Dès son arrivée à El Deharia, Kayleen est sous le charme
de ces magnifiques paysages baignés d'un soleil éclatant, ces dunes de sable qui s'étendent à perte de vue. Ce qu'elle apprécie beaucoup moins, en revanche, c'est l'arrogance de son nouveau patron, le cheikh As'ad. Ce dernier, en effet, ne lui manifeste que froideur et mépris, et la traite comme une simple domestique. Aussi est elle très surprise lorsqu'il la demande en mariage. Surprise et surtout extrêmement troublée, car aussi inattendue, aussi incompréhensible soit cette proposition, elle brûle soudain d'envie de l'accepter... Prologue
— Cette situation ne peut plus durer, Lila ! Il faut faire quelque
chose ! Le front barré par un pli de contrariété, le roi Mukhtar d'El Deharia arpentait la largeur de son salon privé. La princesse Lila réprima un sourire en songeant que si son frère avait parcouru les lieux dans leur longueur, elle l'aurait vite perdu de vue dans l'immensité de ses appartements. Mukhtar fondit sur elle. — Parce que tu trouves qu'il y a lieu de sourire ? J'ai trois fils en âge de se marier. Trois. Et crois-tu qu'il y en aurait au moins un qui songerait à prendre femme et à me donner des descendants ? Eh bien, non ! Ni Qadir, ni Kateb, ni As'ad ! Ils n'auraient pas le temps d'y penser, soi-disant. Trop de responsabilités. Trop de travail. Trop de complications. Peut-on m'expliquer par quel miracle j'ai engendré des fils aussi industrieux ? Si seulement ils passaient leur temps à courir les filles et à leur faire des enfants par inadvertance ! Cela me laisserait au moins le recours d'organiser un mariage forcé ou deux... Lila éclata de rire. — A-t-on jamais entendu un père se plaindre que ses enfants soient sérieux, travailleurs et qu'ils ne se comportent pas en séducteurs effrénés ? Tu as d'autres doléances comme celles-ci, mon frère ? Les caisses de l'Etat sont-elles trop pleines ? Le peuple d'El Deharia trop attaché à son souverain ? La couronne royale trop lourde à porter ? Le roi Mukhtar soupira. — Tu te moques de moi, Lila. — Me moquer de toi n'est pas seulement un droit, pour moi, c'est un devoir. Si tout ton entourage courbait l'échine devant toi, tu finirais par perdre le sens des réalités. Le regard menaçant que lui jeta son frère n'entama en rien sa sérénité. Mukhtar et elle avaient toujours été très liés. Malgré les fonctions royales de son aîné, Lila n'avait jamais cessé de voir en lui le compagnon de jeux qu'il avait jadis été. — L'affaire est plus sérieuse que tu ne sembles le penser, Lila. Un roi n'est rien s'il n'a pas une longue lignée de descendants à qui transmettre son nom, sa charge et sa dignité. A mon âge, je devrais déjà avoir une demi-douzaine de petits-fils galopant dans les couloirs du palais ! Mais aucun cri d'enfant n'a plus résonné dans cette demeure depuis de longues années. Qadir court le monde pour représenter notre pays à l'étranger. As'ad gère les affaires intérieures du royaume. Et Kateb vit dans le désert, en stricte conformité avec les coutumes de nos ancêtres. — Kateb est un solitaire. Il a toujours un peu été le mouton noir de la famille. Son frère la foudroya du regard. — Surveille ton langage, Lila. Il n'y a pas de moutons parmi mes fils. Ce sont tous des lions ou des chacals. — Alors Kateb est le chacal noir de la famille. — Lila, je t'ordonne de cesser de plaisanter ! Lila leva les yeux au ciel. — M'as-tu déjà vu trembler devant ton autorité ? — Pas que je me souvienne, non, soupira Mukhtar. Mais ton insolence finira par te perdre. Lila porta ostensiblement la main à la bouche et fit mine de bâiller. La contrariété de Mukhtar monta d'un cran. — Tu n'as aucun conseil à me donner, alors ? Tout ce qui t'intéresse, c'est de t'amuser à mes dépens ? — J'aurais des suggestions à te faire, en effet. Mais je ne suis pas persuadée qu'elles te plairont. Mukhtar croisa les bras sur sa poitrine. — Je t'écoute avec attention. L'attitude de Mukhtar était plus impérieuse qu'attentive, mais Lila était habituée aux façons autoritaires de son aîné, et comme il n'était pas dans les habitudes de Mukhtar de lui demander conseil, elle estima qu'il venait de faire un grand pas, et qu'elle avait tout intérêt à le prendre au sérieux. — J'ai abordé la question avec le roi Hassan du Baharia et il m'a confié que... — Avec le roi Hassan ? la coupa-t-il. Depuis quand êtes-vous sur un tel pied d'intimité, tous les deux ? Lila soupira. — Si tu m'interromps toutes les trente secondes, la discussion risque de durer tout l'après-midi. Mukhtar ne répondit rien mais il haussa les sourcils d'un air sévère. Elle retint un sourire en reconnaissant l'expression légèrement butée qu'arborait son frère chaque fois qu'il la croyait en danger d'être séduite. Comme si le roi du Baharia allait passer sur son grand destrier blanc pour ravir la femme de quarante-trois ans qu'elle était ! Elle n'aurait pas demandé mieux, cela dit. A vingt-cinq ans, une mort prématurée lui avait arraché l'époux qu'elle avait tendrement aimé. Et depuis, elle avait toujours vécu seule. Au début, elle avait pensé se remarier et fonder une famille. Mais les années avaient passé sans que l'occasion se présente. Mukhtar avait connu le veuvage à son tour. Et elle s'était consacrée à ses six neveux. Sans jamais croiser d'hommes qui aient retenu son attention. Jusqu'à Hassan. Son ami, le roi du Baharia, était veuf et plus âgé qu'elle, ce qui ne l'empêchait pas d'avoir pour lui le charme et la vitalité. Mais ressentait-il une attirance pour elle de son côté ? Il existait certes entre eux une indéniable complicité. Mais elle n'était pas certaine du tout des sentiments du roi à son égard. — Lila ? insista Mukhtar avec impatience. Comment se fait-il que tu aies des conversations privées avec Hassan ? — Pardon ? Ah oui, Hassan. Nous avons fait connaissance, il y a quelques années, alors que nous participions à un séminaire sur l'éducation. Elle avait également rencontré Hassan à l'occasion de ses visites d'Etat officielles, bien sûr, mais c'était dans le cadre de ce congrès que, pour la première fois, ils s'étaient entretenus longuement en tête à tête. Et appréciés. — Hassan a des fils, lui aussi. Et il se félicite d'avoir réussi à tous les marier. — Tous ! Et comment a-t-il fait ? — Il a aidé le hasard à se transformer en destin. Sous la belle moustache poivre et sel, les lèvres de Mukhtar s'arrondirent en une expression stupéfaite. — Tu veux dire... — Je veux dire qu'il n'a pas hésité à orchestrer de véritables mises en scène. Il a commencé par sélectionner des jeunes femmes qui lui paraissaient convenir. Puis il s'est débrouillé pour créer les circonstances d'une rencontre. Une fois, il a organisé carrément un barrage routier. Une autre fois, il y a eu une panne d'ascenseur providentielle. D'une façon ou d'une autre, il s'arrangeait pour mettre le futur jeune couple en présence dans des circonstances plus ou moins dramatiques. Et cela a fonctionné. Mukhtar se frotta pensivement le front. — Je suis le roi d'El Deharia... — J'étais au courant, oui. — Ce ne serait pas digne de me comporter comme une vulgaire entremetteuse... Lila contint de justesse un sourire. Elle savait déjà ce qui allait suivre. — ... mais toi, en revanche, tu es beaucoup plus libre d'agir comme cela te chante. Ni ton rang ni ton pouvoir ne constituent un obstacle. — N'est-ce pas une chance incroyable d'être une femme ? ironisa Lila. — Tu pourrais te charger de bousculer un peu le destin à ma place et... Mukhtar s'interrompit brusquement pour lui jeter un regard suspicieux. — Mais il y a déjà un moment que tu as une stratégie en tête, n'est-ce pas ? — J'ai fait quelques repérages, oui, admit-elle. Un sourire entendu s'élargit sur les lèvres du roi. — Vite, raconte-moi ce que tu as préparé. Je veux tous les détails ! -1-
Le prince As'ad d'El Deharia avait le sens de l'ordre. Il était
rationnel, efficace et faisait tourner le pays comme il menait sa vie personnelle : avec maîtrise et sobriété. S'il laissait volontiers la couronne royale à son père, c'était en grande partie sur ses épaules que reposaient les affaires du royaume. Et il trouvait une profonde satisfaction dans l'exercice de ses fonctions. Son pays se développait et prenait une importance économique croissante. Sous sa houlette, de nouvelles infrastructures se mettaient en place. Mais pour être passionnante, sa tâche n'en était pas moins gigantesque, et elle ne lui laissait pas beaucoup de temps disponible pour songer à des occupations plus frivoles. Parmi ses amis, il s'en trouvait toujours un pour lui reprocher son sérieux et lui conseiller de profiter de son double statut de prince et de cheikh pour s'adonner à une vie de plaisir. Mais As'ad n'aspirait pas aux distractions futiles. S'il avait une faiblesse, c'était son affection pour sa tante Lila. Personne, normalement, n'était autorisé à pénétrer dans ses bureaux sans rendez-vous. Mais il tendait à faire une exception pour sa tante. Il ne s'étonna donc pas lorsqu'elle fit irruption chez lui en catastrophe ce jour-là. — As'ad, j'ai besoin de toi, annonça-t-elle, hors d'haleine. Il faut que tu viennes sur-le-champ. As'ad sauvegarda son travail et leva les yeux de son ordinateur. — Que se passe-t-il, Lila ? — Une crise sans précédent. Il la regarda, surpris. Toujours si calme d'ordinaire, sa tante avait les joues en feu et les mains tremblantes. — Où cela, une crise, sans précédent ? — A l'orphelinat ! Un des chefs de clan est arrivé du désert. Et il veut emmener trois orphelines avec lui. Mais les enfants, trois sœurs, refusent de le suivre. Une enseignante a pris leur parti et l'institut est à feu et à sang. Une des religieuses a juré qu'elle se jetterait du haut du toit si tu ne venais pas à leur aide. As'ad se leva en soupirant. — Et pourquoi moi plutôt qu'un autre ? — Parce que tu es un dirigeant avisé, répondit sa tante en évitant son regard. Et ta réputation d'impartialité n'est plus à faire. Perplexe, As'ad contempla la femme qui lui avait tenu lieu de mère quasiment toute sa vie. Lila avait toujours été un peu manipulatrice, et elle était capable de jouer les comédies les plus éhontées pour obtenir ce qu'elle voulait. Le faisait-elle marcher ? Le voyant hésitant, elle lui jeta un regard peiné. — Il y a réellement un drame à l'orphelinat. S'il te plaît, As'ad. Son plaidoyer paraissait sincère, et il n'avait jamais pu résister à un authentique appel à l'aide. Contournant son bureau, il saisit sa tante par le coude. — Très bien. Mais allons-y sans traîner. Je n'ai pas que cela à faire. Dès leur arrivée sur place, As'ad regretta amèrement de s'être laissé convaincre d'intervenir dans le conflit en cours. Le pensionnat était effectivement en pleine effervescence. Une quinzaine d'élèves en pleurs se tenaient recroquevillées les unes contre les autres, et quelques enseignantes s'efforçaient de les consoler. Mais elles étaient à peine moins paniquées et éplorées que leurs jeunes protégées. Un vieux chef de tribu à la haute stature se tenait près de la fenêtre avec deux de ses hommes. Il parlait en gesticulant furieusement. Ses invectives s'adressaient à un petit bout de femme rousse qui s'était interposée entre lui et trois fillettes qui sanglotaient bruyamment. As'ad fronça les sourcils et se tourna vers sa tante. — Je ne vois personne sur le toit. — C'est parce que la situation s'est calmée, je suppose. Mais tu peux quand même constater qu'un vent de chaos souffle sur l'orphelinat. Il s'abstint de tout commentaire ; sa tante l'avait bien manipulé. Il fixa son attention sur la jeune femme à la chevelure de feu qui invectivait le chef de tribu. — Cette fille ne ressemble pas à une nonne, dit-il d'un ton sec. — Kayleen est enseignante dans un établissement religieux. C'est presque la même chose, non ? — Ainsi, tu m'as menti. Lila écarta cette accusation d'un geste désinvolte. — « Mentir » est un bien vilain mot. Cela s'appelle « exagérer un peu », ce qui est tout à fait différent. — Tu as de la chance que nous ayons renoncé aux anciennes coutumes dans ce pays, ma tante. Celles qui définissaient la conduite d'une femme, par exemple. Sa tante sourit. — Tu m'aimes trop pour me châtier, As'ad. Elle avait raison sur ce point, songea-t-il en pénétrant dans la pièce. Ignorant les femmes et les enfants, il se dirigea vers le chef de tribu qui continuait de gesticuler et de fulminer. Il le salua avec courtoisie. — Sois le bienvenu, Tahir. Il est rare que tu quittes le désert. C'est un plaisir et un honneur de t'avoir parmi nous. Malgré sa fureur évidente, Tahir n'oublia pas à qui il avait affaire et s'inclina avec respect. — Sois béni, prince As'ad. Je me réjouis de trouver un être de raison dans cette maison de fous. J'avais espéré ne faire qu'un bref aller-retour ici. Mais cette... cette créature me met des bâtons dans les roues, soupira-t-il en désignant la jeune femme rousse. Si je suis ici, c'est uniquement pour m'acquitter de mon devoir et témoigner de l'hospitalité du désert. Mais cette personne ne veut rien entendre et me traite comme un vulgaire criminel ! Tahir tremblait sous l'outrage. Jouissant d'une autorité absolue parmi les siens, il n'avait pas l'habitude d'être contredit. Et surtout pas par une femme. — Ce que vous avez l'intention de faire est criminel ! protesta l'enseignante aux cheveux roux. Je ne vous laisserai jamais mettre votre projet à exécution ! Au grand étonnement dAs'ad, elle se tourna vers lui pour lui jeter un regard noir. — Quant à vous, monsieur, si vous êtes venu pour me faire changer d'avis, vous perdez votre temps. Les trois fillettes se serrèrent un peu plus étroitement contre elle. A en juger par leur évidente ressemblance, il s'agissait de trois sœurs. Blondes et gracieuses toutes les trois, elles donneraient du souci à leur père, songea distraitement As'ad. A part que leur père était sûrement mort puisqu'elles étaient pensionnaires d'un orphelinat, rectifia-t-il aussitôt. Soucieux de rétablir son autorité, il demanda froidement : — Et vous êtes, mademoiselle... ? — Kayleen James. J'enseigne ici et je voudrais bien savoir pourquoi... — Les questions, c'est moi qui les pose, la coupat-il. — Mais... — Mademoiselle James, je suis le prince As'ad. Le nom vous est-il familier? — Oui. La princesse Lila a mentionné votre nom, répondit-elle sans s'émouvoir. Vous dirigez le pays ou un truc comme ça. — Un truc comme ça, oui. Je présume que vous avez obtenu un visa pour travailler ici ? Elle acquiesça d'un signe de tête. — Ce visa de travail sort de mes bureaux, poursuivit-il. Je suggère donc que vous évitiez de vous comporter de manière à me faire regretter de vous avoir accueillie dans mon pays. Kayleen James avait le visage criblé de minuscules taches de rousseur. Presque invisibles au premier regard, elles se détachèrent avec netteté lorsqu'elle pâlit sous l'outrage. — Vous me menacez ? s'enquit-elle dans un souffle. Vous m'expulserez si je refuse de m'incliner devant les agissements cruels de cet homme ? Vous a-t-il informé de ses intentions, au moins ? As'ad ne répondit pas tout de suite et la contempla un instant. Elle avait des yeux immenses. Plus verts que bleus, et il crut y apercevoir quelques larmes briller. Il aurait préféré subir une tempête de sable dans le désert plutôt que de se trouver au cœur de ce gynécée balayé par un vent d'agitation hystérique. Il se tourna vers Tahir. — Tahir, dis-moi, qu'est-ce qui t'amène ici, dans cet orphelinat tenu par des religieuses catholiques ? Tahir désigna les trois sœurs du menton. — Je suis venu offrir refuge et protection à ces trois enfants privées de famille. Leur père appartenait à ma tribu. Il est parti étudier à l'étranger et nous ne l'avons plus jamais revu. Mais il n'en reste pas moins l'un des nôtres. La nouvelle de son décès vient tout juste de nous parvenir. Ces enfants étant déjà orphelines de mère, leur place est désormais au village avec les leurs. Kayleen s'interposa. — Au village où vous avez l'intention de les séparer ! Et où elles seront élevées comme des domestiques ! Tahir haussa les épaules. — Les enfants de sexe féminin ne présentent qu'une faible valeur. Mais la tribu étant solidaire, plusieurs familles ont accepté d'en prendre une chez elles. Nous honorons la mémoire de leur père. Non seulement elles seront bien traitées, mais elles bénéficieront de ma protection. Kayleen avança un menton volontaire. — Jamais ! Ces fillettes ont tout perdu et elles se raccrochent à leur petite fratrie comme à une ultime bouée de sauvetage. Le lien qui les soude est plus fort que celui qui unit des sœurs d'ordinaire. Si on les sépare, elles ne s'en remettront jamais. Je ne peux pas accepter qu'on les traite comme de la marchandise ! As'ad eut une pensée nostalgique pour son bureau calme et parfaitement organisé où l'attendaient des problèmes simples et rationnels comme la gestion de l'économie, les entrées et sorties de devises, et la construction d'un nouveau pont de deux kilomètres pour traverser le détroit. — Lila, reste ici avec les enfants, s'il te plaît, ordon- na-t-il de guerre lasse avant de se tourner vers Kayleen. Quant à vous, suivez-moi. Kayleen se demanda un instant si elle était en état d'aller où que ce soit. Elle tremblait de la tête aux pieds et avait toutes les peines du monde à respirer. Elle ouvrait la bouche pour répondre à cet individu arrogant et autoritaire qu'elle ne souhaitait pas s'entretenir avec lui en privé, lorsque son amie, la princesse Lila, lui adressa un sourire rassurant. — Faites donc ce que vous dit As'ad, Kayleen. Je vous promets que personne ne touchera à un cheveu de vos trois protégées pendant que vous discuterez. Comme elle hésitait encore, Lila s'approcha pour lui poser une main réconfortante sur le poignet. — As'ad est un juste. Il vous écoutera. N'hésitez pas à lui parler en toute liberté. C'est lorsque vous vous exprimez avec passion que vous donnez le meilleur de vous-même. Kayleen fronça les sourcils. Mais As'ad ne lui laissa pas le temps de méditer sur cet étrange conseil. Déjà il s'éloignait à grandes enjambées dans le couloir. Contrainte de lui emboîter le pas, elle dut presque courir pour le suivre. Il s'arrêta devant une salle de classe vide et lui fit signe d'entrer. Puis il referma la porte derrière eux, croisa les bras sur sa poitrine et la regarda fixement. — Bien. Racontez-moi tout en commençant par le début. Que s'est-il passé exactement ? Sous le feu de son regard, Kayleen demeura un instant muette. Elle avait été trop agitée jusque-là pour prêter une réelle attention au prince As'ad. Mais à présent qu'elle se trouvait seule face à lui, elle ne pouvait ignorer sa présence. Il était grand, très brun, large d'épaules et terriblement intimidant. Ayant vécu l'essentiel de sa vie dans des institutions religieuses, elle n'avait jamais eu que des contacts très superficiels avec les personnes de l'autre sexe. Peu habituée à la compagnie des hommes, elle ne voyait aucune nécessité de les fréquenter de plus près. — Je donnais mon cours, comme à l'ordinaire, commença-t-elle d'une voix hésitante. Elle s'interrompit, gênée par le regard d'As'ad. — Pepper, la plus jeune des trois sœurs, s'est précipitée dans ma classe, reprit-elle avec courage. Elle était livide de peur et m'a expliqué entre deux sanglots qu'un méchant s'était emparé de ses sœurs et voulait les emmener toutes les trois. Je me suis précipitée à leur secours, bien sûr, et je suis tombée sur votre monsieur Tahir qui s'était emparé de Nadine et de Dana et les avait immobilisées contre leur gré. Lorsqu'il a vu Pepper, il s'est précipité sur elle pour s'en emparer à son tour. Une petite fille de sept ans, vous imaginez ! Les trois sœurs criaient, pleuraient, se débattaient sans comprendre. Mais votre Tahir a commencé à les traîner vers la porte en marmonnant qu'il les emmenait dans son campement, ou quelque chose comme ça. Elle s'interrompit pour reprendre son souffle. Le reste de la scène se brouillait vaguement dans sa mémoire. — Quand j'ai vu qu'il s'apprêtait à les enlever, mon sang n'a fait qu'un tour. Je me suis mise à crier aussi. D'une façon ou d'une autre, je me suis retrouvée devant votre Tahir, à essayer de lui barrer le passage et... enfin... il se peut même que je l'aie frappé, admit-elle piteusement. Agir par la violence était contraire à ses principes. Combien de fois les religieuses qui l'avaient élevée ne lui avaient-elles pas répété qu'elle devait s'efforcer de discipliner sa nature rebelle par l'obéissance et la prière ? Pour rendre le monde meilleur, mieux valait donner le bon exemple que de répondre à la violence par la violence. Elle adhérait de tout cœur à cette opinion, mais elle n'en avait pas moins une fâcheuse tendance à recourir au coup de pied dans les tibias chaque fois qu'un conflit aigu se présentait. Les lèvres d'As'ad frémirent, et son regard se fit plus noir encore. — Vous avez attaqué Tahir physiquement ? — Je crains fort que oui... — Et comment a-t-il réagi ? — Ses hommes de main m'ont immobilisée. Je ne peux pas dire que j'ai apprécié leur façon de faire. Mais elle a au moins eu l'avantage de les obliger à lâcher les filles. Comme nous hurlions toutes de plus belle, tout le pensionnat s'est précipité. Puis vous êtes arrivé... — J'aurais mieux fait de rester chez moi. Sous l'œil mi-ironique mi-excédé d'As'ad, Kayleen se redressa. C'était à elle de persuader cet individu caustique qu'il ne devait pas laisser Tahir enlever Dana, Nadine et Pepper. — Vous ne pouvez pas accepter que cet homme emmène ces enfants contre leur gré ! reprit-elle d'une voix ferme. Elles ont déjà été très ébranlées après avoir perdu successivement leur mère puis leur père. Les séparer maintenant, ce serait les condamner à une mort psychique. Elles ont besoin les unes des autres. Et elles ont besoin de moi également. — De vous ? Mais à quel titre ? Vous êtes juste une enseignante pour elles. — Techniquement, oui. Mais nous sommes très liées. Je suis pensionnaire de l'école, tout comme elles. Le soir, je leur fais la lecture et nous parlons beaucoup ensemble. Les trois sœurs, réalisa Kayleen, étaient devenues comme une famille pour elle. Et elle était prête à tout pour éviter qu'il ne leur arrive malheur. Elle plaida avec l'énergie du désespoir. — Dana, l'aînée, a onze ans à peine. Elle est drôle et intelligente et veut devenir médecin. Nadine, à neuf ans, est déjà une danseuse hors pair. Elle est athlétique et affectueuse. La petite Pepper se souvient à peine de sa mère. Ses sœurs sont tout pour elle. Ne laissez pas le caprice d'un vieillard leur faire l'affront supplémentaire de les priver les unes des autres ! — Elles seraient dans la même tribu, objecta As'ad. — Mais pas dans la même famille ! Ce monsieur Tahir a dit que ces gens avaient accepté de les recueillir. Comme s'ils leur concédaient une faveur. Ne voyez-vous pas à quel point elles sont mieux ici où elles ont la possibilité d'étudier et de se construire un avenir ? Savez-vous, au moins, ce que ce Tahir a l'intention de leur faire ? — Tahir ne leur fera rien du tout, répondit-il d'un ton glacial qui laissait clairement entendre qu'elle insultait son peuple. C'est un chef de tribu et il leur offre sa protection. Quiconque s'en prendrait à une de ces filles le paierait de sa vie. C'était certes rassurant à entendre, mais pas suffisant pour réconcilier Kayleen avec l'idée que trois fillettes intelligentes et promises à un avenir brillant voient leur fratrie brisée et leurs perspectives d'avenir détruites. — Elles seraient peut-être protégées, mais qu'en irait-il de leurs études ? Leur mère était de nationalité américaine. — Mais leur père, lui, était d'ici, rétorqua As'ad. Tahir honore sa mémoire en acceptant de nourrir ses filles. — Leur nourriture, elles la paieront de leurs mains, s'ils les prennent comme servantes ! As'ad hésita. — Il est possible qu'on leur confie des tâches domestiques, en effet. — Alors, je refuse de les laisser partir ! — La décision ne vous appartient pas, mademoiselle James. Kayleen serra les poings. La tentation était forte d'infliger aux tibias du prince le même traitement qu'à ceux de Tahir. Mais elle se retint et préféra adopter une attitude plus diplomate. — Si c'est à vous de trancher, je vous conjure de ne pas démentir la réputation d'équité qui est la vôtre, chuchota-t-elle. Elle aimait El Deharia. Fier et sauvage, ce pays l'enchantait. Elle était éblouie par l'âpre beauté du désert, appréciait la chaleur et la gentillesse des habitants ainsi que leur extraordinaire sens de l'hospitalité. Mais en tant que femme, elle se heurtait régulièrement à la conviction que les hommes savaient mieux qu'elle. Ce qui la faisait chaque fois enrager. — Vous avez des enfants, prince As'ad ? — Non. — Des sœurs ? — Cinq frères. — Si vous aviez une sœur, accepteriez-vous qu'elle soit arrachée des siens contre son gré pour qu'on en fasse une servante ? — Vous n'avez aucun lien de parenté avec ce trio d'orphelines. Elle soupira. — Je sais. Mais elles sont un peu mes enfants, quand même. Leur mère est morte il y a un an et leur père les a ramenées ici, à El Deharia, où il a lui-même perdu la vie dans un accident. Lorsqu'elles sont arrivées à l'orphelinat, elles étaient comme trois agneaux égarés. Notre langue et nos origines communes nous ayant rapprochées, j'ai passé des nuits entières, assise auprès d'elles, à essayer de les consoler. J'ai été là pour les rassurer lorsqu'elles se réveillaient en hurlant de leurs cauchemars. A table, je les poussais à s'alimenter. Et je leur ai raconté tant d'histoires pour les distraire de leur chagrin que je ne savais plus quoi inventer. Se redressant de toute sa modeste hauteur, elle se frappa la poitrine. — Vous parlez de l'honneur de Tahir, mais que faites-vous du mien ? J'ai juré à Dana, Nadine et Pepper qu'elles pouvaient me faire confiance, que la vie avait de belles promesses en réserve pour elles. Si vous acceptez qu'elles soient séparées et réduites à l'état de servantes, quelle valeur aura ma parole ? Elles se sentiront trahies, alors qu'elles ont déjà perdu les deux êtres qui leur étaient les plus chers au monde. Seriez-vous dépourvu de cœur au point d'accepter que ces enfants perdues voient leur univers entier s'effondrer pour la troisième fois ? As'ad ne répondit pas tout de suite. Les arguments de Kayleen James n'étaient pas dépourvus de pertinence. Et elle était émouvante dans son plaidoyer passionné pour les trois sœurs. En temps normal, il lui aurait laissé ses trois élèves. Mais la situation était malheureusement délicate. — Mademoiselle James, Tahir est un chef de guerre puissant. Lui infliger un tel camouflet alors qu'il s'est déplacé personnellement pourrait entraîner de graves complications internes. Je ne peux me permettre de l'offenser pour une affaire mineure. — Une affaire mineure ? s'écria la jeune femme. Parce qu'il s'agit de filles, c'est ça ? Si le sort de trois garçons avait été en cause, le problème aurait eu plus de poids, je me trompe ? — Le sexe des enfants est sans rapport avec la question qui nous occupe. Tahir a eu un geste généreux en venant arracher ces trois fillettes de l'orphelinat. Le renvoyer dans sa tribu les mains vides pourrait avoir des répercussions politiques particulièrement fâcheuses. — Je me fiche de votre politique ! Ce sont trois vies d'enfants qui sont en jeu ! Le reste est accessoire ! La porte de la salle de classe s'ouvrit et Lila entra. Kayleen poussa une exclamation terrifiée : — Oh mon Dieu... Tahir est parti avec les enfants ? — Mais non, mais non, la rassura la princesse Lila. La situation est momentanément apaisée. Les filles sont dans leur chambre, et Tahir et ses deux compagnons prennent le thé avec le directeur. Lila se tourna vers As'ad. — Qu'as-tu décidé, mon neveu ? — Que c'était la dernière fois que j'acceptais de te rendre service ! Sa tante sourit. — Mm... Et à part cela ? As'ad réprima un soupir. Sa tante avait déjà pris parti, de toute évidence. Ce qui ne l'étonnait pas. Lila avait toujours été aimante et prompte à s'attendrir. Des qualités qu'il avait appréciées chez elle étant enfant, mais qui, en la circonstance, n'arrangeaient pas vraiment son affaire. — Nous ne pouvons pas nous permettre d'offenser Tahir, avança-t-il prudemment. A sa grande surprise, sa tante acquiesça. — Je suis de ton avis. Kayleen poussa un cri. — Princesse Lila, non ! Vous connaissez Dana, Nadine et Pepper ! Elles méritent un meilleur sort que celui-là ! — C'est vrai. Et elles l'auront. Mais je pense, comme As'ad, qu'il faut ménager la susceptibilité de Tahir. Même si sa façon de faire vous paraît choquante, Kayleen, je sais que ses intentions sont généreuses. Kayleen n'avait pas l'air le moins du monde convaincue. — Pour éviter que Tahir ne perde la face, je ne vois qu'une solution, As'ad, poursuivit Lila gravement. Il faut que ces filles soient adoptées par quelqu'un de plus puissant que lui. Quelqu'un qui sera prêt à les élever et à honorer la mémoire de leur père. — Ce serait une solution, en effet, acquiesça As'ad distraitement. Mais qui pourrait... ? — Toi. Interdit, As'ad regarda fixement sa tante. — Tu veux que je prenne ces trois orphelines chez moi et que je les traite comme si elles étaient mes enfants ? L'idée était aussi absurde qu'invraisemblable. C'était bien une idée de Lila. — As'ad, le palais est immense, répondit cette dernière d'une voix douce. Quelle différence pour toi, si ces trois charmantes demoiselles occupent une des suites ? Tu n'aurais pas à te charger d'elles personnellement. Mais elles bénéficieraient de ta protection en grandissant. Et il y aurait également un avantage pour toi : la présence d'enfants au palais devrait distraire ton père, au moins momentanément, de son idée fixe : vous marier, tes frères et toi. As'ad avait écouté sa tante avec attention. Comme il s'en doutait, cette dernière avait déjà tout prévu. Mais son idée se tenait. Les pressions répétées exercées par le roi devenaient de plus en plus pénibles à supporter. Il ne se passait pas une journée sans qu'on ne voie défiler au palais de nouvelles candidates potentielles au mariage. As'ad savait qu'il était de son devoir, en tant que prince, de pourvoir le royaume d'héritiers. Mais il ne se sentait pas prêt pour le mariage. Tout ce qui avait trait aux sentiments et à l'amour le mettait mal à l'aise. Dès son plus jeune âge, il avait appris que l'amour affaiblissait le cœur des hommes. C'était en substance ce que lui avait transmis son père alors qu'ils se tenaient debout, côte à côte, devant le lit de mort de la reine. Encore enfant et dévasté par la disparition de sa mère, il avait glissé la main dans celle de son père et lui avait demandé pourquoi il ne pleurait pas. Le roi Mukhtar lui avait répondu qu'un homme digne de ce nom était le maître de ses émotions et non leur esclave. As'ad avait retenu la leçon. Au fil des ans, il s'était appliqué à endurcir son cœur et avait réussi à atteindre son but : l'indifférence. Mais il n'était pas tenté pour autant par un mariage de convenance. Et voilà que depuis quelques années, il se retrouvait aux prises avec son monarque insatisfait de père qui le harcelait sans merci pour qu'il lui donne des héritiers ! — Et qui s'occuperait de ces trois enfants ? s'enquit-il, les sourcils froncés. Lila haussa les épaules comme si ce n'était qu'un détail de moindre importance. — Il suffit de leur trouver une gouvernante. Tiens, engage donc Kayleen puisque ces fillettes sont déjà attachées à elle. De cette manière, elles ne seront pas trop dépaysées. — Mais c'est impossible ! s'écria Kayleen, sidérée par cette suggestion. Je suis déjà employée ici. Lila balaya cet argument d'un geste impatient de la main. — Vous avez donné votre parole à ces enfants que vous feriez tout pour les aider, non ? Si vous vous souciez vraiment de leur sort, vous les suivrez au palais. Elles poursuivront une scolarité normale, ce qui vous laissera du temps libre pour venir donner des cours ici, si cela vous amuse. As'ad regarda tour à tour sa tante et Kayleen, regrettant plus que jamais d'avoir quitté la sécurité de son bureau. La dernière chose dont il avait envie, c'était d'adopter trois orphelines inconnues. Il avait toujours eu l'intention de fonder une famille, certes, mais le projet restait vague, lointain, et incluait a priori une belle brochette de garçons. Cela dit, l'adoption n'était peut-être pas une si mauvaise idée. Tahir se sentirait honoré qu'il prenne sous son toit trois enfants issues de sa tribu, et de plus, son père verrait sans doute d'un bon œil l'arrivée des trois sœurs qui marquerait pour lui le début d'une vie de famille, et il cesserait de lui présenter des hordes de jeunes femmes à marier. Le point délicat restait néanmoins cette étrange jeune enseignante au tempérament de feu et à la langue bien pendue. Mais pourquoi pas, après tout ? Le palais était vaste. Il porta son attention sur Kayleen. — Entendons-nous bien, mademoiselle James. La responsabilité de ces enfants vous incomberait à vous seule. Je financerai leur éducation, bien sûr. Et elles ne manqueront jamais de rien. Mais je n'aurai pas le temps de m'intéresser aux petits problèmes de leur vie quotidienne. — Mais je n'ai pas encore accepté le poste ! protesta la jeune femme, effarée. — Je croyais que vous étiez prête à tout, même à sacrifier votre liberté, pour que ces trois sœurs ne soient pas séparées, lui rappela sèchement As'ad. Lila intervint avec plus de douceur : — Pour Dana, Nadine et Pepper, ce serait une solution merveilleuse, Kayleen. Songez qu'elles seraient élevées dans un palais avec tout le confort dont elles peuvent rêver. Dana fera des études supérieures dans les meilleures universités. Nadine réalisera son désir le plus cher en fréquentant une école de danse. Et la petite Pepper ne pleurerait plus de chagrin tous les soirs. Kayleen marqua une dernière hésitation puis poussa un léger soupir en se tournant vers As'ad. — Bon. C'est d'accord. Mais il faudra me donner votre parole qu'elles ne seront jamais traitées comme des domestiques. Ni mariées contre leur gré. As'ad retint un sourire. Même si sa réaction insolente ne le surprit pas outre mesure, il jugea néanmoins utile de marquer son autorité. — Votre méfiance est insultante, mademoiselle James. — Mais je ne vous connais pas. — Je suis le prince As'ad d'El Deharia. C'est tout ce que vous avez à savoir. Lila sourit à la jeune femme. — As'ad est un homme de parole, Kayleen. Vous n'avez aucune crainte à avoir. As'ad fut contrarié d'entendre sa tante intercéder en sa faveur. Comme si lui, prince et dirigeant, avait besoin d'être défendu devant cette petite enseignante. Décidément les femmes étaient une source permanente de complications, songea-t-il, mi-irrité, mi-résigné. — Promettez-moi d'être un père attentif et aimant. Et de les laisser libres de faire un mariage d'amour. Amour ! Amour ! Pourquoi les femmes n'avaient-elles jamais que ce mot-là à la bouche ? — Je veillerai à ce qu'elles ne manquent de rien et à ce qu'elles jouissent de tous les privilèges dévolus à la famille royale, lui assura-t-il. Kayleen fronça les sourcils, pas convaincue pour autant. — Ce n'est pas ce que je vous ai demandé. — Mais c'est ce que j'ai à leur offrir. — Et en ce qui concerne le mariage ? Il soupira avec impatience. Cette jeune femme était... irritante ! — Je les laisserai libres de leur choix, promit-il. — Et elles feront des études supérieures ? insista-t-elle néanmoins. — J'ai dit qu'elles seraient traitées comme si elles étaient réellement mes filles, mademoiselle James. Que voulez-vous que je leur promette de plus ? Une statue à leur effigie dans chaque square du pays ? Vous mettez ma patience à rude épreuve. Kayleen rejeta orgueilleusement sa chevelure de feu dans son dos. — Je n'ai pas peur de vous. — Votre grand courage vous honore, ironisa-t-il. Les trois sœurs seront sous votre responsabilité. Vous agirez avec elles comme bon vous semblera. As'ad jeta un regard noir à sa tante. — En avons-nous enfin fini avec cette histoire ? Lila lui adressa le plus candide des sourires. — Je ne sais pas, As'ad. Je crois que tout ne fait que commencer, au contraire. -2-
Kayleen avait de la peine à croire qu'une vie puisse changer de
façon aussi radicale en l'espace de vingt- quatre heures. Le matin même, elle s'était réveillée dans son petit lit étroit qui occupait presque tout l'espace de sa chambre minuscule à l'orphelinat. Et voilà qu'elle se retrouvait occupante en titre du palais royal, logée dans une suite grande comme un appartement, avec une vue éblouissante sur le bleu infini de la mer d'Oman. — Ce n'est pas normal, murmura-t-elle en tournant lentement sur elle-même pour admirer les trois canapés, la table de bois sculpté et le décor raffiné. C'est beaucoup trop élégant pour moi. Lila se mit à rire doucement. — Nous sommes dans une demeure royale, vous savez. Vous ne voudriez tout de même pas que les chambres y soient moches et inconfortables ! Kayleen se tourna vers ses trois protégées qui se serraient les unes contre les autres à l'entrée de la pièce comme trois oiseaux effarés, n'osant pas entrer. — Tout a l'air si fragile, si précieux, princesse Lila ! reprit Kayleen. Vous ne craignez pas que les enfants fassent des dégâts? — Pensez-vous. Ces meubles sont anciens et ont vu passer quantité d'explorateurs en culottes courtes ! Tenez, venez par ici, toutes les quatre. J'ai une très jolie surprise pour vous. « Une surprise encore plus jolie qu'un salon au palais royal d'El Deharia ? », s'étonna Kayleen. Médusée, elle poussa les filles devant elle dans le couloir. Lila ouvrit une porte massive. — Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour aménager les lieux, donc ce n'est pas complètement terminé. Mais c'est un début. Le début en question était une chambre aux proportions vertigineuses, avec de hauts plafonds à caissons décorés de stuc et de grandes fenêtres à arceaux. Il y avait trois grands lits doubles qui occupaient à peine un dixième de l'espace. Les armoires, les commodes et les bureaux étaient peints dans de délicates couleurs pastel. Sur chacun des lits, on avait disposé des peluches ainsi qu'un peignoir, des chemises de nuit et des pantoufles brodées. Et les cartables des filles avaient déjà été placés chacun près d'un bureau. — Je veillerai à ce qu'elles disposent d'ordinateurs portables, annonça Lila. Dans la pièce voisine, vous trouverez une télévision à écran plasma. Bientôt, vous pourrez passer dans une suite plus grande où chacune des filles aura sa propre chambre. Mais j'ai pensé que dans un premier temps, elles préféreraient être ensemble. Kayleen n'en croyait pas ses yeux. La pièce n'était pas seulement gaie, chaleureuse, colorée, mais surtout incroyablement accueillante. Comme si le palais royal avait retenu son souffle dans l'attente de ses trois nouvelles occupantes. L'air incrédule, Dana vint s'accrocher à son bras. — C'est pour nous ? Pour de vrai ? Kayleen se mit à rire. — Vous feriez mieux de l'investir en vitesse, cette belle chambre. Car si elle ne vous plaît pas, je la prends pour moi ! Ce fut le feu vert que les filles attendaient. Elles se mirent aussitôt à courir dans tous les sens pour examiner leur nouveau domaine. Les cris fusaient à mesure qu'elles découvraient de nouvelles merveilles. Une lampe en forme de ballerine pour Nadine. Un jeté de lit couvert de nounours pour Pepper. Et à côté du lit de Dana, une petite bibliothèque où elle aurait toute la place pour ranger ses livres. — Princesse Lila, vous avez fait des miracles en si peu de temps ! s'exclama Kayleen. — J'ai des ressources et je ne crains pas d'en faire usage. Pour une fois que j'avais une bonne excuse pour crier des ordres et envoyer des domestiques courir dans tout le palais pour exécuter mes quatre volontés ! Je crois qu'ils étaient aussi ravis que moi, d'ailleurs, de préparer cette chambre d'enfants. Allez, venez, je vais vous montrer vos propres quartiers. Kayleen admira au passage une salle de bains avec une baignoire si vaste qu'elle ressemblait à une piscine, puis elle découvrit une chambre décorée d'extraordinaires carreaux de terre vernissés ornés de motifs lumineux. Le mobilier sculpté était d'une exquise féminité. — Les rideaux sont de soie véritable, chuchota-t-elle, effarée. Et si je renverse quelque chose ? Lila eut un geste amusé de la main. — Nous les ferons nettoyer. Ne vous inquiétez donc pas pour toutes ces petites questions matérielles. Vous verrez que vous vous habituerez très vite à vivre ici. Cette maison est la vôtre à présent que vous êtes partie intégrante de la vie du prince As'ad. Partie intégrante de la vie du prince As'ad... Comme si elle, Kayleen, pouvait avoir sa place dans ce genre d'univers. C'était absurde. Profondément absurde. Quel rapport entre l'existence d'un cheikh et la sienne ? — Le prince n'avait aucune envie de nous accueillir, laissa-t-elle tomber avec un petit sourire triste. Il l'a fait par devoir. — Allons ! Ce qui compte, c'est qu'il ait accepté. As'ad tiendra ses engagements. Mon neveu n'a qu'une parole. Kayleen ne répondit pas, prise d'un soudain vertige. La journée avait été riche en émotions et elle ne savait plus très bien si elle devait se réjouir ou pleurer. Lila lui effleura le bras. — Venez, je crois que vos affaires sont arrivées. Leurs valises étaient effectivement entreposées dans la grande pièce à l'entrée de leurs appartements. Kayleen se mordilla la lèvre. Leurs bagages, qui lui avaient paru si imposants dans le couloir de l'orphelinat, paraissaient à présent minables dans la splendeur du contexte. Lila ouvrit les bras aux filles qui se jetèrent à son cou. — Soyez les bienvenues au palais, mes petites chéries. Bonne installation, bonne soirée et à demain ! Comme la porte de leurs appartements se refermait derrière Lila avec un bruit sec, Kayleen demeura un instant pétrifiée. Que faisait-elle dans ce palais d'Arabie au luxe éblouissant ? S'était-elle laissé prendre au piège d'une cage dorée ? Tout était si déroutant... si étranger... Comment pourrait-elle se sentir chez elle dans ce décor d'opéra aux proportions vertigineuses ? Elle sentit soudain la présence des trois sœurs, recroquevillées tout contre elle. Qu'elle soit inquiète était une chose, mais elle n'avait pas le droit de communiquer ses angoisses aux filles. Ces dernières avaient déjà suffisamment souffert comme cela dans leur courte vie. Elle jeta un coup d'œil à sa montre. — Alors, les filles ? Qu'en pensez-vous ? Je crois que nous devrions tester le home cinéma, ce soir. La première qui aura fini de déballer ses affaires et de les ranger soigneusement, pas de les balancer en vrac dans l'armoire, gagnera le droit de choisir le film de ce soir. Trois, deux, un... C'est parti ! Les trois sœurs poussèrent un même cri et se précipitèrent vers leur chambre. — Je suis sûre que je serai la plus rapide, annonça Pepper en se laissant tomber devant sa valise. Dana secoua la tête d'un air protecteur. — Il vaut mieux que ce soit moi qui gagne. Sinon tu choisiras un dessin animé à la noix. Je suis trop grande pour regarder ces films de bébé. Kayleen sourit en les écoutant. Dana avait à peine onze ans, mais elle se montrait souvent étonnamment raisonnable pour une enfant encore si jeune. Kayleen la soupçonnait d'avoir hâte de grandir pour pouvoir prendre soin de ses sœurs et les protéger contre les aléas de l'existence. « Dana pourra retrouver son insouciance ici, songeat-elle. Et vivre une enfance normale. Et leur avenir à toutes les trois est assuré désormais. » Perdue dans ses pensées, Kayleen passa dans sa propre chambre et ouvrit sa valise. Lila lui avait assuré qu'As'ad était quelqu'un de fiable. Et il avait donné sa parole : les filles seraient traitées comme des membres de la famille royale. Mais même si Dana, Nadine et Pepper n'avaient plus rien à craindre, au moins sur le plan matériel, il leur faudrait du temps, beaucoup de temps, sans doute, avant de recouvrer un sentiment normal de sécurité. Leur première soirée au palais se déroula paisiblement. Le dîner leur fut servi sur une table roulante dans leurs appartements. Puis Kayleen installa son petit monde sur le plus grand des canapés. Et elles regardèrent Un mariage de Princesse, avec Julie Andrews. Ce qui donna lieu à de multiples comparaisons entre le château du film et le vrai palais où elles se trouvaient. A 21 heures, les trois sœurs, épuisées par les émotions de la journée, dormaient du sommeil du juste. Livrée à elle-même, Kayleen parcourut leur appartement de rêve en se demandant si elle était réellement réveillée. S'approchant des portes-fenêtres ouvertes, elle passa sur le balcon et sentit la nuit tiède se refermer sur elle comme une caresse. Les lumières de la côte jetaient leurs reflets sur la mer, éclairant le mouvement indolent des vagues. La nuit était calme, fragile, comme enchantée. S'accoudant à la balustrade, Kayleen inspira une bouffée d'air si doux qu'elle sentit une onde de volupté glisser sur la peau nue de ses bras. Choquée, elle se rejeta en arrière. La volupté n'avait jamais fait partie de sa personnalité. Ses goûts avaient toujours été des plus austères. Et la simplicité quasi monacale de sa chambre à l'orphelinat lui ressemblait plus que. Une porte s'ouvrit dans son dos et elle vit une silhouette d'homme se dessiner dans l'obscurité. Passé le premier sursaut de frayeur, elle reconnut le prince As'ad. Il était aussi grand et imposant que dans son souvenir. Beau, sans doute. Mais d'une beauté hautaine et distante. Mal à l'aise, elle recula d'un pas, prête à réintégrer sans bruit ses appartements. Elle ne connaissait rien au protocole en vigueur dans un palais oriental. Peut-être n'était-elle même pas autorisée à se trouver sur ce balcon ? Mais le regard sombre du prince s'était déjà fixé sur elle. — Bonsoir. Vous êtes bien installées, j'espère ? Elle hocha la tête. — Royalement, oui. Au sens propre du terme. Et votre tante s'est mise en quatre pour que nous nous sentions chez nous. Enfin... « chez nous » est un grand mot, bien sûr. As'ad fit un pas dans sa direction. — C'est juste une maison un peu plus grande qu'une autre. Ne vous laissez pas impressionner par l'âge et la dimension de cette demeure. — Tant que les statues du parc ne se réveillent pas la nuit pour nous chasser des lieux... — Je vous promets que nos statues sont parfaitement bien élevées. Kayleen sourit. — Merci de me rassurer sur ce point. Mais je crois qu'il me faudra quand même un petit temps d'adaptation avant de pouvoir dormir sur mes deux oreilles. As'ad se débarrassa de sa veste de costume et la jeta sur un fauteuil. — J'espère que vous vous acclimaterez vite. En tout cas, si vous vous apercevez que ma tante a oublié quelque chose, il vous suffira de sonner un membre du personnel. Sonner un membre du personnel... Kayleen en avait le vertige. Habituée à la compagnie des gens simples, elle ne s'était jamais posé beaucoup de questions sur les mœurs des puissants de ce monde. — Comment devrons-nous nous adresser à vous ? Votre Altesse ? Prince As'ad ? — Vous pouvez m'appeler par mon prénom. — Vraiment ? Personne ne me coupera la tête pour cette entorse à l'étiquette ? Un rapide sourire effleura les lèvres du prince. Il dénoua sa cravate. — El Deharia est un pays moderne, vous savez. Et le protocole s'est beaucoup assoupli, ces dernières années. Lorsque la cravate atterrit dans le fauteuil à son tour, Kayleen détourna les yeux tout en se traitant mentalement d'idiote. Le prince était chez lui ; il avait le droit de se mettre à l'aise. C'était elle, l'intruse, dans l'histoire. — Vous êtes gênée. Elle cligna des yeux et rougit. — Comment le savez-vous ? — Vous n'êtes pas difficile à décrypter. Dommage. En cet instant, elle aurait aimé être mystérieuse et insondable. Et intéressante, surtout. Comme si une fille comme elle avait la moindre chance d'acquérir un jour ces qualités ! — Je me sens un peu dépaysée, admit-elle. Ce matin, je me suis réveillée à l'orphelinat et ce soir je dors dans des draps de soie. — Et avant de venir à El Deharia, où dormiez- vous? Elle sourit. — Je viens du Midwest, la zone rurale des Etats-Unis. C'est très différent d'ici. Pas de mer. Pas de sable. En ce moment, c'est l'automne. Les feuilles ont déjà dû tomber, et les premières chutes de neige sont sans doute déjà en vue. Ici, le temps est toujours si doux... — C'est un des nombreux charmes de l'endroit le plus parfait au monde. — Vous pensez qu'El Deharia est un pays parfait ? Il haussa les épaules. — Ce n'est pas ce que vous pensez de l'endroit où vous êtes née? « Pas vraiment, non », songea-t-elle tristement. Mais As'ad et elle n'étaient pas nés dans les mêmes circonstances. — J'enseignais aussi lorsque j'étais dans le Midwest, déclara-t-elle pour changer de sujet. J'aime beaucoup les enfants. — J'imagine qu'un enseignant qui n'aimerait pas les enfants vivrait une existence difficile. Faisait-il de l'humour ? Elle avait du mal à imaginer qu'un homme comme lui puisse s'abaisser à plaisanter comme un être humain ordinaire ! — Oui, j'essayais d'être drôle, confirma-t-il en la voyant hésiter. Et vous êtes autorisée à rire en ma présence. A condition de ne pas rire de moi bien sûr. Rire au mauvais moment est une erreur que la plupart des gens ne commettent qu'une seule fois. — Ce qui nous ramène au chapitre des têtes coupées. Vous êtes très différent des personnes que j'ai connues jusqu'à présent. — Les princes sont-ils rares dans le Midwest ? — Tout est rare dans le Midwest, à part les céréales. Nous n'avons même pas de grandes stars. Qui sont chez nous l'équivalent des princes, ou à peu près. — Mm... Vous me verriez en pantalon de cuir moulant avec des chaussures pointues ? Elle se mit à rire. — Pourquoi pas ? Vous seriez en avance sur la mode. — Ou je me couvrirais de ridicule. — Et ça, vous le supporteriez très mal, rétorqua-t-elle sans réfléchir. Elle rougit aussitôt et porta la main à sa bouche. — J'ai trop parlé, je suppose ? Dans le regard noir d'As'ad, elle vit luire une lueur indéchiffrable. — Je propose que nous choisissions un sujet moins risqué, répondit-il. Parlons plutôt des trois sœurs que vous m'avez demandé d'adopter. Kayleen le considéra avec inquiétude. — Vous n'avez pas changé d'avis, au moins ? — Je n'ai qu'une parole, Kayleen. Je propose simplement qu'elles changent d'établissement scolaire. L'école américaine est à deux pas du palais. — Vous avez raison. L'orphelinat est trop loin. Je les inscrirai dès demain matin. Que devrais-je dire au directeur ? s'enquit-elle après une légère hésitation. — La vérité. Qu'elles sont mes filles adoptives et qu'elles doivent être traitées comme telles. — Avec force courbettes et sourires obséquieux ? Il l'examina avec une attention soutenue. — Vous êtes un mélange intéressant de chat sauvage et de gerboise du désert. A la fois craintive et d'une témérité presque suicidaire. — Je me suis fixé pour but de perdre toutes mes peurs. Mais il me faudra encore du temps pour l'atteindre. Avant qu'elle ait pu anticiper son geste, As'ad prit une mèche de ses cheveux et l'enroula autour de son doigt. — Vous avez un tempérament de feu, dit-il d'une voix étrangement douce. — Sous prétexte que je serais rousse ? Vous ne croyez pas que ce sont des histoires de bonne femme ? — Les histoires de bonne femme ne manquent pas forcément de sagesse ni de bien-fondé, murmura-t-il en se reculant. Mais pour en revenir au sujet qui nous occupe, ajouta-t-il d'une voix ferme, vous aurez donc l'entière responsabilité des filles en dehors de leurs heures de cours. Kayleen hocha lentement la tête et se surprit à regretter qu'il ait cessé de la regarder, de la toucher, de lui parler d'elle. Le prince As'ad n'était rien pour elle, pourtant. Juste un employeur dont le lignage remontait à plusieurs centaines d'années. Alors qu'elle ne savait même pas qui était son père... — A quoi pensez-vous, Kayleen ? Et votre mère ? Elle hésita et finit par lui dire la vérité. — Je... euh... je ne me souviens pas très bien à quoi elle ressemble, à vrai dire. Elle m'a laissée à sa mère lorsque j'étais encore tout bébé. Ma grand-mère s'est occupée de moi quelques années, puis elle m'a confiée à des religieuses. Elle n'était plus toute jeune à l'époque. Et comme j'ai toujours eu mauvais caractère, j'imagine que je devais être une enfant fatigante, précisa-t-elle avec un large sourire, comme si ce détail de son parcours ne portait pas à conséquence. Dans l'obscurité, elle avait de la peine à discerner l'expression d'As'ad. La jugeait-il avec sévérité à cause de son passé peu glorieux ? — C'est parce que vous avez été abandonnée que vous défendez aussi farouchement ces trois orphelines ? — Il est possible qu'il y ait un lien, oui, admit-elle. Il hocha lentement la tête et lui sourit. — Considérez toutes les quatre que le palais royal est désormais votre demeure. — Cela risque de me demander un gros effort d'imagination. — On s'habitue plus vite qu'on ne le croit, vous verrez. Evitez quand même que vos trois protégées ne foncent en rollers dans les couloirs. — J'y veillerai. — Parfait ! Si vous souhaitez en savoir plus sur le palais, je vous conseille de vous joindre à une visite guidée. Elles sont quotidiennes. — Une visite guidée ? s'exclama-t-elle en ouvrant de grands yeux. Le public peut donc entrer librement chez vous ? As'ad se mit à rire. — Dans certaines parties du palais seulement. Je vous promets que vous ne verrez pas défiler des grappes de touristes dans votre chambre tous les matins. Les quartiers privés que nous occupons restent protégés de toute invasion. Ce n'était pas tant le fait d'être envahie qui l'inquiétait que la réalisation qu'elle vivait dans un endroit aussi prestigieux. — Vous croyez vraiment que personne ne prendra ombrage de notre présence ici ? s'enquit-elle d'une toute petite voix. As'ad se redressa imperceptiblement. — Les décisions du prince régnant ne sont jamais remises en cause. — Même pas par le roi ? — Mon père sera enchanté d'apprendre que j'adopte trois fillettes. Il a hâte d'avoir des petits-enfants. Des petits-fils de sang royal, oui. Mais trois petites-filles à moitié américaines pêchées dans un orphelinat ? — Vous m'avez dit que vous aviez des frères ? — Nous sommes six garçons, oui. Six princes, un roi, une princesse et elle. Cherchez l'intruse. — Vous vous y ferez, je vous le promets, lui dit As'ad avec un sourire en coin. — Pourriez-vous arrêter de lire dans mes pensées ? Je me sens terriblement à mon désavantage ! Il haussa les épaules. — Je suis doué pour cela, je n'y peux rien. Doué et peut-être un p e u fier de lui ? Aurait-elle rayonné d'une même confiance en elle si elle était née dans un palais royal ? Aurait-elle été comme lui sûre de son nom, de son rang et de sa place dans le monde ? — Kayleen, vous êtes ici parce que tel a été mon bon plaisir. Mon nom est toute la protection dont vous aurez besoin à El Deharia. Vous pouvez l'utiliser à votre guise, que ce soit comme un bouclier ou comme une arme. Je vous souhaite une bonne nuit. Puis il se détourna et se fondit dans l'obscurité. Médusée, Kayleen le suivit des yeux. Elle n'aurait pas été plus dépaysée elle venait de s'entretenir avec un personnage sorti d'un roman. Ou avec un héros de cinéma échappé du grand écran. — « Mon nom est toute la protection dont vous aurez besoin », murmura-t-elle. Aussi loin qu'elle se souvienne, c'était la première fois que quelqu'un lui offrait réconfort et protection. Les sœurs qui l'avaient recueillie avaient veillé sur elle, bien sûr. Mais elle avait bénéficié de leur sollicitude en tant que catégorie et non en tant qu'individu particulier. Aujourd'hui, c'était bien à elle, Kayleen James, que s'était adressé le prince As'ad. Elle porta la main à sa poitrine. C'était comme si elle sentait la marque de sa protection sur elle. Et cette sensation lui faisait du bien. * ** Le lendemain matin, As'ad pénétra dans l'antichambre des appartements royaux. Le chambellan s'inclina et lui fit signe qu'il pouvait entrer directement. — Son Excellence vous attend, prince As'ad. Franchissant les portes doubles, As'ad trouva son père installé à sa table de travail aux dimensions imposantes. — Ah te voilà, mon fils. J'apprends que tu as décidé d'adopter trois orphelines ? Dédaignant le fauteuil que son père lui indiquait, As'ad traversa la pièce à grands pas. — C'est à cause de Lila. Elle voulait à tout prix que j'intervienne à l'orphelinat pour empêcher une religieuse de se jeter du toit. Son père fronça les sourcils. — Une des religieuses menaçait de se suicider ? — Penses-tu. Il n'y avait personne sur le toit. Juste une enseignante en colère au rez-de-chaussée. « Hérissée comme un jeune chat sauvage », songea As'ad en souriant au souvenir de cette première vision de Kayleen. — Je suis tombé sur une fratrie composée de trois sœurs américaines, poursuivit-il. Comme leur père appartenait à la tribu de Tahir, ce dernier était venu les chercher en apprenant qu'elles avaient perdu leurs deux parents. Le roi hocha gravement la tête. — C'est un beau geste de la part de Tahir. Il s'est déplacé personnellement pour trois filles ? — Tahir est un homme généreux. Mais l'enseignante et amie des trois sœurs n'était pas de cet avis. Elle a déclaré que la fratrie ne devait être scindée sous aucun prétexte, et qu'il était hors de question qu'elles renoncent à leurs études pour se retrouver en position subalterne. Le roi Mukhtar soupira. — En l'absence de famille, elles n'avaient aucun avenir devant elles, de toute façon. Alors que Tahir leur offrait son nom et sa protection. — Je suis entièrement de ton avis. Mais la jeune enseignante américaine ne partage pas notre vision. Elle était tellement en colère qu'elle a même attaqué Tahir à coups de pied. Le roi haussa les sourcils. — Et elle est encore en vie ? — Elle est petite, désarmée et fragile. Je doute qu'elle lui ait fait grand mal. — Cette jeune femme a de la chance que Tahir n'ait pas demandé réparation. — Beaucoup de chance en effet. — Donc tu as adopté toi-même les trois filles pour éviter un incident diplomatique ? — Voilà. Et j'ai également embauché la petite enseignante qui se chargera de leur éducation. Ce sont trois enfants charmantes, précisa As'ad en priant pour que ce soit effectivement le cas. Elles seront comme des petites-filles pour toi. Avec un sourire charmé, Mukhtar se caressa la barbe. — J'irai bientôt leur rendre visite, alors. Tu as pris une sage décision, As'ad. Je suis heureux que tu t'intéresses à ces enfants et que tu sois prêt à leur consacrer ton temps et ton attention. — Merci, père. As'ad jubilait. Du temps et de l'attention, il n'avait pas l'intention d'en accorder beaucoup à ces trois orphelines. Mais Lila avait eu raison. Son père semblait disposé à renoncer à ses manœuvres matrimoniales au moins dans un premier temps. — Et cette enseignante ? demanda Mukhtar. A-t-elle un heureux caractère ? As'ad réfléchit un instant et songea que sa tragique enfance aurait pu rendre Kayleen dure et aigrie. Mais elle était restée ouverte et généreuse. — Elle a l'air d'être de bonne composition malgré son caractère emporté, reconnut-il. D'après Lila, cette jeune femme serait un vrai rayon de soleil. — Mm... Nous savons déjà qu'elle aime les enfants et qu'elle a de la personnalité. Si elle est un tant soit peu jolie, elle pourrait peut-être faire une épouse convenable pour l'un de tes frères ? As'ad fronça les sourcils. Kayleen ? Jolie ? — Elle n'est pas dépourvue de charme, trancha-t-il après réflexion. Ce n'est pas une beauté classique, mais elle a de l'éclat. Et une sorte de pureté intérieure. — Intéressant. Qui dit pureté, dit désert, murmura pensivement le roi. Tu crois qu'elle plairait à Kateb ? As'ad sentit monter en lui une inexplicable irritation. — Kateb ? Se marier avec une Américaine ? Impossible. D'ailleurs j'ai besoin d'elle pour s'occuper des enfants. Si tu veux une épouse pour mon frère, il faudra chercher ailleurs. — Comme tu voudras, mon fils, acquiesça le roi avec bonne humeur. Comme tu voudras. * As'ad examina les trois maquettes de ponts posées devant lui. Le premier, sobre et pratique, ne présenterait qu'une valeur purement utilitaire. Le second, plus coûteux, s'enorgueillissait d'éléments architecturaux qui contribueraient à donner du caractère à la ville. Quant au troisième... Le téléphone sonna sur son bureau. Sourcils froncés, il fixa un instant l'appareil avant de décrocher. — J'avais demandé à ne pas être dérangé. — En effet, Votre Altesse. Je suis confus, mais... Son secrétaire particulier, que rien ne semblait perturber d'ordinaire, paraissait pour le moins agité. — ... mais j'ai une personne ici qui affirme être la gouvernante de... de vos enfants. As'ad ne put s'empêcher de sourire. — Je vous expliquerai cela plus tard, Neil. Faites donc entrer Mlle James. Quelques secondes plus tard, Kayleen pénétrait dans son bureau. Comme elle s'avançait vers lui, il examina machinalement sa tenue. La robe brune qui la couvrait des épaules aux genoux était sans grâce et mal coupée. La jeune femme portait des chaussures plates, et avait noué ses longs cheveux en une tresse sévère qui lui tombait dans le dos. Sa peau très blanche était vierge de tout maquillage. Et la fine croix en or qui brillait à son cou n'apportait pas vraiment une touche de fantaisie à l'ensemble. Il était habitué à fréquenter des femmes soucieuses de leur physique, des femmes qui consacraient du temps à leur toilette, s'oignaient d'essences rares et couvraient leur corps de tissus précieux. Kayleen méprisait-elle ce genre de raffinement ? Ou n'avait-elle jamais eu l'occasion de se vêtir autrement qu'avec cette austérité quasi monacale ? Si elle l'avait voulu, elle aurait pu se transformer sans grand effort en femme fatale. Tous les éléments de base étaient présents: la forme parfaite du visage, le grain délicat de la peau, les yeux immenses et les lèvres pleines. Sans le vouloir, il laissa une vision de Kayleen nue se former devant ses yeux. Pâle et fragile avec des seins petits et délicats, enveloppée dans sa longue chevelure de feu. Une tentatrice nue qui... — Merci d'avoir accepté de me recevoir, déclara-t-elle, chassant l'image érotique qui n'avait pas lieu d'être. Je suppose que j'aurais dû demander un rendez-vous au préalable ? Il se leva pour lui indiquer le sofa à l'angle de la pièce. — Ne vous inquiétez pas de cela. Que puis-je faire pour vous ? Elle s'assit et lissa sa robe sur ses genoux. — Je me suis perdue deux fois dans le palais. Et j'ai dû demander mon chemin. — Je vous procurerai un plan. Kayleen sourit. — Vous vous moquez de moi, n'est-ce pas ? — Un peu, oui. Mais il existe bel et bien un plan des lieux. Je peux vous en faire porter un. — Je pense qu'il me serait très utile, en effet. Et je me demande si je ne devrais pas également me faire greffer une puce électronique au cas où... C'est joli ici, ajouta-t-elle en regardant autour d'elle d'un air intimidé. As'ad s'éclaircit la voix. — Vous êtes venue me voir pour une raison particulière, Kayleen ? — Pardon ? Ah oui ! excusez-moi. J'ai inscrit les filles à l'école américaine, ce matin. J'ai donné votre nom. — Et vous avez eu droit aux sourires et aux courbettes ? Elle rougit légèrement. — Tout le monde s'est montré très empressé, en effet. Quoi qu'il en soit, l'établissement est magnifique et particulièrement bien doté. Et j'ai pensé que si l'institution religieuse qui accueille les orphelines obtenait plus de subventions... Mais cela ne se fait peut-être pas de vous demander une aide financière ? — Si je vous dis que cela ne se fait pas, cela vous empêchera-t-il de me la demander quand même ? Elle réfléchit un instant et lui offrit un sourire éclatant. — Je ne crois pas, non. — C'est bien ce qu'il me semblait. C'est entendu, Kayleen. Je ferai débloquer des fonds. Elle ouvrit de grands yeux. — Il vous suffit de claquer des doigts pour que les caisses de l'Etat s'ouvrent en grand ? Il retint un sourire. — Ce n'est pas tout à fait aussi simple que cela. Mais il y a moyen de réunir les sommes nécessaires. Vous êtes très attachée à votre métier, semble-t-il. Pourquoi êtes-vous devenue enseignante ? — Parce que je n'avais pas la possibilité d'entrer dans les ordres. — Parce que votre désir était de devenir religieuse ? — Je veux suivre l'exemple des femmes qui m'ont accueillie. Mais je n'ai pas la personnalité adéquate, hélas. — Trop... directe ? — Entre autres, oui. Je suis trop... un tas de choses, en fait. Obstinée. Emportée. Et même indocile, à l'occasion. Elle avait l'air si terne et si effacée, pourtant, dans l'espèce de sac qui lui tenait lieu de robe. Mais la lueur rebelle dans ses yeux attestait qu'elle disait vrai. D'ailleurs, n'avait-elle pas attaqué Tahir à mains nues ? — C'est notre Mère Supérieure qui m'a suggéré de me consacrer plutôt à l'enseignement. J'espérais obtenir un poste fixe dans l'orphelinat où j'ai été élevée, mais elle a exigé que je voie d'abord le vaste monde. C'est comme cela que je me suis retrouvée ici. Mais je compte retourner là-bas. — Au couvent ? Vous n'envisagez pas de vous marier et d'avoir des enfants ? Les joues de Kayleen s'empourprèrent. — Je doute que cela puisse m'arriver. Les hommes ne s'intéressent pas à moi comme... comme à une femme. As'ad songea à la vision qu'il venait d'avoir d'elle, nue. — Qu'est-ce qui vous fait penser une chose pareille ? Elle rougit de plus belle. — Il n'y a eu personne qui... Enfin, je n'ai jamais... — Vous n'avez pas eu de relation amoureuse ? — Voilà. As'ad songea qu'elle devait approcher les vingt-cinq ans. Une telle innocence pouvait-elle encore exister chez une jeune Occidentale de cet âge ? Il se surprit à imaginer qu'il pourrait la faire changer d'avis, lui montrer les charmes d'un monde auquel elle semblait trop jeune pour devoir renoncer. -3-
Les joues en feu, Kayleen sortit à reculons de l'office.
— Non, honnêtement, je trouve votre cuisine délicieuse... Je... je ne vous adresse aucune critique, bien au contraire... C'est juste que... Fuyant l'expression courroucée du chef, elle pivota sur ses talons, s'engouffra dans l'escalier et se réfugia à l'étage au-dessus. Comme elle ne savait pas quoi faire pendant que les filles étaient à l'école et que l'orphelinat n'avait pas voulu la reprendre sous prétexte qu'elle était désormais sous la protection d'As'ad, elle avait eu le malheur de proposer son aide en cuisine. Mais son offre avait été accueillie comme une insulte. Avec un soupir découragé, elle alla trouver Neil, le secrétaire britannique d'As'ad à l'accent distingué, et demanda à voir As'ad. — Vous n'avez pas rendez-vous, miss James. Et le prince ne reçoit jamais au pied levé. Consciente qu'il serait présomptueux d'insister, elle poussa un soupir résigné et fit demi-tour. La porte du bureau princier s'ouvrit juste à cet instant. — Neil, s'éleva la voix d'As'ad. Pourriez-vous allez chercher... Il s'interrompit net lorsque son regard tomba sur elle. — Ah, vous êtes là? C'est justement vous que je cherchais. Une vague de culpabilité l'envahit. — Ils se sont déjà plaints de moi en cuisine ? Je vous promets que je ne voulais pas offenser le chef. As'ad lui jeta un regard mi-sévère mi-résigné. — Quel forfait avez-vous encore commis ? D'instinct, elle se cacha les mains dans le dos. — Je n'ai rien fait. — Pourquoi ai-je du mal à vous croire ? Entrez, Kayleen. Et racontez-moi vos mésaventures. La mort dans l'âme, elle suivit le prince As'ad dans son bureau et s'installa dans le fauteuil qu'il lui indiquait. — Je me suis juste présentée à l'office pour demander si je pouvais donner un coup de main dans la journée, pendant que les filles sont à l'école. Mais le chef a cru que ma démarche exprimait une critique voilée. Alors que je voulais simplement me rendre utile ! As'ad sourit. Tout autre femme aurait profité de ses heures de liberté pour profiter des avantages qu'offrait la vie dans un palais. Kayleen James, elle, désirait se rendre utile. — Kayleen, vous avez trois enfants à votre charge. Une tâche qui suffirait à accaparer bien des femmes. — Mais les filles sont en classe toute la journée ! Et je ne peux faire ni le ménage, ni le repassage, ni même la cuisine. Je perds mon temps à tourner en rond ! As'ad hocha la tête. — Dites-moi, Kayleen, qu'enseigniez-vous à l'orphelinat ? — Les maths, répondit-elle distraitement en se levant pour s'approcher de la fenêtre. Les bureaux du prince As'ad donnaient sur un jardin éblouissant. Elle ne connaissait rien à la botanique mais elle était toute disposée à apprendre. Peut-être pourrait- elle contribuer à l'entretien des espaces verts ? — Et avez-vous un bon niveau ? poursuivit-il. — Assez, oui. — Et l'analyse statistique ne vous fait pas peur ? — C'est plus ou moins ma spécialité. Kayleen vit un jardinier occupé en contrebas, et songea qu'elle aurait plaisir à remuer la terre et à faire pousser des plantes. — J'ai un projet pour vous, dans ce cas. Elle se retourna distraitement. — Vous voulez que je calcule vos impôts ? As'ad dissimula un sourire. — Je vous remercie mais j'ai le personnel adéquat pour cela. Non, ce que j'aimerais, c'est que vous vous acquittiez d'une mission pour le ministère de l'éducation. Une grande disparité existe parmi les différentes régions d'El Deharia. Certaines envoient de nombreuses jeunes filles à l'université, d'autres quasiment aucunes. Il serait intéressant que vous étudiiez les causes de ces écarts de plus près. En essayant de comparer les différents modes de scolarisation et en analysant leurs avantages et désavantages respectifs. Cela vous intéresserait-il ? Kayleen quitta son poste d'observation près de la fenêtre et observa le prince avec attention. — C'est juste une occupation que vous inventez pour me distraire de mon oisiveté ou un projet qui vous tient réellement à cœur ? s'enquit-elle. — Je considère que c'est la qualité de l'éducation qui fait l'avenir d'une nation. Et je compte sur vous pour m'apporter des éléments éclairants. La gravité dans le regard d'As'ad l'incitait à le croire sur parole. Une soudaine excitation s'empara alors d'elle. C'était un projet intéressant et stimulant. Et qui lui laisserait tout le temps nécessaire pour s'occuper des filles. Elle s'élança vers lui. — J'adorerais me charger de cette mission. Merci ! Mille fois merci ! Sur le point de se jeter à son cou, elle se figea au dernier moment et recula vivement d'un pas. Comme si elle avait l'habitude de se jeter dans les bras des hommes ! Et dans des bras princiers, qui plus est ! Elle hésitait à s'excuser lorsque As'ad se leva et se dirigea à grands pas vers son bureau. Soit il n'avait pas remarqué son élan avorté, soit il était décidé à agir comme si de rien n'était. — Parfait. Marché conclu, alors ? Nous conviendrons d'un rendez-vous hebdomadaire qui me permettra de suivre l'avancement de vos recherches. Il sortit une carte de crédit d'un tiroir de son bureau. — Tenez, prenez ceci. Cette carte de paiement vous permettra de faire face à vos dépenses professionnelles. Vous pouvez vous en servir également pour vos besoins personnels ainsi que ceux des filles. Effarée, elle secoua la tête. — Mais nous n'avons besoin de rien. — Il vous faudra aussi un ordinateur portable, poursuivit As'ad, sans tenir compte de sa remarque. Et les filles voudront des vêtements. Je ne connais pas grand-chose aux enfants, mais je crois savoir qu'ils grandissent. Elles ne pourront pas porter la même chose indéfiniment. Kayleen regarda la carte et réfléchit un instant. — Vous avez raison. C'est vraiment très gentil de votre part de vous soucier de Dana, Nadine et Pepper. — Ce n'est pas de la gentillesse. Mes filles méritent ce qu'il y a de mieux. Parce qu'elles porteront bientôt mon nom. Elle ne put s'empêcher de sourire. — Vous ne souffririez pas d'une petite crise d'amour propre, par hasard ? ironisa-t-elle. — Disons que je connais la place qui est la mienne en ce monde. Il avait de la chance, songea-t-elle, non sans une pointe d'envie. — Vous aussi, vous avez la vôtre, de place, désormais, ajouta-t-il. Avait-il lu une fois de plus dans ses pensées ? — Je ne crois pas, non. — Si je vous le dis, c'est que vous l'avez, Kayleen, lui affirma-t-il en plongeant son regard dans le sien. Elle le remercia d'un sourire. Mais elle savait qu'il disait cela par simple politesse. Elle n'avait sa place ni ici ni ailleurs. En tant que simple gouvernante, elle était aisément remplaçable. Estimant que l'entretien était clos, elle voulut se détourner pour partir. Mais c'était comme si une force puissante la retenait sur place. Elle n'avait pas envie de s'éloigner mais de se rapprocher, au contraire. Pour qui ou pour quoi, elle n'aurait su le dire. C'était juste une envie de... de... Elle ne savait pas trop de quoi, au juste. Mais la force d'attraction était puissante. Le téléphone sonna et As'ad détourna les yeux. S'arrachant à son état de fascination, Kayleen quitta le bureau sans un mot. Le téléphone pressé contre l'oreille, Lila se pelotonna confortablement sur son lit. — C'est une affaire qui marche pour As'ad et Kayleen ! Nous avançons à grands pas. — Il n'y a pas de « nous » dans l'affaire, protesta Hassan, à l'autre bout du fil. Vous avez monté ce coup toute seule, ma chère. Je n'y suis strictement pour rien. — Comment, vous n'y êtes pour rien ? L'idée de cette- mise en scène est entièrement de vous. Vous êtes impliqué autant que moi. — Vous êtes une femme exigeante, Lila. — Je sais. Cela fait partie de mon charme. — Et Dieu sait que votre charme est grand, en effet. Fermant les yeux, Lila réprima un fou rire nerveux. Une femme de quarante-trois ans n'était pas censée pouffer comme une adolescente sous prétexte qu'un homme de dix ans son aîné lui faisait un banal compliment. Mais une chose paraissait certaine : le puissant roi Hassan du Baharia flirtait bel et bien avec elle ! — Kayleen ne m'a dit que du bien d'As'ad, poursuivit- elle. Et mon neveu est venu me voir pour me demander si j'avais prévu un salaire généreux pour elle. Ce n'est pas dans ses habitudes de se préoccuper de pareils détails. — C'est un début prometteur, en effet, reconnut Hassan. Mais à ce stade, on ne peut encore jurer de rien. Il ne vous reste plus qu'à laisser le temps faire son œuvre. Lila poussa un soupir préoccupé. — Je compte vraiment sur Kayleen pour réveiller le cœur d'As'ad avant que mon pauvre neveu ne se transforme en robot. As'ad se coupe de ses émotions depuis l'enfance. Et la faute en revient à mon frère. — Vraiment ? Normalement, ce sont toujours les mères que l'on accuse de tous les maux. Lila se mit à rire. — C'est exact. D'ailleurs, en tant que femme, je milite pour un changement d'attribution de responsabilité. — Savez-vous que c'est le moment que je préfère dans nos conversations ? Lorsque j'entends tinter votre beau rire clair. Le cœur de Lila battit soudain en accéléré. — Votre rire est aussi gracieux que le reste de votre personne. Mais vous ne dites rien, Lila ? Mon aveu vous a-t-il embarrassée? — Non, murmura-t-elle. Merci pour le compliment. Il soupira. — Mes propos vous mettent mal à l'aise, je le sens bien. Est-ce parce que je suis roi ? Ou parce que je suis plus âgé que vous ? — Le fait que vous soyez roi ne me fait pas peur, répondit-elle sans réfléchir. — Je vois. C'est donc mon âge qui vous effraie. — Non, ce n'est pas votre âge non plus, se récria-t-elle. Je n'étais pas certaine de comprendre vos... propos. Je... je nous croyais amis. — Nous le sommes. Aimeriez-vous que nous soyons plus que cela ? Pour une question directe, c'était une question directe. La bouche sèche, Lila fut incapable d'articuler un son. Et s'il lui demandait cela dans le seul but de lui signifier gentiment qu'elle n'avait rien à espérer ? — Hassan... — Mon souhait serait qu'il y ait plus que de l'amitié entre nous. Ce complément d'information vous aide-t-il à me répondre ? Ou vous complique-t-il la tâche, au contraire ? Prise de vertige, Lila poussa un long soupir de soulagement. — Vous me troublez infiniment Hassan, admit-elle dans un souffle. Elle entendit vibrer une émotion profonde dans la voix d'Hassan à l'autre bout du fil, et son cœur se gonfla d'une étrange allégresse. — Ainsi, il m'est permis d'espérer. Vous êtes la lumière que j'avais perdu espoir de rencontrer sur mon chemin, Lila. Elle se trouva à court de mots pour répondre. — Merci... Je suis, comment dire ? Intriguée ? — Intriguée, répéta-t-il en riant. Le choix du terme est intéressant. Je propose donc que nous satisfassions notre curiosité mutuelle et que nous explorions les possibilités qui s'offrent à nous. Lorsque As'ad regagna ses appartements privés ce soir-là, il eut la surprise de les trouver envahis. Dans le séjour brillamment éclairé, Dana et Pepper étaient allongées à plat ventre sur son plus précieux tapis d'Is- pahan et regardaient une émission à la télévision. Nadine dansait près de la fenêtre et Kayleen finissait d'arranger des fleurs sur la table de la salle à manger où le couvert avait été mis pour cinq. Elle leva les yeux à son entrée. — Ah, quelle chance, vous arrivez à l'heure pour le dîner ! J'ai appelé Neil pour lui demander si vous rentriez chez vous ce soir mais il a refusé de me répondre. Je crois qu'il ne m'aime pas beaucoup, votre secrétaire, admit-elle avec une moue contrite. — Peut-être essayait-il seulement de me protéger ? — Contre nous ? s'esclaffa-t-elle comme s'il s'agissait là d'une idée ridicule. Nous avions envie de prendre notre repas en votre compagnie, ce soir. Il ne sut que répondre et se contenta de l'observer avec attention. Elle ne portait pas sa robe marron habituelle mais un modèle gris dont la laideur était aussi une offense pour les yeux. Terne et triste, le tissu semblait ôter toute vie à son visage. Sans compter que la coupe ample du vêtement dissimulait ses formes. Et pourtant, devant le sourire de Kayleen, As'ad vit son humeur s'éclairer. Il avait envie de l'attirer dans ses bras. Envie de découvrir le corps que son espèce de robe de bure escamotait avec une redoutable efficacité. Une onde de chaleur dans ses reins lui rappela qu'il ne vivait plus que pour son travail depuis trop longtemps. Faisant abstraction de cette montée de désir incongrue, il posa son attaché-case, regarda autour de lui et aboutit à un constat incontournable : Kayleen et les trois fillettes avaient envahi son espace. Il avait pourtant signifié clairement à la jeune femme qu'il refusait d'être mêlé à leur vie quotidienne. Il ouvrit la bouche pour rappeler à Kayleen qu'elle n'avait rien à faire dans ses appartements. Mais elle lui jeta un regard tellement rayonnant qu'il n'eut pas le courage de la décevoir. — Ma foi... Puisque vous avez prévu le dîner, il ne me reste plus qu'à trouver une bouteille de vin pour accompagner le repas. Il n'avait pas l'habitude de boire, mais l'alcool l'aiderait peut-être à supporter la présence du quatuor dans son domaine privé. Nadine s'avança vers lui en dansant. Ses grands yeux bleus brillaient d'excitation. — J'ai eu neuf sur dix à ma dictée, annonça-t-elle triomphalement. Et je n'ai fait qu'une seule faute. En fait, j'ai des bonnes notes en tout sauf en math. Pepper arriva en courant pour s'interposer devant sa sœur. — Moi aussi, je vais à la grande école. Et moi je suis forte en maths, comme Kayleen. Elle prit le temps de tirer la langue à Nadine avant de reporter son attention sur lui. — Je t'ai fait un dessin à l'école, mais je ne sais pas où te l'accrocher. Je voulais le coller sur ton frigo mais tu n'as même pas de cuisine. Dana intervint pour écarter ses deux sœurs d'un geste autoritaire. — Laisse As'ad tranquille, Pepper. Il n'en veut pas de ton dessin. Tu dessines comme un pied, de toute façon. Pepper trépigna. — C'est pas vrai. Tu mens ! Je dessine super bien, tarée ! Dana poussa une exclamation choquée. Nadine parut inquiète. Et Pepper, clairement honteuse, porta la main à sa bouche. Traiter sa sœur de « tarée » était, de toute évidence, l'insulte suprême. Kayleen secoua la tête. — J'aimerais que tu présentes tes excuses à Dana, Pepper. Pepper se tourna docilement vers sa sœur. — Je regrette d'avoir été méchante avec toi, Dana. — Ah non, je ne suis pas d'accord ! C'est trop facile de regretter après coup ! explosa Dana. Tu es toujours en train de traiter les gens de... Dana se tut brusquement lorsque Kayleen toussota. L'aînée des trois filles poussa un long soupir et ses épaules s'affaissèrent. — O.K., je n'ai rien dit. Merci de t'être excusée, Pepper. Kayleen effleura l'épaule de la benjamine. — Tu connais la règle, n'est-ce pas ? Quelle punition le paraît juste pour toi ? Les yeux de Pepper se remplirent de larmes. — Je dois être privée d'histoire au lit ce soir, c'est ça? — Cela me paraît un peu sévère. Si tu renonçais à ton droit de choisir un DVD pour cette fois-ci ? Tu pourrais le céder à Dana. L'œil sombre, Pepper accepta la sentence d'un signe de tête. — Merci, Pepper. Et voilà, As'ad, nous sommes réconciliées, annonça Kayleen avec un lumineux sourire. Etes-vous prêt pour le dîner ? Stoïque, As'ad déboucha sa bouteille, remplit deux verres à pied et en tendit un à Kayleen. Elle l'accepta après une légère hésitation. — Merci... J'avoue que je n'ai pas l'habitude de boire. Il n'avait jamais été grand buveur non plus. Mais les circonstances étant ce qu'elles étaient, il pourrait bientôt être amené à tomber sérieusement dans la boisson. Ramené d'autorité à son rôle de père de famille, il écouta patiemment les filles narrer leurs exploits de la journée. Dana raconta qu'elle avait terminé ses devoirs à l'avance et qu'elle avait eu la bonne surprise de trouver des livres traitant de médecine dans la bibliothèque du palais. Nadine parla de ses cours de danse et du rôle qu'on lui avait confié dans le ballet de fin d'année. Puis Pepper annonça avec un sourire triomphal qu'elle avait mis « une belle raclée » à un garçon de l'école. — Il était méchant avec une fille et la traitait de grosse dondon, expliqua-t-elle, le regard furieux à ce souvenir. C'est le plus grand de la classe mais je n'ai même pas eu peur. La maîtresse m'a un peu grondée mais pas trop. Elle a dit que comme j'étais nouvelle, ça passerait pour cette fois. Mais qu'il ne fallait pas que je recommence. Kayleen toussota en portant sa serviette à ses lèvres. Voyant ses yeux pétiller, As'ad comprit qu'elle dissimulait un sourire. Il se hâta de prendre une gorgée de vin pour éviter d'éclater de rire. Pepper lui plaisait bien. Elle était petite et frêle comme un roseau mais elle semblait avoir un cœur de lion. — Frapper un garçon n'est peut-être pas la meilleure tactique, objecta-t-il. Imagine qu'il riposte ? — M'en fiche. Je sais me battre. — Il reste que la violence n'a jamais été la meilleure des stratégies, jeune demoiselle. — C'est quoi la meilleure des stratégies, alors ? voulut savoir Pepper. Pris de court, il se surprit à rester sans réponse. Kayleen sourit malicieusement. — Nous sommes suspendues à vos lèvres, As'ad. — Vous avez peut-être une suggestion à faire de votre côté ? contre-attaqua-t-il. — Je suis curieuse d'entendre d'abord votre opinion. As'ad soupira. Personnellement, il trouvait que l'approche martiale de Pepper avait du bon. Mais il ne pouvait faire l'apologie de ce genre d'attitude. Il s'éclaircit la voix. — Il s'agit de négocier, de parlementer, de... — C'est quoi, « parlementer » ? s'enquit Pepper en ouvrant de grands yeux. Au grand soulagement d'As'ad, Kayleen se porta charitablement à son aide. — Nous reviendrons sur la question plus tard. Mais je suis d'accord avec As'ad, les filles. La violence est rarement la meilleure solution. Pepper fit la grimace. — Oui, mais des fois, les garçons sont trop bêtes... Toi, As'ad, comme tu es le chef, tu pourrais les jeter en prison, si tu voulais. Tu me feras visiter les cachots, si je suis sage ? — Cela pourrait se faire, oui. La petite fille ouvrit de grands yeux. — Il y en a pour de vrai ? Au palais ? — Nous avons de très vilains cachots, oui. Mais il y a longtemps qu'on n'y envoie plus les enfants qui font des bêtises... Et vous Kayleen ? Quel a été le temps fort de votre journée ? « Il se déroule en cet instant, songea-t-elle rêveusement. Avec les filles redevenues joyeuses. Et As'ad qui se comporte en père de famille. Une famille dont je ferais partie. » Bien sûr, elle avait conscience que tout cela n'était qu'apparence. Mais il y avait tellement longtemps qu'elle rêvait de connaître ce sentiment d'appartenir à une vraie famille qu'elle ne pouvait s'empêcher d'y croire un peu. — Le temps fort de ma journée ? C'est lorsque j'ai découvert en me promenant qu'il y avait des écuries au palais, annonça-t-elle, pour dire quelque chose. Les trois sœurs ouvrirent de grands yeux. — Des chevaux ? Ici ? C'est top ! — Vous montez, toutes les trois ? demanda As'ad en jetant un regard surpris à Kayleen. — Un ancien élève a fait don de quelques chevaux à l'orphelinat. Les filles ont pris quelques leçons. — Et vous ? Vous pratiquez l'équitation également ? Elle ne répondit pas tout de suite. Qu'y avait-il donc de si particulier dans la fixité de ses yeux sombres ? Elle aimait être regardée par As'ad. Et aurait pu rester immobile sous son regard des heures durant. — Je... il m'arrive de monter, oui. Mais je redescends presque toujours plus tôt que prévu. Les chevaux et moi, nous ne parlons pas le même langage. — Kayleen tombe tout le temps, précisa gravement Pepper. Il faudrait pas en rire, parce que c'est pas gentil. Mais des fois, c'est rigolo de la voir s'étaler par terre. — Rigolo pour toi, oui ! marmonna Kayleen. La porte de la suite s'ouvrit brusquement, et un homme de haute taille aux cheveux grisonnants pénétra dans la pièce. — As'ad ? Tu as une seconde à me consacrer ? Je... Le nouveau venu s'interrompit net en découvrant leur petite tablée. — Ah, excuse-moi. Je vois que tu dînes en famille, ce soir. As'ad se leva. — Bonsoir, père. Kayleen tressaillit. Père ? Il s'agissait du roi, autrement dit ! Affolée, elle bondit sur ses pieds en faisant signe aux filles de suivre son exemple. Alors qu'elle hésitait à esquisser un semblant de révérence, As'ad fit les présentations. Lorsque les filles découvrirent qu'elles avaient affaire au roi Mukhtar, elles restèrent muettes toutes les trois. Et Kayleen dut faire un effort pour articuler une vague formule de politesse. Le roi les enveloppa toutes les quatre d'un regard plutôt bienveillant. — Soyez les bienvenues à El Deharia. Je vous souhaite longue vie, beaucoup de bonheur et une santé florissante. Puissent ces murs puissants vous apporter protection et réconfort. Touchée par la solennité de son ton, Kayleen inclina la tête. — Je vous remercie de votre belle hospitalité, Votre Altesse. Se trouver en présence du roi lui rappelait qu'As'ad n'était pas un homme comme les autres. Un détail qu'elle avait parfois tendance à oublier un peu trop facilement. — Puis-je me joindre à vous ? demanda le roi. La demande était tellement inattendue que Kayleen sentit ses jambes se dérober sous elle. — Euh... Mais naturellement, je vous en prie. — Je vois que vous avez le même menu ici que chez moi. Et je serais heureux de savourer ce bon repas en ayant le plaisir supplémentaire de votre compagnie. — A propos de repas, sais-tu que le chef a failli rendre son tablier à cause de Kayleen ? expliqua As'ad avec un sourire amusé en se tournant vers son père. Elle est allée lui proposer son aide. Et son offre a été très mal accueillie. Kayleen sentit ses joues virer au cramoisi. — Le chef est entré dans une colère homérique, admit-elle. Il a cru que je ne trouvais pas ses réalisations à mon goût. — Mm... C'est un garçon très susceptible, en effet. C'est ce soir-là qu'il a fait brûler mon soufflé, je suppose ? Elle porta la main à sa bouche et rougit de plus belle. — Oh, mon Dieu. J'espère que non ! Le roi lui sourit avec une désarmante gentillesse. — Rassurez-vous, je m'en suis remis. Mais vous étiez en grande conversation lorsque je suis arrivé. De quoi parliez-vous donc, tous les cinq ? — De chevaux, précisa Nadine. Nous avons eu des cours d'équitation à l'orphelinat. Le roi tourna les yeux vers son fils. — Des chevaux ? Il me semble me souvenir qu'il nous en reste un ou deux dans un coin d'écurie, non ? As'ad secoua la tête et sourit aux filles. — Mon père vous taquine. Les écuries royales d'El Deharia sont mondialement célèbres. Les yeux de Dana brillèrent d'excitation. — Vous avez de vrais pur-sang ? — Rapides comme le vent, oui. Et beaucoup trop dangereux pour des cavalières débutantes. La fillette fit la moue. — On pourrait apprendre et devenir de vraies cavalières. Le roi hocha la tête. — Je suis d'accord. Toute jeune princesse devrait savoir se tenir à cheval et galoper à cru dans le désert comme une vraie fille de Bédouin. Je verrai avec le responsable des écuries pour que vous bénéficiiez de leçons, toutes les quatre. — Merci, murmura Kayleen, peu enthousiaste. — Vous n'avez pas l'air enchantée de cette offre, lui glissa As'ad à l'oreille. — Je ne plaisantais pas tout à l'heure : nous ne sommes pas très amis, les chevaux et moi. — Peut-être que quelques cours particuliers vous aideraient à surmonter cette incompréhension réciproque ? Lorsqu'elle leva les yeux vers lui, son regard, une fois de plus, se perdit dans le sien. C'était comme si le champ magnétique d'As'ad agissait sur elle et qu'il l'attirait inexorablement dans sa zone d'influence. — L'équitation est une façon plaisante de faire de l'exercice, commenta le roi Mukhtar. — Quelqu'un a-t-il pensé à demander l'avis du cheval sur la question ? lança Kayleen, regrettant aussitôt ses paroles. Elle avait parlé une fois de plus sans réfléchir, une habitude qui lui avait toujours valu les pires ennuis au couvent. Un court silence tomba pendant lequel elle aurait voulu disparaître sous terre. Puis le roi éclata de rire. — Excellent ! Elle me plaît beaucoup, As'ad, mon fils. Il ne faudra pas la laisser partir, cette jeune demoiselle à la chevelure de feu. Elle se tourna vers As'ad qui continuait de la regarder de cette façon si particulière qui lui donnait distinctement le tournis. — Je partage ton avis, acquiesça-t-il. Elle restera au palais avec nous. Resterait-elle ? Elle n'en était pas si certaine. Son projet de vie était tracé depuis des années. Et El Deharia n'y figurait pas. Dans quelques mois, si tout allait bien, elle serait loin. -4-
Après le départ du roi, Kayleen envoya les filles se coucher et
s'attarda quelques instants pour parler à As'ad. — J'ai une question à aborder avec vous, annonçat-elle. — J'ai déjà remarqué qu'avec vous, il y avait toujours quelque sujet d'importance à aborder. La jeune femme hésita à poursuivre. Etait-ce une critique ? Dans le doute, elle choisit de laisser sa remarque de côté. — Dans six semaines, nous serons à Noël, reprit-elle. Le premier que les filles passeront sans leurs parents. Il faut que nous organisions quelque chose pour les distraire. Il la fixa un instant en silence avant de répondre : — Entendu. El Deharia est un pays très ouvert. Nous respectons toutes les religions. Et personne ne verra d'inconvénient si vous décidez de mettre un sapin dans votre salon. — Ce n'est pas seulement une question de sapin. Levant les yeux vers As'ad, Kayleen rassembla son courage. — J'aurais besoin de votre participation. — Ne me demandez pas l'impossible. Kayleen soupira mais s'arma de patience. Elle avait senti d'entrée de jeu qu'As'ad ne lui faciliterait pas la tâche. — Je vous en prie, prince As'ad, essayez de faire l'effort de vous mettre à la place des filles, ne serait-ce qu'un instant. Vous imaginez la solitude qu'elles ressentiront au moment des fêtes ? Ce sera forcément un passage douloureux pour elles. Elle parlait d'expérience. Malgré les efforts des religieuses, elle avait toujours traversé une phase de tristesse et d'abattement chaque année à l'approche de Noël. Elle n'avait même pas pu se consoler avec le rêve d'une famille adoptive qui l'aurait accueillie comme une des leurs. Elle n'avait jamais été orpheline, après tout. De la famille, elle en avait eu à revendre. A part que personne n'avait voulu d'elle. Résolue à lutter pour le bonheur de ses petites protégées, elle affronta le regard d'As'ad. — Il leur faut des rituels, des anciens, comme des nouveaux. Et elles auront besoin de leur nouveau père. L'expression d'As'ad se durcit. — L'affectif, c'est votre rayon, Kayleen. Pas le mien. — Mais vous êtes leur père adoptif ! Ce n'est quand même pas rien ! — J'ai accepté qu'elles viennent vivre ici pour leur épargner un sort que vous jugiez cruel. Mais la responsabilité morale et affective vous incombe. Et c'est là mon dernier mot, Kayleen. Mais ce n'était pas son dernier mot, à elle, et elle n'avait nullement l'intention d'en rester là. — Je ne comprends pas ! Ce soir, à table, vous avez été formidable avec elles. Et vous ne donniez pas l'impression de vous forcer. — J'ai de la compassion. Et j'ai mon honneur. Cela suffit. Choquée, elle secoua la tête. — Bien sûr que non, cela ne suffit pas ! Un enfant a besoin d'autre chose de plus essentiel. Il lui faut de l'amour pour grandir. — Je le crois volontiers. C'est pourquoi vous êtes là pour en donner à Dana, Nadine et Pepper. Kayleen recula d'un pas. Sa gorge était nouée, ses joues brûlaient. Elle n'aurait pas été plus horrifiée s'il lui avait dit qu'il avait l'intention de les étrangler dans leur sommeil. — Vous voulez dire que vous leur refusez votre affection ? s'enquit-elle d'une voix étranglée. — J'ai des responsabilités dans la vie, Kayleen, et je dois y faire face. Mon devoir est de rester fort. Dans la position que j'occupe, toute émotion engendre une faiblesse. Vous êtes une femme. Je ne vous demande pas de comprendre. Juste de me croire sur parole. Je ferai face aux besoins matériels des filles. Je vous laisse le côté cœur. A chacun sa tâche. Effarée par son raisonnement, Kayleen fut un instant déroutée et ne sut que répondre. — Mais c'est de la folie de penser une chose pareille ! s'écria-t-elle. L'amour n'a rien à voir avec la faiblesse. C'est une force, au contraire ! La force d'entre les forces, même ! As'ad réagit à son plaidoyer par un sourire. — La passion avec laquelle vous vous exprimez témoigne de la sincérité de votre cœur. Je vous en félicite. — Donc cela ne vous choque pas que j'aime, que je donne ! Vous approuvez, même. Alors pourquoi pas vous ? Parce que vous êtes un homme ? — Parce que je suis un peu plus qu'un homme, je suis un cheikh, un prince et un dirigeant. Je ne peux pas prendre le risque de laisser des émotions altérer la solidité de mon jugement. — Un être qui juge sans ressentir est un robot, une machine ! Et un dirigeant qui n'éprouve rien pour son peuple n'est qu'un technocrate dépourvu d'âme ! As'ad soupira. — Je vous ai déjà dit que vous ne pouviez pas comprendre. — Je refuse de croire que vous parlez sérieusement ! Il lui prit le bras et la conduisit fermement vers la porte. — Il faudra pourtant vous y résoudre. Célébrez Noël comme vous le souhaitez. Vous avez ma bénédiction. Se dégageant avec brusquerie, elle le foudroya du regard. — Des bénédictions comme celle-là, je m'en passe, mon prince. — Je n'ai jamais entendu un tel ramassis de contre- vérités ! tempêtait Kayleen en arpentant son séjour le lendemain. D'où tient-il des théories aussi ridicules, je me le demande ! Sous prétexte qu'il serait un homme, il faudrait qu'il reste blindé dans une armure d'indifférence ? C'est d'une absurdité totale. Comme si le fait de sentir et d'aimer nous privait de nos capacités ! Ce sont nos sentiments et nos émotions qui sculptent notre personnalité et nous donnent de la profondeur. Les hommes sont-ils tous aussi stupides, Lila ? Honnêtement, plus je connais le vaste monde, comme on me l'a conseillé, plus j'aspire à retourner au couvent ! Un sourire amusé glissa sur les lèvres de Lila. — Ne croyez-vous pas que c'est précisément à cause de votre approche passionnée de l'amour que vous n'êtes sans doute pas destinée à une vie monastique ? lui demanda-t-elle d'une voix douce. Kayleen cessa d'aller et de venir pour se laisser tomber sur un divan. — Toute ma vie on m'a reproché de prendre les choses trop à cœur et de foncer tête baissée avant de réfléchir. — Convaincre les autres de notre façon de penser n'est pas une tâche aisée. Il faut vous armer de compréhension... et de patience. — Oui, je sais, acquiesça sombrement Kayleen. Méditer avant d'agir, tourner sept fois sa langue dans sa bouche avant de parler... Lila vint s'asseoir à côté d'elle. — Exactement. Mais pour en revenir à As'ad, il est le produit d'une éducation un peu particulière. Son père a appris à tous ses fils à se couper de leurs émotions. Il faut vous dire que mon frère Mukhtar était très épris de sa femme. Lorsque la maladie l'a emportée, il était dévasté par le chagrin mais déterminé à n'en rien laisser paraître. Devant ses fils, il restait imperturbable, convaincu qu'il lui fallait continuer à gérer les affaires de l'Etat la tête haute. Je ne suis pas certaine qu'en agissant ainsi, il ait donné le bon exemple. Kayleen esquissa une moue sceptique. — Même si As'ad a été élevé selon de tels principes, comment expliquez-vous qu'il ne se soit pas fait sa propre opinion ? Il n'est pas aveugle. Il suffit de regarder autour de soi pour se rendre compte que l'amour fait tourner le monde. — Vous êtes encore très jeune, Kayleen. Avec l'âge, vous découvrirez que l'être humain ne voit au fond que ce qu'il est prêt à voir. As'ad a un sens du devoir peu commun et une vision très carrée du monde. Vous ne connaissez pas encore ses frères mais ils sont tous comme lui : forts, impassibles et convaincus que l'amour n'est que mièvrerie tout juste bonne à distraire le cœur oisif des femmes. Ce n'est d'ailleurs pas étonnant qu'aucun d'entre eux ne souhaite se marier. Découragée, Kayleen soupira. — J'étais convaincue qu'As'ad s'attacherait à ses filles et leur offrirait une nouvelle famille. Ce qui m'inquiète, c'est que je n'ai plus beaucoup de temps à passer ici. Ma vie m'appelle ailleurs. Lila fronça les sourcils. — Parce que vous êtes toujours décidée à retourner aux Etats-Unis ? — La Mère Supérieure m'autorise à regagner le couvent pour mon vingt-cinquième anniversaire. Autrement dit, dans moins de quatre mois. — Mais rien ne vous oblige à le faire. Surtout que vous avez pris de nouvelles responsabilités entre-temps. Kayleen se mordilla la lèvre, pensive. — Les filles ont quatre mois pour prendre leurs marques ici, dit-elle d'un ton ferme, comme pour s'en persuader elle-même. Une fois qu'elles auront leurs habitudes au palais, As'ad engagera quelqu'un d'autre à ma place. Mais malgré la conviction qu'elle avait cherché à mettre dans sa voix, l'argument sonnait faux, même à ses propres oreilles. Lila secoua la tête. — J'étais convaincue que vous aviez pris un réel engagement vis-à-vis des filles. Pourquoi vous retirer du monde ainsi, Kayleen ? A mes yeux, cela ressemble à une fuite. Troublée, Kayleen se leva d'un mouvement brusque pour reprendre ses allées et venues dans la pièce. — Je crains de ne pas être faite pour une existence dite « normale », Lila. Il n'y a qu'au couvent où je me sente dans mon élément. Je me suis juré que le jour de mes vingt-cinq ans, quoi qu'il arrive, je retournerai là-bas poursuivre ma carrière d'enseignante. — Ici, vous pourriez commencer une carrière de mère... Kayleen secoua vigoureusement la tête. — Pas de mère ! De nounou ! La nuance est loin d'être négligeable. Je suis payée pour m'occuper des filles. Dans quelques années, lorsqu'elles auront grandi, ma présence au palais sera superflue. Et que restera-t-il alors de ma pseudo-maternité ? — Mon neveu est-il informé de votre intention de partir dans quatre mois ? — Pas encore, non. Mais j'imagine qu'il ne devrait pas manquer de candidates pour me remplacer. — Cela reste à voir. N'oubliez quand même pas que vous êtes liée aux filles par une promesse. Pensez-vous réellement pouvoir les abandonner à leur sort ? Perdue, Kayleen porta les mains à ses tempes. Elle se sentait prise dans un piège où elle avait elle-même accepté d'entrer. Quelle serait l'attitude juste, pour elle et pour les filles ? Depuis des années, son chemin de vie lui apparaissait tout tracé, et le retour au couvent avait toujours été le but évident vers lequel convergeaient tous les faisceaux de son existence. Mais si Lila avait raison ? Avait-elle le droit de trahir la confiance que Dana, Nadine et Pepper avaient placée en elle ? — J'avoue que je ne sais plus très bien où j'en suis, admit-elle. Et plus je réfléchis, plus cela me donne le tournis, et moins je sais où j'en suis... Visiblement touchée, Lila la rejoignit et passa son bras autour de ses épaules. — Rien ne t'oblige à prendre une décision précipitée, Kayleen. Tu veux bien que nous nous tutoyons, n'est-ce pas ? Accorde-toi un petit délai pour laisser décanter tout cela. Kayleen lui adressa un faible sourire. — Tu as raison. Parlons plutôt de toi, alors. Comment va ton ami Hassan ? Un lent sourire s'épanouit sur les traits de Lila. — Il devrait arriver sous peu à El Deharia. Pour me voir en particulier. — Le roi du Baharia ? Il vient exprès pour toi ? — J'ai encore de la peine à le croire, mais oui. Alors que nous étions au téléphone, il m'a avoué qu'il aimait le son de mon rire... et de fil en aiguille, nous en sommes venus à nous avouer une attirance réciproque. — C'est merveilleux, Lila ! Je suis ravie. Tu as vécu cloîtrée dans ce palais toute ta vie. Et voici que le noble Hassan se présente pour réveiller la princesse endormie. Lila leva les yeux au ciel. — Quarante-trois ans, c'est un âge un peu avancé pour jouer les Belles au bois dormant, non ? Je me préparais à un paisible avenir de grand-tante, à faire un brin de figuration au côté de mon frère pour les occasions officielles. Et voilà que mon horizon s'ouvre soudain de façon vertigineuse. Tu crois que je suis trop vieille pour aimer ? — Jamais de la vie ! Le cœur n'a pas d'âge. C'est du moins ce que tout le monde dit. — Si tout le monde le dit, c'est qu'il doit y avoir du vrai là-dessous. Je me suis mariée jeune et par amour. lorsque mon mari a trouvé la mort dans le désert, je me suis juré que je n'aimerai plus jamais. Le temps a passé. J'ai oublié peu à peu ce qu'être femme et amoureuse veut dire... Et puis il y a eu Hassan. Les conversations qui s'éternisaient entre nous... Les confidences murmurées... Un mélange de douceur et de tension... Tu ne peux pas imaginer comme je me sens de nouveau vivante ! Lila lui prit les mains et les serra entre les siennes. — Je ne peux que te souhaiter de connaître cet éveil du cœur à ton tour, Kayleen. C'est tellement merveilleux de sentir le sang brûler de nouveau dans ses veines. Les joues en feu, Kayleen détourna les yeux. — Les hommes et moi, ça n'a jamais collé, Lila. — Comment peux-tu dire cela alors que tu n'as jamais essayé ? Tu es trop jeune pour t'enfermer dans une austère école religieuse! — Parce que tu crois que j'aurais une vie moins austère ici, au palais ? — Bien sûr ! Tu rencontrerais des hommes. Je pourrais t'en présenter plusieurs. — Mais qu'en penserait As'ad ? Il est mon employeur après tout. — Ton employeur, oui. Pas ton maître. Pourquoi verrait-il un inconvénient à ce que tu aies des amis ? Kayleen soupira. — Je ne sais pas... Je suppose qu'il ne trouverait rien à redire. Il ne le remarquerait peut-être même pas. Curieusement, elle le regrettait presque. — Alors réfléchis à ma proposition, Kayleen. Tu ne crois pas que ce serait délicieux de tomber amoureuse ? Si ta supérieure t'a envoyée voir le monde, comme tu dis, n'est-ce pas précisément pour que tu mettes tes convictions à l'épreuve ? Explore donc un peu la vie pour commencer. Il sera toujours temps de te cloîtrer par la suite. Après tout, rien ne presse. As'ad leva les yeux lorsque son frère Qadir poussa la porte de son bureau. — Il faudra que je dise deux mots à Neil. C'est devenu une regrettable habitude dans ce palais d'entrer ici comme dans un moulin. Qadir eut un sourire nonchalant. — Je reviens juste de Paris. La plus belle ville du monde. Et les femmes étaient plus magnifiques que jamais. Tu aurais dû venir avec moi le monde est vaste et beau. Et tu passes tes journées enfermé dans ce vieux palais à régler de ternes problèmes de politique intérieure. As'ad ne trouvait rien de terne aux problèmes qui l'occupaient. Et son enfermement était tout relatif. Mais depuis deux jours, il se sentait bel et bien prisonnier, en effet. Non pas de ses devoirs mais de sa libido. Et lorsqu'il fermait les yeux, c'était immanquablement Kayleen qui tenait le rôle principal dans ses scénarios les plus voluptueux. « La nurse de tes enfants ? Et une vierge, pour couronner le tout ? Mauvais plan. » Il se leva pour donner l'accolade à son frère. — Tu as raison, Qadir. J'aurais dû partir avec toi. Tu sais qu'il y a eu du changement dans ma vie depuis ton départ? — J'ai entendu cela, oui. Te voici trois fois père de famille ! J'avoue que c'est inattendu. — La décision a été commandée par l'urgence. Cela dit, notre père me fiche une paix royale depuis que je suis papa. C'est à peine s'il me parle encore de prendre une épouse. — Veinard ! — Je ne te le fais pas dire. J'imagine que le royal auteur de nos jours va concentrer désormais tous ses efforts sur toi. — Il a déjà commencé, grommela Qadir. J'ai une liste de candidates qui devraient défiler devant moi dans quelques jours, tel du gracieux bétail pomponné. As'ad éclata de rire. — Je te souhaite bien du plaisir. En regagnant ses appartements en fin d'après-midi, As'ad trouva ses trois filles adoptives recroquevillées devant sa porte. Elles étaient en tenue d'équitation et n'avaient pas encore retiré leurs bottes. En le voyant, elles s'élancèrent vers lui. — Il faut que tu nous aides ! s'exclama Dana. — C'est affreux, chuchota Nadine. Pepper, elle, était tout simplement en larmes. — Que s'est-il passé ? Où est Kayleen ? — Elle est partie à cheval dans le désert ! lui expliqua Dana entre deux sanglots. — Kayleen ? A cheval ? Toute seule ? — Cet après-midi, un des palefreniers nous a emmenées en balade. Nous sommes rentrées un peu plus tard que prévu, mais il n'y avait pas de risque et nous étions accompagnées. Mais il paraît que Kayleen a paniqué. Elle a exigé qu'on lui selle un cheval et elle est partie à notre recherche. Là, ça fait deux heures qu'on l'attend. Et elle n'est toujours pas rentrée. Le visage maculé de larmes, la petite Pepper le tira par la manche. — Kayleen tombe souvent quand elle monte à cheval. Si elle tombe qui viendra à son aide ? La première pensée d'As'ad fut assassine et concerna l'imbécile patenté qui avait laissé Kayleen partir toute seule. La seconde fut pour l'écervelée un peu trop téméraire qui s'était lancée au grand galop dans un désert réputé hostile en oubliant qu'elle tenait difficilement sur une selle. Résistant à la tentation de repousser les filles qui s'agglutinaient autour de lui, As'ad leur tapota maladroitement les cheveux. — Pas de panique, jeunes filles ! Je vous ramène Kayleen. — Promis ? demanda Pepper d'une toute petite voix. Il s'accroupit pour plonger son regard dans le sien. — Je suis le prince As'ad d'El Deharia. Ma parole est loi. Pepper renifla. — Tu me jures que tu la retrouveras ? — Je te le jure. Confiant les filles aux soins de Lila, As'ad prit lui-même le volant d'une des jeeps du palais. Il connaissait le désert comme sa poche. Retrouver une Occidentale rousse perdue dans les sables ne devait pas être trop difficile. I in théorie, Kayleen avait pu emprunter n'importe quelle direction. Mais concrètement, elle avait dû procéder comme tous les cavaliers débutants et suivre la piste. I in poursuivant ainsi sur une quinzaine de kilomètres, elle avait vraisemblablement rencontré les Bédouins qui avaient leur campement près d'un minuscule point d'eau. A condition, bien sûr, qu'il n'y ait pas eu de chute en route. Mais As'ad préférait ne pas s'attarder sur cette hypothèse. Il se força à rouler lentement de crainte de manquer une silhouette inerte allongée entre les rochers. Mais il ne vit ni monture solitaire ni cavalière à terre. Avant même d'atteindre le campement, cependant, il repéra sa disparue de loin. Ses cheveux flamboyants répandus sur les épaules, Kayleen tenait son cheval par la bride et gesticulait en s'adressant aux membres de la tribu de Bédouins regroupés autour d'elle. L'ombre d'un sourire aux lèvres, As'ad coupa le contact et appela sa tante pour la rassurer et rassurer les filles. Puis il ajouta qu'ils ne rentreraient sans doute que tard dans la soirée. Dès qu'elle le vit approcher, Kayleen se détacha du petit groupe qui s'était constitué autour d'elle, courut dans sa direction et se jeta dans ses bras. Il l'attrapa au vol et serra son corps tremblant contre le sien. — Les filles ont disparu, As'ad ! s'écria-t-elle d'une voix étranglée. J'ai atterri dans ce campement en partant à leur recherche. Mais personne ici ne parle anglais et je n'ai pas réussi à me faire comprendre ! S'il est arrivé quelque chose à ces enfants, je ne me le pardonnerai jamais ! Elle était affolée, échevelée et étonnamment belle. Sans réfléchir, il se pencha sur ses lèvres et les effleura d'un baiser rapide. — Les filles sont saines et sauves au palais avec Lila. C'est pour vous que tout le monde se fait du souci. Les grands yeux verts de Kayleen s'arrondirent de stupeur. — Pour moi ? — Pour vous, oui. Les filles sont de bonnes cavalières, Kayleen. Et elles étaient accompagnées. Pourquoi vous être précipitée seule dans le désert pour partir à leur recherche ? C'était aussi dangereux qu'inutile. — Je... j'étais inquiète. J'ai agi sans réfléchir. — Drôle de logique pour une mathématicienne. Vous êtes trop impulsive, Kayleen. Cela finira par vous jouer un mauvais tour. Elle baissa le nez. — C'est un de mes gros problèmes, en effet, marmon- na-t-elle. Regardant soudain autour d'elle, Kayleen vit qu'un attroupement s'était formé autour eux. Elle se dégagea en rougissant. As'ad la laissa faire à contrecœur. Le premier baiser avait excité sa curiosité et l'avais mis en appétit pour un second. Un vrai baiser, cette fois. — C'est ta femme, ô As'ad ? demanda Sharif, le chef des nomades, en le saluant respectueusement. Kayleen poussa une exclamation sourde et se tourna vers le vieil homme. — Comment ? Vous parlez anglais ? Et vous avez refusé de me répondre, tout à l'heure ! Mais vous... vous... — Ils ne vous connaissent pas, expliqua As'ad à voix basse. Avez-vous pensé à vous présenter selon les règles ? Elle réfléchit un instant et rougit faiblement. — Peut-être pas, non. J'étais inquiète pour les filles. J'ai juste demandé s'ils ne les avaient pas vues passer. As'ad porta de nouveau son attention sur Sharif. — Cette femme est à moi, oui. — Alors vous êtes les bienvenus, l'un et l'autre, pour partager notre repas. — Ce sera un honneur pour nous, Sharif. — Pourquoi avez-vous dit cela ? protesta Kayleen à mi-voix. Je ne suis pas à vous ! — Excuse-nous un instant, Sharif. Saisissant Kayleen par le bras, As'ad l'entraîna en direction de la jeep. — C'est pour votre sécurité que je vous ai présentée comme étant une de mes femmes. Pour ces gens du désert peu accoutumés à voir des étrangers, vous êtes comme une fleur exotique, une orchidée sauvage. Et bien des hommes ici pourraient être tentés de vous approcher... de très près. Elle ? Une orchidée sauvage ? S'il y avait une femme au monde qui n'avait rien d'exotique, c'était bien elle ! Elle ne parvenait même pas à imaginer qu'un de ces beaux Bédouins puisse être attiré par sa petite personne. As'ad devait faire allusion à ses cheveux. Le roux flamboyant attirait presque toujours l'attention. — Soyez sans crainte, Kayleen, poursuivit As'ad. Personne n'osera s'approcher de vous. Ils considèrent que vous m'appartenez. Elle frissonna, mais pas de peur. C'était plus le souvenir du léger baiser d'As'ad qui lui procurait de légers picotements tout le long de la colonne vertébrale. Des picotements étranges et pas désagréables du tout... — Vous avez l'intention de partager leur repas, alors ? s'enquit-elle, sourcils froncés. — Repartir maintenant serait leur faire un grave affront. Kayleen examina le campement avec ses grandes tentes rectangulaires, les chameaux entravés allongés dans la lumière du soir, l'aride splendeur de ce paysage de sable et de pierre. — L'endroit est magnifique, reconnut-elle. Et la simplicité de ces gens est empreinte de dignité et de noblesse. Mais j'aurais apprécié qu'ils ne fassent pas semblant de ne pas me comprendre. — Les Bédouins sont hospitaliers. Mais ils sont aussi très fiers, très secrets. Et très à cheval sur les coutumes et les règles de politesse. Elle soupira. — Je les aurais respectés en temps normal. Mais j'étais inquiète pour les filles. — Et vous êtes partie au petit bonheur la chance, sans connaissances du désert et sans équipement, lui reprocha-t-il, plus sévèrement qu'il ne l'aurait voulu. — J'avais besoin d'agir ! — Vous auriez pu envoyer un garçon d'écurie. Ou m'appeler, tout simplement. — Oui. Je sais. Cela aurait été la solution logique, en effet. Mais je n'y ai pas pensé. Je ne suis pas habituée à avoir des personnes sur lesquelles m'appuyer... Cela dit, vous aussi, vous auriez pu faire appel à quelqu'un d'autre au lieu de vous lancer sur mes traces personnellement. — Les filles étaient bouleversées. Surtout Pepper. Et |e lui ai juré personnellement que je vous retrouverais. — Et vous êtes parti sans réfléchir, seul dans le désert. Vous êtes trop impulsif. Cela vous jouera un mauvais tour. — Vous moqueriez-vous de moi, Kayleen ? — Peut-être un peu, oui. — Vous vous engagez sur une voie dangereuse. — Je n'ai pas peur. Le regard d'As'ad étincela, et Kayleen y vit un éclat redoutable. Partagée entre la tentation irraisonnée de se jeter dans ses bras et celle, tout aussi irrationnelle, de prendre ses jambes à son cou, elle choisit de faire face. — Et si nous allions voir ce que nos hôtes nous ont préparé pour mon premier repas pris dans le désert ? lança-t-elle gaiement. Les femmes du campement avaient cuisiné le mansaf une recette traditionnelle bédouine à base d'agneau et de yaourt qu'elles servaient avec du pain pita. Kayleen fit ce qu'elle put pour se rendre utile, et sympathisa avec Zarina, la fille aînée de Sharif, la seule femme du clan qui consente à s'exprimer en anglais avec elle. — Je suis donc si effrayante que ça, pour que personne ne veuille m'adresser la parole ? demanda-t-elle à Zarina tout en remuant le ragoût dans une immense marmite. — Tu es différente, Kayleen. Et tu ne connais ni notre langue ni nos coutumes. — Je pourrais apprendre. Zarina, une beauté brune aux yeux de braise, la regarda en souriant. — Pour apprendre, il faudrait que tu renonces au confort pour venir errer dans le désert avec nous. Qui serait assez fou pour faire une chose pareille ? — Le confort ne m'intéresse pas. — Tu dis cela, mais tu vis au palais avec un prince. — Je ne vis pas vraiment avec lui. Je m'occupe de... Enfin, c'est une longue histoire. Le regard de Zarina glissa sur As'ad, assis sous la tente avec Sharif et ses fils. — Le prince est magnifique. Si je n'étais pas mariée et heureuse en amour, j'essaierais sans doute de te le voler, ton homme, chuchota-t-elle, les yeux brillants. Kayleen fut un instant tentée de confier à Zarina qu'elle n'avait aucun droit sur le cœur d'As'ad. Mais pouvait-elle révéler la vérité à la fille du chef sans qu'As'ad ne soit taxé de mensonge ? — Le prince est très gentil, répondit-elle évasive- ment. Zarina éclata de rire. — Gentil ? Sûrement pas, non. As'ad est un guerrier du désert. Il a la fougue des grands conquérants de jadis. C'est un homme fort, possessif et protecteur. Tu as fait un bon choix, conclut-elle en s'éloignant. As'ad ? Un lion du désert ? Qu'il soit fort et protecteur, elle était toute prête à le croire. Mais y avait-il réellement du lion du désert en lui ? Elle n'en croyait pas un mot. Si cet aspect de lui existait, il le cachait bien. Sauf peut-être à certains moments... lorsque un feu couvait dans ses yeux sombres... Comme s'il avait perçu ses interrogations, As'ad se leva et s'approcha d'elle. — Quelque chose vous inquiète, Kayleen ? — Non, rien, je réfléchissais. Zarina m'a dit que si elle n'avait pas été mariée, elle aurait tenté de vous séduire. As'ad rit doucement. — C'est flatteur. Zarina est une très belle femme. Kayleen n'apprécia pas sa réponse. — Tant mieux si elle vous plaît ! Nous ne sommes pas ensemble, vous et moi. — Donc, cela ne vous ennuierait pas si je... Un nœud brûlant se forma dans l'estomac de Kayleen. Mal à l'aise, elle détourna les yeux. — Bien sûr que non, cela ne m'ennuierait pas ! Vous êtes père de famille, maintenant. Il serait bon que vous trouviez une femme. — Et vous avez pensé à la belle Zarina ? — Jamais de la vie S Elle est déjà mariée ! — Et alors ? Je suis prince. Je peux avoir toutes les femmes que je veux. Kayleen trouva sa réaction désagréablement arrogante et s'abstint à grand-peine de lui dire le fond réel de sa pensée. — Nous ne vivons plus au Moyen Age, dit-elle simplement. Certaines femmes vous enverraient promener sans hésitation. Il se rapprocha d'un pas. — Quel genre de femme ? Se redressant de toute sa hauteur, elle le toisa de haut. — Moi ! par exemple. Vous ne m'intéressez pas. Un sourire supérieurement confiant s'épanouit sur les lèvres d'As'ad. — Tu crois cela, petite Kayleen ? — Absolument, oui. — Je vois... Avant qu'elle ait eu le temps de comprendre ce qu'il lui arrivait, il l'attira dans ses bras. -5-
La seule fois où un garçon avait essayé de l'embrasser, elle
n'avait alors que dix-sept ans, Kayleen avait pris ses jambes à son cou. Mais là, la fuite ne figurait pas au nombre de ses possibilités car As'ad la tenait si étroitement enveloppée dans ses bras qu'elle aurait eu les plus grandes peines du monde à s'échapper. Si elle l'avait voulu, du moins. Car la question se posait d'autant moins qu'elle était décidée, cette fois, à se soumettre à l'expérience jusqu'au bout. Depuis qu'elle était en âge de s'y intéresser, elle avait eu tout le loisir de s'interroger sur le baiser, son mode d'emploi et ses particularités. Sans trop oser poser de questions toutefois car elle avait toujours eu conscience d'être la dernière innocente égarée au milieu d'une société massivement initiée au sexe. Même un enfant de douze ans semblait mieux informé qu'elle des mystères du plaisir et de l'accouplement. Elle s'était souvent demandé comment elle réagirait si elle se trouvait un jour en situation d'être embrassée. Supporterait-elle une telle proximité physique avec un corps d'homme ? Ne se sentirait-elle pas confinée, étouffée, envahie ? Le simple fait que quelqu'un presse sa bouche contre la sienne lui paraissait déjà... bizarre. Mais que quelque chose d'aussi intime qu'une langue entre en jeu dans le processus achevait de la décontenancer. Si bien qu'elle doutait de trouver un quelconque agrément à l'affaire. Mais elle devait bien reconnaître, à cet instant, qu'il lui fallait revenir sur ses présupposés négatifs... Les lèvres d'As'ad glissaient avec douceur sur les siennes ; elles caressaient, s'amusaient, provoquaient, mais ne cherchaient pas à prendre ni à asservir. Et même si As'ad la serrait d'une étreinte d'acier, elle n'avait pas du tout le sentiment d'être prisonnière. Elle se sentait protégée, plutôt. Et désirée. Le désir était quelque chose d'entièrement nouveau pour elle. Ainsi qu'un étrange appel, comme une faim immatérielle, qui résonnait en elle. Des besoins inconnus surgissaient soudain. Comme celui de se presser contre As'ad, par exemple. Posant les mains sur ses épaules, elle éprouva sa chaleur et sa force. Dans les bras d'un homme tel que lui, elle se sentirait toujours en sécurité, songea-t-elle rêveusement, troublée par la sensation de ses lèvres cherchant à happer les siennes. Respirant l'odeur de la peau d'As'ad avec délice, elle glissa les bras autour de son cou, amenant ainsi ses seins en contact avec son torse ferme. La bouche d'As'ad se fit plus insistante sur la sienne. Ses mains fortes se promenaient dans son dos en de curieuses arabesques qui faisaient naître en elle de bien étranges frissons. Elle tressaillit légèrement lorsque la pointe de la langue d'As'ad effleura la sienne. Mais le contact était doux et si troublant qu'une onde de choc la parcourut de la tête aux pieds, accompagnée d'une telle montée de chaleur qu'elle se mit aussitôt à trembler. Des sensations nouvelles explosaient partout en elle. Surtout à des endroits où elle ne ressentait pas grand-chose d'ordinaire. La tension qui montait dans ses seins frisait la douleur, ses jambes ne la soutenaient plus qu'avec peine. Liquéfiée de plaisir, elle ferma les yeux et pria pour qu'As'ad ne s'arrête pas là. Sa curiosité était en éveil et elle avait envie que ce brûlant enchantement se poursuive. As'ad dut lire une fois de plus dans ses pensées car il continua à explorer ses lèvres avec sa langue. Accrochée à ses épaules comme une noyée, elle entrouvrit la bouche. As'ad émit un bruit de gorge, un son animal et puissant qui lui procura le sentiment aussi grisant qu'inattendu d'un immense pouvoir sensuel. Leurs langues s'effleurèrent, se mêlèrent, s'ajustèrent. Une danse paradisiaque s'ensuivit. Le corps entier de Kayleen n'était plus que rythme et pulsation. Désir et pulsation. Embrasser était, à la réflexion, l'activité la plus agréable, la plus euphorisante du monde. Elle était prête à continuer ainsi des heures durant. — Encore un peu..., chuchota-t-elle d'une voix qu'elle reconnut à peine. Mais As'ad qui, jusque-là, s'était montré en phase avec ses envies inexprimées, la surprit en mettant fin au baiser. — Pourquoi ? chuchota-t-elle, les yeux clos. — Une autre fois, peut-être. Lorsque nous serons seuls. Lorsqu'ils seraient seuls ? Tournant lentement la tête, Kayleen vit que leur étreinte n'était pas passée inaperçue. Quelques Bédouins leur adressèrent des signes amusés pendant que les femmes les couvaient d'un regard entendu. — A présent, personne ne doutera plus que tu es mienne, conclut As'ad en la poussant en direction de la longue tente rectangulaire où se déroulait le repas de réception. Lorsqu'ils rentrèrent au palais ce soir-là, Kayleen trouva Lila qui l'attendait dans ses appartements. Elle l'embrassa avec effusion. — Merci d'avoir gardé les filles pour moi, Lila. — Ce fut un plaisir, rassure-toi. Avez-vous passé une bonne soirée au campement ? Kayleen fit un effort pour ne pas rougir. — Le désert était superbe, oui, surtout à la tombée de la nuit, dit-elle très vite. Etj'aime beaucoup la façon de vivre des Bédouins. Ils ont été très accueillants même s'ils ont refusé de me parler anglais. Je... Consciente qu'elle en disait à la fois trop et pas assez, elle soupira. — Il ne s'est rien passé, conclut-elle brusquement. Lila haussa les sourcils. — Pardon ? — Avec As'ad, je veux dire. Juste au cas où tu te poserais la question. Il n'y a rien eu entre lui et moi. Un large sourire s'épanouit sur les traits de la princesse. — Mm... Je vois. Tu fais bien de me le préciser, en effet. A demain, alors. Fais de beaux rêves, Kayleen. Une fois seule, Kayleen alla voir les filles pour s'assurer qu'elles dormaient bien. Puis elle passa dans sa propre chambre, ferma la porte derrière elle et se mit à danser tout autour de la pièce. Hors d'haleine, elle finit par se laisser tomber sur son lit en souriant aux anges. As'ad l'avait embrassée ! Ils avaient échangé un vrai, un long, un extraordinaire baiser... Et l'expérience avait été un franc succès. Au-delà de toute espérance, même. Tout lui avait plu dans ce baiser : le goût d'As'ad, son odeur, la texture de sa peau, la douceur de ses lèvres. Et la façon dont il l'avait enveloppée dans ses bras, comme s'il tenait contre lui une créature fragile, précieuse et infiniment désirable. Autant le reconnaître : elle se sentait mûre pour tenter une seconde expérience analogue. A part qu'elle ne pouvait décemment aller voir As'ad et lui réclamer un baiser au débotté. La démarche paraissait d'autant plus délicate qu'elle ignorait pour quelle raison il l'avait embrassée. Avait-il obéi à une envie réelle ? Ou avait-il juste voulu prouver aux nomades du campement que l'étrangère aux cheveux roux faisait partie de ses chasses gardées ? Kayleen se releva d'un bond et passa dans la salle de bains. Elle se posait sans doute beaucoup de questions pour rien. A quoi bon chercher à comprendre pourquoi le prince As'ad avait jugé bon d'embrasser la nurse de ses enfants, un soir dans le désert, à la lumière rougeoyante d'un feu de camp ? Les chances pour qu'un phénomène aussi improbable se reproduise paraissaient infimes. Alors autant oublier ce baiser et se concentrer sur ses projets d'avenir au couvent. Loin des jardins enchantés d'Arabie où même les cœurs résolument solitaires pouvaient soudain se prendre à rêver d'un amour possible... Quelques jours plus tard, alors qu'il regagnait sa suite, As'ad eut la surprise de trouver Kayleen assise à sa table de salle à manger, devant une machine à coudre. Des mètres de tissu aux couleurs chatoyantes étaient étalés autour d'elle. Penchée sur son ouvrage, le visage éclairé par un halo de lumière, elle cousait avec tant de concentration qu'elle ne l'entendit pas entrer. En la voyant, As'ad réagit aussitôt. Non parce qu'elle avait bravé ses interdits une fois de plus en envahissant son territoire, mais parce qu'il retrouvait, presque à l'identique, les sensations éprouvées dans le désert lorsque Kayleen l'avait mis à genou par la force d'un seul baiser. Un baiser de vierge, qui plus est ! Qui n'aurait normalement pas dû porter à conséquence. Or s'il avait été curieux d'elle avant de l'embrasser, il était désormais franchement obsédé. En dépit de son innocence, il avait senti en elle une capacité à s'embraser — et à embraser ! — qui l'avait galvanisé. Si bien que ce baiser, destiné à être oublié sitôt échangé, avait pris des proportions inattendues. A cet instant précis, s'il avait écouté son instinct, il se serait approché d'elle sans un mot, l'aurait soulevée de son siège et l'aurait embrassée jusqu'à ce qu'elle crie grâce et l'implore de la prendre. Il la voulait nue, offerte et suppliante. Il voulait... Levant la tête de sa couture, Kayleen l'aperçut et lui sourit. — Ah vous êtes là, As'ad ! Se levant d'un mouvement gracieux, elle lui tendit gracieusement les deux mains. — Je sais ce que vous allez me dire. Je suis désolée. J'avais prévu de tout débarrasser avant votre retour. Mais l'heure a tourné et j'ai perdu la notion du temps. As'ad la regardait et ne comprenait pas un mot de ce qu'elle disait. Cette bouche... Ces lèvres... si délicieusement mobiles... Si près... Il ne parvenait à en détacher les yeux. Qadir avait raison. Il aurait dû l'accompagner à Paris et passer une semaine à faire l'amour avec des inconnues. Car il avait la pénible impression qu'il était trop tard, désormais, pour essayer de tromper son désir pour Kayleen en l'assouvissant entre d'autres bras que les siens. — Que faites-vous avec cette machine à coudre ? s'enquit-il d'une voix qu'il jugea admirablement calme fit détachée en comparaison de son état. — Des costumes pour le spectacle de Noël des filles. Je leur fais la surprise. C'est pour cela que je me suis installée ici. Je ne veux pas qu'elles les voient. Il s'approcha pour palper le tissu arachnéen d'un voile. — Nous avons des couturières au palais, le savez- vous ? Elle lui jeta un regard peiné. — Mais j'aime coudre ! Et ce ne serait pas un vrai cadeau si je confiais la confection à quelqu'un d'autre. As'ad contempla l'incroyable chevelure de feu qui cascadait sur ses épaules. Ses doigts le démangeaient... Il rêvait de la caresse de ses cheveux sur la peau nue de son torse. De les sentir balayer ses reins et ses cuisses. De... — Votre mère cousait, As'ad ? La voix de Kayleen le ramena brutalement à des considérations moins érotiques. — Je ne sais pas. Elle est morte quand j'avais à peine cinq ans. Je ne garde d'elle qu'un souvenir très flou. Une ombre de tristesse vint assourdir le vert lumineux des yeux de Kayleen. — Oh, je suis désolée. — C'est sans importance. — Comment cela, sans importance ? C'est terrible ! — Il n'y a rien de tragique puisque je ne me souviens même plus d'elle. — Mais l'enfant que vous avez été... — ... est un adulte depuis longtemps. Gardez votre compassion pour qui en a vraiment besoin. Je ne suis pas malheureux, Kayleen. Elle secoua la tête d'un air désolé. — Parce que vous avez décidé une fois pour toutes de ne rien ressentir, c'est cela ? A cause de votre grande théorie sur les émotions qui rendent faible ? — En gros, on peut le dire comme cela, oui. Son état actuel en était d'ailleurs la preuve flagrante ; à cet instant précis, Kayleen près de lui, les affaires intérieures de l'Etat lui semblaient être ridiculement dérisoires en comparaison du désir qu'il avait de la jeune femme. Mais cela, Kayleen n'avait pas besoin de le savoir. — Et la confiance ? demanda-t-elle. — La confiance doit être méritée. — Vous posez beaucoup de conditions, murmurat-elle. Peut-être parce qu'il y a suffisamment de gens dans votre vie pour que vous puissiez vous permettre d'être difficile. Une pointe de mélancolie assombrissait sa voix, et As'ad eut envie plus que jamais de la prendre dans ses bras et de la serrer à l'étouffer contre lui. Abandonnée comme elle l'avait été, elle aspirait désespérément à se l'aire une place, à creuser son trou quelque part. Elle avait le cœur trop grand, trop fragile. Et le monde ne pourrait que broyer son innocence. Cette seule idée lui était intolérable. — Etre libre de tout attachement permet de garder la maîtrise de soi-même, Kayleen. De nouveau, elle secoua la tête. — N'avoir besoin de personne, c'est être désespérément seul, à mes yeux. — Ce n'est pas ma façon de voir les choses. — Parce que vous avez toujours été aimé, entouré. Mais vous pouvez me croire sur parole, As'ad, il n'existe rien de pire que la solitude affective. Elle se leva, le visage marqué par une soudaine lassitude. Mais vous devez avoir hâte d'être tranquille chez vous, conclut-elle. Accordez-moi juste cinq minutes pour ranger tout ce bazar et je vous débarrasse le plancher. * ** Kayleen aimait les mosaïques précieuses du palais, ses arches, ses voûtes et ses piliers. Mais plus que tout encore, elle adorait l'opulence des jardins et des fontaines. Déambulant dans une allée bordée d'une débauche de jasmins, d'orangers et autres bougainvillées, elle cueillit une rose d'Ispahan au parfum léger et s'assit quelques instants sur un banc pour profiter de la douceur de l'air chargé de senteurs exotiques. Dans le tourbillon de sa nouvelle vie, il lui fallait un instant de calme pour fermer les yeux et faire le point. Il s'était passé tant de choses en si peu de temps : sa rencontre avec As'ad, son installation au palais avec les filles, le baiser échangé dans le désert... Un baiser dont le souvenir la faisait sourire et soupirer à la fois. Elle rêvait d'un nouveau baiser, mais l'occasion ne s'était pas présentée. Ou As'ad n'avait tout simplement pas eu envie de renouveler l'expérience. Ce baiser qui lui avait paru si extraordinaire à elle n'avait pas été forcément inoubliable pour lui. Et il avait sans doute été découragé par son manque criant d'expérience. Mais quelle importance ? As'ad et elle n'avaient rien à faire ensemble. Tous les opposait dans la vie. Et un homme qui prônait la froideur et l'insensibilité comme deux vertus cardinales ne serait jamais fait pour elle. Un bruit de pas dans l'allée lui fit tourner la tête. Elle s'attendait à voir apparaître un des nombreux jardiniers du palais, mais elle s'aperçut, non sans une certaine angoisse, qu'il s'agissait du roi Mukhtar en personne. Les joues en feu, elle se leva d'un bond. — Je vois que vous appréciez mes jardins, mademoiselle James. Elle esquissa une vague courbette dont elle espérait qu'elle passerait pour une révérence. — Aurais-je pénétré par erreur dans un domaine qui vous est réservé, Votre Excellence ? — Pas du tout, pas du tout. Venez donc faire quelques pas avec moi et parlez-moi un peu de vous. Où avez-vous grandi ? — Dans un orphelinat du Midwest. — Avez-vous perdu vos parents lorsque vous étiez encore un bébé ? Elle haussa les épaules. — Je ne sais rien de mon père. Quant à mère, elle m'a eue très jeune. Comme elle n'avait pas encore l'indépendance et la maturité nécessaires pour s'occuper d'un enfant, elle m'a confiée à sa propre mère. Pour des raisons pratiques, ma grand-mère a fini par me confier à une institution religieuse. Et j'ai eu la chance d'être élevée et aimée par les sœurs, et de grandir avec des femmes merveilleuses. Pour éviter de mettre ses interlocuteurs mal à l'aise, elle avait pris l'habitude d'offrir une version positive de son histoire. Il n'y avait aucune raison de charger le roi Mukhtar avec la tragédie de ses jeunes années. — Et vous avez revu votre mère par la suite, Kayleen ? — L'occasion ne s'est pas présentée, non. — Mais vous vous croiserez peut-être un jour ? — Si cela arrive, j'en serais ravie, mentit-elle. Avec le temps, elle avait réussi à se réconcilier plus ou moins avec son histoire. Elle était prête à admettre que sa mère et sa grand-mère n'avaient peut-être pas eu une vie très facile et qu'elles ne l'avaient sans doute pas abandonnée sans raison. Mais de là à souhaiter retrouver ces deux femmes, il y avait un pas qu'elle n'avait jamais pu franchir. — C'est à cause de votre passé que vous n'avez pas supporté l'idée que les trois sœurs soient séparées ? reprit le roi. — Mon histoire a peut-être joué un rôle, je l'avoue. Mais il était évident pour moi qu'il fallait impérativement qu'elles restent ensemble. Et votre fils As'ad a été très réceptif. Je lui serai éternellement reconnaissante de ce qu'il a fait pour Dana, Nadine et Pepper. Le roi lui jeta un regard en coin et sourit. — J'ai appris que vous étiez partie seule dans le désert pour les retrouver. Et que vous êtes arrivée au campement nomade ? Soulagée que le roi ne cherche pas à l'interroger plus avant sur sa famille, Kayleen lui rendit son sourire. — Oui, j'ai eu la chance de passer une soirée avec les Bédouins. C'est fascinant de voir fonctionner la tribu. Ces gens promènent leurs racines avec eux, pour ainsi dire. Ils me semblent être d'une grande richesse de cœur et d'âme. Le roi Mukhtar la regarda avec attention. — La plupart des jeunes femmes de votre âge s'intéressent plus à nos boutiques de luxe sur les boulevards qu'à l'existence austère des errants du désert. Kayleen grimaça. — Je ne suis pas très portée sur le shopping. — Nous avons de belles boutiques, pourtant. Peut- être que mon fils vous emmènera faire des achats, un de ces jours. — Oh, ce n'est pas nécessaire. As'ad a déjà beaucoup fait pour moi. — Vous appréciez mon fils, alors ? Elle ne put s'empêcher de rougir. — Comment ne l'apprécierais-je pas ? dit-elle d'une voix un peu forte. C'est un homme merveilleux. Il est charmant, distingué, et fait preuve d'une grande patience avec moi. C'était également un homme très talentueux en matière de baisers. Mais elle ne voulait pas choquer le roi en lui apprenant que son fils avait embrassé la nurse. — Je suis heureux que vous vous entendiez si bien, tous les deux, commenta gravement le roi Mukhtar. Vraiment très heureux. -6-
Kayleen salua le secrétaire d'As'ad d'un sourire. Notant que Neil
ne cherchait pas à s'interposer, elle lui fit un petit signe de la main et pénétra en coup de vent dans les bureaux princiers. As'ad leva les yeux à son approche. — Vous avez tellement terrorisé mon secrétaire qu'il n'ose même plus vous demander si vous avez rendez- vous ou non. Elle rit nerveusement. — Si seulement j'étais capable de terroriser qui que ce soit ! Je ne vous dérangerai pas longtemps mais... mais je viens de croiser le roi dans les jardins et il a discuté longuement avec moi. — Ah oui, vraiment ? Et alors ? — Et alors, ce n'est pas possible, As'ad ! Une tille comme moi ne peut pas s'entretenir avec un roi ! Ma présence ici est une anomalie. Un non-sens ! As'ad haussa les sourcils. — Vous vivez dans un palais royal et vous vous étonnez d'y croiser un roi ? — D'y croiser un roi, non. Mais que le roi me croise moi, ça, ce n'est vraiment pas normal ! Je n'aurais jamais dû vous obliger à adopter les filles. Je n'avais pas réalisé tout ce que cela impliquerait pour vous. As'ad se leva et contourna le bureau. — Personne ne m'oblige à faire quoi que ce soit, Kayleen. Elle balaya l'argument d'un geste effaré de la main. — Vous savez bien ce que je veux dire. — En acceptant, j'avais parfaitement conscience que l'adoption de trois petites Américaines susciterait des changements dans ma vie. Mais Kayleen ne semblait pas convaincue pour autant. — Je n'ai pas ma place ici, As'ad, murmura-t-elle, effarée. Il saisit ses deux mains dans les siennes. — Ce n'est pas à vous d'en décider mais à moi. — J'ai le choix entre me taire et me faire couper la tête, c'est ça? As'ad sourit. — Le billot n'est pas le sort que je vous réserve dans l'immédiat... Avant même qu'il se penche sur ses lèvres, Kayleen sut qu'il allait l'embrasser. Comment elle avait anticipé son geste, elle n'aurait su le dire. Mais son être entier, soudain, s'était tendu dans l'attente de son baiser. Elle retint son souffle. Rien ne comptait plus que cet instant ouvert sur l'éternité. Les bras d'As'ad se refermèrent sur sa taille. Sa bouche épousa la sienne. Et ce fut comme si elle opérait un retour aux sources même de son être, dans un lieu protégé où régnaient la douceur, le partage, la sécurité la plus profonde. Les lèvres d'As'ad mordillèrent les siennes et elle en oublia de respirer pour se concentrer sur le plaisir du baiser. Les mains posées sur les bras d'As'ad, elle entrouvrit les lèvres, pressée de retrouver la sensation de sa langue jouant avec la sienne. Elle se sentait à la fois violemment tendue et relaxée comme elle ne l'avait jamais été. Retrouvant sa respiration, elle laissa monter du fond de sa gorge un son prolongé, quelque part entre le murmure de joie et le gémissement d'impatience. Non seulement elle voulait que le baiser dure, mais elle aspirait à aller plus loin, à se fondre dans l'intensité de cette étreinte, à se mélanger à cet homme pour en renaître entière et transformée. Sans réfléchir, elle se hissa sur la pointe des pieds et se colla contre As'ad pour lui rendre activement son baiser. Ses grandes mains caressantes qui glissaient dans son dos se murent avec plus d'insistance. L'une d'elle descendit jusqu'au creux de ses reins pour presser, pétrir, malaxer. Passé le choc du premier contact, Kayleen se concentra sur ses sensations, ronronnant de plaisir comme une chatte. Sa poitrine était si tendue qu'elle soupira de soulagement lorsque As'ad la toucha enfin. Il y avait une telle simplicité, une telle assurance dans son geste qu'elle ne ressentit aucune crainte, comme s'il était naturel qu'il prenne ses seins au creux de ses paumes. Naturel qu'il les caresse et les pétrisse. Naturel que son pouce décrive de petits cercles sur les pointes durcies et sensibles. Tout en continuant de la caresser ainsi, il l'embrassa avec une telle fougue qu'elle dut s'accrocher fermement à ses épaules pour ne pas sombrer. Les murs de la pièce tournaient autour d'elle, de plus en plus vite. Lorsque As'ad recula d'un pas pour la libérer, elle crut qu'elle ne tiendrait pas debout sans son aide. Les yeux d'As'ad étaient incandescents, noirs comme la nuit et brûlant d'une fièvre qui semblait renvoyer en miroir le feu qui faisait rage en elle. C'était la première fois qu'elle voyait l'expression d'un désir sexuel intense sur le visage d'un homme. Mais elle la reconnut sans une hésitation. As'ad la désirait, et cette soudaine certitude la remplissait d'un mélange d'émerveillement et de fierté, même si elle ne savait quelle forme concrète donner à cette puissante sensation. — Kayleen... Ce n'était pas la première fois qu'il prononçait son nom, mais jamais encore sa voix n'avait eu cette profondeur et cette gravité. Etrangement, le désir d'As'ad ne suscitait aucune frayeur en elle, pas plus que l'élan qui la jetait vers lui. Seulement lorsqu'elle entendit des voix dans l'antichambre voisine, elle prit conscience qu'ils n'étaient pas tout à fait seuls au monde. — Je... je devrais peut-être vous laisser, murmurat-elle d'une voix sourde. A sa grande déception, As'ad ne chercha pas à la retenir. — Vous n'avez pas de souci à vous faire en ce qui concerne le roi, en tout cas. Mon père est très content de vous. — Vous lui avez posé la question ? s'enquit-elle, sidérée que le roi soit tenu au courant de ses faits et gestes. — Non, mais je sais ce qu'il pense. Vous êtes exactement telle qu'il souhaite que vous soyez. Avant qu'elle puisse lui demander ce qu'il entendait par cette affirmation sibylline, le téléphone sonna. — Une téléconférence avec le ministre des affaires étrangères britannique, s'excusa-t-il. — Je vous laisse. Elle regagna sa chambre dans un état second. Quel sens fallait-il donner au baiser d'As'ad ? Et qu'avait-il voulu dire au sujet de son père ? En quoi était-elle telle que le roi souhaitait qu'elle soit ? Toutes ces bizarreries la confortaient dans la certitude qu'elle était radicalement étrangère à l'univers d'As'ad. Elle aurait dû se réjouir de regagner les Etats-Unis dans quelques mois. Et pourtant, une part d'elle-même ne demandait qu'à rester. De préférence, le plus longtemps possible... — Tu m'as convoquée, As'ad ! s'écria Lila en entrant en coup de vent dans son bureau. C'est la première fois que je reçois un message aussi impérieux de ta part. As'ad lui fit signe de s'asseoir. — Tu es ma tante et la femme qui m'a élevé comme une mère. Je te dois le respect. Lila fit la moue. — Mm... Si tu le prends sur ce ton, c'est que tu es vraiment très en colère. Gare à ma pauvre tête. As'ad sourit malgré lui. Sa tante n'avait pas l'air le moins du monde terrorisée. Et pour cause, d'ailleurs. Il ne lui en voulait même pas, malgré le tour pendable qu'elle lui avait joué. S'il était furieux contre quelqu'un, c'était contre lui-même. Alors que la mise en scène orchestrée par sa tante était transparente, il n'y avait vu que du feu. Lila lui adressa un sourire en coin. — Tu commences ou je commence ? Il soupira. — Au point où nous en sommes... Je t'écoute. — J'ai eu l'occasion de bavarder avec Zarina. Tu as publiquement présenté Kayleen comme ta femme. — Sa présence avait suscité des remous dans le campement. J'ai préféré calmer le jeu. — Et c'est aussi pour calmer le jeu que tu l'as embrassée ? Ce fichu baiser ! Si seulement, il avait eu le bon sens de s'abstenir. Et le second n'avait fait qu'empirer les choses. Il n'était plus habité que par une seule obsession désormais : posséder Kayleen tout entière. Mais l'innocence de la jeune femme et son statut d'employée compliquaient sérieusement la situation. — Je l'ai embrassée dans un but purement démonstratif si tu veux absolument tout savoir, laissa-t-il tomber. — Purement démonstratif? Le terme est plaisant. Mais tu ne ressens rien pour elle ? — Ne sois pas ridicule, Lila ! Bien sûr que non. Assise dans son fauteuil préféré, la princesse Lila croisa avec élégance ses longues jambes gainées de soie et appela pour qu'on leur serve du thé et des gâteaux au miel. — Autrement dit, As'ad, si je présente un homme à Kayleen, tu n'y verras pas d'inconvénient ? Une image violente se forma aussitôt dans l'esprit d'As'ad. Il la repoussa avec agacement. — Pourquoi voudrais-tu que cela me dérange ? — Parfait. Je connais un jeune Américain qui travaille à l'ambassade. Je lui ai parlé de Kayleen et il a hâte de faire sa connaissance. Surtout avec les fêtes de Noël qui approchent. Il proposait de l'inviter pour le soir du Thanksgiving. Il s'agit d'une fête familiale importante pour les Américains. As'ad soupira avec impatience. — Jouons cartes sur table, Lila. Tu sais et je sais que, même à supposer qu'il existe, ce jeune Américain idéal ne figure pas dans tes projets. Tu as d'autres vues pour ta protégée. — Je ne vois pas ce qui te fait dire une chose pareille, protesta Lila. Mais tu conviendras que Kayleen est délicieuse. — Je ne l'épouserai pas. Lila servit le thé avec un sourire serein. — Qui te le demande, As'ad ? — Tu ne me le proposeras jamais expressément, je m'en doute bien. Mais tu as monté un sacré scénario pour la jeter dans mes jambes. Tahir lui-même était dans le coup, je suppose ? Sa tante haussa les épaules. — Je ne comprends pas de quoi tu me parles, As'ad. Mais puisque tu abordes le sujet du mariage, Kayleen te ferait des fils superbes et ce serait une bonne mère. Puisque de toute façon, il faudra bien que tu épouses quelqu'un tôt ou tard, pourquoi pas elle ? Pourquoi pas, en effet ? Kayleen n'était pas de sang royal, mais ce n'était pas forcément un désavantage. Elle avait une force intérieure qu'il admirait et un cœur plus pur que le cristal. Et c'était précisément ce cœur qui l'inquiétait... — Elle est trop sensible. — Et alors ? C'est une femme, As'ad. — Si Kayleen se marie, il faudra que ce soit par amour. Avec un homme qui saura respecter sa fragilité. Lila prit une gorgée de thé, réfléchit un instant, puis hocha lentement la tête. — D'accord, As'ad. C'est un argument que je peux entendre. C'est dommage, car je pense que vous auriez fait un beau couple. Mais c'est un homme aimant qu'il lui faut, en effet. Je chercherai quelqu'un d'autre pour Kayleen. — Tu plaisantes ? J'ai besoin d'elle pour les enfants. — Kayleen mérite mieux qu'un simple emploi de nurse, même dans un palais royal. Ne t'inquiète pas, As'ad. En même temps que je me mettrai en quête d'un mari pour Kayleen, je te trouverai une nouvelle nurse pour les filles. Les paroles de sa tante auraient dû le rasséréner, mais elles laissèrent en lui un pénible sentiment de contrariété, au contraire. Comme si un feu ardent s'était logé au creux de sa poitrine et le brûlait impitoyablement de l'intérieur. Le soir du quatrième jeudi de novembre, As'ad aida les filles à décorer la table. — C'est quoi, ce machin ? demanda-t-il à Nadine. — Une dinde. — Une dinde ? Qui a connu de tristes épreuves, alors ? Elle est plate comme une crêpe ! Nadine pouffa de rire en dépliant le volatile en papier qui se déploya en trois dimensions. Une boîte de décorations avait été livrée le matin même, et ils disposaient de tout un stock de guirlandes, d'imitations de feuilles d'automne de soie, de bougies et de dindes en papier. — Pourquoi personne ne fête le Thanksgiving dans ton pays, As'ad ? s'étonna Pepper. As'ad regarda autour de lui avec satisfaction. Le décor qu'il avait improvisé avec les filles était chaleureux et accueillant. Kayleen serait sûrement très touchée. — Ce sont les pèlerins du Mayflower qui sont à l'origine de cette tradition purement américaine, Pepper. Nous avons d'autres célébrations chez nous. Il eut une vision de Kayleen poussant un cri de joie en découvrant le décor préparé pour elle. Il l'imagina se jetant à son cou et l'embrassant avec enthousiasme. Puis la fantaisie innocente bascula en fantasme et il vit aussitôt une Kayleen nue et haletante s'offrant à lui... — Tu crois que le Père Noël nous trouvera ici ? demanda Pepper d'un air préoccupé, le ramenant en sursaut au présent. — Bien sûr, qu'il vous trouvera ! Il passera par la grande cheminée du salon. Pepper ouvrit de grands yeux. — Il va venir dans le palais ? — Bien sûr. — Je peux lui écrire une lettre alors ? As'ad se surprit à effleurer les boucles blondes de la petite fille. — Bien sûr. Nous acheminerons ta lettre par la Poste Royale. Comme cela, elle sera prioritaire. Pepper eut un sourire jusqu'aux oreilles. — C'est dommage qu'il n'y ait jamais de neige ici, soupira Dana en accrochant une dinde en papier à une lampe. Dans le Michigan, c'était toujours tout blanc à Noël. Je me souviens, avec maman, on faisait des gros bonshommes de neige. Et après on rentrait vite se réchauffer avec un bol de chocolat chaud... Elle était gaie, maman, précisa-t-elle, la voix étranglée par une soudaine montée de nostalgie. Pepper plissa le front. — J'me souviens plus trop à quoi elle ressemble, maman. — Mais si, murmura Nadine. Elle était blonde. Et tellement belle... As'ad sentit un petit tiraillement dans la zone du cœur. Lui non plus n'avait pas de souvenirs précis de sa mère. Il s'accroupit devant Pepper et essuya une larme sur sa joue. — Je sais que c'est dur, les filles. Mais vous êtes en sécurité ici maintenant, avec Kayleen et avec moi. Les trois sœurs échangèrent un regard. — Mais on sait pas trop ce qu'on va devenir quand Kayleen partira, admit Nadine d'une toute petite voix. As'ad se redressa d'un mouvement brusque. — Comment cela, quand Kayleen partira ? Dana se mordilla la lèvre. — Quand on était à l'orphelinat, elle nous a dit qu'elle retournerait vivre dans son couvent le jour où elle fêterait ses vingt-cinq ans. Et son anniversaire est dans quelques mois. Et nous, qu'est-ce qu'on fera ? On restera ici avec toi ? Ou elle nous emmènera avec elle ? Dissimulée derrière ses lunettes noires, Lila allait et venait devant le palais. Il y avait une semaine maintenant qu'elle souffrait d'insomnie. Et la nuit dernière, elle n'avait carrément pas fermé l'œil du tout. Le résultat au matin avait été dramatique. S'habiller et se maquiller lui avait pris une éternité, pestant devant le miroir comme une gamine de seize ans. Et à présent que l'heure d'arrivée de Hassan approchait, elle se sentait soudain vieille comme le monde. Un SUV noir suivi d'une Mercedes apparut dans l'allée. Un autre SUV fermait la marche. Des gardes du corps descendirent, l'allure sévère dans leur costume sombre. L'un d'eux alla ouvrir la portière arrière de la Mercedes. Les jambes coupées, Lila se dirigea vers la voiture. De taille moyenne, le roi Hassan gardait une allure athlétique malgré ses cheveux gris. La vue de son visage altier fit battre le cœur de Lila un peu plus vite encore. Hassan ne portait sur lui aucun signe extérieur de son rang, mais il émanait de lui une autorité particulière qui commandait le respect. Lila hésita. A présent qu'ils étaient plus intimes, devait- elle faire une révérence comme le protocole l'exigeait en présence d'un souverain ? Ou s'adresserait-elle à lui de façon moins informelle? Avant qu'elle ait pu s'incliner, Hassan lui prit les deux mains. — Ma précieuse Lila... Vous êtes encore plus belle que dans mon souvenir. Au moment précis où le regard de Hassan plongea dans le sien, la nervosité de Lila se mua en une profonde joie. — Soyez la bienvenue, Votre Altesse. Tout El Deharia se réjouit de votre venue. Et moi peut-être un peu plus encore que tout autre. Il lui prit le bras et le glissa au creux du sien. — Appelez-moi Hassan. Vous étiez moins timide au téléphone, ma chère. — Ah, vous trouvez ? s'enquit-elle avec un sourire malicieux au coin des lèvres. — Il me semble même me souvenir que vous m'avez traité un jour de vieux fou replié sur son palais et sur ses chats. Elle ne put s'empêcher de rire. — Jamais de la vie ! C'est une pure invention de votre part. — C'est bien possible, oui, admit Hassan. Une telle sensualité transparaissait dans son sourire qu'elle en eut la gorge sèche et que son cœur s'emballa de plus belle. — Où en êtes-vous de votre projet de mariage ? s'en- quit-il alors qu'ils pénétraient dans le hall d'entrée du palais. La ravissante Kayleen se laisse-t-elle émouvoir par votre neveu ? Lila lui relata sa récente discussion avec As'ad et décrivit la soirée que Kayleen et lui avaient passée dans le désert. — Votre complot est en bonne voie ! commenta Hassan alors qu'ils atteignaient le dernier étage. Lila poussa la porte de la suite réservée à leurs visiteurs de sang royal. D'un regard rapide, elle vérifia que tout était en ordre. — Voici vos quartiers, Hassan. J'ai pensé que nous pourrions dîner en ville, ce soir. Si nous prévenons votre chef de la sécurité à l'avance, il aura tout le temps de procéder à des vérifications préalables. J'ai également réservé deux places à l'opéra pour demain soir. Mon frère, d'autre part, met à votre disposition ses écuries, et plus particulièrement... Hassan lui imposa le silence en posant un doigt amusé sur ses lèvres. — Chut, Lila... Vous pouvez arrêter de parler, maintenant. Je ne suis pas venu ici pour parader dans des soirées ou me perdre dans un tourbillon de mondanités. C'est à vous que je veux consacrer mon temps. Vous avez charmé mon vieux cœur, belle dame. Alors que je le croyais trop endurci pour s'émouvoir encore. Vous ne pouvez imaginer comme je suis ravi de m'être trompé à ce sujet. Je sens que nous avons un chemin intéressant à parcourir ensemble. Lila prit une profonde inspiration. Hassan était roi depuis des années, une position dans la vie qui favorisait tout naturellement la confiance en soi. Si seulement elle pouvait aussi bénéficier de cette calme assurance de son côté. — Je... euh... Elle déglutit. — Je pense comme vous, Hassan, conclut-elle, les joues en feu. Il l'enlaça en riant. — Puisque nous sommes d'accord, voyons où notre attirance nous mène. -7-
— J'ai trop faim, chuchota Pepper. Je peux goûter la sauce aux
airelles ? Ou juste un peu de purée ? Dana secoua la tête. — Tu rêves ou quoi ? On ne touche à rien avant l'arrivée de Kayleen. As'ad s'efforçait de rester concentré sur les visages radieux des filles qui salivaient devant le vrai repas de Thanksgiving traditionnel préparé par son chef. Il avait organisé cette soirée surprise pour Kayleen avec un soin scrupuleux. Et il ne manquait rien, pas même l'incontournable tarte au potiron. Mais la joie qu'il se faisait à l'avance de cette fête venait d'être gâchée par la nouvelle du départ proche de la jeune femme. Ainsi elle était résolue à quitter le palais dans quelques mois ? Et elle n'avait même pas eu la correction de l'avertir de ses intentions ! Alors qu'elle avait tout fait pour qu'il adopte les trois orphelines, elle se préparait à présent à disparaître sans un mot en le laissant se débrouiller seul ! Il passa ses nerfs sur la bouteille de Château Margaux qu'il avait prévu d'ouvrir pour accompagner le repas de fête et la déboucha d'un geste sec. Que Kayleen aille où elle veut, il s'en moquait éperdument. Mais il ne supportait pas que l'on agisse dans son dos sans lui demander son avis. Il était tout de même prince d'El Deharia ! Mais il en fallait plus pour impressionner Mlle Kayleen James, de toute évidence. Peut-être était-il temps qu'il lui donne un aperçu de ce que signifiait la royauté en terme de puissance et d'autorité. Il se servit un verre de vin et le but sans même en savourer les précieux accents. Plus exaspérant encore que son indiscipline notoire était le désir sincère de Kayleen de se retirer du monde. Une fille comme elle n'était pas faite pour porter de tristes robes monacales et pour s'enfermer derrière les murs d'un couvent ! Sa vivacité, son esprit, la fraîcheur de sa beauté se faneraient en un rien de temps dans cet univers étriqué. Et elle vieillirait avant l'âge. Armé d'une soudaine résolution, As'ad reposa son verre vide sur une table basse. Il lui revenait, en tant qu'employeur, de protéger Kayleen, y compris et surtout contre elle-même. Si elle restait ici au palais, au moins, elle aurait une vie digne de ce nom. Une vie de femme. Et s'il lui donnait l'ordre de rester, tout simplement ? Il se versa un second verre de vin et secoua la tête. Il lui était pénible de l'admettre, mais Kayleen n'était pas de nature à s'incliner, même devant une haute autorité comme la sienne. D'une façon ou d'une autre, il devait s'arranger pour la convaincre que la vie avait de belles surprises en réserve pour elle. Et lui montrer qu'elle passerait à côté de l'essentiel en se retranchant dans la solitude feutrée d'un couvent. Si encore elle avait décidé de rentrer pour se marier, il l'aurait accepté plus volontiers. Même si l'idée qu'elle puisse appartenir à un autre homme avait, bizarrement, le don de l'irriter au plus haut point. Peut-être parce qu'il avait la certitude têtue, viscérale, que les autres hommes ne sauraient pas s'y prendre avec elle. Il fallait de la patience avec Kayleen. Surtout dans la mesure où elle était encore vierge. Quel amant potentiel saurait avoir le tact, la douceur, l'assurance nécessaires pour l'initier à... Une pensée se forma brusquement dans son esprit. La solution n'était pas très orthodoxe mais elle était envisageable. Et avec le recul, il en était certain, Kayleen finirait par le remercier pour le service qu'il s'apprêtait à lui rendre. L'esprit accaparé par ses recherches sur les conditions de scolarisation des jeunes filles dans les communautés rurales d'El Deharia, Kayleen se dirigea vers les appartements d'As'ad. Il l'avait convoquée chez lui pour qu'ils fassent le point sur le rapport qu'il lui avait demandé, et elle arrivait avec un dossier sous le bras et des chiffres et des données plein la tête. Parvenue devant le séjour, elle hésita en voyant que la pièce était plongée dans le noir. S'était-elle trompée de porte, dans sa distraction ? Elle cherchait un interrupteur à tâtons lorsque toutes les lumières s'allumèrent d'un seul coup. — Surprise ! s'écrièrent Dana, Nadine et Pepper en surgissant de derrière un canapé. Eberluée, elle recula d'un pas. Dans la salle à manger d'As'ad toute tendue de guirlandes, la table était mise dans les règles de l'art, décorée avec des feuilles d'automne de soie et de vrais feuillages. — C'est Thanksgiving aujourd'hui ! s'écria Nadine. Et on va avoir un vrai dîner de fête, comme à la maison ! As'ad s'approcha à son tour. — Le personnel en cuisine s'est mis en quatre pour essayer de vous concocter un repas traditionnel. Mais comme c'est la première fois, il ne faudra pas leur en vouloir si tout n'est pas exactement conforme. Un repas de Thanksgiving ? Ici, dans les appartements d'As'ad ? Kayleen sentit sa gorge se nouer. Elle s'était fait violence pour détacher ses pensées de la fête traditionnelle qu'elle n'aurait pas l'occasion de vivre cette année. Mais elle avait eu du mal à se concentrer sur ses tâches, et un sentiment de tristesse et de nostalgie l'avait poursuivie tout le long du jour. Entourant les filles de ses bras, elle leva les yeux vers As'ad. — Merci, murmura-t-elle, émue aux larmes. C'est très délicat de votre part. — Les filles ont fait l'essentiel du travail. Je me suis contenté d'assurer un minimum d'assistance technique. Vite ! A table ! Tout le monde meurt de faim. Kayleen sourit. Elle l'avait remarqué à plusieurs reprises, mais il y avait une grande gentillesse chez As'ad, et une sensibilité pour le moins inattendue chez un homme aussi privilégié. Jeune, riche et doté d'un physique superbe, il aurait eu tous les atouts nécessaires pour mener une vie oisive et s'afficher avec des stars et des tops models. Au lieu de quoi, il se contentait de travailler dur pour son pays et d'adopter des orphelines. Kayleen songea brusquement qu'elle avait trouvé en As'ad un homme conforme à ses exigences morales. Lorsque la Mère Supérieure lui avait ordonné de quitter le couvent, elle lui avait recommandé de se mettre à la recherche d'un compagnon tel que lui. Mais pendant les deux années qu'elle avait passées hors du couvent, elle n'avait pas rencontré un seul homme correspondant, même de loin, aux critères qu'elle s'était fixés. Et, étrangement, alors qu'elle était sur le point de regagner le couvent, quelqu'un comme As'ad croisait sa route. N'était-ce pas un appel du destin ? — A quoi pensez-vous ? demanda-t-il. — Je me disais que vous étiez... différent de ce que l'on pourrait attendre de vous. — Je me fais souvent la même réflexion à votre sujet. Sa voix grave vibrait d'une telle sensualité que Kayleen, troublée, se concentra sur le contenu de son assiette. — Qu'en dites-vous, les filles ? lança-t-elle. C'est délicieux, non ? Seul le silence lui répondit. Se tournant vers Dana, Kayleen vit avec consternation qu'elle avait les yeux pleins de larmes. — Dana, que se passe-t-il ? — Rien. C'est très bon. Merci. Une larme roula encore sur sa joue. Pepper pleurait aussi. Et Nadine reniflait dans sa serviette. — Mon papa et ma maman me manquent, admit Dana tristement. Je voudrais qu'ils soient vivants et qu'on puisse rentrer à la maison. Et toi, même si tu es le prince As'ad d'El Deharia, tu ne peux rien faire pour nous rendre nos parents ? Kayleen se sentit submergée par un profond sentiment d'impuissance. Elle savait d'expérience que les jours de fêtes étaient à la fois une joie et un déchirement pour tous ceux que la vie avait privés de leurs proches. As'ad entoura les épaules de Dana. — Personne, hélas, n'a le pouvoir de rendre la vie à ceux qui sont partis. Je comprends ce que tu ressens, Dana. La fillette secoua la tête d'un air buté. — Non, tu ne peux pas savoir. — Je n'étais qu'un petit garçon lorsque ma mère est morte. Et Kayleen aussi a perdu sa famille. Nous sommes passés, nous aussi, par la même solitude que vous trois. — Je sais que cela devrait m'aider que tu me racontes cela, murmura Dana. Mais ça ne change rien. Je veux ma maman quand même. — Lorsque j'avais plus ou moins ton âge, j'ai fait une fugue, expliqua As'ad après un temps de silence. Je voulais échapper au carcan d'une vie tracée d'avance. Appartenir à la famille royale crée des obligations qui ne sont pas toujours amusantes pour un enfant. Vous vous en apercevrez en grandissant, toutes les trois. — Je ne fais pas partie de la famille royale, protesta Dana. — Bientôt, si. Une fois que la procédure d'adoption sera terminée, vous serez mes filles, toutes les trois. Dana se mordit nerveusement la lèvre et changea de sujet : — Et comment elle s'est terminée, ta fugue ? — Je suis parti dans le désert pour devenir chamelier. Kayleen réprima un sourire. Elle imaginait difficilement As'ad en chamelier. — C'est vrai ? s'enquit Nadine, les yeux brillants. — Tout à fait. Je suis parti avec trois chameaux des écuries royales. Je pensais qu'ils constitueraient un bon fonds de départ pour mon futur commerce. Les lèvres de Kayleen frémirent mais elle se força à rester sérieuse. — Il existe des écuries royales pour les chameaux ? s'écria Pepper avec de grands yeux. — Absolument. Avec des chameaux de course qui font notre fierté nationale. Pepper prit une bouchée de purée. — Et on pourra les voir, les chameaux royaux ? Ils sont différents des autres ? — Bien sûr. Ils portent des petites couronnes sur la tête. Dana pouffa de rire. — C'est pas vrai ! Tu te moques de nous ! — Ils n'ont pas de couronnes, en effet, reconnut As'ad. Mais ils sont d'une race particulière. Et ce sont les chameaux les plus têtus du monde. As'ad se lança alors dans un récit désopilant où il était question d'un garçon de douze ans perdu dans le désert avec trois chameaux caractériels qui s'obstinaient à partir chacun de leur côté. Lorsqu'il eut terminé son histoire, les larmes avaient séché sur les joues des filles, et elles avaient dîné toutes trois avec un bel appétit. En les bordant ce soir-là, Kayleen songea que le souvenir de ce premier Thanksgiving à El Deharia ferait désormais partie de leur histoire et resterait toujours lié pour elles à cette épopée comique d'As'ad enfant. Ce dernier les avait raccompagnées jusqu'à leurs appartements. En revenant dans le séjour après avoir embrassé les filles, Kayleen découvrit qu'il l'avait attendue, et malgré la douceur de la température, il avait même allumé une petite flambée dans la cheminée. — Juste pour l'ambiance, précisa-t-il en lui faisant signe de venir s'asseoir à côté de lui. Frappée d'une soudaine timidité, Kayleen s'installa à l'extrémité opposée du divan. — Merci pour les filles, As'ad. Vous les avez aidées à passer un cap difficile, ce soir. Il hocha la tête. — Elles auront besoin de notre présence à tous les deux pour franchir ce passage difficile. Elle lui jeta un regard surpris. — Je pensais que vous ne souhaitiez pas vous occuper d'elles personnellement ? — Au départ, non. Mais elles sont attachantes. Et vous, Kayleen, quels sont vos sentiments pour elles ? — Moi ? Je les adore, bien sûr. Pourquoi cette question ? Il plongea dans le sien un regard pénétrant qui semblait mettre son âme à nu. Malgré elle, elle frissonna. — Parce que vous vous préparez à les quitter, laissat-il tomber. Elle ouvrit la bouche et la referma. Une étrange appréhension lui noua brusquement l'estomac. Si seulement elle avait rassemblé son courage plus tôt pour informer As'ad de son intention de regagner le couvent ! A présent qu'il avait appris la nouvelle par quelqu'un d'autre, elle se sentait coupable, comme si elle s'apprêtait à le trahir. — Ce sont les filles qui vous l'ont dit ? demanda-t-elle d'une voix blanche. — Dana, oui. Elle m'a expliqué que vous vouliez à tout prix retourner vous enfermer dans votre couvent pour l'anniversaire de vos vingt-cinq ans. Présenté ainsi, son beau rêve paraissait mesquin. Presque pathétique, même. — Si vous aviez été arraché de votre pays, de votre maison, vous caresseriez, vous aussi, le rêve d'y revenir. — Retourner en arrière n'est pas toujours la meilleure façon d'affronter la vie, Kayleen. Et que faites-vous de votre engagement par rapport aux filles ? Elle se mordilla la lèvre. — Je ne sais pas... J'ai agi dans l'urgence en acceptant de venir ici avec elles. Je n'ai pas eu le temps d'évaluer les conséquences, c'est vrai. — Vous êtes à la fois un substitut maternel et un élément affectif stable dans la vie de ces enfants, Kayleen. Si vous partez dans quelques mois, vous briserez le peu que nous aurons réussi à reconstruire ensemble pour elles. Le cœur lourd, elle baissa la tête. — Je pourrais les emmener avec moi, là-bas. — Vous pensez sincèrement que l'on vous laisserait quitter le pays avec les trois filles du prince As'ad sous le bras ? Je suis en pleine procédure d'adoption. Elles font désormais partie de la famille royale d'El Deharia. Kayleen fixa sur lui un regard défait. Naturellement. Comment n'y avait-elle pas pensé ? Grâce à elle, As'ad était leur père maintenant. — Je me suis encore fourrée dans une situation impossible, n'est-ce pas ? murmura-t-elle, effondrée. — Nous trouverons une solution ensemble. Rien ne vous oblige à prendre une décision aujourd'hui. Vous avez d'autres secrets comme celui-là à me confier ? Elle secoua vigoureusement la tête. — Aucun, non. Et j'avais l'intention de vous parler de mon départ. J'ai juste un peu trop attendu. Mais je vous jure que je n'ai jamais cherché à vous tendre un piège ou quoi que ce soit. Lorsque As'ad lui effleura la joue, elle s'aperçut qu'il n'était plus assis à l'extrémité opposée du divan, mais tout près d'elle. Trop près. — Je vous crois, Kayleen. — Merci, chuchota-t-elle, troublée par sa soudaine proximité. Vous dirigez un pays magnifique, As'ad. Plus je découvre El Deharia, plus je l'aime. J'ai beaucoup appris sur le désert et les Bédouins en travaillant sur la mission que vous m'avez confiée. — Vous aimez mon pays, mais vous regrettez le vôtre ? Kayleen secoua la tête. — Pas mon pays, non. Mais le couvent. Le couvent m'apporte la sécurité. Un argument qui vous paraît sans doute dérisoire. — Non. La sécurité est importante. Surtout lorsqu'on en a manqué dans l'enfance. Mais vivre, vivre vraiment, c'est autre chose que se cacher derrière des murs. — Je les aime, moi, ces murs. — Ils vous enferment. — Ils me protègent. Il sourit. — Ils vous protègent, oui, mais de la vie. Et c'est un tel gâchis... Moi, je vous apporterai la sécurité, Kayleen. Elle retint son souffle lorsqu'il se pencha sur ses lèvres. C'était comme si elle avait attendu ce baiser toute sa vie. La bouche d'As'ad était chaude et tendre contre la sienne ; elle questionnait, proposait, sans rien exiger. Inlassablement, elle glissait sur ses lèvres, explorant, interrogeant... se souvenant, peut-être. Elle-même n'avait rien oublié de leur baiser dans le désert. Ni l'ardente densité du corps d'As'ad contre le sien, ni l'acier de ses muscles, ni la tendresse qui retenait son désir. Pressée de revivre ces sensations à l'identique, elle entrouvrit les lèvres et frémit de plaisir lorsque la langue d'As'ad vint s'enrouler doucement à la sienne. D'emblée leur baiser prit une tournure intense, presque tourmentée, comme si As'ad voulait tout connaître d'elle et qu'il désespérait de parvenir à la percer à jour. Kayleen dut bientôt s'accrocher à ses épaules, caressant, luttant, dansant avec lui un tango sans cesse réinventé. Les sensations nées de leurs bouches mêlées étaient extraordinaires. Un pur enchantement qui la faisait fondre et vibrer à la fois. Les baisers s'enchaînèrent aux baisers. Ils rusaient avec le temps, créant des poches d'éternité. Les yeux clos, Kayleen savourait cet avant-goût d'infini en priant pour que cela ne s'arrête jamais. Les mains d'As'ad glissaient dans son dos avec un mouvement calme et régulier. « Si seulement il me touchait encore une fois les seins », songea-t-elle rêveusement. Elle voulait les sentir logés au creux de ses paumes, son pouce en effleurant les pointes, ressentir ces longues vibrations de plaisir qui lui coupaient les jambes et la faisaient presque crier. Comme elle n'aspirait qu'à ses caresses et qu'elle avait une entière confiance en lui, elle ne résista pas lorsqu'il l'allongea sur les coussins de soie tissés de fil d'argent. Il se redressa légèrement pour plonger son regard dans le sien. — Tu es tellement belle, chuchota-t-il en faisant pleuvoir les baisers sur son visage. Belle ? Elle ? C'était pourtant un reflet des plus quelconques qu'elle croisait tous les matins dans le miroir. — Tu as une peau si fine qu'elle paraît translucide. Je ne me lasse pas de te regarder. As'ad se pencha pour lui mordiller l'oreille et le cou. « Continue, As'ad... S'il te plaît, continue... », psalmodiait en elle une voix rauque, sensuelle et étonnamment audacieuse. Il lui caressa les cheveux. — Tu sais que j'ai des fantasmes qui tournent autour de ta chevelure ? — Sérieusement ? chuchota-t-elle. — Sérieusement. Kayleen se demanda quel genre de fantasmes il pouvait avoir autour de banals cheveux. Mais elle n'osait lui poser la question. Puis elle cessa de s'en inquiéter car il venait de poser la main sur son ventre. Une brusque poussée de chaleur l'irradia jusqu'au centre de son être. Les doigts d'As'ad remontèrent lentement... tellement lentement qu'elle en oublia de respirer. « Touche-moi la poitrine maintenant ! », implora-t-elle dans sa tête en fermant les yeux. Il exauça sa prière muette et la sensation tant attendue fut là : celle de la paume d'As'ad épousant presque révérencieusement la rondeur d'un sein. Le plaisir était exquis, d'une délicatesse qui lui faisait monter les larmes aux yeux. Et pourtant, cette félicité ne lui suffisait toujours pas. Elle voulait plus, beaucoup plus encore, mais elle ne savait comment nommer son besoin. Dans l'état de félicité où elle flottait, elle se rendit à peine compte qu'il déboutonnait sa robe pour en écarter les pans. Lorsqu'il la souleva pour dégrafer son soutien-gorge, elle songea vaguement qu'elle aurait dû avoir le réflexe de se couvrir. Mais, curieusement, elle ne ressentait aucune gêne devant As'ad. Elle était en confiance. En sécurité. Et n'aspirait qu'à tout lui donner d'elle. Lorsqu'il toucha la nudité de sa poitrine, elle laissa échapper un gémissement de délice. Son corps entier tremblait d'un mélange inusité de tension et de détente extrêmes. Elle voulait plus. Beaucoup plus. Plus de caresse. Plus de nudité. Plus de baisers. Plus de tout. Mais As'ad était apparemment parvenu à saturation car il se dégagea pour se lever. Inquiète, Kayleen ouvrit les yeux en se demandant quelle erreur elle avait commise. — As'ad ? Un soupir de pur bonheur glissa sur ses lèvres lorsqu'il se pencha pour la soulever dans ses bras. Sans cesser un instant de l'embrasser, il se dirigea vers la chambre. Kayleen sourit en s'accrochant à son cou. Cet instant était le plus romantique de toute son existence. Elle savait sans hésitation qu'elle voulait s'offrir à cet homme, découvrir l'amour charnel avec lui. Il n'y avait en elle ni peurs ni questions. Rien que la certitude paisible que son corps avait reconnu le sien. Et qu'elle voulait l'accueillir en elle. Pour continuer à trembler, à sentir, à s'élever sur les ailes frémissantes du plaisir. Du bout du pied, As'ad referma la porte derrière eux. Puis il la reposa à terre pour allumer une petite lampe de chevet en opaline. Un discret halo de lumière rose fit reculer les ombres de la pièce. Kayleen se félicita de la faiblesse de l'éclairage. Elle avait envie de connaître charnellement As'ad mais s'inquiétait un peu du passage à la nudité complète. A supposer toutefois que la nudité soit requise dans ce genre de situation. Elle voulut poser la question mais As'ad ne lui en laissa pas le temps. Se penchant sur ses lèvres, il l'embrassa avec une ardeur renouvelée tout en faisant glisser sa robe sur ses épaules. Le vêtement chuta à ses pieds, bientôt suivi par son soutien-gorge. Alors même que leurs langues se cherchaient, bataillaient, s'épousaient, il joua avec les pointes de ses seins. Elle gémit ; la sensation était plus que merveilleuse... Son propre corps était devenu une terre inconnue pour elle. Elle n'avait aucune idée de ce qui l'attendait mais elle était ouverte à toutes les expériences, prête à explorer le continent du plaisir jusqu'à ses confins ignorés. Lorsque As'ad pencha la tête pour boire ses seins de ses lèvres, elle crut défaillir de plaisir. Avec un gémissement sourd, elle lui agrippa la tête à deux mains pour la maintenir pressée contre elle. Le feu du désir faisait rage en elle. Mille liens invisibles reliaient sa poitrine au point qui palpitait entre ses cuisses. En théorie, elle savait quels mécanismes entraient en jeu entre un homme et une femme dans l'acte amoureux, mais jamais elle n'avait imaginé que les préludes en seraient aussi exaltants. Lorsque As'ad la souleva de nouveau dans ses bras pour l'allonger sur le lit, elle s'abandonna avec un gémissement rauque. Elle n'avait qu'une hâte : poursuivre ce voyage initiatique. En quelques gestes rapides, As'ad lui retira le reste de ses vêtements. A son grand étonnement, elle n'eut aucun sursaut de honte ou de pudeur ; au contraire elle exulta, rayonnant d'une sorte de fierté impudique lorsqu'il dévora son corps nu d'un regard brûlant. — J'ai envie de toi, Kayleen, murmura-t-il contre ses lèvres. Mais je ne prendrai que ce qui m'est offert. Offerte à lui, elle l'était déjà. Et avant même qu'il ait terminé sa phrase. Elle admit dans un souffle : — Je voudrais... je voudrais que tu me touches. J'ai envie, envie... envie... « Envie de faire l'amour. Envie de partager avec toi ma première expérience de l'amour. » Retirant sa chemise, il s'allongea à côté d'elle et lui sourit. — Nous prendrons tout notre temps, Kayleen. Dis-moi si quelque chose t'effraie ou te rebute. Et je m'arrêterai aussitôt. Elle soutint le regard de ses yeux sombres. — Je n'ai pas peur, As'ad. — Mon courageux petit soldat du désert, chuchotat-il en lui prenant la main pour l'amener en dessous de sa ceinture. Elle éprouva sous ses doigts la puissance de son sexe. Son cœur battit fort dans sa poitrine, comme si elle venait d'être initiée à la profondeur d'un très ancien mystère. — C'est l'effet que tu produis sur moi, Kayleen. L'effet qu'elle produisait sur lui ? Elle se sentit forte, soudain. Féminine et désirable. Vibrante et désirante sous la main d'As'ad qui glissait le long de son ventre jusqu'aux boucles rousses à la jonction de ses cuisses. Ses doigts habiles semblaient tout savoir d'elle. Il longea le sillon des lèvres, allant et venant lentement avant d'effleurer le bouton où se concentrait le vif de ses sensations. Très vite, elle ferma les yeux et se laissa porter par les ondes de plaisir qui traçaient leurs cercles de feu le long de ses reins. Tandis qu'il accélérait peu à peu le rythme de ses caresses, elle se surprit à onduler avec lui, laissant libre cours au mouvement de ses hanches, tendue vers un but qu'elle ne parvenait pas à définir. As'ad se pencha alors pour lui embrasser les seins. Une connexion fulgurante s'établit entre les sensations du haut et du bas, comme si un fil rouge était tendu entre ses cuisses et sa poitrine. C'en était trop. Avec un léger cri d'anxiété, elle se laissa partir. Ses muscles se contractèrent violemment, son plaisir se fit ouragan, et elle se trouva soulevée par les vagues de ce qu'elle comprit être un orgasme. Son premier orgasme. Lorsque la détente revint, elle soupira de contentement et ouvrit les yeux pour chercher le regard d'As'ad. — Je voudrais recommencer, dit-elle. Il rit doucement. — Tu aimes l'amour, alors ? — Qui ne l'aimerait pas ? On peut le refaire tout de suite ? Il se redressa. — Nous allons essayer un autre jeu, alors. Mais tout en douceur. Comme cela tu n'auras pas mal plus tard. « Plus tard » paraissait loin, très loin aux yeux de Kayleen. Surtout lorsque As'ad s'agenouilla devant elle pour lui ouvrir doucement les cuisses. Le cœur battant, elle comprit qu'il allait l'embrasser là. Ce qui était choquant. Très choquant. Elle aurait dû refuser, sans doute. Mais la faiblesse et la curiosité l'emportèrent. Elle ferma les yeux et se soumit à cette nouvelle expérience. Une onde de choc la parcourut lorsque les lèvres et la langue d'As'ad vinrent explorer, caresser, réveiller. C'était comme un baiser, en fait. En mille fois plus excitant encore. Privée de volonté, elle s'immergea dans le bain de sensations qui coulaient en elle. Très vite, elle n'eut plus qu'une obsession : retrouver les sommets et les abîmes de plaisir qu'il lui avait déjà fait connaître, se laisser soulever et emporter de nouveau. Enfonçant les talons dans le matelas, elle se cambra à la rencontre de sa bouche. Une part d'elle-même aurait voulu que cela dure toujours. L'autre n'était qu'impatience. Un doigt d'As'ad pénétra alors en elle. D'abord choquée, elle émit un murmure surpris. Mais déjà elle ne songeait plus qu'à se laisser envahir et posséder plus avant. Le doigt d'As'ad entrait et se retirait, produisant une sensation de vague qui s'accordait au rythme de sa langue. Elle ne put résister au mouvement ascendant qui l'arrachait à elle-même, la propulsait vers un ailleurs éblouissant. Comprenant qu'elle allait pousser un cri, elle porta la main à sa bouche, l'étouffant juste à temps au moment où son corps tremblant, chaviré de jouissance, retombait sur le matelas. Chaque terminaison nerveuse, chaque cellule, chaque noyau de son être s'était associé dans une même fulguration cosmique. As'ad effleura sa chair frémissante d'un dernier baiser puis vint s'allonger à côté d'elle pour lui caresser doucement les cheveux, le regard plongé dans le sien. — Je ne savais rien de tout cela, admit-elle à voix basse. Je n'imaginais même pas que c'était possible. — Et ce n'est qu'un début, Kayleen. Son affirmation la fit rire. — Cela peut être encore plus fort ? Il lui effleura la joue avec une grande tendresse. — Je peux te montrer, si tu le désires. Mais nous pouvons aussi en rester là. Et tu auras toujours ton innocence. — Techniquement, oui, admit-elle. A part qu'elle se sentait déjà à des années-lumière de l'innocente qu'elle était encore quelques heures plus tôt. Rassemblant son courage, elle posa la main sur la poitrine d'As'ad. Sa peau était douce et chaude, infiniment tentante. — Fais-moi l'amour, As'ad. — Tu es sûre ? Elle sourit. — Oui, je suis sûre. Je veux te sentir en moi. Il se leva pour se débarrasser de ses vêtements. Elle ne le quitta pas des yeux, le cœur battant. C'était la première fois qu'elle voyait un homme nu. Lorsqu'il se retourna vers elle, elle tendit une main hésitante pour le caresser. Elle sourit, troublée par le contraste entre la douceur de la peau et la fermeté de son sexe fièrement dressé. — Cela ne pourra pas entrer, murmura-t-elle, sourcils froncés. As'ad rit doucement en sortant un petit paquet de la poche de son pantalon. Un préservatif, comprit-elle, vaguement étonnée qu'il transporte ce genre d'équipement sur lui à l'intérieur du palais. — Tout se passera bien, Kayleen, tu verras. Elle se demanda rêveusement si les femmes faisaient parfois aux hommes ce qu'il venait de lui faire avec sa bouche ? Prendrait-elle plaisir à l'embrasser comme il l'avait fait ? Mais déjà As'ad l'avait allongée sur le dos et se plaçait entre ses cuisses. La position lui parut un peu bizarre, et elle ne savait pas très bien quoi faire de ses bras et de ses jambes. Etait-elle censée bouger ? Parler ? Garder le silence ? — Cela peut faire un peu mal, Kayleen. Tu es prête ? Elle hocha la tête et se prépara à endurer cette souffrance nécessaire. As'ad sourit. — Tu pourrais peut-être faire preuve d'un minimum d'enthousiasme ? — Quoi ? Oh pardon. Je suis juste un peu tendue. — Je vais t'aider à te relaxer, chuchota-t-il contre ses lèvres. Ses mains caressantes glissèrent sur son corps, éveillant des sensations désormais familières. Elle gémit, s'ouvrit à de nouveaux enchantements. — Maintenant, chuchota-t-elle. Il vint en elle, lentement, et elle retint son souffle, envahie par une sensation à mi-chemin entre l'exultation et la douleur. Elle ouvrit les yeux et sourit. — Je suis déchaînée, maintenant. — « Déchaînée » n'est pas encore le mot. Mais c'est un début... Il n'est pas interdit de me toucher, tu sais. Timidement, elle lui caressa les bras, puis les épaules. Et As'ad commença à se mouvoir en elle. Cette fois, elle l'accueillit en se soulevant à sa rencontre, et constata, surprise, qu'elle pouvait se resserrer autour de lui et le recevoir tout entier. Fermant les yeux, elle s'abandonna au rythme de la danse amoureuse, exultant de sentir les reins d'As'ad se soulever puis retomber sous ses mains. Une tension montait entre ses jambes, différente de ce qu'elle avait ressenti avant. Son plaisir s'élargissait, comme s'il devenait plus ample, plus généreux. Le souffle d'As'ad se précipita, ses mouvements s'accélérèrent. La danse de ses reins se fit convulsive. Puis il émit un long cri rauque et retomba, les yeux clos, en murmurant son nom. Kayleen l'enveloppa de ses bras et un sourire s'épanouit sur ses lèvres. Elle avait conscience du poids d'As'ad reposant sur elle, d'une sensation nouvelle au creux de ses reins. Et elle savait que plus rien, jamais, ne serait comme avant. -8-
Kayleen débuta la matinée du lendemain sur un petit nuage. Des
séquences de ses ébats avec As'ad ne cessaient de surgir dans sa tête, l'arrêtant net dans ce qu'elle était en train de faire. Et chaque fois qu'elle les revoyait enlacés, ses jambes se dérobaient sous elle, et une onde de plaisir la parcourait tout entière. Elle ne regrettait pas ce qui s'était passé, mais elle se sentait... différente. As'ad avait été un amant merveilleux pour elle, attentionné, patient, généreux ; et surtout un initiateur hors pair. Comment avait-elle pu passer à côté de cette fête des corps pendant toutes ces années ? Etait-ce à cela que la Mère Supérieure avait songé lorsqu'elle l'avait obligée à aller voir ce qui se passait dans le monde ? Choquée par ses propres pensées, Kayleen se sentit rougir. Jamais la Mère Supérieure n'aurait pu imaginer une chose pareille, bien sûr ! Il restait néanmoins qu'un monde de possibilités merveilleuses venait de s'ouvrir devant elle, et qu'elle ne savait plus très bien, quel cours donner à son existence. Son destin serait-il de se marier ? De fonder une famille ? Ou... — Kayleen ? Tu as l'air bien rêveuse, ce matin ? En voyant Lila s'avancer vers elle, Kayleen eut la brusque certitude que son amie savait. Les événements de la nuit se lisaient-ils sur son visage ? Son apparence avait-elle changé ? Son regard était-il encore le même ? La vague de culpabilité qui s'abattit sur elle fut aussi violente qu'inattendue. Comment avait-elle pu s'offrir ainsi à As'ad ? Un prince ! Ils n'étaient même pas amoureux l'un de l'autre ! L'élan auquel elle avait obéi était de nature purement physique. Se donnerait-elle désormais à qui s'aviserait de vouloir la prendre ? N'avait-elle donc aucune pudeur ? Aucune réserve ? Aucun respect d'elle- même ? — Kayleen ? s'exclama Lila, visiblement inquiète. Que se passe-t-il ? Tu es livide ! Tu n'es pas souffrante, au moins ? — Non, non, je... ça va très bien, balbutia-t-elle. — Tu me jures que tu n'es pas malade ? Kayleen détourna les yeux. Déjà la culpabilité se muait en honte et en dégoût d'elle-même. Elle n'était pas la personne qu'elle avait toujours cru être. — Je ne suis pas malade, Lila. C'est juste que... Enfin, non, rien. Désolée, il faut que je me dépêche. Tournant les talons, elle se mit à courir. Mais elle avait beau accélérer sa foulée, elle savait qu'elle ne courrait jamais assez vite pour échapper à elle-même. As'ad finissait de nouer sa cravate lorsque la porte de sa chambre s'ouvrit à la volée. Il haussa les sourcils lorsque Lila fondit sur lui. — Je ne crois pas t'avoir entendue frapper ? Par chance pour elle, il était de trop bonne humeur pour s'offusquer sérieusement de cette intrusion matinale. La veille, il avait révélé Kayleen à elle-même, l'initiant à des aspects de sa vie de femme qu'elle s'était obstinée à ignorer. Et elle avait été pour le moins réceptive. Peut- être avait-elle compris désormais que sa place n'était pas au couvent ? Peut-être resteraient-ils amants si elle prolongeait son séjour au palais ? Il avait eu plaisir à partager son lit, et sa fraîcheur et sa spontanéité l'avaient enchanté. Sans compter qu'elle... — Je ne peux pas croire que tu aies fait une chose pareille, As'ad ! s'emporta Lila en se dressant devant lui. Il enfila sa veste de costume sans s'émouvoir. — Que j'ai fait quoi ? — Tu as couché avec Kayleen. — Et alors ? — Et alors ? répéta-t-elle d'une voix sur aiguë. Tu as souillé une vierge au palais royal, sous le toit de tes ancêtres, et c'est tout ce que tu trouves à me répondre ? As'ad cilla. « Souiller une vierge ». Sa tante avait-elle vraiment besoin d'utiliser une formule pareille ? — Kayleen a vingt-cinq ans, Lila. Elle était consentante. — Consentante ? Encore heureux qu'elle était consentante ! Belle excuse, vraiment ! Kayleen est mon amie. C'est sous ma responsabilité qu'elle est venue vivre ici en toute confiance. — Tu voulais que je me marie avec elle, non ? — Je pensais qu'elle ferait éventuellement une bonne épouse pour toi. Mais l'idée ne m'a pas effleurée une seconde que tu profiterais de la situation pour abuser de son innocence. Elle a été élevée par les sœurs, As'ad ! Il gratifia sa tante d'un regard peu amène. Au nom de quelle obscure morale se laisserait-il gâcher son plaisir ? — Elle avait l'intention de retourner s'enterrer vivante dans son sinistre couvent ! lança-t-il. — Et tu as décidé que ce n'était pas sa voie. Mais si tu ne veux pas d'elle, de quel droit te permets-tu de compromettre son avenir? — Je n'ai rien compromis du tout ! Je l'ai honorée. — Sois gentil et épargne-moi ce genre de considérations machiste, tu veux bien ? Nous ne sommes plus au Moyen Age ! Et ce n'est pas à toi de décider ce qui est bon et ce qui ne l'est pas pour Kayleen. A présent que tu l'as déflorée, elle n'envisagera plus son retour au couvent de la même manière. Crois-tu que ce soit le genre de fille à prendre sa virginité à la légère ? As'ad se tourna vers les portes-fenêtres donnant sur le balcon. Même s'il avait conscience que Lila dramatisait la situation à dessein, il n'en sentait pas moins l'aiguillon de la culpabilité lui chatouiller la conscience. Il avait désiré Kayleen et il l'avait prise, et contrairement aux autres femmes qu'il avait connues, elle s'était donnée à lui sans connaître les règles du jeu. Elle était tombée dans ses bras dans un élan sensuel, spontané, innocent. Et même s'il avait ouvert pour elle le champ des possibles, il lui avait également pris quelque chose d'irremplaçable. En d'autres temps, prince ou pas prince, il aurait encouru une condamnation à mort pour avoir volé la virginité d'une jeune fille. Etait-ce uniquement pour rendre service à Kayleen et l'empêcher d'aller s'enfermer dans son couvent qu'il l'avait initiée à l'amour ? Ou avait-il obéi à des raisons plus égoïstes, comme le désir de devenir son premier amant, par exemple ? Il fit un effort pour être vraiment sincère avec lui-même, et dut reconnaître qu'il avait succombé à une envie inavouée de s'approprier l'innocence de Kayleen et de la garder pour lui seul. — C'est bon. Je l'épouserai, annonça-t-il calmement. Il fut le premier surpris de ses paroles. Mais bizarrement, aucune protestation horrifiée ne s'éleva en lui à l'idée de ce mariage. Il ne se sentait même pas prisonnier à la perspective de partager désormais son existence avec la gouvernante de ses enfants. Dans la mesure où il n'avait pas l'intention de tomber amoureux d'elle, Kayleen constituait un choix tout à fait judicieux. Elle était vive, jolie, spontanée, spirituelle à ses heures, et savait s'y prendre avec les enfants. Son intelligence était acérée, son niveau de culture excellent. Elle lui offrirait des fils superbes. Et, à la différence de la plupart des jeunes femmes gâtées de son entourage, elle ne passerait pas son temps à faire des caprices et à réclamer une chose après l'autre. De plus, elle lui serait reconnaissante de sa demande en mariage, et le traiterait avec respect. Lila ouvrit de grands yeux. — Tu quoi ? — J'assume ma responsabilité. Même si Kayleen s'est donnée à moi de son plein gré, je doute qu'elle ait mesuré les conséquences de son acte. Je suis donc disposé à la prendre pour épouse. — Tu en es sûr ? — Tout à fait. J'ai une réunion dans un quart d'heure, mais je passerai la voir tout de suite après pour lui faire part de mes intentions. Kayleen est une jeune femme raisonnable. Elle me sera reconnaissante de l'honneur que je lui fais. Sa tante faillit s'étrangler à ces derniers mots. — Hum... Je te conseillerais bien de formuler ta proposition autrement, mais tu ne m'écouterais pas de toute façon. Quoi qu'il en soit, je te félicite de ton choix, As'ad. Et je prierai pour que tout s'arrange au mieux pour vous deux. — Pourquoi les choses ne s'arrangeraient-elles pas ? Je lui demande de m'épouser. Que pourrait-elle souhaiter de plus ? Le sourire de Lila s'élargit. — Oui, que pourrait-elle souhaiter de plus, en effet ? Kayleen courut dans les jardins jusqu'à ce que ses forces la trahissent. Qu'avait-elle fait ? Tous les remords qu'elle s'était réjouie de ne pas ressentir la submergeaient à présent avec la violence d'un raz-de-marée. Comment pourrait-elle retourner au couvent, à présent ? De quel droit mettrait-elle encore le pied dans un lieu qu'elle tenait pour sacré alors qu'elle s'était donnée sans amour au premier homme qui avait tenté de la séduire ? Si seulement la Mère Supérieure ne lui avait pas demandé de partir, elle n'aurait pas failli ainsi. Mais une vertu qui n'était jamais mise à l'épreuve méritait- elle encore le nom de « vertu » ? Peut-être était-ce pour la tester qu'on l'avait poussée à aller librement dans le monde ? Si c'était le cas, il était clair qu'elle avait échoué misérablement. Au fil de ses errances, Kayleen tomba sur une grande volière où roucoulaient une vingtaine de colombes. Avec leur plumage blanc et leurs lignes pures, les oiseaux lui parurent éblouissants de beauté. Presque sans les voir, elle les regarda voleter dans leur cage. Son rêve était détruit et elle se voyait privée de ses espoirs comme de ses projets. Elle resterait au palais pour s'occuper des filles tant que As'ad estimerait sa présence nécessaire. Puis il lui faudrait sans doute chercher un autre emploi. Elle était à la merci d'As'ad et ne savait plus qui elle était réellement ni ce qu'elle attendait de la vie. Prise au piège. Comme les oiseaux derrière leurs barreaux. Sur une impulsion, elle ouvrit la porte de la cage. Les colombes s'envolèrent une à une et s'élevèrent, formant une nuée d'un blanc pur se détachant sur le bleu du ciel. — Je le fais régulièrement, moi aussi. Kayleen se retourna en sursaut et vit que le roi se tenait juste derrière elle. Un sentiment d'horreur s'empara d'elle. De quel droit avait-elle libéré les colombes royales ? — Oh, mon Dieu, je suis désolée... Je... je... — Soyez sans crainte. Elles reviennent chaque fois d'elles-mêmes. C'est dans leur nature de choisir la captivité. Les mots destinés à la rassurer la transpercèrent comme une flèche. Le roi Mukhtar lui jeta un regard préoccupé. — Quelque chose vous chagrine-t-il, Kayleen ? Elle ne put lui répondre. Les larmes lui brûlaient les yeux, brouillaient sa vue. — Rien. Rien du tout..., finit-elle par balbutier. Je suis désolée. Je ne me sens pas bien. Si vous voulez bien m'excuser... Et pour la deuxième fois en moins d'une heure, elle prit la fuite. Mais à quoi bon courir si vite alors qu'elle n'avait plus ni but ni refuge ? Parti à la recherche de Kayleen, ce matin-là, As'ad finit par la trouver dans sa chambre, recroquevillée sur son lit en position fœtale. Elle pleurait à gros sanglots. Touché par son chagrin, il la contempla un instant en silence. Par chance, il avait des nouvelles rassurantes à lui apporter. Une fois qu'il lui aurait proposé le mariage, elle sourirait à travers ses larmes, puis elle se jetterait à son cou, et peut-être feraient-ils de nouveau l'amour. — Kayleen ? — Va-t'en ! — Je ne m'en irai pas. Assieds-toi. Je souhaite te parler. Elle se mit à sangloter de plus belle. — S'il te plaît, laisse-moi, As'ad. Ce n'est pas ton problème. — Bien sûr que si. C'est moi qui l'ai causé. A son grand étonnement, elle continua de pleurer. La veille, lorsqu'il l'avait laissée, elle lui avait pourtant paru parfaitement sereine et satisfaite. Comme quoi, il était dangereux de laisser une femme seule à trop réfléchir. S'asseyant sur le bord du lit, il la releva de force. Tête basse, elle refusa de croiser son regard. — La situation n'a rien de dramatique, Kayleen. — Bien sûr que si, elle est dramatique ! J'ai trahi tout ce en quoi je croyais ! Je te connais à peine. Je ne suis même pas amoureuse de toi. Tu es juste un homme lambda. Quelle opinion dois-je avoir de moi ? As'ad tressaillit. Un homme lambda ? Il aurait vraiment tout entendu avec elle ! Dire que les femmes se battaient pour le privilège de passer une nuit avec lui. — Je t'ai honorée, Kayleen. — Honorée ? Arrête de faire de l'humour, veux-tu ? Je ne vois pas où est l'honneur là-dedans ! Il se força à rester calme. On ne pouvait guère attendre d'une femme en larmes qu'elle raisonne de façon logique. — J'étais censée attendre le mariage. Au moins être amoureuse, murmura-t-elle piteusement. — Il n'est pas toujours facile de résister à l'appel de notre libido, Kayleen. Elle hoqueta et le fusilla du regard. — Tu veux dire que je t'ai cédé parce que j'étais en manque et que tu passais là par hasard ? Je n'appelle pas cela une consolation ! Mais pourquoi s'obstinait-elle à comprendre de travers ? — J'essaie simplement de t'expliquer que je suis un homme expérimenté, Kayleen. Je sais ce qu'il faut faire pour éveiller le désir d'une femme. Et tu n'as pas pu résister. Elle soupira. — C'est gentil de vouloir me dégager de toute responsabilité. Mais je considère que j'avais mon libre arbitre. Tu ne m'as forcée à rien. Je dois assumer mes actes. Alors, s'il te plaît, laisse-moi, maintenant. — Veux-tu m'écouter à la fin, Kayleen ? Tu ne maîtrisais pas les tenants et les aboutissants de la situation lorsque tu t'es donnée à moi. Tu n'as pas réalisé que tu détruisais ton bien le plus précieux et... Les grands yeux verts se remplirent de larmes. — Comment ai-je pu ? s'écria-t-elle avant de courir dans la salle de bains en claquant la porte derrière elle. As'ad la suivit et entra à sa suite. — Tu veux bien te calmer cinq minutes ? Je suis venu pour régler ton problème. Elle secoua la tête. — Tu ne peux rien régler du tout. J'ai tout perdu. — Et si tu considérais que tu as tout gagné, au contraire ? Tu n'es pas faite pour la vie au couvent, Kayleen. Songe que tu pourrais aussi te marier, avoir des enfants. Il lui laissa quelques secondes pour la préparer mentalement au grand honneur qu'il s'apprêtait à lui faire. — Kayleen, j'ai le plaisir de t'apprendre que j'ai décidé de t'épouser. Il lui sourit et attendit de voir une expression radieuse illuminer ses traits. Mais elle se mit à pleurer de plus belle. Peut-être ne s'était-il pas exprimé assez clairement ? — Je te propose de devenir mon épouse officielle, Kayleen. Tu vivras ici, au palais avec moi. Tu m'as offert ta virginité. En retour je te fais l'honneur de partager avec toi à la fois mon titre et mon nom. Comme elle ne répondait toujours rien, il lui caressa les cheveux. — Je conçois que cela puisse être difficile à réaliser pour toi. Jamais, sans doute, tu ne t'es autorisée à rêver d'un avenir aussi prestigieux. Mais dans un premier temps, tu peux te contenter d'accepter et de me remercier. Ta gratitude me suffira. Lorsqu'elle leva enfin les yeux vers lui, son regard étincelait, mais ce n'était ni de joie ni de reconnaissance. — Te remercier ? Jamais je ne t'épouserai, tu m'entends ? Même si tu étais le dernier homme vivant sur terre ! As'ad fut tellement sidéré de sa réponse qu'il ne réagit même pas lorsqu'elle le poussa hors de la salle de bains. La porte claqua avec force derrière lui et il entendit qu'elle donnait un tour de clé. — Et maintenant, laisse-moi et ne me touche plus jamais ! -9-
— Bois encore un peu de cette décoction, conseilla Lila d'une
voix apaisante. As'ad était parfaitement sérieux lorsqu'il t'a demandée en mariage, tu sais. Et sa proposition tient toujours. Stoïque, Kayleen prit une gorgée de la boisson au goût âcre. — Une demande ? Quelle demande ? Je sais que c'est ton neveu et que tu l'aimes. Mais il a décrété qu'il m'épousait, point à la ligne. Et j'étais priée de lui témoigner ma reconnaissance ! Il ne s'est même pas inquiété de savoir si j'étais d'accord ou non ! Lila faillit s'étrangler en buvant une gorgée de thé. — Il n'a pas été très diplomate dans sa façon de présenter sa requête, en effet. Kayleen s'essuya les yeux et tenta de faire bonne figure. — Dans un sens, je ne regrette pas de lui avoir claqué ma porte au nez. Mais j'ai peur qu'il me renvoie et que je ne revoie plus jamais les filles. Il est très en colère contre moi, Lila ? — Il est surtout perplexe. A ses yeux, il s'est comporté de façon exemplaire et généreuse, et il ne comprend rien à ta réaction. Kayleen se leva d'un bond et arpenta nerveusement la pièce. — J'imagine que j'aurais dû tomber à ses pieds et le remercier à genoux. C'est ça, qu'il attendait ? Et ma reconnaissance éternelle? — Kayleen, calme-toi et essaie de te mettre à sa place ne serait-ce qu'un instant. Même s'il est né dans la soie, il a subi une éducation aussi austère que rigoureuse. En tant que prince, il sait qu'il y aura toujours un prix à payer pour les privilèges qu'il a reçus de naissance. Enfant, il est passé par les désillusions que connaissent ceux que l'on recherche, non pas pour eux-mêmes, mais pour leur richesse et pour leur rang. Et il a connu quelques cuisantes trahisons. Kayleen se mordilla la lèvre, brusquement calmée. — Il avait quand même ses frères, avança-t-elle. Son père. Toi. — Bien sûr. Et heureusement. Toujours est-il que, parvenu à l'âge adulte, il a été assailli par un nombre incalculable de jeunes filles puis de femmes prêtes à faire absolument n'importe quoi pour être remarquées de lui et partager au moins une de ses nuits. Les joues en feu, Kayleen détourna les yeux. — Des filles comme moi, tu veux dire ? — Non, justement. Pas comme toi du tout. Tu ne t'es pas jetée à sa tête, et l'idée de le séduire ne t'aurait même pas traversé l'esprit. Vous avez juste été pris dans un enchaînement de circonstances. Et il est prêt à prendre sa part de responsabilités. S'il a pu te paraître sec et impérieux, c'est parce que le sentimentalisme est sa bête noire. Il se méfie de ses émotions comme de la peste. — C'est triste pour lui, murmura Kayleen. — En toute franchise, y a-t-il une part de toi qui aimerait épouser As'ad ? La question prit la jeune femme au dépourvu. Souhaiterait-elle épouser As'ad ? En vérité, l'idée ne l'horrifiait pas. Elle respectait les valeurs d'As'ad et admirait sa droiture. Quant à la pensée de partager désormais ses nuits... Un frisson de plaisir la parcourut. Mais le mariage présentait quantité d'autres aspects que la seule question sexuelle. Il s'agissait d'un engagement à vie. Souhaitait-elle porter les enfants d'As'ad ? Devenir la mère en titre de ses trois filles adoptives ? Vivre pour toujours à El Deharia, avec toutes les responsabilités que cela impliquait ? Le « oui » exalté qui s'éleva en elle la surprit. Avoir une place, un lieu, un époux, des enfants... Toute sa vie, elle avait aspiré à être « dedans » et non plus « dehors », à devenir membre à part entière de ce groupe social enviable entre tous : la famille. Mais se marier sans amour ? — Je suis tentée, admit-elle. Mais je ne suis pas amoureuse d'As'ad. — Les mariages de raison ont leur charme aussi. Et ils évitent bien des désillusions parfois, comme la retombée brutale de la flambée amoureuse. — Ne faut-il pas être de sang noble pour épouser un prince ? — Les temps ont changé, Kayleen. Aujourd'hui, même un prince de la famille royale a le droit de choisir librement son épouse. Et tu as de si belles qualités que tu es l'épouse idéale que je souhaite pour As'ad. La spontanéité du compliment faillit la faire fondre une nouvelle fois en larmes. — Songe qu'en tant que femme de cheikh, tu pourrais te consacrer à des causes importantes, poursuivit Lila. Agir sur le monde en luttant contre les injustices, par exemple. Kayleen ne put s'empêcher de sourire. — Serait-ce une tentative de manipulation, Lila ? — Peut-être un peu oui, mais modérée, admit-elle en riant. Si je voulais vraiment essayer de te convaincre contre ton gré, je te dirais qu'As'ad a besoin de toi. Il lui faut quelqu'un qui l'aimera sans conditions. Quelqu'un qui saura lui montrer que l'amour est une force et non une faiblesse. — Mais je ne l'aime pas ! Lila eut un sourire plein de sagesse. — C'est possible, mais je ne suis pas complètement convaincue. Je te connais, Kayleen. Et j'ai de la peine à croire que tu aies pu te donner à As'ad sans rien ressentir pour lui. Nous méritons tous de recevoir de l'amour. Offre-lui le tien et il finira par apprendre à aimer à son tour. Si la perspective de devenir princesse et de vivre dans un palais l'amusait comme une charmante fable irréaliste, l'idée d'aimer et d'être aimée, même dans une cahute au fond des bois, ressemblait à l'aboutissement de ses désirs les plus fous. — Je ne sais plus quoi penser, Lila, admit-elle, ébranlée. — Eh bien, c'est déjà un bon début, conclut son amie avec un large sourire. Kayleen dut se faire violence pour se présenter dans le bureau d'As'ad. Elle aurait préféré disparaître sous terre plutôt que d'avoir à l'affronter après ce qui s'était passé entre eux. Même si elle avait tenté de lui expliquer que c'était à elle-même qu'elle en voulait et non à lui, elle avait été agressive. Et il pourrait bien ne pas avoir envie du tout de la revoir. Mais elle lui devait des excuses. Il était venu ce matin-là dans le but de l'aider. Elle n'aurait jamais dû lui claquer la porte au nez. As'ad se leva à son entrée. Apparemment, rien en lui n'avait changé, ni son attitude, ni son costume, ni son allure. Et pourtant, tout en lui paraissait différent. Peut- être parce qu'elle le connaissait mieux à présent. Elle avait touché sa peau nue. Elle connaissait sa chaleur, le goût de ses lèvres, ses gémissements sourds. Elle connaissait ses caresses, sa sueur, son visage déformé par le plaisir. Rien n'était plus comme avant. Et un retour en arrière paraissait impossible. — Kayleen... La voix d'As'ad était grave, son regard insondable. L'avait-elle blessé en rejetant sa demande ? se demanda-t-elle soudain. Ou s'était-il à peine aperçu qu'il essuyait un refus ? En tant que prince, il ne devait pas être accoutumé à ce qu'on lui dise non. Etait-il trop arrogant pour se rendre compte qu'il avait été éconduit ? Peut-être que le concept de rejet n'existait tout simplement pas pour lui ? — Je suis désolée, As'ad. J'étais très perturbée, ce matin. Tu es venu avec de bonnes intentions et j'ai mal réagi. — Je suis à blâmer, moi aussi. J'aurais dû m'exprimer différemment. Et me montrer moins... — Autoritaire ? Impérieux ? Imbu de toi-même ? As'ad plissa les yeux. — J'ai l'impression que tes excuses manquent un peu d'humilité, Kayleen James. — L'humilité n'a jamais été mon fort. Encore un de mes nombreux défauts. — Tu as aussi de grandes qualités. Et c'est ce que j'aurais dû te dire ce matin. Elle l'observa un instant sans rien dire. Avait-il toujours eu cette ténébreuse beauté qui rappelait les guerriers du désert? Ou ne l'avait-elle jamais réellement regardé jusqu'à présent ? Elle ne pouvait s'empêcher de boire des yeux son magnifique visage sombre. Par malheur, son regard effleura sa bouche, et elle se remémora leurs baisers et tout ce que ces lèvres-là lui avaient offert la veille... Les jambes faibles, elle se laissa guider jusqu'au canapé. As'ad prit place à côté d'elle et lui effleura la joue. — Je ne supportais pas l'idée que tu fuies le monde avant de l'avoir vraiment connu. Et dans mon arrogance, j'ai voulu trancher pour toi. Je t'ai séduite à dessein pour t'empêcher de partir. J'ai eu tort de le faire et je te présente mes excuses. Elle demeura un instant bouche bée. Ainsi il avait tout orchestré à l'avance ? — Tu avais planifié ce qui s'est passé ? demanda-t-elle d'une voix tremblante. Tu n'as pas agi dans l'ivresse du moment ? — Oh que si, j'ai été pris dans l'ivresse du moment. Tu m'as ensorcelé. — Je ne te crois pas. Il lui saisit le menton. — Tu as tort. Mon désir pour toi n'est en rien apaisé. Il y avait dans ses yeux une incandescence qui ne mentait pas. Elle le crut. Une onde brûlante lui traversa les épaules et glissa jusqu'en bas de ses reins. — Mais je t'ai privée de tes choix, Kayleen. Et ce n'était pas juste. — Tes excuses me suffisent, murmura-t-elle. — Non, elles ne suffisent pas. — Le mariage est un prix élevé à payer pour une simple erreur de jugement. Les lèvres d'As'ad frémirent. — J'ai dit que j'avais eu tort de décider à ta place. Je n'ai pas dit que j'avais commis une erreur de jugement. — Je ne comprends pas... Il lui prit la main. — Kayleen, je suis un homme à la recherche d'une épouse. Une épouse capable de raisonner avec sa tête mais également avec son cœur. Une femme qui aimerait mes trois filles ainsi qu'El Deharia et son peuple. Qui se souciera de ce qui est bon et de ce qui est juste plus que du dernier couturier à la mode ou de la valeur des bijoux qu'elle aura en sa possession. Une femme qui commandera le respect, qui saura me tenir tête mais qui néanmoins sera mon plus indéfectible soutien. Et une femme comme celle-là n'existe qu'en un seul exemplaire. C'est toi, Kayleen. Elle entendait les mots. Percevait les battements rapides de son propre cœur dans sa poitrine. Sentait la main d'As'ad tenant la sienne. Et néanmoins, elle avait l'impression de flotter en dehors de son corps et d'observer la scène de l'extérieur. Ce qui se passait là ne pouvait lui arriver à elle. Comment un prince la demanderait-il en mariage alors qu'elle n'intéressait même pas les hommes ordinaires ? C'était aberrant. Insensé. Inconcevable. — Mais, As'ad... — Tu doutes de ma sincérité ? Je ne te promets pas d'être un mari parfait, mais je ferai tout mon possible pour le devenir. J'ai besoin de toi, Kayleen. De toi et de toi seule. Besoin. Il avait besoin d'elle. Le mot magique qui chassait au loin la peur de l'abandon. Elle pouvait avoir un mari, une maison, une famille. Elle, la sans-nom, qui vingt ans plus tôt avait été portée comme un paquet de linge sale dans un orphelinat. Effarée, elle secoua la tête. — Tu ne peux pas épouser une fille comme moi, As'ad ! Je ne sais même pas qui est mon père. Qui nous dit qu'il ne s'agit pas d'un voleur ou d'un assassin ? Si ma mère m'a abandonnée et que ma grand-mère m'a rejetée aussi, c'est que je porte peut-être la plus terrible des hérédités ? As'ad porta sa main à ses lèvres. — Tu es toi et cela suffit à me rassurer sur tes gènes. Je sais qu'il ne peut rien y avoir de mauvais en toi. Et je serais fier que tu acceptes de devenir ma femme, Kayleen. Epouse-moi et adopte mes filles. Ensemble, nous formerons une famille. Nous ne pouvons nous passer de toi. Les larmes aux yeux, elle comprit qu'il n'y avait qu'une réponse possible. — Tu pleures, Kayleen ? — Oui. De bonheur. Je serai ta femme, As'ad. Il lui effleura les lèvres d'un baiser puis sortit un écrin de la poche de sa veste. Lorsqu'il glissa la bague de fiançailles à son doigt, elle écarquilla les yeux. Le diamant central était gros comme une montagne. — Elle te plaît ? — Je doute d'être à sa hauteur, admit-elle, la gorge serrée par l'émotion. Je m'habituerai peut-être à elle mais elle, s'habituera-t-elle à moi ? Il rit doucement. — C'est cette légèreté par rapport aux choses matérielles que j'aime plus que tout chez toi. — Sérieusement, As'ad. J'ai une petite croix en pendentif, une paire de boucles d'oreilles et une montre. Je ne peux pas porter cette splendeur. — Et si je te dis que j'ai choisi ce diamant et que je l'ai fait monter exprès pour toi ? Il appartenait à une de mes ancêtres, une reine qui avait la réputation de dire ce qu'elle avait sur le cœur. Elle dirigeait son peuple et son mari avec beaucoup de générosité et de sagesse. Et tous l'admiraient. Je pense que vous auriez été amies, elle et toi. A mesure qu'As'ad parlait, la pierre précieuse à son doigt semblait briller d'un éclat plus vif. Les dernières craintes de Kayleen s'évanouirent. Elle avait trouvé sa famille de cœur. *** Lorsque As'ad rejoignit Kayleen dans ses appartements après sa journée de travail au palais, Dana lisait dans un fauteuil. Nadine, allongée à plat ventre sur le tapis récitait un poème. Pepper, assise sur les genoux de Kayleen, déchiffrait une leçon à voix haute. La scène respirait le calme et l'harmonie. Et elles étaient si belles, toutes les quatre, qu'As'ad sentit une grande fierté lui gonfler la poitrine. « Les quatre femmes de ma vie », songea-t-il, conscient, que le souvenir de ce moment resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Kayleen fut la première à s'apercevoir de sa présence. Levant la tête, elle l'accueillit d'un sourire. — Tu es venu nous voir, As'ad ? — Bien sûr. Comment aurais-je résisté au plaisir de vous retrouver ? Posant Pepper à terre, elle se leva et lui jeta un regard hésitant, comme si elle se demandait quelle attitude adopter. Traversant la pièce en deux enjambées, il l'attira contre lui et l'embrassa. Puis il garda le bras passé autour de ses épaules pour se tourner vers les filles qui les contemplaient toutes trois d'un air éberlué. — Nous avons une annonce à vous faire, Kayleen et moi. Dana, Nadine et Pepper se blottirent les unes contre les autres, les yeux écarquillés par l'appréhension. Kayleen les rassura d'un sourire. — Ne vous inquiétez pas. C'est une bonne nouvelle. — Kayleen et moi, allons nous marier. Nous n'avons pas encore fait de déclaration officielle, donc je vous demande de garder le secret, dans un premier temps. Mais je voulais que vous soyez informées les premières. — Et nous ? Qu'allons-nous devenir ? demanda Dana d'une voix soucieuse. Kayleen leur ouvrit grand les bras. — Vous restez ici, bien sûr. Nous vous adopterons ensemble. Et nous formerons une famille pour la vie. Nadine et Pepper coururent se jeter à son cou. Dana, elle, se tourna vers As'ad avec un sourire rayonnant de joie. — J'étais sûre, sûre, sûre ! lui glissa-t-elle à l'oreille. Tu regardais Kayleen comme mon papa regardait ma maman. Et j'avais deviné que tu étais amoureux d'elle. Amoureux ? Lui ? Impossible. Il se hâta de chasser cette pensée de son esprit et concentra son attention sur Nadine et Pepper pendant que Dana attrapait la main de Kayleen. — Tu nous montres ta bague ? Pendant que Kayleen faisait admirer le bijou aux filles, il observa le quatuor avec satisfaction. Sa tante Lila avait été de bon conseil, finalement. Il n'avait pas l'habitude de consulter une femme pour savoir ce qu'il avait à faire, et n'appréciait guère qu'une femme se mêle de ce qu'il avait à faire, mais en l'occurrence, il devait s'incliner devant la sagesse de sa tante. Souriant à sa petite famille, il l'entoura de ses bras. Pepper s'accrocha à son cou et il se redressa en la calant sur une hanche. — Maintenant que je suis une princesse, je veux une couronne! annonça-t-elle. — Les princesses portent des diadèmes, miss ! Les yeux de la petite fille brillèrent. — Avec plein de diamants dessus ? Et je pourrai cogner les méchants de ma classe ? — Absolument pas, non. Maintenant que tu es princesse, il faudra que tu donnes le bon exemple, au contraire. Pepper fit la moue et sourit aussitôt. — Je leur donnerai le bon exemple en leur tapant dessus ! Il éclata de rire. Celui qui tomberait amoureux de Pepper allait vivre des moments riches en émotions en tout genre ! Brusquement, il ressentait un besoin profond de s'occuper de ses filles, de leur donner le temps, le soutien, l'attention nécessaires pour qu'elles puissent grandir en toute sécurité et faire les bons choix dans leur vie. Il nota qu'une sensation inconnue était venue se loger au creux de sa poitrine. Comme il ne savait pas lui donner de nom, il choisit de ne pas lui accorder d'attention. Mais son cœur ne battait plus tout à fait de la même manière qu'avant. Fayza, la coordinatrice du protocole, se présenta chez Kayleen à 10 heures tapantes, le lendemain matin. — Je suis chargée d'organiser la cérémonie du mariage, expliqua-t-elle en étirant ses lèvres minces en un semblant de sourire. Kayleen ne put s'empêcher de lui jeter un regard curieux. Tout était sec, étroit et contenu, chez Fayza : sa silhouette, son sourire, ses attitudes. Vêtue avec une incontestable recherche, elle respirait l'autorité et l'élégance. Kayleen se tortilla sur sa chaise, consciente que sa robe achetée en solde deux ans plus tôt avait tout pour faire frémir son impeccable interlocutrice. — Vous êtes notre première jeune mariée depuis deux décennies, poursuivit Fayza. Il vous reviendra de prendre certaines décisions vous-même, bien sûr. Mais le bureau du protocole se chargera de l'essentiel de l'organisation. Si vous souhaitez prendre des initiatives personnelles, il importera que vous les soumettiez à approbation. Nous sommes bien conscients qu'il s'agit de votre mariage et que ce moment vous appartient, mais c'est également une cérémonie officielle. Autrement dit, une affaire d'Etat. Une affaire d'Etat ? Kayleen en eut soudain des sueurs froides. L'idée du mariage était déjà déstabilisante en soi, mais s'il s'agissait en plus d'une performance publique majeure, comment elle, Kayleen James, élevée dans un couvent, se montrerait-elle à la hauteur de l'événement ? — Le roi m'a dit que vous souhaitiez vous marier au printemps et que l'annonce officielle ne sera faite que début janvier, enchaîna Fayza. Cela nous laisse un peu de temps, mais rien de trop. Dès demain, je vous enverrai un de nos agents du protocole. Vous suivrez un enseignement quotidien avec des cours intensifs sur notre histoire, notre culture et nos traditions. Il vous faudra également maîtriser notre langue, prendre des cours de maintien et travailler pour intégrer l'étiquette. — Faut-il vraiment faire tout ce tralala ? s'enquit Kayleen, horrifiée. Pourquoi pas une cérémonie toute simple, avec juste quelques amis proches ? Fayza pinça les lèvres. — Vous plaisantez, je suppose ? Nous nous efforcerons de limiter au maximum le nombre d'invités. Mais nous ne pourrons guère descendre en dessous de cinq cents personnes. Cinq cents personnes ? Kayleen fut prise d'un vertige et visualisa, l'espace de quelques secondes, cette foule qui allait sans aucun doute l'étouffer. — Combien serez-vous du côté de votre famille ? lui demanda Fayza, stylo en main. — Je ne suis pas certaine qu'il y aura des invités de mon côté, murmura-t-elle faiblement. — Bon. Nous verrons cela plus tard. Autre détail encore : il est hors de question, désormais, que vous sortiez non accompagnée. Si ni le prince As'ad ni la princesse Lila ne sont disponibles, veillez à vous faire escorter par un membre du personnel de sécurité. Il ne faudra plus vous trouver seule en compagnie masculine. Sauf s'il s'agit d'un de vos frères. Un cousin à la rigueur. — Ce ne sera pas un problème, murmura Kayleen, au bord de l'évanouissement. Son regard alla se perdre par la fenêtre, regrettant de ne pas être un oiseau qui volerait en toute liberté, sans garde du corps à devoir prévenir. Elle voulait épouser As'ad, l'homme. Mais serait-elle un jour à l'aise avec l'homme d'Etat? Si seulement, il avait pu être un citoyen ordinaire. Un simple chamelier dans le désert, comme il avait lui-même rêvé de l'être ! Se traitant mentalement d'ingrate, elle se força à se concentrer sur les propos de Fayza. Même si ces questions d'étiquette étaient fastidieuses, il s'agissait de contrariétés mineures. Il y avait tant de gens malheureux sur terre. Ce serait tout de même un comble de faire un drame sous prétexte que l'homme qu'elle s'apprêtait à épouser avait le malheur d'être beau, riche et haut placé ! — Dans la mesure où vos fiançailles ne sont pas encore officielles, je vous conseille instamment de ne pas porter votre bague en dehors du palais, conclut Fayza. Kayleen hocha la tête mais elle avait cessé d'écouter depuis un instant. Alors qu'elle contemplait les jardins par la fenêtre, son regard venait de tomber sur la grande volière où le roi gardait ses colombes. La porte était restée ouverte mais la cage n'était pas vide : les oiseaux étaient tous retournés s'enfermer. De leur plein gré. Volontairement mis en cage. Comme elle. - 10-
— Je ne ferme plus l'œil de la nuit, se plaignit Lila en prenant
place sur un banc en pierre sous une tonnelle fleurie. — C'est un compliment pour moi. Lila se mit à rire. — Tu es l'ennemi de mon sommeil, Hassan, c'est indéniable. Mais tu représentes la part positive de mes insomnies. En revanche, As'ad et Kayleen sont le tourment de mes nuits blanches. Je me sens responsable de ce qui leur arrive. Et j'en ai des sueurs froides, par moments. — Tu les as mis en présence, puis tu as laissé le destin suivre son cours. Ils se sont choisis sans l'aide de personne. — Je suis d'accord en théorie. Mais je les ai quand même plus ou moins jetés dans les bras l'un de l'autre. Imagine que ce mariage tourne à la catastrophe. Je m'en mordrais les doigts toute ma vie. Hassan se pencha pour lui effleurer les lèvres d'un baiser sensuel et tendre. — Tu es beaucoup trop soucieuse. — L'inquiétude est ma grande spécialité. — Peut-être est-ce un talent qui ne mérite guère qu'on le cultive? Lila lui jeta un regard en coin. — Tu n'as pas l'intention de me changer, j'espère ? — Loin de moi, cette idée. Mais je t'ordonne d'oublier tes angoisses pour le moment et de ne plus penser qu'à moi pendant la courte journée qu'il nous reste à passer ensemble. L'humeur de Lila s'assombrit aussitôt. — Faut-il vraiment que tu rentres demain ? — Je ne peux pas abandonner mon peuple. Ni les affaires de l'Etat. — Oui, je sais... Tu me manqueras. Hassan saisit ses deux mains dans les siennes. — Parce que tu crois que tu ne me manqueras pas ? J'imagine qu'il serait présomptueux de ma part d'espérer que tu acceptes de revenir au Baharia avec moi ? — Serait-ce une invitation à venir te rendre visite ? Il sourit. — Non, mon amour. C'est beaucoup plus qu'une invitation... Il y a si longtemps que je n'ai plus fait une déclaration d'amour que je crois que j'ai un peu perdu la main. Il s'interrompit pour l'embrasser. — Ma chère Lila, tu es le trésor inattendu qui redonne tout son prix à mon existence. Je ne pensais pas que j'aurais le privilège de recommencer un jour à aimer. Et je m'attendais encore moins à rencontrer une lumineuse beauté comme toi. Rien n'égale ta perfection physique sauf la vivacité de ton esprit et l'éclat de ton intelligence. Tu ravis mon vieux cœur qui voudrait se réchauffer pour toujours au soleil de ta présence. Je t'aime et serais profondément honoré si tu acceptais de devenir ma femme. Quelques mètres plus loin dans l'allée, Kayleen s'arrêta net. Comme tous les matins, elle était sortie faire une grande promenade dans les jardins, et elle s'attendait à tout sauf à tomber au beau milieu d'une scène aussi intime. Au début, elle avait juste entendu des voix et ne s'en était pas étonnée. Il n'était pas rare qu'elle croise des invités du roi dans les jardins. En reconnaissant le roi Hassan et Lila, elle s'apprêtait à repartir sur la pointe des pieds lorsque la voix de Hassan s'éleva de nouveau : — J'espérais te faire sourire, Lila. Pas te faire verser des larmes. — Des larmes de joie. Je t'aime tellement. Moi non plus, je ne pensais pas que l'amour croiserait de nouveau le chemin de ma vie. — Ainsi, tu acceptes d'être ma reine. — Oh, mon Dieu, une reine. Je n'avais pas pensé à cet aspect. — Mon peuple t'aimera presque autant que je t'aime. Juste un tout petit peu moins, peut-être, car il y a des aspects de toi dont je veux garder le secret en exclusivité. Le rire clair de Lila s'éleva. Puis un long silence tomba. Kayleen profita de ce moment pour s'éclipser en toute discrétion. Ainsi Lila et le roi du Baharia avaient décidé de se marier. Elle en fut heureuse pour eux, même si l'idée de perdre Lila l'attristait. En gravissant le large escalier décoré qui menait à ses appartements, elle s'immobilisa pour porter la main à son cœur. La belle déclaration d'amour de Hassan résonnait encore dans sa tête. Elle avait perçu une émotion profonde dans la voix du roi. Et Lila avait eu l'air tellement heureuse ! Même à distance, elle avait perçu la force des sentiments qui les unissaient. — Moi aussi, j'ai envie d'être amoureuse, murmurat-elle à voix haute. Amoureuse d'As'ad. Oui, elle aspirait à connaître l'amour avec l'homme qu'elle se réjouissait d'épouser. Le véritable amour. Son désir était-il réaliste ? Ou rêvait-elle debout, comme les petits enfants qui tendent les bras vers la lune, avec l'espoir puéril de pouvoir l'attraper à pleines mains ? As'ad les retrouva dans leur suite le samedi matin. — Vous êtes prêtes, les filles ? Dana, Nadine et Pepper coururent se jeter à son cou. Kayleen suivit le mouvement, mais à distance. As'ad ne l'avait jamais impressionnée jusqu'à présent, mais depuis qu'ils étaient fiancés, elle se sentait profondément troublée en sa présence. — Tu nous emmènes où ce matin, alors ? demanda Dana. As'ad sourit. — C'est une surprise... Mais tu es bien silencieuse, Kayleen ! Tu n'as pas mis ta bague de fiançailles ? Elle dégagea la main qu'il venait de prendre et la cacha dans son dos en rougissant. — Pas pour sortir du palais, non. Les ordres de Fayza sont formels. — Fayza ? Qui diable est Fayza ? — Une haute autorité du bureau des protocoles. Elle est venue m'expliquer dans les détails comment je devais me comporter pour devenir une... une princesse. Elle ne se serait pas sentie plus absurde si elle avait annoncé qu'elle avait l'intention de devenir fée, nymphe, ange ou déesse. — Mm... Et quelles étaient les instructions de cette dame ? Kayleen tenta de mémoriser les consignes. — Je ne dois pas sortir seule, je n'adresse pas la parole à un homme, sauf si je suis en ta compagnie. Je ne porte pas ma bague à l'extérieur tant que les fiançailles ne sont pas officielles. Je n'accepte aucune interview de journalistes, je surveille mes tenues vestimentaires... Je ne me souviens plus exactement du reste, mais j'ai la liste complète par là... As'ad lui effleura la joue. — Les interdits sont si nombreux qu'elle aurait sans doute gagné du temps en te précisant plutôt ce qui t'es encore autorisé. — C'est ce que j'ai pensé aussi, avoua-t-elle. Le regard sombre d'As'ad plongea dans le sien. — Par mesure de sécurité, je te demanderai de ne pas sortir sans garde du corps mais, pour le reste, tu es libre d'aller et de venir comme tu le souhaites. Tu es ma fiancée, pas ma prisonnière. — Mais Fayza... — Je me charge de Fayza. Cela te ferait plaisir de porter ta bague de fiançailles ? Elle hocha la tête. Le diamant à son doigt lui procurait un sentiment de réalité. — Moi aussi, j'aimerais la voir en permanence sur toi. Kayleen passa dans sa chambre et enfila la bague. Lorsqu'elle se retourna, elle trouva As'ad debout derrière elle. Sans un mot, il l'attira dans ses bras et l'embrassa. Le baiser lui coupa le souffle. As'ad la tenait passionnément contre lui. Et sa bouche sur la sienne était ardente et possessive. — Qu'est-ce qu'ils font ? demanda Nadine derrière eux, dans un bruyant chuchotement. — Ils se font des bisous ! claironna Pepper. As'ad mit fin au baiser en riant. — Les enfants ne facilitent pas l'intimité d'un couple ! — C'est parce que tu leur as promis une surprise, As'ad. Elles meurent d'impatience. — J'ai prévu une matinée shopping, mesdemoiselles les princesses, annonça-t-il en souriant. Il vous faut une nouvelle garde-robe, maintenant que vous vivez dans un palais. Les yeux de Nadine brillèrent. — Je pourrais avoir une robe de bal, comme Cendrillon ? Et des chaussures à talons ? — Moi, je veux une couronne ! cria Pepper. Kayleen se mit à rire. — Nous en fabriquerons une ensemble. Merci pour cette idée généreuse, As'ad. — Toi aussi, il te faut des vêtements, Kayleen. Elle se sentit rougir. — Moi ? Mais je n'ai besoin de rien. Je ne suis pas très portée sur le shopping et je ne connais rien à la mode. — Il faudra apprendre. Tu es une très belle femme, et tu mérites de porter de belles choses. Des matières précieuses qui te feront briller comme une étoile dans la nuit du désert. Le cœur de Kayleen battit plus vite. C'était la première fois qu'il lui parlait ainsi. Et ses mots s'élevaient en elle comme un chant. Ils montèrent tous les cinq dans une grande limousine blanche et descendirent devant le genre de boutique où, quelques mois auparavant, Kayleen aurait à peine osé s'arrêter pour regarder la vitrine. — J'ai appelé pour préparer notre visite, lui dit As'ad. Une sélection de tenues a déjà été faite. Kayleen hocha la tête. Elle se sentait mal à l'aise, soudain, dans sa modeste petite robe en cotonnade imprimée. Une élégante quadragénaire vint leur ouvrir. — Voici Glenda, la gérante, lui expliqua As'ad. Elle est Anglaise, donc vous n'aurez aucun mal à vous comprendre. Glenda avait une silhouette de rêve, un sourire chaleureux et était d'une élégance rayonnante. Elle échangea quelques politesses avec As'ad, s'engagea à garder le secret sur ses récentes fiançailles, s'extasia sur les filles et le complimenta sur le choix de sa future épouse. Une fois que Dana, Pepper et Nadine furent confiées chacune à une vendeuse, Kayleen eut droit en exclusivité à l'attention toute professionnelle de Glenda. — Quelle extraordinaire chevelure, fit remarquer cette dernière avec un soupir. Et la couleur est naturelle, en plus. Voyons... Vous avez un beau port de tête. Une bonne posture, droite sans être raide... Une peau claire, fine et sans défaut... Considérez-vous comme un homme heureux, prince As'ad. — Mais je le suis ! confirma-t-il en souriant. — Parfait. Et maintenant au travail, Kayleen ! lança Glenda. Quant à vous, Votre Altesse, un thé vous sera servi dans le petit salon. Des magazines et un ordinateur sont à votre disposition... De plus en plus mal à l'aise, Kayleen suivit Glenda jusqu'aux salons d'essayage où elle trouva les filles en effervescence. — Regarde Kayleen ! J'ai des chaussettes avec des chatons ! s'écria Pepper. Je pourrais en avoir avec des chiots ? La vendeuse sourit. — Nous devrions pouvoir te trouver cela. Nous avons même des girafes, si tu veux. — Super ! J'adore les girafes ! Nadine paradait devant le miroir dans une robe romantique. Dana, elle, montrait des goûts plus sobres et plus stylés. Mais toutes trois paraissaient enchantées par cette nouvelle expérience, et Kayleen fut heureuse de leur bonheur visible. — Je crois qu'elles y ont déjà pris goût, constata Glenda en riant. Tenez, entrez dans ce salon d'essayage, Kayleen. Comme vous pouvez le constater, nous avons déjà fait une première sélection. En voyant les montagnes de boîtes de chaussures et les portants chargés de vêtements, Kayleen eut le vertige. Quelques jeans, des chemisiers, des ensembles, des accessoires variés. Jamais elle n'aurait imaginé voir un jour tant de belles choses rassemblées rien que pour elle ! — Je propose que nous commencions par vous établir une garde-robe de base, lui proposa Glenda. Pour les occasions spéciales, nous verrons plus tard. Quels sont vos goûts, Kayleen? La jeune femme soupira. — Je crains fort qu'ils ne soient détestables. Jusqu'ici, mon approche vestimentaire a toujours été purement fonctionnelle : on s'habille pour se couvrir, point final. Glenda sourit. — Il faudra modifier un peu votre philosophie, dorénavant ! Mais s'habiller est moins compliqué qu'on ne le croit. Dans vos choix, soyez toujours attentive à ce qui vous va, n'essayez pas de vous conformer aux tendances du moment. Optez pour les grands classiques et veillez à bien coordonner vos accessoires. Et sachez qu'il vous faudra accepter de souffrir des pieds en portant des chaussures à talons pour les soirées officielles... Allez, montrez-moi un peu comment la nature vous a dotée. Glenda attendit patiemment jusqu'au moment où Kayleen comprit qu'elle était censée se dévêtir. A contrecœur, elle ôta sa robe. Glenda hocha la tête d'un air approbateur. — Parfait. Vous avez la silhouette idéale. Mince, sans courbes excessives... Juste les proportions qu'il faut pour briller en robe du soir. Sans vouloir vous vexer, en revanche, vos sous-vêtements sont un peu... comment dire ? Sévères, pour ne pas dire rébarbatifs. Une jeune épousée doit vouloir séduire son mari. A fortiori lorsqu'il s'agit d'un prince. Kayleen rougit violemment et ne répondit pas. Glenda prit quelques mesures, puis elle alla chercher un premier portant avec de la lingerie fine. — Bon, commençons par le début... Une heure plus tard, Kayleen avait compris qu'elle avait sous-estimé les femmes qui considéraient le shopping comme un sport à part entière. Essayer les tenues, défiler devant As'ad pour obtenir son approbation, se déshabiller puis se rhabiller inlassablement était plus épuisant, que de courir un marathon ! Elle venait d'enfiler une énième robe de cocktail lorsque Dana frappa à la porte du salon d'essayage pour annoncer qu'elles avaient fini et que Lila était venue les chercher pour les emmener à la plage. — Entendu, Dana. Passez un bon moment, avec Lila. Mais je n'ai pas vu le quart de ce que vous avez acheté, toutes les trois. Il faudra prévoir un défilé de mode ce soir. Au lieu d'acquiescer avec enthousiasme, Dana vint lui passer les bras autour de la taille et fondit en larmes. Kayleen s'assit et l'attira sur ses genoux. — Que se passe-t-il, ma chérie? — Ma maman et mon papa me manquent. Je sais que je ne devrais pas réagir comme ça, mais c'est plus fort que moi. Kayleen resserra son étreinte. — Mais c'est bien normal que tes parents te manquent, ma chérie. Surtout dans des moments de plaisir comme celui-ci où tu aimerais partager avec eux ce qui se passe de bon pour toi. Tu as été si courageuse, ces mois derniers. Et tellement raisonnable que j'en oublie parfois que tu n'es pas encore tout à fait adulte. — Des fois, j'ai peur, chuchota Dana, la tête enfouie contre son épaule. — Parce que tout ici est tellement différent ? — On ne voudrait pas trop que tu partes et que tu nous laisses au palais, Nadine, Pepper et moi. — Je n'ai aucune intention de m'en aller, Dana. — Tu me le jures ? Jamais ? Quoi qu'il arrive ? — As'ad et moi, nous allons nous marier. Tous les cinq, nous formerons une famille. Dana releva la tête pour la regarder dans les yeux. — Si jamais tu partais quand même, tu nous emmènerais avec toi ? Kayleen sourit. — Je compte bien rester à El Deharia. Mais si je devais partir, je ne vous laisserais pas, je te le promets. Dana s'essuya les yeux. — Je te crois. — Tu peux me faire confiance. Je vous aime, toutes les trois. — Vraiment? — Vraiment, oui. Très fort. Et de tout mon cœur. Les yeux de nouveau noyés de larmes, Dana pleura un instant en silence dans ses bras. Puis elle se dégagea doucement. — Ça va mieux, maintenant. Merci, Kayleen. — Chaque fois que quelque chose te préoccupera, il faudra m'en parler, promis ? — Promis. Ça fait du bien de parler avec toi. A tout à l'heure ! Kayleen se leva, pensive. As'ad, les filles et elle seraient une famille... En l'espace de quelques semaines à peine, sa vie venait de basculer vers ce qu'elle avait toujours désiré du fond de son cœur. Elle était toujours plongée dans ses pensées lorsque la porte du salon s'ouvrit. As'ad entra et lui posa les mains sur les épaules. — J'ai entendu ta conversation avec Dana. — Tu désapprouves ? — Pas du tout. A part que tu as laissé entendre que tu étais prête à me quitter à la première occasion, ajouta-t-il avec l'ombre d'un sourire. — Absolument pas. Le mariage, c'est à vie, pour moi. Il lui glissa les bras autour de la taille. — Je partage ta philosophie... Tu es une très bonne mère, Kayleen. Ce qui me réjouit. Pour les filles. Et pour nos fils à venir. Ce fut au tour de Kayleen de sourire. — Tu es conscient, j'espère, que c'est l'homme qui détermine le sexe de l'enfant, n'est-ce pas ? Et que tu seras seul responsable, si je ne te donne pas l'héritier souhaité ? — Oui je sais. Mais n'oublie pas que j'ai cinq frères. Donc la chance est de mon côté. Kayleen aurait pu rétorquer qu'une fille valait un garçon et qu'il n'avait pas à émettre de préférence. Mais était-ce bien nécessaire? As'ad était prince et cheikh, son arrogance faisait partie de lui. Et sous ses dehors macho, il faisait preuve de beaucoup de sensibilité et de gentillesse. Il n'y avait rien, au fond, qu'elle souhaitait changer chez lui. — Est-il vraiment nécessaire que je prenne tous ces vêtements, As'ad ? Le dixième me suffirait amplement. — Tu es ma future femme. — Oui, je sais, mais... — Et tu représentes El Deharia. Mon peuple voudra être fier de toi. Elle ne put que se rendre à cette raison. — Alors, je m'incline. Je prendrai cette cargaison de tenues et d'accessoires. Et je ferai de vaillants efforts pour coordonner le tout dans les règles de l'art. — Donc tu es prête à te sacrifier pour mon peuple mais pas pour moi ? — C'est à peu près cela, oui. Lorsqu'il se pencha pour l'embrasser dans le cou, elle sentit un désir immédiat irradier ses veines. Comme s'il suffisait à As'ad de l'effleurer pour que tout s'embrase en elle. — Je vois qu'il faut que je t'apprenne à me respecter, chuchota-t-il en lui glissant un bras autour de la taille. Elle ferma les yeux. Elle aimait la proximité d'As'ad, la douceur de ses baisers mais aussi tout ce qu'il y avait de dur, de viril, de masculin en lui. Et elle était prête à tout mettre en œuvre pour qu'il ressente le même désir, le même élan à son égard. — Quand nous serons de retour au palais, nous aborderons certaines questions financières, annonça-t-il en lui soulevant le menton. Sur le plan matériel, vous serez toujours en sécurité, les filles et toi. Même s'il devait m'arriver quelque chose. — Je ne veux pas qu'il t'arrive quoi que ce soit, protesta-t-elle avec un léger frisson. — J'ai la ferme intention de rester en vie très longtemps. Mais je préfère tenir compte de toutes les éventualités. J'ai ouvert un compte en banque à ton nom. Il sera réapprovisionné au fur et à mesure de tes dépenses. Je veux que tu sois heureuse avec moi, Kayleen. Et que tu puisses t'accorder des petits plaisirs de temps en temps. Et même des grands plaisirs si l'envie t'en prend. — J'ai besoin de peu de choses, tu sais. — Alors, il faudra t'habituer à vivre dans l'excès. Ta vie sera différente. D'ailleurs, tu n'es plus tout à fait la même qu'avant, rappelle-toi, ajouta-t-il dans un souffle en se penchant sur ses lèvres. Lorsqu'il l'embrassa, elle s'enflamma si vite qu'un faible gémissement de désir lui échappa malgré elle. C'était comme un appel primitif qui s'élevait du fond de son être. As'ad fit descendre la fermeture Eclair de sa robe. — Cela dit, je préférerais que tu ne changes pas trop quand même, ajouta-t-il dans un murmure. Elle frissonna. Sentir les mains d'As'ad sur sa peau nue était un pur enchantement. Il fit glisser sa robe jusqu'à sa taille puis écarta le bonnet en fine dentelle. Ses doigts habiles semblaient si familiers de sa chair... Comme s'ils connaissaient déjà tout de sa géographie intime. Lorsqu'il se pencha pour cueillir doucement la pointe d'un sein entre ses lèvres, Kayleen crut qu'elle allait tomber. Seule une mince cloison les séparait du reste de la boutique. Elle avait conscience que Glenda pouvait entrer d'un instant à l'autre et que c'était pure folie de se livrer à pareils jeux dans un endroit quasi public, mais elle était incapable de s'arracher aux lèvres tentatrices d'As'ad, à ses mains caressantes... La tension entre ses jambes était si forte qu'elle se tortilla malgré elle pour mieux s'offrir à ses explorations. — Quelle impatience, chuchota-t-il en dégrafant son soutien-gorge. Ecartant le sous-vêtement, elle attira la tête d'As'ad contre sa poitrine. Plus. Elle voulait infiniment plus de plaisir. Plus d'excitation. Il rit doucement et laissa remonter une main le long de sa cuisse. Relevant sa robe, il orienta sa caresse vers le creux palpitant de sa féminité moite. Kayleen se mordit la lèvre. Elle savait qu'elle devait l'arrêter. Il était absolument inconvenant de poursuivre sur ce mode dans un salon d'essayage ! A part que... à part qu'elle n'avait plus la force de s'arracher à la savante magie des doigts d'As'ad qui tiraient de son corps les mélodies les plus sauvages. Il suffisait de si peu de choses pour lui faire perdre la tête, songea-t-elle confusément. As'ad lui souleva une jambe pour la poser sur un banc. — Appuie-toi sur moi, ordonna-t-il à voix basse. Elle s'exécuta sans hésiter. Tout plutôt que de prendre le risque qu'il s'arrête là et qu'il la laisse avec cette faim inassouvie qui hurlait dans son ventre. Il la soutint et continua à lui procurer un plaisir si intense qu'elle cessa de se soucier de la précarité des lieux. As'ad savait exactement comment faire monter la tension, degré après degré, et la transporter haut, toujours plus haut, jusqu'à ce que tous les muscles de son corps vibrent et se contractent. Elle commença à être prise de tremblements si violents qu'elle dut se raccrocher à lui pour ne pas tomber. — Oh, As'ad... Oui... S'il te plaît... Elle respirait de plus en plus fort. De plus en plus vite. Il l'amena à la frontière, en équilibre de plus en plus instable, près... toujours plus près du point où tout basculerait. Accélérant le mouvement de ses doigts, il lui fit franchir le seuil, et sa conscience se scinda en milliers de particules pour se disperser vers des horizons multipliés. Puis il lui prit les lèvres en un baiser brûlant qui étouffa juste à temps ses cris de plaisir. Elle le sentit s'envoler avec elle alors que la jouissance déferlait sur elle, vague après vague. Elle avait à peine repris conscience de son environnement qu'il s'écarta d'elle en jurant tout bas. — Que se passe-t-il ? chuchota-t-elle, effarée. Il l'aida à se rhabiller. — Je voulais que ce soit un moment de plaisir rien que pour toi. — Je ne comprends pas ? Levant les yeux vers lui, elle vit que son regard était incandescent. — II faut que nous retournions au palais sans attendre. Je te veux dans mon lit, Kayleen. Cela t'ennuie si nous terminons les courses plus tard ? Elle sourit. — Programme adopté, mon prince. Il était quasiment minuit lorsque Kayleen composa d'un doigt tremblant le numéro familier. — Kayleen ? C'est toi, mon enfant ? Elle sourit au son de la voix aimée. — Oui, c'est moi. Il y a si longtemps que je ne vous ai pas appelée. — Si tu n'appelles pas, c'est que tu es occupée à vivre. C'est bon signe. Comment se passe ta nouvelle existence au palais ? Tu t'habitues ? C'était un tel réconfort d'entendre ce timbre chaleureux, vibrant d'une inlassable énergie. Kayleen imagina la pièce austère du couvent où la Mère Supérieure travaillait tard le soir, à ses écrits. — Il faut que je vous confie quelque chose, ma Mère... Je ne sais pas ce que vous en penserez... C'est au sujet du prince As'ad. Il y a quelque temps, il a organisé un dîner de Thanksgiving pour les filles et pour moi. Après le repas, je me suis retrouvée seule avec lui. Et... La Mère Supérieure ne dit rien et attendit. Kayleen connaissait ces silences patients qui étaient incitation à la parole. Elle raconta tout ce qui s'était passé ce soir-là, puis la scène de demande en mariage qui avait suivi, et sa dispute avec As'ad. — Et j'ai fini par accepter de l'épouser, conclut-elle dans un souffle. Avec une légère appréhension, elle attendit le jugement. N'avait-elle pas agi une fois de plus avant de réfléchir en tombant dans les bras d'As'ad ? Ne cesserait-elle jamais d'être imprévisible et impulsive ? — Le prince est-il un homme juste, Kayleen ? Ce n'était pas la question qu'elle attendait. — Oui, je crois. — Il est attentif à tes besoins et prend soin de toi et des filles ? — Il veille sur nous, oui. — Tu penses être en mesure de l'aimer ? Un lent sourire s'épanouit sur ses traits. — Je crois que je pourrais l'aimer, oui. Et c'est aussi mon désir. — Alors, je suis heureuse pour toi. J'ai toujours espéré secrètement que tu trouverais un mari, une famille, Kayleen. Je sais que tu gardais la nostalgie du couvent et que tu aspirais à retrouver un lieu qui t'a longtemps servi de foyer. Mais parfois, nous trouvons notre bonheur dans les endroits les plus inattendus. Aimer et être aimé est un grand privilège, en ce monde. Va en paix, mon petit. Et sache que tu as ma bénédiction. Les paroles généreuses remplirent Kayleen de joie. — Merci, ma Mère. — Ecoute ce que te dit ton cœur. Il t'indiquera toujours le bon chemin. Kayleen hocha la tête, la gorge nouée par l'émotion. Son cœur la tirait déjà avec force vers As'ad. Et ce chemin qui menait à l'amour, elle avait hâte de le suivre. Pour cela, elle n'aurait qu'à se laisser porter, puisqu'il était l'homme qui, dans quelques mois, serait son mari et le père de leurs trois filles adoptives. Pour la vie. - 11 -
Lila soupira en examinant les coupons de tissu étalés sur la table.
— Je suis assiégée par les stylistes du monde entier depuis que Hassan a annoncé publiquement notre mariage. Il était censé garder le silence. Mais il n'a pas réussi à tenir sa langue. Kayleen sourit. — J'ai vu la retransmission de sa conférence de presse. Il avait l'air d'être sur un petit nuage. — Ne lui dis jamais cela ! Il te répondrait qu'un roi n'est jamais sur un petit nuage. — Et pourtant... Mais dis-moi, il va falloir que tu te mettes à la musculation, Lila, si tu veux avoir la force physique de porter cette bague toute la journée. A côté du tien, mon diamant paraît presque ridicule. — C'est tellement peu mon style, d'exhiber quatre-vingt et quelques carats de pierre précieuse à un seul doigt ! Mais Hassan était si fier lorsqu'il m'a offert cette bague que je n'ai pas eu le cœur de lui dire que je préférais un bijou plus discret. — Le diamant est à la mesure de son amour pour toi, Lila. Alors pourquoi lui faire une réflexion sur sa taille immodérée ? — Tu as raison. C'est un détail sans importance à côté de ce que Hassan m'apporte. J'ai l'impression d'avoir vingt ans et d'être frappée d'éternelle jeunesse... Mais parlons plutôt de toi. Tu t'habitues à la perspective de ton mariage ? Kayleen joua pensivement avec un coupon de soie brochée ivoire. — Ce n'est pas une mince transition, murmura-t-elle. J'aspirais à une famille. Je me retrouve avec un pays tout entier à adopter. — Il y a des compensations financières. — Elles ne m'intéressent pas beaucoup, Lila. — Je sais. Et c'est pourquoi je suis heureuse qu'As'ad t'ait choisie. Je vois bien que tu l'épouses non pas pour mais en dépit de son argent et de ses titres. Tu crois que tu pourras un jour tomber amoureuse de lui ? Kayleen sentit ses joues s'empourprer. — Je respecte As'ad et j'apprécie sa compagnie. Sur le plan physique, c'est... c'est merveilleux, aussi. Mais est-ce de l'amour? A quoi reconnaît-on que l'on aime, Lila ? — Quand on a l'impression que l'on pourrait tenir toutes les étoiles du ciel au creux de sa paume..., répondit- elle, un sourire lointain aux lèvres. Mais qu'est-ce que je raconte ? Je dois te paraître ridicule. — Tu me parais surtout heureuse. — Je le suis. Hassan est tout mon univers. Je sais que cela ne durera pas éternellement, mais il est une délicieuse obsession. Tout ce qui n'est pas lui m'ennuie à mourir. — Merci pour moi ! s'écria Kayleen en riant. Lila lui passa les bras autour du cou et l'embrassa avec affection. — C'est une façon de parler, bien sûr. C'est juste qu'il est présent en arrière-plan de mes pensées vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Tu vois, j'ai l'impression d'aimer mieux aujourd'hui qu'à vingt ans. En ce temps-là, le bonheur me paraissait aller de soi. Mais le véritable amour est un cadeau aussi précieux qu'il est rare, Kayleen. Et je te souhaite de toute mon âme de le connaître avec As'ad. — Je suis malade d'angoisse, confia Kayleen à As'ad en pénétrant dans la salle de spectacle de l'école américaine. Il lui prit le bras pour le glisser sous le sien. — Angoissée pourquoi ? Ce sont les filles qui doivent se produire sur scène. Pas toi. — Mais j'ai tellement peur qu'elles soient déçues ! Je veux qu'elles soient heureuses, As'ad. Que leur prestation soit à la hauteur de leurs attentes et de leurs espoirs ! — Alors fais-leur confiance. Elles se sont préparées pour ce spectacle de Noël. — Tu en parles comme si c'était une affaire de logique ! — Et ce n'en est pas une ? — Absolument pas, non. C'est horrible. Je crois que je vais vomir. As'ad l'attira en riant contre lui. — Kayleen, sais-tu que tu fais mes délices ? — En vomissant ? Tu es un homme bizarrement constitué, As'ad. Même si son estomac était noué d'appréhension pour les filles, elle était ravie de la présence d'As'ad à ses côtés. Même les yeux fermés, elle aurait reconnu sa peau, son odeur, le contact de son corps contre le sien. Ils prirent place au premier rang pour ne pas manquer une miette du spectacle. Leur présence attirait de nombreux regards mais Kayleen était trop angoissée pour s'inquiéter de l'attention appuyée dont As'ad et elle faisaient l'objet. — Respire, Kayleen ! Tout se passera bien. — Qu'est-ce qui te fait dire cela ? Tu n'en sais strictement rien ! Dana peut avoir un trou de mémoire, Nadine risque de trébucher en dansant, et Pepper pourrait se mettre en tête de vouloir casser la figure à un méchant ! As'ad rit doucement. — C'est possible, oui. Mais je sais que ton état de panique n'aura aucune influence positive sur les performances des filles. Donc tu te tortures pour rien. — Encore une approche logique et masculine du problème. Tu as raison mais cela ne change rien à mon anxiété ! As'ad sourit et Kayleen sentit quelque chose de profond vibrer dans sa poitrine. Pendant quelques secondes, ce fut comme si As'ad et elle étaient seuls sur terre. Et elle ne voulait plus rien ni personne hormis lui. Avant qu'elle ait eu le temps d'analyser ses sentiments, l'orchestre entama ses premières mesures. Le spectacle commençait. Pendant toute la représentation, Kayleen trembla, appréhenda l'incident ou la catastrophe et vécut mille morts. — Tu vas t'épuiser à force de t'angoisser ainsi, murmura As'ad pendant la pause entre le passage de Nadine et celui de Dana. — Je n'y peux rien. Je les aime. Il plongea son regard dans le sien. — Comme si elles étaient tes filles ? — Comme si elles étaient mes filles, oui. Elle vit luire un éclat indéfinissable dans les yeux d'As'ad. — Te rencontrer a été une chance, Kayleen. Fais-moi penser d'envoyer un cadeau de remerciement à Tahir, le chef de la tribu du désert. — Un chameau supplémentaire ? Mais chut ! Voici Dana qui entre en scène. As'ad lui prit la main. — Tu peux me serrer les doigts de toutes tes forces, si cela te soulage. Lorsque la saynète jouée par Dana fut terminée, Kayleen retomba contre son dossier, épuisée, et poussa un soupir de soulagement. — Heureusement que cela n'arrive que deux fois par an, gémit-elle. Je crois que je ne survivrais pas longtemps, à ce régime. — Tâche de tenir bon encore un petit moment. Car j'ai une surprise en réserve pour les filles et pour toi. — Une surprise ? Laquelle ? — Une surprise. Intriguée, Kayleen attendit patiemment la fin du spectacle. La surprise en question leur tomba dessus en sortant de la salle, sous la forme d'une authentique chute de neige. Les enfants, ravis, couraient partout en riant et en criant. Emerveillée, Kayleen tendit la main pour cueillir quelques flocons au creux de sa paume. — C'est magique ! As'ad sourit. — Dana m'a confié que les beaux Noël tout blancs lui manquaient. J'ai pensé que ce petit intermède lui ferait plaisir. Les canons à neige font parfois des merveilles. — Il neige ! Il neige ! cria Nadine surexcitée en se jetant dans les bras d'As'ad. Dana et Pepper l'imitèrent avec un même enthousiasme. Kayleen les observait, les yeux remplis de larmes, heureuse. Jamais elle n'avait goûté une telle perfection de bonheur. Son cœur gonflé d'amour lui parut soudain trop grand pour sa poitrine. Le monde autour d'elle rétrécit brusquement, ne laissant plus d'espace que pour As'ad et les enfants qu'il tenait dans ses bras. Dana se dégagea pour venir lui prendre la main. — Tu as vu ça, Kayleen ? C'est incroyable, non ? Kayleen hocha la tête. Devant elle, se tenait As'ad, son prince. Un bel homme de haute taille qui lui avait demandé de l'épouser. Un homme qui voulait partager sa vie et lui donner des enfants. Un homme qui faisait tomber la neige dans le désert pour amener un sourire sur le visage de trois petites filles. — Oui, c'est absolument incroyable, acquiesça-t-elle rêveusement. Elle n'avait plus besoin de presser Lila de questions au sujet de l'amour : elle savait désormais très précisément quelle impression cela faisait d'être amoureuse. En voyant les enfants s'ébattre dans la neige, As'ad se réjouit d'avoir eu l'idée de ce cadeau pas comme les autres. Lila lui avait recommandé d'être attentionné avec les femmes de sa vie, et il ne regrettait pas d'avoir suivi son conseil. Avec ses yeux bleu-vert et ses cheveux comme une coulée d'or liquide, Kayleen se détachait de la foule, tel un oiseau exotique aux couleurs flamboyantes. Il était fier de l'avoir choisie pour femme. Elle lui ferait de beaux garçons en pleine santé et enchanterait ses nuits en laissant libre cours à une vive sensualité qui ne demandait qu'à s'épanouir. S'il avait bien déchiffré le sentiment qu'il avait lu dans son regard, Kayleen l'aimait. Et cet amour lui apparaissait comme un gage de réussite pour leur couple. Ils tireraient l'un et l'autre satisfaction de leur mariage. Que pouvait-il espérer de plus ? As'ad se montra très tendre pendant le trajet du retour. — Je te retrouve tout à l'heure dans ta chambre ? lui glissa-t-il à l'oreille lorsque la limousine s'arrêta devant le palais. Kayleen lui sourit, le cœur battant à la perspective de ce qu'ils allaient partager. Plus elle faisait l'amour avec As'ad, plus elle avait envie de lui. Si son désir continuait à croître ainsi, elle ne sortirait bientôt plus de son lit. — Je suis toujours très disponible, mon cher prince. — Belle qualité. Elle s'arracha à contrecœur de ses bras lorsqu'un domestique en livrée vint leur ouvrir la portière. Dans la cour intérieure, elle vit le roi Mukhtar en grande conversation avec une femme blonde. Lourdement maquillée, l'inconnue avait une masse de cheveux frisés. Elle portait un T-shirt moulant sur un jean serré glissé dans des bottes à talons hauts ; une tenue peu appropriée dans un cadre aussi stylé que le palais. Même si Kayleen avait la certitude de n'avoir jamais vu cette personne auparavant, elle ressentit une sensation pénible au creux de sa poitrine. Comme le pressentiment d'un malheur. Le roi l'accueillit avec un sourire ravi. — J'ai une excellente surprise pour vous, Kayleen. Vous m'avez confié une fois que vous seriez heureuse de revoir un jour votre mère avec laquelle vous avez perdu tout contact depuis l'enfance. « Oh non, songea Kayleen, prise d'un soudain tremblement. Pas ça. Pas maintenant. » — Alors j'ai mené ma petite enquête, poursuivit Mukhtar. Et non sans succès. J'ai le plaisir de vous présenter votre mère, Darlene Dubois. Cette dernière l'examina avec un sourire satisfait. — Comme tu es jolie ! J'ai toujours su que tu serais une belle fille, d'ailleurs. Quel âge as-tu, maintenant? Vingt ans ? — Vingt-cinq. — Déjà ! Ne le dis à personne, surtout. Je ne voudrais pas qu'on me prenne pour une vieille dame. Même si je n'avais que seize ans lorsque je t'ai eue. Darlene Dubois ouvrit grand les bras. — Viens là que je t'embrasse, ma chérie. Elevée par les sœurs dans le culte de l'amour inconditionnel de son prochain, Kayleen se laissa docilement étreindre par cette inconnue qui lui avait donné le jour. — N'est-ce pas émouvant, ces retrouvailles ? s'exclama Darlene en reculant d'un pas. J'avoue que j'ai dû chercher un moment sur la carte lorsque j'ai reçu votre invitation pour El Deharia, précisait-elle en souriant à Mukhtar. J'ai dû quitter le lycée suite à ma grossesse. Puis j'ai fait carrière dans le showbiz. Ça ne m'a pas laissé beaucoup de temps pour reprendre mes études. « Ni pour maintenir les liens avec ta famille », compléta amèrement Kayleen. Elle se revit devant la porte de l'orphelinat, avec sa grand-mère qui lui expliquait que personne ne voulait d'elle et qu'il lui faudrait vivre désormais avec les sœurs. — Et ma maman ? s'était-elle écriée en pleurant. — Parce que tu crois qu'elle s'intéresse à toi, ta mère ? Elle t'a collée chez moi dès sa sortie de maternité. Et on ne l'a pas revue depuis. Estime-toi heureuse que je me sois occupée de toi pendant cinq ans. Maintenant, tu vas rester avec les bonnes sœurs. Et n'essaie pas de me retrouver, tu m'entends ? J'en ai ma claque de toi. Le souvenir de cette scène était resté gravé si distinctement dans sa mémoire qu'en fermant les yeux, elle pouvait sentir encore la pluie froide cinglant ses joues, mêlée à la tiédeur des larmes. — Kayleen, voulez-vous conduire votre mère jusqu'à sa suite ? lui demanda le roi, l'arrachant à ses pénibles souvenirs. J'ai fait préparer celle qui est juste à côté de la vôtre. Je sais que vous serez heureuses d'être proches l'une de l'autre. Heureuse ? Elle en doutait. Elle n'avait qu'une envie : fuir la situation à toutes jambes. Mais elle était prise au piège. Consciente du regard attentif d'As'ad rivé sur son visage, elle s'écarta pour le présenter à Darlene. — Le prince As'ad, mon fiancé. — Un prince ? roucoula Darlene. Ma fille épouse un prince ! N'est-ce pas extraordinaire ? Kayleen nota une expression perplexe chez As'ad. Comme s'il la voyait réellement pour la première fois. Etait-il horrifié de lui découvrir une telle mère ? Prenait-il enfin la vraie mesure du gouffre social qui les séparait ? Mukhtar prit son fils par le bras. — Viens As'ad. Laissons Kayleen et sa mère aux joies de leurs retrouvailles. As'ad hocha la tête, pensif. — Je te reverrai tout à l'heure, Kayleen. Frappée de mutisme, elle hocha la tête. Le roi et As'ad s'éloignèrent, la laissant seule face à cette inconnue qui se disait sa mère. Darlene la dévisagea d'un œil mi-amusé mi-admirateur. — Eh bien... Qui aurait cru que ma fille épouserait un prince ? La vie est décidément pleine de surprises. Je suis contente pour toi en tout cas... Elle prit une mèche de ses cheveux et fit la moue. — Tu n'as jamais songé à les faire décolorer ? J'ai les mêmes que toi, au naturel, mais je n'ai jamais supporté cette fichue couleur. Cela dit, tu la portes très bien, je dois le reconnaître... Allez, viens. Montre-moi ma suite. J'ai hâte de vivre la vie de château, moi aussi ! Toujours muette, Kayleen traversa le hall d'entrée du palais, péniblement consciente du claquement des talons de Darlene, marchant à ses côtés. Tout en elle se révoltait à l'idée de ce cauchemar. Pourquoi fallait-il que cela arrive maintenant ? Alors qu'elle venait de trouver l'amour et le bonheur avec As'ad ? Poussant la porte de la suite voisine de la sienne, elle s'effaça pour laisser entrer sa mère. Darlene se précipita vers les portes-fenêtres ouvertes et admira la vue sur la mer. — Quelle merveille, ce cadre ! Tous ces bleus, ces ors, ces extraordinaires mosaïques ! Comment as-tu réussi à passer du couvent à cette splendeur ? Kayleen tressaillit. — Du couvent ? Parce que tu savais où j'étais ? — Bien sûr. Ma mère n'arrêtait pas de se plaindre que tu l'épuisais. Comme j'en avais assez de ses jérémiades, je lui ai dit de te mettre chez les religieuses. Je savais que là, au moins, tu recevrais une éducation digne de ce nom. Darlene souleva une petite statuette en porcelaine de Sèvres et la soupesa comme pour en mesurer la valeur. Le cœur au bord des lèvres, Kayleen la regarda aller et venir dans la pièce. — « Dubois » est aussi mon nom de famille ? demanda-t-elle d'une voix sourde. — Oui. Pourquoi cette question ? — Parce que je n'ai jamais appris ma véritable identité. Je ne connaissais pas mon nom lorsque ma grand-mère m'a déposée sur les marches de l'orphelinat. J'ai dû en inventer un. — Moi aussi, je porte un nom fabriqué. Où est le drame ? Qu'on s'appelle comme ça ou autrement... Il y a moyen de boire de l'alcool ici ? Sans un mot, Kayleen désigna le bar caché derrière deux portes maures aux sculptures ajourées. Darlene se servit un gin tonic puis se laissa tomber sur le sofa avec un soupir de satisfaction. — Elle n'est pas belle, la vie ? Viens t'asseoir à côté de moi, ma chérie, et raconte-moi comment tu t'es débrouillée pour décrocher le gros lot. Kayleen demeura debout devant les portes-fenêtres ouvertes et la contempla sans un mot. — Tu es enceinte ? demanda Darlene. — Absolument pas, non ! — Bon, bon, O.K. Je ne voulais pas te vexer. Tu as fait établir un contrat de mariage, au moins ? Combien de millions As'ad est-il disposé à te verser ? Ce serait être une bonne chose de faire venir un avocat des Etats-Unis. Horrifiée, Kayleen recula d'un pas. — Je n'ai pas besoin d'avocat. As'ad s'est engagé à prendre soin de moi quoi qu'il arrive. — Et tu le crois ? Tu as de la chance que je sois là, ma pauvre petite. C'était justement ce dont Kayleen avait la plus grande peine à se persuader. — Et qu'est-ce qui t'a poussée à venir me retrouver, au juste ? voulut-elle savoir. — J'ai reçu un message d'El Deharia. Je n'aurais pas laissé passer l'occasion de revoir l'enfant que j'avais perdue à la naissance. — Perdue ? Vraiment ? « Abandonnée » ne serait-il pas un terme plus juste ? Une ombre passa sur le visage tartiné de fond de teint de Darlene. — Te garder aurait été trop compliqué pour moi à seize ans. J'étais moi-même encore une enfant. J'ai dû me battre pour survivre. Quoi qu'il en soit, je suis là maintenant. Et je peux t'être utile. Tu auras besoin de conseils pour t'aider à le garder, ton prince. Avant qu'une fille de riches ne te le rafle sous ton nez. Comme elle ne répondait pas, Darlene se leva pour se préparer un second cocktail. — Maintenant que je suis ici, je reste, Kayleen. Tu es ma fille et je tiens à ce que nous apprenions à nous connaître, toutes les deux. Mais pour le moment, laisse-moi seule, que je puisse me reposer. Nous aurons le temps de reparler plus tard. Pressée de fuir, Kayleen ne se fit pas prier pour quitter la pièce. Elle s'était toujours interdit de chercher à imaginer à quoi ressemblerait sa mère. Mais cette femme... Cette femme cynique et trop fardée rejoignait ses scénarios les plus cauchemardesques! Avait-elle le droit cependant de juger quelqu'un sur les seules apparences ? Songeant à ce qu'aurait dit la Mère Supérieure, Kayleen eut honte de sa réaction peu charitable. Personne n'était jamais ou tout noir ou tout blanc. Ne devait-elle pas laisser au moins une chance à sa mère de montrer qui elle était vraiment ? - 12 -
Le cœur lourd, Kayleen regagna sa suite. Si seulement elle
n'avait pas escamoté la vérité lorsqu'elle avait raconté sa vie au roi Mukhtar, rien de tout cela ne serait arrivé. Mais il était trop tard pour revenir en arrière. N'osant sortir sur le balcon de peur de rencontrer Darlene, elle fit les cent pas dans son séjour. Lorsque la porte s'ouvrit et qu'As'ad entra, elle se jeta dans ses bras. Il la serra contre lui et la berça un instant. — C'est si difficile que cela, Kayleen ? Elle hocha la tête. — La bonne surprise de mon père n'en est pas vraiment une, autrement dit ? — Je ne sais pas quoi penser d'elle, As'ad. Elle ne ressemble pas aux mères que l'on voit à la télévision. — Rares sont les mères qui ressemblent à des personnages de séries télévisées. Elle soupira. — C'est tellement bizarre, pour moi, de l'avoir ici. Je ne l'ai jamais connue et tout à coup, elle est là et m'appelle « ma chérie » et déclare que nous sommes mère et fille pour la vie. Je ne me sens pas la force de l'affronter ce soir. — Dans ce cas, j'ai peut-être une bonne nouvelle pour toi. Tu te souviens de Sharif, le chef de tribu dans le désert ? Il nous a invités à dîner avec lui ce soir. — Tu crois que je peux laisser ma mère seule alors qu'elle vient d'arriver ? — Elle doit être épuisée par le voyage. Elle sera sûrement contente de se reposer tranquillement. Kayleen ne se le fit pas dire deux fois. Elle laissa un message pour Darlene à un domestique, se changea pour enfiler un sarouel et une tunique et rejoignit As'ad qui l'attendait à bord d'une jeep. Le soleil se couchait sur l'horizon, nappant les étendues de roche d'une chaude couleur d'orange et de bronze. Cette vision apaisa presque aussitôt la jeune femme. — Je me demande comment on vit, jour après jour, dans le désert, murmura-t-elle en regardant défiler l'aride paysage de sable. — La vie est très communautaire dans une tribu. Il faut savoir se passer d'eau courante, d'air conditionné, d'intimité et de placards. Kayleen éclata de rire. — Même de placards ? — Absolument, répondit-il, très sérieux. Les placards te manqueraient-ils ? — J'aime l'eau courante et j'aime les placards, admit- elle. Elle ne possédait pas grand-chose. Mais elle appréciait d'avoir ses quelques trésors rangés à proximité. — Mon frère Kateb a choisi une existence nomade, comme celle de nos ancêtres, poursuivit As'ad. Il ne se montre qu'une ou deux fois par an au palais pour rendre visite à mon père. Kayleen laissa son regard se perdre au loin et sentit l'appel du désert, puissant et mystérieux, comme un message adressé au plus secret de son âme. — Je comprends que Kateb ait pu faire ce choix, murmura-t-elle. As'ad fut frappé par la pointe de mélancolie dans sa voix. Il avait constaté qu'elle exprimait toujours le fond de sa pensée, ce qui était assez inhabituel chez une femme. Même si elle s'habillait avec plus de recherche depuis qu'il lui avait procuré une garde-robe, elle n'avait rien perdu de sa fraîcheur et de sa spontanéité. Contrairement aux femmes qu'il connaissait, elle ne cherchait jamais à biaiser, à calculer ou à masquer ses émotions. Et il ne l'en aimait que davantage. Jusque-là, il avait toujours jeté son dévolu sur des femmes plus mondaines, aux manières plus sophistiquées. Mais chez Kayleen, il se surprenait à apprécier de tout autres qualités. Comme la transparence et la spontanéité, par exemple. Lorsqu'il gara sa jeep à la limite du campement, Kayleen prit une profonde inspiration. — Ils vont se moquer de moi, ce soir, murmurat-elle. — Se moquer de toi ? Se tournant vers lui, elle prononça quelques mots dans le parler ancien d'El Deharia, en détachant chaque syllabe. — Tu apprends notre langue, Kayleen ? — Souviens-toi que personne ne voulait me parler en anglais, l'autre fois. Une des femmes de chambre a accepté de me donner des cours pendant sa pause. En échange, je l'aide à progresser en maths. As'ad ne répondit pas et contempla un instant cette étrange jeune femme aux yeux verts assise à côté de lui. Elle était sur le point d'épouser une des plus grandes fortunes du pays. Elle vivait dans un palais et pouvait dépenser sans compter. Et elle négociait avec une des domestiques pour instaurer un modeste système de troc ! Et tout cela pour apprendre un dialecte que personne ne parlait plus à part quelques tribus du désert. En plongeant son regard dans le sien, il ressentit une émotion d'une espèce particulière. Comme une ouverture dans la zone du cœur, quelque chose qu'il n'avait encore jamais expérimenté jusque-là. Dans un élan de tendresse, il lui prit la main. — Je me réjouis de t'épouser, Kayleen. Dès qu'ils eurent échangé les salutations d'usage, Zarina, la fille de Sharif, attira Kayleen dans le cercle des femmes. Ses efforts pour parler dans leur langue furent accueillis avec des rires, des exclamations et des démonstrations enthousiastes. — Tu nous tiens compagnie pendant que nous préparons le dîner? proposa Zarina. Nous en profiterons pour t'apprendre de nouvelles phrases. Peut-être aussi des mots d'amour afin que tu puisses les murmurer à ton prince... Kayleen se joignit avec plaisir au petit groupe qui cuisinait en plein air. Les femmes se rassemblaient là pour les tâches collectives. Toutes collaboraient dans la bonne humeur, sans qu'une hiérarchie particulière ne parût exister entre elles. Cette solidarité naturelle plut à Kayleen. Les enfants allaient et venaient, alternant les moments de jeu et les phases de repli où ils venaient réclamer un câlin en se réfugiant dans les jupes de leur mère. La tribu formait une famille étendue, un peu comme les nonnes de l'orphelinat, songea Kayleen avec une pensée émue pour les religieuses qui lui avaient tout donné. Le groupe était chaleureux, vivant, chacun mettant du sien pour contribuer au bien-être de tous. Kayleen pensa brusquement à Darlene qui lui avait donné le jour. Considérerait-elle un jour Darlene comme sa vraie famille ? Elle en doutait. Elle se sentait infiniment plus proche de ces gens du désert que de cette femme qui se disait être sa mère. Quant à sa grand-mère et ses tantes, elle les avait chassées à jamais de sa mémoire. A quoi bon garder le souvenir de la solitude, de la faim et de la peur ? Zarina chuchota quelque chose à l'oreille de deux de ses compagnes, et des rires excités s'élevèrent autour d'elle. Les femmes de la tribu complotaient quelque chose apparemment car Zarina lui fit signe de la suivre et l'entraîna sous une tente. Son amie ouvrit un grand coffre et en sortit plusieurs longueurs de voile. — Voici ta tenue, Kayleen. Le plus important, c'est de garder le mystère jusqu'au bout. Et c'est une question de confiance en soi plus que de talent proprement dit. Aucun homme ne peut résister à une femme qui danse pour lui. Tu n'as pas à te soucier de l'impression que tu donnes ou de la qualité technique de ta performance. Sache qu'il ressentira, en te voyant, un désir tellement irrépressible qu'il restera sans forces. Tu prends les commandes. Il te suppliera. Kayleen recula d'un pas, effrayée. — Tu n'as tout de même pas l'intention de... — Après le dîner, nous enverrons As'ad dans une tente privée. Tu y seras. Et tu danseras pour lui. Malgré son désir de se faire accepter par les femmes de la tribu, ce projet de séduction orchestrée terrifia Kayleen. — Mais je ne sais pas danser ! — As'ad te désire. Tu sauras le séduire. Quant à la danse... Viens ! je vais te montrer. Patiemment, Zarina lui inculqua les quelques notions de rotation lente du bassin, du mouvement harmonieux des bras. — Voilà... Toujours le dos droit... Essaie d'abaisser ton centre de gravité... Parfait ! Commence par bouger les hanches de gauche à droite. Puis peu à peu, tu chercheras à les faire rouler... Très bien. Tu es très souple, très mobile. Une vraie fille du désert! Une fois que Zarina fut satisfaite de sa prestation, elle déplia les voiles. — Zarina, non ! s'écria Kayleen, pétrifiée. Je te jure que je ne pourrais pas ! Je suis incapable de danser nue ! — As'ad ne te laissera pas aller jusque-là. La danse du voile est irrésistible. Tu en enlèveras deux ou trois. Et c'est lui qui t'ôtera le reste. — Et s'il éclate de rire ? S'il me trouve ridicule ? — Aucun danger de ce côté-là. Il considérera qu'il est l'homme le plus heureux sur terre. Et maintenant, viens. Nous allons te préparer. Livrée aux mains d'une nuée de jeunes femmes rieuses, Kayleen se trouva soumise à un rituel complexe et visiblement très codifié. Elle fut coiffée, maquillée, ointe d'huiles précieuses au parfum raffiné, parée de bijoux et drapée dans ses sept voiles. Lorsque, enfin, Zarina la conduisit devant un miroir, elle demeura en arrêt devant son image. Elle avait l'air mystérieuse, exotique... et même sensuelle ! Zarina l'enveloppa d'un dernier regard approbateur. — Je te laisse quelques minutes seule pour t'entraîner. Sois sans inquiétude. Cette danse est une danse de pouvoir. Elle t'aidera à prendre le cœur de ton homme en otage. Et plus jamais il ne pourra se libérer. Quelle épouse ne rêve pas d'une conquête définitive ? « Bonne question », songea Kayleen, une fois seule. As'ad la respectait, mais se contenterait-elle d'être une bonne mère pour ses enfants et une compagne officielle ? Ou voulait-elle plus, beaucoup plus que cela ? Leurs fiançailles avaient débuté sous le signe du hasard plus que de l'amour. Mais il n'était écrit nulle part qu'ils devaient en rester là. Elle lui avait déjà donné son cœur. Mais oserait-elle revendiquer qu'il lui offre le sien de son côté ? Sa vie durant, elle avait choisi de rester dans l'ombre et de ne pas faire de vagues. Jamais, elle ne se serait risquée à tendre la main pour demander. Et encore moins pour prendre. Et si l'heure était venue de changer? Si elle voulait aimer un prince, il était temps de lui montrer qu'elle était digne de son amour. Son éducation lui avait apporté une certaine force intérieure. Pourquoi ne s'en servirait-elle pas pour obtenir ce qu'elle désirait le plus au monde ? Jetant un dernier coup d'œil dans le miroir, elle constata que sa peur s'était envolée en laissant dans son sillage une certitude brûlante : elle mettrait As'ad à genoux et ne se donnerait que lorsqu'il la supplierait. Et ce n'était qu'un début. Si As'ad appréciait la compagnie de Sharif, il était déçu que Kayleen lui ait été enlevée. Il s'était réjoui à la perspective de vivre cette expérience du désert avec elle. Mais Zarina l'avait quasiment enlevée sous son nez. Et le dîner avait passé sans qu'elle ne réapparaisse. Il buvait le café à la cardamome avec Sharif en cherchant un prétexte pour aller chercher Kayleen et s'éclipser lorsque Zarina vint s'incliner devant lui. — Voulez-vous me suivre, prince As'ad ? As'ad se tourna vers son hôte. — Dois-je faire confiance à ta fille ? Sharif se mit à rire. — C'est à tes risques et périls ! Mais pourquoi pas ? S'excusant auprès du reste de la compagnie, As'ad, intrigué, emboîta le pas à Zarina. — Par ici, prince As'ad. La fille du chef lui désigna l'entrée d'une tente placée à l'écart des autres. Il se glissa dans l'espace faiblement éclairé et vit des tapis et des coussins à même le sol. — Tu peux t'asseoir, As'ad, murmura une voix douce venue de l'ombre. Il sourit en reconnaissant Kayleen. La soirée avait mal commencé mais se poursuivait dans des conditions intéressantes: une tente plongée dans l'ombre, des coussins partout et la compagnie d'une femme qu'il trouvait de jour en jour plus désirable. Une musique traditionnelle s'éleva, puis la silhouette de Kayleen se détacha de l'obscurité. La jeune femme portait des voiles, une superposition savante d'étoffes plus légères que l'air, translucides, sans être tout à fait transparentes. Des bracelets étincelaient à ses poignets, de longues boucles pendaient à ses oreilles. Elle était la femme qu'il connaissait et néanmoins une autre. Avant même qu'elle ne commence à se mouvoir, il sentit une violente lame de désir lui transpercer les reins. Où avait-elle appris à se mouvoir avec cette grâce sensuelle ? Il vit les dessins au henné tracés sur ses mains et ses pieds nus. Contrastant avec la clarté de son teint, les motifs traditionnels prenaient un aspect étonnamment érotique. Comme hypnotisé, il suivit des yeux les mouvements ondulants de son bassin. Au bout de quelques minutes, elle lui tourna le dos et ôta un premier voile. Concrètement, elle ne dévoila rien, et pourtant, le geste était si puissamment évocateur qu'il sentit une brusque accélération du sang dans ses veines. Il avait entendu parler de la danse des sept voiles. Techniquement, il en connaissait même les grands principes, mais jamais encore, il n'avait vécu lui-même l'expérience. Imaginer qu'une femme puisse exercer son ascendant sur un homme par la danse lui avait toujours paru un peu absurde. Mais à présent que Kayleen ondulait devant lui avec des gestes lents et immémoriaux, il s'apercevait que le rituel avait un réel pouvoir. Les mouvements de Kayleen instauraient un dialogue, et les mots de son corps formaient un langage qui ne s'adressait qu'à lui. De nouveau, elle pivota sur elle-même et un second voile tomba. Rester assis exigea de lui un effort de volonté démesuré. Comme si tout son élan vital était désormais concentré en un seul point de son anatomie. Il était aveuglé. Prêt à bondir. Et Kayleen dansait toujours, chacun de ses gestes comme une convocation à se consumer et à se fondre dans une union amoureuse absolue. Ses hanches se murent plus vite. Elle tourna de nouveau. Cette fois, il anticipa la chute du voile et la montée de tension qui s'ensuivit chez lui. Lorsqu'elle lui fit face de nouveau, il devina l'éclat de la chair nue sous le tissu arachnéen. Son sang ne fit qu'un tour. Il était debout avant même d'avoir compris ce qu'il faisait. Attrapant Kayleen par la taille, il l'embrassa avec une avidité qui l'effraya lui-même. Il tenta de se contenir, convaincu que la violence de ses appétits terrifierait la jeune femme. Mais loin de s'effrayer, elle répondit à son baiser avec une passion identique à la sienne. Elle plongea sa langue dans sa bouche, comme si elle cherchait à posséder autant qu'à se donner. Kayleen tremblait d'un mélange de nervosité, d'amour éperdu et de désir exacerbé. Zarina avait raison : elle avait réussi à mettre son prince à genoux. Ou tout au moins à le faire bondir sur ses pieds. Elle avait vu le désir dans les yeux d'As'ad, avait lu dans son regard la réponse à son appel. Avant même que ses lèvres ne touchent les siennes, elle avait senti monter son excitation. Il tira avec impatience sur ses voiles. — Combien y a-t-il encore de ses trucs ? — Des quantités... Elle voulut déboutonner sa chemise, mais il repoussa sa main. — Ça va plus vite de cette façon, dit-il en arrachant le vêtement. En quelques secondes il se tint nu et dressé devant elle. Magnifique. Erigé. Désirant. Kayleen se savait prête pour lui comme il était prêt pour elle. Sa chair était enflée, palpitante. Le cœur battant, elle s'enhardit à toucher, caresser sa virilité superbe. — Je te désire, Kayleen. Maintenant. — Prends-moi, As'ad. Il plongea son regard dans le sien. — Kayleen... Je n'ai pas sur moi ce qu'il faut pour... — Je veux être ta femme. Ta femme au sens plein du terme. Prends-moi. L'allongeant sur les coussins, il écarta ses derniers voiles. — Viens, chuchota-t-elle. Tout de suite. Je te veux en moi. Il fit ce qu'elle lui demandait. Non pas avec lenteur, comme il procédait d'ordinaire, mais avec force et autorité, comme pour la mettre au défi de le suivre dans son déchaînement. La violence du désir d'As'ad la galvanisa. Il se mouvait en elle avec de puissants coups de reins, et elle le recevait entièrement. Son ventre n'était plus qu'eau et feu. Elle noua les jambes autour de lui pour mieux se donner, le prendre plus profondément encore. Plus vite. Plus fort. Plus loin. Ils firent l'amour comme jamais auparavant. Elle était sur le point de partir dans un cri lorsque As'ad s'immobilisa pour plonger son regard dans le sien. — Tu es à moi. Ses paroles suffirent à libérer son orgasme. Perdant tout contrôle, le corps agité de soubresauts, elle cria son nom. Les vagues de leurs deux plaisirs se mêlèrent pour former un grand tourbillon. Puis la terre cessa de tourner, juste au moment où As'ad, les yeux clos, retomba sur elle. Il était tard dans la nuit lorsque Kayleen regagna sa suite sur la pointe des pieds. Elle se sentait comblée, amoureuse, et rayonnait encore de la brûlante intensité de leur étreinte. Le cœur trop agité pour dormir tout de suite, elle alla sur le balcon pour respirer l'air tiède de la nuit et écouter le chant léger des vagues qui montait de la mer proche. Il lui suffisait de penser à As'ad pour... Un raclement de chaise et une toux discrète derrière elle la firent se retourner en sursaut. Elle ne vit tout d'abord dans le noir que le bout rougeoyant d'une cigarette. — Eh bien... Tu es maligne finalement, dans ton genre, lança Darlene d'une voix cynique. — Je ne comprends pas. — Je croyais que tu étais juste une gentille petite oie blanche qui avait eu un gros coup de veine. Mais ton jeu est plus subtil qu'il n'y paraît. Ça marche assez bien, finalement, le côté petite souris tout droit sortie de son couvent. Je parie que ton prince est tombé dans le panneau la tête la première. Kayleen frissonna de dégoût à ses mots. — Il n'y a ni jeu ni piège entre As'ad et moi. Darlene se mit à rire. — Ce n'est pas aux vieux singes qu'on apprend à faire la grimace. Je connais toutes ces stratégies par cœur. Et la tienne fonctionne bien, à ton âge. Même si elle n'a jamais marché pour moi. — Je crois que je n'ai même pas envie de comprendre de quoi tu me parles. Il est tard. Mon lit m'attend. — Tu sors déjà d'un lit. Cela se voit comme les yeux au milieu de la figure. — Ce n'est pas un sujet que je tiens à aborder avec toi. Elle refusait de laisser cette femme détruire en paroles la soirée magique qu'elle venait de vivre. — Là où tu commets une erreur, ma petite, c'est en tombant amoureuse, insista néanmoins Darlene. C'est un coup à te rendre vulnérable. Pour des raisons stratégiques évidentes, le détachement s'impose. — Je ne vois pas comment je pourrais être détachée de l'homme que je m'apprête à épouser. L'amour est le sens même du mariage. Un sourire narquois joua sur les lèvres peintes de Darlene. — Libre à toi d'agir à ta guise. Mais ne compte pas te faire aimer en retour. Les hommes comme ton As'ad prennent et possèdent. Mais ils n'aiment pas. Jamais. Voilà. C'est mon conseil maternel du soir. Il arrive un peu tard. Mais il n'en est pas moins valable. — Bonne nuit. Tournant le dos à sa mère, Kayleen regagna sa chambre. Mais elle avait beau chasser les mots de Darlene de son esprit, le mal était fait. Non seulement elle était retombée de son petit nuage mais le doute s'était insinué en elle et l'oppressait à l'étouffer. Elle savait depuis ce soir qu'obtenir l'amour d'As'ad était devenu une nécessité pour elle. Même si leur mariage lui était apparu comme un simple arrangement au début, tout avait changé à présent. Elle était amoureuse. Réellement amoureuse. Mais si As'ad ne pouvait l'aimer, aurait-elle la force de l'épouser quand même ? - 13 -
Blottie dans un grand fauteuil du salon privé de Lila, Kayleen
gémit d'horreur. — Je ne la supporte pas, c'est physique ! Cela ne lui suffit donc pas de m'avoir abandonnée à la naissance ? Pourquoi faut-il en plus qu'elle vienne m'envahir maintenant ? Lila la regardait d'un air consterné. — Mon frère croyait te faire plaisir. Je suis désolée pour ce regrettable malentendu. — Le roi n'y peut rien. J'aurais dû lui dire la vérité au lieu d'enjoliver mon histoire. Mais je déteste parler de ma famille biologique. C'est pathétique d'avoir eu à subir un double abandon. Quelles conclusions dois-je en tirer sur le bébé, sur l'enfant que j'étais ? — Aucune à part celle-ci : les adultes qui t'entouraient étaient irresponsables. Ta grâce, ta personnalité et ta force de caractère t'ont permis de t'élever loin, très loin au-dessus de ceux qui t'ont transmis la vie. Tu es un petit miracle à toi toute seule, tu sais. Kayleen sourit. — Tu portes un jugement bien généreux sur moi. — Je suis réaliste, c'est tout. Quant à ta mère... Le sourire de Kayleen s'évanouit. — Je n'ai pas envie de penser à elle. Mais je n'ai pas le choix. Elle rôde partout comme une ombre. Même aux moments les plus inattendus, je la vois surgir devant moi. Hier soir, elle a dit à Pepper qu'elle avait tout intérêt à être intelligente car elle n'était pas assez jolie pour s'imposer par sa grâce physique. Comme si on avait le droit de dire une chose pareille à une enfant ! Lila poussa une exclamation scandalisée. — C'est monstrueux ! Veux-tu que je la renvoie du palais ? Je peux être horriblement autoritaire, tu sais. Kayleen eut un instant la tentation d'accepter. — Si seulement j'avais le droit de te dire oui, soupirat-elle. Mais cette femme n'en reste pas moins ma mère. Ne dois-je pas lui donner au moins une chance ? — Tu es la seule à pouvoir répondre à cette question, Kayleen. Mais une chose est certaine : tu ne lui dois rien. Le seul don qu'elle t'ait jamais fait c'est celui de la vie. Mais c'était son choix, pas le tien. L'acte de mettre un enfant au monde est une responsabilité en soi. Si elle ne voulait pas l'assumer, elle aurait pu te faire adopter, pour qu'au moins, tu reçoives l'amour auquel tout être humain a droit en naissant. — Si tu savais comme j'ai rêvé d'avoir des parents adoptifs... Mais c'est une vieille histoire, alors que ma mère aujourd'hui, c'est de l'actuel, hélas. Je crois que je vais lui donner encore une semaine. Si d'ici là, nous n'avons toujours trouvé aucun terrain d'entente et qu'elle continue à empoisonner l'ambiance avec son cynisme, j'accepte ton offre de la jeter dehors. — J'aurais été moins généreuse, à ta place. Mais tu as un cœur plus vaste que le mien. — Ou un sentiment de culpabilité plus fort. Kayleen se leva en soupirant. — Si je veux essayer de me rapprocher de ma mère, autant passer aux travaux pratiques tout de suite. — Tiens-moi au courant. — Compte sur moi. Kayleen redescendit jusqu'à ses appartements, hésita un instant, puis se força à aller frapper à la porte voisine. — Entrez ! Elle trouva sa mère attablée devant une tasse de café et des toasts. A 11 heures du matin, Darlene était encore en peignoir et commençait à peine son petit déjeuner. S'efforçant de ne pas porter de jugement, Kayleen sourit et lui souhaita un bon appétit. — Tu tombes bien, lui dit Darlene en beurrant un toast. Le roi m'a fait porter une invitation pour une soirée officielle au palais. Un truc diplomatique de haute volée avec grand bal et tout le tintouin. Et je n'ai rien à me mettre. Tu pourrais m'obtenir une tenue ? Kayleen prit place à la table et se servit un café. — Donne-moi tes mensurations exactes et je te ferai livrer un choix de robes de soirées. Le visage de Darlene s'épanouit. — Royal ! Le service comme je les aime ! Kayleen s'éclaircit la voix et prit son courage à deux mains. — Je pensais que l'on pourrait bavarder un peu, ce matin. Peut-être même devenir amies. Darlene haussa les sourcils. — Tu as le cœur généreux, n'est-ce pas ? — Je n'ai pas vraiment réfléchi à cette question. — Tu es sur le point d'adopter ces trois petites filles. Je pense que tu corresponds au type d'épouse auquel aspire As'ad. — Quand on aime, on a envie de rendre l'autre heureux. J'apprends la langue d'As'ad et je m'initie aux coutumes d'ici. Je souhaite appartenir à ce peuple, à ce pays. Darlene ficha une cigarette entre ses lèvres déjà peintes et approcha la flamme de son briquet. — Le roi est sympathique, observa-t-elle pensivement en recrachant sa fumée. Pour en revenir à ta proposition Kayleen, c'est oui. J'aimerais que nous devenions amies, toi et moi. J'ai débarqué ici sans prévenir, ce qui a dû être un choc pour toi. Je n'ai pensé qu'à moi. Et je le regrette. Kayleen eut un sourire hésitant. — Tu n'as pas eu une vie facile, sans doute, avançat-elle. — Et toi non plus. Mais crois-moi, elle aurait été pire si tu étais restée au sein de ma famille. Je peux comprendre que cela te paraisse difficile à croire, mais c'est la vérité. Darlene se leva. — Laisse-moi le temps de prendre une douche et de m'habiller. Puis, si tu as le temps, tu m'emmèneras visiter le palais. C'est une construction magnifique. — Entendu. Je te raconterai l'histoire du palais. Je l'ai étudiée pour en savoir le plus possible sur As'ad et sur son peuple. Le visage de Darlene se durcit. — Il doit apprécier tes efforts, j'en suis certaine, laissa-t-elle tomber d'un ton sec. As'ad porta la main de Kayleen à ses lèvres. — Tu parais bien soucieuse. Que se passe-t-il ? — Rien. Je réfléchis. Ils s'étaient retrouvés pour déjeuner en tête à tête dans le bureau d'As'ad. — Et à quoi réfléchit donc ma future épouse ? Apparemment pas à l'incommensurable bonheur qui est le sien à la perspective de devenir ma femme. Malgré son humeur maussade, Kayleen se mit à rire. — Non. C'est ma mère qui me trotte dans la tête. Que penses-tu d'elle, toi ? — Je ne la connais pas. Tout ce qui m'importe, c'est ce que tu ressens, toi. — Je ne sais pas quoi penser d'elle, en fait. J'ai tenté un rapprochement ce matin, et elle m'a dit qu'elle voulait que nous soyons amies. Mais, c'est affreux... j'ai de la peine à la croire sincère. — La confiance se mérite. Le lien qui vous unit est purement biologique. Pour le reste, tu ne sais rien d'elle. Kayleen soupira. D'un côté, elle aspirait à renouer avec sa famille, même imparfaite, et de l'autre, elle n'avait qu'une envie : effacer son passé, ses origines et repartir de zéro en devenant un membre à part entière du royaume d'El Deharia. Le seul inconvénient, c'est qu'elle avait été élevée selon des principes généreux, dont celui de toujours essayer de voir le côté positif d'une personne. Commettait-elle une injustice en soupçonnant sa mère de vouloir se servir d'elle ? Elle plongea son regard dans celui d'As'ad. — Tu sais que je ne suis pas comme elle, n'est-ce pas ? Il sourit. — Oui, je le sais. — Pour l'instant, c'est tout ce que je demande. Darlene fredonnait tout bas en examinant les tenues accrochées sur le portant. — Regarde-moi ça, ma chérie ! s'exclama-t-elle en sortant un modèle noir décolleté scintillant de minuscules petites perles. Tout fait à la main. Te rends-tu compte de la masse de travail que cela représente ? Elle siffla doucement en voyant l'étiquette. — Vingt-trois mille dollars ! Une bagatelle... Et dire que nous n'avons qu'à nous servir, toi et moi ! Tu as tiré le numéro gagnant, Kayleen. Maintenant le modèle contre elle, Darlene s'approcha du miroir. — Alors ? Qu'est-ce que tu en penses ? Kayleen hésita. La robe était un peu trop chargée à son goût. Mais que savait-elle de la mode ? — Elle est très jolie. Darlene se mit à rire. — Ce n'est pas ton style, n'est-ce pas ? — Pas vraiment, non. — Cela viendra en son temps. Tu es encore jeune pour porter du noir. Un sourire gourmand aux lèvres, Darlene farfouilla parmi les bijoux disposés sur un plateau en argent. — Je pense que je prendrai juste les boucles d'oreilles en saphir et diamant. Soit avec le bracelet, soit avec le pendentif assorti. Les deux sont tentants mais en matière de bijoux, il faut éviter de charger trop si on ne veut pas gâcher l'ensemble. Kayleen examina une robe fourreau vert émeraude. Sans être décolletée, elle était nettement plus osée que tout ce qu'elle portait d'ordinaire. — Celle-ci me plaît bien. Mais j'ai peur d'être indécente. Darlene secoua la tête. — Aucune inquiétude à avoir. C'est de la haute couture. Elle ne bougera pas d'un millimètre. Voyons pour les bijoux, maintenant... Elle prit une boucle d'oreilles puis la reposa pour fixer son choix sur un autre modèle, avec des diamants Champagne. — Pourquoi pas les boucles émeraude ? s'étonna Kayleen. — Trop attendu, avec la couleur de la robe. Ne mets rien d'autre, surtout. Ni bracelet ni collier. Tu es jeune et belle. Ton propre éclat te suffit. Tu relèveras tes cheveux en laissant juste quelques mèches libres. Et tu appliqueras un peu d'eye-liner. Le reste serait superflu. Kayleen fixa la boucle d'oreilles en diamant et se regarda dans le miroir. — Mm... Je crois que tu as raison. — Question d'habitude, rétorqua Darlene en s'examinant dans sa robe noire. Parfait... J'ai repéré l'ambassadeur d'Espagne dans les jardins, tout à l'heure. Les cheveux gris, la belle cinquantaine. S'il s'intéresse à moi, je suis preneuse. La meilleure assurance-vie, à mon âge, c'est le mariage. — Tu n'as jamais été mariée avant ? Darlene haussa les épaules. — Une seule fois, si. A dix-huit ans. Je croyais encore à l'amour, à l'époque. Il était fauché mais je m'en fichais. Résultat : je me suis retrouvée sans rien. Et là, je peux te dire que j'ai compris ma leçon. Donc si j'ai un conseil à te donner, arrête de prendre cet air extasié devant ton As'ad et reviens aux réalités concrètes. Les hommes comme lui ne s'encombrent pas de sentiments. Si tu continues comme tu le fais, tout ce que tu retireras de l'expérience, c'est une belle peine de cœur. Alors assure tes arrières et débrouille-toi pour lui extorquer le maximum avant qu'il ne se lasse de tes beaux yeux. Ecœurée, Kayleen retint une réplique acerbe. — Ainsi personne ne compte pour toi ? Rien ne touche ton cœur ? — Crois-moi ma chérie, la vie est beaucoup plus simple quand on n'aime pas. — Tu te trompes. La vie n'est pas plus simple, elle est plus creuse. Nous ne sommes rien d'autre que la somme de nos relations. C'est l'amour qui nous constitue et l'amour qui nous fait grandir. L'argent est une commodité et rien d'autre. — Tu dis cela parce que tu n'as jamais manqué de rien, laissa tomber Darlene. Kayleen crut qu'elle allait s'étrangler. — Pardon ? Oublierais-tu par hasard que j'ai manqué de l'essentiel dès le départ, autrement dit, d'une mère ! Et je ne te parle pas du reste ! Sa réaction indignée ne suscita qu'un haussement d'épaules indifférent chez Darlene. — Pauvre petit cœur, va... La vie est dure, Kayleen. Alors autant en tirer son parti. Cela te paraît cruel d'avoir été rejetée. Mais il y a des familles tellement toxiques qu'il vaut mieux en être expulsé que d'y rester pris en otage. Ta grand-mère n'était pas un cadeau. Pourquoi crois-tu que je suis partie à seize ans ? — Si ta mère était si toxique, pourquoi ne m'as-tu pas emmenée avec toi ? — Désolée, fillette. J'ai réussi à sauver ma peau de justesse. Je n'avais pas les reins assez solides pour assumer la responsabilité d'un nourrisson. D'ailleurs regarde où tu en es, maintenant. Je suis fière de ce que tu es devenue. — Parce que j'épouse un homme riche, c'est ça ? — C'est le rêve de toutes les femmes. — Mais pas le mien. Tout ce que je veux, c'est une famille. — L'ironie du destin. Tu as obtenu ce après quoi je n'ai cessé de courir. Et tu aspires à ce que j'aurais pu avoir et dont je n'ai jamais voulu. Le cœur glacé par le cynisme de Darlene, Kayleen la contempla avec un mélange de dégoût et de pitié. — Je vais te dire une chose, maman : même si tu parviens à épouser un homme riche, tu ne te sentiras ni heureuse ni satisfaite pour autant. Aucune fortune au monde ne comblera le gouffre qui est en toi. Seul l'amour, peut-être, pourrait te sauver. Mais tu ne veux pas en entendre parler. Darlene eut un geste dédaigneux de la main. — Epargne-moi tes discours mièvres et bien-pensants, s'il te plaît. — Ne t'inquiète pas, je n'ai pas l'intention de t'en inonder. Mais en revanche, je ne veux plus que tu te serves de moi pour tes manœuvres. Tu peux rester jusqu'à la réception. Mais ensuite, j'exige que tu plies bagage sur-le-champ et que tu quittes ce palais. Darlene lui jeta un regard mauvais. — Et qui es-tu pour décider de me jeter à la porte ? Kayleen se redressa de toute sa taille. — Qui je suis ? La future épouse d'As'ad, prince d'El Deharia. Rien de moins. Malgré la présence de sa mère, Kayleen était déterminée à ne pas gâcher la réception officielle. Elle ne parla même pas de sa décision à As'ad. Son problème avec Darlene, elle tenait à le régler seule. Elle s'habilla avec soin sous le regard enthousiaste des filles, et eut droit à un regard brûlant de désir d'As'ad lorsqu'il passa la porte vers 19 heures. — Ma princesse émeraude... Ta beauté avoisine la perfection, murmura-t-il en la prenant dans ses bras. Les hommes te tourneront autour comme des mouches, et je serai tellement occupé à les chasser que je n'aurai pas une seconde de répit. Kayleen tournoya devant lui en riant. — Je les repousserai tous sans exception ! La robe te plaît-elle? — Beaucoup. Mais j'aime encore plus la femme qui la porte. — J'espère simplement que je survivrai à une soirée entière perchée sur ces talons. Mais il paraît que cela fait partie des souffrances incontournables liées à ma nouvelle condition. — Dans deux ans, je serai grande et je pourrai aller danser, moi aussi, annonça fièrement Dana. — Et moi ? s'écria Pepper. As'ad lui caressa affectueusement les cheveux. — Toi, il te faudra un peu plus de patience. Pour ma part, je ne suis pas pressé. Avec trois jolies filles comme vous à surveiller, je n'aurais pas une seconde de tranquillité lorsque vous serez grandes. — Moi aussi, je suis jolie ? demanda Pepper, une certaine inquiétude dans la voix. Le cœur de Kayleen se serra lorsqu'elle se remémora la réflexion cruelle de Darlene. As'ad s'accroupit devant la petite fille. — Tu n'es pas seulement jolie, tu es une vraie beauté classique. Le visage de Pepper s'éclaira. — Trop top ! Et quand je serai princesse, je pourrai couper la tête des gens qui m'embêtent ? As'ad se redressa en dissimulant un sourire. — Non. Mais tu auras d'autres pouvoirs. Il faut que nous descendions, Kayleen. Nous devons être présents pour accueillir nos hôtes. Côte à côte, ils se dirigèrent vers la salle de bal que Kayleen avait toujours vue vide de tout occupant. Ce soir, la pièce immense au décor somptueux bruissait d'une vie raffinée. Eblouie par l'incroyable densité de bijoux précieux au centimètre carré, Kayleen cligna des yeux. Mais loin de se trouver gauche ou intimidée, elle avait l'étrange sentiment d'avoir sa place dans cet univers. Comment ne s'y sentirait-elle pas chez elle alors que c'était celui de l'homme qu'elle aimait ? Le bonheur lui monta soudain à la tête comme si elle avait déjà bu une grande coupe de Champagne. — Alors ? Qu'en penses-tu ? demanda As'ad lorsqu'il l'entraîna sur la piste de danse après les discours officiels. — Je me sens comme Cendrillon au bal. Les yeux bruns d'As'ad se plissèrent d'un sourire. — Tu veux me quitter à minuit, alors ? — Je ne te quitterai jamais. Il resserra la pression de ses bras autour de sa taille. — J'en suis heureux. Car j'aurai toujours besoin de toi. La soirée se déroula dans un tourbillon de plaisir, de couleurs, de danses. Kayleen serait volontiers restée rivée au côté d'As'ad jusqu'au bout de la nuit, mais le protocole voulait qu'elle accepte d'autres invitations. Elle tournoya ainsi entre les bras de quelques dignitaires invités et fit la connaissance de Qadir, le frère d'As'ad. Elle le jugea sympathique, apprécia son charme et sa conversation brillante. Mais au bout de quelques valses, elle s'excusa, pressée de retrouver l'homme qu'elle aimait. Passant sous une arcade sculptée, elle vit As'ad en conversation avec Darlene. Craignant le pire, elle se hâta dans leur direction. Mais ils étaient trop absorbés par leur discussion pour s'apercevoir de sa présence. — Pourquoi accepterais-je de partir d'ici ? protestait Darlene avec un sourire faussement maternel. Kayleen est ma seule vraie famille et vous voudriez m'en séparer ? — Je suis prêt à vous verser une compensation financière. Kayleen eut un haut-le-cœur. Pétrifiée sur place, elle ne se sentait même pas la force d'intervenir. — En contrepartie de la somme que je vous remettrai, poursuivit As'ad, vous vous engagerez à ne jamais chercher à la joindre, de quelque manière que ce soit. Si elle tente elle-même de renouer le contact, c'est autre chose, bien sûr. Mais en aucun cas vous ne prendrez l'initiative. Et je veux une promesse signée. Avec un sourire narquois, Darlene croisa les bras sur sa poitrine largement dévoilée. — Cela fait beaucoup d'interdits, mon cher prince. Vous êtes conscient, je suppose, que votre exigence a un prix ? — Un million de dollars me paraît largement suffire. — Donnez-m'en cinq et vous n'entendrez plus jamais parler de moi. — Trois. — Bon. Va pour quatre. Mais considérez que vous vous en tirez à bon compte. Un silence de plomb semblait être tombé dans la salle de bal. L'orchestre continuait pourtant de jouer, le bourdonnement des conversations s'élevait comme avant, et les couples rieurs évoluaient toujours sur la piste, mais c'était comme si un mur invisible séparait désormais Kayleen du reste du monde. — Je vous virerai la somme dès que vous m'aurez fait parvenir un relevé d'identité bancaire, déclara As'ad. Un sourire presque mélancolique joua un instant sur les traits de Darlene. — C'est gentil, ce que vous faites pour Kayleen. Vous devez tenir à elle. — Je vais l'épouser. — Vous savez qu'elle vous aime éperdument, n'est-ce pas ? — Oui, je sais, répondit As'ad d'un ton confiant. L'expression de Darlene changea brusquement. — Vous, évidemment, ça vous arrange... Croyez-vous qu'elle soit suffisamment sotte pour imaginer que vous l'aimez en retour? — Je vous interdis de lui affirmer le contraire. — Je tiendrai ma langue, soyez sans crainte, affirmat-elle en souriant. Mais peut-être me laisserez-vous aussi la robe et les bijoux ? En gage de bonne volonté ? As'ad eut un geste désabusé de la main. — Gardez-les si cela vous amuse. — Alors elle n'entendra jamais la vérité de ma bouche. - 14-
Kayleen n'eut pas le souvenir d'avoir quitté la réception, mais
lorsqu'elle reprit conscience de son environnement, elle errait comme une âme égarée dans les jardins du palais. Son corps entier lui faisait mal comme si on l'avait rouée de coups. As'ad ne l'aimait pas. Ne l'aimerait jamais. Or, même s'il ne lui avait jamais expressément parlé d'amour, elle s'était laissée aller à croire qu'il partageait ses sentiments. Il lui avait paru si proche, si ardent. Et toujours tellement attentionné pour elle. — J'ai été aveugle et stupide, conclut-elle à voix haute. D'entrée de jeu, il lui avait pourtant annoncé la couleur ; il lui avait dit et répété que l'amour n'était pas son affaire. Si As'ad se réjouissait de savoir qu'elle l'aimait, c'était uniquement parce que ses sentiments pour lui seraient propices à la stabilité de leur mariage. Autrement dit, As'ad l'utilisait et la manipulait au même titre que Darlene. En tant que personne, elle, Kayleen, ne représentait rien pour lui. Elle avait mal. Son corps entier n'était que souffrance. Même respirer était au-dessus de ses forces. Ses rêves, ses espoirs, ses projets, tout s'effondrait, la laissant avec un goût de cendre dans la bouche. Elle pensait avoir trouvé un foyer, une patrie, une famille. Mais pour As'ad, elle ne représentait guère plus qu'un repose-pieds. Confortable mais interchangeable à volonté. Elle se mordit la lèvre pour ne pas hurler. Sa mère avait eu raison de rire de sa naïveté et de son innocence. Pourquoi un homme comme As'ad irait-il s'éprendre d'une fille comme elle ? Elle s'était simplement construit un joli conte de fées pour ne pas regarder la réalité en face. Levant les yeux, elle vit une des colombes voleter dans sa cage. Finirait-elle ses jours en prisonnière volontaire, elle aussi ? Par facilité ? Par résignation ? Par incapacité à composer avec la liberté de vivre et d'aimer qui pourrait pourtant être la sienne ? A sa tristesse vint soudain se mêler une grande colère. Elle était prête à faire beaucoup de choses dans la vie. Mais pas à se marier sans amour. Une fois sa décision arrêtée, elle regagna le palais d'un pas déterminé. En rejoignant ses appartements, elle vit que la porte de la suite de sa mère était entrouverte. Entrant sans frapper, elle trouva Darlene en train de faire ses bagages, secondée par deux femmes de chambre. Darlene leva les yeux à son arrivée et sourit. — Ah, tiens, tu tombes bien, Kayleen. Cela m'évitera de t'écrire un petit mot. Comme tu vois, je respecte ta volonté et je quitte le palais. J'ai passé un très agréable séjour et je regrette que nous n'ayons pas eu l'occasion de mieux nous connaître. N'hésite pas à me faire signe la prochaine fois que tu viendras aux Etats-Unis. Kayleen sentit une nausée la submerger. Tout était faux chez cette femme. De ses cheveux trop blonds jusqu'à ses sourires superficiels. — Si tu pars, c'est uniquement parce qu'As'ad a promis de te verser quatre millions de dollars en échange, lais- sa-t-elle tomber en échange. Inutile de nier. J'ai surpris votre conversation. — Alors tu sais que j'ai obtenu ce que je suis venue chercher ici : une sécurité financière. Ce n'est pas Byzance mais je saurai placer cette somme et en tirer de quoi vivre. — Tant mieux pour toi. Quand pars-tu ? — Un avion m'attend à l'aéroport. J'adore les riches d'entre les riches... Tu n'as pas l'intention de fondre en larmes, au moins ? Je déteste les adieux sentimentaux. — Rassure-toi. Je garderai les yeux secs. Adieu et bon vent. Tournant les talons, Kayleen quitta la suite sans se retourner. De retour dans ses appartements, elle sentit un calme inattendu tomber sur elle. Peut-être parce qu'elle voyait enfin le monde tel qu'il était et non plus tel qu'elle avait envie qu'il soit. Plus que jamais la décision qu'elle venait de prendre lui sembla être la seule solution pour qu'elle prenne enfin sa vie en main. Passant dans sa chambre après s'être assurée que les filles dormaient, elle se déshabilla posément et enfila un peignoir. Puis elle retourna s'asseoir dans un fauteuil devant les portes-fenêtres ouvertes. Respirant l'air tiède de la nuit, elle comprit qu'elle ne retournerait pas se réfugier au couvent. Elle était jeune et elle était forte, et d'une façon ou d'une autre, elle se construirait une existence à elle. Avec une vraie famille. Et un homme sincère qui saurait l'aimer. As'ad trouva Kayleen assise avec un carnet sur les genoux. — Je t'ai cherchée partout ! Pourquoi ne pas m'avoir dit que tu voulais rentrer ? Tu es malade ? — Non. Je me sens bien. — Tu es revenue pour écrire ? Elle posa le carnet et le crayon sur la table basse. — Comme tu vois, oui... Tu as viré l'argent sur le compte de ma mère ? Il jura à voix basse. — Elle t'a parlé ? — Rassure-toi, elle ne t'a pas trahi. Il se trouve simplement que j'ai surpris votre conversation. Sais-tu que je lui avais déjà intimé l'ordre de partir ? Non, bien sûr. Elle s'est bien gardée de t'en parler. Elle a su, une fois de plus, tirer son épingle du jeu. Mal à l'aise, As'ad ne répondit pas. Visiblement, Kayleen avait été blessée. Alors qu'il n'avait cherché qu'à la protéger, il l'avait blessée. — Je me fiche de cet argent, Kayleen. — Toi, oui. Mais ma mère, non. Donc les choses s'arrangent bien pour vous. Il tenta, sans succès, de déchiffrer son expression. Etait-elle en colère ? — Tout ira bien de nouveau lorsqu'elle sera partie, Kayleen. Cela a juste été un mauvais moment à passer. — Je n'en suis pas si certaine. Puisqu'il s'agit d'un simple mariage de convenance pour toi, pourquoi ne pas avoir choisi une femme avec un pedigree plus présentable que le mien ? — Je suis heureux de t'épouser. J'aimerais que tu sois la mère de mes fils. Je te respecterai et t'honorerai toute ma vie. — Le respect n'est pas l'amour. Le malaise d'As'ad monta d'un cran. Kayleen était calme. Beaucoup trop calme à son goût. Si elle avait crié et tempêté, il aurait pu tenter de la raisonner. Mais son détachement ne lui disait rien qui vaille. Que voulait- elle de lui ? — L'essentiel des torts me revient, reprit-elle. J'ai toujours cherché à me cacher comme tu me l'as fait observer toi-même. Au couvent, d'abord. Puis ici, en me cloîtrant dans ce palais avec toi. Je n'ai jamais osé me battre. Jamais osé vivre ma vie. — Tu as introduit des changements positifs en décidant de laisser le couvent derrière toi. Elle retira sa bague de fiançailles et la lui tendit. — En voici un grand, de changement. — Ah non ! Tu ne peux pas faire ça ! Comme il refusait de reprendre le diamant, elle le posa sur la table. — Je le peux, si. Je ne veux pas de mariage sans amour. Je mérite mieux et toi aussi. Je sais que tu ne crois pas aux vertus des sentiments. Mais tu as tort. Aimer nous rend forts. C'est un affect puissant et la raison de notre présence en ce monde. Etre aimé. S'aimer. Aimer. C'est ce qui donne du sens à notre parcours sur terre. Je t'aime mais cela ne suffit pas si tu te sens incapable de m'aimer en retour. Je ne suis peut-être pas celle qu'il te faut, tout simplement. Les lèvres de Kayleen se mirent à trembler et son regard se fit plus sombre. — Cela me fait mal de t'imaginer avec une autre femme. Mais je ne peux pas t'obliger à m'aimer. As'ad s'exhorta à rester calme. Kayleen était perturbée par l'échec de sa relation avec sa mère. C'était juste une crise émotionnelle. L'affaire de quelques jours. — J'ai besoin de toi, Kayleen. Elle se leva. — Oui, je sais. Plus que tu ne le crois, même. Mais le besoin est matériel, élémentaire. Il ne suffit pas. Il est tard, As'ad. Et je suis fatiguée. J'aimerais que tu t'en ailles. — Tu es fatiguée, oui. Et tu as été perturbée par la visite de ta mère. Nous reparlerons tranquillement de tout cela demain. — Je ne changerai pas d'avis, annonça-t-elle, toujours aussi calmement en le poussant vers la porte. Il se retrouva dans le couloir, un peu sonné, avec le sentiment d'avoir perdu brutalement ce qu'il avait de plus précieux au monde. Mais il se reprit bien vite. Il n'avait rien perdu du tout. Kayleen l'aimait. Elle ne tournerait pas le dos comme cela à la perspective d'un beau mariage. Sa place était avec les filles et avec lui. D'ailleurs, il était cheikh et prince. Et il obtenait toujours ce qu'il désirait. *** As'ad se fit violence pour laisser à Kayleen le temps de se ressaisir. Mais sa stratégie ne fut pas payante. Lorsque, à midi le lendemain, il se présenta à ses appartements, il les trouva déserts. Les placards étaient vides et toute trace de Kayleen et des filles avait disparu. La seule chose qui restait était la bague de fiançailles posée en évidence sur la table. Dans un état second, il explora la suite silencieuse. Ainsi elle l'avait quitté. Lui. Un prince. Alors qu'il l'avait couverte de robes et de bijoux. Alors qu'il avait offert un toit à trois orphelines. Et qu'il se préparait à lui faire l'honneur de lui donner son nom. Que voulait-elle de plus ? Furieux, il se précipita dans le bureau de Lila. — C'est ta faute ! C'est à cause de toi que j'en suis là ! Sa tante se versa une tasse de thé et ne s'émut pas de cette intrusion. — Ma faute ? — Kayleen est partie en emmenant les filles ! Elle n'a pas le droit de prendre mes enfants ! La loi l'interdit ! — Tu n'es pas encore officiellement leur père. Les formalités d'adoption sont toujours en cours. Et elles n'aboutiront pas, d'ailleurs. C'est Kayleen qui aura la garde des enfants. Elle en a fait la demande à Mukhtar. — A mon père ? Et il a accepté ? — Bien sûr. Tu ne les adoptais que pour rendre service, As'ad. Pas par désir d'être père. — Je disais cela parce que je ne les connaissais pas encore ! — Mais c'est Kayleen qui les aime. Pas toi. — J'ai fait neiger le jour de leur fête de Noël ! — En effet. Et c'était merveilleux. Je ne dis pas que tu les négliges, As'ad. Mais tu m'as expliqué toi-même que tu refusais l'amour. Et Dana, Nadine et Pepper n'ont pas été élevées comme toi, dans le déni des sentiments. Il est naturel pour elles que leurs parents les aiment. C'est pourquoi Mukhtar a pensé qu'elles seraient plus heureuses avec Kayleen. Elles rentreront aux Etats-Unis juste après les fêtes de fin d'année. Mukhtar a promis de les aider financièrement le temps que Kayleen retrouve du travail. Ce n'était pas à son père de verser une pension pour ses enfants ! — Tu t'es mêlée de ma vie, Lila ! Et tu as tout gâché. Sa tante resta très calme. — Tu as tout gâché toi-même, As'ad. Kayleen est une femme merveilleuse. Et elle t'adorait. Ne t'inquiète pas à son sujet. Elle trouvera quelqu'un d'autre. Je suis beaucoup plus soucieuse pour toi, en revanche. As'ad sentit une rage immodérée s'élever en lui. Il aurait voulu hurler, tempêter, casser la jolie théière en porcelaine de Lila et jeter ses livres et ses classeurs par la fenêtre. — C'est inacceptable ! s'écria-t-il. — Tu ne trouves pas que Kayleen a le droit d'être aimée ? Il foudroya sa tante du regard. — Tu cherches à me piéger avec tes mots. — Non, As'ad, il n'y a pas de double message. Je cherche juste à te faire comprendre une chose très simple : Kayleen mérite mieux que ce que tu as à lui offrir. Les mots de Lila le transpercèrent comme jamais aucune parole ne l'avait transpercé. Il quitta le bureau de sa tante dans un état second. Lila avait raison : alors qu'il avait cru rendre service à Kayleen en l'épousant, c'était elle, au contraire, qui lui faisait une faveur. Deux jours plus tard, As'ad avait compris ce que « vivre un enfer » voulait dire. A part qu'il ne vivait plus. Il avait toujours aimé le palais où il avait vu le jour, mais à présent il ne pouvait plus faire un seul pas sans que le souvenir de Kayleen et des filles le prenne à la gorge. Kayleen l'avait quitté. Elle qui prétendait l'aimer, elle qui lui avait juré qu'elle ne le quitterait jamais, s'était éloignée d'un pas léger. Sans crise, sans larmes et sans éclats de voix. Il aurait voulu lui reprocher son inconstance, la secouer comme un prunier et lui demander des comptes. Mais comment exiger quoi que ce soit d'une femme qui vous avait quitté sans laisser d'adresse ? Il n'avait personne contre qui hurler ; et seul le silence répondait à ses jurons. Il prit un billet pour Paris puis changea d'avis. Il n'avait même plus l'énergie nécessaire pour voyager. Comme un drogué en état de manque, le prince As'ad d'El Deharia n'était plus que l'ombre brisée de lui-même. Il haïssait cet état. Détestait sa faiblesse. Abhorrait la tyrannie de ses regrets. Se précipitant chez son père, il entra chez lui sans s'annoncer. — Kayleen est partie, père. — Je sais. — Tu ne peux pas l'autoriser à quitter le pays avec mes filles. Le roi Mukhtar fronça les sourcils. — Kayleen m'a dit que les enfants seraient mieux avec elle. S'est-elle trompée ? Quel est ton souhait ? Quel était son souhait ? Il sentit ses épaules s'affaisser. — Je veux récupérer Kayleen. Je veux retrouver les filles. Je veux... Il aspirait au sourire de Kayleen. Au radieux amour de Kayleen. Il avait envie de voir son ventre s'arrondir et ses seins se gonfler de lait. Il désirait être là lorsque Dana ferait sa thèse de médecine. Et applaudir Nadine lorsqu'elle ferait son entrée dans un corps de ballet. Puis encourager la petite Pepper à trouver elle aussi sa voie. Que ferait-il si Dana tombait amoureuse d'un homme qui ne l'aimait pas en retour ? Il insulterait l'imbécile qui oserait rejeter sa fille. Et il ramènerait Dana à la maison de force. Il ne laisserait partir ses enfants qu'avec des compagnons de vie qui les aimeraient corps et âme. Mais Kayleen, alors ? Ne méritait-elle pas d'être aimée, elle aussi ? Ne devrait-il pas se sacrifier et lui laisser le champ libre pour rencontrer un autre homme ? « Non ! » rugit en lui une voix définitive. — J'ai été le premier homme de Kayleen. Elle est à moi. Je ne la laisserai pas partir. Son père soupira. — Nous avons abrogé les anciennes coutumes, mon fils. Tu ne peux pas l'obliger à t'épouser contre son gré. — Je me fais fort de la convaincre. Dis-moi simplement où elle se cache. Le roi parut sceptique. — Je ne suis pas sûr que... — Moi, je suis sûr. Où est-elle ? Alors que Mukhtar se frottait le front d'un air indécis, As'ad comprit soudain où il trouverait celle qui s'était promise à lui pour la vie. — Oublie que je t'ai posé la question. Je serai absent du palais quelques jours. Kayleen faisait de son mieux pour rire aux éclats avec Pepper alors qu'elles jouaient devant le feu avec le jeune chiot que leur avait donné Zarina. Dana et Nadine jouaient avec les enfants de la tribu. Toutes trois s'étaient bien adaptées à la vie du campement malgré le contraste avec le luxe auquel elles s'étaient accoutumées au palais. Pour elle, en revanche, le changement était moins facile à vivre. Si elle avait troqué sans difficulté ses draps fins et sa salle de bains de star contre une toile de tente et les étoiles du désert, elle s'habituait très mal à l'absence d'As'ad. Zarina les avait accueillies toutes les quatre sans poser de questions. Et la vie simple et harmonieuse de la tribu tempérait son chagrin. Mais le refuge qu'elles avaient trouvé au campement n'était que temporaire. Dans quelques jours, Sharif et les siens lèveraient le camp pour s'enfoncer plus avant dans le désert. Kayleen répugnait à les quitter. Mais il lui faudrait revenir en ville et trouver un autre lieu où loger en attendant d'avoir les documents nécessaires pour pouvoir quitter El Deharia avec les enfants. Par chance, As'ad n'avait pas cherché à accélérer la procédure d'adoption lorsqu'il avait fait sa demande. Dieu sait ce qu'elle aurait fait si Dana, Nadine et Pepper étaient devenues officiellement ses filles. Portant la main à son ventre, elle se remémora avec un léger frisson la dernière fois où As'ad et elle avaient fait l'amour. Si elle était enceinte, elle resterait prisonnière à jamais de sa relation avec lui. — Il ne faut pas que je pense à cela, maintenant, murmura-t-elle à voix haute. Je dois rester forte. Quelle que soit la forme que prendrait l'avenir, elle avait confiance en ses capacités à faire face. Elle avait réussi à s'opposer à As'ad et à refuser le simulacre de mariage qu'il lui proposait. Elle se savait capable, désormais, de tracer sa propre voie en restant fidèle à ses propres valeurs. Elle se leva pour s'approcher du feu où du thé bouillait en permanence. Levant les yeux vers le ciel limpide, elle songea avec un pincement au cœur que dans deux jours, ce serait Noël. Elle s'apprêtait à regagner sa tente lorsqu'elle vit un homme à cheval approcher au grand galop, en soulevant derrière lui un tourbillon de sable. Son cœur fit un bond dans sa poitrine et elle demeura rivée sur place. Même s'il avait revêtu la tenue traditionnelle des Bédouins, elle avait reconnu As'ad au premier regard. C'était la première fois qu'elle le voyait ainsi, avec sa longue robe claire flottant derrière lui et une expression presque primitive sur son visage fouetté par le soleil et le vent. Ce n'était pas un prince qu'elle avait devant elle, mais un cheikh du désert, aussi puissant que farouche. Secouant la tête, elle rejeta ses longs cheveux dans son dos et attendit, le menton légèrement levé. Il immobilisa sa monture juste devant elle. Leurs regards se trouvèrent. S'accrochèrent. Malgré tout ce qui les séparait désormais, elle ressentait une joie profonde à le revoir. Le cœur battant, elle buvait son visage des yeux. Elle voulait le toucher de nouveau. L'embrasser à perdre haleine. Se donner à lui et crier d'amour comblé dans les hauteurs de l'extase. Et dire qu'elle était censée rester forte... — Tu es mienne, Kayleen. Tu ne peux pas m'échapper. Elle releva le menton un peu plus encore. — Tu ne me retiendras pas contre mon gré. Je ne suis pas ta prisonnière. Sautant à bas de sa monture, As'ad confia les rênes à un jeune garçon qui venait d'accourir à sa rencontre. — Tu as raison, mon cœur. Je suis le tien, en revanche. Son prisonnier ? Prise au dépourvu, elle l'interrogea du regard. — Tu m'as manqué Kayleen. A chaque instant. A chaque seconde. Même le jour le plus radieux n'est que ténèbres loin de toi. Elle déglutit avec difficulté. — Je ne comprends pas. — Et moi encore moins. Mon projet était simple pourtant : je devais me marier par devoir pour assurer la continuité de la lignée. Mon destin était de servir mon pays. Tout était écrit d'avance. Je me devais à El Deharia et rien qu'à El Deharia. Et voilà que la femme que je choisis pour tenir le rôle de simple procréatrice bouleverse toutes mes idées préconçues. Elle dirige avec le cœur, n'a peur de rien ni de personne, donne sans compter et m'ensorcelle. Kayleen n'était plus en état de respirer mais quelle importance ? Les paroles d'As'ad agissaient comme un baume sur les plaies vives de son cœur. — Kayleen, j'ai eu tort de penser que j'étais maître du jeu. Je ne domine plus rien depuis que tu es entrée dans ma vie. Tu es mon soleil. Sans la lumière de ton sourire je ne suis plus que l'ombre de moi-même. J'ai besoin de toi et j'ai besoin des filles. Je veux de nouveau entendre le son clair de vos rires dans le palais. Reviens-moi, s'il te plaît. En proie à une tentation déchirante, elle secoua faiblement la tête. — Mais tu refuses de m'aimer, As'ad. Et un mariage sans amour... — ... n'est pas ce que tu mérites. Tu as le droit d'être aimée, vénérée. D'être la part la plus noble de la vie de ton époux. Prenant ses mains dans les siennes, il posa ses lèvres au creux de ses paumes. — Laisse-moi être ce mari aimant, Kayleen. Laisse-moi te montrer les mille visages que prendra mon amour pour toi. Cent fois, tu me mettras à l'épreuve. Et même lorsque tu seras sûre de moi, tu continueras à me tester encore. Et je n'échouerai jamais, mon amour, parce que je t'aime. Rien que toi. Peux-tu me pardonner ? Me redonner une chance ? — Dis-lui oui. Kayleen sourit en entendant les mots chuchotes tout bas dans son dos. Elle sentait la présence de leurs trois filles juste derrière elle, leurs trois filles qui commençaient à aimer As'ad comme un père. — Oui ! chuchota-t-elle en se jetant dans ses bras. Il la rattrapa et l'attira contre lui Murmurant son nom, il lui couvrit le visage de baisers. Kayleen sentit une joie calme exploser dans sa poitrine. C'était si bon, si juste de retrouver son étreinte. D'autres bras se présentèrent alors et As'ad s'écarta pour accueillir les filles dans leur cercle d'amour. Soulevant Pepper, il entoura les épaules de Nadine pendant que Kayleen serrait Dana contre elle. — Notre petite famille... Je suis tellement heureuse. — Je regrette d'avoir été si long à comprendre. — C'est sans importance, mon amour. Ce n'est pas toujours facile d'entendre ce que nous dit notre propre cœur. — Il a fallu que tu trouves la force de me quitter pour que je l'entende... Mais tu pleures ? — Non, je ne pleure pas. Portant la main à sa joue, elle sentit néanmoins une trace humide. Mais c'était une humidité froide et non pas la tiédeur des larmes. Pepper poussa un cri strident. — Il neige ! As'ad, tu as apporté ta machine jusqu'ici ! — Mon canon à neige tourne à l'électricité, Pepper. Il ne peut pas fonctionner dans le désert. Levant les yeux, Kayleen vit un tourbillon blanc tomber du ciel pur. Une vraie neige aux flocons parfaitement dessinés. Des cristaux miraculeux. Une neige de Noël tourbillonnant au-dessus du sable et de la roche aride du désert. As'ad reposa Pepper qui se mit à courir avec Dana, Nadine et tous les enfants de la tribu, essayant d'attraper des flocons avec la langue ou avec les doigts. — Promets-moi de ne plus jamais me quitter, murmura As'ad en l'attirant de nouveau contre lui. Je n'y survivrai pas une seconde fois. — Je te le promets. Et toi, As'ad ? Tu ne me quitteras pas, toi non plus ? Il rit doucement. — Où voudrais-tu que j'aille ? Sans toi, ailleurs sera toujours nulle part. — Pour toujours ? demanda-t-elle dans un souffle. — Oui, mon cœur. Pour toujours. L'éclat d'un amour brûlant illuminait le regard d'As'ad. Pour la première fois, Kayleen sentit le vide du manque d'amour se résorber en elle. La faille était comblée. Elle avait trouvé sa famille de cœur.