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A

PROPOS DES AUTEURS

Férue d’Histoire et passionnée par la psychologie, Marguerite Kaye aime mettre en scène des
héroïnes fougueuses dont les amours agitées nous tiennent en haleine jusqu’à la dernière page.
Michelle Willingham, l’une des auteurs phares de la collection « Les Historiques », a réussi le pari
de réunir ses deux passions d’enfance, l’Histoire et l’écriture, et ce pour notre plus grand plaisir !
Née aux Etats-Unis de parents philippins, Linda Skye a parcouru le monde au côté de son mari
militaire, avant de s’établir en Angleterre. Aujourd’hui, elle partage son temps entre ses cours de
littérature anglaise et l’écriture de romans qui nous transportent dans des univers exotiques.
Amanda McCabe a écrit son premier roman historique à seize ans seulement. Depuis, nombre de ses
titres ont été primés aux Etats-Unis. Sous sa plume alerte, elle donne vie à de fougueuses héroïnes aux
prises avec les événements de l’Histoire.
Chapitre 1

Londres, été 1818


Constance contemplait, admirative, le tableau. Un portrait exécuté par un certain Thomas Lawrence
en mai 1817. A peine un an plus tôt.
Son célèbre collier de perles mettant en valeur sa peau mate, et sa chevelure auburn tombant en
cascade jusqu’au creux de son dos, la femme posait, lascivement étendue sur une méridienne. Et
complètement nue, hormis le peignoir de dentelle qui drapait négligemment le bas de ses reins. Sa
poitrine pleine était si bien représentée que Constance crut distinguer un mamelon. Cette beauté
flamboyante ne donnait pas l’impression de regarder simplement devant elle, mais de fixer quelqu’un. Un
amant, peut-être. Sous ses paupières mi-closes, son regard se faisait séducteur ; ses lèvres pleines
esquissaient un sourire alangui.
Le portrait était provocant, d’un érotisme flagrant qui dérangeait quelque peu Constance. Elle
effleura du bout des doigts les perles qui ornaient aujourd’hui son cou tandis que montait en elle
l’impression étrange d’observer une autre version d’elle-même. Son image inversée et ignorée, un double
sensuel resté, pendant toutes ces années, pris au piège de sa respectable existence et de ses contraintes.
Les larmes embuèrent ses yeux, lui brouillant la vue.
Annalisa !
Constance ne l’avait pas connue à l’époque où, dans le plein éclat de sa séduction, elle était
devenue La Perla, la plus célèbre et la plus sollicitée des courtisanes de Londres. La femme toute frêle
qui était arrivée sur le seuil de sa porte dans des circonstances aussi dramatiques qu’inattendues n’était
plus alors que l’ombre de la beauté flamboyante révélée par le portrait. Miné par la consomption, son
corps était déjà rongé de l’intérieur.
Annalisa. La Perla. Sa jumelle.
Constance se tamponna les yeux avec un mouchoir de dentelle. Il avait appartenu à Annalisa, tout
comme la maison où elle se trouvait en ce moment et la robe qu’elle portait.
Ce besoin impérieux de pénétrer dans la vie de sa sœur lui avait d’abord paru bizarre. Mais elle
avait ensuite senti qu’en agissant de la sorte, ne serait-ce que pour quelques heures, elle comprendrait
peut-être mieux cette créature si étrange dont elle ignorait encore l’existence six mois plus tôt.
Se détournant du tableau, elle passa la main sur le couvre-lit de satin. Cramoisi. Ecarlate.
Vermillon. Les couleurs du péché.
Un frisson d’excitation parcourut sa peau comme une brise d’été.
« Pécheresse. » C’est ainsi que Granville, son défunt mari, aurait qualifié Annalisa s’il l’avait
rencontrée. Granville, l’ecclésiastique qui s’était acquitté de son devoir conjugal comme de ses
confessions dominicales, avec le même dégoût appliqué… Pourtant, les quelques détails qu’Annalisa
avait révélés sur sa vie de pécheresse avaient donné à Constance l’envie d’y goûter et d’en savourer le
plaisir illicite. Juste une fois. Une seule.
Au-dessus du lit, un grand miroir était encastré dans le plafond. Sur le côté se trouvait un coffret de
noyer empli d’objets exotiques dévolus à un usage qu’elle ne pouvait même pas imaginer. Une corde
gainée de velours, de grandes plumes multicolores… Un peu plus loin, le doux sourire et les robes
raffinées de ce qu’elle prit d’abord pour des poupées cachaient en fait des objets taillés dans l’ivoire et
représentant — ses joues devinrent toutes rouges lorsqu’elle s’en aperçut — un sexe d’homme. Celui de
Granville n’avait jamais été aussi dur ni aussi grand que ceux-ci.
Effleurant du bout des doigts des fioles contenant des huiles odorantes, glissant son poignet dans ce
qui ressemblait à des menottes molletonnées, elle essayait de se représenter l’obscur monde de plaisir
qui avait été celui de sa sœur. A quoi ressemblait-il ? Que ressentirait-elle si elle devenait Annalisa ? Si
elle péchait avec un homme viril, un homme puissant, un homme désirable ?
Elle ferma les yeux, caressa ses joues avec les plumes et frémit. Ici, dans ce temple de la chair — le
domaine d’Annalisa — elle imaginait presque le plaisir exquis que l’on pouvait en retirer. L’excitation
monta en elle.
Elle s’abandonna à l’atmosphère décadente qui régnait autour d’elle et poursuivit son exploration de
la chambre. Une malle contenait des sous-vêtements audacieux, aux couleurs somptueuses et aux textures
sublimes clairement destinées à échauffer, exciter, provoquer. Elle enfila lentement une paire de bas
noirs, appréciant leur caresse soyeuse à mesure qu’elle les déroulait le long de ses jambes.
Dans une armoire, elle découvrit des mules aux talons sertis de bijoux et arrêta son choix sur une
paire dont l’écarlate se mariait parfaitement aux rubans de son porte-jarretelles. Puis elle souleva sa robe
pour juger de l’effet dans le miroir. S’inspirant du portrait d’Annalisa, elle sourit de manière provocante.
Maintenant, elle ne se reconnaissait plus du tout. Malgré ses traits familiers, la femme qui la regardait
était une étrangère, dotée d’une séduction aussi assurée que voluptueuse. Avant cette minute, jamais elle
n’aurait imaginé pouvoir dégager une telle sensualité…

* * *

Dans la boîte à bijoux d’Annalisa se trouvait un coffret fermant à clé, contenant des potions
vraisemblablement censées la protéger des conséquences du péché où elle vivait.
Aucune des deux sœurs n’était mère. Pour Annalisa, cela relevait d’un choix. Pour Constance, d’une
tragédie.
« Ma femme stérile », c’est ainsi que Granville l’appelait. Son cœur se serra. La douleur secrète lui
arracha une petite grimace tandis qu’elle refermait le coffret.
Le tintement de la sonnette de la porte d’entrée la fit sursauter.
Qui cela pouvait-il être ? Personne ne savait qu’elle se trouvait là. Lors de son départ, consciente
qu’elle ne reviendrait pas, Annalisa avait définitivement fermé la maison. Il n’y avait plus de serviteurs.
On sonna de nouveau.
Soulevant la soie bleu marine de sa robe, Constance s’engagea dans le hall avec précaution. Sous
l’étoffe, le bruissement de ses jupons était d’une sensualité extrême. Les talons extravagants de ses mules
de satin claquaient sur les dalles de marbre. La sonnette retentissait à présent en continu. Et si le heurtoir
avait été supprimé, le poing qui s’abattait en même temps sur la porte avec autant de lourdeur que
d’impatience le remplaçait bien.

* * *
A peine eut-elle tourné la clé que la porte s’ouvrit si brusquement qu’elle recula en vacillant sur ses
hauts talons. Le visiteur la retint d’une main ferme. Elle leva les yeux, puis les leva plus haut encore,
jusqu’au visage de l’homme, si beau dans son austérité même qu’elle dut chercher son souffle. Il avait des
cheveux noirs et brillants, d’une longueur inhabituelle. Leurs pointes tombaient en bouclant sur la
blancheur immaculée de son plastron. Sous d’épais sourcils noirs eux aussi, ses yeux semblaient de la
même couleur, mais devaient en réalité être marron. Son nez était fort, sa bouche étonnamment sensuelle,
sa peau brune, presque basanée, comme si elle avait été exagérément exposée au soleil. Une barbe
naissante ombrait ses joues, et une fossette creusait son menton.
Noir comme le péché… Constance eut l’impression excentrique que ses pensées avaient soudain
pris corps.
Cependant, l’homme qui se tenait en face d’elle était bien réel et très élégamment vêtu. Lorsqu’il la
lâcha, elle fit un pas en arrière, un peu déstabilisée, sans cesser de l’observer. Habit superbe et, nota-t-
elle, presque de la même couleur que sa propre robe. La chaîne d’une montre en or s’échappait de la
poche de son gilet bleu pâle. Pantalon gris. Bottes noires et lustrées.
— Puis-je faire quelque chose pour vous ? demanda-t-elle d’une voix curieusement essoufflée.
— Je l’espère le plus sincèrement du monde, madame.

* * *

Troy Templeton, baron d’Ettrick, entra sans attendre d’y être invité puis referma la porte derrière lui
avec autorité. Il était enfin chez la célèbre courtisane dont il avait tant entendu parler !
— Que faites-vous ? demanda-t-elle sur un ton peu amène. Je n’ai pas souvenir de vous avoir
proposé d’entrer, monsieur.
— Compte tenu de la nature de notre relation à venir, il me semble qu’il serait pour le moins
inapproprié de poursuivre la conversation sur votre seuil.
Sur ces mots, il traversa le hall et se dirigea vers la pièce principale, ne laissant à son hôtesse que
le choix de le suivre.
Même plongé dans la pénombre, le salon était ravissant. Du rose partout, des chaises dorées, et des
bibelots à foison. Une décoration résolument féminine, destinée à inspirer la femme qui y vendait ses
charmes.
C’était la première fois que Troy se trouvait dans un tel salon. A dix-neuf ans, novice en tout et
fraîchement débarqué à Londres, on l’avait présenté à la belle-de-nuit la plus célèbre de la capitale,
l’incomparable Stella Margate. Avec elle, il avait découvert bien des délices mais, sur le plan
sentimental, leur relation l’avait laissé écœuré à vie. Stella lui avait en effet infligé une sévère leçon, et il
ne voulait pas que la même chose se reproduise aujourd’hui avec le fils cadet de l’ambassadeur. C’était
d’ailleurs la raison précise de sa présence en ce lieu, songea-t-il en écartant les rideaux du salon rose
pour laisser entrer la lumière.
Il put enfin examiner au grand jour la plus célèbre et la plus chère des courtisanes de Londres. Ses
boucles flamboyantes étaient rassemblées en un lourd chignon lâche présageant des cheveux d’une
longueur exceptionnelle. Son teint, d’une perfection qui ne devait rien aux artifices, le surprit. Car, s’il
avait entendu vanter la beauté légendaire de La Perla, sa fraîcheur, en revanche, ainsi que son visage en
cœur et ses immenses yeux en amande le déconcertaient. Il n’avait pas devant lui une vulgaire catin
peinturlurée. A présent, il comprenait mieux pourquoi elle était aussi scandaleusement célèbre et
pourquoi le fils de l’ambassadeur, ce jeune fou, s’en était à ce point entiché.
— C’est donc vous, la sulfureuse La Perla…
* * *

La Perla ? Constance hésita. Il ne lui était pas venu à l’esprit qu’en ouvrant la porte, habillée et
parée comme Annalisa, on la prendrait pour elle. Quelle idiote elle faisait ! Ce bel étranger était-il un
éventuel amant ? Se présentaient-ils tous à la porte de cette façon ? Etaient-ils tous aussi beaux, aussi
coupablement beaux ? Dire qu’Annalisa péchait — le mot ne quittait décidément pas l’esprit de
Constance — avec ce genre d’homme ! Sa propre sœur… Elle frissonna, et ce n’était pas de froid.
— Me direz-vous au moins qui vous êtes ? demanda-t-elle d’une voix qu’elle espérait assurée.
L’étranger sembla hésiter.
— Vous pouvez m’appeler Troy.
Un prénom trop inhabituel pour ne pas être vraiment le sien. Mais comme il n’avait visiblement pas
l’intention d’en dire plus, elle hésita à dévoiler le sien.
— Que venez-vous chercher ici ? Qu’attendez-vous de ma… de moi ? s’enquit-elle seulement.
— N’est-ce pas évident ?
Troy, qui s’était adossé à la fenêtre, se redressa et franchit la distance qui les séparait. La robe
échancrée de la courtisane révélait juste ce qu’il fallait de ses seins pour lui donner envie d’en voir
davantage. Ses perles luisaient doucement sur sa peau et venaient se blottir dans son décolleté.
Il saisit le bijou et le fit glisser entre ses doigts.
— La Perla…, dit-il dans un murmure ambigu. Fraîche et lisse…
Hypnotisé par ses seins qui se soulevaient et s’abaissaient, il sentit son sexe durcir. Bien que
connaissant la réputation de La Perla, jamais il ne l’aurait imaginée aussi attirante. Dans son esprit, ces
femmes étaient interdites. Autant que les femmes mariées.
Il enroula les perles autour de ses doigts et l’attira vers lui.
— La Perla, j’espère que tu ne vaux pas aussi cher que ton célèbre collier.
— Lâchez-moi ! ordonna-t-elle.
Constance s’efforça de contrôler sa respiration. Le tutoiement la perturbait un peu, mais elle n’avait
pas peur ; l’homme croyait qu’elle était Annalisa. Or, la façon dont il la touchait et surtout celle dont elle
le laissait faire commençaient à l’en persuader aussi. Non, elle n’avait pas peur. Elle avait… quoi ? Il
était trop près. Trop mâle. Trop grand. Une troublante chaleur émanait de son corps. Mais également autre
chose, de presque sauvage.
Elle dégagea son collier, prête à s’éloigner et à lui révéler enfin son identité, quand sa main se
referma sur la sienne. Enveloppante, chaude. Des doigts longs et forts.
— Lâchez-moi, répéta-t-elle.
Son ton manquait de conviction, même à ses propres oreilles.
— Tu sais bien que tu ne le penses pas, répliqua Troy en entortillant une mèche de ses longs cheveux
autour de son index.
Il l’attachait à lui…
— Simplement, poursuivit-il, feindre la résistance est ton fonds de commerce.

* * *

Et la méthode était efficace, constata-t-il, puisqu’il ne voulait pas la lâcher. Ce qu’il voulait, c’était
l’embrasser. Tout en elle l’enivrait : ses seins qui frôlaient sa chemise, sa robe de soie qu’il sentait
contre ses jambes, son odeur de fleur exotique.
L’idée l’effleura que, si elle lui rendait son baiser, ce serait un signe. Mais il avait besoin de
preuves plus tangibles que des signes. Alors, il la libéra.
* * *

Constance décida de s’autoriser une trêve et s’assit sur l’une des chaises du salon. Son soulagement
fut cependant de courte durée car Troy lui décocha un regard intense. L’air digne, elle s’efforça de se
donner une contenance en arrangeant plus élégamment les plis de sa robe, mais la soie et la dentelle
bruissèrent irrésistiblement. Quant aux perles, elles semblaient briller plus intensément contre sa peau à
l’endroit où il les avait touchées. Où il avait touché La Perla. Où il l’avait touchée, elle.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle finalement.
— Toi.
La réponse, sans détour, lui causa un long frisson. Un frisson d’excitation. Personne ne lui avait
jamais parlé de la sorte. Même à présent, c’était Annalisa que Troy voulait, pas Constance. Cependant, en
cet instant, Constance était Annalisa. Il voulait donc…
— Moi ?
— Pour quelle autre raison serais-je ici ?

* * *

Résolu à obtenir ce qu’il voulait, Troy s’assit en face de la courtisane. Il aurait presque pu la croire
sincèrement surprise.
Diplomatie et badinage étaient deux domaines où il excellait depuis longtemps et dont il connaissait
toutes les ficelles. Quoi qu’il en soit, si La Perla jouait la comédie, ce qui était fort probable, alors il
devrait bien admettre n’avoir jamais rencontré artiste plus accomplie.
Rien d’étonnant à ce que le fils de l’ambassadeur ait mordu à l’hameçon.
Mais Troy savait aussi que, au moment précis où La Perla accepterait sa proposition, elle
découvrirait à ses dépens qu’elle venait de commettre une erreur fatale.
— Je te donnerai cinq cents guinées, annonça-t-il avec nonchalance.
— Cinq cents guinées ? répéta-t-elle faiblement.
Sans doute avait-elle mal entendu.
— Pour une nuit avec toi, sulfureuse La Perla.
— Mais, je ne suis pas…

* * *

Troublée par le tour inattendu que prenait la conversation, Constance hésita. Pour quelqu’un dont les
dépenses annuelles n’excédaient pas deux cents livres, c’était une somme colossale. Si colossale qu’elle
en devenait irréelle. Ce genre de négociation était-il normal ? Jusqu’où l’homme renchérirait-il ? Bien
qu’elle n’ait pas la moindre intention d’accepter, elle ne résista pas au désir de savoir à combien il
évaluait sa compagnie — la compagnie de La Perla.
— Tu n’es pas quoi ? demanda-t-il avec impatience.
Elle retint le rire nerveux qui la guettait et parvint à hausser les épaules de manière très crédible.
— Je ne saurais me rendre disponible pour une somme aussi dérisoire, lâcha-t-elle avec dédain,
jouant toujours le rôle d’Annalisa.
— Mille.
Elle serra les dents.
— Pourboire…, s’entendit-elle répondre, étonnée par son savoir-faire inattendu.
Probablement sentait-elle d’instinct qu’Annalisa aurait procédé de la sorte.
En face d’elle, Troy décroisa les jambes. Ses jambes tellement bien faites qu’elles lui permettaient
d’arborer un pantalon à carreaux que d’autres hommes, trop gros ou trop maigres, ne pouvaient
s’autoriser à porter.
— Mille cinq cents.
— Cela ne m’intéresse pas, répliqua-t-elle, désormais trop enivrée par son petit jeu pour s’inquiéter
de l’excitation irrésistible qui montait en elle.
Il était si bien bâti, cet homme qui la désirait assez pour offrir jusqu’à la somme astronomique de
quinze cents guinées ! Et il ne devait guère être plus âgé qu’elle. Un peu plus de trente ans. Sa peau serait
douce, et non ridée comme celle de Granville. Ses muscles seraient fermes contre sa peau…
— Deux mille, annonça-t-il. Et je sais que cela t’intéresse.
Constance sentit une vague de chaleur embraser son ventre. Quand son regard rencontra celui de
l’homme, elle y vit quelque chose qui la fit trembler. Il avait les yeux d’un noir insondable et ses cheveux
étaient sûrement aussi doux à caresser que la soie. Quant à ses lèvres, leur courbe sensuelle devait donner
l’impression d’embrasser un ange. Ou un démon. Maléfique.
L’irrésistible chaleur poursuivait son chemin sinueux et gagnait son bas-ventre. Si un homme pouvait
lui apprendre le plaisir, c’était celui-ci, elle en était persuadée.
Non qu’elle ait l’intention de l’y autoriser. Mais, après tout, il n’y avait pas de mal à fantasmer, pas
plus qu’à le provoquer encore un peu.
— Bagatelle ! répliqua-t-elle sur un ton qui laissait clairement entendre qu’elle ne négocierait pas.
Et qui fonctionnait généralement très bien.

* * *

Troy se leva brusquement. En un sens, son offre n’avait aucune importance puisqu’il ne comptait pas
l’honorer. L’idée était juste de pousser La Perla à l’accepter, pour prouver que son serment de fidélité au
pauvre garçon éperdu d’amour ne valait rien. En acceptant son offre, elle se trahirait sur-le-champ.
Il était hors de question d’aller plus loin. Cette femme représentait tout ce qui le révoltait
moralement : elle vendait son corps et, en ce moment précis, faisait monter les enchères au prix exact
qu’elle visait. Non, en aucun cas il ne s’abaisserait à la toucher. Encore moins à l’embrasser. A la
pénétrer.
Malgré cela, il ne put s’empêcher de lui caresser le bras, et la douceur de sa peau le troubla. Son
désir décupla. La Perla se mit à trembler. Elle avait envie de lui, il en était certain.
Chapitre 2

Non ! C’était de son argent qu’elle avait envie. Ce tremblement était une ruse.
— Cinq mille, annonça-t-il presque étourdiment dans sa hâte d’en finir et de s’éloigner de cette
tentatrice assez habile pour mêler vénalité et vertu dans le but de le soumettre à leur tyrannique
combinaison.
Elle écarquilla des yeux incrédules.
— Vous devez plaisanter…, bredouilla-t-elle. Cinq mille livres !
— Guinées, corrigea-t-il en retenant à grand-peine un sourire de triomphe.
Cette fois, elle était à lui. Il ajouta très vite :
— Sache que je ne plaisante jamais quand je négocie.
— C’est votre métier ? Vous êtes négociateur ?
— Non, diplomate. Et j’excelle dans l’exercice de ma profession. C’est même ma raison d’être,
précisa-t-il avant de s’arrêter, surpris de s’entendre raconter sa vie.
— Dans ce cas, repartit-elle, je crains que vous soyez en train de gâcher votre inestimable talent,
car votre argent ne m’attire pas. Je suis d’ailleurs certaine que vous pouvez en faire un bien meilleur
usage. Et si ce n’est pas vous, ce sera votre femme.
— Je ne suis pas marié. Si c’était le cas, je ne serais pas ici.
Il parlait encore de lui, et sans dissimulation. En effet, il croyait en la fidélité. Mais pourquoi se
dévoilait-il ainsi devant cette créature alors que son métier de diplomate le prédisposait depuis des
années à la prudence et à la circonspection ?

* * *

Il n’était pas marié. Autrement, il ne serait pas là.


Constance s’empara immédiatement de l’information, puis secoua la tête. Non. Il fallait oublier tout
cela. Cette histoire l’emmenait beaucoup trop loin, et elle commençait à avoir peur. Pas de Troy, mais
d’elle-même. Parce qu’il l’attirait follement. En même temps, une petite voix ne cessait de lui répéter
qu’elle ne risquait rien. Une brève liaison dans cette maison à l’abri des regards resterait à jamais
secrète. De plus, juste avant qu’il ne sonne à la porte, n’était-elle pas précisément en train d’imaginer une
aventure avec un homme qu’elle ne connaîtrait pas ?
Elle regarda plus attentivement cet individu beau comme le péché, sa peau lisse, ses lèvres pleines,
cet inconnu sans épouse qui saurait lui faire l’amour encore et encore, et la faire vibrer comme elle en
rêvait.
Il a de l’expérience, lui souffla la petite voix de plus en plus insistante. Il te fera connaître les
plaisirs du péché, ceux que tu n’as jamais connus, que tu t’es contentée d’imaginer. Ce sera un amant
merveilleux.
— Cinq mille, répéta Troy.
— Je n’imagine pas ce que vous attendez en échange d’une somme pareille.
— Moi, je parierais le contraire…
Elle se mordit la lèvre. Dieu du ciel ! Comment lui faire admettre qu’elle disait la vérité ?
— Non ! s’écria-t-elle alors.
Mais son exclamation s’adressait moins à lui qu’à la petite voix qui persistait à la tarauder.
— Tu voudrais sans doute que j’entre dans les détails…
Troy avait tellement envie d’embrasser la courtisane que ses idées commençaient à s’embrouiller et
qu’il en oubliait la véritable raison de sa présence en ce lieu.
Il fallait qu’il embrasse cette femme ; il le fallait absolument.
— Eh bien, pour cinq mille guinées, j’attends d’abord de très nombreux…
— De très nombreux quoi ? demanda-t-elle d’une voix faible.
Mais elle savait déjà de quoi il parlait car il venait de refermer ses bras sur elle, des bras
enveloppants et solides, avant de plaquer son corps contre le sien. Un corps puissant, et d’une virilité
absolue.
Il approcha le visage du sien. A travers ses paupières mi-closes, Constance capta l’éclat noir de son
désir.
— De très nombreux baisers, répondit-il enfin dans un chuchotement. J’en veux à l’infini.
Joignant le geste à la parole, il prit possession de ses lèvres.
Elle ferma les yeux.
Granville aussi l’avait embrassée. Elle se rappelait les chastes baisers qu’il lui dispensait en
société avec l’affection toute officielle d’un mari pour sa femme. Mais il lui en imposait d’autres,
affreusement libidineux, dans l’obscurité de leur chambre conjugale. Les premiers ne lui faisaient rien.
Les seconds ne provoquaient en elle que dégoût et répulsion.
Aujourd’hui, un homme l’embrassait pour la première fois avec autant de passion que de sauvagerie.
Et elle n’avait ni l’envie ni la possibilité de l’arrêter.
A l’instant précis où leurs lèvres se scellèrent, ils furent pris dans un véritable brasier. Cette
incroyable sensation les fit se rapprocher davantage, se serrer passionnément l’un contre l’autre, si fort
qu’ils se repoussaient parfois en haletant pour mieux se reprendre. Leurs lèvres et leurs langues se
mêlaient, tandis que le désir montait en eux, irrésistible.
Constance sentit Troy glisser une main dans son chignon lâche, l’autre dans son cou, puis descendre
le long de son dos. Il avait les lèvres brûlantes ; sa bouche avait un goût de péché, comme elle l’avait
imaginé. Le brasier se propagea dans ses veines. Les pointes de ses seins se durcirent tant qu’elles en
devinrent douloureuses. Un besoin impérieux, d’une force incommensurable s’empara d’elle, lui coupant
le souffle.
— Non…, murmura-t-elle parce que c’était le seul mot qui lui venait à l’esprit.
Mais à quoi cela rimait-il alors que ses mains continuaient à chercher le corps de Troy, que ses
lèvres réclamaient les siennes et que ses doigts s’agrippaient aux manches de son manteau ? Pourquoi se
répétait-elle que ce qu’elle faisait était mal et qu’elle devait tout arrêter immédiatement ?
— Cinq mille guinées…, chuchota-t-elle, c’est une grosse somme pour de simples baisers.
— Oh ! J’attends beaucoup plus que des baisers comme ceux-ci…
Elle le considéra, interloquée.
— Des baisers sont des baisers… Comment pourraient-ils être plus que cela ?
Troy faillit de nouveau être berné par l’innocence feinte de La Perla. Il eut un petit rire. Décidément,
elle possédait bien des talents.
— Pour ma part, j’aimerais poser mes lèvres sur…
Il laissa sa phrase en suspens mais lui pressa les cuisses à travers la soie de sa robe.
Constance eut besoin de plusieurs secondes avant de saisir l’allusion. Lorsqu’elle comprit enfin, ses
joues devinrent toutes roses et une vague de chaleur se propagea dans son ventre. C’était inimaginable !
— Monsieur ! Vous ne pouvez tout de même pas penser ce que vous…
Il eut un petit sourire.
— Madame, je ne dis jamais rien que je ne pense.
Sur ces mots, il embrassa son cou, sa gorge palpitante, faisant rouler au passage quelques perles
entre ses lèvres.
— Je vous en prie, je ne peux pas…
— Si, tu peux. Ton petit jeu de fausse ingénue est charmant, mais…
— Je vous assure que je ne…
— Dix mille, alors.
Troy avait lancé ce chiffre démesuré sans presque réaliser ce qu’il disait.
Elle retint un cri.
— Vous ne pensez pas vraiment ce que vous dites…
En effet, il ne le pensait pas vraiment. De son côté, La Perla n’était pas dupe. Aucun homme sensé
n’aurait proposé une somme pareille. Même si, comme lui, il n’avait pas l’intention de la verser.
— Dix mille guinées, répéta-t-il.
— Pour dix mille guinées, que… qu’attendriez-vous de moi ? répéta-t-elle.
Elle aurait préféré ne pas poser une question aussi naïve, mais, n’ayant aucune idée de la réponse,
elle le fit quand même.
Le visage de Troy se ferma aussitôt. Se taire. Garder le silence. Ne pas prononcer les mots qu’elle
attendait. Et, surtout, rassembler ses esprits. Mais sa tentative échoua. Apparemment, sa logique et sa
légendaire capacité à garder la tête froide l’abandonnaient au moment où il en avait le plus besoin.
La Perla était si appétissante, si voluptueuse. Si exotique et si charmeuse… alors que ses étreintes
étaient presque chastes et ses baisers délicieusement innocents.
Physique de tentatrice et baisers de vierge… Le mélange lui montait à la tête comme un vin capiteux.
Il lécha sa peau si douce, s’imprégna de son parfum pour mieux s’en enivrer.
— Pour mille guinées, déclara-t-il finalement, j’attends que tu m’embrasses.
Constance fonça les sourcils.
— Mais…
Il baissa alors la tête de manière si significative qu’elle se rappela aussitôt les fausses poupées et
les sexes en ivoire. Sous l’étoffe, celui de l’homme semblait encore plus beau. Plus dur. Plus solide. Et
fait de chair. C’est là qu’il voulait qu’elle l’embrasse ! Oh ! Dieu ! Il ne fallait pas songer à cela ! Elle
parvint à emplir ses poumons d’air, à faire voleter sa main sur le côté avec une légèreté affectée.
— Je crains que dix mille guinées soient très insuffisantes pour une telle requête.
Il avait envie qu’elle le caresse à en crier. Juste une caresse. Rien d’autre. Absolument rien.
— Vingt mille, déclara-t-il.
Une véritable fortune et le test ultime. Mais qui y soumettait-il vraiment ? Elle seulement ? Ou un
peu lui aussi ?
Il n’en savait rien.
— Trente mille, renchérit-elle, certaine de lui faire ainsi réaliser qu’ils avaient tous deux basculé
dans un monde totalement déraisonnable.
Il sentit les aréoles de ses seins ronds pointer sous la soie de la robe et les stimula avec ses pouces.
Le frisson qui parcourut La Perla lui donna encore plus envie d’elle. Il devait partir. C’était la seule
façon de se reprendre et de mettre un terme au désastre imminent qui s’annonçait.
Au lieu de cela, il chercha de nouveau ses lèvres. Elle fondit contre lui en refermant les bras autour
de son cou avec un gémissement. Ses lèvres étaient douces comme le miel.
— Que ferais-tu pour quarante mille ? demanda-t-il. Me laisserais-tu utiliser ton collier ? Des
perles sur ta perle ? Me laisserais-tu te prendre comme je l’entends avant de me supplier de
recommencer ?
Bien qu’elle comprît à peine ce que Troy disait, Constance se sentait devenir plus brûlante à
chacune de ses questions. Ce fut dans un souffle qu’elle répondit :
— Pour cinquante mille, je ferais encore davantage.
Son corps se pliait à l’exigence incontrôlable de ce qu’elle devinait être son désir. Jamais, au cours
de ses cinq années de mariage, elle n’en avait ressenti le moindre avant-goût. Jamais, au cours de sa vie,
elle n’avait eu aussi désespérément envie du contact de la peau d’un homme contre la sienne, de la fusion
d’un corps masculin et du sien.
Les lèvres de Troy contre les siennes, leurs langues mêlées, tout cela lui donnait l’impression
d’évoluer dans un rêve. C’était la première fois qu’elle ressentait un tel bonheur.
— Dis-le-moi, commanda-t-il d’une voix rauque.
Elle songea au coffret de noyer à côté du lit et récita :
— Plumes de cygne, menottes molletonnées, corde gainée de velours, j’ai tout cela à ta disposition.
Et s’il lui demandait des détails ?
Décidément, elle agissait très mal, mais elle parvenait à peine à se rappeler pourquoi. Comment
l’aurait-elle pu, du reste, alors que chaque fibre de son corps réclamait plus de plaisir et que le réel se
mêlait à l’imaginaire au point de ne faire plus qu’un avec lui ?
— Pour cinquante mille, je te demanderai de te servir de tout, chuchota Troy contre son oreille.
Mais je te préviens, ce n’est pas moi qui me soumettrai. C’est toi.
— Je ne me soumets pas facilement.
Il eut un rire dur.
— Je sais, tu l’as déjà prouvé. Mais il y a un temps pour se battre et un autre pour se soumettre. Or,
si je paie cinquante mille guinées, je te réclamerai des faveurs à la hauteur de cette rançon de reine…
La prenant par la nuque, il retira les épingles de son chignon puis ajouta :
— A présent, je veux m’assurer de ne pas être déçu.
… Avant de lui défaire sa robe. Son but était d’aller assez loin pour qu’elle se trahisse, mais pas
plus. Surtout pas.
Constance aurait voulu rassembler ses esprits et faire appel à toute sa résistance, mais Troy
embrassait sa bouche, caressait ses seins, léchait sa peau, tandis que les boucles de ses cheveux sombres
suivaient le sillage de ses baisers.
Elle se mit à trembler de tout son corps.
— Tu vas être déçu, dit-elle d’une voix hachée. Cela ne fait aucun doute.
— C’est à moi seul d’en décider, répliqua Troy.

* * *

Poussé par son désir, le désir impérieux de sentir sa peau contre la sienne, il n’était à présent plus
capable de raisonner. Il ouvrit les trois boutons de la robe et la fit glisser de ses épaules. La robe tomba à
terre, pour révéler La Perla dans son corset cramoisi et ses bas noirs aux rubans assortis, son long collier
de perles luisant sur sa peau crémeuse.
— Dieu, mais tu es magnifique…
— Non, le contredit aussitôt Constance.
Tout cela allait trop loin. Beaucoup trop loin. Et en même temps, inexplicable paradoxe, pas assez.
Sans doute parce que le tourbillon de pulsions qui la traversait dépassait sa pudeur et abolissait son
sentiment de culpabilité.
— Non, je ne suis pas… je ne suis pas…
— Si, tu es magnifique ! Tu es même la plus belle créature que j’aie jamais vue.
L’instant d’après, le manteau de Troy rejoignait la robe sur le sol. Son plastron les rattrapa, suivi de
sa ceinture. Constance haletait. Il posa la main à plat sur sa gorge bombée et la pressa doucement.
— Splendide…, chuchota-t-il.
Vraiment ?
A sa voix cassée et à ses yeux dont les paupières étaient devenues lourdes de désir, elle sut qu’il ne
la flattait pas.
Troy passa sa chemise par-dessus sa tête, révélant un torse musclé, une poitrine large à la toison
brune et à la peau mate. Elle sentit le feu gagner son ventre, descendre entre ses jambes.
Alors, elle oublia tout : le jeu qu’elle jouait, le personnage qu’elle interprétait et même la nécessité
de révéler à Troy sa véritable identité. A la place, elle posa la main sur cette peau magnifiquement mate
pour en sentir le grain, en éprouver la douceur.
— Merveilleux…, dit-elle avec un ravissement.
Il était l’essence même de l’homme. Et il la considérait avec avidité, presque sauvagerie, comme si
elle était l’essence même de la femme. L’embrasser, le couvrir de baisers …
Pressant la joue contre son torse, elle sentit sa peau sous la fine toison brune, y posa les lèvres,
l’embrassa, le lécha. Et frissonna en l’entendant gémir.
— Je ne veux pas de ton argent, Troy, murmura-t-elle, tu dois me croire.
— Mais tu me veux, moi.
Troy sentait son sexe si tendu dans son pantalon qu’il lui faisait presque mal, mais il n’était pas
dupe. Si cette courtisane le touchait avec tant de douceur, c’était simplement parce qu’elle était à vendre.
Il fallait le lui faire avouer sans plus tarder. Ensuite, muni de la preuve qu’il était venu chercher, il
pourrait partir.
— N’est-ce pas ? insista-t-il en la dévorant du regard.
Ses lèvres étaient aussi rouges que son corset échancré. Sa peau était aussi crémeuse que son
célèbre collier. Ses grands yeux marron en amande flambaient. Non, son désir n’était pas feint.
Il tira sur le lacet du corset et l’écarta suffisamment pour libérer ses seins. Dieu du ciel, elle était
vraiment parfaite !
— Dis que tu me veux. Reconnais-le.
— Je ne veux pas de ton argent.
Il prit ses seins en coupe entre ses mains et lui caressa les mamelons roses sous le corset cramoisi.
Cette gorge parfaite le soumettait de nouveau au mélange grisant de la tentation et de l’innocence. Il
captura ses tétons l’un après l’autre entre ses lèvres, les lécha, suivit leur contour du bout de la langue
puis les suça avec fièvre. La Perla l’avait agrippé par les épaules. Ses baisers incandescents lui brûlaient
le cou. Il glissa ses mains le long de son dos, les resserra autour de sa taille fine, caressa ses reins et
l’attira plus près encore. En la sentant s’enflammer, il laissa échapper un grognement d’intense
satisfaction.

* * *
Constance était gagnée par la fièvre, sa peau parcourue de frissons exquis. Les doigts de Troy
parsemaient de picotements le chemin menant à son ventre, à la chaleur qui brûlait entre ses jambes et où
le feu achevait de la consumer. Elle ne voulait pas essayer de comprendre ni d’imaginer ; elle ne le
pouvait pas. Son désir était si intense qu’elle n’arrivait presque plus à respirer.
— Dis-le, commanda Troy en plaquant son sexe dur contre elle. Dis que tu me veux. Juste ces trois
mots.
Tout en parlant, il trouva la naissance de sa cuisse. Si douce… La Perla ne portait rien d’autre. Ses
doigts s’enhardirent plus haut, là où sa peau était encore plus tendre. Elle retint un cri. Submergée par
l’intensité de son désir, elle enfonça les ongles dans son dos. Lorsqu’il glissa un doigt en elle, elle sentit
son sexe devenir d’une grande douceur et s’ouvrir pour l’accueillir, elle qui s’était toujours fermée aux
assauts de Granville. Cette nouvelle et si forte sensation lui arracha un nouveau cri presque étonné.
Le doigt de Troy s’aventura plus profondément tandis que ses lèvres trouvaient les siennes. Il la
caressa plus intensément, plus ardemment, et sentit qu’elle était en train d’accéder au plaisir.
— Oui… Oh oui… Mon Dieu, oui…, laissa-t-elle échapper d’une voix altérée.
Les mots sortaient à présent de sa gorge, impossibles à retenir.
— Oui, je te veux !
Enfin, il avait ce qu’il voulait ! Il détenait sa preuve. Il pouvait partir, maintenant. Il allait partir. Or,
il ne le fit pas. Et quand elle posa la main sur son bas-ventre, il sut qu’il avait perdu.
Qu’il était perdu.
De la main, elle suivit les contours de son sexe dressé, en éprouva la forme et la longueur. Bientôt
ivre de désir, il lui arracha son corset, envoya ses propres bottes au loin, se débarrassa de ses derniers
vêtements. Il s’empara encore de ses lèvres, chercha sa langue, l’embrassa avec une avidité et une
impatience extrêmes tout en continuant à caresser son sexe. Il la sentit se plaquer contre lui, l’entendit
gémir, se plaindre et l’appeler. Alors, la faisant tourner entre ses bras, il la fit s’allonger sur la
méridienne, lui écarta les jambes et la pénétra.
Constance cria de surprise et de plaisir. Le premier orgasme qu’elle était en train d’éprouver
l’emportait dans son tourbillon. Troy la prenait avec une force et une ardeur qu’elle n’aurait jamais cru
possibles. Elle s’abandonnait, suivait sa cadence, l’attirant en elle et le repoussant avec la même ferveur.
Les bras refermés autour de sa taille, il avait totalement pris possession d’elle et la faisait crier
chaque fois qu’il s’arc-boutait pour lui imposer son rythme, sa puissance et son désir. Elle mourait d’un
plaisir qui la laissait pantelante.
— Encore…, haleta-t-elle. Encore…
Troy poussa un grondement sourd. Plus dur. Plus fort. Jamais il n’aurait imaginé que cela puisse être
aussi… Il poussait, sentait son sexe grossir encore. Il se retint jusqu’à l’extrême limite et, s’écartant au
dernier moment, se répandit avec une vigueur qui le stupéfia.
Leur extase ne les coupa du monde que pendant un bref instant. Trop vite, les vagues de plaisir
refluèrent en même temps que le cocon de chaleur se dissipait et que la brume, qui les avait enveloppés et
isolés du reste du monde, se dispersait.
— Au diable tout cela ! jura-t-il alors en se levant.
Il rassembla ses vêtements épars et se rhabilla avec une hâte indécente. Furieux de son manque de
contrôle, il laissa échapper un juron particulièrement cru qu’il n’utilisait par ailleurs jamais.
— Monsieur ! s’exclama La Perla.
Il lui jeta un regard en coin et ramassa son manteau.
— Trop tard pour la pruderie.
— Mais certainement pas pour la politesse ! Vous n’avez absolument aucune raison d’utiliser une
expression aussi laide, répliqua-t-elle.
— Vous voulez plutôt dire que j’ai toutes les raisons de le faire ! rétorqua-t-il avec rudesse. Du
reste, ne vous plaignez pas car j’en ai censuré une beaucoup plus désagréable !
Il était hors de lui. Comment avait-il pu perdre aussi totalement le contrôle de la situation, lui, le
tacticien de premier ordre, si fier de sa maîtrise ? A présent, il se sentait jugé par le spectre du jeune
homme qu’il avait été et que cette femme venait de faire réapparaître comme par magie.
Cette tentatrice n’était d’ailleurs pas la seule responsable de la situation. Il en voulait aussi à
l’ambassadeur qui l’avait chargé de cette mission et au fils de celui-ci qui, par son incroyable niaiserie,
avait indirectement provoqué cette débâcle.
Et il s’en voulait. Oui, il fulminait surtout contre lui-même.
Constance se demandait pourquoi Troy était soudain tellement en colère.
— Si c’est l’argent…, commença-t-elle sur un ton hésitant car elle n’arrivait même plus à se
rappeler le dernier chiffre évoqué tant il était ridiculement élevé.
Quarante mille ? Cinquante ? Il ne croyait tout de même pas qu’elle allait les lui réclamer ?
— Je pensais…
— … M’offrir des menottes molletonnées et des cordes de soie ou de velours pour justifier la
dernière enchère ? Non, merci. De toute façon, l’échantillon que je viens de recevoir me suffit, ajouta-t-il,
cruel et menteur.

* * *

Renversée sur la méridienne, les lèvres gonflées, les joues rougies par les baisers, ses perles luisant
entre ses seins, la courtisane avait tout d’une divinité païenne. Une déesse dotée d’un charme incroyable,
et totalement irrésistible.
En Troy, le diplomate reprit le dessus. Quand la situation devenait délicate et potentiellement
explosive, la solution consistait à opérer une retraite rapide. Et il devait agir d’autant plus vite que, en cet
instant, il savait ne pouvoir compter sur personne. Et surtout pas sur lui-même.
Oui, décidément, il fallait sortir d’ici tout de suite, avant de commettre une nouvelle erreur. Les
départs précipités n’étaient pas dans ses habitudes mais, en l’occurrence, celui qu’il allait effectuer
restait la dernière manœuvre sensée encore en son pouvoir.
Il ramassa son plastron qu’il réduisit en boule au creux de sa main avant de le fourrer avec
négligence dans sa poche.
— Le mieux qu’il me reste à faire, madame, dit-il alors en arquant un sourcil dédaigneux, est de
vous souhaiter une bonne journée.
Constance voulait se lever, mais elle savait que ses jambes tremblantes ne la porteraient pas.
Elle secoua ses jupons chiffonnés. Ses lèvres, elle le sentait, étaient gonflées, son sexe palpitait et
ses cuisses lui faisaient mal. Mortifiée, elle ne parvenait absolument pas à comprendre comment elle
avait pu se laisser aller ainsi.
Pour la première fois, elle n’était plus, aux yeux d’un homme, la femme respectable qu’elle avait
toujours été.
Eté ou cru être ?
Se connaissait-elle donc si peu ?
A vrai dire, elle se sentait complètement perdue. Pourquoi Troy manifestait-il tant de hâte à partir ?
Sa hâte signifiait-elle qu’il se sentait aussi coupable qu’elle ?
Elle songea à Annalisa. L’existence qu’avait menée sa sœur lui apparaissait maintenant dans toute sa
crudité, et cette prise de conscience lui faisait l’effet d’une gifle. Le dégoût, la fatigue, la confusion lui
firent monter les larmes aux yeux. Elle battit des paupières en détournant vivement la tête pour que Troy
ne voie pas son émoi. Subir ses questions et écouter ses récriminations auraient été au-dessus de ses
forces.
L’instant d’après, heureusement, la porte d’entrée claqua. Il était parti, emportant avec lui le
sentiment d’irréalité et d’étrangeté qu’il avait apporté en arrivant et qui avait régné depuis dans cette
maison. Elle frissonna. Après ce qui venait de se passer, impossible de continuer à prétendre qu’elle
vivait, par procuration, l’existence de sa jumelle.
— Bonne journée à vous aussi, monsieur, lança-t-elle dans le silence du salon.
A présent, elle mourait de froid.
Elle se leva et, en chancelant, alla verrouiller la porte avant de se diriger vers l’escalier.
Arrivée dans la chambre d’Annalisa, elle se coula dans le lit de sa sœur et remonta la couverture de
fourrure sur sa tête pour ne pas voir son reflet dans le miroir. Celui d’une femme à terre. Et complètement
insensée.
Chapitre 3

Au chaud sous la fourrure, Constance sombra dans un sommeil lourd. Elle se réveilla tôt, en proie à
une migraine et à une tristesse insondable. Les événements de la veille lui revinrent à la mémoire comme
un mauvais rêve. Les images se bousculaient derrière ses paupières closes, lui arrachant des soupirs
contrits mais aussi parfois, à sa grande honte, profondément langoureux.
Elle repoussa la couverture et se força à se lever. A partir de maintenant, décida-t-elle, elle ne
devait plus réfléchir qu’à des questions matérielles et s’adonner à des tâches absorbantes qui
l’empêcheraient de penser. Ensuite, quand il se serait passé un peu de temps, elle pourrait songer plus
clairement à ce qui était arrivé.
Ou l’oublier.
Les journées suivantes furent donc consacrées à mettre de l’ordre dans la maison et à trier les
affaires d’Annalisa.
Elle fut surprise par tout ce que possédait sa sœur : trois services de vaisselle de vingt-quatre
pièces chacun, un vaste placard rempli de verres et de carafes en cristal, une cave regorgeant de vins et
de champagnes français…
Elle remplit des caisses, frotta les sols, dépoussiéra les meubles avant de les faire briller, nettoya
les vitres au vinaigre… et sombra chaque soir dans un sommeil agité. Chaque matin, elle en sortait hantée
par deux démons jumeaux : la culpabilité et le désir.
Après quatre jours à ce rythme effréné, force lui fut d’admettre sa défaite : impossible de ne pas
songer à Troy et à ce qu’il s’était passé entre eux ! Ne restait qu’une solution : sortir de cette maison au
plus vite et aller marcher jusqu’à ce que ses idées deviennent plus claires.
Ignorant les tenues excentriques d’Annalisa, elle retrouva ses dessous de lin blanc et ses bas de
coton. Sur la robe verte en mousseline sans décolleté qu’elle avait confectionnée elle-même, elle noua un
foulard blanc. Avec sa taille haute, ses manches amples resserrées aux poignets et son ourlet simple, le
vêtement n’était plus à la mode, pas plus que les bottines de chevreau sans recherche. L’idée ne l’effleura
toutefois pas d’emprunter l’une des robes de soie d’Annalisa ou l’un de ses innombrables accessoires.
Pourtant, armoires et commodes regorgeaient de chapeaux, de gants et d’étoles.
Un quart d’heure plus tard, elle jeta son châle préféré sur ses épaules, recouvrit son chapeau de
paille d’un voile très fin qu’elle noua sous son menton et quitta la maison de la rue du Croissant de Lune.
Sans hésiter, elle se dirigea vers Hyde Park.
Bien qu’il soit encore tôt, on s’affairait déjà dans les rues. Un chariot de lait cahotait sur les pavés
dans un bruyant cliquetis de seaux. Des servantes, leur livrée protégée d’un tablier de cuir, balayaient le
porche des maisons, lustraient les heurtoirs et nettoyaient les grattoirs pour chaussures.
Dès qu’elle eut passé la grille du parc, Constance s’absorba dans ses pensées en laissant ses pas la
mener au hasard des jolis sentiers.
Des images d’elle-même, complètement abandonnée et criant de plaisir parce qu’un inconnu lui
faisait l’amour, l’assaillirent et la firent rougir violemment.
Comment avait-elle pu ?
Car non seulement elle avait pu, mais elle avait retiré de son aventure avec Troy un immense plaisir.
Et cela la choquait plus que tout le reste.
Elle s’assit à l’ombre d’un grand arbre et fixa la rivière Serpentine sans la voir.
Bien sûr, le luxe inouï de la maison, la soie et le satin, les coussins de velours, sans parler de la
présence presque tangible de La Perla elle-même, tout avait contribué à l’immerger dans une atmosphère
saturée d’érotisme. Néanmoins, sans cet homme si particulier, jamais elle ne serait abandonnée de la
sorte.
Troy… Quelque chose, en lui, l’avait forcée à balayer ses réticences, l’avait excitée follement, la
rendant plus que téméraire.
Oui, aussi incroyable que cela lui semblât, elle savait que lui seul avait provoqué en elle cette
flambée de désir.
Troy. Troy qui ? Troy quoi ? Diplomate, avait-il dit. Donc mal placé pour se commettre avec des
courtisanes. Malgré cela, il était venu dans la rue du Croissant de Lune et lui avait proposé une somme
d’argent exorbitante. Pourquoi ? Pour jouer, lui aussi, au téméraire ?
Quoi qu’il en soit, il avait, comme elle, cédé à l’attirance presque viscérale qui était immédiatement
née entre eux…
Avec un soupir las, elle quitta sa place et rejoignit le sentier. Puisqu’elle ne devait plus le revoir,
mieux valait oublier leur instant de folie et se concentrer sur ce qu’elle était venue faire à Londres :
vendre la maison d’Annalisa et régler ses affaires.
Elle quitta le parc et s’engagea vers Piccadilly pour y faire ses courses.
Lorsqu’elle eut terminé ses achats, elle avait mal à la tête et se sentait épuisée. Tout à sa hâte de
rentrer, elle parcourut les quelques mètres la séparant encore de la demeure d’Annalisa sans remarquer
l’homme qui attendait sur le pas de la porte. Quand elle le heurta, elle releva brusquement la tête et resta
pétrifiée.
La veste de son habit flattait son torse musclé tandis que son pantalon de daim mettait en valeur ses
longues jambes parfaites. Sa cravate blanche rehaussait son teint mat et faisait ressortir ses pommettes
hautes. Des bottines de cuir complétaient élégamment sa tenue.
Son cœur fit un bond.
— Troy ! s’exclama-t-elle en laissant, malgré elle, libre cours à sa joie.
Il tendit la main dans sa direction comme s’il craignait de la voir perdre l’équilibre. Bien que très
furtif, le contact fut néanmoins suffisant pour l’enflammer dans la seconde.

* * *

Cela faisait quatre jours que Troy s’efforçait de mettre un terme à la folie qui l’avait saisi. Quatre
jours qu’il revivait en pensée ses ébats avec La Perla, relevant chaque moment où il aurait dû tout arrêter
et partir. Quatre jours à s’étonner qu’elle ait à ce point échoué à lui soutirer son argent, quatre jours à
tenter de justifier à ses propres yeux la grossièreté dont il avait fait preuve à son égard. Et quatre nuits à
revivre, dans les moindres détails, leur étreinte fusionnelle, à se réveiller avec le désir fou de prendre
cette courtisane encore et encore, et à se battre contre son envie de retourner dans cette maison pour
satisfaire le désir effréné qui le mettait au supplice.
Quatre jours, enfin, à tenter de composer l’argumentaire qui lui donnerait la force de résister à son
charme. En vain. Absolument toutes ses tentatives avaient échoué. Pourtant, le mode de vie même de La
Perla aurait dû suffire pour qu’il la méprise, mais cela ne fonctionnait pas non plus. Un lien intangible
s’était à l’évidence établi entre eux, qui expliquait le besoin déraisonnable qu’il avait d’elle.
Oui, à quelques jours de son départ pour l’Italie, il devait reconnaître sa défaite et se résoudre à la
seule solution qui lui restait : ignorer sa fascination pour La Perla, mobiliser toute sa raison, remplir la
mission que lui avait confiée l’ambassadeur et refouler ses élans avant de quitter Londres au plus vite.
Il recula autant que le lui permettait le petit espace devant la porte et prit appui contre la rampe.
— Troy…, répéta alors La Perla d’une voix à peine audible.
Il avait les sourcils froncés. De colère ? En tout cas, il semblait fatigué et les larges cernes qui
soulignaient ses yeux le faisaient paraître plus âgé. Et plus inaccessible.
— Je dois vous parler, déclara-t-il tout en remarquant le voile qui protégeait son petit chapeau.
Le panier à provisions et la tenue peu seyante ajoutèrent à son étonnement. Il fut pris d’un doute…
qui ne dura pas. Pour La Perla, il ne s’agissait évidemment que d’un déguisement. Après tout, les
courtisanes aussi protégeaient leur vie privée lorsqu’elles sortaient en public.

* * *

D’une main tremblante, Constance introduisit la clé dans la serrure. C’était le moment ou jamais,
l’occasion rêvée de s’expliquer enfin avec Troy. Car il était là, sur le seuil de sa porte. De la porte
d’Annalisa. Et il était si…
Elle se redressa. Ah non ! Pas question de s’arrêter de nouveau sur sa séduction. Du reste, quelle
que soit la raison de sa présence ici, son expression n’était guère engageante.
Elle tourna la clé.
— Entrez, dit-elle, revenant, comme lui, au vouvoiement.
Il eut un léger flottement. Cette imperceptible hésitation le prit au dépourvu, mais il se fustigea
aussitôt. Il irait jusqu’au bout de sa mission, après quoi il s’éloignerait de cette femme pour toujours.
— Si vous voulez bien patienter cinq minutes, je vais nous faire du thé, proposa-t-elle en lui ouvrant
la porte du salon rose, avant de s’éloigner.
Cette diversion qui allait lui permettre de s’isoler, se reprendre, calmer les battements effrénés de
son cœur et surtout mettre ses idées au clair, lui était indispensable.
Elle se dirigea vers la porte capitonnée au fond du couloir et descendit les marches menant dans la
cuisine. C’était le seul endroit de la maison où elle était parvenue à se sentir chez elle.
Là, elle prit la bouilloire en fer et alla vers la pompe à eau. Il y en avait deux dans la maison ;
l’autre se trouvait dans la très moderne salle de bains. Constance s’en émerveilla une fois encore. De
l’eau à volonté ! Quel luxe inouï ! Elle posa la bouilloire sur le fourneau et ouvrit le placard. Comme elle
disposait les tasses en porcelaine de Chine sur le plateau d’argent, un bruit de pas l’avertit de l’arrivée
de Troy.
— Le thé vient de finir d’infuser, annonça-t-elle en saisissant le plateau avant de se tourner vers son
hôte inattendu.
Peu désireux de retourner dans le salon rose trop chargé — déjà — de souvenirs, il l’arrêta d’un
geste.
— Buvons-le plutôt ici.
— Si vous préférez…, répondit-elle en posant le plateau sur la grande table.
Il s’assit en face d’elle et recula son siège pour donner davantage de place à ses longues jambes.
Constance posa une tasse devant lui, apprit sans surprise, lorsqu’elle lui posa la question, qu’il
buvait son thé sans sucre, versa un peu de lait dans le sien et s’installa sur une chaise. Loin de paraître
déplacé dans cet environnement simple, Troy s’y sentait manifestement à l’aise, au point que la scène en
devenait presque familière. Elle en resta abasourdie. La vérité — qu’elle avait été incapable de regarder
en face jusqu’à maintenant — lui apparaissait dans toute son évidence. Ce n’était pas juste du désir
qu’elle éprouvait pour cet homme, mais une profonde attirance, d’autant plus surprenante qu’elle lui
semblait normale. En d’autres circonstances, comprit-elle alors, une relation extraordinaire aurait pu
s’établir entre eux.
En de tout autres circonstances.

* * *

Troy regarda son thé sans même faire mine de vouloir le boire. Il savait La Perla nerveuse rien qu’à
sa façon de serrer sa tasse entre ses mains.
Elle paraissait singulièrement plus jeune, aujourd’hui, avec sa chevelure sagement retenue en un
lourd chignon sur la nuque. Quant à sa peau, elle n’avait vraiment pas le moindre défaut. Il se demanda
combien d’hommes l’avaient touchée depuis que lui-même l’avait fait. Combien avaient pris son corps ?
Combien avaient eu le droit de goûter ses lèvres ? En lui, la répulsion le disputait à un sentiment
ressemblant à s’y méprendre à de la jalousie.
Il repoussa son siège, se leva, alla s’adosser au manteau de bois de la cheminée et parla sans détour.
— Lorsque je suis venu ici il y a quatre jours, je ne vous ai pas tout dit. Je suis bien le baron
d’Ettrick, mais aussi l’actuel attaché d’ambassade de Grande-Bretagne en Italie. Or, l’ambassadeur en
place là-bas est lord Wheetley Montague.
Il marqua un temps. Constance le regardait, attendant la suite.
— Pour être plus clair, madame, reprit-il alors avec une pointe d’exaspération, je suis venu ici pour
affaires. Mais pas de celles que l’on traite d’habitude en ce lieu. Je précise également que je n’avais pas
l’intention de vous payer pour vos services.
— Compte tenu de la somme énorme que vous m’offriez, répondit Constance en arquant les sourcils,
vous n’avez pu croire une seule seconde que je vous prenais au sérieux…
— Mille, lança-t-il. C’est le tarif habituel pour une nuit. Je me suis renseigné auprès de… d’un
habitué du lieu.
— Mon Dieu, vraiment ? Mille livres !
Annalisa lui avait dit à plusieurs reprises qu’elle était fière de sa renommée, mais sans jamais
aborder le sujet de l’argent. De son côté, elle avait soigneusement contourné le sujet.
— Mille guinées, corrigea Troy tout en suivant, sur les joues rougissantes de la courtisane, la
progression de son trouble.
Il y avait comme un voile de larmes dans ces irrésistibles yeux marron en amande. Et un chagrin
authentique. Alors, en dépit de sa ferme résolution de régler l’affaire au plus vite et de partir, il ne put
s’empêcher d’ajouter :
— De toute façon, le montant n’a aucune importance. Seule compte vraiment la raison profonde de
ma présence ici.
— Et quelle est-elle ?
Quittant sa place contre la cheminée, Troy retrouva son siège. Il serait mieux là pour observer La
Perla. Elle était si différente ! Son parfum aussi avait changé. Il n’était plus lourd et capiteux comme la
dernière fois, mais fruité et fleuri.
Il lui montait néanmoins à la tête de la même façon…
Qu’attends-tu pour conclure ? s’invectiva-t-il sans douceur. Va jusqu’au bout ! Parle !
— Je suis venu vous dire que votre petit jeu était terminé, madame. Que vous étiez démasquée.
Elle n’eut pas l’air troublée. Sans doute s’attendait-elle à cette mise au point.
— Quel jeu ? Si vous parlez de l’argent, vous savez très bien que je n’ai jamais eu l’int…
— Je parle du jeu que vous avez joué avec Philip Montague.
— Qui ?
— Philip Montague, le fils aîné de lord Montague…
— … Ambassadeur de Grande-Bretagne en Italie, oui, vous me l’avez déjà dit. Seulement, je ne
connais personne de ce nom. Ni lord ni Philip.
— Pour l’amour du ciel, cessez de mentir ! Vous avez promis à Philip de lui prouver votre amour en
vous abstenant de toute relation avec un autre homme pendant six mois au terme desquels vous pourriez
vous marier. Mais à présent, madame, votre duplicité ne fait aucun doute. En arrivant ici, l’autre jour, je
pensais que vous accepteriez immédiatement mon offre de prix et que cela suffirait à vous confondre.
Mais vous en avez décidé autrement en vous montrant particulièrement… chaleureuse, et j’ai…
Il s’interrompit, fit de la main un geste agacé, puis reprit :
— Peu importe. A présent que je vous ai déjouée, vous allez immédiatement libérer de son
engagement ce jeune homme que vous avez berné !
Constance prit sa tasse, mais sa main tremblait si fort que du thé déborda et coula dans la soucoupe.
— Je ne comprends pas, balbutia-t-elle en levant vers Troy un regard empli de désarroi. Vous
pensez que j’ai… Vous dites que ce garçon… ce… Comment s’appelle-t-il ?
— Philip, répondit sèchement Troy. Vous le savez fort bien.
Elle fronça fortement les sourcils. Annalisa n’avait jamais mentionné ce Philip. Ne l’aurait-elle pas
fait, si elle avait été engagée avec lui dans une relation sérieuse ? Comment en être sûre ? Elle était alors
si malade… Ce garçon, ce pauvre garçon avait donc perdu son temps à attendre et à espérer pour rien.
— Il va falloir lui expliquer…, murmura-t-elle pour elle-même.
— En effet, assena Troy sans dissimuler sa satisfaction. Vous devez lui apprendre que vous avez
changé d’avis. Ce n’est évidemment pas dans votre intérêt que j’agis ainsi, mais dans le sien. D’ailleurs,
soyez sûre que, s’il le faut, je l’informerai moi-même de ce qui… nous est… arrivé.
Blessée, Constance voulut se lever, mais ses jambes tremblaient trop.
— « Ce qui nous est arrivé », comme vous dites, n’a rien à voir la terrible déception de ce pauvre
jeune homme !
— Madame ! Vous ne voyez donc pas que…
— Non, c’est vous qui ne voyez pas ! Je ne suis pas La Perla !
Troy resta d’abord assommé, incapable de proférer un son.
Puis il balbutia :
— Qu… quoi ?
— Ce n’est pas moi qui suis fiancée à ce Philip Montague.
— Ce n’est pas vous ?
Il la fixait toujours, les yeux arrondis par la stupéfaction, incapable de faire autre chose que répéter
ce qu’elle disait. Il essaya de reprendre ses esprits, en pure perte. Ce qu’il venait d’apprendre était si
extravagant ! Cette femme n’était pas La Perla ! Mais alors, que signifiaient cette maison, cette tenue dans
laquelle elle l’avait reçu ?
— Si vous n’êtes pas La Perla, qui diable êtes-vous donc ?
Chapitre 4

— Je m’appelle Constance. Constance Millburn. Annalisa — La Perla — était ma jumelle. Elle est
morte il y a un mois. Lorsqu’elle est venue sonner à ma porte, elle savait déjà ses jours comptés, et je
jure qu’elle n’a jamais évoqué un quelconque Philip devant moi. Cela signifie donc que si elle avait
promis le mariage au fils de votre ami, elle n’avait pas l’intention de tenir son engagement.
— La Perla est morte…
Lentement, très lentement, Troy commençait à saisir la portée de ce qu’il venait d’apprendre.
— Vous n’êtes donc pas une… une…
— Je suis la veuve d’un pasteur de campagne. Jamais je n’ai eu l’intention de prendre votre argent.
Dieu du ciel ! La somme finale que vous avez proposée était si extravagante ! Comment avez-vous pu
penser un seul instant que je vous prendrais au sérieux ?
— Vous trouvez peut-être cette somme extravagante, mais elle n’est rien comparée à ce que vous…
à ce que La Perla aurait extorqué à Philip Montague, une fois mariée avec lui, répondit Troy sans détour.
Elle aurait eu tôt fait de le saigner à blanc. Je suis mieux placé que quiconque pour le savoir.
— Que voulez-vous dire ?
Il haussa les épaules.
— Cela n’a pas d’importance.
— Il me semble au contraire que vous faites de toute cette affaire une histoire personnelle, reprit
Constance sur un ton plus décidé. Est-ce que je me trompe ?
Il eut un sourire amer.
— Non. Et puisque vous insistez, sachez que lorsque j’avais, comme Philip Montague, dix-neuf ans
et encore toutes mes illusions, une femme aussi persuasive que votre sœur m’a envoûté. Je pensais
qu’elle m’aimait, mais j’ai découvert qu’elle n’aimait que ma fortune.
— Oh…
La confession était inattendue et Constance en fut émue. Elle posa la main sur celle de Troy et la
pressa doucement.
— Je suis désolée. Cela a dû être…
— Dévastateur… et très instructif. Cette horrible expérience a changé ma vie.
— Que s’est-il passé ensuite ?
Il hésita, puis céda de nouveau à l’inexplicable pouvoir qu’elle exerçait sur lui.
— L’histoire est presque banale. La sirène s’appelait Stella Margate. On la surnommait
l’Incomparable Stella. A mes yeux, elle n’était pas seulement belle mais aussi dotée de toutes les
qualités de la terre. Je la trouvais la plus élégante, la plus spirituelle, la plus irrésistible des créatures.
Rappelez-vous que j’avais seulement dix-neuf ans… Elle flattait ma vanité, m’accordait des faveurs
interdites, et cela me suffisait pour croire qu’elle m’aimait et que j’étais moi aussi amoureux.
— L’étiez-vous ?
Constance avait posé sa question sans détour. Il fallait qu’elle sache. Pourquoi ? Elle préférait ne
pas se le demander.
— J’étais surtout son esclave, répondit-il avec la même franchise.
Il marqua un silence et reprit :
— Apparemment, les deux choses ne sont pas si éloignées l’une de l’autre ? puisque j’ai perdu en
même temps mon cœur et ma liberté… Alors que ses demandes d’argent devenaient de plus en plus
pressantes, je me suis mis des œillères et j’ai refusé d’entendre les avertissements de mes amis. Jusqu’à
ce que je me retrouve couvert de dettes, détail que ma maîtresse a superbement ignoré ! Mais lorsque j’ai
été incapable de réunir les fonds nécessaires à l’achat du nouveau collier qu’elle voulait que je lui offre,
elle a très vivement réagi.
— Qu’a-t-elle fait ?
— A deux ans de ma majorité, je me trouvais encore sous l’autorité d’un père assez alerte pour
éloigner la perspective d’hériter rapidement de son titre de baron. Ma délicate bien-aimée n’a pas été
longue à le comprendre, et je n’oublierai jamais son rire moqueur quand j’ai commencé à lui expliquer
que l’amour valait bien plus que le plus beau collier de la terre… A vrai dire, elle a disparu avec une
célérité et une indifférence qui m’ont laissé pantois. Le surlendemain, elle s’affichait déjà avec son
nouveau protecteur… Deux mois plus tard, je quittais l’Angleterre pour me consacrer à ma nouvelle
carrière de diplomate, loin de Londres et de mon bourreau. Ce fut le prix que mon très avisé père fixa en
échange du règlement de mes dettes par ses soins. Son exigence me fut salutaire ; le n’ai jamais regretté
de m’y être plié.
— Je vois…, fit Constance, le cœur serré en songeant aux illusions envolées du jeune Troy. Et je
comprends pourquoi, quand votre ambassadeur vous a demandé de sauver son fils de l’emprise de ma
sœur, vous avez accepté.
— Il était de mon devoir d’empêcher cet innocent de connaître le même destin que moi.
Constance secoua la tête.
— Je suis sûre que ma sœur n’avait pas l’intention de ruiner ce garçon. Elle était atteinte de
consomption et savait qu’elle allait mourir. Sans doute s’en serait-elle séparée en douceur.
— A en juger par le luxe sans pareil régnant dans cette maison, je doute qu’elle ait eu envers les
hommes la considération que vous lui supposez. Cet endroit a coûté une petite fortune.
— J’en ai conscience, et ne croyez pas que je veuille fermer les yeux sur l’évidence. Mais je ne
peux oublier non plus qu’Annalisa a eu une enfance extrêmement tourmentée. Notre mère a toujours eu le
don de choisir les hommes qu’il ne lui fallait pas, et…
Elle s’interrompit un instant puis reprit avec un haussement d’épaules :
— Quand une personne pauvre comme elle l’était dispose d’un physique comme le sien, peut-on
vraiment la blâmer d’en être arrivée là ? Pour ma part, je m’y refuse. Je peux seulement remercier Dieu
de n’avoir pas eu à faire un choix aussi difficile.
— Elle a tout de même su en tirer parti.
— Cela ne l’a pas empêchée de mourir prématurément, répliqua Constance, les yeux pleins de
larmes.
— Je suis désolé.
Il tira un mouchoir de sa poche et lui tamponna doucement les paupières.
— Je suis sincèrement désolé, mon intention n’était pas de vous blesser. Du reste, quoi que l’on
puisse dire à son propos, elle n’en restera pas moins votre sœur pour toujours. Plus que cela même, car
les jumelles sont encore plus proches l’une de l’autre que de simples sœurs.
— Je n’ai appris son existence qu’il y a six mois. En même temps, ajouta Constance avec
mélancolie, j’ai toujours eu le sentiment qu’une partie de moi-même me manquait. Son apparition, un
beau soir, sur le pas de ma porte, a donc été pour moi source d’apaisement.
— Pourquoi avez-vous été séparées ?
— Quand notre père nous a abandonnées, ma mère a repoussé la solution consistant à nous confier à
l’orphelinat. Malheureusement, elle ne pouvait nous garder toutes les deux. Alors, elle m’a fait entrer
dans une famille. Mais le couple qui m’a adoptée a posé comme condition que tous les ponts soient
coupés avec mon passé pourtant si mince. Et jamais, par la suite, ils ne m’en ont parlé. Dans le but de me
protéger, je suppose… En tout cas, à l’inverse de ma pauvre maman et de mon infortunée sœur, j’ai vécu
une existence très respectable.
Troy hocha la tête. Cela expliquait l’innocence de ses baisers, sa surprise quand le plaisir était
monté en elle, l’absence totale d’artifice dans son comportement et le fait qu’elle soit si différente des
autres femmes, ce qu’il avait mis tant de mauvaise grâce à reconnaître. Cela expliquait aussi la perfection
de l’instant où leurs corps s’étaient unis et qu’il n’avait jamais connue auparavant. Oui, cela expliquait
beaucoup de choses.
Pas tout, cependant.
— Pourquoi avez-vous… Enfin… Je ne comprends pas ce qui vous est passé par la tête. Je veux
dire… la raison pour laquelle vous avez décidé de jouer ce rôle.
Constance plia son mouchoir qu’elle avait gardé à la main en deux. En quatre. Puis en huit.
— Je ne sais pas. C’est compliqué…
Il eut un grand rire. Très masculin. Un rire de gorge. Celui d’un homme que le soulagement rendait
presque euphorique. Elle n’était pas La Perla. Elle était Constance Millburn, la veuve d’un vicaire de
campagne, aussi confuse que lui de ce qui s’était passé. Et elle était surtout, en quinze ans, la première
femme dans les bras de laquelle il s’était senti aussi… le mot lui échappait. Ce mot était pourtant très
important, plein d’une signification profonde. Constance n’était pas une courtisane. Que le ciel en soit
remercié !
Bien sûr, il était désolé pour le jeune Philip Montague mais, à vrai dire, il ne l’avait jamais
personnellement rencontré. Le temps guérirait ses blessures et lui apprendrait aussi qu’il avait finalement
eu beaucoup de chance que cette aventure se termine avant qu’il ne soit trop tard.
— Si vous pouviez quand même essayer de m’expliquer…, insista-t-il en prenant la main de
Constance. J’aimerais sincèrement comprendre.
Elle posa son mouchoir sur la table. Il avait la main chaude, et si grande qu’elle recouvrait
complètement la sienne. Son contact fit courir un délicieux frisson dans son dos.
— Je ne sais pas si je peux, répondit-elle en baissant les yeux.
Elle tremblait tant qu’il comprit immédiatement que ce qui s’était passé entre eux avait été important
pour elle. Autant que pour lui. Et que l’argent n’y tenait aucune place.
— Constance…, dit-il pour la première fois en prenant un plaisir évident à prononcer son prénom.
Je vous en prie, expliquez-moi.
Tout en parlant, il lui avait glissé derrière l’oreille une petite mèche échappée de son chignon. Elle
tressaillit à son contact comme s’il avait fait jaillir une étincelle. Son désarroi était aussi intense que lors
de leur première rencontre. Davantage même car, dans le décor tout simple de la cuisine et vêtue de ses
propres vêtements, elle ne pouvait plus se réfugier derrière l’excuse de jouer le rôle de sa jumelle.
Il était également de plus en plus évident qu’elle avait envie de lui. Et lui aussi avait envie d’elle.
Ses pupilles dilatées et sa respiration oppressée le prouvaient. Quant à connaître la nature exacte de ce
qui les poussait l’un vers l’autre, c’était impossible. Comme il était impossible de deviner où tout cela
les mènerait. Quoi qu’il en soit, leur étrange aventure méritait que toute la vérité soit dite.
Elle hésita pendant un moment, puis se lança.
— Comme j’ai commencé à vous l’expliquer tout à l’heure, je n’ai jamais connu ma jumelle. J’ai été
élevée à la campagne et j’ai eu une existence très protégée. Fille obéissante pendant mes dix-neuf
premières années, épouse obéissante pendant les cinq suivantes et, depuis l’année dernière, veuve
vertueuse.
— Aimiez-vous votre mari ? demanda Troy sans ambages.
— Non, dit-elle en détournant légèrement la tête. Mais… j’ai essayé de l’apprécier car tout le
monde, dans mon entourage, s’accordait à dire que j’avais fait un bon mariage. Bien qu’il eût presque
trente ans de plus que moi, il voulait quand même un héritier.
Après s’être mordillé la lèvre, elle ajouta :
— Mais nous n’avons pas eu ce bonheur.
Le rouge envahit ses joues tandis qu’elle poursuivait :
— Mon mari n’était pas un homme très passionné, et je n’ai pas connu avec lui le plaisir tel que
nous… que je… Annalisa y avait fait allusion au cours de ses confidences, et je me posais beaucoup de
questions à ce sujet. En découvrant ses tenues osées et son fabuleux collier de perles, j’avoue avoir laissé
dériver mon imagination. C’est alors que vous êtes apparu comme… comme si mes rêveries avaient pris
corps à travers vous. Ne riez pas…
— Je n’ai aucune envie de rire, Constance. Je me sens, à vrai dire, extrêmement flatté. Plus que
flatté, même.
C’était vrai. Aussi ridicule que cela puisse paraître, Troy se sentait merveilleusement heureux
d’avoir été le premier homme à lui faire découvrir le plaisir, et sa révélation — presque une confession
— le faisait exulter tant il la sentait vraie.
Le désir monta en lui. A quoi bon, se dit-il en se trouvant un peu ridicule, puisqu’il n’avait aucune
intention d’aller plus loin ?
Il se força à lâcher le bras de Constance et à se lever pour retourner s’adosser à la cheminée afin
d’échapper au parfum qui l’enivrait, pour rendre tout nouveau contact impossible.
— Comment votre sœur vous a-t-elle retrouvée après toutes ces années ?
— Avant de mourir, ma mère lui avait révélé mon existence. Mais ma vie de femme mariée était si
différente de la sienne qu’elle n’a pas osé me contacter. Elle craignait trop, m’a-t-elle confié, de
m’embarrasser. Peu de temps après le décès de mon mari, elle est tombée malade. C’est cela qui l’a
décidée à venir me voir. J’en ai été si heureuse, Troy ! Que n’était-elle entrée plus tôt dans ma vie ! Je
l’ai soignée, dorlotée. Elle m’a parlé de maman et du peu qu’elle savait de notre père. Sur son existence à
Londres, elle s’est montrée en revanche beaucoup moins diserte. Je pense qu’elle en était un peu
honteuse, ou peut-être craignait-elle que ce soit moi qui le sois. Quand vous êtes arrivé, je m’étais déjà
habillée, coiffée, parée comme elle pour imaginer plus facilement ce qu’avait pu être son existence. Le
fait que vous m’ayez prise pour elle m’a poussée à continuer. Je me suis prise à mon propre jeu. Ensuite,
j’ai été curieuse de voir la somme que vous étiez prêt à débourser pour moi, enfin… pour ma sœur. Et
finalement, je… je ne comprends pas ce qui s’est passé mais… à un moment, j’ai senti qu’il était trop
tard, que je ne pouvais… plus m’arrêter.
Sa voix était devenue un murmure, mais elle poursuivit courageusement sans pouvoir toutefois se
résoudre à affronter son regard qui ne la quittait pas.
— Bien que tout ait commencé pour moi, dans cette maison encore vibrante de la présence de ma
jumelle, comme un jeu étrange consistant à devenir elle, j’ai très vite cessé, à votre contact, d’être le fruit
de cette illusion. Je suis au contraire devenue moi-même comme je ne l’avais jamais été auparavant.
Quelque chose de si insolite passait entre nous ! Un sentiment trop fort pour que je puisse l’ignorer même
si, aujourd’hui encore, je ne parviens toujours pas à le qualifier.
— Ce n’est pas le plus important, Constance. Ce qui compte, c’est que, de mon côté, j’aie ressenti la
même émotion et que je ne puisse l’expliquer mieux que vous. Oui, oubliant ce qui m’avait amené dans
cette maison, je me suis également laissé prendre à mon jeu. Pourtant, je n’ignorais pas que vous… Que
votre sœur était une… Mais cela n’a pas suffi à me retenir. Pas plus que de penser que vous vous
moquiez de moi et essayiez juste de faire monter le prix de vos services.
— Je ne faisais pas semblant, Troy. Quand nous… Quand j’ai… Ce n’était pas de la comédie.
— J’en étais parfaitement conscient, ce qui ne m’a pas empêché de tout faire pour me persuader du
contraire. De mon côté non plus je ne faisais pas semblant, Constance. J’étais pris… incapable de me
soustraire à votre emprise.
Il marqua un arrêt, éberlué par sa confession car, s’il était d’un naturel franc, il ne se livrait jamais
aux confidences.
Puis il revint s’asseoir en face d’elle et reprit en souriant :
— Quelque chose en vous me fait agir et m’exprimer d’une façon telle que je me reconnais à
peine…
Constance resta stupéfaite. C’était la première fois qu’elle surprenait Troy en train de sourire ainsi,
qu’elle voyait son regard s’illuminer de l’intérieur. Cela lui causa un tel plaisir qu’elle sentit son propre
regard se mettre à briller aussi et son sourire devenir intensément sensuel lorsqu’il suivit du bout de
l’index le contour de ses lèvres.
Une impression d’extraordinaire légèreté la saisit alors et l’enveloppa. Tout cela parce qu’elle avait
pu s’exprimer en totale liberté devant lui, parce qu’il lui avait répondu de la même manière, et que la
vérité régnait à présent entre eux. Oui, voilà pourquoi elle se sentait aussi délicieusement bien.
— Vous n’êtes pas fâché ?
Il lui prit la main et resta un instant émerveillé par la façon toute naturelle dont leurs doigts se
mêlèrent.
— Fâché, moi ? Sûrement pas !
Les sourcils légèrement froncés, il secoua la tête.
— Néanmoins, j’ai beau chercher, je ne trouve pas le mot qui qualifierait mon état d’esprit.
Il se sentait presque perdu. Cette fois, le diplomate s’était vraiment effacé devant l’être humain
désireux de se livrer sans la moindre arrière-pensée.
— En tout cas, je réalise que votre confession me rend insupportable l’idée de… d’en rester là avec
vous.
— Sachez que cette idée m’est tout aussi pénible.
L’aveu de Constance fut pour lui un authentique ravissement et lui fit immédiatement venir à l’esprit
des scènes brûlantes… mais impossibles. Son départ pour l’Italie n’était plus qu’une question de jours.
Or, cette femme était différente, et une brève liaison serait aussi insatisfaisante pour elle que pour lui.
C’était pourtant tout ce qu’il pouvait lui offrir. Aussi s’efforça-t-il de ne pas écouter la petite voix qui
essayait de le convaincre que cela vaudrait mieux que rien, et qu’il ne récolterait que des regrets s’il la
quittait purement et simplement.
— Qu’allez-vous faire à présent ? demanda-t-il dans l’espoir que la réponse de Constance l’aiderait
à prendre sa propre décision.
— Je ne sais pas exactement. Pour commencer, vendre la maison. Mais il y a tant d’affaires ici que
je ne vois pas du tout ce que je vais pouvoir en faire. Sans parler des bijoux… Je n’ai pas besoin de tout
cela. Et, de toute façon, je n’en veux pas.
— Si vous voulez accomplir quelque chose à la mémoire de votre sœur, offrez-les à un organisme
de charité.
— Certainement pas. Ces organismes n’ont de charitable que le nom. Les femmes qui y trouvent
refuge y sont le plus souvent méprisées et mal traitées. Je ne suis pas en train de fermer les yeux sur
l’existence que menait Annalisa, mais tout le monde sait que certaines femmes sont obligées de vendre
leurs charmes pour survivre. Tout n’est pas entièrement leur faute.
— Dans ce cas, trouvez un organisme plus compréhensif.
— Pourquoi pas ? Ce n’est pas exclu. Jusqu’à présent, je n’ai guère eu le loisir de songer à tout
cela.
— En tout cas, ne distribuez pas tout. Gardez quelques affaires pour vous. Annalisa aurait sûrement
voulu que, grâce à elle, vous connaissiez un meilleur train de vie.
Constance parut songeuse.
— Ma jumelle… Elle était une partie de moi que je ne connais pas et ne connaîtrai sans doute
jamais.
Il lui effleura doucement la main de ses lèvres et elle frissonna tant celles-ci étaient douces et
chaudes.
— Lui ressemblez-vous ? demanda-t-il.
— Il y a un portrait d’elle au premier. Je peux vous le montrer, si vous voulez.
Comme il acquiesçait de la tête, elle lui ouvrit le chemin et le précéda dans l’escalier. Il essaya de
ne pas observer sa taille de guêpe, la courbe délicieuse de son dos, et l’ondulation de ses hanches chaque
fois qu’elle gravissait une marche. Le bas de ses reins lui rappela très vite des images de leur courte
passion, et il sentit son sexe se durcir. Son désir se faisait d’autant plus exigeant qu’il savait maintenant
que Constance n’était pas une professionnelle. Le trouble et le désir qui émanaient d’elle étaient
authentiques. Quant à la certitude d’avoir été celui qui l’avait menée à l’extase, elle l’excitait plus qu’il
n’aurait su dire.
Le portrait était suspendu au-dessus de la cheminée. Il l’étudia attentivement. La Perla le fixait,
hautement séductrice et délibérément provocante. Ses yeux marron en amande étaient les mêmes que ceux
de Constance. Sa chevelure aussi. Sa bouche…
— Elle est très belle, mais pas autant que vous.
— Troy… Nous étions jumelles.
Il persista, sûr de lui, en lui caressant la lèvre inférieure du bout du pouce.
— Pas pour moi. Votre bouche est différente. Sa courbe est plus douce. Et quand vous souriez, vous
avez une fossette… juste là.
Il avait arrêté son pouce sur sa joue. Constance essaya de se concentrer sur ce qu’il disait, mais des
frissons parcouraient sa colonne vertébrale et son cœur cognait.
— Elle avait une silhouette plus… pleine que moi, remarqua-t-elle d’une voix étrangement basse.
— Votre silhouette est parfaite, repartit-il en glissant la main sur sa nuque.
Ses doigts se perdirent dans les plis de son foulard et descendirent le long de sa gorge. Les seins de
Constance se soulevaient de manière saccadée, exprimant son trouble. Sa propre respiration s’accéléra.
— Votre poitrine aussi est parfaite. Regardez, elle semble faite pour mes mains.
Pour mieux le lui prouver, il prit ses seins au creux de ses paumes.
Agir de la sorte était stupide, il ne le savait que trop, mais arrêter maintenant était au-dessus de ses
forces.
Comme si elle voulait l’aider à résister, Constance s’écarta soudain de lui et ouvrit la porte de la
penderie à côté d’elle.
— Regardez tout ce que possédait ma sœur. Je n’ai vraiment pas la moindre idée de ce que je vais
pouvoir faire de tout cela…
La diversion était de taille. Constance ne s’arrêta cependant pas là. Elle ouvrit un tiroir, en extirpa
des étoles, des paires de gants, des écharpes, des bas et, des deux mains, envoya le tout valser autour
d’elle, essayant d’évacuer ainsi son trouble et son désir.
— Comment voulez-vous que je porte des choses pareilles ?
Soies, dentelles et broderies gisaient à ses pieds. Attrapant une nouvelle brassée d’affaires, elle
lança tout vers le plafond.
— Et ces bas de toutes les couleurs… verts, noirs, rouges…
— Ceux que vous portiez l’autre jour étaient noirs, remarqua-t-il calmement en ramassant l’une des
paires qui jonchaient le sol. Et vos jarretières, rouges.
— C’est vrai, dit-elle, un peu dégrisée.
Ses idées, elle le sentait, étaient embrouillées, mais comment garder la tête froide alors qu’il la
couvait ainsi du regard ? Elle posa la main sur son foulard et, à la recherche d’une fraîcheur illusoire, le
déplaça de quelques centimètres.
— Aujourd’hui, mes bas sont blancs, ajouta-t-elle, obéissant à un automatisme stupide qu’elle
regretta aussitôt.
Avait-elle perdu la raison ? Pourquoi avoir dit cela ?
— Le noir, le rouge et le blanc…, murmura-t-il en jetant un coup d’œil aux accessoires épars. Mes
couleurs préférées…
Elle ne répondit pas.
— Voyons un peu ce que contiennent les autres tiroirs, dit-il en approchant de l’armoire.
Il ouvrit celui du milieu.
Une rangée de masques neutres en cuir avec juste deux fentes pour les yeux s’offrit à leur regard.
Constance resta coite. D’autres, en porcelaine, représentaient des créatures fantastiques, presque
démoniaques.
Derrière les masques, une demi-douzaine de fouets.
— Doux Jésus…, murmura-t-elle en rosissant.
Verges, cravaches, chat à neuf queues… Troy les ignora. Il saisit un masque de soie noire incrusté
de pierres, prolongé de plumes, le lui fixa sur le visage et la fit se retourner. Elle sursauta. Qui était cette
créature féline aux yeux brillants qui la regardait dans le miroir ?
— Avec ce masque et vos grands yeux en amande, vous ressemblez à un chat, remarqua-t-il en
commençant à retirer les épingles de son chignon. Un chat splendide.
Sa longue chevelure se déroula telle une vague rousse. Il y plongea les doigts, puis lui dénuda
l’épaule avant de se pencher vers elle pour l’embrasser. Fascinée par le contraste entre la peau presque
burinée de Troy et la sienne, d’une blancheur d’albâtre, elle le regarda faire dans le miroir.
Il saisit, dans le tiroir, un fouet au manche doré et lui caressa l’épaule de ses lanières en cuir.
Constance frémit.
— Ce sera l’instrument de ton châtiment si tu m’écorches avec tes griffes…, lui chuchota-t-il. En
même temps, tu n’as pas idée de l’envie que j’ai de sentir ce fouet m’échauffer le dos pendant que je te
prendrai.
Elle frissonna de plus belle. Alors, il lui délaça la robe et lui effleura de nouveau l’épaule avec le
fouet.
— Constance…
La façon dont il prononçait son prénom évoquait quelque chose de brûlant, dangereux et doux
comme le péché. Elle ferma les yeux et se laissa aller en arrière contre sa chaleur, se délectant de la
façon dont le bas de son dos se nichait contre son bas-ventre et son sexe qu’elle sentit se durcir à son
contact.
— Je ne peux me mentir à moi-même une seconde fois…, murmura-t-il en lui embrassant le lobe de
l’oreille. Cette fois, je te le dis : si tu ne m’arrêtes pas, j’irai jusqu’au bout.
Dans le miroir, les yeux de chat étincelèrent derrière le masque. Les seins blancs se teintèrent de
rose. Une vague de chaleur prit naissance dans le ventre de Constance, et se répandit dans des contrées
plus intimes.
— Troy…
Le prénom de cet homme était celui du désir.
— … Et moi, je veux que tu ailles jusqu’au bout, murmura-t-elle en se retournant entre ses bras.
Ses baisers, dont elle se rappelait la douceur, lui semblèrent encore plus suaves. Sa langue la
caressait, ses lèvres cherchaient à savoir. Il prenait son temps, s’abandonnant à ses tendres découvertes.
Bientôt, la robe tomba à terre. Constance se retrouva presque nue sous sa chemise toute simple, dans son
corset sans ornements, ses jambes gainées de coton blanc.
— Tu es d’une beauté renversante, Constance. Irrésistible…
Il lui défit son masque, laissa tomber le fouet qu’il tenait et lui prit les lèvres. Entre eux, la passion
flamba aussitôt, les embrasant. Constance mourait d’envie de faire l’amour avec lui et de voir, cette fois,
chaque partie de son corps. Elle lui retira sa chemise avec une fébrilité qui le fit sourire mais, la seconde
d’après, il l’aidait dans son entreprise avec une hâte valant la sienne. Enfin, il lui ôta sa chemise et ses
bas de coton.

* * *

Qui aurait pu imaginer que le coton blanc puisse être aussi excitant ?
Nu, le sexe dressé, il se tint bientôt devant elle, souriant toujours mais en proie à une nervosité qui
ne lui ressemblait pas. D’ailleurs, rien de ce qu’il vivait avec cette femme ne lui ressemblait. Elle
accaparait toute son attention. Chacun de ses gestes comptait : ses mains qui lui caressaient le cou, le
torse, le ventre, les hanches ; ses doigts qui lui effleuraient le sexe, éprouvant furtivement son érection.
Dieu du ciel ! Jamais il n’avait eu autant envie de faire l’amour !
— Attends, souffla-t-il. Attends… Cette fois, je veux te montrer… Attends…
Il la reprit contre lui, délaça son corset avec un calme qu’il était loin de ressentir, embrassa sa
nuque et le haut de son dos, déposa des baisers le long de sa colonne vertébrale et lui en parsema les
reins, les fesses. Elle ne portait plus maintenant, pour toute parure, que ses bas blancs retenus à mi-
cuisses par des rubans de la même couleur.
Cette femme était une déesse. Elle avait des mamelons roses et durs, une bouche rouge et douce ; ses
longs cheveux étaient ceux d’une fée et son regard celui d’une ensorceleuse.
Il caressa de la main chacune de ses courbes tandis que ses lèvres goûtaient la rondeur de ses seins,
l’extrême finesse de sa taille, le tendre arrondi de ses fesses.
L’entendant gémir quand il s’enhardit à l’intérieur de ses cuisses, il la fit s’étendre au milieu de
leurs vêtements épars. La soie étalée sur le sol et le satin chaud de sa peau l’accueillirent.
Il lui écarta délicatement les jambes, désireux de lui offrir ce que personne ne lui avait offert
auparavant, et de l’adorer comme — il le savait déjà — il ne pourrait jamais en adorer une autre.
— Le moment des baisers que nous évoquions la dernière fois est venu, dit-il d’une voix rauque
avant de se blottir entre ses jambes.
Constance tressaillit vivement, mais il s’y attendait.
— Chuuut ! souffla-t-il pour l’apaiser. Laisse-moi te savourer comme j’en rêve.
Il lui caressa les cuisses, embrassa son ventre. Elle se détendit. Alors, il trouva avec sa langue le
cœur de sa féminité.

* * *

Sa langue, ses doigts la rendaient ivre de plaisir. Il était si doux, si incroyablement délicat ! Quatre
jours plus tôt, elle avait cru atteindre la félicité mais, aujourd’hui, elle accédait à de nouveaux sommets.
Non seulement il la désirait, mais il voulait qu’elle éprouve autant de plaisir que lui. C’était elle qu’il
désirait. Pas une autre. Constance et Troy. Troy et Constance…
Ses caresses se faisaient de plus en plus précises. Elle se sentit devenir brûlante. Il prenait tant et si
bien possession d’elle qu’elle eut vite la sensation d’être incapable de supporter plus longtemps un
plaisir aussi fort. Comme pour la libérer, un irrésistible tourbillon l’emporta aussitôt, la happa. Ses cris
s’élevèrent dans la pièce. Elle appela Troy encore, s’offrant à lui avec un abandon qu’elle n’aurait jamais
pu imaginer.
A présent, il fallait qu’elle le sente en elle. Tout de suite. Son corps ondula contre le sien, elle
s’accrocha à lui, parsemant son torse de baisers et son cou de petites morsures avant de dévorer ses
lèvres.
— Troy… Oh ! Troy, s’il te plaît… !
Il la souleva dans ses bras, se dirigea vers le lit et l’étendit sur la couverture de fourrure. L’espace
d’un instant, il la considéra avec un sentiment d’exaltation absolue avant de la rejoindre. Il lui écarta les
jambes, les enroula autour de sa taille et la pénétra lentement, profondément, savourant, cette fois, chaque
seconde de son avancée, sensible à toutes ses réactions tandis qu’elle l’accueillait en elle. Sa chevelure
sur l’oreiller était d’une douceur soyeuse et son visage d’une beauté incommensurable.
Quand elle se mit à gémir, roulant la tête de droite et de gauche, il s’arrêta, le souffle court, et la
couvrit de baisers passionnés. Puis il reprit doucement son va-et-vient.
Constance n’avait même plus la force d’ouvrir les yeux pour le regarder. Sentant le sexe de Troy
grossir à l’intérieur d’elle, elle enlaça son amant plus fort avec ses bras et ses jambes, s’accorda à son
rythme, savourant le savoir-faire de cet homme qui lui offrait tant de bonheur.
Lorsqu’il accéléra sa cadence, elle le serra éperdument, s’arc-bouta contre lui et le retint de toutes
ses forces. Alors, elle le sentit se libérer en elle en poussant un cri rauque, le corps parcouru d’un long
frémissement.
Chapitre 5

Constance et Troy restèrent soudés, unis l’un à l’autre, pendant de longues secondes.
Troy rompit tout à coup le silence bienheureux qui s’était établi entre eux.
— Je n’aurais pas dû… La prudence est l’un de mes principaux traits de caractère, mais tu l’as
complètement… anéantie.
— Et toi, répliqua Constance avec un rire doux, tu m’as fait perdre tout contrôle. Mais, de toute
façon, je voulais que tu le fasses.
Alors qu’il s’apprêtait à l’embrasser, il sentit, stupéfait, son sexe se durcir de nouveau. Embarrassé,
il se laissa rouler sur le côté.
Constance se blottit immédiatement contre son dos et l’entoura de ses bras. Enfouissant le nez dans
sa nuque, cherchant son odeur et sa chaleur, elle murmura :
— Oh ! Troy, si tu as envie de… le faire encore, j’en serais parfaitement heureuse…
Se retournant, il la saisit et la fit se mettre à califourchon sur lui.
— Tu ressembles au tableau la Naissance de Vénus, dit-il en caressant sa longue chevelure rousse.
Comme elle se penchait vers lui, il surprit leur image dans le miroir qui surplombait le lit. Cette
vision était si érotique que le sang se mit à bouillir dans ses veines.
— Lève les yeux, murmura-t-il tout en la soulevant pour la pénétrer.
Au moment où elle s’exécutait, il prit ses seins dans ses mains, les pétrit et les excita, multipliant
ainsi les sources de son désir. Le spectacle de Constance, que le plaisir gagnait de nouveau, lui arracha
une plainte rauque. Il lui empoigna les hanches pour lui imprimer un rythme plus rapide, haletant et
s’enfonçant plus profondément en elle. Leurs cris s’élevèrent dans la chambre quand ils atteignirent
ensemble le paroxysme du plaisir. Constance retomba sur lui, tremblante, en murmurant son prénom.
Ils s’endormirent l’un contre l’autre.

* * *

A leur réveil, ils se rendirent dans la salle de bains où le jet d’eau chaude se déversa sur eux comme
une cascade naturelle, délassant leurs corps engourdis. Troy enduisit de savon une éponge qu’il passa
délicatement sur le corps de Constance, glissant doucement sur ses formes pleines, s’attardant avec une
indicible langueur entre ses jambes tandis que la mousse caressait sa peau que le plaisir avait rosie.
Un peu plus tard, elle remit le masque à sa demande et ouvrit avec sa langue des chemins de braise
sur son corps jusqu’à ce qu’elle ose le prendre dans sa bouche pour lui offrir, comme il l’avait fait plus
tôt avec elle, un plaisir différent.
Ils sombrèrent de nouveau dans une douce torpeur et se réveillèrent plusieurs heures après. La
lumière du soleil couchant inondait la chambre d’une lueur vermeille due à la couleur des murs. Dans le
miroir, ils virent leur reflet, leurs têtes jointes sur l’oreiller.
Il en alla de même le jour suivant et encore celui d’après. Troy ne pouvait s’arracher à Constance et
Constance n’aurait pu le laisser partir.
Quand ils ne faisaient pas l’amour, ils se restauraient, se lavaient tendrement sous le jet d’eau
magique, discutaient et se racontaient leur vie dans la confiance partagée. A plusieurs reprises, ils se
découvrirent des ressemblances d’autant plus surprenantes que leurs expériences différaient du tout au
tout. Elles leur permirent de jeter entre eux des ponts qui leur ouvrirent un monde où ils se sentirent,
pendant tout le temps qu’ils passèrent ensemble, tout à fait à l’abri.
Mais, inéluctablement, le moment qu’ils redoutaient tant finit par arriver.
Troy dut partir.
Ils gisaient, enlacés, sur le couvre-lit. Constance sentait le cœur de Troy battre à l’unisson du sien.
Pour la première fois de son existence, elle éprouvait une sensation de complétude absolue. Annalisa
n’était pas la seule personne qui avait manqué à sa vie. Cet homme aussi lui avait manqué. Il était, sans le
moindre doute, celui qu’elle cherchait depuis toujours.
Et qui, à présent, s’en allait.
Non. Comment pouvait-elle se raconter de telles inepties ? Elle connaissait à peine Troy ! Alors, de
là à penser qu’il pouvait… qu’elle pouvait… qu’ils auraient pu… C’était absolument ridicule !
Pourtant, elle y pensait. Le plus sérieusement du monde.

* * *

— Constance, murmura Troy en la serrant plus fort contre lui.


Elle semblait tellement à sa place dans ses bras que, en la quittant, il avait l’impression de quitter
une part de lui-même.
— Je n’arrive pas à croire que je ne te connais que depuis quinze jours.
Elle se laissa aller contre lui. Il l’enlaçait comme s’il ne voulait pas la laisser partir. Or, c’était lui
qui s’apprêtait à la quitter !
— Tu vas me prendre pour un fou, reprit-il, mais je pense que deux mois, deux ans ou deux siècles
ne suffiraient pas à étancher la soif que j’ai de toi.
Le cœur de Constance se mit à cogner follement. Elle avait la bouche sèche. Il ne servait à rien de
nourrir de faux espoirs ? Alors pourquoi les nourrissait-elle malgré tout ?
— Je pense exactement la même chose, répondit-elle avec douceur.
Refoulant son envie de lui révéler son désir secret de l’emmener en Italie, il dit d’une voix altérée
par l’émotion :
— Ce qui se passe entre nous, Constance, est absolument exceptionnel.
Elle eut l’impression que son cœur s’arrêtait soudain de battre.
— Oui, exceptionnel…
Il hésita. Ses sentiments pour elle n’avaient rien — absolument rien — à voir avec ceux que le jeune
homme immature qu’il était à dix-neuf ans avait éprouvés pour Stella Margate. Néanmoins…
— Comment pouvons-nous être absolument sûrs que…
— Que quoi ? demanda-t-elle, le souffle court, l’invitant à prononcer le mot magique auxquels tous
deux pensaient.
Juste le prononcer.
— Que nous nous…
Constance soupira. Non, il n’y arrivait pas. Pourtant, s’il l’avait vraiment aimée, il le lui aurait dit.
Probablement…
Il fronça les sourcils.
— Que sais-je réellement de toi, Constance ? Et de ton côté, que sais-tu de moi ?
— Quelle importance, du moment que nous sommes sûrs de nos sentiments ?
— Ce n’est pas suffisant ! répliqua Troy en repoussant le drap. Comment me fier à mes sentiments
après ce qui m’est arrivé dans le passé ?
Elle s’assit, terriblement malheureuse, regardant malgré elle le corps nu de son amant, appréhendant
ce qui allait suivre. Car, elle en avait la certitude, les mots qu’il allait prononcer n’auraient rien à voir
avec ceux qu’elle avait rêvé d’entendre.
Et, à cause d’eux, son rêve demeurerait toujours un rêve. Un rêve irréalisable.
— Je sais que tu serais incapable de me faire du mal, Troy.
— Jamais volontairement, c’est vrai. Mais je pourrais t’en faire malgré moi.
Comme elle le regardait sans rien dire, il répondit à la question contenue dans son regard.
— En te faisant par exemple une promesse que je serais incapable de tenir, parce que la vie elle-
même ne tient pas les siennes.
Ce disant, il s’agenouilla près d’elle et essuya du bout du pouce les larmes qui avaient jailli de ses
yeux et roulaient à présent sur ses joues.
— Ton existence aussi, Constance chérie, est pleine de ces promesses non tenues. N’es-tu pas
devenue veuve très jeune ? N’as-tu pas perdu ta jumelle à peine après l’avoir enfin rencontrée ? Quant au
tourbillon dans lequel nous sommes pris depuis plusieurs jours, pouvons-nous vraiment nous en contenter
pour ébaucher des projets d’avenir ?
La voix de Troy était voilée par l’angoisse.
— Es-tu en train de me dire adieu ? demanda-t-elle en retenant le tremblement qui la gagnait.
— Je ne sais pas.
Il se releva et secoua la tête.
— Adieu, certainement pas. Mais… au revoir, en tout cas. Et pour longtemps.
Comme elle pâlissait, il ajouta :
— Je pense à ta sœur. Suivre son conseil serait peut-être avisé.
— Qu’est-ce qu’Annalisa vient faire dans notre histoire ?
Constance était perdue, à présent.
— Elle avait dit six mois.
— Pardon ?
— Six mois, c’est ce qu’elle avait proposé au jeune Philip. Six mois de séparation pour se prouver
qu’ils n’étaient pas les jouets d’une banale attirance. Essayons, à notre tour, de nous mettre à l’épreuve.
Une fois ce laps de temps écoulé, si nous sommes toujours…
Il buta une fois de plus sur le mot, comme si une sorte de superstition l’empêchait de le prononcer.
— … sûrs que le sentiment qui nous lie est exceptionnel, alors, j’organiserai tout pour que tu
puisses me rejoindre en Italie. Si, de ton côté, tu acceptes de venir m’y retrouver, nous pourrons
commencer notre vie dans la confiance partagée et la certitude de ne pas nous tromper.
La gorge serrée, Constance déglutit.
— C’est si long, six mois…
— Ils seront sans doute une torture pour toi comme pour moi. Cependant, que sont six mois
comparés à la vie de bonheur qui nous attend si nous sommes réellement faits l’un pour l’autre ?
— Et… si tu changeais d’avis, je ne te reverrais plus jamais ?
Cette idée même mettait Troy à l’agonie. Pourtant, il fallait l’envisager avec résolution.
— Si je ne parviens pas à être sûr de mes sentiments, je te promets de te l’écrire aussitôt. Et si, de
ton côté, tu ne parviens pas à être sûre des tiens, tu dois me promettre d’en faire autant.
— Je te le promets, assura-t-elle d’une voix tremblante.
Jamais elle n’avait été aussi malheureuse.
Troy lui déposa un baiser sur les lèvres pour sceller leur entente.
— Six mois à partir d’aujourd’hui. J’en fais le serment.
— Six mois à partir d’aujourd’hui. J’en fais le serment, répéta-t-elle solennellement.
— A présent, je dois partir. Je ne te ferai pas mes adieux, car mon intention est de te retrouver dans
moins de deux cents jours.
— Je le souhaite aussi de tout mon cœur, et je penserai à toi à chaque minute.
— Et moi à toi, répondit Troy avec tendresse avant de s’éloigner d’elle.
Lorsqu’il fut habillé, il l’embrassa une dernière fois et partit sans se retourner.

Six mois plus tard


Transportée de joie, Constance signa les autorisations qui venaient de lui être accordées. Grâce à
ses démarches, la fondation qu’elle avait décidé de créer pour venir en aide aux infortunées travaillant
dans la rue allait devenir réalité. Le terrain lui appartenait déjà, et la construction du bâtiment démarrerait
le lendemain. Une belle réussite, dans un délai particulièrement court qu’elle avait pu tenir grâce à sa
volonté et au souvenir de sa sœur.
Un peu plus tard, elle se rendit sur le terrain qui allait accueillir les jardins de sa fondation, et ses
pensées revinrent vers Annalisa. Comment aurait-elle réagi à son initiative ? Se serait-elle montrée fière,
méprisante ou simplement indifférente ? Constance l’ignorait mais, aujourd’hui, elle parvenait enfin à
accepter l’idée de ne jamais connaître la réponse.
La statue était déjà dressée sur son socle à l’entrée des jardins. Elle représentait des jumelles
personnifiant l’une la nuit, l’autre la journée. La première était noire, la seconde blanche. En dehors de
cette différence, les deux étaient absolument identiques et pareillement belles.
Constance sortit de sa poche le fameux collier de perles et creusa, avec le transplantoir qu’elle avait
emporté, un trou au pied de la statue. Les perles lancèrent un dernier éclat avant de disparaître sous la
terre.
— Adieu, Annalisa…, murmura-t-elle.
De retour dans la maison de la rue du Croissant de Lune, elle fit protéger les meubles en vue de leur
déménagement et empaqueter les affaires de sa sœur.
Ses propres malles attendaient le transporteur devant la porte d’entrée. Dans la chambre, sur un
valet de bois, se trouvaient sa tenue de voyage en laine verte galonnée de satin doré, son petit chapeau et
des gants assortis, ainsi qu’une paire de bottines en chevreau.
Elle fit le tour de la maison et ferma les volets les uns après les autres. Dès demain, l’agent
viendrait prendre les clés.
Demain…
Sortant une épaisse missive de sa poche, elle pressa ses lèvres sur le cachet de cire descellé par ses
soins. Finalement, Troy avait eu raison. Même si elle avait connu des doutes, même s’il y avait eu des
jours et des nuits où les moments qu’ils avaient partagés semblaient relégués au stade de souvenirs, même
s’il y avait eu d’abominables moments où la peur le disputait à l’incertitude, ces six mois avaient été
décisifs. Durant les premiers mois, à chaque passage de la malle-poste, elle était si terrifiée à l’idée de
recevoir une lettre de Troy qu’elle en venait parfois à souhaiter que cela arrive enfin pour être libérée de
cette insupportable tension.
Puis, au cours des dernières semaines, elle s’était sentie gagnée par une sorte de sérénité. Et quand,
au bout de six mois, la lettre était arrivée, elle avait su qu’elle n’avait plus rien à craindre.
L’itinéraire était indiqué de manière claire et précise, étape par étape, d’une belle écriture confiante
et affirmée. L’envoi ne contenait rien d’autre que le détail du trajet et la signature de Troy.
Dès demain — demain ! — elle prendrait la diligence pour Douvres. De là, les indications de son
amant l’amèneraient à Calais. Puis à l’ambassade d’Angleterre à Paris. Ensuite, elle rallierait Marseille
d’où elle prendrait la caravelle pour Naples. Et enfin…
— Enfin, mon existence… notre existence commencera vraiment, murmura-t-elle.
Incapable de dormir, elle passa une nuit blanche dans le lit d’Annalisa, observant pour la dernière
fois son reflet dans l’étrange miroir du plafond.

* * *

A mesure que se poursuivait son voyage et que sa progression vers le sud raccourcissait la distance
la séparant de Troy, sa certitude de l’aimer augmentait.
Oui, elle l’aimait. Profondément, sans l’ombre d’un doute, et pour toujours. L’attente, les nuits de
solitude durant lesquelles il lui avait tant manqué, leurs six mois de séparation avaient paradoxalement
représenté une sorte de conversation muette entre eux. Entre deux cœurs qui ne s’étaient jamais quittés.
Tous leurs efforts, sans la moindre exception, avaient compté et valu la peine. Elle avait en lui, en eux,
une foi immuable et savait, avec la même conviction, qu’il en allait de même pour Troy. Jamais il ne lui
aurait envoyé ce long itinéraire s’il n’avait été totalement sûr de lui.
Aucune hésitation ne la tourmentait. La situation était même si forte, si pleine d’espoir et si porteuse
de nouveauté que, étourdie à la perspective de tout ce qui l’attendait, elle dut s’agripper au bastingage du
navire pour assurer son équilibre.
La brise était tombée lorsque la caravelle laissa l’imposant Vésuve derrière elle et que la colline de
Posillipo apparut. Enfin, le navire entra dans le port de Naples. Les marins s’affairèrent pour procéder
aux manœuvres d’amarrage, tandis que l’autre partie de l’équipage rassemblait les malles des passagers
et les montait sur le pont.
Le cœur de Constance battait si vite qu’elle parvenait à peine à respirer. Tendant le cou, elle scruta
le débarcadère où fourmillait une foule impressionnante et disparate — dockers et négociants, dames et
gentlemen de la haute société, et une nuée de gamins aux pieds nus qui, en quête d’une piécette, hélaient
déjà les voyageurs en proposant leurs services en tant que guides ou porteurs .
Et, soudain, elle le vit !
Il n’agita pas la main, mais elle sut qu’il l’avait vue aussi. Quand leurs regards se croisèrent, puis se
soudèrent, elle sentit que leurs cœurs se soudaient de la même façon.
Elle eut toutes les peines du monde à attendre que la passerelle soit posée, et s’y élança la première.
Troy se trouvait déjà à l’autre bout. Elle vola dans ses bras et il les referma sur elle.
Leurs lèvres s’unirent.
Aucun mot ne fut nécessaire, tant leur amour allait de soi.
Ils s’aimaient et savaient qu’ils s’aimeraient toujours.
C’était tellement simple, d’une merveilleuse profondeur.
Et cela le resterait toujours.
TITRE ORIGINAL : BEHIND THE COURTESAN’S M ASK
Traduction française : PIERRE ALEXIS

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ISBN 978-2-2802-8191-1

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Chapitre 1

Empire ottoman, 1565


Vêtue d’une simple abaya, Laila binte Nur Hamidah essayait, en vain, de calmer les palpitations de
son cœur qui battait follement dans sa poitrine. Sous le soleil de plomb qui dardait impitoyablement ses
rayons, elle sentait la sueur qui perlait sur son front couler sur son visage, puis le long de son cou et
imprégner le tissu de son vêtement de fortune. Malgré la peur qui la gagnait, elle rejeta les épaules en
arrière et leva la tête. Désormais, sa fierté était tout ce qu’il lui restait.
L’air était chargé d’odeurs de tabac, d’épices et de café, des odeurs étrangères qui lui rappelaient
sans cesse l’horrible réalité des faits : bientôt, elle serait vendue sur le marché aux esclaves où on l’avait
emmenée.
Un de ses geôliers attrapa par le bras une des jeunes filles qui se trouvait devant elle, l’entraîna sur
l’estrade de bois installée au centre de la place et la déshabilla. Plusieurs hommes s’approchèrent d’elle
puis commencèrent à palper ses rondeurs tout en l’examinant comme on examinait une poulinière.
Accablée par ce spectacle désespérant, Laila déglutit péniblement. Son destin était scellé ; tout
comme cette malheureuse, elle aussi allait être exposée nue, touchée, pincée et caressée par des inconnus,
avant d’être vendue au plus offrant.
Elle inspira profondément, luttant contre la sensation de nausée qui s’emparait d’elle, et tenta de
trouver un peu de réconfort dans ses souvenirs qui lui semblaient si lointains à présent. Elle pensa à son
père et ses frères, aux histoires qui se transmettaient de génération en génération et que sa mère avait
l’habitude de lui raconter ; elle songea également aux tentes noires en laine de chèvre de leur regretté
campement bédouin…
Son cœur se serra douloureusement.
Personne n’avait vu venir le danger et, pris au dépourvu, les siens n’avaient pu repousser l’attaque
d’une tribu voisine. Leur campement avait été réduit en cendres, et toute sa famille tuée. Laila avait
essayé de prendre la fuite, mais elle avait très rapidement été rattrapée par l’ennemi qui ne l’avait
épargnée qu’à cause de son jeune âge et de sa virginité.
Tout à coup, on la poussa vers l’estrade, et elle revint à l’instant présent.
— Fais exactement ce que je te dis, ordonna sèchement le marchand d’esclaves en lui caressant
l’épaule avec son fouet. Si tu te tiens tranquille, tu finiras peut-être tes jours dans un harem. Mais, si tu
résistes, tu feras l’expérience de ma colère.
Sur ces mots, il la traîna au milieu de l’estrade puis lui ôta l’abaya qui la couvrait. Les mains liées
devant elle, Laila releva fièrement la tête. Face aux regards lubriques que lui lançaient les hommes qui la
détaillaient, sa peur se mua en une vive colère.
Il n’était pas trop tard pour s’échapper. Non, tant qu’elle se tenait debout sur l’estrade et qu’elle
n’avait pas de nouveau maître attitré, elle avait encore une chance de s’en sortir. Elle devait simplement
exploiter sa position de faiblesse et retourner la situation à son avantage.
Du coin de l’œil, elle aperçut plusieurs juments de pur-sang arabes attachées à un arbre dans un coin
de la place. Les pauvres bêtes étaient agitées ; tout comme elle, on les avait privées de leur liberté.
Une idée commença à germer dans son esprit. Pourquoi ne pas essayer de voler une de ces juments
et de prendre la fuite avec ? Il fallait juste qu’elle trouve la sortie du marché avant…
Brusquement, un cavalier tout de noir vêtu et coiffé d’un turban blanc arriva et s’arrêta, lui barrant
la vue sur les juments. A en juger par l’étalon qu’il montait, ainsi que par les rubis incrustés dans la bride
de l’animal, l’homme devait être très riche.
Il n’était pas seul. Une douzaine de gardes avaient fait halte derrière lui, et cela éveilla sa curiosité.
Qui était-ce ? Un pacha ou un lord étranger, sans doute. Pourquoi s’était-il arrêté ? Et, d’ailleurs, que
faisait-il là ? Les membres de la noblesse ne fréquentaient pas ce genre d’endroits, d’habitude ; ils
préféraient y envoyer leurs serviteurs.
Le regard de l’inconnu croisa alors le sien et elle refusa de baisser les yeux. Peut-être avait-elle tout
perdu, mais il lui restait sa fierté. Oui, elle avait conservé sa fierté, et elle était plus décidée que jamais à
regagner sa liberté. Pour cela, elle était prête à combattre jusqu’à son dernier souffle.
Ignorant les cris du marchand d’esclaves appelant les clients à enchérir ainsi que les mains tendues
vers elle et le regard insistant de l’inconnu, Laila concentra toute son attention sur les chevaux. Avant
toute chose, elle devait choisir la jument qui l’emmènerait peut-être vers la liberté.
C’était là une décision qu’il ne fallait pas prendre à la légère. Les pur-sang arabes étaient des
chevaux très intelligents et fidèles à leur maître. Il y avait donc un risque que l’animal refuse de se laisser
monter.
Soudain, l’inconnu mit son cheval au pas et le fit avancer vers l’estrade. Malgré elle, Laila ne put
s’empêcher de rencontrer son regard de nouveau. Sa peau tannée par le soleil faisait ressortir des yeux
d’un bleu si intense qu’elle en eut presque le souffle coupé. Il avait des traits fins et réguliers, et un
certain côté exotique qui portait à croire que l’un de ses parents était peut-être originaire d’Al-Andalus.
Il arrêta son cheval devant la foule qui se pressait autour de l’estrade et jeta un regard circulaire sur
la place, ignorant les marchands qui s’approchaient de lui en s’efforçant d’attirer son attention.
Laila l’observa pendant quelques instants puis ramena ses pensées vers son projet d’évasion. Ce
n’était pas le moment de flancher, elle ne devait pas se laisser distraire par cet homme, aussi beau soit-il.
Tout en réfléchissant à son plan, elle le suivit toutefois du coin de l’œil et le vit faire demi-tour ;
plusieurs marchands emboîtèrent aussitôt le pas à son étalon.
— Seigneur ! s’écria l’un d’entre eux. Je vous vends la jeune esclave pour mille kurus !
L’inconnu l’ignora et le marchand insista :
— Neuf cents kurus, seigneur !
Voyant que l’attention de la foule était fixée sur l’inconnu qui s’éloignait, Laila saisit l’occasion qui
lui était offerte. D’un coup sec, elle tira sur la corde que tenait son geôlier, sauta de l’estrade, et se
précipita vers le groupe de juments.
Elle avait presque atteint son but lorsqu’un coup de fouet claqua dans l’air derrière elle. Elle l’évita
de justesse, mais la lanière effleura le flanc de l’une des juments qui hennit de peur avant de se cabrer.
Le marchand qui la poursuivait fit claquer son fouet encore une fois, ce qui rendit également nerveux
les autres chevaux. Laila savait bien qu’il n’était pas prudent d’approcher un cheval paniqué, et encore
moins plusieurs chevaux visiblement nerveux, mais quelle autre solution avait-elle ?
Elle décida de tenter le tout pour le tout.

* * *
Entendant un brouhaha derrière lui, le prince Khadin tira sur les rênes de son étalon et se retourna
pour voir la jeune esclave courir à toute allure vers un groupe de chevaux agités, sans doute en réaction à
la cohue. Puis, stupéfait, il la vit s’arrêter devant les animaux qui hennissaient et piaffaient.
— Voulez-vous que j’intervienne, seigneur ? demanda l’un de ses gardes.
— Non, pas encore, répondit Khadin sans perdre de vue l’esclave qui demeurait toujours immobile
devant les juments.
Elle leva lentement la main et se mit à murmurer des paroles qu’il ne pouvait entendre depuis
l’endroit où il se trouvait. Le spectacle était si déconcertant que même le marchand qui s’était lancé à sa
poursuite s’était arrêté pour observer la scène.
Qui donc était cette femme ? Une enchanteresse ? Jamais auparavant il n’avait vu quelqu’un calmer
de la sorte un cheval agité. Elle semblait si sereine ! On aurait dit qu’elle comprenait le désarroi de la
bête.
— Je sais que tu es contrariée, ma jolie, lui dit-elle la tête relevée, comme si elle cherchait à attirer
son regard.
La jument posa finalement les yeux sur l’esclave qui continuait de lui murmurer des paroles douces
et rassurantes, et sembla se calmer peu à peu. Sentant sans doute que cette femme ne leur voulait aucun
mal, les autres juments cessèrent, elles aussi, de s’agiter. La jeune esclave caressa ensuite les naseaux de
l’animal et celui-ci se laissa faire.
Khadin était aussi stupéfait qu’émerveillé par la vision qui s’offrait à lui. Telle une déesse, cette
femme était désormais au centre de toutes les attentions et il ne put s’empêcher de la détailler de haut en
bas.
Bien qu’il soit évident qu’elle était mal nourrie, sa silhouette était délicate et bien dessinée. Ses
bras et ses jambes parfaitement musclés, mais gardaient néanmoins une finesse et une sensualité qu’il
avait rarement vues chez une femme auparavant. Ses fesses étaient fermes et idéalement proportionnées,
et ses seins, qu’il arrivait à distinguer sous ses longs cheveux noirs, étaient d’un galbe parfait. A l’image
de son corps, son visage était ravissant, lui aussi. Elle avait de grands yeux bruns et des lèvres pulpeuses
qui faisaient penser à un fruit mûr que l’on aimerait goûter.
Déconcerté par l’effet qu’elle produisait sur lui, Khadin laissa courir son regard sur la foule et se
rendit compte qu’il n’était pas le seul à la trouver belle et désirable. Comme tous ces hommes, il avait
envie d’elle. Or, le moment était particulièrement mal choisi pour se laisser distraire par les charmes
d’une femme.
D’un coup, le marchand sortit de sa torpeur et saisit l’esclave par le bras. Il se mit aussitôt à vanter
à tue-tête le savoir-faire qu’elle était capable de déployer avec les animaux et doubla son prix de départ.
A cet instant, Khadin éprouva une étrange émotion et, avant même de s’être donné le temps de
réfléchir aux conséquences qu’aurait son acte, il avait mis son étalon au trot et se dirigeait vers le
marchand qui tenait toujours fermement l’esclave. Sans trop d’effort, il la hissa devant lui sur son cheval
puis arracha une émeraude de son caftan et la jeta au marchand.
— Lâchez-moi ! s’écria la femme en lui frappant le torse avec ses poings liés.
— Préfères-tu que je te ramène au marchand d’esclaves ? demanda-t-il en glissant un doigt dans la
corde qui lui liait les mains.
Elle se calma aussitôt puis pressa les bras contre sa poitrine, comme dans un soudain accès de
pudeur. Il ôta sa cape puis la drapa sur ses épaules tremblantes avant de tirer un poignard de sa manche et
de lui libérer les mains. Elle baissa alors la tête et resserra les pans de la cape autour d’elle.
Comprenant soudain ce qu’il venait de faire, Khadin jura intérieurement. Qu’est-ce qui lui avait
pris ? Pourquoi avait-il ressenti le besoin irrépressible de jouer au héros ? Pour une simple esclave, qui
plus est ! Pourquoi se sentait-il à ce point concerné par le destin de cette femme, surtout en ce moment,
alors que le sien était plus qu’incertain ?
Ses jours étaient comptés, il en était bien conscient. Il ne lui restait plus longtemps à vivre mais,
malgré cela, il n’avait pas pu se résoudre à laisser cette femme aux mains de ce répugnant marchand
d’esclaves.
Une chose était sûre néanmoins, il ne pouvait pas la garder avec lui, ce ne serait pas juste envers
elle. Une fois arrivé au palais, il l’emmènerait au harem. Ainsi, elle ne serait plus sous sa responsabilité.
Fort de cette résolution, il lança son cheval au galop et resserra le bras autour de la taille de
l’esclave. Il risqua un regard furtif vers son visage et s’aperçut, avec effroi, qu’elle pleurait.
— Quel est ton nom ? lui demanda-t-il doucement.
— Laila binte Nur Hamidah, répondit-elle d’une voix légèrement tremblante en relevant la tête.
Elle caressa la crinière de son étalon, et ce geste, pourtant simple, émut Khadin pour une raison
qu’il ne parvint pas à s’expliquer.
— Qui êtes-vous ? Où m’emmenez-vous ?
— Au palais de Topkapi.
Préférant ne pas lui révéler son identité dans l’immédiat, il ignora délibérément sa première
question. Sa résolution de la laisser au harem s’affaiblit tout à coup. Il y avait quelque chose d’envoûtant
et d’attirant en elle. Ce que cette femme avait fait au marché aux esclaves constituait un exploit. Non
seulement elle avait essayé de s’enfuir, mais elle avait également réussi, au péril de sa vie, à calmer tout
un groupe de juments affolées. Elle avait fait preuve d’un courage hors norme qui forçait le respect.
— Tu n’étais pas une esclave avant, n’est-ce pas ? reprit-il.
— Non. Je suis bédouine, murmura-t-elle. Mon père était le chef de notre tribu.
Voilà donc qui expliquait sa fierté et son don naturel avec les chevaux. Khadin lui-même possédait
plusieurs pur-sang arabes qui avaient été dressés par des peuples nomades ; leur savoir en la matière était
tout simplement remarquable.
— Qui êtes-vous ? répéta-t-elle.
Il eut un moment d’hésitation puis finit par répondre.
— Appelez-moi Khadin. Je suis au service du sultan.
Qui est également mon père, omit-il toutefois de préciser.
Après avoir échoué dans sa tentative d’envahir Malte, son père, le sultan Soliman le Magnifique,
était entré dans une colère noire en apprenant que Khadin n’avait pas réussi à repousser les frontières de
la province dont il avait le gouvernement.
Cela faisait déjà plusieurs jours que Khadin avait regagné le palais de Topkapi, après avoir été
officiellement convoqué par son père. Cependant, depuis son retour, il ne s’était toujours pas entretenu
avec lui. Il allait sans dire que tout cela ne présageait rien de bon.
Son père se montrait intransigeant, même envers sa propre progéniture. Lorsqu’il avait eu vent d’un
prétendu complot que le shah de Perse et l’un de ses fils, Moustafa, tramaient contre lui, il avait tué
Moustafa de ses propres mains, sans aucun état d’âme. Et Khadin subirait sans doute le même sort que
son frère si son père accordait foi aux médisances que colportaient ses ennemis à son sujet.
Ce matin encore, une de ses esclaves avait rendu l’âme après avoir goûté le petit déjeuner qui lui
avait été apporté. Etant donné qu’il était interdit de verser le sang d’un prince, le sultan, désireux de
parvenir à ses fins sans pour autant s’attirer la colère divine, avait échangé son poignard contre du poison
ou une corde.
Khadin devait trouver un moyen de convaincre le vieil homme de lui laisser la vie sauve avant qu’il
ne soit trop tard ; il devait lui faire comprendre qu’il n’était pas une menace pour l’Empire, pas plus que
pour le prince Selim, héritier du trône. Il n’avait aucune ambition de cet ordre, bien au contraire. Tout ce
qu’il désirait, c’était retourner à Nerassia, sa province tant aimée, et y régner paisiblement.
Ses pensées le tinrent occupé jusqu’à ce que le palais apparaisse à l’horizon. Plus d’une centaine de
gardes étaient postés autour, veillant à sa sécurité et à celle du sultan.
En arrivant près de l’entrée, Khadin fit ralentir son cheval, et les deux hommes qui montaient la
garde devant la porte s’écartèrent pour le laisser passer avec son escorte. Devant lui, Laila se tenait
droite, comme si elle cherchait à éviter tout contact physique, ce qui s’avérait impossible étant donné
qu’elle était installée sur sa selle.
Ils franchirent le portail, et un parfum sucré et familier lui vint aux narines. L’automne était déjà bien
avancé, mais les jardins regorgeaient encore d’une multitude de fleurs. Un silence presque absolu, troublé
uniquement par le léger bruit des pieds nus des esclaves qui s’affairaient dans la cour, régnait à
l’intérieur du palais.
Veillant à ne pas troubler la tranquillité des lieux, Khadin arrêta son cheval dans la cour principale,
mit pied à terre, puis se tourna vers Laila pour l’aider à descendre à son tour. Visiblement apeurée, elle
jetait des regards inquiets autour d’elle.
— Garde la cape sur toi jusqu’à ce que l’on te trouve des vêtements, lui dit-il.
— Vous comptez me laisser ici ? demanda-t-elle d’une toute petite voix.
Sentant son estomac se nouer, il acquiesça de la tête. On l’emmènerait sans doute dans les
appartements privés du harem auxquels seuls la famille royale et les eunuques avaient accès. Elle serait
en sécurité là-bas, du moins, l’espérait-il.
D’une main hésitante, il lui caressa les cheveux, ne sachant qui, de Laila ou de lui, il cherchait le
plus à rassurer ou à convaincre. Jalousie et vengeance allaient de pair au harem et rythmaient la vie de
ses résidentes. Chaque femme avait une place bien définie dans cette petite société, et Laila se
retrouverait probablement en bas de l’échelle, en tant que servante de l’une des concubines.
Il y avait dans la destinée de cette femme une injustice que Khadin peinait à ignorer. Laila, cette
princesse bédouine déchue et pourtant si courageuse, méritait bien mieux.
La voix de sa raison lui soufflait de ne pas s’inquiéter pour elle et de se concentrer plutôt sur son
propre avenir, qui était plus qu’incertain.
Tourne les talons et oublie-la !
Mais quelque chose, au fond de lui, l’empêchait de bouger, de partir en l’abandonnant dans la cour.
Laila n’était pas une femme comme les autres. Il avait été ébloui par son courage, mais également par
cette sérénité dont elle ne s’était pas départie un instant malgré le danger auquel elle s’était exposée. Il
voulait apprendre à mieux la connaître.
Il fit signe à l’eunuque en charge du harem de s’approcher ; l’homme s’exécuta aussitôt.
— Emmène-la au harem, lui ordonna-t-il. Je veux qu’on la prépare et que tu me la ramènes ce soir.
L’eunuque acquiesça en s’inclinant et Khadin s’en alla sans se retourner.

* * *

Alors que Laila regardait Khadin s’éloigner, l’eunuque la prit par le bras et la guida hors de la vaste
cour. Malgré l’appréhension qui lui nouait l’estomac, elle était émerveillée par la beauté des lieux. Ils se
dirigèrent vers une porte qui donnait sur une autre cour. Toute en longueur, celle-ci était plus petite que la
précédente ; sur le côté opposé à l’entrée se trouvait une autre porte. Deux hommes, semblables à celui
qui l’accompagnait, se tenaient devant et s’effacèrent pour les laisser passer.
Lorsqu’ils pénétrèrent dans ce qui devait certainement être le harem, Laila se sentit soudain comme
enveloppée dans un cocon de confort et d’opulence. Des carreaux bleus et or recouvraient les murs de
l’entrée principale s’accordant parfaitement avec le sol en marbre. Il y avait également quelque chose
d’apaisant dans le bruissement de l’eau des fontaines qui s’accordait avec un lointain chant d’oiseaux.
Tandis que l’eunuque la conduisait à travers un dédale de couloirs et de pièces, elle observa du coin
de l’œil les femmes qu’elle pouvait voir. La plupart étaient tranquillement allongées sur de somptueux
divans qui bordaient les murs des pièces qu’ils traversaient. Personne ne parlait mais, en dépit de cela,
l’atmosphère semblait sensuelle et accueillante à la fois.
Soudain, la mélodie d’un instrument se fit entendre et une femme se mit à chanter. Machinalement,
elle resserra autour d’elle les pans de la cape tout en se demandant ce qui allait lui arriver.
Le vêtement de Khadin était imprégné de son odeur, un subtil mélange d’épices. Elle ne put
s’empêcher de porter le tissu à son nez et d’inspirer profondément. Khadin occupait certainement une
place importante au sein de palais ; il semblait bien connaître les lieux et les esclaves.
— L’homme qui m’a amenée ici…, murmura-t-elle en se tournant vers l’eunuque. Khadin… C’est un
prince, n’est-ce pas ?
— Oui. Et comme il désire te voir ce soir, tu auras le même traitement que les autres concubines du
harem. Tu seras lavée, après quoi on t’enduira la peau d’huiles parfumées, expliqua son guide.
Une peur indicible monta en elle, la laissant muette. Aucun homme ne l’avait jamais touchée
auparavant, et l’idée que Khadin puisse le faire la terrifiait. Sa virginité était sacrée à ses yeux. Son père
l’aurait tuée, s’il avait appris qu’elle l’avait perdue, et son honneur avec. Mais tout cela n’avait plus
d’importance ; son père n’était plus de ce monde.
Sa gorge se noua. Etait-elle la seule à avoir survécu au massacre ou d’autres membres de sa tribu
avaient-ils pu s’enfuir ? D’autres femmes étaient-elles retenues prisonnières, quelque part, aux mains de
l’ennemi ? Elle ne le saurait probablement jamais. Une chose était sûre néanmoins, toute sa famille avait
trouvé la mort au cours du combat ; elle les avait vus tomber un par un, dans une mare de sang.
Une larme roula le long de sa joue et elle l’essuya d’un geste brusque.
Cesse donc de te lamenter sur le passé ! Tu n’as plus de famille et personne ne viendra à ton
secours. Tu es toute seule, désormais, se dit-elle.
Qu’est-ce que Khadin comptait faire d’elle exactement ? Même si les règles de l’amour charnel lui
étaient totalement étrangères, elle se doutait bien qu’il se servirait d’elle comme bon lui semblerait. Un
frisson la traversa à cette idée. Pourrait-elle faire quelque chose pour empêcher cela ?
En plus de son ignorance totale en matière d’hommes, elle n’était pas habituée à être enfermée entre
quatre murs. Depuis toujours, sa tribu se déplaçait le long de la côte méditerranéenne et n’avait pas
cherché à se sédentariser. Prenant conscience que jamais plus elle ne ressentirait une telle sensation de
liberté, elle fut prise d’une envie soudaine de s’enfuir.
Discrètement, elle balaya les lieux du regard. Toutes les portes étaient gardées par des eunuques ;
elle n’avait aucune chance de sortir d’ici en vie. Peut-être serait-il plus prudent d’attendre encore un peu
et de s’adapter à son nouvel environnement avant de tenter quoi que ce soit. Et puis, son père ne lui avait-
il pas toujours dit de bien réfléchir avant de prendre une décision importante ?
Sentant soudain un regard posé sur elle, elle tourna la tête et remarqua qu’une jeune femme, assise
sur l’un des divans, l’observait. Vêtue d’une tunique de soie qui dessinait parfaitement ses courbes
généreuses, elle avait la peau claire et des yeux d’un vert perçant. Elle l’examina de la tête aux pieds
avant d’esquisser une moue de dégoût, comme si elle cherchait à marquer sa supériorité sur elle.
Je ne suis pas comme toi, pensa Laila résolument. Et jamais je ne serai comme toi !
Sur cette pensée, elle reporta son regard droit devant elle et suivit l’eunuque dans un autre couloir
où plusieurs femmes dansaient en rond, chacune tenant un foulard chatoyant de couleur différente.
Quand ils arrivèrent devant une autre porte, l’homme se tourna vers elle.
— Nous sommes arrivés. Dame Murana va s’occuper de toi.
Sur ces mots, il ouvrit la porte puis entra. Laila lui emboîta le pas. Ils pénétrèrent dans une petite
pièce dans laquelle se trouvait une femme nettement plus âgée que les autres. Elle portait un caftan à
manches longues rouge vif en dessous duquel on pouvait voir une tunique blanche, aussi blanche que le
turban qui la coiffait. Son sarouel était du même rouge que le caftan, et plusieurs parures d’émeraudes et
diamants ornaient son cou ainsi que ses poignets.
— Tu m’as ramené une nouvelle fille à ce que je vois, Hakir, dit-elle tout en la détaillant du regard.
— Oui, dame Murana. Elle a gagné les faveurs du prince Khadin qui m’a ordonné de la préparer et
de la lui ramener dans sa chambre ce soir.
La vieille femme opina de la tête et l’eunuque fit une profonde révérence avant de quitter la pièce.
Une fois qu’elles furent seules, dame Murana s’avança et tourna autour de Laila en la contemplant,
les sourcils froncés.
— Enlève la cape, ordonna-t-elle.
Instinctivement, Laila resserra le vêtement sur elle, ce qui lui valut un regard sévère de la femme.
— Je te conseille de rapidement t’adapter à ta nouvelle vie, ma petite. Et, pour cela, tu dois
apprendre à obéir aux ordres. Le prince ne tolérera pas une telle attitude de la part d’une esclave.
Comme elle ne bougeait pas, la vieille femme poussa un soupir et son expression s’adoucit.
— Je me doute bien que ça ne doit pas être facile pour toi, poursuivit-elle, mais tu peux t’estimer
heureuse d’avoir été amenée ici.
Elle tendit les bras vers elle, lui ôta lentement le vêtement, puis fit un pas en arrière pour l’examiner
une nouvelle fois.
Au bout de quelques instants, elle claqua de la langue en secouant la tête puis ordonna à une esclave,
qui jusque-là s’était tenue discrètement dans un coin de la pièce, d’aller chercher de quoi manger.
— Assieds-toi et mange, dit dame Murana quand l’esclave revint avec un plateau de nourriture
qu’elle posa sur la table.
Malgré sa méfiance, Laila s’exécuta et, quand elle fut rassasiée, la vieille femme l’invita à se lever.
— Suis-moi. Je vais t’emmener aux bains, expliqua-t-elle en empruntant un couloir qui menait vers
une grande double porte.
Avant d’ouvrir la porte, dame Murana prit une paire de sabots de bois parmi ceux posés le long du
mur et les lui donna afin de protéger la plante de ses pieds du marbre brûlant.
L’air dans le hammam était à la fois chaud et humide et, dès qu’elle y entra, un nuage de vapeur
s’éleva autour de Laila, lui brouillant la vision pendant quelques instants.
Lorsque ses yeux s’adaptèrent au brouillard de vapeur qui flottait dans la salle, elle vit plusieurs
femmes, de différentes couleurs de peau, qui se prélassaient sur des chaises ou des bancs tout en parlant
entre elles à voix basse. Elles étaient entièrement nues et ne semblaient guère s’en soucier.
Elle remarqua que toutes ces femmes avaient des courbes voluptueuses, et ce constat la troubla
quelque peu. Instinctivement, elle baissa les yeux sur son propre corps. A la différence de ces femmes,
elle avait une poitrine beaucoup moins développée et ses hanches, tout comme sa taille, étaient très
minces.
Une jeune esclave lui fit signe de s’asseoir sur un tabouret. Enveloppée par la vapeur chaude, Laila
sentit bientôt son corps commencer à se détendre. De fines gouttelettes de sueur recouvrirent rapidement
sa peau et se mirent à rouler sur son dos, sur son visage, entre ses seins…
Elle se demanda si Khadin allait la toucher et, à cette pensée indécente, sentit durcir ses tétons.
Mortifiée par la réaction de son corps, elle croisa aussitôt les bras sur sa poitrine et la pression de ses
avant-bras sur ses mamelons sensibles faillit lui couper le souffle.
Une autre esclave vint alors lui étaler une pâte étrange sur le corps avant de lui racler délicatement
la peau à l’aide d’un coquillage. Elle lui massa ensuite le cuir chevelu avec une huile qui sentait
divinement bon puis lui rinça les cheveux. Pour finir, elle la lava avec une éponge rugueuse et versa sur
elle plusieurs bassines d’eau tiède.
Laila avait du mal à oublier sa pudeur, même si les autres femmes ne paraissaient absolument pas
gênées par leur nudité. L’une d’elles s’étira sur le banc où elle était allongée, et Laila fut légèrement
intimidée par sa beauté ainsi que par sa silhouette généreuse.
Elle tressaillit quand l’esclave qui l’avait fait s’allonger enduisit son corps d’une huile parfumée et
commença à la masser. Elle se contracta d’abord sous son toucher mais, peu à peu, elle dut reconnaître
que le massage était plutôt agréable. Inspirant lentement, elle ferma les yeux, et ses pensées revinrent vers
Khadin.
C’était un très bel homme et jamais auparavant elle n’avait vu d’yeux aussi bleus que les siens. Il
devait sans doute attiser la convoitise de nombreuses femmes.
Les mains de l’esclave glissèrent le long de son dos jusqu’à la Courbe de ses hanches puis sur ses
fesses avant de descendre sur ses jambes. Elle fut parcourue par un frisson de plaisir tandis qu’une douce
chaleur naissait au creux de son ventre. Des sensations inconnues l’envahissaient, et elle ne savait pas
comment réagir dans ce genre de situation.
Quand l’esclave eut fini de la masser, une autre la guida vers une chaise longue et l’enveloppa d’une
fine étoffe avant de lui faire signe de prendre place.
Elle resta un long moment confortablement installée sur la chaise longue, l’esprit en proie à une
certaine confusion. Elle était censée chercher un moyen de s’échapper du palais mais, au lieu de cela, elle
préférait se laisser glisser dans une délicieuse torpeur.
Sa peau et ses cheveux n’avaient jamais été aussi doux, et elle eut l’impression que l’huile avec
laquelle on l’avait massée avait un effet apaisant sur elle. Le harem n’était pas un endroit déplaisant, bien
au contraire, et elle se surprit même à imaginer ce que ce serait d’y vivre.
Le tissu glissa lentement sur sa peau jusqu’à exposer intégralement son corps à la vue des autres
femmes, mais elle ne prit pas la peine de le remettre en place, tant elle se sentait bien. Ses paupières se
fermèrent toutes seules et, une fois de plus, l’image de Khadin jaillit dans son esprit. Il voudrait
certainement la posséder comme un homme possède une femme. Elle se représenta alors son corps
musclé recouvrant le sien. Que ressentirait-elle quand il la déposséderait de sa virginité ? Serait-ce
agréable ? Douloureux ?
Une douce moiteur s’amassait entre ses jambes et chaque fibre de son corps semblait s’embraser.
Dans ses rêveries, auxquelles elle laissait maintenant libre cours, Khadin était en train de la caresser et,
au lieu de le repousser, elle se cambrait vers lui, impatiente qu’il apaise le désir qui l’envahissait.
Non, Laila ! lui dit une petite voix dans sa tête. Ne fais pas ça ! Tu ne peux pas rester ici, tu dois
trouver un moyen de t’échapper.
Ignorant les mises en garde de sa raison, elle sombra dans un léger sommeil dont la tira dame
Murana, qui était venue la chercher pour l’habiller avant qu’elle ne soit amenée chez le prince.
La vieille femme lui avait choisi un sarouel clair ainsi qu’un long caftan transparent qui allait avec,
sous lequel elle avait dû enfiler un petit haut sans manches.
Dame Murana lui passa ensuite une tunique qui ne dévoilait rien de ce qu’elle portait en dessous,
après quoi une esclave lui entrelaça les cheveux en une longue natte. Pour finir, on la coiffa d’un chapeau
tambourin sur lequel était accroché un voile transparent qui lui couvrait le bas du visage.
— Je pense que le prince Khadin te trouvera à son goût et ce malgré ta maigreur, déclara dame
Murana en la détaillant de la tête aux pieds. Et n’oublie pas que tu seras récompensée, si tu parviens à lui
donner du plaisir.
A ces paroles, Laila fut parcourue d’un frisson de peur. Le prince lui avait peut-être sauvé la vie, en
quelque sorte, mais elle ne voulait pas le remercier en lui offrant son corps. Tout ce qu’elle souhaitait,
c’était retourner chez elle et retrouver les siens. Il n’était pas possible qu’elle soit la seule à avoir
survécu à l’attaque de l’ennemi ! Non. Elle refusait d’y croire.
Maintenant qu’elle se trouvait hors du hammam, hors du cocon de bien-être et de quiétude dans
lequel elle s’était sentie en paix l’espace d’un moment, elle voulait recouvrer sa liberté. Le style de vie
auquel l’on voulait la soumettre ne lui correspondait pas.
Dame Murana était en train de lui prodiguer quelques conseils sur la manière de donner du plaisir
au prince, mais Laila ne l’écoutait pas. Au lieu de cela, elle parcourait attentivement la pièce du regard
en s’efforçant de mémoriser ses moindres recoins.
La vieille femme lui tendit une petite pochette et elle la prit, ramenant ses pensées à l’instant
présent.
— Une fois que tu seras au pied du lit, montre-lui du respect et fais-lui comprendre que tu es là pour
le servir. Tu verras que tu finiras également par y trouver ton plaisir.
Continuant à ignorer les conseils de la femme, Laila ouvrit la pochette et y découvrit une petite fiole.
— Garde-la bien avec toi, le prince voudra sans doute l’utiliser, ajouta dame Murana.
Préférant ne pas savoir ce que contenait la fiole, Laila referma la pochette et, l’instant d’après, un
eunuque entra dans la pièce et lui fit signe de le suivre.
Ils traversèrent plusieurs cours et couloirs, et Laila fut de nouveau surprise par le silence qui régnait
dans le palais. Malgré elle, elle était impressionnée par la splendeur des lieux et étudiait avec intérêt les
ravissantes mosaïques qui décoraient les sols et les murs.
Subjuguée par la beauté de la décoration, elle ne remarqua pas tout de suite qu’ils étaient arrivés
devant ce qui devait être la chambre du prince. L’eunuque ouvrit la porte puis s’effaça pour la laisser
passer. Elle entra dans la pièce et tressaillit.
Khadin se tenait debout devant la fenêtre, le regard fixé au-dehors et les bras croisés sur la poitrine.
Les rayons de soleil de l’après-midi qui filtraient à travers les rideaux dessinaient parfaitement sa
silhouette musclée.
Son sort était désormais entre les mains de cet homme, et cette constatation la terrifia.
Au bout de quelques instants, il se tourna lentement vers elle.
Leurs regards se croisèrent et elle déglutit péniblement, prête à affronter son destin.
Chapitre 2

Khadin perçut immédiatement la peur dans les yeux de Laila et ne fut pas étonné. Sa réaction était
prévisible, après tout ce qu’elle avait subi dernièrement.
L’eunuque qui l’avait amenée lui ôta la tunique qu’elle portait et fit quelques pas en arrière. Avant
de le congédier, Khadin prit quelques instants pour examiner Laila.
Une longue natte, dans laquelle avaient été entremêlés quelques fils d’or, retombait sur son épaule,
jusqu’à sa taille. Un voile lui couvrait la partie inférieure du visage et ses yeux étaient rehaussés d’un
délicat trait de khôl. Elle portait un caftan et un petit haut, tous deux clairs et transparents, qui laissaient
entrevoir ses mamelons foncés. Son sarouel, bien que moins transparent que le caftan, mettait en valeur
ses jambes longues et fines, et Khadin sentit son corps réagir à cette vision de rêve.
Jusque-là, il n’avait souhaité que profiter de sa compagnie. Mais, en la voyant ainsi, le désir flamba
brusquement en lui. D’un mouvement de la main, il congédia l’eunuque qui s’inclina respectueusement
avant de quitter la chambre en silence.
Avant toute chose, Khadin voulait mettre Laila en confiance, mais il ne savait pas vraiment comment
s’y prendre. Elle avait beau être à sa merci, il se refusait à user de son pouvoir sur elle.
Après la journée qu’il venait de vivre — ou à laquelle il venait de survivre, plutôt —, il avait
cruellement besoin de se changer les idées.
Malgré son insistance, son père refusait toujours de le recevoir et cela le désespérait. Ses jours
étaient comptés, il n’avait plus de doute à ce sujet désormais. Quoi qu’il en soit, il n’avait pas l’intention
de fuir et était bien décidé à affronter le sultan une bonne fois pour toutes. Il devait lui faire comprendre
qu’il n’était pas son ennemi, pas plus qu’il ne constituait une menace pour l’Empire. Il désirait seulement
regagner Nerassia et retourner à ses devoirs de gouverneur de cette province qui était devenue un refuge
pour lui. S’il lui restait encore une chance infime de survivre, il comptait bien la saisir.
— Veux-tu manger quelque chose ? demanda-t-il à Laila en chassant ces pénibles pensées de son
esprit.
A son grand soulagement, les fruits qu’on lui avait apportés cette fois n’étaient pas empoisonnés.
Elle secoua la tête et fit un pas en avant.
— Ma place n’est pas ici, dit-elle d’un air de défi en croisant les bras sur sa poitrine.
Khadin haussa un sourcil et eut un petit sourire amusé. Sa réaction ne le surprenait pas.
— Tu m’en veux de t’avoir amenée ici, observa-t-il.
— Je suis en colère parce que j’ai été privée de ma liberté, répliqua-t-elle. Ma place est auprès de
mes chevaux et non pas dans un palais, aussi somptueux soit-il. Une cage, même dorée, est toujours une
cage.
Elle poussa un léger soupir avant de poursuivre :
— Qu’attendez-vous de moi ? Que je vous désire ? Que je me couche entre vos draps et vous laisse
disposer de mon corps autant qu’il vous plaira ?
La voyant au bord des larmes, il leva la main dans un geste d’apaisement pour la faire taire.
— A la différence de mon père, jamais je n’ai profité d’une femme.
A son regard surpris, il comprit qu’elle s’était méprise sur ses intentions.
— Si je te renvoie dans le harem, non seulement tu risques d’être malmenée par les autres femmes,
mais il se peut également que mon père te choisisse pour partager sa couche.
Il marqua un temps d’arrêt en penchant légèrement la tête sur le côté.
— Alors, préfères-tu que je te renvoie dans le harem ?
Comme elle ne répondait pas, il alla vers elle, ramassa la tunique que l’eunuque avait posée sur le
sol et la lui tendit.
— Non, balbutia-t-elle en prenant le vêtement et en le serrant contre elle.
— Bien. Dans ce cas, couvre-toi et suis-moi.
Il était inhabituel de voir une femme hors du harem, mais Khadin éprouvait soudain le besoin de
sortir prendre l’air.
Résolu, il fourra quelques dattes dans la poche de son caftan au cas où elle changerait d’avis et
attendit qu’elle mette sa tunique. Elle ajusta ensuite le voile qui recouvrait la partie inférieure de son
visage et, quand elle fut prête, il lui prit la main et l’emmena hors de la chambre.
Il fut surpris de constater que sa paume était froide et rude au toucher. Il se souvint alors qu’elle
n’était pas comme les femmes oisives qu’il côtoyait d’ordinaire ; la majeure partie de son existence avait
été vouée à des tâches sans doute éprouvantes. Peut-être cette escapade imprévue la détendrait-elle un
peu et apaiserait-elle ses craintes.
— Où m’emmenez-vous ? demanda-t-elle en tâchant de suivre son allure.
— Tu verras.
Ils traversèrent plusieurs couloirs avant d’atteindre la porte menant aux écuries où étaient logés plus
de trois mille chevaux. Ils passèrent à côté de plusieurs box et Khadin s’arrêta devant l’enclos réservé
aux pur-sang arabes.
Du coin de l’œil, il nota que l’expression inquiète de Laila changea du tout au tout lorsqu’un
esclave, tenant son étalon par la longe, vint vers eux.
Khadin lui lâcha la main et elle s’avança aussitôt vers l’animal, qui avait été entre-temps pansé et
nourri.
— Qu’est-ce que tu es beau ! murmura Laila en lui caressant l’encolure.
La voyant faire, une image inattendue s’imposa soudain à esprit de Khadin. Il imagina la main de
Laila se promenant sur son torse, et cela suffit à le déstabiliser.
Comme si elle avait senti son attention sur elle, Laila se retourna et lui lança un regard perplexe. La
main immobilisée sur l’encolure de l’étalon, elle le scrutait de ses grands yeux bruns.
— Ne t’arrête pas, dit-il. Je suis sûr qu’il apprécie.
Quel être n’apprécierait pas les caresses d’une ravissante femme comme elle ? Lui aussi voulait
sentir ses caresses sur sa peau. Il esquissa une grimace. Se pouvait-il qu’il soit jaloux de son propre
cheval ?
Il secoua légèrement la tête, chassant cette pensée ridicule, puis s’avança vers elle. Il posa les mains
sur ses épaules menues et la sentit se raidir.
— Aimerais-tu le monter ? demanda-t-il en lui massant doucement le cou.
Elle frissonna et lui saisit les mains pour les repousser.
— Oui, répondit-elle sans se retourner.
— As-tu besoin d’une selle ? Veux-tu que je t’aide à monter ?
— Non.
A peine eut-elle répondu qu’elle retira la longe et se hissa d’un mouvement souple sur le cheval.
Elle serra les genoux contre les flancs de l’étalon et celui-ci partit au pas autour de l’enclos.
Khadin la regarda faire plusieurs tours de l’espace exigu, en regrettant amèrement de ne pouvoir
voir son visage ni son corps, caché par la tunique. Fasciné par la grâce de ses gestes, il avait
l’impression qu’elle était comme soudée au cheval, au point de ne faire plus qu’un avec lui.
Elle fit encore quelques tours puis ramena le cheval devant lui.
— Et vous, vous le montez uniquement lorsqu’il est sellé ? demanda-t-elle en caressant le pur-sang
sur lequel elle était toujours assise.
— Non, répondit-il en se hissant derrière elle d’un bond, avant qu’elle n’ait eu le temps de réagir.
Il pressa ses cuisses contre ses hanches et mit le cheval au pas.
— Si je tombe, tu tombes avec moi, lui chuchota-t-il à l’oreille.
— Dans ce cas, tâchez de ne pas tomber, répliqua-t-elle en lui jetant un coup d’œil amusé par-
dessus son épaule.
Elle se pencha ensuite en avant et murmura quelque chose au cheval tout en lui flattant l’encolure, et
l’animal commença à trotter. Moins habitué qu’elle à monter à cru, il fallut à Khadin quelques instants
avant de s’adapter au rythme de l’étalon.
Ils firent quelques tours de l’enclos et il se sentit plus serein, mais fut bientôt incapable de se
concentrer sur autre chose que la proximité physique de Laila. Leurs corps se soulevaient et retombaient
au rythme du pas du cheval, et d’autres images sensuelles assaillirent son esprit. Sentant son membre se
durcir, il jura intérieurement.
— Assez, grommela-t-il soudainement en arrêtant l’étalon.
Il sauta à bas de son cheval puis attrapa Laila par la taille pour la faire descendre.
— Je… j’aurais très bien pu le faire toute seule, bredouilla-t-elle, le regard fuyant.
Les mains toujours posées sur sa taille, il l’observa quelques instants.
— Tu n’es pas habituée à ce que l’on te touche, n’est-ce pas ?
— N… Non, fit-elle en baissant la tête.
Elle se frotta nerveusement les bras puis ajouta :
— Vous auriez dû choisir une autre femme, seigneur. Je… Je suis incapable de vous donner ce que
vous attendez de moi.
— Détends-toi, Laila. Tu ne risques rien avec moi.
Elle leva vers lui un regard confus.
— C’est juste que… Je pensais que…
Elle ne termina pas sa phrase et Khadin resserra légèrement sa prise sur sa taille. Telle une proie
paralysée par son prédateur, elle écarquilla les yeux et il la sentit se figer sous ses doigts.
— Jusqu’à présent, t’ai-je forcée à faire quelque chose que tu ne voulais pas ?
— Non, mais…
— Me trouves-tu repoussant ? la coupa-t-il. Ma présence t’est-elle donc si insupportable que ça ?
Même si le comportement de Laila donnait à penser le contraire, il sentait que l’attirance était
réciproque.
Elle poussa un léger soupir puis posa les mains sur les siennes et essaya, en vain, de les ôter de sa
taille.
— Comment puis-je répondre à cette question ? Si je dis oui, vous me ferez sans doute exécuter. Et
si je dis non, je serai obligée de partager votre lit.
Amusé par sa sincérité et sa façon de penser, Khadin éclata de rire.
— Laila, je ne suis qu’un homme et, comme tout homme, j’ai des besoins. Mais cela ne signifie en
aucun cas que je te prendrai de force. Et sache que, quelle que soit ta réponse, celle-ci ne fera pas
disparaître le désir que j’éprouve pour toi.
Il se pencha vers elle pour lui murmurer à l’oreille :
— As-tu déjà partagé la couche d’un homme ?
Lentement, il remonta les mains sous le galbe de ses seins et il l’entendit retenir son souffle. L’idée
qu’il puisse être le premier homme à lui donner du plaisir et à l’initier aux plaisirs de la chair lui insinua
une chaleur intense dans les veines.
Elle secoua la tête et riva son regard au sien.
— Je ne serai jamais votre concubine.
A ces mots, elle releva le menton avec arrogance et jeta un coup d’œil vers l’étalon qui trottait un
peu plus loin dans l’enclos.
— En tant que votre esclave, je préférerais vous être utile ici, aux écuries, reprit-elle.
Etait-ce sa peur qui parlait, ou plutôt sa fierté ? Khadin l’ignorait. Néanmoins, quelles que soient ses
motivations, il ne pouvait accéder à sa demande. Il pressa son front contre le sien et plaça une main sur sa
poitrine. Sous sa paume, il sentait son cœur battre la chamade.
— Je crains que ce soit impossible, dit-il.
Il était hors de question qu’elle dorme sur du foin, parmi les animaux. De plus, cela ferait d’elle une
proie facile pour les palefreniers qui n’hésiteraient sûrement pas à profiter d’elle. Non, il aimait encore
mieux la savoir dans le harem. Enfermée dans cette aile du palais, elle ne risquait pas d’éveiller les
intérêts lascifs d’un autre homme.
— Il est plus prudent que tu restes dans le harem. Aucun homme ne pourra te toucher, là-bas.
Comme elle coulait sur lui un regard plein de mépris, il se sentit obligé d’ajouter :
— Moi y compris.
Il brûlait d’envie d’elle, mais jamais il ne la contraindrait. Il attendrait qu’elle se donne à lui de son
plein gré.
D’un claquement de langue, il appela son cheval et celui-ci revint aussitôt vers lui. Il lui caressa
l’encolure et le pur-sang lui donna un léger coup de museau.
— Tu sais, je t’ai emmenée ici, avec moi, pour t’épargner un destin cruel, poursuivit-il.
S’il l’avait laissée entre les griffes de l’infâme marchand d’esclaves, elle aurait sûrement été
vendue à un débauché qui n’aurait pas hésité à abuser d’elle et de son innocence.
— Je veux retrouver les miens.
La voix tremblante de Laila le fit se tourner vers elle. Des larmes brillaient dans ses yeux, et le
cœur de Khadin se serra.
— Je veux retourner chez moi… Si seulement vous pouviez me comprendre…
Il ne la comprenait que trop bien. Lui aussi souhaitait retourner chez lui, à Nerassia, loin des
intrigues qui se tramaient au palais.
Laila prit alors sa main dans la sienne et il sentit le désir qu’il éprouvait pour elle s’amplifier.
— Laissez-moi partir, je vous en supplie, murmura-t-elle en lui serrant la main, son regard ancré
dans le sien.
De son autre main, Khadin défit le voile qui dissimulait son visage et contempla ses traits fins. Il y
avait dans ses yeux une lueur de fierté qui le fascinait. Il était évident que sa place n’était pas dans un
palais, et encore moins dans un harem.
— Oh ! Je comprends parfaitement ce que tu ressens, affirma-t-il en tirant sur le ruban qui retenait
ses cheveux en tresse. Celle-ci se défit lentement.
Sa longue chevelure couleur de jais s’étala sur sa poitrine, par-dessus son épaule, rendant ainsi son
teint encore plus délicat.
— Moi aussi, je voudrais retourner chez moi.
— Mais je pensais que vous viviez ici, au palais ! s’étonna-t-elle.
— J’ai quitté le palais depuis bien longtemps. Notre père a confié à chacun de mes frères et à moi-
même l’administration d’une province afin d’éviter toute rivalité et jalousie entre nous.
Cette manœuvre s’était malgré tout avérée un échec, et Khadin avait l’impression grandissante qu’il
finirait comme son frère Moustafa.
— Où habitez-vous ? demanda Laila.
— A Nerassia, une petite province à l’est d’Alexandrette, répondit-il en nouant ses doigts aux siens.
Je suis sûr que tu te plairais là-bas. C’est un endroit paisible et verdoyant. J’ai bâti ma demeure sur une
petite colline qui domine toute la vallée.
Il était fier de sa province, de son domaine et de son peuple. Il imaginait sans mal Laila
s’épanouissant pleinement dans cet environnement qui lui correspondait bien plus que Topkapi. Il la
voyait galopant librement dans les prairies sur une des juments, le vent jouant avec ses longs cheveux.
Cette pensée inattendue le déconcerta et il tenta de la refouler. Cette femme avait touché quelque
chose en lui, quelque chose qui lui donnait envie d’en apprendre plus sur elle, de la découvrir.
Il n’avait probablement plus très longtemps à vivre, et il se surprit à vouloir passer ses derniers
moments à ses côtés. Oui, il désirait profiter du peu de temps qu’il lui restait avec elle et personne
d’autre.
Voyant que le soleil avait déjà presque disparu à l’horizon, Khadin guida Laila hors de l’enclos.
Avant que la nuit ne recouvre les environs, il tenait à lui montrer un autre cheval au caractère bien plus
difficile que les autres. Il était en effet curieux de voir comment l’animal réagirait face à elle.
— Où allons-nous ? s’enquit-elle en remettant son voile en place tandis qu’ils longeaient une longue
rangée de box.
— Je voudrais te montrer un autre étalon.
Ils marchèrent quelques instants en silence, main dans la main. Elle semblait plus à l’aise en sa
compagnie, et il en fut rassuré.
Ils étaient à quelques pas d’un grand enclos, situé dans le fond des écuries, quand un hennissement
nerveux résonna dans le silence qui régnait autour d’eux. Les ayant entendus approcher, un pur-sang blanc
avançait, comme prêt à foncer sur eux.
Ils s’arrêtèrent devant la barrière et Laila laissa échapper une petite exclamation en portant une main
devant sa bouche.
— Que lui est-il arrivé ? demanda-t-elle en se tournant vers Khadin avec une expression horrifiée.
— Je l’ignore, répondit-il en observant les cicatrices rouges qui zébraient le dos de l’animal. Je l’ai
gagné dans un pari, il y a quelques jours. Mon adversaire a mis un de ses pur-sang en jeu, mais j’ignorais
tout de l’état réel de la pauvre bête, à ce moment-là.
— Il est magnifique, murmura Laila en reportant son attention sur l’étalon. C’est un animal de grande
valeur.
Elle retira la main de la sienne et sembla réfléchir avant de reprendre :
— Je pourrais le dresser pour vous, en… en échange de ma liberté.
— Même si j’acceptais ta proposition, que ferais-tu une fois libre ? Il est bien trop dangereux pour
une femme de s’aventurer seule hors de l’enceinte du palais. Tu ne sais même pas où sont partis les
survivants de ta tribu, si survivants il y a, d’ailleurs.
— Je vous en supplie, seigneur, laissez-moi essayer ! Je n’ai rien d’autre à vous offrir.
Khadin ôta le voile qui recouvrait son visage puis se pencha vers elle et effleura ses lèvres des
siennes en posant une main au creux de son dos. Comme elle ne le repoussait pas, il couvrit sa bouche
d’un autre baiser, plus long cette fois. Il pouvait sentir son trouble dû à son manque d’expérience, ce qui
l’excita et l’attendrit en même temps.
Il lui mordilla la lèvre inférieure avant de murmurer contre sa bouche :
— Ce n’est pas la seule chose que tu as à m’offrir, ma belle.
Poussé par le désir, il approfondit le baiser, caressant lentement sa langue de la sienne, et elle
poussa un léger gémissement en se laissant aller contre lui. Il sentit ses bras se refermer autour de sa
taille et, peu à peu, sa langue s’accorda au rythme de la sienne.
Décidément, cette femme mettait tous ses sens en éveil. Elle était spéciale ; contrairement aux
autres, elle n’était pas intéressée par sa fortune et ne semblait même pas attirée par lui. L’argent ainsi que
son titre lui importaient peu. Tout ce qu’elle voulait, c’était retrouver sa liberté.
Il rompit le baiser et se redressa. Les joues légèrement empourprées, Laila lui adressa un regard
confus avant de relever la tête, avec comme une lueur de défi dans les yeux. Il devina qu’elle essayait tant
bien que mal de garder un visage impassible, mais perçut néanmoins un léger doute sur ses beaux traits.
Sans dire un mot, il desserra son étreinte et la libéra puis s’approcha de la barrière de l’enclos.
Comme le silence se prolongeait, il ferma les yeux. Quelques instants plus tard, il entendit des pas dans le
sable derrière lui.
— Je vous remercie de m’avoir épargné un destin tragique, l’entendit-il dire. Et je suis certaine que
n’importe quelle autre femme serait honorée de l’intérêt que vous semblez me porter, mais…
— Mais ta place n’est pas ici, l’interrompit-il pour finir sa phrase en tournant la tête de façon à
pouvoir l’observer du coin de l’œil.
Elle secoua légèrement la tête en affichant une moue navrée.
— Je me sens perdue ici. Je ne suis pas habituée au style de vie qui est le vôtre.
Même si elle se tenait à contre-jour, dans les dernières lueurs du soleil couchant, Khadin nota
qu’elle avait remis son voile en place.
— Il y a des gardes qui nous observent, n’est-ce pas ? demanda-t-elle tout à coup.
— Oui. Il n’y a que dans l’intimité de mes appartements que je parviens à me dérober à leur
surveillance, même s’il y a toujours deux hommes qui montent la garde devant ma porte.
— Jamais je ne pourrai vivre ainsi, murmura-t-elle en ramenant ses bras autour d’elle.
— C’est le prix à payer lorsque l’on naît prince…
Lui non plus ne supportait pas les règles qui régissaient la vie au palais. Il se sentait bridé et était
continuellement sur le qui-vive. Il voulait tant retourner à Nerassia, dans ce havre de paix où il était libre
de ses opinions !
Laila s’avança à sa hauteur et tous deux tournèrent leur attention vers le cheval. Ils restèrent ainsi
immobiles un long moment, et Khadin ne put s’empêcher de lui jeter de temps en temps des regards
furtifs. Elle semblait subjuguée par l’animal qui trottait en cercle dans l’enclos. L’air à la fois pensif et
déterminé, elle observait le cheval, cherchant sans doute le meilleur moyen de l’apprivoiser.
Khadin eut un léger sourire à cette idée. Et lui, trouverait-il une manière d’apprivoiser cette
ravissante princesse bédouine que le destin cruel avait placée sur son chemin ? Plus le temps passait,
plus il se sentait attiré par elle et le mystère qui l’entourait. Il était persuadé que, derrière les barrières
qu’elle avait édifiées autour d’elle, se cachait une femme aussi sensuelle qu’affectueuse. Il mourait
d’envie d’apprendre à la connaître, d’être celui à qui elle s’offrirait sans retenue, celui qui l’initierait aux
plaisirs voluptueux. Mais arriverait-il à ses fins avant que son père accepte de le voir ?
Il poussa un profond soupir puis dit :
— Je sais à quel point tu veux retrouver ta liberté.
A peine eut-il prononcé ces mots, qu’elle tourna la tête vers lui, les yeux grands ouverts. Il déglutit
et elle prit ses mains dans les siennes.
— Je vous en supplie, seigneur…, l’implora-t-elle en les serrant fort.
— Lorsque je repartirai pour Nerassia, je t’escorterai en personne jusqu’où tu voudras, poursuivit-il
après un moment d’hésitation.
Après tout, rien n’était encore joué. Son père consentirait peut-être à lui laisser la vie sauve.
— En attendant, tu pourras passer tes journées ici, avec l’étalon. Si tu parviens à le dresser, je t’en
ferai cadeau. Et, dernière chose…
Il lui souleva le voile et l’embrassa légèrement sur la bouche.
— Les nuits, tu dormiras dans mon lit, murmura-t-il enfin à son oreille. Et je parie même que tu
t’offriras à moi de ton plein gré. Qu’en dis-tu ? Marché conclu ?
Chapitre 3

Muette de stupeur, Laila détourna le regard. La simple idée de partager le lit du prince Khadin lui fit
courir des frissons sur la peau. Elle devait absolument rester sur ses gardes, car c’était un homme
dangereux. Pourtant, que cela lui plaise ou non, sa liberté dépendait de lui et de lui seul.
Le comportement du prince envers elle lui donna néanmoins à réfléchir. Quel genre d’homme se
cachait derrière le masque impénétrable qu’il affichait ? Bien qu’elle soit persuadée que Khadin était
doté d’un sang-froid à toute épreuve, tout comme elle, il semblait troublé à présent, comme en proie à un
conflit intérieur.
Une chose était sûre, cependant : il ne la laisserait pas en paix tant qu’il n’aurait pas obtenu d’elle
ce qu’il voulait.
Elle peinait à croire qu’un homme tel que lui pouvait s’intéresser à elle, alors qu’il y avait des
femmes bien plus belles qu’elle dans le harem ; des femmes aux courbes affriolantes qui avaient sans
doute déjà été initiées aux plaisirs de la chair.
— Alors, quelle est ta réponse ? demanda-t-il en lui caressant tendrement la joue.
Non, elle ne pouvait pas lui donner ce qu’il attendait d’elle, c’était au-dessus de ses forces. Son
innocence était un prix bien trop élevé à payer, même s’il s’agissait de celui de sa liberté.
Elle ouvrit la bouche pour lui répondre, mais pas un son n’en sortit. Rassemblant tout son courage,
elle leva la tête et croisa son regard. Une lueur bienveillante brillait dans ses beaux yeux bleus, et sa
résolution vacilla aussitôt. Il n’était qu’un étranger pour elle, mais elle devait admettre qu’il lui avait
sauvé la vie au marché.
Quels autres choix s’offriraient à elle si elle refusait sa proposition ? Elle passerait ses journées
enfermée dans le harem, à servir les autres concubines du sultan. Et que lui arriverait-il si Khadin
repartait sans elle ? Un autre homme — le sultan lui-même peut-être — voudrait la faire sienne, c’était
certain, ce qui provoquerait sans le moindre doute le mécontentement et la jalousie des autres femmes.
Laila tressaillit à cette pensée. La proximité de Khadin lui faisait perdre ses moyens. Etait-elle en
train de changer d’avis au sujet de sa proposition ? Il était indéniablement très beau et, malgré ses
réticences, elle se sentait en sécurité avec lui.
Oui, il semblait être un honnête homme. Et le baiser…
Inconsciemment, elle se passa la langue sur les lèvres. Lorsque Khadin avait posé ses lèvres sur les
siennes, elle avait senti une douce chaleur se répandre en elle. Cela avait été une expérience enivrante.
Sous ses vêtements, elle sentit les pointes de ses seins se durcir. Son propre corps était-il en train de
la trahir ? Ses réactions inattendues mettaient sa raison, ainsi que son jugement, en péril. L’image de leurs
corps nus, glissant l’un contre l’autre, s’imposa alors à son esprit et elle ressentit une étrange palpitation
entre ses cuisses.
Il se pencha de nouveau vers elle. Son souffle chaud lui caressa le visage et elle perçut comme une
légère odeur de menthe dans son haleine.
— Je veux te donner du plaisir, murmura-t-il.
En même temps, il lui posa les mains sur les hanches, puis les fit remonter lentement. Lorsqu’il
caressa le galbe de ses seins, leurs pointes se durcirent plus encore, et elle réprima un soupir.
— J’ai envie de toi, mais je ne te prendrai pas tant que tu ne seras pas prête. Pas tant que tu ne
m’imploreras pas de te faire mienne.
Avant même qu’elle ait eu le temps de réagir à ses paroles, il l’embrassa avec encore plus de
passion que les fois précédentes. Bien que sa raison protestât, son corps se moula contre celui de Khadin.
De délicieux frissons la parcoururent et un flux de chaleur se répandit entre ses cuisses.
Elle sentit Khadin suivre le contour de ses lèvres de sa langue qui, quand elle ouvrit la bouche,
trouva de nouveau la sienne. Son esprit se vida complètement tandis que leurs langues se mêlaient
passionnément. Il avait pris possession de sa raison ; le laisserait-elle faire de même avec son corps ?
Oui ! s’écria une petite voix au fond d’elle. Personne des tiens n’en saura jamais rien. Laisse-le
t’initier aux plaisirs de la vie, ta liberté en dépend.
Comme s’il avait ressenti son incertitude, Khadin enfouit les deux mains dans ses cheveux et
approfondit le baiser. Le pouls de Laila s’emballa et elle fut submergée par une soudaine détresse mêlée
à un désir qui dépassait tout entendement.
— Vous m’en demandez trop, souffla-t-elle en rompant le baiser avant de se dégager de son étreinte.
Pourquoi ne choisissez-vous pas une autre femme ?
— Les autres femmes ne soupirent pas après leur liberté perdue… J’ai été parfaitement honnête
avec toi ; je t’ai donné le choix et je respecterai ta décision.
Sans la quitter des yeux, il lui remit le voile sur le visage puis tourna brusquement les talons.
Interloquée, elle le regarda s’éloigner. Que venait-il de se passer ? Elle allait laisser échapper sa seule
chance de survie !
— Attendez ! s’exclama-t-elle en tendant le bras vers lui. Ne partez pas !
Le prince s’arrêta puis se tourna vers elle en croisant les bras sur son torse. Il leva un sourcil
interrogateur et elle comprit que son temps de réflexion était écoulé. A défaut d’une réponse claire et
immédiate de sa part, Khadin la laisserait seule et elle serait alors livrée à un destin plus qu’incertain.
— Très bien, fit-elle du bout des lèvres en se maudissant de son impuissance. Je reste avec vous
cette nuit.
D’un pas hésitant, elle s’avança vers lui en tâchant de se rassurer. Après tout, il lui avait promis de
ne pas la prendre de force. Peut-être parviendrait-elle à lui résister jusqu’à ce qu’il lui rendre sa
liberté…
Il lui fit signe de le suivre, mais elle se campa devant lui et lui tendit la main, paume ouverte. Avant
qu’ils ne retournent dans la chambre, elle tenait à faire quelque chose.
— Puis-je avoir les dattes que vous avez dans votre poche ?
— Tu as faim ? demanda-t-il, visiblement surpris par sa requête.
— Non. Elles ne sont pas pour moi, mais pour l’étalon, répondit-elle.
Elle se doutait bien qu’il n’allait pas être facile d’apprivoiser le cheval, et elle voulait commencer
par établir un contact avec l’animal fuyant et rétif.
Sans faire de remarque, Khadin plongea la main dans sa poche et en sortit une poignée de dattes
qu’il lui tendit. Il s’effaça ensuite pour la laisser passer et elle entra dans l’enclos.
L’étalon hennit puis se mit à encenser tout en continuant de longer la barrière au pas. Il n’était
visiblement pas content de son intrusion dans son espace, mais elle ignora son attitude menaçante.
— Je sais ce que tu ressens, murmura-t-elle en s’arrêtant au milieu de l’enclos.
D’un geste assuré, elle leva le bras et ouvrit la main afin de lui montrer les dattes. Il était encore
bien trop tôt pour le nourrir ainsi, mais elle était prête à prendre ce risque. De son autre main, elle défit
son voile et plaça les dattes dessus. Ainsi, le cheval pourrait se familiariser avec son odeur. Elle posa
ensuite le tout par terre et recula de quelques pas.
L’étalon baissa la tête et souffla fort, son attention désormais portée sur la nourriture devant lui.
Allez, mon tout joli, approche. Je ne te veux aucun mal.
Le regard fixé sur le cheval, elle perçut un léger mouvement derrière elle. L’instant d’après, elle
sentit les mains de Khadin se poser sur sa taille et la chaleur de son corps puissant l’enveloppa aussitôt.
Ils restèrent ainsi immobiles pendant un moment, guettant une réaction de l’animal. Lorsque, enfin, il
s’approcha et commença à manger les dattes, Laila poussa un soupir de soulagement.
— Puis-je revenir ici dès l’aube, demain matin ? demanda-t-elle quand le cheval eut avalé la
dernière. Je voudrais être la seule à lui donner à manger pour pouvoir nouer un lien de confiance avec lui.
Khadin ne répondit pas et s’éloigna de quelques pas afin de ramasser le voile.
— Non. Laissez-le, dit-elle comme il se baissait.
Sans dire un mot, il se redressa et la rejoignit. Puis ils se dirigèrent tous deux vers la sortie de
l’enclos.
— Le voile lui permettra de reconnaître mon odeur, jugea-t-elle bon de lui expliquer. Il a sûrement
beaucoup souffert aux mains de son ancien maître. Il est perdu et ne sait pas à qui faire confiance.
— Tout comme toi… Tu ne sais pas si tu peux me faire confiance, déclara-t-il en lui prenant la main.
— Je ne vous connais pas encore assez pour vous faire confiance, marmonna-t-elle, déstabilisée par
le contact de sa peau contre la sienne.
— Ça viendra.
Sur ces mots, il se mit en marche et la guida vers ses appartements.
Le soleil s’était couché, et le ciel rougeoyait de ses derniers feux. A chaque pas qu’elle faisait, Laila
craignait de trébucher tant elle était tendue. Décidément, Khadin avait sur elle un effet pour le moins
surprenant.
Cesse donc de te tourmenter ! Il s’est montré attentionné envers toi et ne t’a fait aucun mal.
Il était en position en force et, s’il l’avait vraiment voulu, il aurait déjà pu abuser d’elle à maintes
reprises. Au lieu de cela, il avait apaisé ses craintes en l’emmenant voir les chevaux du palais. De plus,
il lui avait fait la promesse de ne pas la prendre de force et était même persuadé qu’elle finirait par
s’offrir à lui de son plein gré. Il avait semblé si sûr de lui qu’elle commençait à douter d’elle-même.
Elle tenait à préserver sa virginité, évidemment, mais, d’un autre côté, la proximité de Khadin
éveillait en elle des sensations très agréables qu’elle ne connaissait pas. Son corps était comme attiré par
le sien et s’embrasait au moindre contact. Se pouvait-il qu’il soit le seul à pouvoir la délivrer de ce feu
qui brûlait en elle ?
« Tu verras que tu finiras également par y trouver ton plaisir. » Les mots de dame Murana lui
revirent à l’esprit. Etait-il possible que la vieille femme ait dit vrai ?
Discrètement, elle jeta un coup d’œil vers Khadin tandis qu’ils traversaient le couloir menant à sa
chambre. En y réfléchissant mieux, il ne lui semblait pas être le genre d’homme qui songeait uniquement à
son plaisir. La manière dont il la traitait en était une preuve irréfutable. Khadin pouvait-il vraiment lui
enseigner l’art de la sensualité ? Et elle, voulait-elle vraiment pénétrer dans ce monde aussi inconnu
qu’attirant ?
Elle repensa alors à la pochette que lui avait donnée dame Murana. Qu’y avait-il dans la petite
fiole ?
Elle en était là de ses pensées lorsqu’ils arrivèrent dans la chambre. Khadin congédia les gardes
d’un signe de la main et ceux-ci refermèrent la porte.
Soudain inquiète, Laila les regarda faire et, quand ils se retrouvèrent seuls, tous les deux, elle tourna
lentement les yeux vers Khadin. D’innombrables questions se bousculaient dans sa tête et ne faisaient
qu’accroître son malaise.
— Tu as encore peur de moi, observa-t-il en prenant un grain de raisin d’une grappe posée sur le
plateau de fruits qui trônait au milieu de la table.
Il s’approcha ensuite d’elle et caressa ses lèvres du fruit jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche.
— Oui, reconnut-elle après l’avoir pris et mangé.
Comme il ne disait rien, elle ajouta avec un sourire navré :
— Vous savez que je ne souhaite pas être ici.
Il lui prit le visage entre les mains puis se pencha vers elle et suivit avec la langue le contour de son
oreille. Elle tressaillit de surprise.
— Tu n’as rien à craindre, ma belle. Je ne te ferai pas de mal.
L’instant d’après, il couvrit ses lèvres de sa bouche et l’embrassa tendrement ; si tendrement qu’elle
se sentit fondre. Puis il se redressa et, le regard ancré au sien, lui ôta la tunique et le caftan.
Uniquement vêtue du sarouel et du petit haut transparent, Laila se tint immobile quelques secondes
avant de serrer ses bras autour d’elle en agrippant fermement le fin tissu de ses vêtements.
Même s’il ne la touchait plus, le regard de Khadin était comme une caresse sur elle, doux et
agréable à la fois, et elle se sentit rougir violemment. Il posa les mains sur les siennes ; inconsciemment,
elle relâcha son haut et laissa ses bras retomber le long de son corps. Les mains de Khadin se posèrent
sur sa taille et elle retint son souffle en sentant les pointes de ses seins se durcir de nouveau.
— J’aimerais tant pouvoir t’ordonner de cesser de me craindre ainsi, murmura-t-il avant de
l’embrasser, plus ardemment cette fois. Il glissa les mains sur ses fesses et l’attira vers lui tandis que sa
langue taquinait la sienne.
Ce baiser diffusa une chaleur si intense dans tout son corps qu’elle ne prêta pas attention aux mains
de Khadin qui remontèrent sur son dos afin de lui retirer le haut. Lorsqu’elle se rendit compte que sa
poitrine était dénudée, elle se raidit et Khadin recula légèrement.
Elle sentit ses jambes vaciller sous son regard intense ; elle se trouvait dans une situation plus que
délicate. Qu’en serait-il de son honneur si elle laissait Khadin la déposséder de sa virginité ? Elle
deviendrait une des nombreuses concubines du prince, et cette idée lui était insupportable. D’un autre
côté, elle ne pouvait ignorer l’effet qu’il avait sur elle ; de toute évidence, elle avait déjà abandonné la
lutte contre son bon sens. Elle pourrait très bien lui dire d’arrêter et il le ferait, elle n’en doutait pas.
Quand ses mains se posèrent sur ses seins, la retenue qu’elle tentait vainement de s’imposer vola
brusquement en éclats.
La voix de la raison s’insurgea de nouveau en elle mais, l’ignorant, elle attira Khadin contre elle
pour l’embrasser.
Apparemment surpris pendant un court instant, il reprit rapidement le contrôle et elle se plaqua à lui,
cherchant à combler ce besoin étrange et oppressant qui la tenaillait.
Sans interrompre leur baiser, il lui fit glisser son sarouel le long des jambes et elle s’en dégagea
rapidement. Une fois qu’elle fut complètement nue, il la serra davantage contre lui et intensifia leur
baiser.
— Veux-tu que j’arrête, Laila ? demanda-t-il contre ses lèvres, avant de semer une traînée de
baisers le long de son cou et sur ses épaules.
Dis oui, Laila ! Tu dois l’arrêter !
Mais quand ses mains se posèrent de nouveau sur ses seins, elle oublia aussitôt ses bonnes
résolutions.
Tout en continuant à déposer des baisers sur son visage et son cou, Khadin se déshabilla à son tour.
Il lui embrassa furtivement les lèvres puis fit un pas en arrière.
— Regarde-moi, Laila, dit-il en cherchant son regard. Cette nuit, je vais te faire goûter au plaisir
ultime et tu ne le regretteras pas, crois-moi.
Malgré elle, Laila laissa ses yeux glisser sur son corps nu. Son torse musclé était recouvert d’une
légère toison brune qui s’étirait en une fine ligne sur son ventre plat. Son regard s’attarda sur ses
abdominaux, refusant de descendre plus bas. Sa curiosité finit tout de même par l’emporter, et elle retint
son souffle en voyant le membre viril de Khadin durci par le désir. Elle se concentra ensuite sur ses
jambes longues et musclées, mais ses yeux furent de nouveau attirés par son érection. Que ressentirait-
elle lorsque leurs corps se joindraient ?
— Donne-moi la pochette que dame Murana t’a remise, murmura-t-il, la tirant de ses pensées.
Elle s’exécuta et le regarda prendre la petite fiole qui s’y trouvait.
— Allonge-toi, lui ordonna-t-il d’une voix douce.
Réprimant un frisson, elle fit ce qu’il lui demandait. Elle s’assit sur le lit puis s’allongea sur le dos,
savourant le contact des draps frais sur sa peau brûlante.
Khadin vint la rejoindre et s’agenouilla sur le matelas à côté d’elle. Il ouvrit la fiole puis versa
quelques gouttes de ce qui semblait être de l’huile dans sa paume. Laila reconnut immédiatement l’odeur
de cannelle et de clous de girofle.
— Je vais étaler cette huile sur ta peau, expliqua-t-il en se frottant les mains. Elle t’aidera à te
détendre et intensifiera également ton plaisir.
Tout en parlant, il effleura du pouce la pointe de l’un de ses seins et une sensation inouïe naquit
entre ses cuisses.
— Je vais parcourir chaque parcelle de ton corps de mes mains, après quoi ce sera à toi de faire de
même sur moi, annonça-t-il en faisant rouler son téton durci entre ses doigts.
Laila se mordit la lèvre inférieure et ferma les yeux, puis elle entendit soudain Khadin lui dire :
— Mets-toi sur le ventre.
Tâchant de cacher la déception qui s’était emparée d’elle, elle se retourna et posa la joue sur
l’oreiller.
Khadin rassembla ses longs cheveux puis les ramena sur l’oreiller, au-dessus de son épaule. Il fit
ensuite glisser les mains de ses épaules vers son dos, puis descendit lentement jusqu’à ses fesses avant de
recommencer plusieurs fois le même geste.
Petit à petit, Laila sentit son corps se détendre sous l’action habile de ses doigts. Le massage que lui
prodiguait Khadin n’avait rien à voir avec celui de l’esclave du hammam. Le toucher de Khadin était plus
assuré, plus… intime.
Elle frissonna lorsqu’elle sentit ses lèvres sur son cou.
— Cela fait longtemps que je n’ai pas été avec une vierge, marmonna-t-il contre sa peau.
Sa bouche glissa le long de sa mâchoire et il lui mordilla le lobe de l’oreille.
— La simple idée que je sois le premier homme à te toucher ainsi allume le feu dans mes veines.
J’espère également être le premier à te posséder ; avec ta permission, bien évidemment.
Assaillie par toutes sortes de sensations délicieuses, Laila étouffa un gémissement. La main de
Khadin descendit lentement le long de son dos, sur ses fesses, et quand elle sentit un de ses doigts
effleurer sa chair la plus secrète, elle écarquilla les yeux.
Khadin poursuivit sa caresse intime et plusieurs frissons violents la parcoururent. Elle crispa fort
les poings sur les draps et laissa échapper un petit cri de plaisir.
Seigneur ! Que lui arrivait-il ?
Alors, il introduisit un doigt en elle et une sensation de bien-être encore plus intense la submergea
aussitôt. Il retira puis inséra son doigt plusieurs fois de suite ce qui ne fit qu’amplifier la sensation de
chaleur qui lui embrasait le ventre.
Laila eut l’impression que la tension qui montait en elle était sur le point d’exploser lorsque Khadin
la retourna sur le dos.
— Veux-tu que j’arrête ?
Pantelante de désir, elle le dévisagea quelques instants, incapable de formuler le moindre mot.
L’huile commençait à agir sur elle, sur sa peau et ses sens, et elle craignait de brusquement se consumer
sur place s’il arrêtait.
— Tu aimes la sensation que te procure l’huile, n’est-ce pas ?
Dehors, la nuit était tombée maintenant et la chambre baignait dans la pénombre. A la faible lumière
diffusée par la lampe à pétrole posée à côté du lit, l’expression qu’arborait Khadin fit accélérer les
battements de son cœur. Elle ne voulait plus quitter le cocon de sensualité dans lequel il l’avait enfermée.
— Oui, répondit-elle enfin. Mais je… je ne sais pas si je pourrais en supporter davantage.
— Il le faudra pourtant, dit-il en lui décochant un sourire enjôleur. Ce n’est que le début, ma belle.
Il se tourna alors vers ses jambes et commença par lui masser les pieds avant de remonter lentement
vers ses mollets, atténuant peu à peu la tension de ses muscles. Puis il glissa les mains sur ses cuisses et
les écarta légèrement.
Lorsqu’elle sentit de nouveau les doigts de Khadin caresser son intimité, elle gémit en soulevant les
hanches du matelas. L’esprit légèrement embrumé, elle se redressa sur les coudes et croisa son regard.
— S’il vous plaît… Je… Arrêtez, balbutia-t-elle, le cœur serré.
Malgré les protestations de son corps, elle ne pouvait le laisser aller plus loin ; elle ne pouvait se
permettre de perdre sa virginité avec lui.
— Très bien, j’arrête, déclara-t-il.
Son expression était indéchiffrable.
— Mais c’est à ton tour de me masser.
Il prit la petite fiole d’huile parfumée posée sur la table de chevet et la lui tendit.
Se redressant, Laila la prit et Khadin l’embrassa furtivement sur la bouche avant de s’allonger sur le
ventre.
Confuse, elle s’agenouilla à côté de lui et se versa un peu d’huile dans la main. Tout en frottant ses
paumes l’une contre l’autre, elle détailla le corps de Khadin ; ses épaules et son dos merveilleusement
sculptés, ses fesses fermes…
Elle déglutit péniblement.
Maintenant qu’il avait cessé de la tourmenter avec ses caresses expertes, elle éprouvait une
sensation de vide atroce qu’elle ne parvenait pas à s’expliquer. Elle jouait à un jeu dangereux, elle en
avait conscience, un jeu sensuel auquel elle pouvait mettre un terme à tout moment. Pourtant, les mots
pour le faire refusaient obstinément de franchir ses lèvres.
D’un geste hésitant, elle posa les mains sur les épaules de Khadin et palpa doucement ses muscles
avant de suivre la courbe de son dos. Elle le sentit se détendre sous ses doigts et, quand il poussa un léger
gémissement, elle eut soudain le sentiment d’être investie d’un pouvoir particulier.
Sentant une nouvelle chaleur naître entre ses cuisses, elle augmenta la pression de ses doigts sur sa
peau ferme et Khadin tourna le visage du côté ou brûlait la lampe à pétrole, offrant ainsi son profil à sa
vue.
Les yeux rivés sur son visage faiblement éclairé, Laila remarqua une petite cicatrice à sa tempe.
Spontanément, elle se pencha vers lui et les pointes de ses seins lui effleurèrent le dos.
— Que vous est-il arrivé ? demanda-t-elle en parcourant la cicatrice du doigt.
Il ouvrit les yeux, un sourire cynique incurvant ses lèvres.
— Une des odalisques m’a jeté dans le bain quand j’avais deux ans. Je me suis cogné la tête contre
le marbre, et c’est un miracle si j’ai survécu.
Cette révélation laissa Laila interdite. La vie du prince n’était manifestement pas aussi insouciante
et tranquille qu’elle l’aurait cru.
— A-t-on souvent attenté à votre vie ainsi ?
— Oui.
Sentant la réticence de Khadin à en parler davantage, elle n’insista pas et versa encore un peu
d’huile dans sa main.
En silence, elle lui massa le bas du dos, les cuisses puis les mollets. Lorsqu’elle plaça les pouces
sur la plante de son pied, il se retourna brusquement.
— Etes-vous chatouilleux ? lança-t-elle avec un petit sourire en coin.
— Parfois.
A ces mots, il se redressa en la saisissant par la taille puis la fit asseoir à califourchon sur lui. Laila
sentit son intimité au contact de son membre tendu et réprima un frisson en posant les paumes à plat sur
son torse.
— J’ai passé un agréable après-midi en ta compagnie, murmura-t-il, sa bouche au creux de sa gorge.
Il l’embrassa tendrement en la serrant contre lui, et elle se fondit dans son étreinte. Il s’allongea
ensuite sur le dos, l’attirant avec lui ; enivrée par l’odeur virile qui émanait de lui, elle se laissa faire.
La tenant enlacée, il lui déposa un baiser sur le front ; elle demeura immobile, le cœur battant à tout
rompre. Attendant fébrilement la suite, elle nicha la tête au creux de son épaule, mais Khadin ne bougea
plus.
Très vite, elle ressentit un désespoir et un manque violents que seul Khadin était capable de
combler. Elle préféra néanmoins écouter le peu de raison qu’il lui restait et songea qu’elle ferait mieux de
dormir.
Elle ferma les yeux et cela ne fit qu’embraser ses sens. La sensation de sa peau contre la sienne, la
chaleur de son corps musclé, c’en était trop pour elle. Il lui en coûtait de l’admettre, mais elle avait envie
de lui. Elle avait besoin de lui, de le sentir sur elle, en elle.
Au point où elle en était, il ne s’agissait plus de sa liberté, mais de sa tranquillité d’esprit. Elle
voulait s’offrir à lui, frémir sous ses caresses et ses baisers. Elle voulait qu’il comble ce vide
insoutenable qu’il avait provoqué en elle.
Levant le regard vers lui, elle remarqua que lui non plus ne dormait pas. Ses yeux bleus se rivèrent
aux siens et elle y perçut un certain trouble.
— Qu’y a-t-il, Laila ? demanda-t-il d’une voix rauque.
— Je… Je ne sais pas.
Elle regrettait amèrement de lui avoir demandé d’arrêter un peu plus tôt. A présent, elle n’avait plus
aucun doute sur les intentions honorables de Khadin à son égard. Il lui avait sauvé la vie en l’emmenant
loin de cet horrible marché aux esclaves alors que rien ne l’obligeait à faire cela.
— Tout ce que je sais, c’est que nous sommes tous les deux malheureux, murmura-t-elle en posant
une main tremblante sur son torse.
— Ne t’en fais pas pour moi, dit-il en passant un bras sous sa tête et en fixant son regard sur le
plafond.
La gorge de Laila se serra. Elle, et elle seule, était la raison de cette frustration qui les avait gagnés
tous les deux. Mais, surtout, elle se maudissait de causer autant de désordre dans la vie de Khadin.
Pourquoi lui avait-elle dit d’arrêter ? Elle n’avait plus personne ; plus de famille, et sans doute plus
de tribu. Désormais, elle était maîtresse de ses choix et ceux-ci n’auraient pas la moindre incidence sur la
réputation de sa famille ni sur son peuple.
— Pourquoi m’avez-vous donné la possibilité de refuser votre proposition ? s’enquit-elle.
Il lui prit la main et embrassa ses doigts un à un.
— Tu as perdu ta famille et ta liberté, répondit-il. C’était la moindre des choses que je pouvais faire
pour toi, après tout ce que tu as dû traverser.
Ces paroles abattirent l’ultime barrière qui se dressait entre eux. Elle devait oublier le passé et
vivre l’instant présent sans se soucier de ce qui lui réservait l’avenir.
Cédant à la tentation, elle embrassa Khadin avec fougue, nouant les bras autour de son cou.
Répondant au baiser, il se redressa contre l’oreiller tout en l’attirant sur lui d’un geste souple. Elle ouvrit
alors les lèvres, acceptant sa langue dans sa bouche, souhaitant lui faire comprendre qu’elle se donnait à
lui librement.
Lorsqu’il mit fin à leur baiser, il la fit se redresser avant de saisir la pointe d’un sein entre ses
lèvres.
Rejetant la tête en arrière, elle laissa échapper un petit cri tandis qu’il le mordillait et suçait tour à
tour son mamelon.
De nouveau à califourchon sur lui, Laila pouvait sentir ses replis intimes pressés contre le membre
durci de Khadin. Assaillie par un tourbillon de sensations plus fortes et merveilleuses les unes que les
autres, elle ferma les yeux.
— As-tu envie de moi, Laila ?
Soulevant légèrement les hanches vers elle, il tourmenta ensuite la pointe de son autre sein et, en
proie à un flot d’émotions intenses, elle se mordit la lèvre inférieure.
— Oui, souffla-t-elle en espérant qu’elle ne regretterait pas sa décision.
A peine eut-elle donné sa réponse que Khadin la souleva légèrement. Elle tressaillit violemment en
le sentant entrer en elle. Presque aussitôt, une vive douleur lui traversa le bas du ventre et elle poussa un
cri. Khadin s’immobilisa et s’empara de ses lèvres pour un baiser très tendre. Quelques instants plus tard,
elle le sentit avancer lentement en elle. Mais maintenant qu’il avait forcé le barrage de sa féminité, une
sensation de plénitude commençait à remplacer la douleur qu’elle avait brièvement ressentie.
Les mains toujours sur ses hanches, Khadin l’encouragea alors à bouger et elle se mit à aller d’avant
en arrière sur lui, cherchant à trouver le rythme qui lui convenait. Petit à petit, elle commença à onduler
des hanches d’un mouvement plus sûr et plus sensuel et sentit comme une boule de feu au creux de son
ventre. Jamais elle n’aurait pu croire que l’accouplement d’un homme et d’une femme pouvait se faire
dans une telle position.
Sans crier gare, Khadin la renversa sur le matelas et recouvrit son corps du sien, toujours en elle.
Ses beaux traits étaient tendus, comme s’il essayait de se retenir. Il imprima alors un léger mouvement de
va-et-vient à ses hanches et Laila se cambra vers lui, poussée par un besoin aussi irrépressible
qu’inconnu.
Portée par un plaisir qu’elle n’avait jamais éprouvé auparavant, elle gémit plusieurs fois sous ses
assauts contrôlés et comprit alors que Khadin contenait sa jouissance, pensant sans doute à elle, à son
bien-être avant de penser au sien.
Sous ses poussées sensuelles, la jeune fille innocente qu’elle avait été jusqu’à présent venait de se
muer en une femme avide de sensations enivrantes. Elle était devenue la concubine de Khadin, celle qui
était censée assouvir tous ses besoins. Elle devait — non, elle en avait envie — lui procurer le réconfort
dont il semblait désespérément avoir besoin.
Elle s’agrippa à ses hanches étroites, lui signifiant ainsi d’augmenter la cadence. Il comprit
immédiatement ce qu’elle attendait de lui et se mit à aller et venir en elle plus vite et plus fort.
Néanmoins, elle sentait qu’il voulait plus, qu’il avait besoin de plus. De beaucoup plus.
— Laisse-toi aller, Khadin… Montre-moi ce dont tu as besoin, murmura-t-elle en enroulant les bras
autour de son cou.
Il ferma les yeux et opina de la tête puis, sans cesser de la posséder, glissa les mains sous ses
cuisses et lui releva les genoux pour les enrouler autour de ses hanches. Laila enfouit la tête dans
l’oreiller, frémissant aux nouvelles sensations qui la parcouraient.
Khadin se redressa alors et elle leva la tête pour guetter son prochain mouvement. Lorsqu’il se remit
à taquiner de la langue et des dents les pointes sensibles de ses seins, son corps fut agité de soubresauts
incontrôlables.
Soudain, la spirale de chaleur qui grandissait dans son ventre se transforma en une sorte de spasme
qui la secoua tout entière et elle poussa un cri de plaisir. Les assauts de Khadin se firent alors plus
rapides, plus désespérés, et elle voulut se fondre en lui, s’envelopper de sa force et de sa chaleur.
Elle ferma les yeux et, ébranlée par les secousses frénétiques qui soulevaient ses reins, planta les
ongles dans le dos de Khadin. L’instant d’après, tandis qu’une myriade d’étoiles explosait derrière ses
paupières, elle l’entendit crier sa jouissance.
Lorsqu’il retomba sur elle, Laila l’enlaça avant de faire glisser les mains sur son dos, enfouissant le
visage dans son cou et humant son odeur. Elle sentait leurs cœurs battre à l’unisson l’un contre l’autre et
ils restèrent un long moment ainsi, immobiles, leurs corps ne faisant plus qu’un.
— T’ai-je fait mal, ma belle ? demanda-t-il en se redressant sur un coude pour effleurer ses lèvres
d’un tendre baiser.
— Non, chuchota-t-elle.
Sous lui, les idées encore embrumées par le plaisir qu’il venait de lui offrir, elle peinait à croire
qu’elle s’était complètement abandonnée à cet homme que, malgré tout, elle connaissait à peine.
Khadin roula sur le dos, l’attirant dans son étreinte. C’est alors que la cruelle réalité s’insinua dans
l’esprit de Laila. Une nouvelle fois, la peur l’envahit.
Même si elle commençait à se sentir en sécurité avec lui, lovée dans ses bras et isolée du monde
extérieur, il ne fallait surtout pas qu’elle s’habitue à la présence de Khadin. Bien qu’il l’ait entraînée dans
un monde de sensualité et lui avait fait goûter quelques instants de pur bonheur, elle ne devait pas se
bercer d’illusions, car tout cela n’était que mirage. Rien de plus.
Leurs destins n’auraient jamais dû se croiser ; ils n’étaient donc pas liés l’un à l’autre, et bientôt il
sortirait de sa vie à jamais.
Ce fut sur cette pensée que Laila glissa dans un profond sommeil.
Chapitre 4

Quatre jours plus tard


Assis à son bureau, Khadin relut une dernière fois le document qu’il venait de rédiger. Sous peu, il
serait fixé sur son sort et il avait tenu à coucher par écrit ses volontés — les dernières peut-être —
concernant Laila.
Il ne pouvait être plus clair. Au cas où il lui arriverait malheur, il exigeait que l’on rende la liberté à
Laila et qu’on lui donne également l’étalon blanc.
Poussant un léger soupir, il leva les yeux vers le lit où elle dormait paisiblement, une main posée sur
l’oreiller, et son cœur se serra.
La nuit dernière, il lui avait fait l’amour à plusieurs reprises, et elle avait été réceptive à chacun de
ses baisers, chacune de ses attentions. Et lorsque, consumé par la passion qui les avait emportés, il allait
enfin s’abandonner au sommeil, il avait senti les caresses de Laila sur son dos. Poussé par un nouvel élan
de passion, il l’avait faite sienne encore.
Les quatre jours qu’il venait de passer en sa compagnie avaient été, contre toute attente, les plus
beaux de sa vie. Tous les matins, il l’avait accompagnée aux écuries et l’avait regardée gagner, petit à
petit, la confiance de l’étalon sauvage. Ses efforts avaient finalement porté leurs fruits car, la veille, le
cheval avait accepté qu’elle le monte.
Tout comme le cheval, Khadin était tombé sous son charme. Non seulement elle se distinguait des
autres femmes du harem, mais elle avait été la première à le toucher en plein cœur. Il adorait la voir
s’arquer sous lui, la sentir explorer son corps de ses doigts tout en soupirant et gémissant avant de crier
son extase, dans laquelle il l’accompagnait chaque fois.
Il éprouvait pour elle quelque chose de fort et ne voulait pas la quitter. Malheureusement, le jour
qu’il redoutait tant avait fini par arriver. Son père, le sultan, lui avait enfin accordé une audience. Mais
peu importait ce qu’il lui arriverait ; il avait pris les dispositions nécessaires pour assurer à Laila une vie
hors de ces murs. Néanmoins, s’il ne tenait qu’à lui, il l’emmènerait à Nerassia. Là-bas, ils…
On frappa à sa porte et, quand il donna la permission d’entrer, celle-ci s’ouvrit sur quatre gardes,
tous vêtus de noir, un cimeterre à la ceinture. Voyant que l’un des gardes tenait un morceau de corde,
Khadin se raidit sur sa chaise.
— Laila, dit-il, lève-toi et retourne dans le harem.
Il ne voulait pas qu’elle assiste à ce qui allait suivre. Blottie entre les draps, elle ouvrit lentement
les yeux puis se redressa. Découvrant qu’ils n’étaient pas seuls, elle tira d’un geste vif la couverture sur
elle.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en lui adressant un regard anxieux.
— Fais ce que je te dis, ordonna-t-il en se levant.
Il prit ses vêtements et les jeta sur le lit avant de se tourner vers les gardes qui se tenaient
immobiles, sur le seuil de sa chambre.
— Est-ce mon père qui vous envoie ? leur demanda-t-il.
— Oui, prince Khadin, répondit celui qui tenait la corde en s’inclinant. Son Altesse Soliman le
Magnifique désire s’entretenir avec vous.
Son destin était scellé. Il baissa les yeux sur la corde. Qu’avait décidé son père ? Allait-il au moins
écouter ce qu’il avait à lui dire ou allait-il l’exécuter sans même lui laisser la possibilité de plaider sa
cause ?
Laila vint se placer à côté de lui et Khadin prit le parchemin.
— Donne ceci à la princesse Mihrimah, la sultane Validé qui règne sur le harem. Elle exécutera mes
ordres, lui murmura-t-il en pliant la missive avant de la lui tendre.
Elle prit le parchemin puis leva sur lui un regard interloqué.
— Mais, je croyais…
— Mon père souhaite me voir, la coupa-t-il.
— De quoi as-tu peur, Khadin ? lui demanda-t-elle d’une petite voix en lui prenant la main. Je vois
de l’inquiétude au fond de tes yeux.
Il jeta un coup d’œil vers les gardes qui commençaient manifestement à s’impatienter.
— Ecoute-moi, dit-il à voix basse. Si je ne reviens pas, tu prendras l’étalon et tu quitteras le palais.
Tu bénéficieras également d’une escorte qui t’accompagnera jusqu’où tu le souhaiteras.
Il marqua un temps d’arrêt et lui caressa la joue, gravant chaque détail de son visage dans sa
mémoire.
— J’aurais aimé t’offrir des perles et des pierres précieuses pour te remercier de ta compagnie,
poursuivit-il, mais j’ai préféré te rendre ta liberté à la place.
— Khadin, je… Je ne comprends pas, balbutia-t-elle. Pourquoi est-ce que tu ne reviendrais pas ?
Ton père ne te fera pas de mal, n’est-ce pas ?
Réprimant un soupir, il appuya son front contre le sien.
— Je l’ignore. Mon sort repose entre ses mains, désormais. En tout cas, sache que j’ai fait le
nécessaire en ce qui te concerne. Il ne pourra rien t’arriver.
Elle acquiesça, les yeux pleins de larmes, puis l’embrassa passionnément. Il la serra contre lui, et le
contact de son corps contre le sien éveilla en lui un désir démesuré. Jamais il n’oublierait les moments
qu’ils avaient partagés. Laila était et resterait sienne à jamais.
— Si je peux, je reviendrai te chercher, je te le promets, marmonna-t-il contre ses lèvres avant de la
libérer de son étreinte.
Main dans la main, ils se dirigèrent vers les gardes.
— Emmène-la dans le harem, ordonna Khadin à l’eunuque qui attendait dans le couloir, derrière les
gardes.
Sans un mot, Laila suivit l’esclave. Elle se retourna néanmoins pour échanger un regard avec lui
avant de disparaître à l’angle du couloir. Il ne la reverrait sans doute plus jamais, songea Khadin qui eut
l’impression que son cœur se déchirait à cette pensée.
Il aimait Laila comme jamais il n’avait aimé aucune autre femme. Oui, pour la première fois, il
aimait vraiment.

* * *

Laila faisait les cent pas dans la pièce où l’eunuque l’avait conduite. Elle avait été brusquement
séparée de Khadin et s’inquiétait de son sort. Etait-il toujours en vie ? Allait-elle le revoir ? Jamais elle
n’aurait pensé qu’elle s’attacherait autant à lui.
En l’espace de quelques jours, il avait su se frayer un chemin jusqu’à son cœur. Les nuits
passionnées qu’ils avaient passées ensemble resteraient à jamais gravées dans sa mémoire, et elle doutait
fort qu’elle se laisserait de nouveau un jour approcher par un autre homme.
La nuit dernière, les tendres caresses ainsi que les baisers enflammés de Khadin l’avaient aidée à
voir plus clair dans ses sentiments, et elle avait l’impression de lui avoir donné une partie d’elle-même.
Elle s’était abandonnée dans ses bras, et il était parvenu à apaiser le chagrin qui lui étreignait le cœur
depuis la mort de sa famille. Mais maintenant qu’ils étaient séparés, elle ressentait de nouveau un vide
immense en elle.
Elle commençait à croire que ce qu’elle avait partagé avec Khadin allait bien au-delà d’une simple
attirance physique. Etait-ce possible, en si peu de temps ? Elle était affectée par son absence, et sa gorge
se serra à l’idée qu’elle pourrait ne plus jamais le revoir.
Afin de se calmer, elle prit quelques profondes inspirations. Lorsqu’on l’avait ramenée dans le
harem, elle avait immédiatement donné le parchemin de Khadin au chef des eunuques, qui lui avait promis
de l’apporter à la princesse Mihrimah.
Khadin était resté vague au sujet de sa famille, mais il lui avait néanmoins révélé que la princesse,
sa demi-sœur, était la fille aînée du sultan et qu’elle était devenue sultane Validé à la mort de son époux.
Maintenant que son destin dépendait d’elle, Laila espérait sincèrement que cette femme suivrait les
ordres de Khadin.
Un esclave vint la chercher et la prépara pour le hammam. Elle alla s’asseoir dans un coin de la
vaste salle et appuya la tête contre le mur. Malgré le nuage de vapeur qui l’enveloppait, elle pouvait
sentir sur elle les regards méprisants des autres femmes. A en croire les bribes de conversation qui lui
parvenaient, elle était au cœur de toutes les discussions.
Laila se lava seule en se remémorant la nuit qu’elle venait de passer dans les bras de Khadin, sa
peau moite contre la sienne, l’intensité de ses caresses, ainsi que la vive lueur qu’elle avait remarquée
dans son regard.
Elle ferma les yeux et secoua la tête pour chasser ces pensées.
Ne pense pas à lui ! Il est et restera peut-être le seul homme de ta vie, mais toi, tu es simplement
une de ses nombreuses conquêtes.
Pourtant, il avait tenu toutes les promesses qu’il lui avait faites. Il ne l’avait pas prise de force et
avait fait en sorte qu’on lui rende la liberté au cas où il lui arriverait malheur. Il lui avait même donné
l’étalon qu’elle avait baptisé Amir en raison de son fort caractère. Elle s’était d’ailleurs rapidement
attachée au cheval qui le lui rendait bien.
Oui, Khadin avait fait tout ce qu’il pouvait pour la protéger et lui offrir le moyen de s’échapper de
cette cage dorée.
Mon Dieu, faites qu’il ne lui arrive rien !
Quand elle eut terminé sa toilette, un eunuque vint lui apporter une toile de lin dans laquelle elle
s’enveloppa. L’homme l’emmena ensuite dans une petite chambre adjacente où d’autres esclaves
l’aidèrent à se vêtir. Consciente qu’elle allait bientôt rencontrer la princesse Mihrimah, celle dont
dépendait sa vie, elle dissimula ses mains tremblantes dans les manches de son caftan. Elle éprouvait un
sentiment d’impuissance auquel elle n’était pas habituée, mais qu’elle allait devoir très vite apprendre à
contrôler.
Un autre eunuque la conduisit jusqu’aux appartements de la sultane Validé et, lorsque les gardes lui
ouvrirent la porte pour la laisser entrer, Laila retint son souffle. Elle s’arrêta un instant sur le seuil puis
pénétra dans une pièce richement décorée. Au milieu de celle-ci se trouvait un fauteuil sur lequel une
belle femme d’âge mûr était installée.
Vêtue d’un caftan turquoise brodé de fils d’argent qui recouvrait son haut et son sarouel blanc, la
princesse Mihrimah était coiffée d’un turban qui cachait entièrement ses cheveux, accentuant ainsi les
traits fins de son visage ainsi que ses lèvres d’un rouge profond. Ses yeux étaient soulignés au khôl, et ses
longs doigts chargés de bagues scintillantes.
D’un pas hésitant, Laila avança vers le fauteuil puis s’agenouilla devant et baisa l’ourlet du caftan
de la princesse, ainsi que le voulait l’usage. Mihrimah lui glissa alors un pouce sous le menton et lui
releva le visage.
— Tu n’as toujours pas été présentée à mon père, n’est-ce pas ? s’enquit-elle.
Sa voix était mélodieuse mais ferme, et Laila réprima un frisson.
— Non, Altesse. Je sers le prince Khadin.
— On raconte bien des choses sur toi, dit la princesse en esquissant un léger sourire. Apparemment,
tu t’occuperais d’un cheval sauvage aux écuries.
Laila ne dit rien et la princesse lui caressa la joue de l’index.
— Pour ma part, reprit-elle, jamais je ne tolérerai une telle chose. Une odalisque ne doit quitter le
harem sous aucun prétexte.
Laila aurait voulu répondre, mais elle se fia à son instinct qui lui conseillait de n’en rien faire. Elle
resta donc silencieuse et baissa la tête.
— Il semblerait que tu aies un don inné avec les animaux… Peut-être que l’on te laissera avoir un
animal de compagnie.
Un sourire malicieux incurva alors les lèvres de Mihrimah.
— A moins que tu ne sois trop occupée à servir mon père, ajouta-t-elle.
A ces mots, Laila se raidit. Elle ne voulait pas partager la couche du sultan, ni d’aucun autre homme
d’ailleurs. Elle comprit alors qu’elle quitterait le palais uniquement si Khadin avait la vie sauve et si le
sultan lui donnait la permission de retourner à Nerassia.
— Aurai-je l’honneur de rencontrer le sultan ? demanda-t-elle en essayant de garder une voix égale.
— Il désire s’entretenir avec toi. Je vais t’escorter jusqu’à la salle du trône.
La bouche soudain sèche, Laila déglutit avec difficulté. Pourquoi un homme aussi puissant que le
sultan avait-il demandé à la voir aussi vite ? Etait-ce en rapport avec Khadin ? Peut-être parviendrait-elle
à le convaincre de lui rendre la liberté… Qu’avait-elle à perdre, après tout ?
La princesse Mihrimah se leva, et Laila lui emboîta le pas. Un eunuque leur ouvrit la porte et elles
s’engagèrent dans un long couloir.
— Je te conseille vivement d’écouter attentivement le sultan et de parler uniquement lorsqu’il t’en
donne la permission, déclara la princesse en tournant la tête vers elle.
Elles traversèrent une somptueuse salle en silence puis la princesse tourna de nouveau le regard
vers elle.
— Personne ne refuse rien au sultan, annonça-t-elle. La mère de Khadin l’a appris à ses dépens. En
refusant de continuer à partager le lit de mon père, elle l’a offensé au plus haut point et il a donc dû la
tuer.
Laila sentit l’anxiété lui nouer l’estomac face à cette révélation qui avait tout d’une mise en garde.
Elles arrivèrent devant une grande porte qui s’ouvrit sur une salle somptueuse. La princesse y entra d’un
pas gracieux et Laila la suivit en nouant les mains devant elle.
Au centre de la salle impériale, un énorme lustre, dont les flammes vives des bougies éclairaient
toute la pièce, pendait du plafond. Les murs étaient revêtus de carreaux de faïence rouges et bleus ainsi
que de panneaux lambrissés décorés de motifs variés.
Lorsqu’elle osa enfin lever le regard, les battements de son cœur s’accélèrent et elle réprima un
soupir. Sur une petite estrade délimitée par de fines colonnes de marbre gris, le sultan était assis sur un
trône et, à côté de lui, Khadin se tenait immobile, agenouillé sur un coussin.
Il est en vie !
Son soulagement s’évanouit un instant plus tard, quand elle aperçut, devant lui, un autre coussin, plus
petit, sur lequel était posée une corde nouée en un nœud coulant.
Leurs regards se croisèrent et Khadin sembla rassuré de la voir, mais elle baissa aussitôt la tête,
luttant contre les émotions qui menaçaient de la submerger. Tout cela ne présageait rien de bon.
Elle aurait voulu se précipiter vers lui, s’assurer qu’il n’était pas blessé mais, craignant d’affreuses
représailles, elle n’osa pas bouger.
L’un des hommes postés à côté du trône lui fit signe d’avancer et elle s’exécuta aussitôt. Elle
s’agenouilla et embrassa le sol aux pieds du sultan au moment même où la princesse s’installait au côté
de son père.
— C’est donc toi la fameuse princesse bédouine que mon fils a achetée au marché aux esclaves, dit
le sultan.
Se souvenant de la mise en garde de la princesse, Laila garda la tête baissée et resta silencieuse, se
contentant d’opiner légèrement de la tête.
— Regarde-moi, ordonna le sultan.
Angoissée, elle rassembla le peu de courage qu’il lui restait et leva le regard vers lui.
Même assis, le sultan Soliman avait une prestance imposante. Drapé dans une tunique d’un orange
éclatant agrémentée de pierres précieuses, il avait la tête ceinte d’un turban blanc et, en dépit de ses
cheveux clairsemés, de sa barbe cendrée ainsi que des rides qui lui sillonnaient le visage, une étincelle
ardente brûlait dans ses yeux.
— Des rumeurs à ton sujet me sont parvenues aux oreilles, reprit-il. J’ai cru comprendre que mon
fils t’a emmenée aux écuries.
Laila acquiesça de nouveau de la tête.
— J’ai également entendu dire que tu t’es pratiquement jetée devant un troupeau de chevaux agités et
que tu es parvenue à les apaiser rien qu’avec ta voix. Certains disent même qui tu serais une
enchanteresse.
Laila ouvrit la bouche pour répondre puis la referma, lui demandant d’abord du regard la
permission de s’exprimer.
— Parle, je t’écoute, dit-il en croisant les bras sur sa poitrine et opinant du chef.
— Altesse, j’ai grandi entourée d’animaux. J’ai même aidé mon père à dompter des pur-sang arabes
afin que nous puissions les vendre ; voilà pourquoi les chevaux sont à l’aise en ma présence. Ils sentent
que je ne leur veux aucun mal.
Le sultan fronça les sourcils, mais Laila perçut une note de curiosité dans ses yeux. Puis il tendit une
main et le chef des eunuques s’approcha du trône pour lui remettre ce qui devait sans doute être le
document que Khadin avait rédigé. Quelle allait être sa décision ?
La tension qui régnait dans la pièce lui fut soudain insupportable et elle baissa la tête.
— Toute femme qui rejoint mon harem devient ma propriété, annonça-t-il solennellement. Les
volontés de Khadin sont donc nulles et non avenues.
En entendant ces mots, Laila crut défaillir. Qu’allait-il faire d’elle ? Il avait tué la mère de Khadin
pour avoir refusé d’être sa concubine. Le sultan lui réservait-il le même sort ? Elle savait qu’il était
apprécié de son peuple ; on disait de lui qu’il était un souverain juste et sage, mais également un homme
cruel craint par ses ennemis. D’ailleurs, pourquoi le sultan considérait-il Khadin, son propre fils, comme
un ennemi ? Qu’avait-il bien pu se passer entre les deux hommes ?
Un long silence s’installa dans la salle et, entre ses cils baissés, elle jeta un coup d’œil furtif à
Khadin. Il la fixait du regard et ses beaux yeux bleus exprimaient du regret. Qu’allait-il advenir de lui ?
Percevant un bruissement de tissu, elle reporta vivement le regard devant elle.
— Khadin, les habitants de Nerassia te vouent une véritable admiration, entendit-elle dire le sultan.
Elle releva légèrement la tête.
Le visage assombri par la colère, le sultan s’était penché vers Khadin. Il serrait les accoudoirs de
son trône avec tant de force que ses jointures avaient blanchi.
— Ton peuple t’apprécie tellement, poursuivit-il entre ses dents, que plusieurs habitants de ta
province se sont présentés au palais afin de me faire part de leur désir de te voir, un jour, me succéder à
la tête de l’Empire.
Il marqua un temps d’arrêt, comme pour faire durer le suspense de ses propos, avant de reprendre :
— C’est à ton frère Selim que reviendra le trône à ma mort. Et toi, mon fils, tu constitues une grande
menace pour son avenir en tant que sultan.
Sur ces mots, il saisit la corde posée devant Khadin et la lui passa autour du cou.
Epouvantée, Laila porta une main à sa bouche pour réprimer un cri d’horreur.

* * *

Khadin ferma les yeux et prit une profonde inspiration, luttant de toutes ses forces pour garder son
sang-froid. Son père n’avait toujours pas resserré le nœud de la corde qu’il venait de lui passer au cou,
chose qu’il interpréta comme une mise à l’épreuve.
Il pourrait saisir le sultan par les pans de sa tunique et le maîtriser sans peine, mais les gardes
postés dans la salle l’exécuteraient aussitôt. Son unique chance de survie était donc de demeurer
parfaitement immobile.
Les mains de son père, qui tenaient la corde, tremblaient un peu ; personne, hormis lui, ne pouvait le
voir. Au fond de lui, Khadin était persuadé que son père ne souhaitait pas lui ôter la vie. Cependant, d’un
autre côté, il ne pouvait permettre que la moindre menace pèse sur l’empire qu’il avait bâti et auquel il
tenait plus que tout au monde. Oui, il pouvait voir dans ses yeux qu’il était en proie aux affres d’un
terrible débat intérieur.
— Je ne peux courir le risque de voir deux de mes fils s’entretuer pour le trône, murmura-t-il en
resserrant légèrement le nœud de la corde. Ton frère Moustafa s’est dressé contre moi, et j’ai dû le tuer
de mes propres mains. Et, bien que je ne souhaite pas te faire subir le même sort, je n’ai d’autre choix si
je veux m’assurer de la pérennité de mon empire.
Son père ferma les yeux et lui posa une main à l’arrière de la tête tandis que l’autre maintenait
fermement la corde. Khadin vit dans ce geste attendrissant l’indication que le père et le sultan qui
habitaient ce seul et même corps ne parvenaient pas à se mettre d’accord.
— Donne-moi une seule raison pour laquelle je devrais te laisser la vie sauve, reprit-il alors.
— Parce que régner sur l’Empire ne m’intéresse absolument pas, répondit Khadin. Tout ce qui
m’importe, c’est ma province, Nerassia. Rien d’autre.
Il regarda son père droit dans les yeux pour appuyer ses propos puis poursuivit :
— Selim est ton héritier légitime, et jamais je ne me rebellerai contre ta volonté.
Comme son père semblait toujours en proie au doute, Khadin recouvrit la main qui tenait la corde de
la sienne.
— Laisse-moi retourner à Nerassia, chuchota-t-il. Tu as ma parole que plus jamais je ne remettrai
les pieds dans la ville.
Le sultan le dévisagea pendant quelques secondes.
— Je devrais t’emprisonner, dit-il en plissant les lèvres en une moue dubitative.
Puis, poussant un soupir, il desserra la corde et la lui enleva du cou.
— Pars. Va-t’en et ne reviens plus jamais. Si je te revois ici, je te tuerai sans hésiter, déclara-t-il
d’un ton grave.
Khadin se leva puis s’inclina.
Au même moment, Laila se pencha en avant et posa le front sur les pieds de son père. Aussitôt,
Khadin la saisit par les bras et la força à se relever.
— Il est interdit de toucher le sultan, lui souffla-t-il.
Que lui était-il passé par la tête ? Ne savait-elle donc pas qu’un tel manque de respect pouvait lui
coûter la vie ? Il la sentait trembler de tout son corps.
Brusquement, elle se tourna vers lui et agrippa les pans de son caftan tout en lui coulant un regard
implorant.
— As-tu quelque chose à dire, femme ? s’enquit alors le sultan
Khadin retint son souffle.
Visiblement bouleversée, Laila se tourna vers le souverain.
— J’ai une requête à présenter à Votre Altesse, murmura-t-elle en s’inclinant. Je vous en conjure,
laissez-moi partir avec votre fils.
Comme Khadin s’y attendait, son père eut un rire plein de dérision.
— Et pour quelle raison accéderais-je à ta demande ? Tu es une concubine, et ta place est dans mon
harem.
Sur ces mots, il tendit une main vers eux et Khadin n’eut d’autre choix que de lâcher Laila. La mort
dans l’âme, il la regarda s’agenouiller devant son père.
— Tu m’appartiens, dit-il. Et puis, ton don inné avec les animaux me sera d’une grande utilité.
Il fit signe à un eunuque qui s’avança aussitôt vers le trône et s’inclina.
— Raccompagne-la dans le harem, ordonna-t-il. Et, ce soir, tu me l’amèneras dans mes
appartements.
Les derniers mots de son père firent gronder une colère noire en Khadin. Comment osait-il ? Laila
était à lui, et aucun autre homme n’était censé la toucher ! Il voulut protester avec virulence mais,
craignant de mettre sa vie — ainsi que celle de Laila — en danger, il garda le silence.
Laila lui jeta un regard désespéré et il plongea les yeux dans les siens, lui faisant une promesse
muette : il ne laisserait pas son père poser ne serait-ce qu’un doigt sur elle.

* * *

La tête appuyée contre l’une des lattes du treillis de bois, Laila regardait par la fenêtre. Khadin était
bel et bien parti. Elle l’avait vu, accompagné de ses hommes, quitter le palais au galop. Ils avaient laissé
un nuage de poussière derrière eux.
Elle ferma les yeux, pour empêcher ses larmes de couler. A son grand soulagement, le sultan avait
épargné la vie de Khadin. Néanmoins, elle vivait son départ comme une perte qu’elle doutait pouvoir
surmonter un jour. En plus d’avoir perdu sa liberté, elle avait également perdu son seul ami parmi tous
ces étrangers.
Son amant.
Comment avait-elle pu croire qu’il y avait entre eux plus qu’une simple attirance physique ? Il était
parti et, sous peu, elle serait emmenée dans la chambre du sultan pour… Pour partager sa couche. Cette
pensée lui était insoutenable.
Un eunuque vint la chercher et l’escorta jusqu’au hammam où des esclaves l’attendaient. On la lava
puis la massa longuement avec des huiles parfumées, mais elle était à mille lieues du hammam. Elle
repensait aux nuits qu’elle avait passées avec Khadin, à ses lèvres parcourant son corps, à ses caresses, à
son corps puissant recouvrant le sien.
Elle chassa ses souvenirs puis suivit une esclave dans une des petites chambres adjacentes au
hammam afin qu’on l’habille. Une fois qu’elle fut vêtue et parée de bijoux, le chef des eunuques
l’emmena vers les appartements du sultan.
Je ne peux pas faire ça ! Je ne peux pas partager le lit du sultan, c’est au-dessus de mes forces !
Elle préférait mourir plutôt qu’avoir à supporter les caresses d’un autre homme. Oui, la mort lui
semblait la seule issue. Après tout, elle n’avait plus de famille, plus personne. Plus aucune raison de
vivre. S’ajoutait à cela le fait que le sultan ne la laisserait jamais partir. Jamais.
Ils s’engageaient dans un couloir lorsque des cris perçants retentirent. L’instant d’après, Laila sentit
une odeur de fumée. Aussitôt, elle se pencha à l’une des fenêtres et resta interdite devant le spectacle qui
s’offrait à sa vue.
De hautes flammes ravageaient les dépendances de bois du palais et commençaient dangereusement
à se propager vers la cour principale, malgré les efforts des esclaves qui couraient dans tous les sens,
essayant d’éteindre le feu avec des seaux d’eau.
— Viens, suis-moi ! ordonna l’eunuque et la prenant par le bras et l’attirant vers lui. Nous devons
nous assurer que Son Altesse va bien.
Désemparée, Laila trébucha et faillit tomber. L’eunuque, qui n’avait pas lâché prise et lui avait à
peine laissé le temps de se redresser, l’entraînait sans ménagement vers les appartements du sultan quand,
soudain, des gardes et des esclaves firent irruption dans le couloir, criant à tue-tête. En même temps, une
épaisse fumée envahit les lieux. Profitant de la confusion ambiante, Laila se dégagea d’un geste brusque
de l’emprise de l’eunuque et se fondit dans la masse.
Le chaos provoqué par l’incendie était sa seule chance de s’échapper, et elle devait la saisir. Une
fois dans la cour, sans réfléchir, elle se précipita vers les jardins. Elle avait presque atteint le portique
quand elle entendit une voix d’homme l’appeler. Elle se retourna et vit un garde royal foncer droit sur
elle.
Paniquée, elle se mit à courir en essayant, tant bien que mal, de se frayer un passage parmi les gens
affolés. Mais le garde la rattrapa rapidement et lui enserra la taille d’un bras ferme.
— Ne te débats pas, lui dit-il d’une voix qui lui parut familière.
Laila se figea puis se retourna, cherchant à accrocher le regard de l’homme. Elle remarqua alors que
des yeux d’un bleu perçant la scrutaient. Des yeux qui…
Khadin !
C’était Khadin ! Il portait l’uniforme noir de la garde royale et la partie inférieure de son visage
était couverte par un pan de son turban, mais c’était bien lui, elle l’avait reconnu.
Sa joie était telle qu’elle noua les bras autour de son cou et se blottit contre lui.
Khadin était revenu pour elle !
Il l’attira alors vers le portique et ils entrèrent dans une autre cour, plus petite que la précédente,
envahie par l’épaisse fumée dégagée par l’incendie. Agrippés l’un à l’autre, ils longèrent le mur vers une
porte qui se trouvait du côté opposé.
Quelques pas encore les séparaient de leur but quand Laila entendit un hennissement affolé. Elle
s’arrêta net et porta son regard vers une autre porte, grande ouverte sur les écuries. Le claquement sec
d’un coup de fouet résonna ; instinctivement, elle se précipita. Khadin lui emboîta le pas et, lorsqu’ils
eurent franchi le seuil, elle aperçut Amir au fond du bâtiment.
Maintenu par une corde que tenait un esclave, l’étalon se cabrait en hennissant sans cesse. Le cheval
était encore bien trop sauvage, et ce que Laila redoutait ne tarda pas à se produire. Troublé par la cohue,
effrayé par l’incendie, le pur-sang s’élança vers la sortie donnant sur la cour intérieure. Pris de court,
l’esclave qui tentait de le retenir laissa échapper la corde.
Laila échangea un regard effaré avec Khadin. Il la saisit par la main et tous deux se mirent à courir
vers la porte avec l’espoir de l’intercepter.
Laila l’appela plusieurs fois, mais il ne parut pas l’entendre. Dans la cour, non loin d’eux, plusieurs
femmes s’étaient groupées devant le harem, et Amir fonçait droit vers elles. C’est alors que Laila
remarqua, parmi ces femmes, la princesse Mihrimah. Portée par une peur panique, elle dégagea
brusquement sa main de celle de Khadin et se précipita vers la fille du sultan.
Sans hésiter un instant, elle coupa la route à Amir et poussa brutalement la princesse tandis que
l’animal, surpris par ce mouvement soudain, se cabrait. Propulsée hors de portée des redoutables sabots,
Mihrimah perdit l’équilibre et tomba par terre. Dans un concert d’exclamations aiguës, ses compagnes se
hâtèrent de l’aider à se relever.
Laila fit face au pur-sang.
— C’est moi, Amir, n’aie pas peur. Calme-toi, mon tout beau, je suis là, dit-elle d’une voix qu’elle
voulait douce et ferme à la fois.
Environnée par la fumée et les cris, Laila fixait le cheval du regard. Il se cabra encore une fois avant
de s’immobiliser, frémissant. Aussitôt, elle retira son voile et le lui tendit afin qu’il reconnaisse son
odeur. Il baissa les oreilles en soufflant et Laila fit quelques pas vers lui.
— Tout va bien, murmura-t-elle en lui caressant l’encolure. Je suis là, tout va bien.
Khadin la rejoignit et l’aida à monter sur Amir qui ne broncha pas. Puis il monta derrière elle, et
Laila mit l’étalon au trot vers le côté de la cour où se trouvait la porte impériale. La confusion régnant
plus que jamais dans le palais, tout n’était pas perdu ; ils pouvaient encore s’échapper.
Cependant, quand ils arrivèrent près de la porte qui les séparait de la liberté, Laila sentit son cœur
se déchirer dans sa poitrine. Devant la sortie, plusieurs gardes étaient rassemblés, et tous avaient la main
posée sur leur cimeterre.
Chapitre 5

— Halte ! cria une voix grave derrière eux. Qui êtes-vous ?


Laila arrêta l’étalon et Khadin poussa un profond soupir avant de se tourner vers son père qui se
tenait derrière eux. Blême, toute tremblante, Mihrimah était agrippée à lui.
Khadin mit pied à terre, ôta le pan du turban qui lui recouvrait le bas du visage et affronta le regard
de son père.
Une myriade d’émotions passa sur le visage du sultan ; de la colère, du regret, mais également de la
tristesse.
— Tu as risqué ta vie pour sauver celle de ma fille, dit-il en s’adressant à Laila. Pour te remercier,
je te rends ta liberté.
Laila lui sourit et baissa la tête en signe de remerciement.
Khadin regarda son père pendant quelques instants avant de s’incliner profondément et de remonter
à cheval.
— Tu tiens vraiment à elle, n’est-ce pas ? lui demanda le sultan.
— Plus qu’à n’importe quelle autre chose au monde, père, répondit-il en passant un bras autour de
la taille de Laila.
Il n’était pas encore sûr que son père les laisserait partir ensemble, mais il lui était impossible de
nier la vérité plus longtemps. Il n’imaginait plus l’existence sans Laila. Elle l’avait accompagné dans les
moments particulièrement difficiles qu’il venait de vivre et, en plus de cela, elle ne voyait pas en lui le
prince qu’il était, mais l’homme qui se cachait derrière ce titre souvent lourd à porter. Et, à présent
qu’elle avait retrouvé sa liberté, il espérait sincèrement qu’elle le suivrait à Nerassia.
Comme son père ne disait rien, Khadin ébaucha un autre salut. Quand il releva la tête, leurs regards
se croisèrent et il vit que les yeux du vieil homme exprimaient ce qui ressemblait à une bénédiction. Ils ne
se reverraient plus jamais, et le cœur de Khadin se serra à cette idée. Après tout, un père restait un père.
Le sultan leva la main et les gardes s’écartèrent de la porte. La gorge nouée par l’émotion, Khadin
lui fit un signe de tête puis se retourna et Laila mit le cheval au pas.

* * *

Une fois qu’ils furent sortis de la ville, elle lança Amir au galop et ils ne s’arrêtèrent pas avant
d’avoir atteint l’auberge où Khadin avait laissé ses hommes et son bagage. En silence, il aida Laila à
descendre du cheval. Un palefrenier accourut pour prendre Amir en charge et leur assura qu’il prendrait
le plus grand soin de l’étalon.
Khadin guida ensuite Laila vers sa chambre. Quand ils furent dans la petite pièce faiblement
éclairée par une lampe à pétrole, il lui retira la tunique qu’il lui avait donnée pour se couvrir et l’attira
dans son étreinte.
— J’ai cru que je ne te reverrais plus jamais ! murmura-t-elle en appuyant la tête contre son torse.
— Il était hors de question que je te laisse à la merci de mon père, dit-il en prenant son visage entre
ses mains.
Il pressa alors son front contre le sien et ouvrit la bouche pour lui faire part de ses sentiments, mais
se ravisa au dernier moment. Il lui semblait qu’il n’avait pas les mots adéquats, ceux qui atteindraient son
cœur.
— C’est toi qui as mis le feu au palais, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle tout à coup.
— Un de mes hommes, oui, admit-il avec une pointe de culpabilité.
Elle fronça les sourcils et, avant qu’elle puisse dire quoi que ce soit, il ajouta :
— J’ai laissé pour mon père une bourse de pierres précieuses en guise de dédommagement. Et puis,
le feu a été maîtrisé à temps. Il n’y a pas eu trop de dégâts.
Il lui caressa tendrement le visage et elle tourna légèrement la tête, pressant la joue contre sa paume.
— Mais sache que j’étais prêt à réduire le palais en cendres pour te retrouver, murmura-t-il en
plongeant son regard dans le sien.
Lorsqu’elle se mit sur la pointe des pieds pour l’embrasser ardemment, il savoura le goût sucré de
sa bouche.
— Tu es libre, désormais, marmonna-t-il contre ses lèvres. Tu peux aller où tu veux.
Il avait ressenti un pincement au cœur en prononçant ces mots. Dans l’attente de sa réponse, qu’il
redoutait, il déglutit péniblement.
Voyant son regard anxieux, Laila effleura ses lèvres des siennes puis glissa les mains sous sa
tunique.
— Je n’ai envie d’aller nulle part pour le moment, dit-elle, enivrée par le contact de sa peau ferme
sous ses doigts.
Elle s’écarta ensuite de lui, enleva son caftan et son haut, fit glisser son sarouel le long de ses
jambes et resta nue devant lui.
Khadin tendit une main vers elle. Il caressa le galbe de ses seins avant de descendre vers son ventre.
— Laila, si tu veux retrouver les tiens, je t’escorterai jusqu’à eux comme je te l’ai promis, dit-il à
mi-voix.
Elle ôta le ruban qui retenait sa natte puis enfouit les doigts dans ses cheveux pour la défaire et
laisser ses boucles retomber sur ses épaules et son dos.
— Non. Ma place n’est plus auprès d’eux.
Quelques jours plus tôt, elle aurait tout donné pour retrouver sa tribu, mais la vie qu’elle avait
menée avec les siens lui semblait lointaine, maintenant. Le destin l’avait précipitée dans les bras de
Khadin et elle ne pouvait plus imaginer vivre sans lui. Même si elle avait refusé de l’admettre au début, il
était parvenu à franchir une à une les barrières qu’elle avait érigées autour d’elle. Oui, c’était un homme
bon, un homme qui non seulement lui avait sauvé la vie à deux reprises, mais qui semblait la comprendre
comme nul autre.
Envahie par un élan de tendresse, elle lui prit la main et l’attira vers le lit. Elle avait besoin de lui,
son corps réclamait le sien, elle voulait lui prouver… son amour. Oui, elle aimait Khadin, c’était évident.
— Attends, dit-il avant qu’elle ait pu s’allonger sur le lit.
Plissant les yeux d’un air interrogateur, elle le regarda plonger la main dans la poche de sa tunique
et sourit lorsqu’il en sortit un collier de perles.
« J’aurais aimé t’offrir des perles et des pierres précieuses pour te remercier de ta compagnie », lui
avait-il dit avant d’être séparé d’elle, au palais.
— Tu n’as pas besoin de m’offrir des bijoux, Khadin. Je m’abandonne à toi librement, parce que
je… je…
Les mots restèrent coincés dans sa gorge et il sourit à son tour, comme s’il avait compris ce qu’elle
avait voulu dire.
Lentement, il commença à se déshabiller et elle se laissa tomber sur le matelas, parcourant
avidement du regard chaque partie de son corps qu’il découvrait. Puis, tel un félin, il la rejoignit, une
lueur malicieuse illuminant ses beaux yeux bleus.
Il prit ses lèvres en un baiser fiévreux, et son souffle se bloqua dans sa gorge lorsqu’elle sentit les
doigts de Khadin rouler les perles autour de la pointe de l’un de ses seins. Désireuse de le sentir en elle,
de réaffirmer leur lien intime, elle se cambra contre lui, mais il parut ignorer sa demande silencieuse. Il
sema une traînée de baisers sur sa joue, sa gorge, ses seins, son ventre avant de s’arrêter juste au-dessus
de son entrejambe.
— Tu m’as tellement manqué, Khadin, murmura-t-elle en crispant les doigts dans ses épaules.
Il embrassa alors son intimité et la caressa tendrement de sa langue, si bien qu’elle crut fondre sous
ce contact sensuel.
— Oh…
— J’ai besoin de toi, Laila, l’entendit-elle chuchoter. Reste avec moi.
Ses yeux s’emplirent de larmes et elle les ferma, submergée par un flot d’émotions fortes. Ce qu’il
venait de lui dire n’était pas un ordre mais une prière. Cela signifiait-il que lui aussi avait besoin d’elle ?
Son cœur se gonfla de joie à cette idée.
— Oui, Khadin… Pour toujours.
Il se redressa alors et l’embrassa avec passion avant de laisser de nouveau glisser ses lèvres le long
de son corps, jusqu’à son intimité. Il déposa un baiser contre sa cuisse puis introduisit un doigt… et le
collier de perles en elle !
Portée par un plaisir d’une intensité inouïe, elle écarquilla les yeux et se mordit la lèvre inférieure.
Elle fut surprise par la sensation exquise que provoquaient ces petites boules en elle. Lorsqu’elle sentit
Khadin tirer lentement sur le collier, elle ne put réprimer un gémissement.
— Que fais-tu, Khadin ? souffla-t-elle en enfouissant la tête dans l’oreiller.
Une douce chaleur l’envahissait, et elle fut prise d’un léger spasme chaque fois qu’elle sentait une
perle glisser contre sa peau. Sans cesser de tirer sur le collier, Khadin se redressa et elle posa la main
sur son membre en érection.
— Ces perles ne sont pas faites pour être portées, ma belle, murmura-t-il entre deux baisers. Elles
sont faites pour te donner du plaisir.
Laila sentit alors son doigt s’introduire de nouveau en elle et crut défaillir de plaisir lorsqu’il tira
de nouveau, un peu plus fort cette fois, sur le collier.
— Je préfère prendre mon temps afin de te préparer à m’accueillir en toi, ajouta-t-il d’une voix
rauque.
Comme envoûtée, elle opina lentement de la tête puis ferma les yeux, s’abandonnant aux sensations
merveilleuses qu’il éveillait en elle. Resserrant la main autour de son membre, elle la fit glisser de bas en
haut puis de haut en bas tandis qu’il caressait avec ses doigts le petit bouton de sa féminité.
Quand elle rouvrit les yeux, elle croisa le regard intense de Khadin et ils restèrent un instant à se
contempler.
— Il y a tellement de choses que je veux te faire découvrir, dit-il alors, rompant le silence qui
s’était installé entre eux. Nombreux sont les plaisirs sensuels que je veux partager avec toi, et ce chaque
nuit que Dieu fait.
Sur ces mots, il tira brusquement sur le collier avant de l’introduire de nouveau en elle. Un puissant
spasme de jouissance lui arracha un cri, et elle se cambra instinctivement.
Khadin retira ensuite les perles et les fit rouler sur son ventre, jusqu’à ses seins, tout en s’installant
entre ses jambes écartées. Sentant les perles titiller les pointes de ses seins, elle gémit et noua les bras
autour du cou de Khadin.
Sa virilité était maintenant pressée contre son intimité et elle se plaqua contre lui, en proie à un
désir brûlant qui la consumait de l’intérieur. L’instant d’après, Khadin jeta le collier de perles au sol et
s’enfonça en elle d’un puissant coup de reins.
— Laila, fit-il en la saisissant par les hanches pour l’attirer encore plus vers lui. Tu es à moi… A
moi et à personne d’autre. Aucun autre homme ne te touchera.
Il commença un mouvement de va-et-vient, et une nouvelle vague de plaisir monta en elle.
— Personne…, haleta-t-elle. Je suis à toi, Khadin… A toi pour toujours.
Ondulant sous lui, elle enroula les jambes autour de sa taille. Il accéléra le rythme et elle atteignit
rapidement le sommet de sa jouissance. Portée par les spasmes qui agitaient ses reins, elle cria son nom
encore et encore. Soudain, Khadin se raidit au-dessus d’elle puis rejeta la tête en arrière en poussant un
gémissement rauque.
La respiration haletante, il retomba sur elle et recouvrit son corps du sien en enfouissant la tête dans
ses cheveux étalés sur l’oreiller. Il était toujours en elle et, émue par leur proximité physique, Laila ferma
les yeux, savourant cette sensation délicieuse dont elle ne pourrait sans doute plus se passer.
— Jamais je n’ai rencontré une femme comme toi, Laila, murmura-t-il contre son cou.
Elle resserra ses bras autour de lui, comme pour se fondre en lui afin qu’ils ne fassent plus qu’un.
— Pensais-tu ce que tu as dit ? demanda-t-il en levant la tête vers elle pour river son regard au sien.
Veux-tu vraiment rester avec moi ?
— Ma vie est auprès de toi, Khadin, répondit-elle en lui caressant le visage. Je te suivrai jusqu’au
bout de la Terre, s’il le faut.
Il l’embrassa tendrement.
— Je t’aime, dit-il. Epouse-moi, Laila. Laisse-moi prendre soin de toi.
— Moi aussi je t’aime, Khadin. Oui, je veux devenir ta femme et, comme ton ombre, je te suivrai où
tu iras.
Elle scella sa déclaration par un baiser puis se lova contre lui.
Souriant à l’avenir qui se dessinait devant eux, elle remercia une fois de plus le destin d’avoir mis
Khadin, l’homme qui avait ravi son cœur, sur sa route.
TITRE ORIGINAL : INNOCENT IN THE HAREM
Traduction française : ANA URBIC
© 2010, M ichelle Willingham. © 2015, Harlequin.

Tous droits réservés, y compris le droit de reproduction de tout ou partie de l’ouvrage, sous quelque forme que ce soit. Ce livre est publié avec l’autorisation de
HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des
événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent à Harlequin Enterprises Limited
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Chapitre 1

France, 1067
La nuit tombait. Son père n’allait plus tarder à rentrer des champs, et si elle voulait que la soupe soit
prête à son retour, il n’y avait pas une minute à perdre. Accroupie dans le petit jardin attenant à la
modeste demeure de ses parents, Giselle cueillit rapidement quelques herbes aromatiques et retourna à la
chaumière. Elle trouva sa mère devant la cheminée, occupée à tourner l’épaisse soupe de légumes qui
mijotait depuis longtemps dans le chaudron noirci.
— Va donc t’asseoir, maman ! dit-elle en lui prenant la cuiller de bois. Je vais m’en occuper.
Sa mère lui donna une tape affectueuse sur la hanche avant de se diriger en boitillant vers un
tabouret de bois. Elle s’y assit avec difficulté, une main appuyée sur son dos douloureux.
— Le soleil dans les champs m’a éreintée, aujourd’hui.
Un sourire épuisé se dessina sur ses lèvres.
— Tu es si gentille, ma fille. Merci.
Tout en lui rendant son sourire, Giselle écrasa dans sa paume les herbes cueillies dans le jardin et
les éparpilla dans la marmite sans cesser de remuer.
— De rien, maman, je ne suis pas fatiguée.
— Bien sûr que si ! répliqua sa mère en soupirant. Une petite pause assise avant le dîner, c’est
presque le paradis !
Quand elle leva le bras pour prendre son panier à couture, Giselle se retourna pour l’arrêter en
agitant sa cuiller d’un air sévère.
— Ah non ! Maintenant, tu te reposes vraiment ! Pas question de ravauder les vêtements ! Il n’y a
plus assez de lumière pour y voir clair, de toute façon. Je devrais tout reprendre demain.

* * *

La mère de Giselle émit un petit rire affectueux en levant la tête vers sa fille, la seule enfant de sa
nombreuse progéniture ayant survécu à la dernière épidémie qui avait frappé la famille après un hiver
particulièrement rude.
Elle a toujours été une fille si obéissante, songea-t-elle en la regardant travailler devant l’âtre tout
en fredonnant d’une voix douce. Quand ils avaient commencé à bâtir leur solide chaumière à colombages,
elle avait été la première de tous les enfants à plonger ses petites menottes dans l’âcre mélange de boue,
de paille et de crottin pour l’appliquer sur le support de branchages. Puis, par un matin glacial de mars,
après l’enterrement de ses petites sœurs et de son frère, elle s’était chargée sans mot dire des tâches dont
ils s’acquittaient jusqu’alors. Pourtant, bientôt, très bientôt, songea-t-elle encore, sa dernière fille
quitterait la maison pour faire un mariage sans amour.

* * *

Giselle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. Sa mère était maintenant immobile, plongée dans
ses pensées, le regard dans le vague. Connaissant mieux que personne la raison de son tourment, elle
reporta son attention sur le chaudron et poursuivit son ouvrage. A quoi bon discuter ? Son sort était fixé.
Si le seigneur donnait son accord, elle serait mariée à la fin de la semaine.
Ils n’avaient pas le choix. Son père se débattait comme un beau diable pour cultiver la terre qu’il
louait au seigneur. Mais avec les impôts qui augmentaient chaque année, il était contraint de nouer une
alliance qui permettrait de mettre en commun les ressources des deux familles. Malheureusement, le seul
parti intéressant de ce point de vue se prénommait Henri. Une espèce de brute violente qui terrorisait le
village. Un ivrogne empestant le purin. Un veuf dont les terres jouxtaient les leurs, et dont les fils les
aideraient à cultiver leurs champs.
Giselle soupira. Elle n’éprouverait certainement jamais d’amour pour cet homme mais, en
l’épousant, elle assurerait la survie des siens.
A cet instant, son père franchit le seuil de la chaumière. La main de Giselle s’immobilisa. En le
voyant se laisser tomber sur un tabouret, l’air abattu, elle comprit que quelque chose de terrible s’était
produit. Il s’appuya des coudes sur la table et se frotta le front, découragé. Sa femme se précipita vers lui
et posa nerveusement les mains sur ses larges épaules.
— Qu’y a-t-il ? lui demanda-t-elle.
La réponse se résuma à un long soupir, qui ne réussit qu’à alimenter la panique grandissante de sa
femme.
— Parle-moi, s’il te plaît !
Elle s’était penchée pour mieux capter son regard.
— Par pitié, mon amour, dis-moi ce qui est arrivé !
Il finit par se redresser, leva la tête et se tourna vers Giselle. Il était livide et avait les lèvres
pincées. Elle sentit son estomac se nouer. Jamais elle n’avait vu son père aussi désespéré.
— Ma fille…
Il ne put étouffer un nouveau soupir.
— Ma fille, répéta-t-il, d’une voix rendue rauque par l’émotion. Notre requête pour ton mariage
avec Henri est accordée.
— Eh bien ? fit sa mère, inquiète. Où est le mal, alors ?
— Le mariage est autorisé, annonça-t-il avec peine. Mais… mais le fils du seigneur a exigé son
droit. Le droit de jambage.
Giselle porta les mains à son cœur. Tout à coup, dans la maison, l’air s’était fait plus lourd et elle
peina à respirer.
— Mais ce n’est pas possible ! s’exclama sa mère. Henri ne voudra plus de ce mariage. Aucun
homme n’accepterait une fille déflorée…
— Nous n’y pouvons rien, la coupa-t-il brusquement. Le seigneur a été clair. Puisqu’il a donné son
aval pour le mariage, son fils doit pouvoir jouir de ses droits. Il prendra notre fille, même si Henri ne
veut plus respecter ses engagements.
— C’est ignoble !
Atterrée, sa mère regarda Giselle.
— Ma pauvre petite chérie…
Incrédule, Giselle fixait ses parents consternés, en triturant les pans de son châle de ses doigts
tremblants.
— Papa…
Le son de sa voix lui arrivait comme assourdi.
— Lequel des fils du seigneur a demandé à exercer son droit sur mon corps ?
Le silence prolongé de son père ne laissait aucun doute ; ses yeux pleins de tristesse confirmaient
son pressentiment. Elle sentit ses jambes vaciller et s’effondra, choquée, sur le sol en terre battue.
— C’est le seigneur Eustache, murmura-t-elle en se cachant le visage dans ses mains.
Eustache de Fiennes, le fils aîné du seigneur. Un guerrier tout juste rentré au pays après avoir
combattu des années contre les Anglais, de l’autre côté de la Manche. Un homme sombre, inquiétant, avec
un regard d’acier. Une apparence rude et austère.
Les paysans colportaient à son sujet toutes sortes d’histoires, aussi effrayantes qu’admirables. Selon
eux, il avait vaincu des hordes d’ennemis sans le moindre effort. Les filles échangeaient des regards
malicieux et poussaient des soupirs émoustillés en évoquant son charme viril et son corps endurci. Mais
c’était davantage la toute-puissance et la nature impitoyable de ce mystérieux seigneur qui apparaissaient
clairement à Giselle. Car n’était-ce pas sur elle qu’il avait jeté son dévolu ?
Un frisson inattendu parcourut son dos. Eh bien, oui ! Un seigneur la désirait, elle, une petite
paysanne. La nouvelle était terrifiante mais, tout compte fait, incroyablement excitante aussi…
Assurément, un homme aussi beau et aussi fort devait être entouré de douzaines de damoiselles
issues de nobles familles, qui n’attendaient qu’une demande en mariage et une place dans son lit.
Pourquoi alors exigeait-il de façon si pressante de s’amuser avec elle ? Son désir était-il donc puissant
au point qu’il se risque à revendiquer un privilège aussi contesté ? Si le principe du « droit du seigneur »
était accepté, rares étaient ceux qui osaient l’appliquer, tant il pouvait engendrer de troubles et de
scandales au sein même de la noblesse la plus rétrograde. Un tel comportement apparaissait irréfléchi et
imprudent.
Giselle se surprit à penser que des jeunes gens impulsifs et téméraires, quelle que soit leur
bravoure, pouvaient aisément se laisser manœuvrer. Elle cessa de trembler. Elle ignorait encore comment
elle agirait, mais elle était certaine de pouvoir retourner ce malheur à son avantage.
Le chagrin qu’exprimait sa mère vint interrompre ses réflexions.
— Pourquoi ? se lamentait-elle. Pourquoi faut-il que nous ayons affaire à ce monstre ? Notre fille en
mourra, Bernard.
Son père se leva péniblement pour rejoindre Giselle, toujours assise par terre. Il lui tendit la main
pour l’aider à se mettre debout puis lui entoura les épaules de son bras.
— Mon enfant, dit-il avec une expression douloureuse. Tu dois nous pardonner. Nous n’y pouvons
rien. Les ordres du seigneur sont sans appel.
— Je comprends, répondit-elle avec sagesse.
— Il est temps de manger, poursuivit le chef de famille. Tu seras présentée au seigneur ce soir
même, après le dîner.
Giselle versa dans les écuelles de généreuses louches de soupe, et ils prirent place tous les trois
autour de la table. Ils mangèrent en silence, le cœur lourd à la perspective de l’épreuve qui les attendait.
Alors qu’ils raclaient soigneusement le fond de leurs écuelles, une voix tonitruante retentit à l’extérieur,
appelant le père. Il se leva pour aller à la rencontre de son visiteur inattendu.
Une discussion animée s’engagea devant la chaumière. La mère s’approcha de la porte restée
entrouverte et tendit l’oreille pour tenter de saisir l’objet de la querelle. Giselle se leva au moment où la
dispute atteignait son paroxysme. Soudain, la discussion cessa et son père reparut sur le seuil. Dans le
rectangle laissé par le battant ouvert, elle aperçut la silhouette, vaguement éclairée par les derniers feux
du crépuscule, d’un homme qui s’éloignait d’un pas lourd en lançant des jurons furieux aux quatre vents.
— Henri, fit son père, impassible.
Il semblait ne tenir aucun compte de l’effroi évident des deux femmes.
— Qu’a-t-il dit ? s’inquiéta la mère.
— Aucune importance. Espérons juste qu’il changera d’avis quand sa colère sera retombée !
Giselle était soucieuse. Si Henri décidait de renoncer à elle, cela conduirait ses parents au bord de
la misère. Elle devait prendre en main la destinée de sa famille, et ce sans attendre.
— Partons ! reprit son père. Les maîtres nous attendent au château.
Giselle s’exécuta sans mot dire. Ils s’engageaient dans le sentier menant à la résidence des seigneurs
quand les appels de la mère les firent s’immobiliser. Ils se retournèrent et la virent accourir. Essoufflée,
elle prit le bras de sa fille et déposa avec autorité un baiser sur sa joue.
— Je viens avec vous. Je veux que tu saches que tu n’es pas seule dans cette épreuve.
Giselle adressa un sourire reconnaissant à ses parents et ils reprirent résolument leur marche vers
l’ombre menaçante du château. Le chemin leur parut bien trop court. Très vite, ils se trouvèrent devant
l’entrée. Quand les gardes de nuit déshabillèrent Giselle de leurs regards lubriques, elle se blottit contre
les siens. On les conduisit à travers la cour jusqu’à la porte du donjon où se trouvait la grande salle. Une
vieille femme à la mine austère les attendait.
— C’est toi la paysanne que notre seigneur Eustache a demandée ? s’enquit-elle d’une voix
nasillarde.
Le père répondit par l’affirmative.
— Très bien. Je suis dame Lessard.
Le visage impassible, elle examina Giselle de la tête aux pieds avant de laisser échapper un soupir.
— Suis-moi !
Elle lui saisit l’avant-bras en intimant d’un geste à ses parents l’ordre de ne pas bouger.
— Les maîtres seront bientôt prêts à te recevoir.
Tandis qu’elle gravissait derrière la servante un escalier en colimaçon, Giselle, intimidée, regarda
autour d’elle. Elle n’avait jamais mis les pieds au château et était impressionnée par l’épaisseur des murs
dans lesquels se découpaient de hautes meurtrières. Elle faillit heurter le dos de son guide lorsque celle-
ci s’arrêta brusquement devant une porte.
— Attends-moi ici ! lui enjoignit-elle d’un ton sec avant de disparaître dans la grande salle.
De bruyants éclats de rire renvoyés par les murs de pierre parvinrent aux oreilles de Giselle. Son
cœur se mit à battre un peu plus vite. Bientôt elle se trouverait face à celui qui jouirait de son corps ;
l’homme qui influencerait de manière définitive le cours de sa vie.
Enfin, après une interminable attente, elle vit reparaître le visage au masque impénétrable de dame
Lessard.
— Suis-moi ! lança-t-elle encore une fois.
Docilement, Giselle lui emboîta le pas. A son entrée dans la grande salle, le silence s’abattit sur
l’assemblée. Ses joues s’empourprèrent face aux regards curieux qui se posèrent sur elle, et elle dut
concentrer toutes ses pensées pour parvenir à mettre un pied devant l’autre. Quand dame Lessard
s’immobilisa devant elle, elle l’imita, les yeux rivés au sol.
— Messires, voici la fille que notre seigneur Eustache a fait quérir.
Giselle se figea sans oser un soupir tandis qu’on l’observait sous toutes les coutures.
— Eh bien, Eustache, est-ce bien la paysanne que tu exiges de mettre dans ton lit ? tonna le vieux
maître.
— Oui, père, répondit l’intéressé d’une voix de basse.
On eût dit un grondement surgi de sa poitrine.
— Et en quel honneur cette fille de manant mériterait-elle de nous causer tant d’ennuis ?
Un craquement se fit entendre quand un homme se leva de son banc, puis le bruit de pas lourds
résonna sur les dalles de pierre. De grandes bottes remplirent le champ de vision de Giselle qui se retint
de reculer. Il était si près d’elle qu’elle sentait la chaleur qui émanait de son corps.
— Redresse-toi, ma fille !
L’ordre était impérieux. Elle releva lentement la tête, tout en gardant les yeux baissés. Un murmure
de surprise se répandit par vagues dans l’assemblée.
— Je te l’avais bien dit, mon frère. Cette petite n’est-elle pas extraordinaire ? dit Alphonse, le
cadet, avec un sourire satisfait.

* * *

Eustache se contenta d’un grognement d’assentiment. Il tourna posément autour de la jouvencelle,


détaillant ses traits délicats de son regard bleu acier. Ce que l’on disait de sa beauté n’était en rien
exagéré. A vrai dire, il s’agissait bien de la créature la plus remarquable qu’il ait jamais contemplée. Les
longues boucles brunes qui s’échappaient de son capuchon tombaient en cascade sur ses épaules graciles,
et encadraient un visage à l’ovale parfait. L’éclat de sa peau saine et légèrement hâlée ravivait encore sa
beauté ; de longs cils bruns palpitaient sur des pommettes délicates.
— Beau brin de fille, ma foi ! dut admettre le vieux maître. Mais rien de plus que la fille d’un
manant bien au-dessous de ta position.
Eustache se retourna pour faire face à son père.
— Et alors ? demanda-t-il d’un ton sec.
Un sourire en coin, Alphonse tapotait la table de la paume de la main.
— Laissez-le faire, père ! Eustache n’est-il pas en droit de jouir des privilèges de son rang ? De
toute manière, il est si taciturne que les autres seigneurs en ont tous une peur bleue.
Eustache s’abstint de répondre. Les membres de sa caste pouvaient bien aller au diable, pour ce
qu’il en avait à faire ! Et ils avaient bien raison de le craindre. De toute sa vie, il n’avait connu que la
boue et le sang des champs de bataille, les clameurs et les cris, la sensation de son épée qui s’enfonçait
dans la chair de ses ennemis. C’était à peu près tout ce qu’il savait faire. La vie frivole de ses pairs et de
leurs épouses l’exaspérait, et leurs jacasseries l’ennuyaient bien plus que les pluies glaciales d’un
interminable mois de février.
— Je ne vois là pas l’ombre d’un problème.
Un rictus agacé crispa ses lèvres.
— Que m’importe le jugement des autres nobles ? Et même le vôtre, mon père !

* * *

Surprise, Giselle leva les yeux sur le large dos qui lui dissimulait une bonne partie de la salle. Elle
nota la taille svelte et la puissante cage thoracique. Sidérée par cette stature impressionnante, elle sentit
sa gorge se serrer. Les fils du maître avaient tous deux hérité d’un grand gabarit, mais ils ne se
ressemblaient en rien. Alphonse semblait porter tout son poids au milieu de son corps, ce qui lui donnait
l’air d’une poire trop mûre. Eustache, lui, répartissait sa masse musculaire entre son torse et ses jambes.
C’était manifestement, un homme endurci au grand air, dont la force brute s’exprimait au moindre
mouvement.
Il fit volte-face et ses yeux clairs et durs la fixèrent de nouveau. Se sachant l’objet de toute son
attention, elle resta parfaitement immobile, fascinée par son regard perçant. Son pouls s’accéléra encore.
Il était bigrement beau, avec son abondante chevelure dorée dont les mèches scintillaient dans la lumière,
ses mâchoires fortes recouvertes d’un soupçon de barbe naissante. Comme il la dominait sans la quitter
des yeux, elle sentit une étrange chaleur naître dans son ventre. Un désir jusqu’alors inconnu la réchauffa,
faisant remonter des frissons tout le long de son dos.
— Quel est ton nom, petite ?
— Giselle, messire, murmura-t-elle de sa voix douce.
Il plaça un doigt sous son menton pour l’obliger à lever davantage la tête et riva son regard à ses
pupilles bleu pâle nuancées de gris. Sous l’effet de la surprise, elle entrouvrit la bouche.
Les lèvres de son seigneur se retroussèrent en un petit sourire carnassier.
— Eh bien, soit, Giselle…
Il était si proche que la chaleur de son souffle effleurait doucement sa joue.
— Nous nous reverrons la veille de ton mariage.
Incapable de bouger, elle demeura muette de stupeur et d’admiration, mais elle refusait de perdre
son sang-froid. Comme il laissait courir ses doigts de son cou jusqu’à son épaule, elle frissonna malgré
elle puis, courageusement, recula d’un pas en commençant à ébaucher un plan.
Sa condition de paysanne lui imposait un sacrifice effroyable, mais la femme qu’elle était
connaissait son pouvoir : celui de faire plier par la ruse le plus implacable des hommes. Libre à lui de
penser qu’elle était à sa merci. Elle le prendrait au piège de ses propres désirs et retournerait en sa
faveur ce que le destin lui imposait.
— Et cette fois, c’est dans mon lit que nous nous retrouverons ! ajouta-t-il encore.
Une veine battait imperceptiblement à la tempe de Giselle.
Et c’est dans ma main que tu viendras manger ! répondit-elle en son for intérieur.
Chapitre 2

Le lendemain matin, Giselle reprit ses tâches quotidiennes comme si aucun bouleversement n’était
intervenu dans sa vie.
Ses parents déploraient encore la perte de leur alliance avec Henri, et son calme apparent les
préoccupait. Elle ignorait sciemment leurs regards tourmentés et affichait un sourire mystérieux et résolu,
donnant l’impression qu’elle acceptait le dictat du seigneur avec désinvolture. De toute évidence, son
attitude les déconcertait, et ils se demandaient s’ils devaient se réjouir de sa bonne humeur ou s’inquiéter
de sa santé mentale.
Quand elle se rendit dans la cour du château pour cuire le pain de la semaine dans le four de ses
maîtres, un certain scepticisme avait cependant commencé à miner sa belle assurance. Elle était tout à fait
novice en matière de séduction et n’avait aucune expérience dans l’art de satisfaire les besoins physiques
d’un homme. Pouvait-elle compter sur sa seule beauté pour gagner les faveurs d’un guerrier sans pitié ?
Ne risquait-il pas de la rejeter purement et simplement, une fois son désir assouvi ? Tandis que ses pains
levaient dans la chaleur de l’âtre, elle errait en réfléchissant à son sort funeste, sans savoir que l’on
suivait chacun de ses mouvements depuis le chemin de ronde.

* * *

Campé au sommet des épais murs de pierre, Eustache regardait celle qu’il ferait bientôt sienne. Il
admirait sa démarche légère et le balancement de ses hanches. Quand elle s’arrêta pour aider une vieille
femme à décharger sa charrette de légumes, il observa attentivement les gestes gracieux qui étiraient ses
bras pour soulever les paniers. Il ne se lassait pas du spectacle de ses muscles longs et fermes, de sa
façon de se mouvoir si différente de celle des femmes de la noblesse, aux membres pâles et dénués de
vigueur. Il se voyait posant les mains sur cette chair souple, puis laissant glisser ses doigts sur la peau
satinée. Il imaginait le contact des bras et jambes dociles, à la fois tendres et affermis par des années de
labeur. L’espace d’un instant, il s’autorisa à rêver de la fine silhouette allongée, offerte, et de lui qui se
penchait pour la recouvrir de son corps.
Oui, se dit-il en quittant nonchalamment son poste d’observation pour redescendre dans la cour.
Giselle est exactement ce que je désire et ce qu’il me faut.
Il dévala l’escalier en colimaçon, et se dirigea vers sa proie, tout en prêtant une oreille distraite au
bavardage des filles qui s’affairaient autour d’elle. Comme il arrivait derrière elle, les conversations
cessèrent. Il la vit se raidir, redresser les épaules. Avait-elle deviné sa présence ? Quoi qu’il en soit, elle
ne se retourna pas.
— Giselle, fit-il d’une voix sourde.
A la seconde où Eustache prononça son nom, Giselle comprit que son courage s’était évanoui. La
gorge nouée, elle se résolut à lui faire face avant de s’incliner dans une révérence maladroite.
— Oui, messire ? répondit-elle en essayant de réprimer les tremblements de sa voix.
— Suis-moi !
Elle s’exécuta, trottinant à près d’un mètre derrière lui pendant qu’il traversait la cour à pas de
géant. Ses enjambées, à n’en pas douter, mesuraient plus du double des siennes. Elle dut se hâter pour ne
pas se laisser distancer.

* * *

Chaque fois qu’il l’entendait reprendre son souffle, Eustache jetait un coup d’œil en arrière. La
légèreté de sa course avait plus d’élégance que les mouvements de danse appliqués des nobles dames de
son rang. Il songeait sans beaucoup d’enthousiasme à la vie nouvelle qui l’attendait au château ; une
existence horriblement monotone. Un cycle ininterrompu de repas lourds et de chevauchées sans but pour
occuper les après-midi. L’ennui le plus effroyable. Des rituels sans surprise, dont son père et son frère
semblaient pourtant se satisfaire. Ils passaient leurs journées à se prélasser dans une paresseuse torpeur.
Son attention se porta de nouveau sur Giselle qui se pressait derrière lui.
— Qu’es-tu venue faire ici aujourd’hui ? demanda-t-il, curieux.
— Cuire le pain dans le four, messire.
Elle levait sur lui un regard de biche apeurée.
— Tu le fais tous les jours ?
— Non, messire, seulement une fois par semaine.
— Et qu’en est-il des autres jours ? demanda-t-il encore.
— Je travaille aux champs, je m’occupe des bêtes. Je fabrique le fromage. J’aide aussi à soigner les
chevaux…
— Les chevaux ?
Il paraissait surpris.
— Tu as donc l’autorisation d’approcher les chevaux ?
Avant qu’elle ait eu le temps de répondre, un vacarme épouvantable éclata de l’autre côté de la
cour. Sans attendre, elle détala à toute vitesse en direction des écuries. Il la rattrapa aussitôt et lui saisit
le bras d’une poigne vigoureuse pour la ramener près de lui, mais un tour de reins lui suffit pour se
dégager et reprendre sa course.

* * *

Giselle n’avait qu’une idée en tête, se porter au secours du jeune palefrenier avant qu’il ne soit trop
tard.
Devant la porte, en proie à la panique, le pauvre s’accrochait désespérément à la bride d’un étalon
furieux qui bottait et ruait en roulant les yeux. Le majestueux cheval dominait le garçon et le soulevait de
terre avec de méchants coups de tête. En désespoir de cause, il leva une cravache et en cingla d’un grand
coup la joue de l’animal.
Craignant le pire, Giselle courait à perdre haleine pour arriver à temps et mettre fin à ce tête-à-tête
infernal. Quand la bête parvint à arracher la bride des mains du garçon, celui-ci tomba à la renverse avec
un cri de terreur. Au comble de la fureur, le cheval recula. Giselle le vit se cabrer, prêt à écraser le gamin
sous ses sabots ferrés. Elle avança sans hésiter et s’interposa entre eux. Profitant habilement de
l’hésitation de l’animal, elle réussit à accrocher son regard.
— Tranquille, ordonna-t-elle avec douceur. Calme-toi, tu ne risques rien !
Le cheval reposa ses lourds sabots sur le sol et recula en hennissant. Effrayé et surpris, il soufflait
furieusement. Sans le quitter des yeux, Giselle ralentit le rythme de sa respiration pour l’amener à
l’imiter.
— Tout doux, mon ami… Tout doux.
Puis elle se mit à chantonner, en tendant sa fine main vers ses naseaux frémissants.
— Allons, n’aie pas peur !
L’animal accepta enfin de se détendre. Hésitant encore, il s’avança en baissant la tête. Sans prêter
attention au cercle de curieux qui s’était formé autour d’eux, Giselle lui fit signe de s’approcher, comme
elle l’aurait fait avec un enfant, en murmurant à voix basse des paroles de réconfort. L’étalon obéit en
s’ébrouant et vint poser le bout de son museau au creux de sa main.
— C’est bien, c’est bien. N’aie pas peur ! C’est fini, maintenant.
Elle flatta doucement son encolure et, avec le plus grand naturel, glissa les doigts de sa main libre
autour de sa bride. Serrant fermement la lanière de cuir, elle continua à caresser l’encolure puissante.
Derrière elle, le palefrenier déconfit se releva tandis qu’Eustache les rejoignait.
— Messire, s’excusa le garçon, la voix encore tremblante. Pardon, messire…
— Ecarte-toi de mon cheval, malheureux !
Le gamin s’éloigna aussi vite qu’il le put, trébuchant dans sa fuite éperdue.
— Malheureuse ! Tu tiens donc si peu à la vie ? hurla Eustache.
Il était fou de rage.
— Je ne risque rien, messire, répondit-elle en tapotant gentiment la tête de l’animal.
D’un geste prompt, il attrapa le mors de son étalon et le tira vers lui. La bête se colla à son maître en
poussant un doux hennissement de reconnaissance,
— Bayard est mon cheval de guerre. Ce n’est pas un vulgaire bourrin de ferme que l’on vient
caresser à loisir.
Giselle ne put réprimer un petit air narquois.
— Messire, répliqua-t-elle, le sourcil relevé, je ne suis qu’une pauvre fille de la campagne, mais
j’ai appris que les chevaux étaient tous les mêmes. Tout comme les hommes, quelle que soit leur
condition…
— Oh !
Eustache lui lança un regard noir, puis se détourna d’elle et fit entrer son fidèle compagnon dans
l’écurie. Elle le suivit avec les palefreniers qui, après avoir assisté à la scène sans piper mot, se remirent
prestement au travail.
Le maître tendit la main d’un geste autoritaire.
— La brosse et le chiffon ! ordonna-t-il.
Ils se hâtèrent de les lui apporter. Aussitôt, il se retourna pour les tendre à Giselle.
— Prends ! dit-il sèchement. Je suis curieux de te voir mettre en application tes sottes convictions.
Occupe-toi donc de Bayard ! Panse-le !
Elle prit brosse et chiffon, esquissa une rapide révérence et s’approcha du cheval.

* * *

Eustache se raidit, prêt à réagir pour protéger l’inconsciente. Son destrier était notoirement
ombrageux. Plus d’une fois, il avait dû porter secours à des palefreniers expérimentés pour leur épargner
ses méchants coups de sabot. Mais, sans attendre ni trembler, la frêle créature se mit à l’ouvrage, brossant
le poil dru avec une application et une aisance déconcertantes. Il l’observait, ébahi et subjugué par la
grâce de ses mouvements, captivé par le rythme régulier de ses gestes, et par le son apaisant de sa voix
qui fredonnait tandis qu’elle s’affairait posément autour de l’animal.
Fasciné, il s’avança si près que son torse frôla le dos de Giselle. Il appuya une main sur le col de
l’animal et l’autre sur son flanc, emprisonnant la jeune fille entre ses bras. Elle poursuivit sa tâche sans
s’émouvoir et continua de lustrer en cadence la robe luisante de l’étalon. Eustache s’approcha encore, si
près que ses narines effleurèrent son oreille. Il inspirait et expirait profondément.

* * *

Son souffle faisait naître de petits frissons sur la nuque de Giselle.


— Tu n’as pas peur ? chuchota-t-il.
De qui ? se demanda-t-elle. De la bête ou de l’homme qui la côtoyait de si près ? Elle s’efforça de
conserver son calme. Son intuition lui conseillait de ne rien montrer de ses craintes et d’afficher une belle
sérénité, celle-là même qu’elle affectait devant les chevaux. Pour capter et retenir l’attention du maître,
elle devait afficher une attitude ferme et résolue face au danger.
— Devrais-je avoir peur ? demanda-t-elle timidement sans cesser de prodiguer ses soins attentifs à
Bayard.
Sans paraître se soucier des regards des palefreniers présents non loin d’eux, Eustache posa ses
mains puissantes sur sa taille, épousant avec fermeté la courbe de ses reins. Avec autorité, il la tira en
arrière et elle se retrouva tout contre lui, ressentant les battements de son cœur dans son dos et la
pression ardente de ses doigts sur ses hanches. Elle retint un sourire ; elle savait maintenant que le désir
d’Eustache était à son comble.
— Peut-être, murmura-t-il contre son cou.
Comme ses lèvres effleuraient la peau délicate de son cou, Giselle se figea, soudain offusquée par
la familiarité de ses gestes.

* * *

Eustache sentait sous ses lèvres les battements désordonnés de son pouls. Ce petit brin de femme
l’intriguait. Provocante et innocente dans son attitude, volontaire et fragile, espiègle et dure à la tâche.
Tout à la fois capable de tenir tête à une bête redoutable, et de trembler au seul contact de ses lèvres… Il
mourait d’envie d’explorer chaque centimètre de son corps pour découvrir ses désirs les plus secrets.
— Je ne peux plus attendre, murmura-t-il.
Elle frissonna.
— Je veux te voir dans mes appartements ce soir même !
Chapitre 3

Il était tard ce soir-là quand Eustache se retira enfin. Sa chambre était plongée dans la pénombre,
mais il la vit immédiatement. Vêtue d’une chemise d’un blanc immaculé, elle se tenait près de la
cheminée. Révélés par le vif éclat des flammes, les contours harmonieux de sa silhouette se dessinaient à
travers son fin vêtement. Ses mains restaient solidement nouées devant elle, et elle grelottait légèrement.
De froid ? De peur ? Il l’ignorait, mais cela le contraria. Jamais il n’avait eu l’intention de l’effrayer.
Il traversa lentement la pièce, feignant de ne pas voir qu’elle tressaillait à son approche, et passa
devant elle sans s’arrêter. Quand il arriva au lit à baldaquin, il se retourna et détacha son ceinturon qu’il
jeta sur le sol. Puis il s’assit sur le bord du lit.
— Petite, viens m’aider à enlever ma tunique !

* * *

Giselle inspira profondément pour tenter de chasser l’appréhension qui la paralysait. Elle devait
obéir pour maintenir intacte la curiosité qu’il lui témoignait. Maîtrisant sa fébrilité, elle s’éloigna de la
chaleur réconfortante du feu de bois. A chacun de ses pas, la tête lui tournait un peu plus, mais elle ne
pouvait détacher les yeux du visage de l’homme qui la commandait en maître. La pénombre donnait
encore plus de relief à sa forte mâchoire, les reflets orange et rouges des flammes se reflétaient dans ses
prunelles. Menaçant et pourtant…
Cette lumière dansante le rendait encore plus beau. Il affichait une mine imperturbable, mais elle
crut y déceler des signes d’émoi réprimés. Détermination ? Impatience ? Désir ?
Elle ne doutait pas de l’intérêt qu’il portait à son corps ; pour quelle autre raison l’aurait-il
convoquée dans sa chambre ? Mais ne pouvait-elle espérer derrière ce regard froid un peu plus qu’un
désir animal ? Oser souhaiter autre chose qu’un caprice sans lendemain relevait-il de la folie ? Avant
d’arriver près de lui, elle s’autorisa au moins à attendre de la gentillesse.

* * *

Paupières à demi baissées, Eustache l’observait. Sa démarche était fluide, tout comme le tissu de sa
longue chemise qui soulignait en le frôlant l’arrondi de ses hanches. L’ourlet vint balayer ses bottes quand
elle s’arrêta devant lui.
— Ma tunique, lui rappela-t-il avec douceur.
Elle se pencha, saisit à deux mains le bas de l’épais vêtement et le tira vers le haut tandis qu’il
levait les bras pour l’aider à le lui passer par-dessus sa tête. La laine grossière emmêla ses cheveux et
l’ébouriffa. Ses mèches hirsutes amenèrent un sourire sur les lèvres de Giselle. Il grogna, fâché de se
montrer ridicule, et enleva lui-même sa chainse de lin, découvrant sa poitrine.
— Va tout poser là-bas ! ordonna-t-il en indiquant d’un geste un siège placé près de la grande
cheminée de pierre.
Détachant les yeux de son torse plat et musclé, elle ramassa ses vêtements et s’éloigna pour les
ranger pendant qu’il se baissait pour délacer ses bottes. Les ayant repoussées d’un coup de pied, il se
redressa juste à temps pour la voir se retourner vers lui. Cette fois, la lumière crue de l’âtre traversait
complètement l’étoffe de sa chemise. Il sursauta en comprenant qu’elle était nue dessous. Et plus elle
s’approchait, mieux il distinguait les ombres et les creux de ses courbes les plus intimes, les pointes
sombres de ses seins dressées contre le tissu diaphane. Une chaleur agréable envahit le bas de son ventre,
et il serra les poings en sentant son sexe se raidir.
— Viens, dit-il, en lui tendant sa large main.
Elle posa sa main dans la sienne et, quand il l’attira près de lui, il perçut à son poignet les
battements accélérés de son pouls. Giselle était une petite chose fragile et menue, le type de femme qu’il
n’avait jamais eu l’occasion de toucher. Il ne connaissait guère que les servantes des tavernes, leurs
poitrines débordantes, leurs visages écarlates, ou les ribaudes hargneuses des champs de bataille et leur
langage vulgaire. Aucune d’elles n’était aussi agréable au regard et au toucher que la jouvencelle
charmante qui se tenait devant lui, aussi chaude et éthérée que les derniers rayons du soleil par un beau
soir d’été.
Il savait déjà qu’une nuit ne suffirait pas à le combler. Il la voulait pour lui et pour longtemps.
— Tu as peur ? demanda-t-il, un peu brusque.
Elle secoua sa tête baissée.
— Non, messire.
Il lui attrapa le menton de ses doigts rugueux, et lui releva la tête. Bien qu’il soit assis devant elle,
leurs yeux se trouvaient au même niveau. Il la contempla, songeur, tandis qu’elle s’efforçait
manifestement de rester immobile sous son examen minutieux, jusqu’au moment où la vérité qui
l’oppressait finit par lui échapper.
— En vérité, ce n’est pas de vous que j’ai peur, messire, confessa-t-elle en rougissant. Mais oui,
j’ai peur.
Il acquiesça en silence et serra sa main un peu plus fort.
— Viens !
Il tapota ses genoux pour l’inviter à s’y asseoir.

* * *

Le cœur battant, Giselle s’installa sur les longues jambes dont elle sentit les muscles se contracter à
son contact. Son maître était si grand que ses orteils ne touchaient plus le sol, et elle n’eut d’autre choix
que de se laisser aller de tout son poids sur lui. Quand il libéra sa main pour la poser sur ses cuisses, elle
considéra avec stupeur ses doigts robustes. Si elle avait ignoré ses origines, elle aurait pu les confondre
avec ceux d’un paysan. Striés d’innombrables coupures, couverts de callosités, ils évoquaient un dur
labeur, mais sans doute fallait-il y voir plus sûrement des traces de combats et d’atroces souvenirs de
guerre.
Elle releva les yeux, soudain inquiète, et surprit une fois de plus son regard sur son corps.
— Il ne faut pas avoir peur, dit-il en lui caressant les joues. Si tu as mal, cela ne durera pas
longtemps et le plaisir l’emportera bien vite. Je n’ai pas l’intention de te faire souffrir.
Comme elle hochait la tête, il lui reprit la main pour la poser sur son torse. Légèrement troublée,
elle essaya de la retirer, mais il la maintint fermement en place. Après un moment de résistance inutile,
elle céda à sa volonté et s’immobilisa. C’est alors qu’elle commença à noter d’autres détails chez son
redoutable maître. L’entreprise de séduction qu’elle avait échafaudée lui parut tout à coup chimérique
face au physique à la fois sauvage et racé de cet homme. Des cicatrices barraient ses épaules et son torse,
longues balafres en relief, témoins de ses innombrables batailles. A chaque respiration, ses muscles
pectoraux se gonflaient et se détendaient, et elle était fascinée par les veines saillantes qui couraient sur
ses bras.
Sans bien mesurer les conséquences de son geste, elle commença pensivement à suivre du doigt les
marques de ses anciennes blessures. Eustache était un guerrier et un seigneur. La nature l’avait doté d’un
physique imposant et d’une force redoutable, et il la désirait. La chaleur qui émanait de lui se
communiqua à elle et irradia tout son corps, jusqu’à former une boule dans le creux de son ventre.
Abandonne-toi ! lui chuchotait une petite voix intérieure. Abandonne-toi au plus grand des
plaisirs !
— Giselle…
Son nom, sur les lèvres d’Eustache, évoquait une prière murmurée d’une voix rauque.
Quand elle arracha le regard de son torse, elle découvrit sur ses traits l’expression du désir à l’état
pur. Un besoin animal tourmentait son visage. Instinctivement, elle le prit entre ses petites mains et
s’approcha pour embrasser ses joues. Elle sentit ses doigts se crisper sur les plis légers de sa chemise, et
vit ses yeux chavirer sous ses paupières mi-closes.
S’enhardissant, elle mordilla timidement les commissures de ses lèvres ; sa barbe naissante lui
picota la peau. Etonnée, elle frotta sa joue contre celle de son maître et laissa glisser sa bouche
entrouverte, puis sa langue, sur la ligne anguleuse de sa mâchoire.

* * *

Eustache se détendit soudain et un gémissement profond échappa du plus profond de son être.
Giselle embrasait tous ses sens et emballait son cœur comme au plus fort de ses combats. Il avait
l’impression d’être en feu. Son corps se cambrait sous l’effet des pulsions qu’il s’efforçait de contenir, et
seules les années de stricte discipline qu’il s’était imposées lui interdirent de lui arracher son vêtement,
de la jeter sur le lit et de la chevaucher sans merci jusqu’aux petites heures de l’aube.
Quand il sentit la chaleur humide de sa langue courir sur sa peau, il ne put s’empêcher de plonger
les doigts dans ses cheveux. Il attira sa tête vers lui pour enfouir le nez à la base de son cou, inspira
profondément, et se mit à trembler de tout son corps. Elle portait sur sa peau la fraîcheur des vastes
pâturages, une odeur de terre riche, si différente des parfums écœurants et artificiels dont s’aspergeaient
les nobles dames. Tout en la caressant, il lui inclina la tête en arrière pour la regarder dans les yeux. Puis
il saisit le bas de sa chemise et la fit remonter le long de ses genoux.
— Giselle, répéta-t-il, la voix enrouée. Giselle, ouvre-toi à moi…
Elle obéit spontanément et, desserrant un peu les cuisses, permit à ses doigts rugueux de les explorer
doucement. Toutefois, quand son pouce atteignit des parties plus secrètes, elle se crispa et emprisonna sa
main entre ses jambes serrées. Eustache pressa ses lèvres dans son cou et la dévora de baisers jusqu’à
l’épaule.
— Ne crains rien, souffla-t-il en écartant doucement l’étau qu’elle avait refermé.
Avec la légèreté d’une plume, ses doigts effleurèrent ses parties intimes. Quand ils les entrouvrirent
d’une pression un peu plus forte, elle renversa la tête sur son épaule tandis que des frissons de plaisir
couraient sur son corps frêle. De son bras libre, il entoura sa taille et glissa doucement sa main vers le
haut de son torse. Il caressa ses petits seins fermes à travers sa chemise, lui arrachant un gémissement
rauque. Quand elle commença à frotter son sexe contre sa paume, il ne put se contenir davantage.
Sans la lâcher, il se leva puis la déposa sur le lit. Après lui avoir ôté sa chemise de nuit qu’il jeta à
terre, il recula d’un pas pour l’admirer. Agenouillée, une main agrippant le drap, elle le dévisageait de
ses grands yeux bleus lumineux. Sans cesser de la dévorer du regard, il défit à tâtons ses braies, s’en
débarrassa, et grimpa sur le lit en face d’elle. Les yeux écarquillés, elle découvrit le spectacle de sa
nudité.
Il lui agrippa la cheville pour l’attirer vers lui, la faisant basculer à la renverse.
— Messire ! s’exclama-t-elle en lui martelant le torse de ses poings.
Mais il la réduisit au silence en se penchant pour l’embrasser avidement. Il commença à répandre
des baisers brûlants le long de son cou, tandis que ses mains erraient follement sur ses courbes. Elle
sentait la pression de son membre raidi sur son ventre tandis qu’il remuait tout contre elle. Un éclair de
plaisir fulgurant la traversa quand il saisit délicatement l’un de ses seins pour glisser sa pointe durcie
dans sa bouche et la taquiner avec sa langue. Elle ne put retenir un cri quand il la téta et la relâcha dans
un fort bruit de succion.
Avec un gémissement d’impatience, il lui écarta les jambes, lui fit relever les genoux puis se plaça
au-dessus d’elle, en appui sur les coudes. Il avança ensuite son bassin jusqu’à ce que son sexe soit en
contact avec le sien.
Elle haletait, les yeux grands ouverts, emplis à la fois de crainte et de désir.
Il appuya son front contre le sien.
— Tu es prête ? murmura-t-il, la voix rauque.
Pour toute réponse, elle se contenta d’un signe de tête et enroula ses bras graciles autour de ses
épaules.
— Pardonne-moi ! souffla-t-il encore à son oreille.
L’instant d’après, il s’enfonça en elle d’une poussée rapide, s’enveloppant tout entier du fourreau
doux et chaud, puis s’immobilisa. Elle crispa les doigts sur ses omoplates.

* * *

Giselle éprouva une douleur fugitive, mais les sensations qui l’envahissaient à présent étaient à
mille lieues d’une torture physique. Elle se sentait comblée et accomplie même si, au plus profond de son
intimité, une impression étrange et lancinante de manque demandait à être satisfaite. Cherchant le remède,
elle se mit à onduler doucement.
Eustache, qui s’était immobilisé, commença alors à se mouvoir, se retirant puis revenant lentement,
au rythme de ses petits cris de plaisir. Quand il la pénétra plus profondément, elle se cambra, et un
gémissement fiévreux jaillit de sa bouche. Les frottements délicieux de leurs corps étaient électriques et
envoyaient des frissons jusqu’aux extrémités de ses orteils.
Comme Eustache accélérait son rythme, elle enroula les jambes autour de ses reins et, ses mains
cherchant désespérément à agripper les draps, suivit docilement ses mouvements. Soudain, il lui saisit les
hanches, et plongea en elle avec plus de force encore. Avec un cri presque sauvage, il rejeta la tête en
arrière et se libéra au plus profond d’elle. Pendant un long moment, ils restèrent sans bouger, tremblants
et le souffle court.
Puis il se pencha et couvrit son visage de tendres baisers. Avec un grognement de satisfaction, il
l’entoura de ses bras et la fit allonger sur lui. La tête posée sur sa poitrine, les cheveux éparpillés sur son
torse, Giselle écouta un moment son cœur battre. Il se mit à jouer avec ses cheveux, enroulant ses mèches
autour de ses doigts, tandis qu’elle sombrait peu à peu dans le sommeil.

* * *
Alors que la respiration de Giselle s’apaisait, Eustache, comblé de bonheur, sentit naître en lui une
nouvelle vague de désir. Une nuit avec elle ne lui suffirait pas. Il voulait plus, beaucoup plus. Percer peu
à peu les mystères de son corps et de son esprit, savourer les nuances subtiles de chacun de ses soupirs,
de chacun de ses gémissements de plaisir. Mais comment un homme de son rang pouvait-il garder à ses
côtés une promise déflorée, issue d’une famille aussi misérable ?
Il ferma les yeux. Il savait ce qu’il avait à faire.
Chapitre 4

Quand Giselle s’éveilla, les rayons dorés du soleil inondaient déjà la chambre. Eblouie, elle cligna
des yeux et reprit peu à peu contact avec la réalité. Un peu courbatue, elle se tourna sur le côté, entraînant
les draps emmêlés avec elle. Encore tout entière dans ses rêves, elle soupira de bien-être. Une douce
chaleur sur ses épaules nues, le corps abandonné dans le lit le plus confortable et le plus doux qu’elle ait
connu…
Mais quand les souvenirs de la nuit lui revinrent, elle ouvrit grands les yeux et fut saisie de panique.
L’effroi remonta de son ventre jusqu’à sa poitrine. Comment avait-elle pu dormir aussi tard ? Où était le
seigneur ? La ferait-il jeter hors des murs du château comme un objet souillé ? La renverrait-il à son sort
pitoyable de paysanne ? Avait-elle échoué à produire une impression positive ?
Une larme commençait à rouler sur sa joue quand un bruit la fit sursauter. Elle se redressa pour
s’asseoir, les mains crispées sur le drap remonté sur sa poitrine. Il était là, installé dans un fauteuil près
de la cheminée, penché en avant, les coudes appuyés sur les genoux, les yeux braqués sur elle.
Elle resta interdite, mais parvint à soutenir son regard un long moment. Il l’observa, impassible,
puis s’appuya au dossier de son siège.
— Tu es réveillée, dit-il d’un ton détaché.
Giselle avala nerveusement sa salive.
— Oui, messire. Et je suis désolée d’avoir perturbé votre matinée. Puis-je me retirer, maintenant ?
— Non, répondit-il, l’air très fâché.
Il détourna la tête en direction de la fenêtre.
— Reste où tu es !
— Bien, messire, dit-elle en s’inclinant.
Il lui fit face de nouveau, le regard sérieux et pénétrant. Pétrifiée, elle craignit d’avoir déjà réussi à
le mettre en colère. Il pinça les lèvres, serra les poings, et se racla la gorge.
— J’ai décidé, lança-t-il avec raideur, que tu serais dorénavant ma femme de chambre particulière.
N’osant croire ce qu’elle venait d’entendre, Giselle resta bouche bée. Du jamais vu ! Une paysanne,
fille de manant comme elle, n’avait jamais été choisie pour veiller personnellement au bien-être d’un
seigneur. Cela dépassait ses plus folles espérances. Au mieux aurait-elle pu espérer un travail comme
fille de cuisine…
— Tu devras porter ces vêtements.
Il lui montra du doigt une chemise en fine batiste et un jupon de laine soigneusement pliés près de
son oreiller.
— Dame Lessard viendra t’informer de tes tâches quand je serai parti.
Toujours abasourdie, Giselle porta son attention sur ses nouveaux habits. Ses doigts s’attardèrent sur
la douce étoffe. Jamais elle n’avait rien touché de tel. Elle releva la tête, et fut incapable de prononcer un
mot ; Eustache semblait de plus en plus contrarié.
— Tu n’as pas l’air contente, remarqua-t-il, les sourcils froncés.
— Messire, je… C’est vraiment trop bon de votre part.
— Je ne te demande pas ton avis. Cette nuit, j’ai ruiné tout espoir d’un mariage avantageux pour toi
et ta famille. Ton travail au château paiera plus de la moitié des impôts que tes parents doivent à mon
père.
Sans lui laisser le temps de répondre, il se leva et se dirigea à grandes enjambées vers la porte. Le
cœur de Giselle battait à tout rompre. Elle avait la possibilité de mettre ses parents à l’abri du besoin !
— Je te laisse aux bons soins de dame Lessard, lança-t-il encore avant de quitter la chambre.

* * *

Les heures suivantes s’écoulèrent dans un tourbillon d’activités. Avant qu’elle ait eu le temps de
reprendre ses esprits, Giselle, étourdie par les informations et les ordres qui fusaient à chaque instant, fut
expédiée dans tous les coins et recoins du château.
« Tu devras descendre les vêtements sales et les donner aux buandières, remonter les propres et les
ranger dans les coffres, balayer le sol, nettoyer l’âtre, t’occuper des repas du maître, monter de l’eau
chaude dans sa chambre, réchauffer son lit avant la nuit… »
A peine avait-elle commencé à se familiariser avec son nouvel univers que déjà l’heure du dîner
approchait. Profitant de quelques instants de liberté, elle se glissa dans les écuries pour admirer les
chevaux. Elle se rendit auprès de Bayard qui, attaché à un piquet, attendait son brossage quotidien.
L’imposant animal l’accueillit avec un hennissement et la gratifia de petits coups de naseaux sur l’épaule.
Elle rit de bon cœur et flatta le long museau de la paume de la main.
Quand une ombre la recouvrit, elle se retourna et vit arriver Eustache. Elle lui adressa un sourire
malicieux avant de le saluer avec déférence.
— Tu n’as pas peur de garder sur toi l’odeur des animaux ? demanda-t-il en s’approchant.
— Non, et vous, messire ?
Une ride se creusa entre ses sourcils, et il fit encore un pas dans sa direction.
— D’habitude, les femmes n’aiment pas fréquenter les écuries, commenta-t-il sèchement.
— D’habitude, les maîtres ne discutent pas avec les servantes, le taquina-t-elle.
Il passa un bras au-dessus de sa tête pour attraper la bride de Bayard.
— Et tu penses que je suis comme les autres maîtres ?
Il s’était penché pour murmurer ces mots à son oreille. La proximité de sa bouche la troublait
terriblement, mais elle ne voulut pas s’écarter.
— C’est que… Je ne vous connais pas encore suffisamment, répondit-elle, le souffle court.
Il posa la main sur sa nuque et la fit glisser lentement jusqu’à la Courbe de ses reins. Son geste fit
courir des frissons dans tout son corps. Elle se mordit la lèvre pour réprimer un gémissement de plaisir.
— Et tu n’as pas envie d’en savoir un peu plus sur mon compte ?
Giselle avait la certitude qu’il entendait les battements affolés de son cœur, mais il affichait une
expression impénétrable.
— Tout dépend, messire, de ce que vous avez à m’apprendre…
Il recula d’un pas et elle regretta aussitôt d’être privée ainsi de la chaleur que son corps dégageait.
— Nous ne manquerons pas d’en reparler, Giselle. Mais à l’heure qu’il est, tu as mieux à faire dans
les cuisines.
Sur ce, il s’éloigna, la laissant rejoindre les cuisines au pas de course. Elle était chargée de lui
servir ses repas dans la grande salle, une corvée longue et fastidieuse. Pourtant, elle ne vit pas le temps
passer, toute occupée qu’elle était à guetter ses œillades appuyées sur sa personne. Elle se laissait
caresser par son regard enflammé et frissonnait de bonheur en sentant ses doigts effleurer son poignet
chaque fois qu’elle déposait un nouveau plat devant lui. Après avoir perçu un dernier coup d’œil
prometteur, elle monta préparer sa chambre.
La nuit tombait. Elle venait de hisser avec peine un lourd seau d’eau bouillante en haut de l’escalier,
avant de le porter jusqu’à la chambre et d’en verser le contenu dans un grand baquet installé près du lit.
Délaissant quelques instants ses tâches, elle s’approcha de la fenêtre, et inspira profondément en
cherchant à travers la vitre sombre le petit lopin de terre de ses parents. Malheureusement, l’ombre
crépusculaire avait déjà recouvert les champs, et elle ne distinguait plus que les vagues contours des
collines qui se dressaient au loin.
Après avoir essuyé la buée que son souffle avait déposée sur la vitre, elle détacha son regard du
sombre paysage et se dirigea vers la cheminée. La fraîcheur commençait à envahir la pièce ; il fallait
donc allumer une flambée au plus vite. Agenouillée pour rassembler les quelques cendres restées dans
l’âtre, elle se demandait à quoi ses parents s’occupaient en ce moment. Sa mère avait-elle pensé à ajouter
les herbes du jardin à la soupe ? La nouvelle de leur bonne fortune était certainement déjà parvenue
jusqu’à eux. Peut-être même étaient-ils en train de fêter l’événement avec une bonne bière du village ?
Un léger sourire éclairait son visage lorsqu’elle se redressa. Elle s’essuya le front du revers de la
main, en les imaginant assis à la vieille table, la lumière du foyer jetant des ombres orangées autour
d’eux. C’était une vision heureuse et réconfortante, et pourtant si étrange depuis la demeure des seigneurs
où elle se trouvait…
Elle se remit à l’ouvrage sans tarder. Le maître pouvait arriver d’une minute à l’autre. Quelques
coups bien appliqués avec le briquet à silex, et le feu s’embrasa, dévorant avidement le petit bois bien
sec. Elle alimenta soigneusement les flammes et, bientôt, une belle flambée commença à réchauffer la
pièce. Alors elle se releva et s’épousseta les mains sur le devant de sa chasuble.
Il était de temps de réchauffer la couche du seigneur, comme on le lui avait demandé.
Son regard perplexe passa du lit à la cheminée puis de la cheminée au lit. Comment allait-elle bien
pouvoir procéder ? Elle balaya la chambre des yeux pour trouver le moyen d’accomplir sa dernière
besogne de la journée. Elle lorgna vers le baquet d’eau chaude. Le poser sur le matelas réchaufferait un
endroit, mais elle risquait de le renverser, et une literie détrempée n’était pas vraiment le but recherché…
Elle se retourna vers le feu. Le seau, rempli de braises, pourrait aussi tiédir les draps. Mais alors, si des
cendres venaient à s’échapper, elle passerait des heures à nettoyer les dégâts. Elle secoua la tête. Il n’y
avait qu’une seule chose à faire.
D’un geste déterminé, elle saisit à pleines mains l’épais couvre-lit par les quatre coins, en essayant
de rassembler le tissu volumineux dans ses bras pour ne rien laisser traîner sur le sol. Le précieux
chargement ainsi pressé contre sa poitrine, elle avança prudemment vers la cheminée.
Ce fut précisément cet instant que le maître choisit pour faire irruption dans sa chambre.
— Mais qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-il, abasourdi.
Il ne s’attendait pas à surprendre sa femme de chambre sur le point de jeter sa literie au feu.
— Messire ! s’exclama Giselle.
En se retournant elle faillit laisser tomber son chargement.
— Je vous demande pardon, messire, je voulais juste réchauffer votre lit.
Eustache la dévisageait d’un air surpris tandis que, affolée, elle se dandinait d’un pied sur l’autre
sans savoir quelle attitude adopter. Où s’était-elle fourvoyée ? Elle chercha à le rassurer.
— Ne vous inquiétez pas, messire, cela ne prendra qu’une minute.
En deux enjambées, il fut sur elle. Il lui arracha vivement le gros ballot des bras et, sans tenir
compte de ses protestations, le jeta sans plus de cérémonie sur le lit.
— Je pense que tu n’as pas bien compris la consigne, fit-il d’un ton bourru. Réchauffer mon lit ne
consiste pas à en approcher la couverture de la cheminée.
Elle fronça les sourcils, à la fois confuse et perplexe.
— Messire, bredouilla-t-elle en se recroquevillant dans une nouvelle révérence, pardonnez-moi si
je vous ai offensé, je ne…
Eustache toussota dans son poing, interrompant ses excuses au milieu de sa phrase.
— Tu ne m’as pas offensé.
Il marqua une pause et se pinça le haut du nez.
— Ce n’est qu’un petit malentendu. Je ne souhaite pas que tu réchauffes mon lit avec des braises ou
du feu.
Il s’interrompit de nouveau pour s’éclaircir la voix.
— Je veux que tu le fasses…
Il s’arrêta encore, emprunté.
— Avec ton corps, dit-il enfin.
— Mon corps ?
Giselle pencha légèrement la tête de côté. Elle comprit tout à coup, et une délicate teinte rosée
colora ses joues.
— Je comprends…, murmura-t-elle.
Ils étaient tout près l’un de l’autre et Eustache la contemplait avec avidité, le regard enfiévré.
Soudain, il crispa les poings et se raidit, lui apparaissant plus grand et plus inquiétant que jamais, plus
sombre et plus impénétrable que le roc. Puis, quand il fronça les sourcils, une lueur passa de manière
fugitive dans ses yeux. Elle crut y percevoir l’amorce très furtive d’une pensée secrète. Un faible
tressaillement des lèvres, une palpitation imperceptible de la tempe, rien n’échappa à l’observation
attentive de Giselle. Et l’analyse appliquée de son comportement éclaira peu à peu d’un jour nouveau
l’aventure qu’elle partageait malgré elle avec ce guerrier ténébreux et énigmatique.
Tout d’abord, il avait voulu la protéger en tentant de l’empêcher de se précipiter vers son dangereux
cheval de guerre. Ensuite, lors de cette première nuit mémorable, il s’était appliqué à lui donner autant de
plaisir qu’il en avait pris lui-même. Dès le lendemain matin, il lui fournissait un emploi. Et, tout au long
de la journée, il n’avait cessé de lui manifester son intérêt…
Comment devait-elle interpréter son attitude ? Pour en avoir le cœur net, elle décida de chercher à
savoir ce que dissimulait vraiment son air distant.
Elle afficha un sourire espiègle et le vit se raidir un peu plus. Puis elle s’avança vers lui à pas lents,
ondulant légèrement des hanches. Cette soudaine métamorphose l’intriguait de toute évidence. Intimidée
et craintive quelques secondes plus tôt, voilà qu’elle rayonnait d’aisance ! Elle s’arrêta tout près de lui et
tira lentement les rubans de son bonnet qui glissa, libérant ses longues boucles brunes. Il se racla
nerveusement la gorge quand elle laissa négligemment tomber la coiffe sur le sol.
Giselle vit son expression changer peu à peu. Au comble de la tension, il détourna le regard et
baissa les paupières, la joue agitée d’un tic nerveux. Quand elle tendit la main pour lui effleurer l’épaule,
elle jubila intérieurement en le sentant sursauter.
Déjà elle en était sûre : le seigneur Eustache n’était pas le monstre au cœur de pierre, assoiffé de
sang, que la rumeur voulait faire de lui. Elle-même s’était laissé abuser. Certes, son expérience des
batailles l’avait endurci, mais ses manières abruptes, loin d’exprimer une quelconque froideur,
traduisaient simplement son inexpérience avec le beau sexe. Maladroitement doux, tendrement bourru, il
prêtait un flanc irrésistible à la taquinerie. Une vive émotion l’envahit. Le destin l’avait confiée aux bras
d’un seigneur qui désirait autre chose que la vie de débauche des nobles de sa caste. A en croire les
apparences en tout cas, il voulait la traiter avec gentillesse. Très bien, songea-t-elle avec le sourire. Elle
ne refuserait pas les plaisirs coquins à celui qui l’avait choisie comme femme de chambre.
— Messire, chuchota-t-elle, aguicheuse. Vous refusez de me regarder ?
Eustache ouvrit les yeux pour découvrir le spectacle de sa servante qui ôtait un à un ses vêtements.
Entièrement nue, elle vint se presser contre lui, frottant sa peau délicate au tissu rugueux de ses vêtements.
— Que fais-tu ?
— Vous ne comprenez toujours pas ? susurra-t-elle de sa voix la plus douce.
Les mâchoires contractées par une extrême tension, il lutta pour contenir ses pulsions. Il ignorait
dans quel dessein Giselle jouait ce jeu dangereux, mais il mesurait parfaitement l’effet qu’il avait sur lui
et, inquiet, craignait qu’elle n’ait à le regretter.
— Je pourrais te faire souffrir, Giselle.
Sa voix cachait mal son excitation.
— Non, messire, je sais que vous ne le voulez pas.
Tout en parlant, elle laissa glisser sa main le long de son torse.
— S’il vous plaît, prenez-moi…
Quel homme aurait pu résister plus longtemps ? L’instant d’après, il la saisissait par la taille et
soulevait de terre pour la plaquer contre le mur. La surprise lui coupa le souffle, mais elle enroula
aussitôt les jambes autour de sa taille.
— Tu ne sais pas à quoi tu t’exposes ! dit-il d’une voix haletante.
— Je le sais parfaitement.
Elle se mit à remuer contre lui, ponctuant ses mouvements de gémissements de plaisir, faisant céder
irrémédiablement ses dernières résistances. Il baissa la tête, cherchant avidement ses lèvres, et prit sans
retenue possession de sa bouche.
Un petit cri jaillit de la gorge de Giselle lorsqu’il approcha la main de son sexe pour le caresser et
l’explorer. Quand il se mit à décrire des cercles avec son pouce, un tremblement secoua son corps souple
et elle rejeta la tête en arrière en s’accrochant désespérément à ses épaules.
Avec un grognement d’impatience, Eustache s’écarta légèrement pour défaire ses braies. D’un
mouvement rapide, il les fit glisser le long de ses jambes et, se rapprochant de nouveau, provoqua le
contact brûlant de leurs nudités.
Le corps collé au sien, il la plaqua contre le mur et prit tendrement son visage entre ses mains. Les
longs cils de Giselle papillonnaient sur ses pommettes enflammées, sa lèvre inférieure tremblait
d’excitation…
Il inclina la tête pour appuyer son front contre le sien.
— Tu es si belle, fit-il dans un souffle. Une femme à nulle autre pareille.
Elle rougit et un sourire étira ses lèvres.
— Tu es très beau, toi aussi.
Elle lui mordilla le menton d’un air taquin, mais il redressa la tête pour scruter son visage.
— Je te veux maintenant. Mon désir de toi ne sera jamais rassasié.
Un immense bonheur éclaira le visage de Giselle.
— Alors, prends-moi ! supplia-t-elle encore en enroulant plus fort les bras autour de son cou.
Sa pénétration presque sauvage lui arracha un long gémissement. Elle maintint fermement ses jambes
autour de lui et, tandis qu’elle plantait ses ongles dans les muscles durcis de ses épaules, il s’enfonça en
elle tout en couvrant sa gorge de baisers. Puis, sans crier gare, il l’éloigna du mur et la porta sur le lit.
L’interruption soudaine de leurs ébats lui valut de la part de Giselle une plainte de frustration. Elle
remua les hanches pour l’inciter à la reprendre.
Satisfait, il s’assit sur le lit sans la lâcher. Comme elle le gratifiait d’une moue boudeuse, il se
contenta de sourire puis l’écarta légèrement de lui pour enlever tranquillement sa tunique. Quand ce fut
fait, il s’allongea et l’attira à califourchon sur lui pour la pénétrer de nouveau.
— D’ici, la vue est magnifique, dit-il en remontant ses mains le long de son buste jusqu’à atteindre
ses seins.
S’inclinant pour que ses longs cheveux le recouvrent, Giselle plaqua ses mains sur son torse et se
mit à bouger lentement. Il laissa échapper un râle en sentant ses muscles internes l’étreindre de haut en
bas, tandis qu’elle allait et venait au-dessus de lui, les yeux clos, toute à la volupté de l’instant.
Comme ils se laissaient emporter tous deux dans un tourbillon étourdissant, il lui saisit les hanches
et cambra le dos à l’extrême pour aller plus loin encore. Puis, la sentant trembler d’extase, dans une
charge ultime et brutale, il laissa exploser tout son plaisir au plus profond d’elle.
Ils revinrent doucement au calme ; leur respiration s’apaisa et leur peau luisante de sueur se
rafraîchit peu à peu.
Elle se blottit contre lui, appuyant la joue contre sa poitrine. Il remonta les couvertures sur eux puis
serra contre lui Giselle qui déjà s’endormait.
— Je te remercie d’avoir réchauffé mon lit, murmura-t-il.
Chapitre 5

Giselle se réveilla dans la fraîcheur et la pénombre qui précédaient le lever du jour. Son amant était
blotti contre elle, la joue sur son épaule, un bras enroulé autour de sa taille. Elle se délecta pendant un
bon moment, sans bouger, de la chaleur de son corps musclé.
Cependant, le devoir l’appelait. A regret, elle se dégagea doucement de son étreinte. Eustache
marmonna vaguement et fronça les sourcils dans son sommeil, puis se retourna. Elle s’assit et sourit
tendrement à son seigneur et maître. Contre toute attente, il n’avait montré que bonté à son égard, l’initiant
à l’amour avec une gentillesse teintée d’une violente passion. Son destin aurait-il enfin pris un tour
favorable ?
Avec un léger soupir elle se leva et chercha ses vêtements en cillant pour habituer ses yeux à la
quasi-obscurité. Après s’être habillée rapidement, elle prit le seau à eau et sortit de la chambre sur la
pointe des pieds.
Le château était froid et silencieux. Dans l’escalier, ses pas résonnèrent entre les murs de pierre.
Elle traversa discrètement la grande salle où tout le monde semblait encore dormir et sortit dans la cour
pour se diriger vers le puits. Les lieux étaient déserts en cette heure très matinale, et seuls quelques
hennissements s’élevaient de temps à autre des écuries.
Elle posa le seau sur la margelle et l’accrocha par l’anse. Avant de puiser l’eau, elle se frotta les
bras avec vigueur pour les réchauffer de la fraîcheur de l’aube.
Pour éviter le claquement sonore du seau plongeant dans l’eau, elle déroula lentement la corde et,
comme il s’enfonçait sans bruit, elle se tourna vers le treuil et saisit la manivelle à deux mains. Les dents
serrées, elle poussa et tira pour actionner le mécanisme, la corde épaisse s’enroulant peu à peu autour de
la barre surplombant le trou béant. Quand enfin le seau fut remonté, elle agrippa la corde et la tira vers
elle pour reposer le récipient sur la margelle. Elle le saisit à deux mains et le déposa sur le sol pavé en
veillant bien à ne pas gaspiller une goutte du liquide acquis au prix de tant d’efforts. Puis, avec un long
soupir, elle essuya la sueur de son front et se redressa en étirant son dos.
L’horizon commençait à se teinter de gris, et Giselle savait que le soleil ne se lèverait pas avant
encore au moins une heure. Elle sourit. Une idée germa dans son esprit et elle décida de s’accorder un
petit plaisir avant de poursuivre sa longue journée de travail. Sans attendre, elle courut jusqu’aux écuries,
souleva le loquet de la porte et se faufila sans bruit à l’intérieur, scrutant les stalles encore obscures. Le
foin qui crissait sous ses pieds emplissait l’air d’une bonne et rassurante odeur.
— Bayard ? chuchota-t-elle, le regard dirigé sur le portillon d’un grand box.
L’animal massif s’ébroua et un petit nuage de buée se forma dans l’air frais devant ses naseaux. Il
avança lourdement vers celle qui l’attendait, la main ouverte et tendue dans sa direction. Giselle claqua
la langue et frotta le museau de l’imposant cheval de guerre. A l’instar de son maître, c’était une créature
d’une puissance inquiétante et cependant capable d’une douceur étonnante.
Giselle s’attarda là, jouissant avec bonheur de l’atmosphère calme et des senteurs familières, quand
tout à coup les chevaux commencèrent à s’agiter et à marteler le sol tout en remuant nerveusement dans
leurs stalles. Bayard lui-même se mit à ruer, ses yeux roulant dans leurs orbites. Surprise, Giselle fronça
les sourcils et recula.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, troublée.
Enfin, elle entendit ce qui les agitait. Cela ressemblait au bourdonnement sourd du vent dans le
lointain. Puis le bruit s’amplifia peu à peu, enflant jusqu’à devenir un puissant rugissement. Elle sortit de
l’écurie et leva les yeux vers le ciel éclairé de vives lueurs orangées qu’il était bien trop tôt pour
confondre avec celles de l’aurore.
Avec un cri d’épouvante, elle s’élança vers l’escalier du mur d’enceinte. Son cœur battait à tout
rompre ; la terreur la glaçait et lui nouait l’estomac. Quand elle arriva sur le chemin de ronde, elle crut
défaillir face à la vision d’épouvante qui s’offrait à elle. Le ciel, zébré de traînées rouges, n’était pas
éclairé par le lever du soleil mais par des incendies. Le village était en feu !
Hurlant de toutes ses forces, elle courut vers les gardes de nuit qui dormaient à leurs postes. Sans
bien savoir ce qu’elle faisait, elle agita les bras vers le ciel en criant. Ils se levèrent comme un seul
homme pour regarder par-dessus les créneaux et, les yeux pleins d’effroi, sonnèrent immédiatement
l’alarme du château.
Tout à coup, la cour, déserte jusque-là, devint le théâtre d’un incroyable remue-ménage. Les gardes
accouraient de leurs quartiers de nuit, tout en se démenant comme de beaux diables pour enfiler les pièces
de leur armure. De leur côté, les garçons d’écurie sortaient les chevaux de leurs box et les harnachaient
pour le combat. Quand les herses furent levées et que l’on ouvrit les lourds vantaux de bois, une horde de
paysans se rua dans la cour. Un vacarme assourdissant avait succédé au calme qui régnait encore
quelques minutes auparavant. Giselle contemplait le spectacle avec une terreur grandissante. Les
premiers manants ayant trouvé refuge dans la demeure des maîtres étaient des voisins de ses parents, mais
ni sa mère ni son père ne se trouvaient parmi eux. Elle regarda par-delà les murs dans la direction d’où
venaient les hurlements des fugitifs. Comme le ciel commençait à blanchir, elle put distinguer les
silhouettes menaçantes de bandits à cheval qui dévalaient les collines toutes proches. L’air résonnait de
claquements métalliques et du crépitement déchaîné des flammes consumant sans pitié masures et
récoltes.
Le cœur serré, elle se détourna de cette scène de désolation et, préoccupée par le sort de ses
parents, dévala l’escalier jusqu’à la Cour pour se précipiter vers les portes. Une marée de paysans en
fuite continuait à s’y engouffrer et elle dut jouer des coudes pour se frayer un passage à contre-courant.
Quand enfin elle réussit à passer la multitude affolée qui engorgeait la sortie, elle se retrouva dans un
univers sombre et inquiétant.
Les yeux brûlants de larmes, Giselle courait vers la chaumière de ses parents. En chemin, elle
croisait des fuyards, des corps de malheureux qui avaient été piétinés ou tués par les bandits. Sans doute
ne tarderait-elle pas à voir son père et sa mère, se disait-elle avec l’énergie du désespoir. D’un instant à
l’autre, ils accourraient à sa rencontre, elle ne devait pas en douter.
Un point douloureux lui vrillait le côté, mais elle l’ignora et continua fiévreusement à scruter les
visages qui croisaient sa course folle. Et puis, soudain, alors qu’elle arrivait au sommet de la butte, elle
aperçut deux silhouettes familières et, derrière elles, les restes fumants de leur maison.
— Maman ! Papa !
Elle avait hurlé à s’en déchirer la gorge. Ils n’étaient plus très loin. Encore quelques instants, et elle
pourrait enfin les serrer dans ses bras. Elle distinguait presque leurs traits. Un sanglot de soulagement lui
échappa.
Mais alors qu’elle était sur le point de les rejoindre, ils s’arrêtèrent tout à coup et une expression de
pure terreur se peignit sur leurs traits.
Giselle n’eut que le temps de prendre la mesure de leur angoisse avant d’être soulevée de terre par
le dos de sa robe. Elle eut l’impression de s’envoler et se retrouva brutalement sur le ventre, en travers
du pommeau d’une selle. Le choc vida l’air de ses poumons, mais ce fut le coup que le cavalier lui porta
à la tête avec la poignée de son épée qui la plongea dans l’inconscience tandis qu’il s’éloignait au galop.
Elle venait d’être enlevée par des bandits.
Chapitre 6

Eustache se réveilla au son de la première alarme et se redressa immédiatement. Sa main chercha


d’instinct le corps de Giselle, mais elle n’était plus là. Il jura, furieux, se leva d’un bond, s’habilla, et
sortit en courant de sa chambre pour se précipiter dans la grande salle.
— Fils !
La voix impérieuse de son père l’arrêta net.
— Où vas-tu ainsi ?
— Je cherche ma femme de chambre, répondit-il, affolé.
— Le moment est-il bien choisi pour s’inquiéter d’une petite amusette ? De bandits attaquent le
château !
— Des bandits ?
La voix d’Eustache était froide.
— Rien de moins !
Le vieil homme était dans tous ses états.
— Les gredins ont mis le feu au village et sèment la panique chez les paysans. Ils pillent tout sur
leur passage et s’apprêtent à ouvrir une brèche dans le mur d’enceinte.
A travers ses paupières mi-closes, le regard d’Eustache lançait déjà des éclairs. Les phalanges de
ses poings violemment crispés avaient blanchi et les veines de son front étaient en train de prendre un
relief inquiétant.
— Où est mon armure ?
— Rangée près des écuries, répondit le père en reculant devant son guerroyeur de fils.
Eustache tourna les talons et se dirigea vers la porte à grands pas. Silencieux, les serviteurs
s’effaçaient sur son passage.
— Que vas-tu faire ? demanda le vieil homme.
— Ce que je fais le mieux, répondit Eustache sans même se retourner.
La cour était en pleine effervescence. Les gardes peinaient encore à organiser la riposte, quant aux
paysans, paniqués, ils hurlaient et s’agitaient en tous sens. Eustache ne prêta nulle attention au désordre et
se dirigea droit vers les écuries.
— Mon armure ! aboya-t-il à la cantonade.
L’affolement général avait gagné aussi le garçon d’écurie. Tapi dans un coin, les oreilles bouchées
avec les mains, il tremblait de tout son corps. Le jeune seigneur fonça sur lui, l’attrapa par le devant de sa
tunique, le remit sur pied sans ménagement et le secoua furieusement.
— Va me chercher mon cheval et mon armure ! hurla-t-il pour couvrir le vacarme. Ou crève ici
comme un lâche, misérable bon à rien !
Il le laissa retomber sur le sol où le malheureux s’affaissa, accablé. Jurant entre ses dents, Eustache
délaissa le garçon pour filer dans l’armurerie. Là, il saisit sa cotte de mailles et commença à l’enfiler
sans l’aide de personne. Une rude besogne que, d’ordinaire, il n’accomplissait jamais seul. Mais il fallait
agir vite. Il trouva sans difficulté les protections pour ses jambes et ses genoux. Enfin, il mit son heaume
et s’empara d’une lourde hache.
Son écuyer l’attendait avec Bayard sellé et fin prêt quand il sortit de l’armurerie. Un montoir était
posé à côté du haut destrier, et le garçon lui tendit les rênes d’une main tremblante.
— Bien, grommela Eustache en les saisissant.
Il enfourcha l’animal avec aisance et, d’un coup de talons précis et autoritaire, lui fit traverser la
cour au galop. La foule se fendit sur son passage et une clameur assourdissante l’escorta dans sa course
folle. Les poings levés, tous le regardèrent, admiratifs, franchir les portes du château, sa grande hache
brandie bien haut, prête à s’abattre sur l’ennemi.
A l’extérieur, il ne trouva que désolation. Un paysage dévasté, en rien différent des champs de
bataille auxquels la guerre l’avait accoutumé. Il chevaucha entre les rangs des bandits, décochant de
foudroyants coups de hache autour de lui, abattant sans pitié les cavaliers et leurs montures. Le courage
insensé et redoutable du jeune seigneur galvanisa ses vassaux qui retrouvèrent leur combativité pour
affronter les assaillants.
Très vite, la vague de bandits reflua et il ne fallut guère de temps pour leur faire prendre la fuite.
Eustache et sa troupe les poursuivirent jusqu’aux limites du domaine avant de faire demi-tour. Soucieux
de ne pas perdre un instant, il éperonna Bayard pour le presser vers le château. Quand les lourdes portes
se rouvrirent devant le maître victorieux, il fut accueilli par une salve de hourras et d’acclamations. Il n’y
prêta aucune attention. A travers les fentes de son heaume, il scrutait anxieusement la foule amassée dans
la cour. Quand une main lui toucha le pied, il baissa la tête pour découvrir une vieille femme dont les
joues flétries ruisselaient de larmes.
— Mes filles ! criait-elle entre deux sanglots. Ils ont emmené mes petites !
Une famille de paysans, puis d’autres encore joignirent leurs lamentations aux siennes. Tous
imploraient Eustache de leur dire s’il avait aperçu leurs enfants. Il secoua la tête et continua à fouiller en
vain la cour du regard. L’inquiétude lui nouait le ventre, et rien ne pouvait plus contenir sa rage.
A quelques mètres de là, un homme et son épouse se tenaient tête basse. On aurait dit qu’ils priaient.
Il guida Bayard dans leur direction. Quand la femme leva les yeux sur lui, il crut reconnaître dans son
visage dévasté les traits de Giselle.
— Hé, toi, là-bas ! As-tu une fille ?
Sa voix semblait étranglée, même à ses propres oreilles. La femme se mit à pleurer et son corps fut
secoué de hoquets convulsifs. Son mari se redressa pour répondre à sa place.
— Oui, messire. Nous avons une fille. Elle a été enlevée sous nos yeux par les bandits.
— Son nom ! rugit Eustache.
Son cœur battait follement. Il connaissait déjà la réponse.
— Giselle, murmura le paysan.
La fureur bouillonnait dans les veines d’Eustache. Il enfonça les talons dans les flancs de Bayard, le
fit tourner sur lui-même et rappela ses vassaux. Les sabots des chevaux lancés au galop martelèrent de
nouveau le pavé de la cour. Mais, cette fois, les lourdes portes ne s’ouvrirent pas pour céder le passage
aux combattants.
Le père et le frère d’Eustache, restés à l’abri des murs pendant toute la durée de l’assaut,
s’avancèrent pour lui barrer la route.
— Bien joué, mon fils, fit son père. Je te félicite. Mais où vas-tu, maintenant ?
— Leur donner la chasse, répondit-il brièvement.
— Pourquoi donc ?
Le vieux maître paraissait sincèrement troublé.
— Laissez-moi passer ! intima la voix dangereusement sourde d’Eustache. Vous n’oserez pas vous
mettre en travers de mon chemin, tout de même ?
Les yeux d’Alphonse s’ouvrirent tout grands. Il tapota doucement l’épaule de son père pour l’inviter
à se déplacer.
— Venez, père, conseilla-t-il prudemment. S’il tient à les livrer à la justice, laissons-le faire !
Eustache poussa son cri de ralliement pour entraîner ses cavaliers hors du château et ils
chevauchèrent à bride abattue sur les traces des brigands. Pendant tout le temps que dura la cavalcade, le
visage d’Eustache demeura aussi figé que le masque de métal qui le recouvrait.
Les gredins ne s’attendaient pas à être poursuivis. Aussi furent-ils débusqués rapidement dans la
forêt où ils s’étaient arrêtés. Ils avaient délaissé leurs chevaux et inspectaient tranquillement leur butin
quand la troupe lancée à leurs trousses les rattrapa. Sans attendre les ordres de leur maître, les cavaliers
les encerclèrent. Après une faible tentative de résistance, les bandits se retrouvèrent alignés, agenouillés
et vaincus.
Ignorant royalement ses prisonniers, Eustache sauta à terre et se précipita vers le petit groupe de
jeunes filles rassemblées sous un arbre. Elles étaient ligotées et bâillonnées, et avaient les yeux agrandis
par la terreur. Il chercha du regard celle vers qui toutes ses pensées étaient tournées.
Quand il l’eut repérée, il l’enveloppa de ses bras et la serra contre sa poitrine. Elle tremblait de
tous ses membres et ses joues ruisselaient de larmes. Inquiet, il l’examina mais ne décela aucune blessure
sur son corps. Veillant à ne pas égratigner son visage couvert de boue, il retira avec mille précautions le
bâillon de sa bouche et coupa les liens de chiffons qui lui entravaient les poignets. Elle lui jeta aussitôt
les bras autour du cou.
— Merci, bredouilla-t-elle faiblement. Merci, oh merci…
Eustache se releva, la remit sur pied près de lui, lissa ses cheveux de sa main gantée et s’éloigna
doucement. Puis il leva la main pour faire signe à l’un de ses vassaux.
— Défais les liens de ces filles et conduis-les jusqu’au ruisseau que nous venons de passer. Traite-
les avec bonté et attends-moi là-bas !
— Bien, messire.
L’homme se dirigea immédiatement vers les paysannes, entraînant avec lui deux de ses compagnons.
— Et toi, tu les suis ! dit Eustache à Giselle en baissant la voix.
Elle secoua énergiquement la tête.
— Non. Je ne veux plus vous quitter.
— Tu vas avec elles, insista-t-il d’un ton plus ferme. Je tiens à t’épargner un bien vilain spectacle.
Un éclat meurtrier brillait dans ses pupilles étrécies et Giselle ne put réprimer un frisson en
découvrant cet autre aspect de sa personnalité. Il lui parlait avec douceur, mais son regard était
implacable. Elle prit ses mains dans les siennes et les serra contre sa poitrine.
— Merci, messire, répéta-t-elle encore, ses grands yeux bleus cherchant en vain les siens. Je vous
attendrai avec les autres.
Elle le quitta à regret pour emboîter le pas au groupe qui déjà s’éloignait. Se retournant une dernière
fois, elle le vit s’approcher des bandits. Elle entendit le bruit clair de l’acier lorsqu’il dégaina
tranquillement son épée. Alors, elle détourna résolument le regard et le fixa avec application sur le dos
de la fille qui la précédait. Osant à peine chuchoter quelques paroles, elles marchaient en file indienne
derrière le protecteur qu’on leur avait attribué. En vérité, elles n’osaient croire à leur bonne fortune. Quel
maître avait jamais risqué sa vie et celle de ses hommes pour quelques paysannes ? Troublées, elles
considéraient Giselle avec une grande perplexité.
Celle-ci se moquait bien de leur curiosité. Quand le petit groupe atteignit son but, elle préféra
s’asseoir un peu à l’écart. Un ruisseau peu profond coupait le chemin qui sillonnait à travers la forêt. Ses
eaux vives bondissaient avec un clapotis apaisant. Les filles eurent tôt fait de retrouver leur joie de vivre.
Elles se précipitèrent dans le courant limpide pour se laver de la boue et de la saleté en riant de bon
cœur. Adossée au tronc d’un vieil arbre touffu, Giselle demeura en retrait, les yeux fixés sur le sol. Elle
attendait son seigneur.
Peu après, le cliquètement des armures et le trot des chevaux vinrent se mêler aux bruits de la
nature. La petite bande joyeuse sortit de l’eau pour attendre l’arrivée des cavaliers. Ils apparurent bientôt,
suivis des montures des brigands attachées par les rênes. Droit et majestueux sur son fier destrier,
Eustache prit la parole.
— Mes vassaux vont vous escorter jusqu’au domaine, annonça-t-il de sa voix claire. Et vous devrez
vous mettre sans tarder à la reconstruction du village. En marche !
Les filles s’inclinèrent humblement, murmurèrent de timides remerciements et s’exécutèrent aussitôt.
— Pas toi, ajouta-t-il doucement à l’adresse de Giselle qui se mêlait au petit groupe. Tu restes ici.
Quant à toi, dit-il encore en se tournant vers l’un de ses hommes, tu veilleras à ce que mes ordres soient
scrupuleusement respectés. Je vous rejoindrai sans tarder.
— Oui, messire, répondit l’intéressé en acquiesçant d’un signe de tête.
En quelques minutes, les paysannes et les guerriers disparurent, laissant à Eustache tout loisir de
contempler sa jeune maîtresse du haut de sa selle. Giselle gardait les yeux levés vers lui, sereine et
admirative. Du sang frais maculait çà et là les mailles de sa cotte et il lui parut fatigué mais, grâce à Dieu,
il était sain et sauf. Sans mot dire, elle le regarda sauter à terre, et mener Bayard auprès d’un arbre où il
attacha ses rênes. Puis il se tourna vers elle.
— Giselle, fit-il avec autorité, viens ici !
Elle s’approcha docilement, et il se laissa tomber sur un genou, à ses pieds.
— Aide-moi à enlever ma cotte, ordonna-t-il en levant les bras au-dessus de sa tête.
Elle souleva la tunique de mailles et réussit à l’en libérer, mais elle était si lourde qu’elle faillit
vacilla. Incapable de le tenir plus longtemps, elle lâcha l’habit trop encombrant pour ses petites mains.
Comme elle tentait de le rattraper, Eustache l’attira vers lui.
— Laisse ça, marmonna-t-il en resserrant les bras autour de sa taille.
— Messire…
Giselle souleva doucement le heaume, le laissa tomber sur le sol avec désinvolture et enroula les
doigts dans les cheveux de son maître.
— Messire, vous m’avez sauvée d’un bien triste sort. Une fois de plus…
Il se leva et, l’enlevant dans ses bras dans le même mouvement, la porta près du ruisseau, où il la
déposa avec délicatesse.
— Ils ne t’ont rien fait ? demanda-t-il en prenant son visage entre ses mains. Tu n’es pas blessée ?
Elle secoua la tête avec un sourire mélancolique.
— Laisse-moi vérifier !
Il avait prononcé ces paroles comme on chuchote une prière.
— Déshabille-toi pour moi, Giselle.
Jamais elle n’avait entendu son nom prononcé avec tant de ferveur. Sans trembler, elle ôta sa robe et
sa chemise pour offrir son corps nu à sa vue. Il la dévora du regard tout en promenant religieusement les
mains le long de ses courbes. Soudain, il s’écarta légèrement pour se débarrasser de ses propres
vêtements. Puis il lui prit la main et la conduisit lentement vers le ruisseau. Bien qu’un peu fraîche, l’eau
était délicieuse ; elle le suivit de bon gré.
Après quelques pas, il s’arrêta près d’un grand rocher plat qui émergeait de l’eau et divisait le
courant. Il la souleva sans effort dans ses bras, s’assit sur la pierre et l’installa tendrement contre lui. Le
dos de Giselle reposait sur sa poitrine tandis que ses hanches étroites étaient nichées entre ses cuisses.
— Giselle…
Son torse puissant vibrait tout contre elle quand il parlait.
— Giselle, tu as froid ?
— Un peu, admit-elle de sa voix infiniment douce.
Il colla les lèvres contre son oreille.
— Alors, laisse-moi te réchauffer, murmura-t-il.
Elle se mit à haleter doucement en sentant ses mains glisser de ses épaules à ses seins, avant de
s’aventurer vers l’intérieur de ses cuisses. Il massait sa peau souple en cercles voluptueux, allumant dans
sa chair un brasier presque intolérable. Bientôt, des flammes délicieuses s’insinuèrent jusqu’à son bas-
ventre. Les paupières closes, elle fit lentement onduler son bassin de gauche à droite et ne fut pas surprise
de sentir le sexe dur de son amant dans le creux de ses reins. La douce promesse fit courir des
picotements jusqu’à la pointe de ses orteils.
Eustache laissa échapper un profond soupir et s’écarta pour mieux couvrir ses épaules de baisers.
— Pas encore, ma chérie, murmura-t-il avec douceur. Tu dois apprendre la patience.
Il joignit les mains, se pencha pour recueillir de l’eau, et la fit glisser sur son corps en filets. Puis il
frotta longuement sa peau, la débarrassant avec application de la saleté de son expédition malheureuse.
Giselle poussait de petits cris étouffés et plaintifs à cette sensation de fraîcheur sur sa chair
embrasée d’un désir non encore assouvi. Ses cris se muèrent en gémissements quand Eustache commença
à lui caresser les seins tandis qu’il enfouissait son autre main entre ses cuisses. Elle se mit à respirer
fiévreusement et cambra les reins alors qu’il promenait son pouce sur sa partie la plus intime. Il la
ramena près de lui pour plaquer son corps au sien et enfonça un doigt en elle. Un cri de plaisir jaillit de
sa gorge. Il continua à la caresser, faisant enfler savamment la vague de son désir. Les poings serrés, elle
ondulait contre lui.
Quand il retira sa main, elle protesta. Souriant, il la fit asseoir sur ses genoux, dos à lui. Après quoi
il posa fermement sa paume entre ses omoplates, la poussant doucement vers l’avant pour guider ses
hanches jusqu’à son érection. Avec un gémissement rauque, il la saisit par la taille et l’aida à descendre
sur son sexe dressé. Elle l’accueillit avidement en elle, et l’enserra avec ardeur. Les mains accrochées à
ses genoux, elle commença à bouger de haut en bas, tandis que les doigts d’Eustache s’enfonçaient dans
sa peau, au rythme de ses râles sourds et presque déchirants.
Comme elle sentait son plaisir sur le point d’atteindre son paroxysme, il se leva brusquement et,
toujours collé contre son dos, il la plaça face au rocher. Il marqua une pause pour lui laisser le temps de
s’habituer à cette nouvelle position. Puis, debout derrière elle, il agrippait solidement son bassin.
Giselle se retrouva penchée en avant, les mains posées sur le rocher.
Il se recula doucement et, alors qu’elle croyait qu’il allait se retirer, il s’enfonça de nouveau en elle,
écrasant les hanches contre ses fesses. Puis, une fois encore il s’éloigna pour recommencer de plus belle.
Elle criait de volupté face à ces assauts. Et quand Eustache, sans plus de retenue, se mit à aller et venir
fermement, une main posée sur ses reins, l’autre lui caressant les seins, elle renonça à savoir si les
gémissements de plaisir qui se répercutaient en écho étaient les siens ou ceux de l’homme qui la
possédait. Peu avant que ses genoux cèdent sous la vague d’un intense plaisir, elle le sentit frémir en elle.
Encore tremblant, il l’attira contre lui pour l’envelopper de ses bras. Quand les délicieux frissons se
furent apaisés, ils regagnèrent lentement la berge. Ils s’aidèrent l’un l’autre à se rhabiller, puis Eustache
accrocha ses armes et son armure à la selle de Bayard. Il souleva Giselle pour la poser en amazone
devant la selle puis glissa un pied dans l’étrier et se hissa lestement derrière elle. Une fois Giselle bien
calée contre son torse, ils reprirent au petit galop le chemin du château.
Quand ils arrivèrent en vue de la bâtisse, Giselle s’enhardit à poser la question qui lui torturait
l’esprit depuis un moment.
— Sais-tu si mes parents…
Elle s’interrompit un instant.
— Ont-ils…
— Ils sont arrivés sains et saufs dans la cour, répondit Eustache. Ils se portent bien.
— Dieu soit loué ! soupira-t-elle. Je suis soulagée.
Il garda le regard perdu dans le lointain.
— Je chargerai dame Lessard de trouver un emploi dans les cuisines pour ta mère, annonça-t-il
brusquement.
Abasourdie par la nouvelle, Giselle sursauta.
— Vraiment ?
— Je ne pourrai pas te garder comme femme de chambre jusqu’à la fin des temps.
Il avait répondu d’un ton sec. Giselle baissa le regard sur ses mains, le cœur douloureusement serré.
Son maître s’était-il déjà lassé d’elle ?
— Vous ne pourrez pas me garder, répéta-t-elle lentement.
Elle releva les yeux vers sa forte mâchoire.
— Vous en prendrez une autre ?
— Une autre quoi ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.
— Une autre femme de chambre…
Il la considéra avec indulgence.
— Encore une fois, tu te trompes, dit-il avec douceur. Si je dois me séparer de toi, ce n’est pas
parce que je le veux. Le devoir ne tardera pas à me rappeler, Giselle. Bientôt il me faudra repartir pour
combattre aux côtés de Guillaume le Conquérant.
— Quand ? fit-elle, la gorge serrée. Quand partirez-vous ?
— Je ne sais pas encore.
Il reporta son regard sur le chemin.
— Mais nous profiterons l’un de l’autre jusque-là.
Le château se dressait devant eux dans le soleil couchant. Giselle se blottit contre le torse
d’Eustache.
— Oui, jusque-là, murmura-t-elle tendrement.
Chapitre 7

Comme Eustache s’en souvenait, un vent violent et glacial balayait la côte. Posté à l’orée de son
camp, il contemplait les eaux grises et tumultueuses de la Manche, pendant que sa petite troupe s’affairait
à monter le campement et à allumer un feu. Après quelques jours de voyage, ils étaient enfin prêts à
embarquer sur le bateau que Guillaume le Conquérant leur avait destiné.
L’affaire de quelques mois, songea-t-il en passant la main dans ses cheveux embroussaillés. Les
dernières semaines passées avec Giselle lui avaient procuré d’immenses joies. Le jour, ils partageaient
une douce complicité et, nuit après nuit, ils exploraient ensemble tous les chemins de la passion, un
univers infini de sensations qui les laissaient au petit matin épuisés et pantelants de bonheur. L’appel des
armes était survenu bien trop tôt. A son grand étonnement, sa jeune et douce amoureuse avait plutôt bien
pris la nouvelle, affichant une expression stoïque, bien qu’un peu triste. Il espérait qu’elle serait bien
traitée pendant son absence, et osait penser que les dispositions prises pour sa famille l’empêcheraient de
sombrer dans le désespoir.
J’ai vécu auprès d’elle les meilleurs moments de ma vie, reconnaissait-il volontiers. Il aurait tout
donné pour admirer de nouveau son visage, lui caresser les joues, l’attirer contre lui et s’enivrer de son
odeur.
Mais un avenir bien plus sombre et plus brutal l’attendait de l’autre côté de la Manche. Bien que
Guillaume ait été proclamé roi à Westminster l’année précédente, il se propageait des rumeurs de
soulèvement dans le Kent. En conséquence, le souverain avait éprouvé le besoin de rappeler ses
meilleurs soldats près de lui.
Eustache de Fiennes comptait parmi eux. Incapable de réprimer un soupir, il se retourna vers le
camp. Sa tente était montée, et la viande mise en broche grillait sur le feu. Comme il rejoignait ses
compagnons, il vit son palefrenier occupé à bouchonner son cheval. Il l’avait emmené sur les
recommandations enthousiastes de son frère. Bien qu’il n’ait pas encore pris le temps de parler avec ce
garçon, il n’avait manifestement aucune raison de mettre en doute son savoir-faire avec les bêtes. Bayard,
qui s’était montré capricieux et ombrageux avec tous les autres, semblait avoir accepté immédiatement ce
gamin malingre. Allait-il être assez robuste pour supporter la dureté les champs de bataille ? Il était si
menu qu’on aurait pu le prendre pour une jouvencelle.
Il s’approcha lentement, observant avec respect le travail appliqué du garçon. Mais, arrivé à
quelques pas de lui, il s’arrêta net. Le garçon fredonnait une chanson douce tout en lustrant la robe de son
destrier.
Il me semble connaître cet air… , se dit-il.
Les gestes étaient amples, réguliers et gracieux.
Je connais bien ce mouvement et cette cadence.
Il traversa l’espace qui les séparait encore en deux enjambées, saisit le garçon par le bras, l’obligea
à faire volte-face et le plaqua contre le flanc de l’animal. Le palefrenier avait des yeux bleus et une
épaisse chevelure brune coupée très court. Il avait un long cou gracile, des épaules étroites et la taille
fine. Et il le dévisageait d’un air candide.
— Toi ! s’exclama Eustache, médusé.
Celui, ou plutôt celle qui lui faisait face le gratifia d’un sourire plein de malice.
— Eh bien, oui…
Les tonalités étaient mélodieuses et si familières !
— … c’est moi.
Désemparé, il posa les mains sur ses épaules et se pencha vers elle.
— Mais pourquoi ? demanda-t-il, presque sans voix. Pourquoi as-tu fait cela, Giselle ?
— Gérard, corrigea-t-elle en lui tapotant la joue avec un sourire espiègle. Dorénavant, je suis
Gérard, votre écuyer.
Il la secoua doucement.
— Espèce de petite idiote ! fit-il affectueusement. Sais-tu seulement où tout cela va te mener ?
— Parfaitement, répliqua-t-elle avec aplomb. Auprès de vous, messire.
— Tu es complètement folle !
Démentant ses paroles, son bras s’enroula autour de sa taille.
— Folle à lier ! Mais à quoi pensais-tu donc ?
— Mes parents sont à l’abri du besoin, et je n’ai plus rien à faire au château, murmura-t-elle sous
les baisers ardents qui pleuvaient sur son visage.
— Et as cru que j’allais t’emmener ? Tout simplement ?
— Connais-tu un meilleur palefrenier que moi ?
Il la lâcha, recula, et la contempla d’un air faussement sévère.
— Pour sûr, tu es incontestablement le plus talentueux au monde. Mais j’aimerais avoir une petite
conversation avec toi dans ma tente.
Elle lui sourit encore, ravie.
— Seuls ?
— Oui, seuls. A l’abri des regards et des oreilles indiscrètes. Je veux pouvoir t’appeler par ton vrai
nom et aussi m’assurer que tu es vraiment capable de satisfaire toutes les exigences de l’homme que je
suis.
Le bonheur se lisait sur le visage de Giselle, dont les yeux ne quittaient pas un instant ceux de son
amant.
Eustache sut alors qu’il était à jamais conquis, et il céda de bonne grâce à la magie ensorcelante de
son charme. Il lui rendit son sourire.
Giselle inclina la tête, ébaucha une révérence et rit joyeusement.
— Je suis là pour vous servir, messire.
TITRE ORIGINAL : A PLEASURABLE SHAM E
© 2012, Linda Skye. © 2015, Harlequin.

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HARLEQUIN BOOKS S.A. Cette œuvre est une œuvre de fiction. Les noms propres, les personnages, les lieux, les intrigues, sont soit le fruit de l’imagination
de l’auteur, soit utilisés dans le cadre d’une œuvre de fiction. Toute ressemblance avec des personnes réelles, vivantes ou décédées, des entreprises, des
événements ou des lieux, serait une pure coïncidence. HARLEQUIN, ainsi que H et le logo en forme de losange, appartiennent à Harlequin Enterprises Limited
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Chapitre 1

Londres, 1589
— On dit qu’elle est vierge. Aussi chaste et pure que la première neige.
— Une vertu rare, de nos jours…
Dans le brouhaha qui régnait à l’intérieur du somptueux théâtre, lord Edward Hartley entendit à
peine les mots murmurés par son ami Robert Alden. Mais leur sous-entendu était clair.
L’occasion de prendre sa revanche s’offrait enfin à lui. Car bientôt la « chaste et pure vierge » qui
était assise dans la loge juste en face de celle d’Edward, tout en boucles blondes et yeux bleus innocents,
serait l’instrument de sa vengeance.
Il fit une petite grimace.
Impossible de réprimer le sentiment de dégoût qui l’assaillait à cette perspective. Dégoût pour la
brute qui l’avait poussé à une telle extrémité, ou dégoût pour lui-même, qui s’abaissait à d’aussi viles
manigances ? Ces procédés cyniques lui ressemblaient si peu…
Edward refoula aussitôt cet inopportun sursaut de conscience. Sir Thomas Sheldon n’avait pas eu de
tels scrupules à l’égard de son pauvre frère. Il ne faiblirait pas.
— Il est fort probable que ce soit cette pureté, précisément, qui a suscité l’intérêt de sir Thomas.
— C’est ce qu’on dit, approuva Robert.
Bien qu’ils fussent issus de milieux totalement différents, Rob Alden était l’ami d’Edward. Fils d’un
petit notable de province, acteur et dramaturge à ses heures, Rob fréquentait surtout les bas-fonds de la
ville. Alors qu’Edward, gentilhomme de bon lignage, appartenait à la Cour de la reine Elizabeth et
employait ses talents de danseur et son habileté à la joute équestre et à l’épée pour servir les intérêts de
sa famille.
Mais dans les maisons de jeu, les bouges et les bordels, l’argent n’a pas d’odeur, et les deux
hommes s’y retrouvaient avec le même plaisir complice. C’est là que Rob avait appris que sir Thomas
Sheldon, familier lui aussi de ces lieux, avait l’intention de mener à l’autel la virginale Jane Courtwright,
une jeune fille tout juste âgée de seize ans qu’on offrait en pâture à ses grossiers appétits.
La fiancée, habituellement recluse dans sa grande demeure familiale, au bord de la Tamise, ne
faisait que de très rares apparitions à la Cour. Sa présence au théâtre ce jour-là était tout à fait
exceptionnelle.
Il fallait lui rendre grâce : c’était une fort jolie fille. Une ravissante poupée aux cheveux d’or, dont
le teint de lys était sublimé par l’écrin bleu nuit d’une coûteuse robe de velours brodée d’argent. Ses
joues, qui possédaient encore les rondeurs de l’enfance, étaient roses du plaisir de cette sortie dans le
monde, et ses yeux brillaient d’excitation en regardant tour à tour l’action menée sur la scène et le remue-
ménage des bels gens qui allaient et venaient à l’orchestre.
Pauvre fille dont le répugnant Sheldon ne ferait qu’une bouchée ! Encore une victime annoncée de
l’insatiable concupiscence de ce jouisseur machiavélique.
— Comment des parents aimants peuvent-ils envisager un tel projet ? s’étonna Rob. Sheldon a
dépassé les quarante ans et il pèse bien cent cinquante livres de plus qu’elle. Elle va périr écrasée la nuit
même de ses noces.
— Si elle ne meurt pas cette nuit-là, elle mourra de toute façon de ce mariage. C’est le sort que
Sheldon réserve à la beauté et à l’innocence. Il l’écrase et la détruit.
En disant ces mots, Edward ne pensait pas seulement à l’infortunée Jane Courtwright. Il pensait
surtout à son frère Jamie, qui avait été aussi innocent que la jeune fille, aussi avide qu’elle de découvrir
les beautés et les joies du grand monde, et qui était mort avant même de les avoir touchées du doigt.
Détruit par Sheldon. Pour son bon plaisir.
Voilà l’unique pensée qui devait occuper l’esprit d’Edward, désormais. Venger la mémoire de son
frère défunt. Désormais, c’était là son unique ambition.
Il n’avait pas le temps d’éprouver la moindre pitié pour cette pauvre fille. Il la courtiserait,
séduirait son cœur innocent, puis lui tournerait le dos sans autre explication. Elle apprendrait les dures
lois de ce triste monde. Comme Jamie.
Et comme lui-même.
— L’argent…, reprit-il à haute voix. Il paraît que la famille de la demoiselle est au bord de la
banqueroute. La réception somptueuse que son père, le sieur Courtwright, a offerte à la reine cet été, lors
du séjour de Sa Majesté en Ecosse, lui a coûté jusqu’à son dernier penny. Et il n’en a visiblement pas été
récompensé comme il l’espérait. Nul doute que Sheldon est prêt à payer grassement pour s’offrir la
virginité d’une jolie fille.
De ses doigts tâchés d’encre, Rob tapota la balustrade de bois avec un petit rire.
— S’il découvrait que sa promise n’était pas vierge, il deviendrait fou furieux. La mère Nan, au
bordel d’en face, dit qu’il ne veut que de jeunes putains, aussi vierges qu’à leur naissance. Ou du moins
qui savent faire semblant. Il paie en belles pièces d’or.
— Et pour la virginité perdue de son épouse, il ne pourra pas s’empêcher d’aller jusqu’au duel.
Le regard bleu de Rob, toujours posé sur la jeune fille, se rétrécit soudain.
— Je vois où tu veux en venir. Mais, mon ami, es-tu sûr d’avoir le cran de faire une chose pareille ?
Il y a longtemps que tu dresses tes filets, je le sais, attendant patiemment que l’occasion se présente. Mais
je te connais. Tu n’es pas Sheldon.
Edward eut un rire âpre.
— Il est vrai que je ne partage pas son goût pervers pour les jeunes tendrons. Mais Sheldon ne paie
pas uniquement pour la virginité de la fille. Il paie surtout pour la réputation qu’elle en a. Les bruits
courent vite à Londres, tu le sais aussi bien que moi. Je ne compte pas véritablement toucher à la jeune
Jane, Rob. Je ferai seulement en sorte que Sheldon le croit, s’en trouve humilié aux yeux du monde, et se
croit obligé de me provoquer. Alors, nous nous retrouverons face à face. Enfin !
— Et tu le ridiculiseras devant tout le monde, en mettant à terre son honneur auquel il tient par-
dessus tout.
— Exactement.
Depuis la mort de Jamie, Edward ne vivait plus que pour cette vengeance, à laquelle il consacrait
toutes ses pensées. La vie quotidienne n’avait plus la moindre importance. Il sentait les jours glisser sur
lui et menait sa vie comme un pâle fantôme.
Rob opina du chef.
— Tu es parfaitement dans ton droit, et ceux qui connaissent les tenants et les aboutissants de cette
affaire ne pourraient te blâmer.
— Pendant toutes ces années, il a su se draper dans un manteau de respectabilité. Mais tout le
monde apprendra enfin qui il est vraiment.
— Méfie-toi, mon ami. Ici, à Southwark, tout le monde connaît sa duperie. En duel aussi, il serait
capable de tricher. S’il venait à te tuer…
— Ce serait une issu comme une autre. Je ne serais plus de ce monde, dans lequel j’aurais laissé
mes tristes tourments. Et, plus ennuyeux pour Sheldon, la reine lui en voudrait furieusement de l’avoir
privée de l’un de ses courtisans favoris.
— De l’un des plus décoratifs, tu veux dire.
Edward rit.
— Ne t’inquiète pas, vieux frère. Il ne m’aura pas. Je suis plus jeune et plus fort et il y a longtemps
que je m’entraîne en vue de cette échéance. Ce sera un duel au premier sang. Je me contenterai d’une
large estafilade sur sa vaste bedaine. Une fois disgracié par la reine, il ira se cacher à jamais au fin fond
de ses terres. Et, crois-moi, c’est ce qui pourrait arriver de mieux à cette pauvre jeune fille.
Rob opina du chef, mais Edward lisait le doute dans les yeux de son ami. Les méthodes de Rob
étaient certainement beaucoup plus expéditives. Une querelle d’ivrognes dans une taverne, un coup de
poignard au fond d’une ruelle sombre, et l’affaire était classée. Mais ce n’était pas la voie qu’il
envisageait. Edward voulait que tous connaissent le vrai visage de Sheldon. Et Jane Courtwright était le
plus sûr moyen de parvenir à ses fins.
Soudain, Rob assena sur la balustrade un furieux coup de poing.
— Bon sang ! Ce fichu valet a encore esquinté ma tirade.
Ethan Camp, le bouffon de la troupe, se pavanait sur la scène, déclamant un discours à sa façon au
lieu de réciter son rôle. Rob se rua hors de la loge en claquant la porte derrière lui et Edward se retrouva
seul en compagnie de ses sombres pensées.
Soudain, dans la loge d’en face, une main gantée se posa sur le bras de Jane, attirant l’attention
d’Edward. C’était une femme jeune, bien qu’un peu plus âgée que Jane, vêtue d’une robe en velours gris
rehaussé de nœuds en satin doré, simple mais admirablement coupée. Ses cheveux auburn, rassemblés
dans un filet, étaient couverts d’un coquet chapeau de satin gris.
Dans la pénombre, son visage n’était qu’un pâle ovale aux pommettes hautes, piquées de quelques
taches de rousseur. Ses yeux noisette, sagaces et pleins de vie, fustigeaient sa jeune voisine d’un regard
réprobateur. Elle chuchota quelque chose à son oreille et celle-ci cessa aussitôt de s’agiter sur son siège.
Dieu du ciel ! C’était lady Elizabeth Gilbert, qui chaperonnait la petite oie blanche…
Voilà qui était fâcheux. Avec un tel parangon de vertu pour chaperon, comment allait-il pouvoir
approcher sa proie ?
Il avait rencontré à plusieurs reprises lady Elizabeth à la Cour. Fille d’un comte et veuve d’un riche
baron, elle faisait partie des dames d’honneur de la reine. Elle était si belle que de nombreux
gentilshommes s’étaient efforcés de se glisser dans son lit. Ils n’avaient reçu pour toute réponse qu’un
refus sec, agrémenté en cas de privauté d’un bon soufflet. Voire, pour les plus insistants, d’un solide coup
de genou dans le bas-ventre.
En dépit de son grand pouvoir de séduction sur la gent masculine, lady Elizabeth Gilbert était aussi
inaccessible que la plus redoutable des places fortes du royaume. Et malgré l’indéniable attirance qu’il
éprouvait pour un si beau gibier, il y avait beau temps qu’Edward avait renoncé à sa conquête, faisant le
choix de sauvegarder la partie la plus précieuse de son anatomie.
Et voilà qu’elle s’offrait à sa vue, en compagnie de Jane Courtwright ! Nul doute qu’elle mettrait
autant d’énergie à préserver la vertu de sa jeune protégée qu’elle en consacrait à garder la sienne. C’était
un obstacle de taille, qu’il n’avait pas envisagé.
A ce moment précis, le regard perçant de lady Elizabeth, parcourant la salle, rencontra le sien. Les
yeux de la jeune femme s’agrandirent alors, mais elle ne détourna pas tout de suite la tête. Un bref instant,
il put voir son visage au naturel, sans sa coutumière expression de dédain glacé. C’était délicieux… Mais
elle du s’en rendre compte, car ses joues rosirent légèrement et ses lèvres s’entrouvrirent.
Une fraction de seconde, à la vue de ces lèvres pulpeuses dont la sensualité contrastait si fort avec
l’air revêche de la jeune femme, Edward fut traversé par l’envie irrésistible de les embrasser. De capter
de sa bouche avide la chaleur de son souffle, et de serrer avidement contre lui ce corps délié aux courbes
voluptueuses. On ne l’y trompait pas. Une apparence aussi froide ne pouvait que recéler des trésors de
passion contenue.
Puis le visage de la jeune femme retrouva son masque froid et inexpressif. Son regard redevint
réprobateur.
Elle le salua d’un bref signe de tête et reporta son attention ailleurs. Jane Courtwright, qui voulait
savoir ce qui avait attiré l’attention de sa chaperonne, se pencha pour mieux voir. Edward lui adressa un
lent sourire admiratif, ce sourire qui exerçait infailliblement sa magie sur les dames de la Cour.
Rougissante, Jane gloussa, aussitôt rappelée à l’ordre par une petite tape sur le bras.
Il avait marqué le premier point. Mais contre toute attente, s’imposa à lui l’étrange sentiment que ce
n’était pas Jane Courtwright qu’il avait envie de séduire.
Chapitre 2

— Tante Bess, qui est cet homme ?


Lady Elizabeth Gilbert, le regard obstinément fixé sur la scène, s’efforçait d’ignorer l’élégant
gentilhomme assis en vis-à-vis qui les dévisageait ostensiblement. Tout son corps frémissait de cette
attention. Elle sentait quasiment sur sa peau, comme un chaud soleil d’été, la brûlure de ces yeux gris. Il
lui fallut faire appel à toute sa volonté pour garder sa posture altière, assise le dos bien droit dans son
fauteuil.
Mais peut-être était-ce Jane qui retenait ainsi l’attention du bel Edward ? Partout où elle passait,
sans même en être consciente, sa belle et douce nièce attirait toujours les regards. C’était sans doute la
raison pour laquelle sa mère, la sœur d’Elizabeth, la gardait la plupart du temps confinée chez elle. Il
avait fallu à Elizabeth tous ses talents de persuasion pour obtenir l’autorisation de l’emmener au théâtre.
Jane avait seize ans, maintenant. Elle avait besoin d’un peu de distraction avant d’être précipitée dans les
liens du mariage, comme elle-même l’avait été au même âge.
Elizabeth retint un soupir. Pour elle, Dieu merci, le cauchemar était fini. Elle avait vingt-cinq ans à
présent, et cela faisait deux ans qu’elle était veuve. Les épreuves de Jane, quant à elle, n’avaient pas
encore commencé. Pauvre petite…
— De quel homme parles-tu, Jane ? dit-elle quand elle fut sûre que sa voix ne tremblerait pas.
Edward Hartley, ce débauché, produisait toujours cet effet sur elle.
— Cet homme qui est là, dans la loge en face de nous, bien sûr. Celui qui ne cesse de te regarder.
Son pourpoint est magnifique. Tout le monde est-il ainsi vêtu à la Cour ?
— La plupart des courtisans, oui. Et surtout les riches petits coqs comme Edward Hartley.
— Edward Hartley ? Est-ce là son nom ?
— Lord Edward Hartley. Il est le fils du comte de Pensworth.
— Un comte ? Et beau comme un soleil !
Les yeux de Jane, habituellement aussi bleus et limpides qu’un ciel d’été, s’aiguisèrent.
— Il semble vous admirer beaucoup, tante Bess. Il vous dévore des yeux comme s’il mourait de
faim et que vous étiez une succulente pièce de bœuf.
— Vraiment ?
Elizabeth dut prendre sur elle pour ne pas vérifier les dires de sa nièce.
— Il regarde ainsi toutes les femmes, dit-elle avec indifférence. C’est l’un des séducteurs les plus
notoires du palais.
— C’est vrai ? Oh ! Comme j’aimerais me rendre à la Cour pour voir cela par moi-même.
— On s’ennuie beaucoup à la Cour, Jane. Il n’y a rien à faire de tout le jour que lire ou jouer aux
jeux de société. A moins qu’on aime les commérages.
On pouvait aussi perdre son temps à contempler Edward Hartley, ajouta Elizabeth pour elle-même.
A son insu, bien sûr, nul n’étant besoin d’ajouter encore à sa vanité. Toutes les jeunes beautés de la Cour
tournaient déjà autour de lui comme des mouches autour d’un pot de miel. Une veuve, jeune mais réputée
pour sa sagesse, n’allait pas se rendre ridicule en en faisant autant.
Ceci dit, pouvait-elle prétendre se sentir sage quand Edward était dans les parages ? Des pensées
coupables l’assaillaient aussitôt. Quel effet cela lui ferait-il d’avoir un homme comme lui dans son lit, au
lieu du vieux barbon quinteux qui lui avait tenu lieu de mari ? Qu’éprouverait-elle en baisant cette bouche
au dessin ferme, en caressant cette peau lisse et brune… Un seul de ses sourires insouciants suffisait déjà
à la faire se pâmer.
Et puis… les dames de la Cour, à mi-voix, ne tarissaient pas d’éloges sur ses talents.
Glissant un coup d’œil prudent sous le rebord de son chapeau, Elizabeth regarda l’objet de ses
pensées. Il avait reporté son attention sur la scène et elle put l’observer un moment.
Dans un endroit où la concurrence était pourtant sévère, on tenait Edward Hartley pour l’un des plus
beaux spécimens de beauté masculine du royaume.
Et ce n’était pas pour rien. Les épais cheveux bruns du jeune homme, qui retombaient en boucles
vigoureuses sur le haut col de son pourpoint de satin rouge et or, encadraient un visage harmonieux, tout
en méplats et angles énergiques. Une barbe naissante ombrait ses joues tannées par la vie au grand air,
formant un contraste seyant avec la perle d’un blanc laiteux suspendue coquettement à son oreille droite.
Quant au rayon de ses yeux gris, il vous figeait instantanément sur place.
Avec ses larges épaules et son torse musclé, malgré son pourpoint coupé à la dernière mode, il
tenait moins du courtisan que du guerrier.
Un guerrier qui néanmoins, selon la rumeur, maniait à ravir l’art de nouer et dénouer des liaisons,
passant plus de temps dans la chambre des dames que sur les champs de bataille.
Mais quelles que soient les fantaisies qui lui traversaient le cerveau, Elizabeth n’avait que faire de
romances. Encore moins avec un homme assez expert dans les jeux de l’amour pour en jouir sans jamais
s’engager. Certes, son mariage avait été un tel désastre qu’elle n’aspirait plus qu’à la liberté du cœur
comme à celle de l’esprit. Mais elle ne voulait pas se sentir manipulée.
A moins que…
Peut-être avait-elle droit de connaître la passion sans le mariage. Avec un peu de prudence…
Non. Tout cela n’était pas pour elle. Pas avec un homme comme Edward Hartley, en tout cas.
— Comment pourrait-on s’ennuyer à la Cour, tante Bess ? s’exclama Jane.
La jeune fille regardait la scène d’un œil ébloui.
Le bouffon avait été traîné derrière le décor par un grand échalas furibond et remplacé par un couple
de jeunes amoureux dont la fugue marquait le début de l’action. Enlacés, les yeux dans les yeux, ils se
juraient un amour éternel.
Elizabeth eut un petit haussement d’épaules. Jolie intrigue, mais tout ceci ne pouvait que mal se
terminer.
— Ce n’est pas parce que tu as entendu parler de bals et de fêtes que tu dois croire qu’il en est tous
les jours ainsi, Jane. D’ordinaire, à la Cour, on essaie surtout de tuer le temps.
Et c’était sans doute, poursuivit-elle in petto, la raison pour laquelle elle-même rêvassait à propos
d’Edward Hartley. Elle s’ennuyait. Elle avait besoin de distractions : rénover sa maison de fond en
comble, rencontrer d’autres gens… Un voyage en Italie, peut-être.
— En tout cas, ce n’est certainement pas plus ennuyeux que de rester claquemurée chez soi, insista
Jane en faisant la moue. Il n’y a strictement rien à faire, personne à qui parler. Heureusement que…
Jane s’interrompit, rouge comme une pivoine.
— Heureusement que quoi ? demanda Elizabeth, prise d’un soupçon.
Jane n’était pas le genre de jeune fille à faire des bêtises. Mais à force de rester cloîtrée…
— Rien du tout, tante Bess, repartit Jane vivement. Regardons le reste de la pièce, veux-tu ? Je suis
curieuse de savoir quel plan cet horrible barbon a concocté.
Elizabeth opina du chef. Mais elle était bien décidée à savoir de quoi il retournait. Pas question de
laisser sa tendre et jolie nièce courir au-devant des ennuis.
Elle jeta un nouveau regard dans la loge d’Edward, mais il était parti. Elle en éprouva un curieux
désappointement. S’accoudant à la balustrade avec un soupir, elle se concentra sur ce qui se passait sur la
scène. Après tout, elle avait bien assez d’occasions de le voir à la Cour, se pavanant au milieu de ses
dames de cœur, passées et à venir.
Elle finit par se laisser absorber par le spectacle. L’intrigue de cette nouvelle pièce du déjà
renommé poète et dramaturge Robert Alden était pleine d’invention et de drôlerie. Et parfois aussi d’une
tristesse à vous arracher des larmes. Pour un moment, elle en oublia presque l’existence d’Edward
Hartley.
Du moins jusqu’à ce qu’elles se retrouvent dans l’étroit escalier menant vers la sortie, tentant de se
frayer un passage dans la foule des spectateurs pressés de quitter les lieux. Quelqu’un marcha sur le bas
de sa robe et la fit trébucher. Prise d’une soudaine panique, Elizabeth lança les mains en avant,
s’efforçant de trouver un appui contre le mur.
Mais au lieu du contact râpeux de la brique, elle sentit contre elle le frôlement d’un corps ferme et
chaud qui la retint de justesse de tomber. Des bras vigoureux s’enroulèrent autour de sa taille et, la
soulevant, l’emportèrent hors de la mêlée.
Le souffle coupé, Elizabeth se trouva emprisonnée contre la paroi de bois lisse d’une loge privée,
ses bras autour du cou d’un inconnu. Dans la pénombre, elle distinguait à peine les traits de son sauveur, à
demi dissimulés par les plumes d’un fier chapeau brodé de perles. L’homme la portait toujours, comme si
elle ne pesait pas plus que l’un des ornements de sa coiffe.
— Merci, monsieur, souffla-t-elle.
Leurs regards se rencontrèrent et ce fut comme si un éclair, traversant le toit de chaume, pénétrait
jusqu’à la moelle de son dos. Edward Hartley ! C’était Edward en personne qui la serrait contre lui, son
corps musclé plaqué contre le sien. Dans son visage hâlé, ses yeux gris brillaient comme deux joyaux.
Pareille à l’oiseau posé sur le bord d’un toit, les ailes palpitantes, prêt à s’envoler dans le ciel ou à
plonger sur le sol, Elizabeth hésitait. Elle ne pouvait détourner son regard de celui de son sauveur. L’air
autour d’eux crépitait, comme traversé d’ondes mystérieuses.
Puis un calme étrange envahit l’étroit habitacle.
Les mains d’Elizabeth glissèrent malgré elle dans l’épaisseur des cheveux de son compagnon. La
fine peau de ses gants s’accrocha au tissu rebrodé du col de son pourpoint d’or et d’écarlate, rencontra la
peau nue et tiède d’un cou vigoureux.
Le regard d’Edward se rétrécit. Elle vit un muscle jouer sur sa mâchoire. Lui aussi semblait retenir
son souffle, en proie à la même émotion.
Lentement, très lentement, il la reposa sur ses pieds, la serrant toujours contre son torse dans la
touffeur de la loge. Elle était toute enveloppée par son odeur, puissant mélange des parfums luxueux qui
imprégnaient sa peau et du cuir dont était fait le harnachement de ses chevaux.
Le visage d’Edward se pencha sur le sien, la bouche contractée, comme s’il s’efforçait de lutter, en
vain, contre une violente pulsion. Dans cet instant hors du temps, ils semblaient irrésistiblement attirés
l’un vers l’autre.
Les lèvres de son compagnon effleurèrent la joue d’Elizabeth et, avec un soupir, elle s’abandonna
contre lui, les yeux clos.
— Tante Bess ? Où es-tu ? cria la voix de Jane depuis le corridor.
Ce fut comme une douche froide au milieu d’un rêve sensuel.
Elizabeth s’arracha aux bras d’Edward Hartley
— Tous mes remerciements, Milord, chuchota-t-elle d’une voix rauque.
Et elle se précipita vers l’escalier, les jambes tremblantes.
— Tante Bess ! appela de nouveau la voix de Jane depuis le tournant des marches.
Et Elizabeth secoua la tête, comme un animal de la forêt qui vient de se délivrer d’un piège. Ne
dirait-on pas que je me comporte comme l’une de ces pauvres écervelées qui peuplent la Cour !
murmura-t-elle entre ses dents.
Elle devait absolument se ressaisir.
— Je suis là, Jane.
Elle se précipita dans l’escalier maintenant quasi désert et, prenant sa nièce par la main, l’entraîna
dans la vive clarté du jour.
Toutes les odeurs de Southwark, remugles montant des rigoles mêlés à l’odeur piquante de la fumée
s’échappant des toits et aux senteurs fortes de la foule, parvinrent presque à effacer le souvenir du corps
d’Edward pressé contre le sien.
Presque.

* * *

Edward, les yeux fermés, écouta les pas d’Elizabeth Gilbert s’éloigner, les sens aiguisés, comme
pour mieux se concentrer sur la femme qu’il avait étreinte un instant. Il tendait l’oreille pour percevoir le
bruissement du satin de sa robe, le claquement de ses talons sur les marches de bois, le léger halètement
de son souffle.
Il retenait prisonnier dans ses narines son parfum léger comme un air de musique, il sentait encore
sa taille mince ployer entre ses mains. Et son corps à lui était dur d’un désir contenu, réclamant avec
force de goûter à l’intimité de ce beau corps de femme.
Edward poussa un juron. De toutes les beautés présentes dans ce théâtre, il avait fallu que ce soit
Elizabeth Gilbert qui lui tombe dans les bras !
Le pire était qu’elle avait eu envie de lui, elle aussi. Au moins pendant le bref instant où elle avait
oublié qui elle était. Et surtout à qui elle avait affaire. Il avait vu croître dans la profondeur lumineuse de
ses yeux la flamme du désir. Il avait senti ce désir dans la manière dont le corps de la jeune femme s’était
abandonné, dont sa bouche s’était entrouverte quand elle lui avait offert son visage.
— Dieu du ciel ! murmura-t-il en frappant violemment le mur du plat de la main.
Son corps était encore si embrasé qu’il sentit à peine l’impact, et encore moins la douleur.
Comment la beauté de cette femme ne s’était-elle pas encore imposée à lui ? Comment n’avait-il pas
pressenti, derrière cette façade si froide et hautaine, les ardeurs dont elle était capable ?
Bon sang ! Ce n’était pas le moment de se laisser aller à ce genre de distraction. Pas maintenant
qu’il était si près du but. Qu’il allait pouvoir enfin venger son frère.
— Te voilà ! s’exclama la voix de Rob dans son dos. Prêt à rendre une petite visite à la mère Nan ?
On dit que sa nouvelle recrue, une friponne qui nous vient d’un port de la côte, serait capable d’assécher
la Tamise.
Edward se retourna vers son ami avec un sourire. Voilà qui était intéressant. Exactement le genre de
nouvelle capable de chasser ses rêvasseries à l’endroit d’Elizabeth Gilbert.
La mère Nan savait toujours recruter les plus jolies filles. Et les plus expertes.
Mais le visage délicat d’Elizabeth continuait à hanter son esprit. Elle était toujours là, comme si elle
l’attendait. Aucune putain de Southwark ne pourrait donner le change.
— Une autre fois, Rob, dit-il en sortant de la loge. J’ai quelques dispositions à prendre.
Chapitre 3

— Maintenant, Jane, tu vas me dire ce que tu complotes.


Elizabeth regarda sa nièce se tortiller sur la banquette de leur voiture, le regard fixé sur ses mains
gantées.
— Je… je ne vois pas ce que tu veux dire, tante Bess.
— Oh ! ma chère. Je t’en prie. Tu mens terriblement mal ! s’exclama Elizabeth en riant.
On voyait bien que sa nièce n’avait pas encore mis les pieds à la Cour, où les faux-fuyants et la
duperie étaient devenus un art autant qu’un passe-temps. Jamais on n’y montrait ses véritables sentiments
sous peine d’être immédiatement anéanti. Elle-même avait appris très tôt à se réfugier derrière un masque
d’impassibilité. Sans cet entraînement, elle n’aurait pu dissimuler le tourbillon d’émotions qu’avait
suscité en elle sa rencontre avec Edward.
Mais, tout au fond d’elle, elle tremblait encore.
— Parle-moi franchement, ma chérie. Quelque chose ne va pas ?
La jeune fille éclata en sanglots.
— Oh ! tante Bess. C’est la chose la plus terrible qui soit !
Alarmée, Elizabeth prit la main de sa nièce qu’elle étreignit affectueusement. Elle dont l’union
n’avait pas été bénie par la naissance d’un enfant la considérait quasiment comme sa propre fille. Elle
l’aimait sincèrement et l’idée qu’elle puisse être malheureuse lui serrait le cœur.
— Es-tu souffrante ?
Jane secoua négativement la tête.
— Je crois que je préférerais cela. Je suis amoureuse !
Elizabeth rit de soulagement. Mais sa nièce avait l’air si malheureuse qu’elle sut aussitôt que sa
réponse était incomplète.
— Oh ! C’est tout ? Mais il n’y a là rien de grave.
— Rien de grave, dis-tu ? Mais c’est absolument terrible ! gémit la jeune fille en se tordant les
mains. Mes parents insistent pour que j’épouse sir Thomas Sheldon. Jamais ils ne m’écouteront quand je
leur dirai que je me suis déjà promise à Walter. La semaine passée, ils m’ont contrainte à assister à un
dîner de fiançailles chez sir Thomas, et c’était épouvantable.
Sir Thomas Sheldon ! Le sang d’Elizabeth s’était figé dans ses veines. Non, même son sinistre beau-
frère ne pouvait être aussi cruel. La tendre petite Jeanne, mariée à Sheldon ? C’était l’un des
gentilshommes les plus débauchés de Londres, parmi les plus calculateurs et les plus pervers, même à
l’aune de la Cour. Il avait ruiné plus d’une vie innocente et dérobé plus d’une fortune, avait épousé deux
femmes, mortes toutes les deux, selon la rumeur, du fait de ses abus. Mais il était intelligent et rusé et
n’avait jamais pu être pris la main dans le sac. Et sa grande fortune était le meilleur des boucliers.
Non, Jane ne pouvait épouser un pareil monstre ! Sa nièce avait raison. C’était terrible.
— Pour obtenir ma main, sir Thomas a offert beaucoup d’argent à mes parents, murmura la jeune
fille avec un petit reniflement. Et Walter…
Elizabeth tourna brusquement la tête.
— Qui est Walter ?
Une expression radieuse remplaça le désespoir sur le doux visage de Jane. Elle sourit.
— Il s’appelle Walter Fitzsimmons. Oh ! Tante Bess, c’est l’homme le plus merveilleux qui soit ! Il
est le neveu du vicomte Carrick et occupe un bon rang dans la société. Il possède ses propres terres,
même si, bien sûr, sa richesse ne peut être comparée à celle de sir Thomas. J’ai rencontré Walter dans les
boutiques du Strand, un jour où mère m’a autorisée à sortir avec ma gouvernante. Et, depuis, nous nous
rencontrons en secret. Il est si charmant, tante Bess ! Et si gentil ! Il veut m’épouser et je sais que nous
serons heureux ensemble.
— Mais tes parents s’y opposent ?
— Je ne leur ai encore rien dit. De toute façon, ils ne m’écouteront même pas !
S’effondrant contre l’épaule de sa tante, Jane poursuivit dans un discours haché par les sanglots :
— Walter va bientôt partir pour un long voyage en France et en Italie, que ses parents lui imposent.
Et, certainement, le temps qu’il revienne, je serai déjà mariée. Oh ! Tante Bess… Que puis-je faire ?
Elizabeth tapota affectueusement la joue de sa nièce.
— Chut, petite fille, ne pleure pas. Nous allons trouver une solution, je te le promets…
— Mais comment cela pourrait-il se faire ? Si j’épouse sir Thomas, je sais que je mourrai. La façon
dont il me regarde est tellement répugnante …
Elizabeth ne se rappelait que trop bien ce que c’était que d’avoir seize ans, d’être une jeune fille
pleine de rêves et d’espoirs romanesques. Et de voir soudain ces rêves anéantis dans le lit d’un vieillard
au corps osseux, aux mains brutales, au souffle nauséabond. Cela vous tuait à petit feu, aussi sûrement que
le pire des poisons, éteignant une par une les étincelles de votre âme jusqu’à vous plonger dans de
glaciales ténèbres.
Elle, elle n’avait pas eu la chance d’avoir un Walter pour l’épauler. Elle avait dû ne compter que sur
elle-même. Et elle avait survécu. Mais Jane n’était pas faite de la même étoffe. Et Thomas Sheldon était
particulièrement redoutable.
Elizabeth étreignit sa nièce plus étroitement, son cerveau fonctionnant à toute vitesse. Même si elle
devait affronter la hargne de la Cour tout entière, elle sauverait la jeune fille.
— Tu dis que le jeune Walter doit partir bientôt pour le royaume de France ? s’enquit-elle d’une
voix lente.
— Oui, dans la semaine, murmura Jane.
— Et je suppose qu’il dispose d’au moins deux passeports, un pour lui-même et un autre pour un
serviteur ?
Jane se redressa, les paupières battantes.
— Oui, je crois.
Dans l’esprit d’Elizabeth se formait un plan digne des meilleures intrigues de ce théâtre qu’elle
affectionnait tant. Un plan plein d’audace, dangereux même, mais qui pouvait réussir.
— Alors, écoute-moi attentivement, Jane, articula-t-elle, saisissant sa nièce par les épaules pour
mieux plonger son regard dans le sien. Je vais persuader ta mère de te confier à moi pour deux jours, sous
le prétexte de faire des achats pour tes noces. Rassemble tout ce que tu peux d’argent et de bijoux. Nous
devrons te trouver les habits d’un jeune page. Envoie un message à Walter et dis-lui de se tenir prêt à
partir dès qu’il en recevra l’ordre.

* * *
— J’ai des nouvelles, vieux complice ! déclara Rob Alden d’un ton satisfait en se glissant sur le
banc de la table d’auberge, en vis-à-vis d’Edward. Grâce à un domestique de mes amis qui travaille pour
son père, je connais chacun des faits et gestes de la donzelle. Elle va rendre visite à sa tante qui dispose
d’une maison sur le Strand. Un carrosse a été commandé.
— Par tous les saints, Rob, mais tu connais tout le monde à Londres ! s’exclama Edward en servant
à son ami un plein gobelet de la bière qu’il était en train de boire.
Rob rit.
— Un homme dans ma position a besoin d’entregent, d’où qu’il vienne. Maintenant, à toi de jouer.
Edward avala une longue gorgée de la bière grossière qu’on lui avait servie. A lui de jouer, en
effet ! Cela faisait si longtemps qu’il attendait ce moment. Maintenant, il n’avait plus qu’à agir.
— La tante qui habite sur le Strand, ne serait-ce pas Elizabeth Gilbert, par hasard ?
— Celle-là même. La connaîtrais-tu ?
Pas de la manière dont il aimait connaître les jolies femmes, malheureusement. Il se souvenait
encore de leur brève étreinte au théâtre, du corps frémissant de la jeune femme contre le sien, de son
regard brillant pendant ce bref instant où elle avait baissé sa garde.
Allons, il devenait ridicule ! Pour ressasser un si fugitif instant, il devait être en manque d’aventure
galante !
— Il ne sera pas facile de tromper sa vigilance, dit-il pour toute réponse.
— Un dragon ?
— Et des pires. Les flammes lui sortent littéralement des yeux et des narines.
— Eh bien, nul n’est besoin de l’affronter directement, suggéra Rob. Moyennant quelques livres
sonnantes et trébuchantes, mon ami se laissera aisément convaincre de prendre la place du cocher. Il suffit
que la dame en question descende la première de sa voiture, où qu’elle s’attarde dans une boutique…
Edward retint un éclat de rire. Il avait la réputation bien établie de mener rondement ses aventures
amoureuses, sans trop d’égards, mais jamais il n’aurait pensé en venir à kidnapper une jeune fille.
L’essaim de candidates qui tournoyaient autour de lui était suffisamment dense pour qu’il n’ait jamais eu
besoin d’un tel stratagème.
Mais il irait jusqu’au bout de la mission qu’il s’était imposée. Ainsi seulement son frère pourrait
reposer en paix.
Enfin.
— Rob, dit-il en administrant une tape affectueuse sur l’épaule de son ami, tu es décidément le roi
de l’intrigue !
Chapitre 4

Elizabeth rabattit le capuchon de son manteau sur ses épaules et regarda par la portière du carrosse.
Profitant de la marée du soir, le bateau qui emportait Jane et son jeune époux vers leur nouvelle vie
s’éloignait lentement sur le fleuve en direction du large. Quand les parents de la jeune fille
s’apercevraient de sa disparition, elle aurait depuis longtemps trouvé refuge en terre de France…
Et son mariage serait consommé.
Quant à Elizabeth, elle aurait à ce moment-là retrouvé sa place à la Cour, en toute innocence.
Comment pourrait-on la soupçonner de quoi que ce soit ?
— Cette enfant nous a tous bernés…, chuchota-t-elle de son ton le plus choqué.
Puis elle éclata de rire et envoya un baiser en direction du navire qui filait maintenant vers
l’horizon.
— Bonne route, ma douce, ajouta-t-elle pour elle-même. Et sois heureuse.
Elle repoussa sous le siège le petit paquet de documents solidement ficelé que Jane lui avait confié
et le bloqua de ses deux pieds. Jane avait brièvement expliqué qu’elle avait dérobé ces papiers sur le
bureau de sir Thomas lors de l’affreux dîner de fiançailles et qu’ils étaient de la plus haute importance.
Dire que sa chère nièce était prête à se résoudre au chantage, pour ne pas épouser ce triste sire. Elle ne
manquait pas de ressources ! Mais à dire vrai, Elizabeth était trop fatiguée pour s’y attarder maintenant.
Elle gardait ces révélations pour plus tard.
S’abandonnant contre le dossier de la banquette de velours, elle ferma les yeux et se laissa bercer
par les secousses régulières de sa voiture. Ces derniers jours, entièrement consacrés à l’organisation de
la fuite de Jane, étaient passés dans un tourbillon. Et ce n’est qu’une fois sa nièce montée à bord du
bateau de la liberté qu’elle avait enfin cru au succès de leur plan. Maintenant, Jane et son cher Walter
étaient saufs.
Et elle, elle était épuisée.
Dehors, la nuit était tombée et elle aurait dû être déjà sur le chemin du retour. La maison lui
semblerait terriblement calme, maintenant que Jane n’était plus là. Elle n’aurait plus à son côté cette
douce compagne, si vive et divertissante. Elle serait de nouveau seule, et pour longtemps. Sa vie serait
terriblement calme.
Et affreusement ennuyeuse.
Soudain, un coup sourd retentit au-dessus de sa tête et le carrosse tangua sur ses hautes roues.
Surprise, Elizabeth ouvrit la portière et regarda dehors.
— Tout va bien ? appela-t-elle en direction de la silhouette massive du cocher, emmitouflé dans sa
houppelande.
— Tout va bien, milady, marmonna l’homme d’une voix sourde.
— Eh bien, rentrons, dans ce cas.
Elle se laissa aller de nouveau sur la banquette tandis que la voiture s’ébranlait. Et, lentement
balancée par le mouvement du carrosse, elle tomba bientôt dans un état de douce léthargie. Elle avait
perdu toute notion du temps, rêvassant sans but, quand un brusque cahot lui fit ouvrir les yeux. Soulevant
le rideau de satin, elle scruta la nuit. Seules les hautes silhouettes sombres des arbres, découpées comme
au ciseau par un rayon de lune, bordaient la route. Pas de maisons. Aucune lumière. Personne.
Seigneur, ils n’étaient plus à Londres !
Une peur panique étreignit le cœur d’Elizabeth. Etait-on en train de l’enlever ? Elle se mit à
tambouriner de ses deux poings sur la portière en criant :
— Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous immédiatement. Comment osez-vous !
Pour toute réponse, la voiture accéléra sa course, cahotant si fort sur les aspérités de ce chemin de
campagne qu’Elizabeth faillit tomber de son siège. Elle hurla de toutes ses forces et tapa de nouveau
frénétiquement contre la porte. Mais celle-ci avait été verrouillée de l’extérieur.
— Mon Dieu ! Mais comment cela est-il possible ? murmura-t-elle en pleine panique. Qui pourrait
avoir intérêt à me traiter ainsi ?
Bien sûr, on lui avait déjà raconté des histoires d’enlèvement. Mais, d’ordinaire, il s’agissait de
jeunes héritières qui, considérées comme déshonorées par leur ravisseur, étaient contraintes de l’épouser.
Elizabeth n’avait rien d’une jeune vierge fortunée.
Elle cria encore jusqu’à en perdre la voix, en vain. Le carrosse finit par s’arrêter au milieu d’une
clairière environnée de bois épais. La soudaine accalmie lui parut presque plus menaçante que leur folle
chevauchée. Qui savait ce qui allait remplir bientôt ce terrible silence ?
Resserrant son manteau autour d’elle, Elizabeth se recroquevilla sur la banquette. Entraînée bien
malgré elle à s’endurcir contre les manigances et les vilenies de la Cour, elle ne s’était jamais considérée
comme lâche. Et pourtant, elle tremblait de tout son corps.
La portière s’ouvrit et une haute silhouette sombre s’encastra dans l’ouverture. Le visage de
l’inconnu était dissimulé par un foulard. Mais ses épaules étaient larges et ses mains puissantes. Comment
pourrait-elle lui résister, à plus forte raison lui échapper ?
Pourtant, elle devait essayer, coûte que coûte.
— Mes sincères excuses pour cet inconfortable voyage, mademoiselle. Il est fort probable que vous
ne m’auriez pas suivi autrement.
La voix était distinguée, la prononciation élégante, comme celle du plus raffiné des hommes de
Cour. Au moins, il ne s’agissait pas d’un quelconque ruffian.
Elizabeth se drapa dans ce qui lui restait de dignité.
— Que signifie tout ceci ? J’exige que vous me reconduisiez à Londres immédiatement.
— C’est tout à fait impossible, je le crains, répondit l’homme d’une voix calme. Mais n’ayez pas
peur. Il ne vous sera fait aucun mal.
Aucun mal ? Et devait-elle trouver normal d’avoir été enlevée ? Un flot de colère balaya sa terreur.
— Brute épaisse ! hurla-t-elle en se débattant.
Ses mains griffèrent le visage de l’inconnu, arrachant le foulard qui le dissimulait, et, s’agrippant à
son cou, elle frappa son ravisseur avec ses genoux et de ses pieds.
Il l’immobilisa aussitôt d’une main de fer.
— Petite sorcière !
Un rayon de lune éclaira soudain le visage de son ravisseur et Elizabeth, stupéfaite, reconnut lord
Edward Hartley.
Un sentiment étrange, tout à fait inapproprié, se mêla à sa fureur.
Quelque chose comme une délicieuse excitation.
— Vous ? haleta-t-elle. Vous, Edward Harley ! On dit que sous vos airs de gentilhomme, vous êtes
capable des pires goujateries. Mais jamais je n’aurais cru…
Il la dévisagea, le visage ensanglanté par la marque de ses ongles, et s’exclama, stupéfait :
— Oh non ! Ce n’est pas possible ! Par la grâce du ciel, pas vous !
Chapitre 5

— Libérez-moi immédiatement ! La reine sera informée de tout ceci, soyez-en sûr.


Pareil à une bête fauve, Edward arpentait nerveusement la pièce commune du petit cottage. Il aurait
voulu abattre son poing sur quelque chose, frapper le mur de brique de toutes ses forces, voire remonter
le temps pour effacer ce qui venait de se produire.
Il lui fallait donner à sa colère un exutoire afin de réfléchir calmement.
Mais les cris d’Elizabeth Gilbert, derrière la porte verrouillée de la chambre, n’étaient pas faits
pour l’aider. Pas plus que ses coups de poing frénétiques contre le lourd panneau de chêne.
Quand Edward avait compris qu’ils s’étaient trompés de jeune femme, que la captive n’était pas
Jane Courtwright comme il le pensait, mais lady Elizabeth Gilbert, il avait aussitôt jeté sa cape sur la tête
de la jeune femme et l’avait emportée dans le cottage. Mais le mal était fait. Elle l’avait reconnu.
Leur véritable proie s’en était allée Dieu sait où, et avec elle l’occasion unique et bel et bien perdue
de prendre sa revanche. Pour couronner le tout, il avait maintenant sur les bras une véritable harpie
vengeresse ! Car lady Gilbert n’était pas femme à faire preuve d’indulgence ou de compréhension.
Comment avait-il pu être assez stupide, assez naïf pour croire qu’un plan aussi rocambolesque avait
des chances de réussir ?
— Je vous ai reconnu, Edward Hartley, cria la voix de lady Gilbert derrière la porte. Je veux
connaître la raison de ce forfait. Immédiatement !
Edward aurait bien voulu la connaître lui-même, car, dans son trouble, il avait presque oublié ce qui
l’avait amené là. Il fallait qu’il trouve une réponse acceptable sur-le-champ, avant que tout ne soit perdu.
Se précipitant vers la porte, il en tourna la clé et poussa le battant d’un geste si prompt que sa
prisonnière tomba assise sur le rebord du lit. A la lueur de la chandelle provenant de l’autre pièce, il
remarqua le désordre de sa tenue : ses cheveux détachés retombaient en une longue nappe de soie noire
sur ses épaules, son manteau gisait en tas sur le plancher et la manche de sa cotte déchirée laissait voir un
peu de sa fine chemise de lin blanc. Une traînée de poussière maculait sa joue pâle.
La jeune femme le dévisageait de ses yeux mordorés agrandis par la peur, et son visage était d’un
blanc de craie. Elle n’avait plus rien de la dame d’honneur calme, sûre d’elle et terriblement observatrice
qui promenait son élégante silhouette dans les corridors de Whitehall. Elle semblait jeune, vulnérable. Et
très belle.
L’effroi qu’il lisait dans ses yeux transperçait la conscience d’Edward comme une flèche
empoisonnée. Pourquoi était-il soudainement aussi troublé ? Dire qu’il croyait ne plus avoir de
conscience depuis longtemps !
Au diable les remords. S’efforçant de rester insensible aux charmes de la jeune femme, Edward
s’appuya, les bras croisés, contre l’embrasure de la porte. Il la regarda d’un œil froid se remettre sur ses
pieds.
Elle déglutit péniblement, sa gorge délicate toute frémissante, et leva vers lui un menton belliqueux.
Même dans cette situation délicate, elle refusait de s’avouer vaincue.
Et cela ne la rendait que plus désirable.
— Que signifie tout ceci ? Espérez-vous obtenir une rançon ? Avez-vous des dettes de jeu en
souffrance ? A moins que l’une de vos maîtresses ne vous réclame quelque colifichet que vous ne pouvez
lui offrir ?
Pensait-elle vraiment cela de lui ? Après tout ce qu’il avait vu et fait dans sa vie, après ce qui était
arrivé à Jamie, Edward croyait que plus rien ne pouvait l’atteindre. Mais, contre toute attente, le mépris
d’Elizabeth Gilbert le touchait en plein cœur.
Et suscitait en lui une colère inattendue.
— Vous me jugez bien mal, lady Elizabeth. Il s’agit d’une erreur, rien de plus. Et que je vais réparer
sur-le-champ.
Elle eut un rire rauque.
— Une erreur ? Le grand, le superbe lord Edward Hartley, la coqueluche de ces dames et le génie
des intrigues à la Cour aurait commis une erreur ? J’ai du mal à y croire.
Un sourire amusé jouait maintenant sur les lèvres pleines de la jeune femme. Des lèvres qui
appelaient au baiser, des lèvres que, depuis leur dernière rencontre, Edward avait si souvent rêvé de
goûter avec gourmandise, de taquiner de sa langue experte.
Et ce fut ce sourire qui eut raison de son contrôle.
Traversant la chambre en deux enjambées, il la prit par les épaules et l’attira contre lui. Le sourire
de la jeune femme s’évanouit, mais elle était si surprise qu’elle se laissa faire. Elle restait là, immobile,
ses deux mains plaquées sur le torse d’Edouard.
— Vous n’êtes pas la bonne personne, grommela-t-il entre ses dents serrées.

* * *

Pas la bonne personne ?


Elizabeth parcourut d’un œil incrédule le visage tendu de son interlocuteur. Elle avait été enlevée,
terrorisée par la soudaine apparition de son agresseur, éprouvant une telle succession d’émotions fortes
qu’elle en avait encore le vertige, et tout ça pour s’entendre dire qu’elle n’était pas la bonne personne ?
Tout à coup, elle fut traversée par la plus inexplicable des réactions. Elle en voulait à cet homme
pour qui elle n’était même pas celle qu’il attendait.
Elle le dévisageait toujours.
Ce visage aux traits finement ciselés qu’elle admirait il y a peu malgré elle était maintenant figé en
un masque froid. Le grand corps d’Edward, pressé contre le sien, était dur et hostile. Il la tenait
fermement par les épaules, comme s’il ne parvenait pas à relâcher son étreinte. Mais, même si elle avait
été libre de ses mouvements, prise dans le rayon gris de ses yeux comme un insecte dans la lumière d’une
lampe, elle n’aurait pu s’en aller.
Sous son pourpoint de velours noir entrouvert sur son torse, une chemise au lacet dénoué laissait
entrevoir un large pan de peau brune. Les mains d’Elizabeth, crispées sur le fin tissu, captaient les
battements puissants de son cœur.
Le regard d’Edward se rétrécit et elle vit un muscle jouer sur sa mâchoire tendue.
Ainsi, il n’était pas tout à fait indifférent à sa personne. Elle ne put retenir un sourire.
Ce fut comme si les ténèbres qui régnaient à l’extérieur de l’étrange petit cottage perdu au fond des
bois et la proximité de cet homme d’une sombre beauté la coupaient du monde réel, de la banalité de sa
vie quotidienne. Tel un sortilège, elles se refermaient sur elle au point qu’elle ne voyait plus rien du
passé ni de l’avenir. L’habituel bon sens qui présidait à sa vie bien réglée s’évanouissait en même temps
que la lumière du jour. Soudain métamorphosée, elle ne vivait plus que pour ce seul instant.
Comme si la mauvaise personne était devenue la bonne, finalement.
Le regard d’Elizabeth remonta jusqu’au cou vigoureux de son compagnon, redescendit sur le triangle
de peau découvert par la chemise. Une petite goutte de sueur brillait là comme un diamant et, se penchant
lentement, elle en goûta la douceur salée du bout de la langue. C’était bon comme le soleil d’été, comme
le pétale charnu d’une fleur, comme la peau douce d’un fruit. Il fallait qu’elle l’embrasse encore. Sa peur
et sa colère semblaient s’être métamorphosées en un brûlant désir.
Elle ne se reconnaissait plus. Ses lèvres effleuraient de nouveau la peau de son compagnon quand,
avec un gémissement sourd, il la repoussa doucement. Mais il ne la libéra pas de son étreinte. Ses mains
se resserrèrent sur ses épaules et, pivotant sur lui-même, il la plaqua contre le mur de chaux. Son corps
puissant la recouvrit de nouveau, si étroitement qu’elle en sentait la chaleur et la force irradier dans tous
ses membres.
Soudain, un craquement sourd retentit. Un instant, Elizabeth crut que c’était son cœur. Mais elle
reconnut le grondement du tonnerre annonçant l’orage. Un éclair zébra la vitre de l’étroite fenêtre comme
la lanière d’un fouet d’argent. Puis de nouveau le ciel, telle une bête fauve, rugit longuement.
Ce n’était rien en comparaison de la tempête qui grondait en elle.
Elle se tint immobile, osant à peine respirer, et leva lentement son regard vers Edward. Les yeux
clairs de son séduisant geôlier brûlaient de passion. Ses mains étaient dures sur ses épaules, presque
brutales. Elles glissèrent lentement le long du corps d’Elizabeth pour enlacer ses doigts avec les siens.
Et il la retint ainsi emprisonnée contre le mur.
Elle aurait dû chercher à se libérer. Mais elle était incapable de bouger. Elle ne parvenait même pas
à détourner le regard. Et lui aussi semblait être conscient de ce lien invisible.
Quand il se pencha sur elle, les lèvres d’Elizabeth s’entrouvrirent. Cambrée contre lui, elle lui offrit
sa bouche. Certes, elle était sa prisonnière. Mais elle aussi pouvait le faire sien si elle le voulait.
Edward l’embrassa enfin, avant de poser sa bouche chaude juste derrière son oreille, là où la peau
était si sensible. Puis elle sentit le contact humide de sa langue descendant le long de son cou.
Sous l’effet des sensations délicieuses qui faisaient frémir sa peau, Elizabeth ne put retenir un cri de
pur plaisir. Elle ferma les yeux, tandis que la bouche de son compagnon se posait dans le creux de son
cou, réprima un nouveau cri quand ses dents mordillèrent doucement sa peau, s’arqua encore davantage
en sentant son souffle chaud à la naissance de ses seins.
Alors, la sentant défaillir, Edward la prit à bras-le-corps et, s’abandonnant au raz-de-marée de ses
émotions, elle ouvrit avidement la bouche pour laisser la langue de son ravisseur la pénétrer pleinement.
Il gronda de plaisir et l’écho de sa jouissance résonna en elle, enflammant son désir comme une
étoupe. D’un geste impatient, elle écarta la chemise d’Edward pour coller ses lèvres sur sa peau
maintenant brûlante, tendre satin sur de l’acier, lécha lentement la cicatrice d’une vieille blessure. Sa
bouche s’immobilisa sur le cœur de son compagnon, absorbant ses battements puissants.
Il y avait longtemps qu’elle ne s’était sentie aussi vivante. Qui l’eût cru ? Grâce à Edward Hartley,
elle pouvait de nouveau éprouver des sensations.
Il lui reprit la bouche et elle lui rendit ses baisers encore et encore, avec toute la passion qu’elle
avait si longtemps contenue. Il n’y avait dans les baisers d’Edward aucun art savant digne d’une cour
libertine, comme elle s’y attendait. Seulement la même faim que la sienne, le même désir qui brûlait
d’être assouvi.
Elle s’abandonna à ses caresses comme un noyé dans l’eau profonde.
Les lèvres d’Edward glissèrent le long de sa joue, de sa mâchoire, puis de sa gorge, y laissant un
ruban de baisers. Sa bouche s’arrêta au bord de son corsage.
— On vous a sûrement envoyée à moi pour me rendre fou, murmura-t-il d’une voix rauque.
— Je pourrais dire la même chose, chuchota Elizabeth pour toute réponse.
D’un geste preste, il souleva sa jupe et se colla à elle, dur et frémissant. Il la désirait comme elle-
même le désirait. Elle se cambra avec un gémissement.
Alors, penché sur son corsage, il repoussa d’un geste audacieux la dentelle de sa fine chemise de
dessous, dégageant la pointe d’un de ses seins. Et, se penchant sur elle, il le prit dans sa bouche.
Cette fois, Elizabeth perdit son équilibre et, l’empêchant de choir tout de bon, Edward la porta sur
le lit. Elle s’abandonna sur la courtepointe et il se coucha sur elle, lourd et léger à la fois, sa langue se
faisant douce sur le fruit qu’il serrait entre ses dents.
Dans l’explosion de nouvelles sensations qui naissaient en elle, Elizabeth sentit l’une de ses mains
expertes écarter ses sous-vêtements et caresser la peau de ses cuisses. Le contact de l’étoffe rêche de ces
vêtements d’homme sur sa peau était un tourment délicieux.
Sentant le froid sur sa poitrine, elle ouvrit soudain les yeux. Edward avait complètement délacé sa
cotte et contemplait ses seins dénudés, les yeux brillants comme deux braises.
— Vous êtes si belle, murmura-t-il d’une voix étranglée. Comment pouvez-vous dissimuler tant de
beauté aux yeux du monde ?
Et, se penchant sur elle, il cueillit entre ses lèvres la pointe frémissante de son autre sein, le suçant,
le mordillant, le léchant jusqu’à la faire se cabrer de plaisir.
Un long gémissement échappa à Elizabeth et, les mains crispées sur ses boucles épaisses, elle voulut
prendre la bouche de son ravisseur. Mais, lui résistant, il glissa de nouveau sa main entre ses cuisses sans
cesser de la regarder. Ses doigts habiles se glissèrent dans son intimité et, le regard vacillant, elle gémit
de nouveau tandis qu’il la caressait lentement.
— Maintenant, chuchota-t-elle. Oh ! je vous en prie. Vite !
Sans mot dire, il délaça son haut-de-chausses et, s’installant entre ses cuisses, la pénétra d’un coup
de reins souple, le même cri de plaisir échappant à leurs lèvres jointes.
Edward se mit à bouger lentement, faisant naître en elle de nouvelles vagues de plaisir.
Jamais Elizabeth n’avait éprouvé une telle jouissance. Le regard aveugle, elle s’abandonnait à la
fulgurance de ses sensations.
Il se retira un instant, par jeu, et elle protesta dans un petit cri, cambrant les reins pour qu’il la
reprenne. De nouveau, il plongea en elle, encore et encore, plus loin, plus vite.
Elizabeth se mordit la lèvre pour réprimer le râle primitif qui montait dans sa gorge, mais un
gémissement modulé comme un chant s’échappa d’elle dans le dernier assaut du plaisir. Tout autour
d’elle disparut dans une brume épaisse tandis que la jouissance se faisait toujours plus forte. Une
dernière vague l’emporta sur sa cime et elle poussa un long cri qui se mêla à celui d’Edward,
Puis il se laissa tomber à côté d’elle, leurs bras et leurs jambes mêlés. Elle sentait le souffle chaud
de son compagnon sur sa nuque tandis que, les yeux clos, elle s’efforçait de retrouver son souffle. Les
battements de son cœur résonnaient dans sa tête et elle avait l’impression de reprendre lentement, très
lentement contact avec le sol.
Jamais Elizabeth ne s’était sentie aussi merveilleusement lasse.
Ouvrant les yeux, elle regarda, au-dessus d’elle, le plafond aux poutres noircies. La respiration
d’Edward se ralentissait, comme s’il glissait dans le sommeil, et la situation s’imposa soudain à l’esprit
d’Elizabeth. Une réalité qu’elle repoussa avec énergie. Son geôlier endormi, elle pouvait partir, retrouver
sans tarder sa liberté. Mais elle ne voulait pas quitter cette chambre close, ce lit tiède où elle venait de
connaître le bonheur.
Pas tout de suite.
Au matin, à la claire lumière du jour, elle pourrait affronter la folie de ce qu’elle venait de faire.
Pour l’heure, elle ne souhaitait que de s’endormir dans les bras de celui qui venait de la révéler à elle-
même et plonger dans un bienfaisant oubli.
Se mettant sur son séant, Elizabeth rajusta ses vêtements. Puis elle rabattit la courtepointe sur leurs
deux corps et s’allongea de nouveau avec un soupir heureux. Le froid de la nuit gagnait la chambre et on
pouvait entendre le bruit doux de la pluie contre les volets. Au loin, les grondements du tonnerre
s’éloignaient lentement. Sans même ouvrir les yeux, Edward lui prit la main et la serra dans la sienne,
comme s’il voulait l’emmener dans ses rêves.
— Oui, c’est là-bas que nous devrions vivre, au pays des songes, à jamais, murmura Elizabeth.
Puis elle ferma les yeux et s’endormit.
Chapitre 6

Edward, l’épaule appuyée contre le chambranle de la porte, regardait Elizabeth dormir. Elle
paraissait si jeune, si innocente, et, contre toute attente, tellement vulnérable ! Sur l’oreiller, ses cheveux
sombres formaient une auréole de lumière noire, et ses lèvres, encore rougies par leurs baisers, étaient
entrouvertes comme si elle chuchotait des secrets en rêvant.
La pièce fleurait bon le feu de bois, la pluie et l’eau de toilette de la jeune femme, une délicate
fragrance de rose de Hongrie. Ces parfums mêlés ne le quittaient plus, le ramenant à elle, au plaisir que,
de manière si inattendue, ils venaient de trouver ensemble.
A dire vrai, jamais il ne s’était senti aussi troublé dans son commerce avec une femme. Le temps
d’une nuit, il avait tout oublié au monde. Il ne pensait plus, ne voyait plus que par elle.
Il en avait même oublié la raison qui les avait amenés dans cet endroit, le plan qu’il avait élaboré
avec l’aide de Robert, et son but : venger la mort de son frère. Quel grotesque enlèvement manqué !
Naturellement, il lui fallait rendre sa liberté à Elizabeth Gilbert. Et dès qu’elle saurait la vérité, elle
le mépriserait plus encore qu’avant. Mais il devait se ressaisir, chasser ces élucubrations sentimentales et
repartir en croisade. Il n’y avait pas de place dans sa vie pour une femme comme elle.
Et, surtout, il ne voulait pas la faire souffrir.
D’un coup de pied furieux, Edward envoya sous le lit son pourpoint que, dans la ferveur de leurs
caresses, il avait jeté sur le plancher la veille au soir. Puis, après avoir fermé sans bruit la porte sur le
ravissant visage de sa conquête, il sortit du cottage. Et, gagnant le potager, il offrit son visage et son torse
dénudé à la pluie bienfaisante, espérant ainsi laver tous les souvenirs du passé, sa douleur et son terrible
sentiment de culpabilité. Froides et drues, les gouttes pénétraient sa peau comme autant de fines aiguilles.
Mais il ne s’en souciait guère.
Ouvrant les bras, il leva son visage vers le ciel chargé de lourds nuages.
— Pardonnez ! cria-t-il aux tristes mânes de son frère, là-haut. Pardonnez-moi si j’ai échoué.
Il ferma les yeux et fit appel aux forces obscures qui bouillonnaient en lui, à cette volonté terrible et
douloureuse qui l’avait soutenu pendant toutes ces années de deuil. Elles seraient nécessaires pour
chasser Elizabeth de son cœur et de sa vie.
Entendant la porte du cottage s’ouvrir avec un grincement, il rouvrit les yeux.
Elle était là. Sans qu’elle eut besoin de dire un mot, il pouvait sentir sa présence de toutes les fibres
de son être. Il se retourna et la vit debout sur le seuil de la maison, sa chemise blanche trouant la demi-
pénombre comme un phare dans la tourmente. Elle le dévisagea un instant, son pâle visage dépourvu de
toute expression.
Puis, sans un mot, elle tendit la main. Il aurait dû tourner la tête, s’enfuir à toutes jambes, loin de ce
cottage, loin d’elle. Mais cette main offerte l’attirait irrésistiblement. Traversant lentement le jardin
détrempé par la pluie, il la prit dans la sienne.
Ce fut comme s’il émergeait du sein ténébreux de l’océan pour renaître à la lumière. Les doigts
d’Elizabeth se refermèrent étroitement sur les siens et elle l’entraîna dans la paix du cottage silencieux.

* * *

Un instant, quand Elizabeth s’éveilla, elle ne sut dire où elle était. Cette couche étroite n’avait rien
de commun avec le grand lit drapé de brocard de ses appartements au palais. Et cette pièce toute simple,
aux murs badigeonnés de chaux, ne pouvait pas être confondue avec la chambre majestueuse de son hôtel
particulier du Strand. L’unique fenêtre ne laissait filtrer qu’un pâle rayon de jour, gardant dans la
pénombre les détails du mobilier. Et, pour tout bruit, au lieu du vacarme matinal des rues de Londres, on
n’entendait que la pluie contre les volets.
Elle se dressa brusquement dans le lit, prise d’une soudaine frayeur. Puis tout lui revint d’un coup.
Oui, elle avait été kidnappée, emportée de force dans cet endroit inconnu.
Et, ce qui était encore plus inattendu, et peut-être même plus inquiétant, elle avait fait l’amour avec
Edward Hartley. Oui, elle se souvenait particulièrement bien de leurs exploits. Elle en savourait même
encore tous les détails. Tous les baisers, toutes les caresses. Et jusqu’au moindre gémissement.
Enfouissant son vissage empourpré dans ses mains, Elizabeth se laissa retomber sur les oreillers.
Du moins Edward avait-il eu le bon goût de s’absenter. La porte de la chambre était close et elle pouvait
affronter seule la houle de ses émotions.
En une nuit, elle s’était métamorphosée en quelqu’un qu’elle ne connaissait pas. Une femme libre,
ouverte et sensuelle. Encore maintenant, cette inconnue soupirait d’aise au souvenir des plaisirs qu’elle
venait d’éprouver.
Tout cela à cause d’Edward Hartley et de ses mystérieuses manigances !
Qui aurait pu l’imaginer ? Il l’avait bel et bien kidnappée. Et la raison lui commandait de trouver au
plus vite un moyen de lui échapper.
Et de le haïr.
Mais elle ne le pouvait pas.
Elle ouvrit de nouveau les yeux et regarda le plafond, n’y voyant que l’image de son amant. Il avait
eu l’air soudain si triste. Ses beaux yeux étaient si sombres, traversés de tant d’émotions, lui qui
d’ordinaire se dissimulait derrière le masque souriant du jeune courtisan comblé de toutes les faveurs.
« Par la grâce du ciel, pas vous ! » s’était-il exclamé quand, extirpant sa proie du carrosse, il avait
reconnu le visage d’Elizabeth.
Qu’est-ce que cela signifiait ? Avait-il eu l’intention d’amener quelqu’un d’autre dans ce cottage ?
Elizabeth savait maintenant qu’elle ne partirait pas tant qu’elle n’aurait pas trouvé une réponse à
cette question. Et surtout, tant qu’elle n’aurait pas chassé la tristesse du regard de celui qui, en l’espace
d’une nuit, avait pris tant de place dans sa vie.
Repoussant la courtepointe, elle se glissa hors du lit. Elle trouva dans la demi-pénombre une brosse
posée sur une table de toilette. Elle retira de ses cheveux les quelques épingles qui s’y trouvaient encore
accrochées, et s’efforça de les démêler. Puis, le cœur battant, elle tourna la poignée de la porte.
Celle-ci s’ouvrit sans difficulté. Au moins, elle n’était pas enfermée ! Tirant sans bruit le battant
vers elle, elle inspecta du regard la pièce à vivre.
Personne. Seules quelques braises grésillant encore dans la cheminée faisaient entendre leur petit
bruit de souris. La porte d’entrée était close. Edward, regrettant son erreur, avait-il déserté les lieux ?
Non, quelque chose disait à Elizabeth qu’il était encore là.
Tout près.
Traversant prestement le plancher sur ses pieds nus, elle alla ouvrir la porte. La pluie tombait
encore, grise et froide, et Edward se tenait debout dans le jardin, son corps offert à la tourmente. La
poitrine dénudée, les bras tendus, il semblait crier quelque chose au ciel. L’eau ruisselait sur sa peau
mate.
On aurait dit un dieu primitif commandant aux éléments de la terre et du ciel. Mais quand il se tourna
vers elle, cette souffrance qu’elle y avait déjà vue habitait encore son regard.
Elizabeth ravala les larmes qui lui serraient soudain la gorge. Sans rien dire, elle tendit vers lui une
main compatissante.
Un bref instant, elle craignit qu’il la refuse. Qu’il se détourne d’elle, brisant ainsi le lien fragile qui
s’était noué entre eux.
Mais il s’approcha enfin et, main dans la main, ils rentrèrent dans le cottage.
Sans un mot, Elizabeth referma la porte sur l’orage et, prenant la cape qu’Edward avait laissée
tomber la veille dans un fauteuil, l’en enveloppa soigneusement. Puis, de sa manche, elle essuya les
gouttes d’eau sur son visage, réprimant l’envie de l’embrasser, de le prendre dans ses bras et de le serrer
contre elle pour faire disparaître l’insupportable expression de douleur qui durcissait ses traits.
Elle se détourna soudain, confuse de cette tendresse inattendue pour un quasi-inconnu, et alla
s’asseoir sur un banc à haut dossier près de la cheminée. C’était l’une des nombreuses pièces du mobilier
confortable de ce qui devait être un pavillon de chasse. Et peut-être aussi, à l’occasion, une discrète
retraite pour amoureux. Les volets étaient clos mais elle pouvait voir les éclairs zébrer le ciel au travers
de leurs planches mal jointes. L’orage n’avait pas encore déclaré forfait.
Edward tisonna le feu et rajouta quelques bûches, réveillant aussitôt les flammes endormies qui
élevèrent bientôt dans le foyer leur danse d’or et de sang. Elizabeth contemplait sa haute silhouette
rehaussée par la vive lumière. Il avait laissé tomber la cape sur le sol et son torse nu brillait dans la
chaude lumière. Ses cheveux humides, repoussés derrière ses oreilles, dégageaient son visage aux traits
puissamment dessinés. Et la perle qui ornait son oreille luisait doucement, ultime témoin du courtisan
qu’il était encore si peu de temps auparavant.
Mais le gentleman élégant et plein de morgue avait laissé place à un jeune chef tribal, sauvage et
primitif. Cet aspect-là de lui, que personne d’autre qu’elle ne connaîtrait jamais, le rendait encore plus
séduisant.
Elizabeth sourit pour elle-même. Elle aussi, vêtue de sa seule camisole détrempée, les cheveux
répandus sur ses épaules, devait offrir un spectacle bien différent de celui auquel elle avait habitué la
Cour. Elle ramena ses pieds nus sous son siège et le regarda, étonnée, venir s’agenouiller devant elle.
Edward la dévisagea d’abord un long moment. Puis, lui prenant la main, il pressa doucement ses
lèvres sur sa paume. Sa bouche entrouverte remonta jusqu’à son poignet et y déposa un baiser chaud et
humide, juste à l’endroit où son pouls battait la chamade.
— Je suis désolé, Elizabeth, dit-il d’une voix basse et contrainte. Jamais il ne me serait venu à
l’esprit de vous mêler à mes vieilles batailles. Nous rentrerons à Londres dès que l’orage aura cessé.
Elizabeth le dévisagea, perplexe. Retourner à Londres, à son ancienne vie, comme si rien ne s’était
passé ? Etait-ce là ce qu’elle voulait vraiment ? La veille, effrayée et furieuse, oui, bien sûr. Mais c’était
comme si, durant la nuit, quelque chose avait imperceptiblement changé en elle, laissant place à une
exigence d’authenticité, de profondeur. Désormais, plus rien ne serait comme avant.
Elle posa sa main libre sur le front de son compagnon. Puis ses doigts glissèrent sur sa joue. Un
muscle y joua, imperceptible, et elle le vit se raidir. Mais il ne s’écarta pas.
— Dites-moi pourquoi je suis ici, murmura-t-elle. C’est tout ce que je veux savoir.
Edward la considéra pensivement puis, se laissant tomber sur une peau de loup étendue devant le
foyer, enserra dans ses bras sa jambe repliée. Son gilet de cuir se tendit sur les muscles de son dos.
— Je n’en parlerai à personne, promit Elizabeth. Cet endroit semble fait pour les secrets.
Il la dévisageait toujours de son regard indéchiffrable. Un sourire sans joie étira ses lèvres.
— Avez-vous des secrets, lady Elizabeth ?
Oui, elle en avait un. Un seul : ses sentiments croissants à l’égard de son ravisseur. Mais elle saurait
le garder pour elle.
— Personne n’est parfait.
— Mon frère l’était. Et c’est pour cela que je suis ici.
— Votre frère ? s’écria-t-elle, surprise.
Jamais elle n’avait entendu dire qu’Edward Hartley avait un frère.
— Il s’appelait Jamie. James Hartley. Il était plus jeune que moi et c’était l’âme la plus douce, la
plus charitable et la plus charmante que je connaisse, déclara Edward d’une voix vibrante. Mais, comme
tous les êtres bons, il était aussi terriblement naïf. Ce qui l’a conduit à la mort.
— Oh ! Je suis désolée…
Elizabeth aurait voulu toucher son compagnon, le prendre dans ses bras. Mais il semblait soudain
inaccessible, comme prisonnier d’une gangue de glace.
— Comment est-il mort ?
— Au cours d’une traversée vers le Nouveau Monde. Vous avez entendu parler, bien sûr, du projet
de colonisation de la Virginie par sir Walter Raleigh, l’un de nos parlementaires les plus remuants ? Il
vient de s’improviser explorateur, persuadé qu’il pourrait là-bas rivaliser avec les colonies des
Espagnols, notamment en ce qui concerne l’exploitation du tabac. Jamie est mort d’une mauvaise fièvre
au cours du voyage, et nous n’avons appris son décès que plusieurs mois plus tard.
Elizabeth opina tristement du chef. Tout le monde débattait à la Cour des terribles conditions de
voyage à bord de ces immenses voiliers qui s’engageaient dans de longs et périlleux voyages. Grâce à
ces expéditions, puissants armateurs et riches commanditaires accroissaient leur fortune. Mais la plupart
de ceux qui embarquaient avaient toutes les chances de mourir de maladie ou noyés dans un naufrage.
— Comment votre frère a-t-il été conduit à faire un tel voyage ? Et quel rapport cela a-t-il avec
l’endroit où nous sommes ?
— Jamie est parti parce qu’il avait perdu l’essentiel de sa part d’héritage maternel dans une
opération financière qui s’avéra n’être qu’un traquenard. Trop honteux pour paraître devant mon père
après un tel échec, qui révélait par trop sa naïveté, il pensa qu’il pourrait regagner l’argent perdu en
participant à cette expédition. Il ignorait que son commanditaire était un ami très proche de celui qui lui
avait fait sciemment perdre son argent dans le but de l’enrôler dans cette aventure. Cet homme a réussi à
persuader Jamie d’investir ce qui lui restait de sa fortune dans la colonie qu’il allait installer sur les
côtes d’Amérique. Et de s’y rendre lui-même pour surveiller son investissement. Jamie est parti avant que
ma famille n’ait eu le temps de comprendre de quoi il retournait. Le pot aux roses n’a été dévoilé que
lorsque l’une de mes tantes, qui vit chez nous, a découvert son journal.
— Et qu’est-il arrivé au responsable ? s’exclama Elizabeth d’une voix vibrante d’indignation. A-t-il
été au moins pendu pour son forfait ?
— Pas le moins du monde. Car, en homme habile, il avait su se cacher derrière des hommes de
main. Pour tout vous dire, il vit grassement de ses rentes et aura bientôt l’honneur d’entrer dans votre
famille.
Elizabeth le dévisagea, les yeux exorbités.
— Vous voulez dire que…
— Que c’est lui qui va épouser votre nièce, la jeune et tendre Jane Courtwright.
— Sir Thomas Sheldon ! s’écria Elizabeth.
Mais, d’une certaine manière, elle n’était pas surprise. Pour satisfaire ses appétits, l’homme était
capable des pires forfaits. C’était miracle que Jane lui ait échappé.
Puis tout le sens de ce que venait d’expliquer Edward la frappa de plein fouet.
— Vous aviez l’intention d’enlever Jane pour venger votre frère ?
Son interlocuteur se contenta de hocher la tête.
— C’était l’idée, dit-il après un silence. Déshonoré aux yeux de la Cour, il aurait certainement
essayé de se venger et de me provoquer en duel. S’il s’en sortait vivant, mais ridiculisé aux yeux de tous,
il aurait été s’enterrer dans sa province. Et la petite Jane aurait pu faire un bien meilleur mariage. J’ai des
relations. J’y aurais veillé. Quant à Jamie, tout ce que je désirais, c’était qu’il repose enfin en paix.
— Malheureusement, vous m’avez trouvée sur votre chemin, conclut Elizabeth mi-figue, mi-raisin.
Elle ne savait trop que penser, ni à quelle émotion laisser libre cours. La pauvre petite Jane aurait
été terrifiée de se retrouver ainsi en huis clos avec un homme tel qu’Edward. Du moins avant de
comprendre qu’il la sauvait ainsi des griffes de Sheldon.
Tout à coup, une autre idée l’assaillit. Et si Sheldon sortait vainqueur de cette affaire ? Si Edward
tombait sous ses coups ?
Elle baissa sur son compagnon des yeux voilés de larmes. Il lui sourit, de son habituel sourire de
séducteur, comme s’il ne venait pas de lui révéler ses secrets les plus intimes. Ni, quoi qu’il advienne, de
changer le cours de sa vie à jamais.
— Mais c’est vous que j’ai trouvée en lieu et place de votre charmante nièce, en effet, conclut-il. Et
l’erreur n’est pas si regrettable, finalement.
S’emparant de l’un de ses pieds nus, il posa sur sa cheville une bouche humide et chaude.
Elizabeth le regardait faire, fascinée. La bouche d’Edward glissa le long de son pied et se posa,
frémissante, au creux sensible de sa voûte plantaire, lui arrachant un délicieux frisson. Puis, de sa langue,
il dessina un chemin jusqu’au point sensible, juste au-dessus du talon, qu’il mordit délicatement.
Elizabeth se cambra, les yeux clos, tandis que sa tête basculait en arrière sous l’assaut du plaisir.
Elle poussa un gémissement, mi-protestation, mi-jouissance, mais la bouche s’obstinait, impitoyable,
atteignant maintenant son genou, puis le creux de sa cuisse. D’une main, il souleva sa chemise.
— Edward, chuchota-t-elle.
Pour toute réponse, il la prit par la taille et l’entraîna avec lui sur la peau de loup, devant la chaleur
de l’âtre.
— Chut…, murmura-t-il enfin contre sa peau. Laissez-moi seulement vous caresser. Je vous en
supplie.
Il la suppliait ? Mais n’était-ce pas à elle, plutôt, de le faire. De le supplier de s’interrompre… Ou
plutôt de continuer ? Elle se mordit la lèvre pour ne pas crier tandis que, penché sur elle qui était restée
assise, il léchait sa peau frémissante puis, entrouvrant ses cuisses d’une main impatiente, enfouissait son
visage dans le triangle de sa toison.
— Edward ! cria-t-elle encore, parcourue de violents frissons.
Elle tenta de refermer ses cuisses mais, la saisissant de ses deux mains par les hanches, il renforça
son étreinte. Puis sa langue pénétra au plus profond de son intimité, goûtant et caressant le point le plus
secret d’elle-même, et le plus sensible.
Les doigts d’Elizabeth se crispèrent sur la chevelure drue de son partenaire, pour le retenir contre
elle, à la source même de sa jouissance. Damné soit-il ! Mais c’était si bon… et si intime. Encore
davantage, si c’était possible, que leur étreinte charnelle de la nuit passée.
Elle se sentait si exposée… Si vivante sous ses doigts.
Se redressant enfin, Edward la saisit dans ses bras pour lui prendre la bouche.
Elle se laissa coucher dans un doux vertige sur la peau de loup et l’enlaça de ses jambes, frottant
son nez et sa bouche sur la peau moite de son visage pour en respirer l’odeur d’amour et de sueur. Ses
mains caressaient son dos, les muscles de ses épaules. Comme il paraissait plein de vigueur ! Il était si
réel. Si vrai. Grâce à lui, elle se sentait entièrement vivante pour la première fois de sa vie.
La langue de son compagnon redessina le contour de ses lèvres, de ses paupières closes, goûta
longuement sa langue. Alors, n’y pouvant tenir davantage, elle dénoua de ses mains tremblantes le lacet
de son haut-de-chausse et prit dans sa main le poids tiède de son sexe. Il était prêt et vibrant et elle ouvrit
les jambes dans une invitation silencieuse. Aussitôt, d’un habile mouvement des hanches, Edward
plongea en elle avec un cri rauque.
Cette fois, elle se livra toute, enroulant ses jambes autour des reins de son partenaire,
l’accompagnant dans cette chevauchée du plaisir jusqu’à ce qu’ils trouvent leur rythme, de plus en plus
vite, de plus en plus loin.
Une nouvelle vague de plaisir, plus forte encore que lorsqu’il goûtait l’intimité de son sexe, plus
forte que son plaisir de la nuit, submergea Elizabeth. De plus en plus fort, de plus en plus haut jusqu’à ce
qu’ils émergent dans le bleu de l’azur. Ensemble.
Edward laissa échapper un cri et son corps se tendit au-dessus d’elle. Elle le serra, tremblante,
entre ses bras, recueillant dans sa bouche le râle de son plaisir.
Puis, épuisés et heureux, ils s’endormirent, doucement réchauffés par la combustion lente des bûches
dans le foyer.
Chapitre 7

Edward regardait Elizabeth sortir les victuailles du panier que Robert avait laissé pour la
prisonnière et son geôlier. La jeune femme disposa prestement sur la table pain bis, black pudding,
fromage de Stilton et une carafe de vin bouché. Elle chantonnait en s’activant, un sourire aux lèvres.
Elle était toujours vêtue de sa longue chemise et portait sur les épaules un grand châle qui ornait
auparavant le dossier d’un fauteuil. Ses longs cheveux étaient retenus par un ruban rose, déniché Dieu sait
où.
Elle semblait absurdement heureuse et, de sa vie, il n’avait vu tableau plus charmant. Ce spectacle
lui donnait à lui aussi envie de sourire, un vrai sourire de profond contentement comme il n’en avait pas
éprouvé depuis des années.
Depuis la disparition de Jamie, et malgré le carrousel effréné de ses plaisirs à la Cour, il se sentait
mort. Il n’y avait plus en lui que froidure et ténèbres et sa vie n’avait de sens que pour obtenir vengeance.
Et voilà qu’il sentait de nouveau la chaleur l’envahir, comme le soleil qui réchauffe la terre au
printemps, après un long hiver glacé. Que lui était-il arrivé ? Adepte du seul plaisir physique, jamais il
n’avait cherché dans l’acte sexuel la moindre tendresse. Et pourtant, cette tendresse était là, sous ses
yeux, et partout autour de lui.
Qu’allait-il faire de ce bonheur tout neuf ? Pouvait-il accepter ce cadeau qui venait de lui tomber
dans les mains ? Ou devrait-il lui tourner le dos pour reprendre sa course vengeresse, terrifiante et
implacable ?
Elizabeth lui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule et son sourire s’élargit. Il lui sourit en retour.
Il ne pouvait faire autrement. Pas quand elle lui souriait de cette manière-là.
— Mais c’est une prison de luxe, plaisanta-t-elle gaiement. Du pain, du pudding. Du fromage, et du
bon ! Les prisonniers de la Tour de Londres ne sont certainement pas si bien traités.
Edward rit.
— Je suis un geôlier exemplaire. Pas question que l’une de mes captives manque de quoi que ce
soit.
— C’est bien ce que j’ai cru remarquer…
Elizabeth mordit dans une tranche de pain qu’elle venait de couper tout en le jaugeant du regard.
— Je commence même à me demander si je ne vais pas demander à prolonger mon séjour.
Il se le demandait lui aussi. Dans une vie qui, malgré son luxe et ses plaisirs ressemblait à un
perpétuel combat, ce petit pavillon de chasse perdu au milieu de nulle part lui avait procuré un moment
de paix inestimable. Mais le temps qui leur était imparti fondait comme neige au soleil. Il le sentait filer
entre ses doigts quand bien même il s’efforçait de le retenir.
Edward tendit la main vers sa compagne, l’invitant à le rejoindre sur le tabouret où il avait pris
place. Elle mêla ses doigts aux siens et, l’attirant sur ses genoux, il l’entoura de ses bras.
Riante, elle se blottit contre lui.
— Mais je suppose que nous ne pouvons rester ici pour toujours, dit-elle comme si elle lisait dans
ses pensées.
— Non, en effet. Nous sommes tous les deux attendus chez la reine.
Edward la baisa à la tempe, humant son parfum délicat. Il voulait graver cet instant dans sa
mémoire, l’image de cette femme, son odeur, la grâce de ses gestes.
— Et votre mission est encore à accomplir, constata-t-elle d’une voix neutre.
— En effet. Sheldon doit payer pour ses fautes.
— Certes. Mais il ne serait pas juste que vous le payiez, vous, de votre vie.
Elle pliait et repliait entre ses doigts un pan de la chemise de son compagnon, une ride barrant
soudain son front lisse.
— Pourtant, reprit-elle, vous ne devez pas être seuls, votre frère et vous, à avoir été lésés par ce
sinistre personnage. Il doit y avoir d’autres victimes, sans doute même des gens que nous connaissons à la
Cour.
Le regard d’Edward se rétrécit.
— Que voulez-vous dire ?
— Qu’il y a sans doute un meilleur plan que d’utiliser la pauvre Jane.
Elle se redressa dans ses bras, les yeux brillants d’excitation et poursuivit d’une voix rapide :
— Nous devons trouver ces personnes et nous unir tous pour mettre à bas Sheldon. S’il n’a pas
hésité à se servir de Jane et de votre pauvre frère, il n’hésitera pas à…
Elle s’interrompit.
— A quoi ? demanda Edward bien qu’il connaisse sa réponse.
En écoutant les propos décousus de la jeune femme, une idée se faisait jour dans son esprit. Une
coalition pour incriminer Sheldon. Oui, cela pourrait marcher, à condition de pouvoir identifier les autres
personnes impliquées. Les victimes étaient là, à Londres, mais sans doute trop honteuses de leur propre
crédulité pour se découvrir.
C’était ce genre de sentiment qui permettait à des individus sans scrupule comme Sheldon d’ourdir
dans l’ombre leurs manigances.
A lui de les révéler à la lumière.
Soudain Elizabeth s’exclama avec un sursaut :
— Mon Dieu ! Mais bien sûr ! … Les papiers.
— Quels papiers ?
— Lors de cet affreux dîner de fiançailles, ma nièce a eu l’esprit de s’emparer de documents posés
sur une table dans le cabinet particulier de Sheldon. Elle ne sait pas très bien lire, aussi n’était-elle pas
sûre de ce dont il s’agissait, mais elle voulait s’assurer une arme éventuelle contre lui.
Tiens, tiens… La petite Jane Courtwright n’était pas que jolie, finalement. Elle avait aussi hérité de
l’intelligence de sa tante.
— Où sont-ils ?
— Sous la banquette de mon carrosse. Elle me les a donnés avant de s’embarquer pour la France
avec l’homme qu’elle aime. Peut-être y a-t-il là de quoi nous aider ?
— C’est possible. Et j’ai quelques amis à Bankside qui pourront aussi nous être utiles. Je suis
certain qu’ils seraient ravis de voir Sheldon débarrasser le plancher, lui qui s’amuse à jouer sur leur
propre terrain.
Et Robert Alden, qui connaissait sur le bout des doigts tous les bas-fonds de Londres, ne
demanderait qu’à lui donner un coup de main.
Oui, décidément, il y avait peut-être là un moyen d’agir.
Elizabeth l’embrassa et bondit sur ses pieds en criant :
— Mon Dieu, que tout cela est excitant !
— Oh ! Mais pas du tout.
La faisant d’autorité se rasseoir sur ses genoux, Edward enroula ses bras autour de la taille de la
jeune femme, comme pour la préserver des dangers de cette sombre affaire.
— Ta place est à la Cour, Elizabeth, murmura-t-il contre son cou, la tutoyant pour la première fois.
Tu dois oublier tout ce qui vient de se passer.
— Retourner à la vie sinistre que je menais là-bas ? Jamais de la vie ! Et puis, c’est ma nièce que
Sheldon a voulu abuser. Moi aussi, je veux le punir.
— Je me refuse à ce qu’il t’arrive quoi que ce soit, protesta Edward d’une voix rauque en
l’étreignant plus fort. Trop de gens ont souffert autour de moi par ma faute.
— Mais tu n’es pour rien dans ce qui est arrivé à ton frère. Et je sais que tu me protégeras.
Se tournant vers lui, elle prit doucement son visage entre ses mains, son regard brillant de tendresse.
— Je serai très prudente, poursuivit-elle, je te le promets. Et jamais je ne me suis sentie plus
vivante. Et surtout, plus utile.
Edward, le regard plongeant au fond de celui de sa compagne, comprit que, pour la première fois de
sa vie, il venait de rencontrer un caractère aussi trempé que le sien. Tout comme lui, Elizabeth ne
reculerai devant rien. Il devrait simplement la garder toujours à ses côtés pour veiller à ce qu’il ne lui
arrive rien.
Et c’était là une perspective qui ne pouvait lui déplaire.
— A une condition…
Elizabeth fronça les sourcils.
— Laquelle ?
— Que tu ne prennes aucune initiative. Et que je puisse avoir toujours un œil sur toi. J’insiste.
— Pourquoi ? s’enquit-elle d’un ton soupçonneux. Tel Barbe-Bleue, ton penchant à enfermer les
femmes te travaillerait-il de nouveau au corps, sous prétexte de me protéger de Sheldon ?
Il claqua la langue, un sourire taquin jouant au coin de ses lèvres.
— Je n’avais pas pensé à cela. Mais l’idée n’est pas mauvaise…
Elizabeth lui administra une tape sur l’épaule et il rit. Jamais il n’aurait pensé que la compagnie
d’une femme pourrait lui faire le cœur aussi léger. Il avait enfin trouvé un caractère assorti au sien, une
femme faite à la fois de douceur et de feu et avec qui il se sentait prêt à affronter l’aventure de la vie.
A condition que tel soit son souhait, à elle aussi, évidemment. Il plongea son regard dans le beau
regard doré de sa compagne
— Si je veux rester à tes côtés, quels que soient les obstacles que nous aurons à affronter, c’est
parce que je t’aime. Ensemble, nous ferons fuir le morne ennui des jours. Notre vie sera peut-être semée
de grands tourments, mais aussi de grandes joies.
De stupeur, Elizabeth faillit glisser sur le sol. Il assura son étreinte.
— Tu… tu m’aimes ? chuchota-t-elle.
— Oui. Je sais que cela paraît incroyable. Je n’étais même pas bien sûr de savoir ce que ce mot
signifiait. Mais maintenant, grâce à toi, et aux précieux moments que nous venons de partager, je le sais.
Des larmes firent miroiter le regard de la jeune femme, comme autant de diamants.
Elle rit, d’un rire léger et plein de joie.
— Moi aussi, je t’aime, Edward. Et je suis prête à rester avec toi… A une condition…
Il la regarda, inquiet.
— … Que plus jamais tu ne me traites comme une prisonnière. Ni que tu aies recours au mensonge.
Notre union ne doit ressembler en rien à mon premier mariage. Ce sera une aventure que nous vivrons
côte à côte, d’égal à égale et main dans la main.
— Je promets, assura-t-il, soulagé.
De nouveau, un sourire taquin éclaira son visage.
— Mais j’y mets une clause d’exception. Jamais tu ne seras enfermée par mes soins dans une
chambre. Sauf avec moi.
Sur ces mots, il l’embrassa longuement, avide de sentir le goût de ses lèvres, de lui témoigner
l’amour passionné qu’il éprouvait pour elle. Ils étaient ensemble, maintenant. Plus jamais ni l’un ni
l’autre ne connaîtrait la solitude et le doute.
N’était-ce pas là la plus grande des libertés ?
Elizabeth lui rendit son baiser, les doigts noués dans ses cheveux comme un bateau s’attache au port.
Et il sentit en elle la promesse d’une vie nouvelle.
Avec elle.
Pour toujours.
TITRE ORIGINAL : TO COURT, CAPTURE AND CONQUER
Traduction française : ANNIE LEGENDRE
© 2010, Ammanda M cCabe. © 2015, Harlequin.

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