Je
n'accepte aucune interview de journalistes, je surveille mes
tenues vestimentaires... Je ne me souviens plus exactement du
reste, mais j'ai la liste complète par là...
As'ad lui effleura la joue.
— Les interdits sont si nombreux qu'elle aurait sans doute
gagné du temps en te précisant plutôt ce qui t'es encore autorisé.
— C'est ce que j'ai pensé aussi, avoua-t-elle.
Le regard sombre d'As'ad plongea dans le sien.
— Par mesure de sécurité, je te demanderai de ne pas sortir
sans garde du corps mais, pour le reste, tu es libre d'aller et de
venir comme tu le souhaites. Tu es ma fiancée, pas ma
prisonnière.
— Mais Fayza...
— Je me charge de Fayza. Cela te ferait plaisir de porter ta
bague de fiançailles ?
Elle hocha la tête. Le diamant à son doigt lui procurait un
sentiment de réalité.
— Moi aussi, j'aimerais la voir en permanence sur toi.
Kayleen passa dans sa chambre et enfila la bague. Lorsqu'elle se
retourna, elle trouva As'ad debout derrière elle. Sans un mot, il
l'attira dans ses bras et l'embrassa. Le baiser lui coupa le souffle.
As'ad la tenait passionnément contre lui. Et sa bouche sur la
sienne était ardente et possessive.
— Qu'est-ce qu'ils font ? demanda Nadine derrière eux, dans
un bruyant chuchotement.
— Ils se font des bisous ! claironna Pepper.
As'ad mit fin au baiser en riant.
— Les enfants ne facilitent pas l'intimité d'un couple !
— C'est parce que tu leur as promis une surprise, As'ad. Elles
meurent d'impatience.
— J'ai prévu une matinée shopping, mesdemoiselles les
princesses, annonça-t-il en souriant. Il vous faut une nouvelle
garde-robe, maintenant que vous vivez dans un palais.
Les yeux de Nadine brillèrent.
— Je pourrais avoir une robe de bal, comme Cendrillon ? Et
des chaussures à talons ?
— Moi, je veux une couronne ! cria Pepper.
Kayleen se mit à rire.
— Nous en fabriquerons une ensemble. Merci pour cette idée
généreuse, As'ad.
— Toi aussi, il te faut des vêtements, Kayleen.
Elle se sentit rougir.
— Moi ? Mais je n'ai besoin de rien. Je ne suis pas très portée
sur le shopping et je ne connais rien à la mode.
— Il faudra apprendre. Tu es une très belle femme, et tu
mérites de porter de belles choses. Des matières précieuses qui te
feront briller comme une étoile dans la nuit du désert.
Le cœur de Kayleen battit plus vite. C'était la première fois qu'il
lui parlait ainsi. Et ses mots s'élevaient en elle comme un chant.
Ils montèrent tous les cinq dans une grande limousine blanche et
descendirent devant le genre de boutique où, quelques mois
auparavant, Kayleen aurait à peine osé s'arrêter pour regarder la
vitrine.
— J'ai appelé pour préparer notre visite, lui dit As'ad. Une
sélection de tenues a déjà été faite.
Kayleen hocha la tête. Elle se sentait mal à l'aise, soudain, dans
sa modeste petite robe en cotonnade imprimée.
Une élégante quadragénaire vint leur ouvrir.
— Voici Glenda, la gérante, lui expliqua As'ad. Elle est
Anglaise, donc vous n'aurez aucun mal à vous comprendre.
Glenda avait une silhouette de rêve, un sourire chaleureux et était
d'une élégance rayonnante. Elle échangea quelques politesses
avec As'ad, s'engagea à garder le secret sur ses récentes
fiançailles, s'extasia sur les filles et le complimenta sur le choix
de sa future épouse.
Une fois que Dana, Pepper et Nadine furent confiées chacune à
une vendeuse, Kayleen eut droit en exclusivité à l'attention toute
professionnelle de Glenda.
— Quelle extraordinaire chevelure, fit remarquer cette dernière
avec un soupir. Et la couleur est naturelle, en plus. Voyons...
Vous avez un beau port de tête. Une bonne posture, droite sans
être raide... Une peau claire, fine et sans défaut...
Considérez-vous comme un homme heureux, prince As'ad.
— Mais je le suis ! confirma-t-il en souriant.
— Parfait. Et maintenant au travail, Kayleen ! lança Glenda.
Quant à vous, Votre Altesse, un thé vous sera servi dans le petit
salon. Des magazines et un ordinateur sont à votre disposition...
De plus en plus mal à l'aise, Kayleen suivit Glenda jusqu'aux
salons d'essayage où elle trouva les filles en effervescence.
— Regarde Kayleen ! J'ai des chaussettes avec des chatons !
s'écria Pepper. Je pourrais en avoir avec des chiots ?
La vendeuse sourit.
— Nous devrions pouvoir te trouver cela. Nous avons même
des girafes, si tu veux.
— Super ! J'adore les girafes !
Nadine paradait devant le miroir dans une robe romantique.
Dana, elle, montrait des goûts plus sobres et plus stylés. Mais
toutes trois paraissaient enchantées par cette nouvelle
expérience, et Kayleen fut heureuse de leur bonheur visible.
— Je crois qu'elles y ont déjà pris goût, constata Glenda en
riant. Tenez, entrez dans ce salon d'essayage, Kayleen. Comme
vous pouvez le constater, nous avons déjà fait une première
sélection.
En voyant les montagnes de boîtes de chaussures et les portants
chargés de vêtements, Kayleen eut le vertige. Quelques jeans,
des chemisiers, des ensembles, des accessoires variés. Jamais
elle n'aurait imaginé voir un jour tant de belles choses
rassemblées rien que pour elle !
— Je propose que nous commencions par vous établir une
garde-robe de base, lui proposa Glenda. Pour les occasions
spéciales, nous verrons plus tard. Quels sont vos goûts, Kayleen?
La jeune femme soupira.
— Je crains fort qu'ils ne soient détestables. Jusqu'ici, mon
approche vestimentaire a toujours été purement fonctionnelle :
on s'habille pour se couvrir, point final.
Glenda sourit.
— Il faudra modifier un peu votre philosophie, dorénavant !
Mais s'habiller est moins compliqué qu'on ne le croit. Dans vos
choix, soyez toujours attentive à ce qui vous va, n'essayez pas de
vous conformer aux tendances du moment. Optez pour les grands
classiques et veillez à bien coordonner vos accessoires. Et sachez
qu'il vous faudra accepter de souffrir des pieds en portant des
chaussures à talons pour les soirées officielles... Allez,
montrez-moi un peu comment la nature vous a dotée.
Glenda attendit patiemment jusqu'au moment où Kayleen
comprit qu'elle était censée se dévêtir. A contrecœur, elle ôta sa
robe. Glenda hocha la tête d'un air approbateur.
— Parfait. Vous avez la silhouette idéale. Mince, sans courbes
excessives... Juste les proportions qu'il faut pour briller en robe
du soir. Sans vouloir vous vexer, en revanche, vos
sous-vêtements sont un peu... comment dire ? Sévères, pour ne
pas dire rébarbatifs. Une jeune épousée doit vouloir séduire son
mari. A fortiori lorsqu'il s'agit d'un prince.
Kayleen rougit violemment et ne répondit pas.
Glenda prit quelques mesures, puis elle alla chercher un premier
portant avec de la lingerie fine.
— Bon, commençons par le début...
Une heure plus tard, Kayleen avait compris qu'elle avait
sous-estimé les femmes qui considéraient le shopping comme un
sport à part entière. Essayer les tenues, défiler devant As'ad pour
obtenir son approbation, se déshabiller puis se rhabiller
inlassablement était plus épuisant, que de courir un marathon !
Elle venait d'enfiler une énième robe de cocktail lorsque Dana
frappa à la porte du salon d'essayage pour annoncer qu'elles
avaient fini et que Lila était venue les chercher pour les emmener
à la plage.
— Entendu, Dana. Passez un bon moment, avec Lila. Mais je
n'ai pas vu le quart de ce que vous avez acheté, toutes les trois. Il
faudra prévoir un défilé de mode ce soir.
Au lieu d'acquiescer avec enthousiasme, Dana vint lui passer les
bras autour de la taille et fondit en larmes.
Kayleen s'assit et l'attira sur ses genoux.
— Que se passe-t-il, ma chérie?
— Ma maman et mon papa me manquent. Je sais que je ne
devrais pas réagir comme ça, mais c'est plus fort que moi.
Kayleen resserra son étreinte.
— Mais c'est bien normal que tes parents te manquent, ma
chérie. Surtout dans des moments de plaisir comme celui-ci où tu
aimerais partager avec eux ce qui se passe de bon pour toi. Tu as
été si courageuse, ces mois derniers. Et tellement raisonnable que
j'en oublie parfois que tu n'es pas encore tout à fait adulte.
— Des fois, j'ai peur, chuchota Dana, la tête enfouie contre son
épaule.
— Parce que tout ici est tellement différent ?
— On ne voudrait pas trop que tu partes et que tu nous laisses
au palais, Nadine, Pepper et moi.
— Je n'ai aucune intention de m'en aller, Dana.
— Tu me le jures ? Jamais ? Quoi qu'il arrive ?
— As'ad et moi, nous allons nous marier. Tous les cinq, nous
formerons une famille.
Dana releva la tête pour la regarder dans les yeux.
— Si jamais tu partais quand même, tu nous emmènerais avec
toi ?
Kayleen sourit.
— Je compte bien rester à El Deharia. Mais si je devais partir,
je ne vous laisserais pas, je te le promets.
Dana s'essuya les yeux.
— Je te crois.
— Tu peux me faire confiance. Je vous aime, toutes les trois.
— Vraiment?
— Vraiment, oui. Très fort. Et de tout mon cœur.
Les yeux de nouveau noyés de larmes, Dana pleura un instant en
silence dans ses bras. Puis elle se dégagea doucement.
— Ça va mieux, maintenant. Merci, Kayleen.
— Chaque fois que quelque chose te préoccupera, il faudra
m'en parler, promis ?
— Promis. Ça fait du bien de parler avec toi. A tout à l'heure !
Kayleen se leva, pensive. As'ad, les filles et elle seraient une
famille... En l'espace de quelques semaines à peine, sa vie venait
de basculer vers ce qu'elle avait toujours désiré du fond de son
cœur. Elle était toujours plongée dans ses pensées lorsque la
porte du salon s'ouvrit. As'ad entra et lui posa les mains sur les
épaules.
— J'ai entendu ta conversation avec Dana.
— Tu désapprouves ?
— Pas du tout. A part que tu as laissé entendre que tu étais
prête à me quitter à la première occasion, ajouta-t-il avec l'ombre
d'un sourire.
— Absolument pas. Le mariage, c'est à vie, pour moi.
Il lui glissa les bras autour de la taille.
— Je partage ta philosophie... Tu es une très bonne mère,
Kayleen. Ce qui me réjouit. Pour les filles. Et pour nos fils à
venir.
Ce fut au tour de Kayleen de sourire.
— Tu es conscient, j'espère, que c'est l'homme qui détermine le
sexe de l'enfant, n'est-ce pas ? Et que tu seras seul responsable, si
je ne te donne pas l'héritier souhaité ?
— Oui je sais. Mais n'oublie pas que j'ai cinq frères. Donc la
chance est de mon côté.
Kayleen aurait pu rétorquer qu'une fille valait un garçon et qu'il
n'avait pas à émettre de préférence. Mais était-ce bien
nécessaire? As'ad était prince et cheikh, son arrogance faisait
partie de lui. Et sous ses dehors macho, il faisait preuve de
beaucoup de sensibilité et de gentillesse. Il n'y avait rien, au fond,
qu'elle souhaitait changer chez lui.
— Est-il vraiment nécessaire que je prenne tous ces vêtements,
As'ad ? Le dixième me suffirait amplement.
— Tu es ma future femme.
— Oui, je sais, mais...
— Et tu représentes El Deharia. Mon peuple voudra être fier de
toi.
Elle ne put que se rendre à cette raison.
— Alors, je m'incline. Je prendrai cette cargaison de tenues et
d'accessoires. Et je ferai de vaillants efforts pour coordonner le
tout dans les règles de l'art.
— Donc tu es prête à te sacrifier pour mon peuple mais pas
pour moi ?
— C'est à peu près cela, oui.
Lorsqu'il se pencha pour l'embrasser dans le cou, elle sentit un
désir immédiat irradier ses veines. Comme s'il suffisait à As'ad
de l'effleurer pour que tout s'embrase en elle.
— Je vois qu'il faut que je t'apprenne à me respecter,
chuchota-t-il en lui glissant un bras autour de la taille.
Elle ferma les yeux. Elle aimait la proximité d'As'ad, la douceur
de ses baisers mais aussi tout ce qu'il y avait de dur, de viril, de
masculin en lui. Et elle était prête à tout mettre en œuvre pour
qu'il ressente le même désir, le même élan à son égard.
— Quand nous serons de retour au palais, nous aborderons
certaines questions financières, annonça-t-il en lui soulevant le
menton. Sur le plan matériel, vous serez toujours en sécurité, les
filles et toi. Même s'il devait m'arriver quelque chose.
— Je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit, protesta-t-elle
avec un léger frisson.
— J'ai la ferme intention de rester en vie très longtemps. Mais
je préfère tenir compte de toutes les éventualités. J'ai ouvert un
compte en banque à ton nom. Il sera réapprovisionné au fur et à
mesure de tes dépenses. Je veux que tu sois heureuse avec moi,
Kayleen. Et que tu puisses t'accorder des petits plaisirs de temps
en temps. Et même des grands plaisirs si l'envie t'en prend.
— J'ai besoin de peu de choses, tu sais.
— Alors, il faudra t'habituer à vivre dans l'excès. Ta vie sera
différente. D'ailleurs, tu n'es plus tout à fait la même qu'avant,
rappelle-toi, ajouta-t-il dans un souffle en se penchant sur ses
lèvres.
Lorsqu'il l'embrassa, elle s'enflamma si vite qu'un faible
gémissement de désir lui échappa malgré elle. C'était comme un
appel primitif qui s'élevait du fond de son être.
As'ad fit descendre la fermeture Eclair de sa robe.
— Cela dit, je préférerais que tu ne changes pas trop quand
même, ajouta-t-il dans un murmure.
Elle frissonna. Sentir les mains d'As'ad sur sa peau nue était un
pur enchantement. Il fit glisser sa robe jusqu'à sa taille puis écarta
le bonnet en fine dentelle. Ses doigts habiles semblaient si
familiers de sa chair... Comme s'ils connaissaient déjà tout de sa
géographie intime.
Lorsqu'il se pencha pour cueillir doucement la pointe d'un sein
entre ses lèvres, Kayleen crut qu'elle allait tomber. Seule une
mince cloison les séparait du reste de la boutique. Elle avait
conscience que Glenda pouvait entrer d'un instant à l'autre et que
c'était pure folie de se livrer à pareils jeux dans un endroit quasi
public, mais elle était incapable de s'arracher aux lèvres
tentatrices d'As'ad, à ses mains caressantes... La tension entre ses
jambes était si forte qu'elle se tortilla malgré elle pour mieux
s'offrir à ses explorations.
— Quelle impatience, chuchota-t-il en dégrafant son
soutien-gorge.
Ecartant le sous-vêtement, elle attira la tête d'As'ad contre sa
poitrine. Plus. Elle voulait infiniment plus de plaisir. Plus
d'excitation. Il rit doucement et laissa remonter une main le long
de sa cuisse. Relevant sa robe, il orienta sa caresse vers le creux
palpitant de sa féminité moite.
Kayleen se mordit la lèvre. Elle savait qu'elle devait l'arrêter. Il
était absolument inconvenant de poursuivre sur ce mode dans un
salon d'essayage ! A part que... à part qu'elle n'avait plus la force
de s'arracher à la savante magie des doigts d'As'ad qui tiraient de
son corps les mélodies les plus sauvages. Il suffisait de si peu de
choses pour lui faire perdre la tête, songea-t-elle confusément.
As'ad lui souleva une jambe pour la poser sur un banc.
— Appuie-toi sur moi, ordonna-t-il à voix basse.
Elle s'exécuta sans hésiter. Tout plutôt que de prendre le risque
qu'il s'arrête là et qu'il la laisse avec cette faim inassouvie qui
hurlait dans son ventre. Il la soutint et continua à lui procurer un
plaisir si intense qu'elle cessa de se soucier de la précarité des
lieux. As'ad savait exactement comment faire monter la tension,
degré après degré, et la transporter haut, toujours plus haut,
jusqu'à ce que tous les muscles de son corps vibrent et se
contractent. Elle commença à être prise de tremblements si
violents qu'elle dut se raccrocher à lui pour ne pas tomber.
— Oh, As'ad... Oui... S'il te plaît...
Elle respirait de plus en plus fort. De plus en plus vite. Il l'amena
à la frontière, en équilibre de plus en plus instable, près...
toujours plus près du point où tout basculerait. Accélérant le
mouvement de ses doigts, il lui fit franchir le seuil, et sa
conscience se scinda en milliers de particules pour se disperser
vers des horizons multipliés. Puis il lui prit les lèvres en un baiser
brûlant qui étouffa juste à temps ses cris de plaisir. Elle le sentit
s'envoler avec elle alors que la jouissance déferlait sur elle, vague
après vague. Elle avait à peine repris conscience de son
environnement qu'il s'écarta d'elle en jurant tout bas.
— Que se passe-t-il ? chuchota-t-elle, effarée.
Il l'aida à se rhabiller.
— Je voulais que ce soit un moment de plaisir rien que pour toi.
— Je ne comprends pas ?
Levant les yeux vers lui, elle vit que son regard était
incandescent.
— II faut que nous retournions au palais sans attendre. Je te
veux dans mon lit, Kayleen. Cela t'ennuie si nous terminons les
courses plus tard ?
Elle sourit.
— Programme adopté, mon prince.
Il était quasiment minuit lorsque Kayleen composa d'un doigt
tremblant le numéro familier.
— Kayleen ? C'est toi, mon enfant ?
Elle sourit au son de la voix aimée.
— Oui, c'est moi. Il y a si longtemps que je ne vous ai pas
appelée.
— Si tu n'appelles pas, c'est que tu es occupée à vivre. C'est bon
signe. Comment se passe ta nouvelle existence au palais ? Tu
t'habitues ?
C'était un tel réconfort d'entendre ce timbre chaleureux, vibrant
d'une inlassable énergie. Kayleen imagina la pièce austère du
couvent où la Mère Supérieure travaillait tard le soir, à ses écrits.
— Il faut que je vous confie quelque chose, ma Mère... Je ne
sais pas ce que vous en penserez... C'est au sujet du prince As'ad.
Il y a quelque temps, il a organisé un dîner de Thanksgiving pour
les filles et pour moi. Après le repas, je me suis retrouvée seule
avec lui. Et...
La Mère Supérieure ne dit rien et attendit. Kayleen connaissait
ces silences patients qui étaient incitation à la parole. Elle raconta
tout ce qui s'était passé ce soir-là, puis la scène de demande en
mariage qui avait suivi, et sa dispute avec As'ad.
— Et j'ai fini par accepter de l'épouser, conclut-elle dans un
souffle.
Avec une légère appréhension, elle attendit le jugement.
N'avait-elle pas agi une fois de plus avant de réfléchir en tombant
dans les bras d'As'ad ? Ne cesserait-elle jamais d'être
imprévisible et impulsive ?
— Le prince est-il un homme juste, Kayleen ?
Ce n'était pas la question qu'elle attendait.
— Oui, je crois.
— Il est attentif à tes besoins et prend soin de toi et des filles ?
— Il veille sur nous, oui.
— Tu penses être en mesure de l'aimer ?
Un lent sourire s'épanouit sur ses traits.
— Je crois que je pourrais l'aimer, oui. Et c'est aussi mon désir.
— Alors, je suis heureuse pour toi. J'ai toujours espéré
secrètement que tu trouverais un mari, une famille,
Kayleen. Je sais que tu gardais la nostalgie du couvent et que tu
aspirais à retrouver un lieu qui t'a longtemps servi de foyer. Mais
parfois, nous trouvons notre bonheur dans les endroits les plus
inattendus. Aimer et être aimé est un grand privilège, en ce
monde. Va en paix, mon petit. Et sache que tu as ma bénédiction.
Les paroles généreuses remplirent Kayleen de joie.
— Merci, ma Mère.
— Ecoute ce que te dit ton cœur. Il t'indiquera toujours le bon
chemin.
Kayleen hocha la tête, la gorge nouée par l'émotion. Son cœur la
tirait déjà avec force vers As'ad. Et ce chemin qui menait à
l'amour, elle avait hâte de le suivre. Pour cela, elle n'aurait qu'à se
laisser porter, puisqu'il était l'homme qui, dans quelques mois,
serait son mari et le père de leurs trois filles adoptives.
Pour la vie.
- 11 -

Lila soupira en examinant les coupons de tissu étalés sur la table.


— Je suis assiégée par les stylistes du monde entier depuis que
Hassan a annoncé publiquement notre mariage. Il était censé
garder le silence. Mais il n'a pas réussi à tenir sa langue.
Kayleen sourit.
— J'ai vu la retransmission de sa conférence de presse. Il avait
l'air d'être sur un petit nuage.
— Ne lui dis jamais cela ! Il te répondrait qu'un roi n'est jamais
sur un petit nuage.
— Et pourtant... Mais dis-moi, il va falloir que tu te mettes à la
musculation, Lila, si tu veux avoir la force physique de porter
cette bague toute la journée. A côté du tien, mon diamant paraît
presque ridicule.
— C'est tellement peu mon style, d'exhiber quatre-vingt et
quelques carats de pierre précieuse à un seul doigt ! Mais Hassan
était si fier lorsqu'il m'a offert cette bague que je n'ai pas eu le
cœur de lui dire que je préférais un bijou plus discret.
— Le diamant est à la mesure de son amour pour toi,
Lila. Alors pourquoi lui faire une réflexion sur sa taille
immodérée ?
— Tu as raison. C'est un détail sans importance à côté de ce que
Hassan m'apporte. J'ai l'impression d'avoir vingt ans et d'être
frappée d'éternelle jeunesse... Mais parlons plutôt de toi. Tu
t'habitues à la perspective de ton mariage ?
Kayleen joua pensivement avec un coupon de soie brochée
ivoire.
— Ce n'est pas une mince transition, murmura-t-elle. J'aspirais
à une famille. Je me retrouve avec un pays tout entier à adopter.
— Il y a des compensations financières.
— Elles ne m'intéressent pas beaucoup, Lila.
— Je sais. Et c'est pourquoi je suis heureuse qu'As'ad t'ait
choisie. Je vois bien que tu l'épouses non pas pour mais en dépit
de son argent et de ses titres. Tu crois que tu pourras un jour
tomber amoureuse de lui ?
Kayleen sentit ses joues s'empourprer.
— Je respecte As'ad et j'apprécie sa compagnie. Sur le plan
physique, c'est... c'est merveilleux, aussi. Mais est-ce de l'amour?
A quoi reconnaît-on que l'on aime, Lila ?
— Quand on a l'impression que l'on pourrait tenir toutes les
étoiles du ciel au creux de sa paume..., répondit- elle, un sourire
lointain aux lèvres. Mais qu'est-ce que je raconte ? Je dois te
paraître ridicule.
— Tu me parais surtout heureuse.
— Je le suis. Hassan est tout mon univers. Je sais que cela ne
durera pas éternellement, mais il est une délicieuse obsession.
Tout ce qui n'est pas lui m'ennuie à mourir.
— Merci pour moi ! s'écria Kayleen en riant.
Lila lui passa les bras autour du cou et l'embrassa avec affection.
— C'est une façon de parler, bien sûr. C'est juste qu'il est
présent en arrière-plan de mes pensées vingt-quatre heures sur
vingt-quatre. Tu vois, j'ai l'impression d'aimer mieux aujourd'hui
qu'à vingt ans. En ce temps-là, le bonheur me paraissait aller de
soi. Mais le véritable amour est un cadeau aussi précieux qu'il est
rare, Kayleen. Et je te souhaite de toute mon âme de le connaître
avec As'ad.
— Je suis malade d'angoisse, confia Kayleen à As'ad en
pénétrant dans la salle de spectacle de l'école américaine.
Il lui prit le bras pour le glisser sous le sien.
— Angoissée pourquoi ? Ce sont les filles qui doivent se
produire sur scène. Pas toi.
— Mais j'ai tellement peur qu'elles soient déçues ! Je veux
qu'elles soient heureuses, As'ad. Que leur prestation soit à la
hauteur de leurs attentes et de leurs espoirs !
— Alors fais-leur confiance. Elles se sont préparées pour ce
spectacle de Noël.
— Tu en parles comme si c'était une affaire de logique !
— Et ce n'en est pas une ?
— Absolument pas, non. C'est horrible. Je crois que je vais
vomir.
As'ad l'attira en riant contre lui.
— Kayleen, sais-tu que tu fais mes délices ?
— En vomissant ? Tu es un homme bizarrement constitué,
As'ad.
Même si son estomac était noué d'appréhension pour les filles,
elle était ravie de la présence d'As'ad à ses côtés. Même les yeux
fermés, elle aurait reconnu sa peau, son odeur, le contact de son
corps contre le sien. Ils prirent place au premier rang pour ne pas
manquer une miette du spectacle. Leur présence attirait de
nombreux regards mais Kayleen était trop angoissée pour
s'inquiéter de l'attention appuyée dont As'ad et elle faisaient
l'objet.
— Respire, Kayleen ! Tout se passera bien.
— Qu'est-ce qui te fait dire cela ? Tu n'en sais strictement rien !
Dana peut avoir un trou de mémoire, Nadine risque de trébucher
en dansant, et Pepper pourrait se mettre en tête de vouloir casser
la figure à un méchant !
As'ad rit doucement.
— C'est possible, oui. Mais je sais que ton état de panique
n'aura aucune influence positive sur les performances des filles.
Donc tu te tortures pour rien.
— Encore une approche logique et masculine du problème. Tu
as raison mais cela ne change rien à mon anxiété !
As'ad sourit et Kayleen sentit quelque chose de profond vibrer
dans sa poitrine. Pendant quelques secondes, ce fut comme si
As'ad et elle étaient seuls sur terre. Et elle ne voulait plus rien ni
personne hormis lui.
Avant qu'elle ait eu le temps d'analyser ses sentiments,
l'orchestre entama ses premières mesures. Le spectacle
commençait.
Pendant toute la représentation, Kayleen trembla, appréhenda
l'incident ou la catastrophe et vécut mille morts.
— Tu vas t'épuiser à force de t'angoisser ainsi, murmura As'ad
pendant la pause entre le passage de Nadine et celui de Dana.
— Je n'y peux rien. Je les aime.
Il plongea son regard dans le sien.
— Comme si elles étaient tes filles ?
— Comme si elles étaient mes filles, oui.
Elle vit luire un éclat indéfinissable dans les yeux d'As'ad.
— Te rencontrer a été une chance, Kayleen. Fais-moi penser
d'envoyer un cadeau de remerciement à Tahir, le chef de la tribu
du désert.
— Un chameau supplémentaire ? Mais chut ! Voici Dana qui
entre en scène.
As'ad lui prit la main.
— Tu peux me serrer les doigts de toutes tes forces, si cela te
soulage.
Lorsque la saynète jouée par Dana fut terminée, Kayleen
retomba contre son dossier, épuisée, et poussa un soupir de
soulagement.
— Heureusement que cela n'arrive que deux fois par an,
gémit-elle. Je crois que je ne survivrais pas longtemps, à ce
régime.
— Tâche de tenir bon encore un petit moment. Car j'ai une
surprise en réserve pour les filles et pour toi.
— Une surprise ? Laquelle ?
— Une surprise.
Intriguée, Kayleen attendit patiemment la fin du spectacle.
La surprise en question leur tomba dessus en sortant de la salle,
sous la forme d'une authentique chute de neige. Les enfants,
ravis, couraient partout en riant et en criant. Emerveillée,
Kayleen tendit la main pour cueillir quelques flocons au creux de
sa paume.
— C'est magique !
As'ad sourit.
— Dana m'a confié que les beaux Noël tout blancs lui
manquaient. J'ai pensé que ce petit intermède lui ferait plaisir.
Les canons à neige font parfois des merveilles.
— Il neige ! Il neige ! cria Nadine surexcitée en se jetant dans
les bras d'As'ad.
Dana et Pepper l'imitèrent avec un même enthousiasme.
Kayleen les observait, les yeux remplis de larmes, heureuse.
Jamais elle n'avait goûté une telle perfection de bonheur. Son
cœur gonflé d'amour lui parut soudain trop grand pour sa
poitrine.
Le monde autour d'elle rétrécit brusquement, ne laissant plus
d'espace que pour As'ad et les enfants qu'il tenait dans ses bras.
Dana se dégagea pour venir lui prendre la main.
— Tu as vu ça, Kayleen ? C'est incroyable, non ?
Kayleen hocha la tête. Devant elle, se tenait As'ad, son prince.
Un bel homme de haute taille qui lui avait demandé de l'épouser.
Un homme qui voulait partager sa vie et lui donner des enfants.
Un homme qui faisait tomber la neige dans le désert pour amener
un sourire sur le visage de trois petites filles.
— Oui, c'est absolument incroyable, acquiesça-t-elle
rêveusement.
Elle n'avait plus besoin de presser Lila de questions au sujet de
l'amour : elle savait désormais très précisément quelle
impression cela faisait d'être amoureuse.
En voyant les enfants s'ébattre dans la neige, As'ad se réjouit
d'avoir eu l'idée de ce cadeau pas comme les autres. Lila lui avait
recommandé d'être attentionné avec les femmes de sa vie, et il ne
regrettait pas d'avoir suivi son conseil. Avec ses yeux bleu-vert et
ses cheveux comme une coulée d'or liquide, Kayleen se détachait
de la foule, tel un oiseau exotique aux couleurs flamboyantes. Il
était fier de l'avoir choisie pour femme. Elle lui ferait de beaux
garçons en pleine santé et enchanterait ses nuits en laissant libre
cours à une vive sensualité qui ne demandait qu'à s'épanouir.
S'il avait bien déchiffré le sentiment qu'il avait lu dans son
regard, Kayleen l'aimait. Et cet amour lui apparaissait comme un
gage de réussite pour leur couple. Ils tireraient l'un et l'autre
satisfaction de leur mariage. Que pouvait-il espérer de plus ?
As'ad se montra très tendre pendant le trajet du retour.
— Je te retrouve tout à l'heure dans ta chambre ? lui glissa-t-il à
l'oreille lorsque la limousine s'arrêta devant le palais.
Kayleen lui sourit, le cœur battant à la perspective de ce qu'ils
allaient partager. Plus elle faisait l'amour avec As'ad, plus elle
avait envie de lui. Si son désir continuait à croître ainsi, elle ne
sortirait bientôt plus de son lit.
— Je suis toujours très disponible, mon cher prince.
— Belle qualité.
Elle s'arracha à contrecœur de ses bras lorsqu'un domestique en
livrée vint leur ouvrir la portière. Dans la cour intérieure, elle vit
le roi Mukhtar en grande conversation avec une femme blonde.
Lourdement maquillée, l'inconnue avait une masse de cheveux
frisés. Elle portait un T-shirt moulant sur un jean serré glissé
dans des bottes à talons hauts ; une tenue peu appropriée dans un
cadre aussi stylé que le palais. Même si Kayleen avait la certitude
de n'avoir jamais vu cette personne auparavant, elle ressentit une
sensation pénible au creux de sa poitrine. Comme le
pressentiment d'un malheur.
Le roi l'accueillit avec un sourire ravi.
— J'ai une excellente surprise pour vous, Kayleen. Vous
m'avez confié une fois que vous seriez heureuse de revoir un jour
votre mère avec laquelle vous avez perdu tout contact depuis
l'enfance.
« Oh non, songea Kayleen, prise d'un soudain tremblement. Pas
ça. Pas maintenant. »
— Alors j'ai mené ma petite enquête, poursuivit Mukhtar. Et
non sans succès. J'ai le plaisir de vous présenter votre mère,
Darlene Dubois.
Cette dernière l'examina avec un sourire satisfait.
— Comme tu es jolie ! J'ai toujours su que tu serais une belle
fille, d'ailleurs. Quel âge as-tu, maintenant? Vingt ans ?
— Vingt-cinq.
— Déjà ! Ne le dis à personne, surtout. Je ne voudrais pas qu'on
me prenne pour une vieille dame. Même si je n'avais que seize
ans lorsque je t'ai eue.
Darlene Dubois ouvrit grand les bras.
— Viens là que je t'embrasse, ma chérie.
Elevée par les sœurs dans le culte de l'amour inconditionnel de
son prochain, Kayleen se laissa docilement étreindre par cette
inconnue qui lui avait donné le jour.
— N'est-ce pas émouvant, ces retrouvailles ? s'exclama
Darlene en reculant d'un pas. J'avoue que j'ai dû chercher un
moment sur la carte lorsque j'ai reçu votre invitation pour El
Deharia, précisait-elle en souriant à Mukhtar. J'ai dû quitter le
lycée suite à ma grossesse. Puis j'ai fait carrière dans le showbiz.
Ça ne m'a pas laissé beaucoup de temps pour reprendre mes
études.
« Ni pour maintenir les liens avec ta famille », compléta
amèrement Kayleen. Elle se revit devant la porte de l'orphelinat,
avec sa grand-mère qui lui expliquait que personne ne voulait
d'elle et qu'il lui faudrait vivre désormais avec les sœurs.
— Et ma maman ? s'était-elle écriée en pleurant.
— Parce que tu crois qu'elle s'intéresse à toi, ta mère ? Elle t'a
collée chez moi dès sa sortie de maternité. Et on ne l'a pas revue
depuis. Estime-toi heureuse que je me sois occupée de toi
pendant cinq ans. Maintenant, tu vas rester avec les bonnes
sœurs. Et n'essaie pas de me retrouver, tu m'entends ? J'en ai ma
claque de toi.
Le souvenir de cette scène était resté gravé si distinctement dans
sa mémoire qu'en fermant les yeux, elle pouvait sentir encore la
pluie froide cinglant ses joues, mêlée à la tiédeur des larmes.
— Kayleen, voulez-vous conduire votre mère jusqu'à sa suite ?
lui demanda le roi, l'arrachant à ses pénibles souvenirs. J'ai fait
préparer celle qui est juste à côté de la vôtre. Je sais que vous
serez heureuses d'être proches l'une de l'autre.
Heureuse ? Elle en doutait. Elle n'avait qu'une envie : fuir la
situation à toutes jambes. Mais elle était prise au piège.
Consciente du regard attentif d'As'ad rivé sur son visage, elle
s'écarta pour le présenter à Darlene.
— Le prince As'ad, mon fiancé.
— Un prince ? roucoula Darlene. Ma fille épouse un prince !
N'est-ce pas extraordinaire ?
Kayleen nota une expression perplexe chez As'ad. Comme s'il la
voyait réellement pour la première fois. Etait-il horrifié de lui
découvrir une telle mère ? Prenait-il enfin la vraie mesure du
gouffre social qui les séparait ?
Mukhtar prit son fils par le bras.
— Viens As'ad. Laissons Kayleen et sa mère aux joies de leurs
retrouvailles.
As'ad hocha la tête, pensif.
— Je te reverrai tout à l'heure, Kayleen.
Frappée de mutisme, elle hocha la tête. Le roi et As'ad
s'éloignèrent, la laissant seule face à cette inconnue qui se disait
sa mère.
Darlene la dévisagea d'un œil mi-amusé mi-admirateur.
— Eh bien... Qui aurait cru que ma fille épouserait un prince ?
La vie est décidément pleine de surprises. Je suis contente pour
toi en tout cas...
Elle prit une mèche de ses cheveux et fit la moue.
— Tu n'as jamais songé à les faire décolorer ? J'ai les mêmes
que toi, au naturel, mais je n'ai jamais supporté cette fichue
couleur. Cela dit, tu la portes très bien, je dois le reconnaître...
Allez, viens. Montre-moi ma suite. J'ai hâte de vivre la vie de
château, moi aussi !
Toujours muette, Kayleen traversa le hall d'entrée du palais,
péniblement consciente du claquement des talons de Darlene,
marchant à ses côtés. Tout en elle se révoltait à l'idée de ce
cauchemar. Pourquoi fallait-il que cela arrive maintenant ? Alors
qu'elle venait de trouver l'amour et le bonheur avec As'ad ?
Poussant la porte de la suite voisine de la sienne, elle s'effaça
pour laisser entrer sa mère. Darlene se précipita vers les
portes-fenêtres ouvertes et admira la vue sur la mer.
— Quelle merveille, ce cadre ! Tous ces bleus, ces ors, ces
extraordinaires mosaïques ! Comment as-tu réussi à passer du
couvent à cette splendeur ?
Kayleen tressaillit.
— Du couvent ? Parce que tu savais où j'étais ?
— Bien sûr. Ma mère n'arrêtait pas de se plaindre que tu
l'épuisais. Comme j'en avais assez de ses jérémiades, je lui ai dit
de te mettre chez les religieuses. Je savais que là, au moins, tu
recevrais une éducation digne de ce nom.
Darlene souleva une petite statuette en porcelaine de Sèvres et la
soupesa comme pour en mesurer la valeur. Le cœur au bord des
lèvres, Kayleen la regarda aller et venir dans la pièce.
— « Dubois » est aussi mon nom de famille ? demanda-t-elle
d'une voix sourde.
— Oui. Pourquoi cette question ?
— Parce que je n'ai jamais appris ma véritable identité. Je ne
connaissais pas mon nom lorsque ma grand-mère m'a déposée
sur les marches de l'orphelinat. J'ai dû en inventer un.
— Moi aussi, je porte un nom fabriqué. Où est le drame ?
Qu'on s'appelle comme ça ou autrement... Il y a moyen de boire
de l'alcool ici ?
Sans un mot, Kayleen désigna le bar caché derrière deux portes
maures aux sculptures ajourées. Darlene se servit un gin tonic
puis se laissa tomber sur le sofa avec un soupir de satisfaction.
— Elle n'est pas belle, la vie ? Viens t'asseoir à côté de moi, ma
chérie, et raconte-moi comment tu t'es débrouillée pour
décrocher le gros lot.
Kayleen demeura debout devant les portes-fenêtres ouvertes et la
contempla sans un mot.
— Tu es enceinte ? demanda Darlene.
— Absolument pas, non !
— Bon, bon, O.K. Je ne voulais pas te vexer. Tu as fait établir
un contrat de mariage, au moins ? Combien de millions As'ad
est-il disposé à te verser ? Ce serait être une bonne chose de faire
venir un avocat des Etats-Unis.
Horrifiée, Kayleen recula d'un pas.
— Je n'ai pas besoin d'avocat. As'ad s'est engagé à prendre soin
de moi quoi qu'il arrive.
— Et tu le crois ? Tu as de la chance que je sois là, ma pauvre
petite.
C'était justement ce dont Kayleen avait la plus grande peine à se
persuader.
— Et qu'est-ce qui t'a poussée à venir me retrouver, au juste ?
voulut-elle savoir.
— J'ai reçu un message d'El Deharia. Je n'aurais pas laissé
passer l'occasion de revoir l'enfant que j'avais perdue à la
naissance.
— Perdue ? Vraiment ? « Abandonnée » ne serait-il pas un
terme plus juste ?
Une ombre passa sur le visage tartiné de fond de teint de Darlene.
— Te garder aurait été trop compliqué pour moi à seize ans.
J'étais moi-même encore une enfant. J'ai dû me battre pour
survivre. Quoi qu'il en soit, je suis là maintenant. Et je peux t'être
utile. Tu auras besoin de conseils pour t'aider à le garder, ton
prince. Avant qu'une fille de riches ne te le rafle sous ton nez.
Comme elle ne répondait pas, Darlene se leva pour se préparer
un second cocktail.
— Maintenant que je suis ici, je reste, Kayleen. Tu es ma fille
et je tiens à ce que nous apprenions à nous connaître, toutes les
deux. Mais pour le moment, laisse-moi seule, que je puisse me
reposer. Nous aurons le temps de reparler plus tard.
Pressée de fuir, Kayleen ne se fit pas prier pour quitter la pièce.
Elle s'était toujours interdit de chercher à imaginer à quoi
ressemblerait sa mère. Mais cette femme... Cette femme cynique
et trop fardée rejoignait ses scénarios les plus
cauchemardesques!
Avait-elle le droit cependant de juger quelqu'un sur les seules
apparences ? Songeant à ce qu'aurait dit la Mère Supérieure,
Kayleen eut honte de sa réaction peu charitable. Personne n'était
jamais ou tout noir ou tout blanc. Ne devait-elle pas laisser au
moins une chance à sa mère de montrer qui elle était vraiment ?
- 12 -

Le cœur lourd, Kayleen regagna sa suite. Si seulement elle


n'avait pas escamoté la vérité lorsqu'elle avait raconté sa vie au
roi Mukhtar, rien de tout cela ne serait arrivé. Mais il était trop
tard pour revenir en arrière. N'osant sortir sur le balcon de peur
de rencontrer Darlene, elle fit les cent pas dans son séjour.
Lorsque la porte s'ouvrit et qu'As'ad entra, elle se jeta dans ses
bras.
Il la serra contre lui et la berça un instant.
— C'est si difficile que cela, Kayleen ?
Elle hocha la tête.
— La bonne surprise de mon père n'en est pas vraiment une,
autrement dit ?
— Je ne sais pas quoi penser d'elle, As'ad. Elle ne ressemble
pas aux mères que l'on voit à la télévision.
— Rares sont les mères qui ressemblent à des personnages de
séries télévisées.
Elle soupira.
— C'est tellement bizarre, pour moi, de l'avoir ici. Je ne l'ai
jamais connue et tout à coup, elle est là et m'appelle « ma chérie »
et déclare que nous sommes mère et fille pour la vie. Je ne me
sens pas la force de l'affronter ce soir.
— Dans ce cas, j'ai peut-être une bonne nouvelle pour toi. Tu te
souviens de Sharif, le chef de tribu dans le désert ? Il nous a
invités à dîner avec lui ce soir.
— Tu crois que je peux laisser ma mère seule alors qu'elle vient
d'arriver ?
— Elle doit être épuisée par le voyage. Elle sera sûrement
contente de se reposer tranquillement.
Kayleen ne se le fit pas dire deux fois. Elle laissa un message
pour Darlene à un domestique, se changea pour enfiler un sarouel
et une tunique et rejoignit As'ad qui l'attendait à bord d'une jeep.
Le soleil se couchait sur l'horizon, nappant les étendues de roche
d'une chaude couleur d'orange et de bronze. Cette vision apaisa
presque aussitôt la jeune femme.
— Je me demande comment on vit, jour après jour, dans le
désert, murmura-t-elle en regardant défiler l'aride paysage de
sable.
— La vie est très communautaire dans une tribu. Il faut savoir
se passer d'eau courante, d'air conditionné, d'intimité et de
placards.
Kayleen éclata de rire.
— Même de placards ?
— Absolument, répondit-il, très sérieux. Les placards te
manqueraient-ils ?
— J'aime l'eau courante et j'aime les placards, admit- elle.
Elle ne possédait pas grand-chose. Mais elle appréciait d'avoir
ses quelques trésors rangés à proximité.
— Mon frère Kateb a choisi une existence nomade, comme
celle de nos ancêtres, poursuivit As'ad. Il ne se montre qu'une ou
deux fois par an au palais pour rendre visite à mon père.
Kayleen laissa son regard se perdre au loin et sentit l'appel du
désert, puissant et mystérieux, comme un message adressé au
plus secret de son âme.
— Je comprends que Kateb ait pu faire ce choix,
murmura-t-elle.
As'ad fut frappé par la pointe de mélancolie dans sa voix. Il avait
constaté qu'elle exprimait toujours le fond de sa pensée, ce qui
était assez inhabituel chez une femme. Même si elle s'habillait
avec plus de recherche depuis qu'il lui avait procuré une
garde-robe, elle n'avait rien perdu de sa fraîcheur et de sa
spontanéité. Contrairement aux femmes qu'il connaissait, elle ne
cherchait jamais à biaiser, à calculer ou à masquer ses émotions.
Et il ne l'en aimait que davantage.
Jusque-là, il avait toujours jeté son dévolu sur des femmes plus
mondaines, aux manières plus sophistiquées. Mais chez Kayleen,
il se surprenait à apprécier de tout autres qualités. Comme la
transparence et la spontanéité, par exemple.
Lorsqu'il gara sa jeep à la limite du campement, Kayleen prit une
profonde inspiration.
— Ils vont se moquer de moi, ce soir, murmurat-elle.
— Se moquer de toi ?
Se tournant vers lui, elle prononça quelques mots dans le parler
ancien d'El Deharia, en détachant chaque syllabe.
— Tu apprends notre langue, Kayleen ?
— Souviens-toi que personne ne voulait me parler en anglais,
l'autre fois. Une des femmes de chambre a accepté de me donner
des cours pendant sa pause. En échange, je l'aide à progresser en
maths.
As'ad ne répondit pas et contempla un instant cette étrange jeune
femme aux yeux verts assise à côté de lui. Elle était sur le point
d'épouser une des plus grandes fortunes du pays. Elle vivait dans
un palais et pouvait dépenser sans compter. Et elle négociait avec
une des domestiques pour instaurer un modeste système de troc !
Et tout cela pour apprendre un dialecte que personne ne parlait
plus à part quelques tribus du désert.
En plongeant son regard dans le sien, il ressentit une émotion
d'une espèce particulière. Comme une ouverture dans la zone du
cœur, quelque chose qu'il n'avait encore jamais expérimenté
jusque-là. Dans un élan de tendresse, il lui prit la main.
— Je me réjouis de t'épouser, Kayleen.
Dès qu'ils eurent échangé les salutations d'usage, Zarina, la fille
de Sharif, attira Kayleen dans le cercle des femmes. Ses efforts
pour parler dans leur langue furent accueillis avec des rires, des
exclamations et des démonstrations enthousiastes.
— Tu nous tiens compagnie pendant que nous préparons le
dîner? proposa Zarina. Nous en profiterons pour t'apprendre de
nouvelles phrases. Peut-être aussi des mots d'amour afin que tu
puisses les murmurer à ton prince...
Kayleen se joignit avec plaisir au petit groupe qui cuisinait en
plein air. Les femmes se rassemblaient là pour les tâches
collectives. Toutes collaboraient dans la bonne humeur, sans
qu'une hiérarchie particulière ne parût exister entre elles. Cette
solidarité naturelle plut à Kayleen. Les enfants allaient et
venaient, alternant les moments de jeu et les phases de repli où ils
venaient réclamer un câlin en se réfugiant dans les jupes de leur
mère.
La tribu formait une famille étendue, un peu comme les nonnes
de l'orphelinat, songea Kayleen avec une pensée émue pour les
religieuses qui lui avaient tout donné. Le groupe était chaleureux,
vivant, chacun mettant du sien pour contribuer au bien-être de
tous.
Kayleen pensa brusquement à Darlene qui lui avait donné le jour.
Considérerait-elle un jour Darlene comme sa vraie famille ? Elle
en doutait. Elle se sentait infiniment plus proche de ces gens du
désert que de cette femme qui se disait être sa mère. Quant à sa
grand-mère et ses tantes, elle les avait chassées à jamais de sa
mémoire. A quoi bon garder le souvenir de la solitude, de la faim
et de la peur ?
Zarina chuchota quelque chose à l'oreille de deux de ses
compagnes, et des rires excités s'élevèrent autour d'elle. Les
femmes de la tribu complotaient quelque chose apparemment car
Zarina lui fit signe de la suivre et l'entraîna sous une tente. Son
amie ouvrit un grand coffre et en sortit plusieurs longueurs de
voile.
— Voici ta tenue, Kayleen. Le plus important, c'est de garder le
mystère jusqu'au bout. Et c'est une question de confiance en soi
plus que de talent proprement dit. Aucun homme ne peut résister
à une femme qui danse pour lui. Tu n'as pas à te soucier de
l'impression que tu donnes ou de la qualité technique de ta
performance. Sache qu'il ressentira, en te voyant, un désir
tellement irrépressible qu'il restera sans forces. Tu prends les
commandes. Il te suppliera.
Kayleen recula d'un pas, effrayée.
— Tu n'as tout de même pas l'intention de...
— Après le dîner, nous enverrons As'ad dans une tente privée.
Tu y seras. Et tu danseras pour lui.
Malgré son désir de se faire accepter par les femmes de la tribu,
ce projet de séduction orchestrée terrifia Kayleen.
— Mais je ne sais pas danser !
— As'ad te désire. Tu sauras le séduire. Quant à la danse...
Viens ! je vais te montrer.
Patiemment, Zarina lui inculqua les quelques notions de rotation
lente du bassin, du mouvement harmonieux des bras.
— Voilà... Toujours le dos droit... Essaie d'abaisser ton centre
de gravité... Parfait ! Commence par bouger les hanches de
gauche à droite. Puis peu à peu, tu chercheras à les faire rouler...
Très bien. Tu es très souple, très mobile. Une vraie fille du
désert!
Une fois que Zarina fut satisfaite de sa prestation, elle déplia les
voiles.
— Zarina, non ! s'écria Kayleen, pétrifiée. Je te jure que je ne
pourrais pas ! Je suis incapable de danser nue !
— As'ad ne te laissera pas aller jusque-là. La danse du voile est
irrésistible. Tu en enlèveras deux ou trois. Et c'est lui qui t'ôtera
le reste.
— Et s'il éclate de rire ? S'il me trouve ridicule ?
— Aucun danger de ce côté-là. Il considérera qu'il est l'homme
le plus heureux sur terre. Et maintenant, viens. Nous allons te
préparer.
Livrée aux mains d'une nuée de jeunes femmes rieuses, Kayleen
se trouva soumise à un rituel complexe et visiblement très
codifié. Elle fut coiffée, maquillée, ointe d'huiles précieuses au
parfum raffiné, parée de bijoux et drapée dans ses sept voiles.
Lorsque, enfin, Zarina la conduisit devant un miroir, elle
demeura en arrêt devant son image. Elle avait l'air mystérieuse,
exotique... et même sensuelle !
Zarina l'enveloppa d'un dernier regard approbateur.
— Je te laisse quelques minutes seule pour t'entraîner. Sois sans
inquiétude. Cette danse est une danse de pouvoir. Elle t'aidera à
prendre le cœur de ton homme en otage. Et plus jamais il ne
pourra se libérer. Quelle épouse ne rêve pas d'une conquête
définitive ?
« Bonne question », songea Kayleen, une fois seule. As'ad la
respectait, mais se contenterait-elle d'être une bonne mère pour
ses enfants et une compagne officielle ? Ou voulait-elle plus,
beaucoup plus que cela ? Leurs fiançailles avaient débuté sous le
signe du hasard plus que de l'amour. Mais il n'était écrit nulle part
qu'ils devaient en rester là.
Elle lui avait déjà donné son cœur. Mais oserait-elle revendiquer
qu'il lui offre le sien de son côté ? Sa vie durant, elle avait choisi
de rester dans l'ombre et de ne pas faire de vagues. Jamais, elle ne
se serait risquée à tendre la main pour demander. Et encore
moins pour prendre.
Et si l'heure était venue de changer? Si elle voulait aimer un
prince, il était temps de lui montrer qu'elle était digne de son
amour. Son éducation lui avait apporté une certaine force
intérieure. Pourquoi ne s'en servirait-elle pas pour obtenir ce
qu'elle désirait le plus au monde ?
Jetant un dernier coup d'œil dans le miroir, elle constata que sa
peur s'était envolée en laissant dans son sillage une certitude
brûlante : elle mettrait As'ad à genoux et ne se donnerait que
lorsqu'il la supplierait.
Et ce n'était qu'un début.
Si As'ad appréciait la compagnie de Sharif, il était déçu que
Kayleen lui ait été enlevée. Il s'était réjoui à la perspective de
vivre cette expérience du désert avec elle. Mais Zarina l'avait
quasiment enlevée sous son nez. Et le dîner avait passé sans
qu'elle ne réapparaisse. Il buvait le café à la cardamome avec
Sharif en cherchant un prétexte pour aller chercher Kayleen et
s'éclipser lorsque Zarina vint s'incliner devant lui.
— Voulez-vous me suivre, prince As'ad ?
As'ad se tourna vers son hôte.
— Dois-je faire confiance à ta fille ?
Sharif se mit à rire.
— C'est à tes risques et périls ! Mais pourquoi pas ?
S'excusant auprès du reste de la compagnie, As'ad, intrigué,
emboîta le pas à Zarina.
— Par ici, prince As'ad.
La fille du chef lui désigna l'entrée d'une tente placée à l'écart des
autres. Il se glissa dans l'espace faiblement éclairé et vit des tapis
et des coussins à même le sol.
— Tu peux t'asseoir, As'ad, murmura une voix douce venue de
l'ombre.
Il sourit en reconnaissant Kayleen. La soirée avait mal
commencé mais se poursuivait dans des conditions intéressantes:
une tente plongée dans l'ombre, des coussins partout et la
compagnie d'une femme qu'il trouvait de jour en jour plus
désirable. Une musique traditionnelle s'éleva, puis la silhouette
de Kayleen se détacha de l'obscurité. La jeune femme portait des
voiles, une superposition savante d'étoffes plus légères que l'air,
translucides, sans être tout à fait transparentes. Des bracelets
étincelaient à ses poignets, de longues boucles pendaient à ses
oreilles. Elle était la femme qu'il connaissait et néanmoins une
autre. Avant même qu'elle ne commence à se mouvoir, il sentit
une violente lame de désir lui transpercer les reins.
Où avait-elle appris à se mouvoir avec cette grâce sensuelle ? Il
vit les dessins au henné tracés sur ses mains et ses pieds nus.
Contrastant avec la clarté de son teint, les motifs traditionnels
prenaient un aspect étonnamment érotique. Comme hypnotisé, il
suivit des yeux les mouvements ondulants de son bassin. Au bout
de quelques minutes, elle lui tourna le dos et ôta un premier
voile. Concrètement, elle ne dévoila rien, et pourtant, le geste
était si puissamment évocateur qu'il sentit une brusque
accélération du sang dans ses veines.
Il avait entendu parler de la danse des sept voiles.
Techniquement, il en connaissait même les grands principes,
mais jamais encore, il n'avait vécu lui-même l'expérience.
Imaginer qu'une femme puisse exercer son ascendant sur un
homme par la danse lui avait toujours paru un peu absurde. Mais
à présent que Kayleen ondulait devant lui avec des gestes lents et
immémoriaux, il s'apercevait que le rituel avait un réel pouvoir.
Les mouvements de Kayleen instauraient un dialogue, et les mots
de son corps formaient un langage qui ne s'adressait qu'à lui.
De nouveau, elle pivota sur elle-même et un second voile tomba.
Rester assis exigea de lui un effort de volonté démesuré. Comme
si tout son élan vital était désormais concentré en un seul point de
son anatomie. Il était aveuglé. Prêt à bondir. Et Kayleen dansait
toujours, chacun de ses gestes comme une convocation à se
consumer et à se fondre dans une union amoureuse absolue.
Ses hanches se murent plus vite. Elle tourna de nouveau. Cette
fois, il anticipa la chute du voile et la montée de tension qui
s'ensuivit chez lui. Lorsqu'elle lui fit face de nouveau, il devina
l'éclat de la chair nue sous le tissu arachnéen. Son sang ne fit
qu'un tour. Il était debout avant même d'avoir compris ce qu'il
faisait. Attrapant Kayleen par la taille, il l'embrassa avec une
avidité qui l'effraya lui-même.
Il tenta de se contenir, convaincu que la violence de ses appétits
terrifierait la jeune femme. Mais loin de s'effrayer, elle répondit à
son baiser avec une passion identique à la sienne. Elle plongea sa
langue dans sa bouche, comme si elle cherchait à posséder autant
qu'à se donner.
Kayleen tremblait d'un mélange de nervosité, d'amour éperdu et
de désir exacerbé. Zarina avait raison : elle avait réussi à mettre
son prince à genoux. Ou tout au moins à le faire bondir sur ses
pieds.
Elle avait vu le désir dans les yeux d'As'ad, avait lu dans son
regard la réponse à son appel. Avant même que ses lèvres ne
touchent les siennes, elle avait senti monter son excitation. Il tira
avec impatience sur ses voiles.
— Combien y a-t-il encore de ses trucs ?
— Des quantités...
Elle voulut déboutonner sa chemise, mais il repoussa sa main.
— Ça va plus vite de cette façon, dit-il en arrachant le
vêtement.
En quelques secondes il se tint nu et dressé devant elle.
Magnifique. Erigé. Désirant.
Kayleen se savait prête pour lui comme il était prêt pour elle. Sa
chair était enflée, palpitante. Le cœur battant, elle s'enhardit à
toucher, caresser sa virilité superbe.
— Je te désire, Kayleen. Maintenant.
— Prends-moi, As'ad.
Il plongea son regard dans le sien.
— Kayleen... Je n'ai pas sur moi ce qu'il faut pour...
— Je veux être ta femme. Ta femme au sens plein du terme.
Prends-moi.
L'allongeant sur les coussins, il écarta ses derniers voiles.
— Viens, chuchota-t-elle. Tout de suite. Je te veux en moi.
Il fit ce qu'elle lui demandait. Non pas avec lenteur, comme il
procédait d'ordinaire, mais avec force et autorité, comme pour la
mettre au défi de le suivre dans son déchaînement. La violence
du désir d'As'ad la galvanisa. Il se mouvait en elle avec de
puissants coups de reins, et elle le recevait entièrement. Son
ventre n'était plus qu'eau et feu. Elle noua les jambes autour de
lui pour mieux se donner, le prendre plus profondément encore.
Plus vite.
Plus fort.
Plus loin.
Ils firent l'amour comme jamais auparavant. Elle était sur le point
de partir dans un cri lorsque As'ad s'immobilisa pour plonger son
regard dans le sien.
— Tu es à moi.
Ses paroles suffirent à libérer son orgasme. Perdant tout contrôle,
le corps agité de soubresauts, elle cria son nom. Les vagues de
leurs deux plaisirs se mêlèrent pour former un grand tourbillon.
Puis la terre cessa de tourner, juste au moment où As'ad, les yeux
clos, retomba sur elle.
Il était tard dans la nuit lorsque Kayleen regagna sa suite sur la
pointe des pieds. Elle se sentait comblée, amoureuse, et rayonnait
encore de la brûlante intensité de leur étreinte. Le cœur trop agité
pour dormir tout de suite, elle alla sur le balcon pour respirer l'air
tiède de la nuit et écouter le chant léger des vagues qui montait de
la mer proche. Il lui suffisait de penser à As'ad pour...
Un raclement de chaise et une toux discrète derrière elle la firent
se retourner en sursaut. Elle ne vit tout d'abord dans le noir que le
bout rougeoyant d'une cigarette.
— Eh bien... Tu es maligne finalement, dans ton genre, lança
Darlene d'une voix cynique.
— Je ne comprends pas.
— Je croyais que tu étais juste une gentille petite oie blanche
qui avait eu un gros coup de veine. Mais ton jeu est plus subtil
qu'il n'y paraît. Ça marche assez bien, finalement, le côté petite
souris tout droit sortie de son couvent. Je parie que ton prince est
tombé dans le panneau la tête la première.
Kayleen frissonna de dégoût à ses mots.
— Il n'y a ni jeu ni piège entre As'ad et moi.
Darlene se mit à rire.
— Ce n'est pas aux vieux singes qu'on apprend à faire la
grimace. Je connais toutes ces stratégies par cœur. Et la tienne
fonctionne bien, à ton âge. Même si elle n'a jamais marché pour
moi.
— Je crois que je n'ai même pas envie de comprendre de quoi
tu me parles. Il est tard. Mon lit m'attend.
— Tu sors déjà d'un lit. Cela se voit comme les yeux au milieu
de la figure.
— Ce n'est pas un sujet que je tiens à aborder avec toi.
Elle refusait de laisser cette femme détruire en paroles la soirée
magique qu'elle venait de vivre.
— Là où tu commets une erreur, ma petite, c'est en tombant
amoureuse, insista néanmoins Darlene. C'est un coup à te rendre
vulnérable. Pour des raisons stratégiques évidentes, le
détachement s'impose.
— Je ne vois pas comment je pourrais être détachée de
l'homme que je m'apprête à épouser. L'amour est le sens même
du mariage.
Un sourire narquois joua sur les lèvres peintes de Darlene.
— Libre à toi d'agir à ta guise. Mais ne compte pas te faire
aimer en retour. Les hommes comme ton As'ad prennent et
possèdent. Mais ils n'aiment pas. Jamais. Voilà. C'est mon
conseil maternel du soir. Il arrive un peu tard. Mais il n'en est pas
moins valable.
— Bonne nuit.
Tournant le dos à sa mère, Kayleen regagna sa chambre. Mais
elle avait beau chasser les mots de Darlene de son esprit, le mal
était fait. Non seulement elle était retombée de son petit nuage
mais le doute s'était insinué en elle et l'oppressait à l'étouffer.
Elle savait depuis ce soir qu'obtenir l'amour d'As'ad était devenu
une nécessité pour elle. Même si leur mariage lui était apparu
comme un simple arrangement au début, tout avait changé à
présent. Elle était amoureuse. Réellement amoureuse.
Mais si As'ad ne pouvait l'aimer, aurait-elle la force de l'épouser
quand même ?
- 13 -

Blottie dans un grand fauteuil du salon privé de Lila, Kayleen


gémit d'horreur.
— Je ne la supporte pas, c'est physique ! Cela ne lui suffit donc
pas de m'avoir abandonnée à la naissance ? Pourquoi faut-il en
plus qu'elle vienne m'envahir maintenant ?
Lila la regardait d'un air consterné.
— Mon frère croyait te faire plaisir. Je suis désolée pour ce
regrettable malentendu.
— Le roi n'y peut rien. J'aurais dû lui dire la vérité au lieu
d'enjoliver mon histoire. Mais je déteste parler de ma famille
biologique. C'est pathétique d'avoir eu à subir un double
abandon. Quelles conclusions dois-je en tirer sur le bébé, sur
l'enfant que j'étais ?
— Aucune à part celle-ci : les adultes qui t'entouraient étaient
irresponsables. Ta grâce, ta personnalité et ta force de caractère
t'ont permis de t'élever loin, très loin au-dessus de ceux qui t'ont
transmis la vie. Tu es un petit miracle à toi toute seule, tu sais.
Kayleen sourit.
— Tu portes un jugement bien généreux sur moi.
— Je suis réaliste, c'est tout. Quant à ta mère...
Le sourire de Kayleen s'évanouit.
— Je n'ai pas envie de penser à elle. Mais je n'ai pas le choix.
Elle rôde partout comme une ombre. Même aux moments les
plus inattendus, je la vois surgir devant moi. Hier soir, elle a dit à
Pepper qu'elle avait tout intérêt à être intelligente car elle n'était
pas assez jolie pour s'imposer par sa grâce physique. Comme si
on avait le droit de dire une chose pareille à une enfant !
Lila poussa une exclamation scandalisée.
— C'est monstrueux ! Veux-tu que je la renvoie du palais ? Je
peux être horriblement autoritaire, tu sais.
Kayleen eut un instant la tentation d'accepter.
— Si seulement j'avais le droit de te dire oui, soupirat-elle.
Mais cette femme n'en reste pas moins ma mère. Ne dois-je pas
lui donner au moins une chance ?
— Tu es la seule à pouvoir répondre à cette question, Kayleen.
Mais une chose est certaine : tu ne lui dois rien. Le seul don
qu'elle t'ait jamais fait c'est celui de la vie. Mais c'était son choix,
pas le tien. L'acte de mettre un enfant au monde est une
responsabilité en soi. Si elle ne voulait pas l'assumer, elle aurait
pu te faire adopter, pour qu'au moins, tu reçoives l'amour auquel
tout être humain a droit en naissant.
— Si tu savais comme j'ai rêvé d'avoir des parents adoptifs...
Mais c'est une vieille histoire, alors que ma mère aujourd'hui,
c'est de l'actuel, hélas. Je crois que je vais lui donner encore une
semaine. Si d'ici là, nous n'avons toujours trouvé aucun terrain
d'entente et qu'elle continue à empoisonner l'ambiance avec son
cynisme, j'accepte ton offre de la jeter dehors.
— J'aurais été moins généreuse, à ta place. Mais tu as un cœur
plus vaste que le mien.
— Ou un sentiment de culpabilité plus fort.
Kayleen se leva en soupirant.
— Si je veux essayer de me rapprocher de ma mère, autant
passer aux travaux pratiques tout de suite.
— Tiens-moi au courant.
— Compte sur moi.
Kayleen redescendit jusqu'à ses appartements, hésita un instant,
puis se força à aller frapper à la porte voisine.
— Entrez !
Elle trouva sa mère attablée devant une tasse de café et des toasts.
A 11 heures du matin, Darlene était encore en peignoir et
commençait à peine son petit déjeuner. S'efforçant de ne pas
porter de jugement, Kayleen sourit et lui souhaita un bon appétit.
— Tu tombes bien, lui dit Darlene en beurrant un toast. Le roi
m'a fait porter une invitation pour une soirée officielle au palais.
Un truc diplomatique de haute volée avec grand bal et tout le
tintouin. Et je n'ai rien à me mettre. Tu pourrais m'obtenir une
tenue ?
Kayleen prit place à la table et se servit un café.
— Donne-moi tes mensurations exactes et je te ferai livrer un
choix de robes de soirées.
Le visage de Darlene s'épanouit.
— Royal ! Le service comme je les aime !
Kayleen s'éclaircit la voix et prit son courage à deux mains.
— Je pensais que l'on pourrait bavarder un peu, ce matin.
Peut-être même devenir amies.
Darlene haussa les sourcils.
— Tu as le cœur généreux, n'est-ce pas ?
— Je n'ai pas vraiment réfléchi à cette question.
— Tu es sur le point d'adopter ces trois petites filles. Je pense
que tu corresponds au type d'épouse auquel aspire As'ad.
— Quand on aime, on a envie de rendre l'autre heureux.
J'apprends la langue d'As'ad et je m'initie aux coutumes d'ici. Je
souhaite appartenir à ce peuple, à ce pays.
Darlene ficha une cigarette entre ses lèvres déjà peintes et
approcha la flamme de son briquet.
— Le roi est sympathique, observa-t-elle pensivement en
recrachant sa fumée. Pour en revenir à ta proposition Kayleen,
c'est oui. J'aimerais que nous devenions amies, toi et moi. J'ai
débarqué ici sans prévenir, ce qui a dû être un choc pour toi. Je
n'ai pensé qu'à moi. Et je le regrette.
Kayleen eut un sourire hésitant.
— Tu n'as pas eu une vie facile, sans doute, avançat-elle.
— Et toi non plus. Mais crois-moi, elle aurait été pire si tu étais
restée au sein de ma famille. Je peux comprendre que cela te
paraisse difficile à croire, mais c'est la vérité.
Darlene se leva.
— Laisse-moi le temps de prendre une douche et de m'habiller.
Puis, si tu as le temps, tu m'emmèneras visiter le palais. C'est une
construction magnifique.
— Entendu. Je te raconterai l'histoire du palais. Je l'ai étudiée
pour en savoir le plus possible sur As'ad et sur son peuple.
Le visage de Darlene se durcit.
— Il doit apprécier tes efforts, j'en suis certaine, laissa-t-elle
tomber d'un ton sec.
As'ad porta la main de Kayleen à ses lèvres.
— Tu parais bien soucieuse. Que se passe-t-il ?
— Rien. Je réfléchis.
Ils s'étaient retrouvés pour déjeuner en tête à tête dans le bureau
d'As'ad.
— Et à quoi réfléchit donc ma future épouse ? Apparemment
pas à l'incommensurable bonheur qui est le sien à la perspective
de devenir ma femme.
Malgré son humeur maussade, Kayleen se mit à rire.
— Non. C'est ma mère qui me trotte dans la tête. Que penses-tu
d'elle, toi ?
— Je ne la connais pas. Tout ce qui m'importe, c'est ce que tu
ressens, toi.
— Je ne sais pas quoi penser d'elle, en fait. J'ai tenté un
rapprochement ce matin, et elle m'a dit qu'elle voulait que nous
soyons amies. Mais, c'est affreux... j'ai de la peine à la croire
sincère.
— La confiance se mérite. Le lien qui vous unit est purement
biologique. Pour le reste, tu ne sais rien d'elle.
Kayleen soupira. D'un côté, elle aspirait à renouer avec sa
famille, même imparfaite, et de l'autre, elle n'avait qu'une envie :
effacer son passé, ses origines et repartir de zéro en devenant un
membre à part entière du royaume d'El Deharia. Le seul
inconvénient, c'est qu'elle avait été élevée selon des principes
généreux, dont celui de toujours essayer de voir le côté positif
d'une personne. Commettait-elle une injustice en soupçonnant sa
mère de vouloir se servir d'elle ?
Elle plongea son regard dans celui d'As'ad.
— Tu sais que je ne suis pas comme elle, n'est-ce pas ?
Il sourit.
— Oui, je le sais.
— Pour l'instant, c'est tout ce que je demande.
Darlene fredonnait tout bas en examinant les tenues accrochées
sur le portant.
— Regarde-moi ça, ma chérie ! s'exclama-t-elle en sortant un
modèle noir décolleté scintillant de minuscules petites perles.
Tout fait à la main. Te rends-tu compte de la masse de travail que
cela représente ?
Elle siffla doucement en voyant l'étiquette.
— Vingt-trois mille dollars ! Une bagatelle... Et dire que nous
n'avons qu'à nous servir, toi et moi ! Tu as tiré le numéro
gagnant, Kayleen.
Maintenant le modèle contre elle, Darlene s'approcha du miroir.
— Alors ? Qu'est-ce que tu en penses ?
Kayleen hésita. La robe était un peu trop chargée à son goût.
Mais que savait-elle de la mode ?
— Elle est très jolie.
Darlene se mit à rire.
— Ce n'est pas ton style, n'est-ce pas ?
— Pas vraiment, non.
— Cela viendra en son temps. Tu es encore jeune pour porter
du noir.
Un sourire gourmand aux lèvres, Darlene farfouilla parmi les
bijoux disposés sur un plateau en argent.
— Je pense que je prendrai juste les boucles d'oreilles en saphir
et diamant. Soit avec le bracelet, soit avec le pendentif assorti.
Les deux sont tentants mais en matière de bijoux, il faut éviter de
charger trop si on ne veut pas gâcher l'ensemble.
Kayleen examina une robe fourreau vert émeraude. Sans être
décolletée, elle était nettement plus osée que tout ce qu'elle
portait d'ordinaire.
— Celle-ci me plaît bien. Mais j'ai peur d'être indécente.
Darlene secoua la tête.
— Aucune inquiétude à avoir. C'est de la haute couture. Elle ne
bougera pas d'un millimètre. Voyons pour les bijoux,
maintenant...
Elle prit une boucle d'oreilles puis la reposa pour fixer son choix
sur un autre modèle, avec des diamants Champagne.
— Pourquoi pas les boucles émeraude ? s'étonna Kayleen.
— Trop attendu, avec la couleur de la robe. Ne mets rien
d'autre, surtout. Ni bracelet ni collier. Tu es jeune et belle. Ton
propre éclat te suffit. Tu relèveras tes cheveux en laissant juste
quelques mèches libres. Et tu appliqueras un peu d'eye-liner. Le
reste serait superflu.
Kayleen fixa la boucle d'oreilles en diamant et se regarda dans le
miroir.
— Mm... Je crois que tu as raison.
— Question d'habitude, rétorqua Darlene en s'examinant dans
sa robe noire. Parfait... J'ai repéré l'ambassadeur d'Espagne dans
les jardins, tout à l'heure. Les cheveux gris, la belle cinquantaine.
S'il s'intéresse à moi, je suis preneuse. La meilleure
assurance-vie, à mon âge, c'est le mariage.
— Tu n'as jamais été mariée avant ?
Darlene haussa les épaules.
— Une seule fois, si. A dix-huit ans. Je croyais encore à
l'amour, à l'époque. Il était fauché mais je m'en fichais. Résultat :
je me suis retrouvée sans rien. Et là, je peux te dire que j'ai
compris ma leçon. Donc si j'ai un conseil à te donner, arrête de
prendre cet air extasié devant ton As'ad et reviens aux réalités
concrètes. Les hommes comme lui ne s'encombrent pas de
sentiments. Si tu continues comme tu le fais, tout ce que tu
retireras de l'expérience, c'est une belle peine de cœur. Alors
assure tes arrières et débrouille-toi pour lui extorquer le
maximum avant qu'il ne se lasse de tes beaux yeux.
Ecœurée, Kayleen retint une réplique acerbe.
— Ainsi personne ne compte pour toi ? Rien ne touche ton
cœur ?
— Crois-moi ma chérie, la vie est beaucoup plus simple quand
on n'aime pas.
— Tu te trompes. La vie n'est pas plus simple, elle est plus
creuse. Nous ne sommes rien d'autre que la somme de nos
relations. C'est l'amour qui nous constitue et l'amour qui nous fait
grandir. L'argent est une commodité et rien d'autre.
— Tu dis cela parce que tu n'as jamais manqué de rien, laissa
tomber Darlene.
Kayleen crut qu'elle allait s'étrangler.
— Pardon ? Oublierais-tu par hasard que j'ai manqué de
l'essentiel dès le départ, autrement dit, d'une mère ! Et je ne te
parle pas du reste !
Sa réaction indignée ne suscita qu'un haussement d'épaules
indifférent chez Darlene.
— Pauvre petit cœur, va... La vie est dure, Kayleen. Alors
autant en tirer son parti. Cela te paraît cruel d'avoir été rejetée.
Mais il y a des familles tellement toxiques qu'il vaut mieux en
être expulsé que d'y rester pris en otage. Ta grand-mère n'était
pas un cadeau. Pourquoi crois-tu que je suis partie à seize ans ?
— Si ta mère était si toxique, pourquoi ne m'as-tu pas emmenée
avec toi ?
— Désolée, fillette. J'ai réussi à sauver ma peau de justesse. Je
n'avais pas les reins assez solides pour assumer la responsabilité
d'un nourrisson. D'ailleurs regarde où tu en es, maintenant. Je
suis fière de ce que tu es devenue.
— Parce que j'épouse un homme riche, c'est ça ?
— C'est le rêve de toutes les femmes.
— Mais pas le mien. Tout ce que je veux, c'est une famille.
— L'ironie du destin. Tu as obtenu ce après quoi je n'ai cessé de
courir. Et tu aspires à ce que j'aurais pu avoir et dont je n'ai
jamais voulu.
Le cœur glacé par le cynisme de Darlene, Kayleen la contempla
avec un mélange de dégoût et de pitié.
— Je vais te dire une chose, maman : même si tu parviens à
épouser un homme riche, tu ne te sentiras ni heureuse ni satisfaite
pour autant. Aucune fortune au monde ne comblera le gouffre
qui est en toi. Seul l'amour, peut-être, pourrait te sauver. Mais tu
ne veux pas en entendre parler.
Darlene eut un geste dédaigneux de la main.
— Epargne-moi tes discours mièvres et bien-pensants, s'il te
plaît.
— Ne t'inquiète pas, je n'ai pas l'intention de t'en inonder. Mais
en revanche, je ne veux plus que tu te serves de moi pour tes
manœuvres. Tu peux rester jusqu'à la réception. Mais ensuite,
j'exige que tu plies bagage sur-le-champ et que tu quittes ce
palais.
Darlene lui jeta un regard mauvais.
— Et qui es-tu pour décider de me jeter à la porte ?
Kayleen se redressa de toute sa taille.
— Qui je suis ? La future épouse d'As'ad, prince d'El Deharia.
Rien de moins.
Malgré la présence de sa mère, Kayleen était déterminée à ne pas
gâcher la réception officielle. Elle ne parla même pas de sa
décision à As'ad. Son problème avec Darlene, elle tenait à le
régler seule.
Elle s'habilla avec soin sous le regard enthousiaste des filles, et
eut droit à un regard brûlant de désir d'As'ad lorsqu'il passa la
porte vers 19 heures.
— Ma princesse émeraude... Ta beauté avoisine la perfection,
murmura-t-il en la prenant dans ses bras. Les hommes te
tourneront autour comme des mouches, et je serai tellement
occupé à les chasser que je n'aurai pas une seconde de répit.
Kayleen tournoya devant lui en riant.
— Je les repousserai tous sans exception ! La robe te plaît-elle?
— Beaucoup. Mais j'aime encore plus la femme qui la porte.
— J'espère simplement que je survivrai à une soirée entière
perchée sur ces talons. Mais il paraît que cela fait partie des
souffrances incontournables liées à ma nouvelle condition.
— Dans deux ans, je serai grande et je pourrai aller danser, moi
aussi, annonça fièrement Dana.
— Et moi ? s'écria Pepper.
As'ad lui caressa affectueusement les cheveux.
— Toi, il te faudra un peu plus de patience. Pour ma part, je ne
suis pas pressé. Avec trois jolies filles comme vous à surveiller,
je n'aurais pas une seconde de tranquillité lorsque vous serez
grandes.
— Moi aussi, je suis jolie ? demanda Pepper, une certaine
inquiétude dans la voix.
Le cœur de Kayleen se serra lorsqu'elle se remémora la réflexion
cruelle de Darlene.
As'ad s'accroupit devant la petite fille.
— Tu n'es pas seulement jolie, tu es une vraie beauté classique.
Le visage de Pepper s'éclaira.
— Trop top ! Et quand je serai princesse, je pourrai couper la
tête des gens qui m'embêtent ?
As'ad se redressa en dissimulant un sourire.
— Non. Mais tu auras d'autres pouvoirs. Il faut que nous
descendions, Kayleen. Nous devons être présents pour accueillir
nos hôtes.
Côte à côte, ils se dirigèrent vers la salle de bal que Kayleen avait
toujours vue vide de tout occupant. Ce soir, la pièce immense au
décor somptueux bruissait d'une vie raffinée. Eblouie par
l'incroyable densité de bijoux précieux au centimètre carré,
Kayleen cligna des yeux. Mais loin de se trouver gauche ou
intimidée, elle avait l'étrange sentiment d'avoir sa place dans cet
univers. Comment ne s'y sentirait-elle pas chez elle alors que
c'était celui de l'homme qu'elle aimait ? Le bonheur lui monta
soudain à la tête comme si elle avait déjà bu une grande coupe de
Champagne.
— Alors ? Qu'en penses-tu ? demanda As'ad lorsqu'il l'entraîna
sur la piste de danse après les discours officiels.
— Je me sens comme Cendrillon au bal.
Les yeux bruns d'As'ad se plissèrent d'un sourire.
— Tu veux me quitter à minuit, alors ?
— Je ne te quitterai jamais.
Il resserra la pression de ses bras autour de sa taille.
— J'en suis heureux. Car j'aurai toujours besoin de toi.
La soirée se déroula dans un tourbillon de plaisir, de couleurs, de
danses. Kayleen serait volontiers restée rivée au côté d'As'ad
jusqu'au bout de la nuit, mais le protocole voulait qu'elle accepte
d'autres invitations. Elle tournoya ainsi entre les bras de quelques
dignitaires invités et fit la connaissance de Qadir, le frère d'As'ad.
Elle le jugea sympathique, apprécia son charme et sa
conversation brillante. Mais au bout de quelques valses, elle
s'excusa, pressée de retrouver l'homme qu'elle aimait.
Passant sous une arcade sculptée, elle vit As'ad en conversation
avec Darlene. Craignant le pire, elle se hâta dans leur direction.
Mais ils étaient trop absorbés par leur discussion pour
s'apercevoir de sa présence.
— Pourquoi accepterais-je de partir d'ici ? protestait Darlene
avec un sourire faussement maternel. Kayleen est ma seule vraie
famille et vous voudriez m'en séparer ?
— Je suis prêt à vous verser une compensation financière.
Kayleen eut un haut-le-cœur. Pétrifiée sur place, elle ne se sentait
même pas la force d'intervenir.
— En contrepartie de la somme que je vous remettrai,
poursuivit As'ad, vous vous engagerez à ne jamais chercher à la
joindre, de quelque manière que ce soit. Si elle tente elle-même
de renouer le contact, c'est autre chose, bien sûr. Mais en aucun
cas vous ne prendrez l'initiative. Et je veux une promesse signée.
Avec un sourire narquois, Darlene croisa les bras sur sa poitrine
largement dévoilée.
— Cela fait beaucoup d'interdits, mon cher prince. Vous êtes
conscient, je suppose, que votre exigence a un prix ?
— Un million de dollars me paraît largement suffire.
— Donnez-m'en cinq et vous n'entendrez plus jamais parler de
moi.
— Trois.
— Bon. Va pour quatre. Mais considérez que vous vous en
tirez à bon compte.
Un silence de plomb semblait être tombé dans la salle de bal.
L'orchestre continuait pourtant de jouer, le bourdonnement des
conversations s'élevait comme avant, et les couples rieurs
évoluaient toujours sur la piste, mais c'était comme si un mur
invisible séparait désormais Kayleen du reste du monde.
— Je vous virerai la somme dès que vous m'aurez fait parvenir
un relevé d'identité bancaire, déclara As'ad.
Un sourire presque mélancolique joua un instant sur les traits de
Darlene.
— C'est gentil, ce que vous faites pour Kayleen. Vous devez
tenir à elle.
— Je vais l'épouser.
— Vous savez qu'elle vous aime éperdument, n'est-ce pas ?
— Oui, je sais, répondit As'ad d'un ton confiant.
L'expression de Darlene changea brusquement.
— Vous, évidemment, ça vous arrange... Croyez-vous qu'elle
soit suffisamment sotte pour imaginer que vous l'aimez en
retour?
— Je vous interdis de lui affirmer le contraire.
— Je tiendrai ma langue, soyez sans crainte, affirmat-elle en
souriant. Mais peut-être me laisserez-vous aussi la robe et les
bijoux ? En gage de bonne volonté ?
As'ad eut un geste désabusé de la main.
— Gardez-les si cela vous amuse.
— Alors elle n'entendra jamais la vérité de ma bouche.
- 14-

Kayleen n'eut pas le souvenir d'avoir quitté la réception, mais


lorsqu'elle reprit conscience de son environnement, elle errait
comme une âme égarée dans les jardins du palais. Son corps
entier lui faisait mal comme si on l'avait rouée de coups.
As'ad ne l'aimait pas. Ne l'aimerait jamais.
Or, même s'il ne lui avait jamais expressément parlé d'amour,
elle s'était laissée aller à croire qu'il partageait ses sentiments. Il
lui avait paru si proche, si ardent. Et toujours tellement
attentionné pour elle.
— J'ai été aveugle et stupide, conclut-elle à voix haute.
D'entrée de jeu, il lui avait pourtant annoncé la couleur ; il lui
avait dit et répété que l'amour n'était pas son affaire. Si As'ad se
réjouissait de savoir qu'elle l'aimait, c'était uniquement parce que
ses sentiments pour lui seraient propices à la stabilité de leur
mariage. Autrement dit, As'ad l'utilisait et la manipulait au même
titre que Darlene. En tant que personne, elle, Kayleen, ne
représentait rien pour lui.
Elle avait mal. Son corps entier n'était que souffrance.
Même respirer était au-dessus de ses forces. Ses rêves, ses
espoirs, ses projets, tout s'effondrait, la laissant avec un goût de
cendre dans la bouche. Elle pensait avoir trouvé un foyer, une
patrie, une famille. Mais pour As'ad, elle ne représentait guère
plus qu'un repose-pieds. Confortable mais interchangeable à
volonté.
Elle se mordit la lèvre pour ne pas hurler. Sa mère avait eu raison
de rire de sa naïveté et de son innocence. Pourquoi un homme
comme As'ad irait-il s'éprendre d'une fille comme elle ? Elle
s'était simplement construit un joli conte de fées pour ne pas
regarder la réalité en face.
Levant les yeux, elle vit une des colombes voleter dans sa cage.
Finirait-elle ses jours en prisonnière volontaire, elle aussi ? Par
facilité ? Par résignation ? Par incapacité à composer avec la
liberté de vivre et d'aimer qui pourrait pourtant être la sienne ?
A sa tristesse vint soudain se mêler une grande colère. Elle était
prête à faire beaucoup de choses dans la vie. Mais pas à se marier
sans amour.
Une fois sa décision arrêtée, elle regagna le palais d'un pas
déterminé. En rejoignant ses appartements, elle vit que la porte
de la suite de sa mère était entrouverte. Entrant sans frapper, elle
trouva Darlene en train de faire ses bagages, secondée par deux
femmes de chambre. Darlene leva les yeux à son arrivée et sourit.
— Ah, tiens, tu tombes bien, Kayleen. Cela m'évitera de t'écrire
un petit mot. Comme tu vois, je respecte ta volonté et je quitte le
palais. J'ai passé un très agréable séjour et je regrette que nous
n'ayons pas eu l'occasion de mieux nous connaître. N'hésite pas à
me faire signe la prochaine fois que tu viendras aux Etats-Unis.
Kayleen sentit une nausée la submerger. Tout était faux chez
cette femme. De ses cheveux trop blonds jusqu'à ses sourires
superficiels.
— Si tu pars, c'est uniquement parce qu'As'ad a promis de te
verser quatre millions de dollars en échange, lais- sa-t-elle
tomber en échange. Inutile de nier. J'ai surpris votre
conversation.
— Alors tu sais que j'ai obtenu ce que je suis venue chercher ici
: une sécurité financière. Ce n'est pas Byzance mais je saurai
placer cette somme et en tirer de quoi vivre.
— Tant mieux pour toi. Quand pars-tu ?
— Un avion m'attend à l'aéroport. J'adore les riches d'entre les
riches... Tu n'as pas l'intention de fondre en larmes, au moins ? Je
déteste les adieux sentimentaux.
— Rassure-toi. Je garderai les yeux secs. Adieu et bon vent.
Tournant les talons, Kayleen quitta la suite sans se retourner. De
retour dans ses appartements, elle sentit un calme inattendu
tomber sur elle. Peut-être parce qu'elle voyait enfin le monde tel
qu'il était et non plus tel qu'elle avait envie qu'il soit.
Plus que jamais la décision qu'elle venait de prendre lui sembla
être la seule solution pour qu'elle prenne enfin sa vie en main.
Passant dans sa chambre après s'être assurée que les filles
dormaient, elle se déshabilla posément et enfila un peignoir. Puis
elle retourna s'asseoir dans un fauteuil devant les portes-fenêtres
ouvertes. Respirant l'air tiède de la nuit, elle comprit qu'elle ne
retournerait pas se réfugier au couvent. Elle était jeune et elle
était forte, et d'une façon ou d'une autre, elle se construirait une
existence à elle. Avec une vraie famille. Et un homme sincère qui
saurait l'aimer.
As'ad trouva Kayleen assise avec un carnet sur les genoux.
— Je t'ai cherchée partout ! Pourquoi ne pas m'avoir dit que tu
voulais rentrer ? Tu es malade ?
— Non. Je me sens bien.
— Tu es revenue pour écrire ?
Elle posa le carnet et le crayon sur la table basse.
— Comme tu vois, oui... Tu as viré l'argent sur le compte de ma
mère ?
Il jura à voix basse.
— Elle t'a parlé ?
— Rassure-toi, elle ne t'a pas trahi. Il se trouve simplement que
j'ai surpris votre conversation. Sais-tu que je lui avais déjà intimé
l'ordre de partir ? Non, bien sûr. Elle s'est bien gardée de t'en
parler. Elle a su, une fois de plus, tirer son épingle du jeu.
Mal à l'aise, As'ad ne répondit pas. Visiblement, Kayleen avait
été blessée. Alors qu'il n'avait cherché qu'à la protéger, il l'avait
blessée.
— Je me fiche de cet argent, Kayleen.
— Toi, oui. Mais ma mère, non. Donc les choses s'arrangent
bien pour vous.
Il tenta, sans succès, de déchiffrer son expression. Etait-elle en
colère ?
— Tout ira bien de nouveau lorsqu'elle sera partie, Kayleen.
Cela a juste été un mauvais moment à passer.
— Je n'en suis pas si certaine. Puisqu'il s'agit d'un simple
mariage de convenance pour toi, pourquoi ne pas avoir choisi
une femme avec un pedigree plus présentable que le mien ?
— Je suis heureux de t'épouser. J'aimerais que tu sois la mère
de mes fils. Je te respecterai et t'honorerai toute ma vie.
— Le respect n'est pas l'amour.
Le malaise d'As'ad monta d'un cran. Kayleen était calme.
Beaucoup trop calme à son goût. Si elle avait crié et tempêté, il
aurait pu tenter de la raisonner. Mais son détachement ne lui
disait rien qui vaille. Que voulait- elle de lui ?
— L'essentiel des torts me revient, reprit-elle. J'ai toujours
cherché à me cacher comme tu me l'as fait observer toi-même.
Au couvent, d'abord. Puis ici, en me cloîtrant dans ce palais avec
toi. Je n'ai jamais osé me battre. Jamais osé vivre ma vie.
— Tu as introduit des changements positifs en décidant de
laisser le couvent derrière toi.
Elle retira sa bague de fiançailles et la lui tendit.
— En voici un grand, de changement.
— Ah non ! Tu ne peux pas faire ça !
Comme il refusait de reprendre le diamant, elle le posa sur la
table.
— Je le peux, si. Je ne veux pas de mariage sans amour. Je
mérite mieux et toi aussi. Je sais que tu ne crois pas aux vertus
des sentiments. Mais tu as tort. Aimer nous rend forts. C'est un
affect puissant et la raison de notre présence en ce monde. Etre
aimé. S'aimer. Aimer. C'est ce qui donne du sens à notre parcours
sur terre. Je t'aime mais cela ne suffit pas si tu te sens incapable
de m'aimer en retour. Je ne suis peut-être pas celle qu'il te faut,
tout simplement.
Les lèvres de Kayleen se mirent à trembler et son regard se fit
plus sombre.
— Cela me fait mal de t'imaginer avec une autre femme. Mais
je ne peux pas t'obliger à m'aimer.
As'ad s'exhorta à rester calme. Kayleen était perturbée par l'échec
de sa relation avec sa mère. C'était juste une crise émotionnelle.
L'affaire de quelques jours.
— J'ai besoin de toi, Kayleen.
Elle se leva.
— Oui, je sais. Plus que tu ne le crois, même. Mais le besoin est
matériel, élémentaire. Il ne suffit pas. Il est tard, As'ad. Et je suis
fatiguée. J'aimerais que tu t'en ailles.
— Tu es fatiguée, oui. Et tu as été perturbée par la visite de ta
mère. Nous reparlerons tranquillement de tout cela demain.
— Je ne changerai pas d'avis, annonça-t-elle, toujours aussi
calmement en le poussant vers la porte.
Il se retrouva dans le couloir, un peu sonné, avec le sentiment
d'avoir perdu brutalement ce qu'il avait de plus précieux au
monde. Mais il se reprit bien vite. Il n'avait rien perdu du tout.
Kayleen l'aimait. Elle ne tournerait pas le dos comme cela à la
perspective d'un beau mariage. Sa place était avec les filles et
avec lui. D'ailleurs, il était cheikh et prince. Et il obtenait
toujours ce qu'il désirait.
***
As'ad se fit violence pour laisser à Kayleen le temps de se
ressaisir. Mais sa stratégie ne fut pas payante. Lorsque, à midi le
lendemain, il se présenta à ses appartements, il les trouva déserts.
Les placards étaient vides et toute trace de Kayleen et des filles
avait disparu. La seule chose qui restait était la bague de
fiançailles posée en évidence sur la table.
Dans un état second, il explora la suite silencieuse. Ainsi elle
l'avait quitté. Lui. Un prince. Alors qu'il l'avait couverte de robes
et de bijoux. Alors qu'il avait offert un toit à trois orphelines. Et
qu'il se préparait à lui faire l'honneur de lui donner son nom.
Que voulait-elle de plus ?
Furieux, il se précipita dans le bureau de Lila.
— C'est ta faute ! C'est à cause de toi que j'en suis là !
Sa tante se versa une tasse de thé et ne s'émut pas de cette
intrusion.
— Ma faute ?
— Kayleen est partie en emmenant les filles ! Elle n'a pas le
droit de prendre mes enfants ! La loi l'interdit !
— Tu n'es pas encore officiellement leur père. Les formalités
d'adoption sont toujours en cours. Et elles n'aboutiront pas,
d'ailleurs. C'est Kayleen qui aura la garde des enfants. Elle en a
fait la demande à Mukhtar.
— A mon père ? Et il a accepté ?
— Bien sûr. Tu ne les adoptais que pour rendre service, As'ad.
Pas par désir d'être père.
— Je disais cela parce que je ne les connaissais pas encore !
— Mais c'est Kayleen qui les aime. Pas toi.
— J'ai fait neiger le jour de leur fête de Noël !
— En effet. Et c'était merveilleux. Je ne dis pas que tu les
négliges, As'ad. Mais tu m'as expliqué toi-même que tu refusais
l'amour. Et Dana, Nadine et Pepper n'ont pas été élevées comme
toi, dans le déni des sentiments. Il est naturel pour elles que leurs
parents les aiment. C'est pourquoi Mukhtar a pensé qu'elles
seraient plus heureuses avec Kayleen. Elles rentreront aux
Etats-Unis juste après les fêtes de fin d'année. Mukhtar a promis
de les aider financièrement le temps que Kayleen retrouve du
travail.
Ce n'était pas à son père de verser une pension pour ses enfants !
— Tu t'es mêlée de ma vie, Lila ! Et tu as tout gâché.
Sa tante resta très calme.
— Tu as tout gâché toi-même, As'ad. Kayleen est une femme
merveilleuse. Et elle t'adorait. Ne t'inquiète pas à son sujet. Elle
trouvera quelqu'un d'autre. Je suis beaucoup plus soucieuse pour
toi, en revanche.
As'ad sentit une rage immodérée s'élever en lui. Il aurait voulu
hurler, tempêter, casser la jolie théière en porcelaine de Lila et
jeter ses livres et ses classeurs par la fenêtre.
— C'est inacceptable ! s'écria-t-il.
— Tu ne trouves pas que Kayleen a le droit d'être aimée ?
Il foudroya sa tante du regard.
— Tu cherches à me piéger avec tes mots.
— Non, As'ad, il n'y a pas de double message. Je cherche juste
à te faire comprendre une chose très simple : Kayleen mérite
mieux que ce que tu as à lui offrir.
Les mots de Lila le transpercèrent comme jamais aucune parole
ne l'avait transpercé. Il quitta le bureau de sa tante dans un état
second. Lila avait raison : alors qu'il avait cru rendre service à
Kayleen en l'épousant, c'était elle, au contraire, qui lui faisait une
faveur.
Deux jours plus tard, As'ad avait compris ce que « vivre un enfer
» voulait dire. A part qu'il ne vivait plus. Il avait toujours aimé le
palais où il avait vu le jour, mais à présent il ne pouvait plus faire
un seul pas sans que le souvenir de Kayleen et des filles le prenne
à la gorge.
Kayleen l'avait quitté.
Elle qui prétendait l'aimer, elle qui lui avait juré qu'elle ne le
quitterait jamais, s'était éloignée d'un pas léger. Sans crise, sans
larmes et sans éclats de voix. Il aurait voulu lui reprocher son
inconstance, la secouer comme un prunier et lui demander des
comptes.
Mais comment exiger quoi que ce soit d'une femme qui vous
avait quitté sans laisser d'adresse ? Il n'avait personne contre qui
hurler ; et seul le silence répondait à ses jurons. Il prit un billet
pour Paris puis changea d'avis.
Il n'avait même plus l'énergie nécessaire pour voyager. Comme
un drogué en état de manque, le prince As'ad d'El Deharia n'était
plus que l'ombre brisée de lui-même.
Il haïssait cet état. Détestait sa faiblesse. Abhorrait la tyrannie de
ses regrets.
Se précipitant chez son père, il entra chez lui sans s'annoncer.
— Kayleen est partie, père.
— Je sais.
— Tu ne peux pas l'autoriser à quitter le pays avec mes filles.
Le roi Mukhtar fronça les sourcils.
— Kayleen m'a dit que les enfants seraient mieux avec elle.
S'est-elle trompée ? Quel est ton souhait ?
Quel était son souhait ? Il sentit ses épaules s'affaisser.
— Je veux récupérer Kayleen. Je veux retrouver les filles. Je
veux...
Il aspirait au sourire de Kayleen. Au radieux amour de Kayleen.
Il avait envie de voir son ventre s'arrondir et ses seins se gonfler
de lait. Il désirait être là lorsque Dana ferait sa thèse de médecine.
Et applaudir Nadine lorsqu'elle ferait son entrée dans un corps de
ballet. Puis encourager la petite Pepper à trouver elle aussi sa
voie.
Que ferait-il si Dana tombait amoureuse d'un homme qui ne
l'aimait pas en retour ? Il insulterait l'imbécile qui oserait rejeter
sa fille. Et il ramènerait Dana à la maison de force. Il ne laisserait
partir ses enfants qu'avec des compagnons de vie qui les
aimeraient corps et âme.
Mais Kayleen, alors ? Ne méritait-elle pas d'être aimée, elle aussi
? Ne devrait-il pas se sacrifier et lui laisser le champ libre pour
rencontrer un autre homme ?
« Non ! » rugit en lui une voix définitive.
— J'ai été le premier homme de Kayleen. Elle est à moi. Je ne
la laisserai pas partir.
Son père soupira.
— Nous avons abrogé les anciennes coutumes, mon fils. Tu ne
peux pas l'obliger à t'épouser contre son gré.
— Je me fais fort de la convaincre. Dis-moi simplement où elle
se cache.
Le roi parut sceptique.
— Je ne suis pas sûr que...
— Moi, je suis sûr. Où est-elle ?
Alors que Mukhtar se frottait le front d'un air indécis, As'ad
comprit soudain où il trouverait celle qui s'était promise à lui
pour la vie.
— Oublie que je t'ai posé la question. Je serai absent du palais
quelques jours.
Kayleen faisait de son mieux pour rire aux éclats avec Pepper
alors qu'elles jouaient devant le feu avec le jeune chiot que leur
avait donné Zarina. Dana et Nadine jouaient avec les enfants de
la tribu. Toutes trois s'étaient bien adaptées à la vie du
campement malgré le contraste avec le luxe auquel elles s'étaient
accoutumées au palais.
Pour elle, en revanche, le changement était moins facile à vivre.
Si elle avait troqué sans difficulté ses draps fins et sa salle de
bains de star contre une toile de tente et les étoiles du désert, elle
s'habituait très mal à l'absence d'As'ad.
Zarina les avait accueillies toutes les quatre sans poser de
questions. Et la vie simple et harmonieuse de la tribu tempérait
son chagrin. Mais le refuge qu'elles avaient trouvé au campement
n'était que temporaire. Dans quelques jours, Sharif et les siens
lèveraient le camp pour s'enfoncer plus avant dans le désert.
Kayleen répugnait à les quitter. Mais il lui faudrait revenir en
ville et trouver un autre lieu où loger en attendant d'avoir les
documents nécessaires pour pouvoir quitter El Deharia avec les
enfants. Par chance, As'ad n'avait pas cherché à accélérer la
procédure d'adoption lorsqu'il avait fait sa demande. Dieu sait ce
qu'elle aurait fait si Dana, Nadine et Pepper étaient devenues
officiellement ses filles.
Portant la main à son ventre, elle se remémora avec un léger
frisson la dernière fois où As'ad et elle avaient fait l'amour. Si
elle était enceinte, elle resterait prisonnière à jamais de sa
relation avec lui.
— Il ne faut pas que je pense à cela, maintenant, murmura-t-elle
à voix haute. Je dois rester forte.
Quelle que soit la forme que prendrait l'avenir, elle avait
confiance en ses capacités à faire face. Elle avait réussi à
s'opposer à As'ad et à refuser le simulacre de mariage qu'il lui
proposait. Elle se savait capable, désormais, de tracer sa propre
voie en restant fidèle à ses propres valeurs.
Elle se leva pour s'approcher du feu où du thé bouillait en
permanence. Levant les yeux vers le ciel limpide, elle songea
avec un pincement au cœur que dans deux jours, ce serait Noël.
Elle s'apprêtait à regagner sa tente lorsqu'elle vit un homme à
cheval approcher au grand galop, en soulevant derrière lui un
tourbillon de sable. Son cœur fit un bond dans sa poitrine et elle
demeura rivée sur place.
Même s'il avait revêtu la tenue traditionnelle des Bédouins, elle
avait reconnu As'ad au premier regard. C'était la première fois
qu'elle le voyait ainsi, avec sa longue robe claire flottant derrière
lui et une expression presque primitive sur son visage fouetté par
le soleil et le vent. Ce n'était pas un prince qu'elle avait devant
elle, mais un cheikh du désert, aussi puissant que farouche.
Secouant la tête, elle rejeta ses longs cheveux dans son dos et
attendit, le menton légèrement levé. Il immobilisa sa monture
juste devant elle. Leurs regards se trouvèrent. S'accrochèrent.
Malgré tout ce qui les séparait désormais, elle ressentait une joie
profonde à le revoir. Le cœur battant, elle buvait son visage des
yeux. Elle voulait le toucher de nouveau. L'embrasser à perdre
haleine. Se donner à lui et crier d'amour comblé dans les hauteurs
de l'extase.
Et dire qu'elle était censée rester forte...
— Tu es mienne, Kayleen. Tu ne peux pas m'échapper.
Elle releva le menton un peu plus encore.
— Tu ne me retiendras pas contre mon gré. Je ne suis pas ta
prisonnière.
Sautant à bas de sa monture, As'ad confia les rênes à un jeune
garçon qui venait d'accourir à sa rencontre.
— Tu as raison, mon cœur. Je suis le tien, en revanche.
Son prisonnier ? Prise au dépourvu, elle l'interrogea du regard.
— Tu m'as manqué Kayleen. A chaque instant. A chaque
seconde. Même le jour le plus radieux n'est que ténèbres loin de
toi.
Elle déglutit avec difficulté.
— Je ne comprends pas.
— Et moi encore moins. Mon projet était simple pourtant : je
devais me marier par devoir pour assurer la continuité de la
lignée. Mon destin était de servir mon pays. Tout était écrit
d'avance. Je me devais à El Deharia et rien qu'à El Deharia. Et
voilà que la femme que je choisis pour tenir le rôle de simple
procréatrice bouleverse toutes mes idées préconçues. Elle dirige
avec le cœur, n'a peur de rien ni de personne, donne sans compter
et m'ensorcelle.
Kayleen n'était plus en état de respirer mais quelle importance ?
Les paroles d'As'ad agissaient comme un baume sur les plaies
vives de son cœur.
— Kayleen, j'ai eu tort de penser que j'étais maître du jeu. Je ne
domine plus rien depuis que tu es entrée dans ma vie. Tu es mon
soleil. Sans la lumière de ton sourire je ne suis plus que l'ombre
de moi-même. J'ai besoin de toi et j'ai besoin des filles. Je veux
de nouveau entendre le son clair de vos rires dans le palais.
Reviens-moi, s'il te plaît.
En proie à une tentation déchirante, elle secoua faiblement la
tête.
— Mais tu refuses de m'aimer, As'ad. Et un mariage sans
amour...
— ... n'est pas ce que tu mérites. Tu as le droit d'être aimée,
vénérée. D'être la part la plus noble de la vie de ton époux.
Prenant ses mains dans les siennes, il posa ses lèvres au creux de
ses paumes.
— Laisse-moi être ce mari aimant, Kayleen. Laisse-moi te
montrer les mille visages que prendra mon amour pour toi. Cent
fois, tu me mettras à l'épreuve. Et même lorsque tu seras sûre de
moi, tu continueras à me tester encore. Et je n'échouerai jamais,
mon amour, parce que je t'aime. Rien que toi. Peux-tu me
pardonner ? Me redonner une chance ?
— Dis-lui oui.
Kayleen sourit en entendant les mots chuchotes tout bas dans son
dos. Elle sentait la présence de leurs trois filles juste derrière elle,
leurs trois filles qui commençaient à aimer As'ad comme un père.
— Oui ! chuchota-t-elle en se jetant dans ses bras.
Il la rattrapa et l'attira contre lui Murmurant son nom, il lui
couvrit le visage de baisers. Kayleen sentit une joie calme
exploser dans sa poitrine. C'était si bon, si juste de retrouver son
étreinte. D'autres bras se présentèrent alors et As'ad s'écarta pour
accueillir les filles dans leur cercle d'amour. Soulevant Pepper, il
entoura les épaules de Nadine pendant que Kayleen serrait Dana
contre elle.
— Notre petite famille... Je suis tellement heureuse.
— Je regrette d'avoir été si long à comprendre.
— C'est sans importance, mon amour. Ce n'est pas toujours
facile d'entendre ce que nous dit notre propre cœur.
— Il a fallu que tu trouves la force de me quitter pour que je
l'entende... Mais tu pleures ?
— Non, je ne pleure pas.
Portant la main à sa joue, elle sentit néanmoins une trace humide.
Mais c'était une humidité froide et non pas la tiédeur des larmes.
Pepper poussa un cri strident.
— Il neige ! As'ad, tu as apporté ta machine jusqu'ici !
— Mon canon à neige tourne à l'électricité, Pepper. Il ne peut
pas fonctionner dans le désert.
Levant les yeux, Kayleen vit un tourbillon blanc tomber du ciel
pur. Une vraie neige aux flocons parfaitement dessinés. Des
cristaux miraculeux. Une neige de Noël tourbillonnant au-dessus
du sable et de la roche aride du désert.
As'ad reposa Pepper qui se mit à courir avec Dana, Nadine et tous
les enfants de la tribu, essayant d'attraper des flocons avec la
langue ou avec les doigts.
— Promets-moi de ne plus jamais me quitter, murmura As'ad
en l'attirant de nouveau contre lui. Je n'y survivrai pas une
seconde fois.
— Je te le promets. Et toi, As'ad ? Tu ne me quitteras pas, toi
non plus ?
Il rit doucement.
— Où voudrais-tu que j'aille ? Sans toi, ailleurs sera toujours
nulle part.
— Pour toujours ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Oui, mon cœur. Pour toujours.
L'éclat d'un amour brûlant illuminait le regard d'As'ad. Pour la
première fois, Kayleen sentit le vide du manque d'amour se
résorber en elle. La faille était comblée. Elle avait trouvé sa
famille de cœur.

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