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De Sophie WESTON
1.
— C'est le jour le plus horrible de ma vie ! Francesca Heller,
debout devant la porte vitrée de la librairie, contemplait la rue d'un
œil morne. Le gris du ciel était en harmonie avec son état d'esprit,
songea-t-elle tristement.
— Raison de plus pour ne pas te laisser abattre, déclara son amie
Jazz d'un ton ferme.
Perchée sur un escabeau, cette dernière complétait le rayon de
littérature policière.
— Pour ça, je ne vois qu'une solution, poursuivit-elle. Profiter du
cocktail de ce soir pour te changer les idées.
— Tu ne t'imagines tout de même pas que je vais aller à un cocktail
après une journée aussi désastreuse? protesta Francesca.
— Mais si, répondit Jazz d'un ton catégorique. En tant que libraire,
tu te dois de répondre aux invitations des maisons d'édition.
Grande et svelte, Jazz était une superbe brune au charme piquant.
Francesca enviait ses boucles épaisses et sa silhouette élancée. Elle-
même était petite et menue. Quant à ses cheveux châtain clair, ils
faisaient son désespoir. Elle les trouvait trop fins. « Dans une foule,
je suis invisible », pensait-elle souvent, persuadée qu'elle n'avait
aucun charme. Cependant, elle sous-estimait l'impact de ses grands
yeux mordorés. Ourlés de longs cils noirs, ils étaient
particulièrement expressifs et fascinants — même derrière les verres
de ses lunettes.
Dardés sur Jazz, ils lançaient des étincelles. Son amie aurait pu
montrer un peu de compassion! songea-t-elle avec irritation.
Cependant, en ce qui concernait le cocktail, il fallait bien reconnaître
qu'elle avait raison. Certes, elles dirigeaient conjointement « La
Ruche », une librairie indépendante londonienne, mais seule Jazz
avait de l'expérience dans ce domaine. Et ce n'était pas en fuyant les
occasions de fréquenter le monde de l'édition qu'elle-même allait en
acquérir...
— Même après la scène à laquelle je viens d'assister? hasarda-t-
elle.
Jazz eut un grand sourire.
— Pour ma part, je suis ravie que ton père ait dit ses quatre vérités
à Barry, déclara son amie avec une satisfaction évidente.
Francesca écarquilla les yeux. Jazz avait toujours eu tendance à
dédramatiser, mais à ce point, c'était insensé !
— Mon père vient de démolir devant moi l'homme qui voulait
m'épouser et c'est tout ce que tu trouves à dire?
— Tu n'aurais jamais épousé ce traître, déclara Jazz d'un ton patient
en descendant de l'escabeau.
Francesca se mordilla la lèvre. Son amie n'était pas au courant, mais
ce matin même, elle avait décidé d'accepter la demande en mariage
de Barry.
Ce soir, ils avaient prévu de dîner dans l'un de leurs restaurants
favoris. Dire qu'elle s'était naïvement représenté la scène, à la lueur
des chandelles... Barry de la Touche lui aurait délicatement enlevé
ses lunettes pour plonger son regard dans le sien. Puis il lui aurait
pris la main en déclarant d'un ton solennel : « Nous étions destinés à
nous rencontrer, mon canard. »
Malheureusement, ce rêve était parti en fumée. Son père avait veillé
à dissiper ses illusions... Barry, qui travaillait à la librairie trois jours
par semaine, se trouvait dans la réserve. Peter Heller était arrivé à
l'improviste en brandissant une basse de documents. D'une voix
tonitruante, il avait déclaré détenir la preuve que le jeune homme
avait acquis sa particule dans des conditions suspectes. Et qu'il avait
déjà été condamné plusieurs fois pour escroquerie. Comme à son
habitude, son père avait terrassé son adversaire en quelques
minutes, songea sombrement Francesca. Quand il avait fui le
Montassurro, Peter Heller n'avait pas un sou en poche. S'il avait
réussi à survivre et à devenir multimillionnaire c'était parce qu'il avait
le don de découvrir les failles de ses concurrents. Ce qui lui
permettait de frapper juste et de les vaincre à tous les coups.
Comme si les accusations qu'il venait de lancer ne suffisaient pas, il
avait soutenu que Barry n'avait commencé sa cour assidue qu'après
s'être renseigné sur la fortune de sa fille.
Francesca avait refusé de le croire. Du moins, au début... Car
quand Peter Heller avait menacé de la déshériter, la vraie nature de
Barry s'était dévoilée. Une nature très peu romantique, à vrai dire. Il
était tout simplement parti, emportant avec lui les rêves de
Francesca, ainsi que son cœur. Sans parler de son amour-propre...
Mais qui voudrait la croire? Personne, bien sûr. Tout le monde
s'imaginait que Francesca Heller était une battante...
— J'avais décidé de lui dire ce soir que j'acceptais sa demande,
avoua-t-elle.
— Tu aurais fini par changer d'avis. A part ses yeux magnifiques, il
n'avait rien pour lui.
Francesca baissa le front. Inutile de protester. Jazz avait
malheureusement raison...
— Pourquoi ne m'en suis-je pas rendu compte toute seule?
marmonna-t-elle.
— Au fond de toi, tu le savais, dit Jazz d'un ton réconfortant. Ton
père a peut-être précipité la rupture, mais tu aurais fini par quitter
Barry, crois-moi, affirma Jazz en prenant une pile de romans
policiers avant de remonter sur l'escabeau.
Francesca s'accouda au comptoir sans répondre.
Dire qu'elle avait été assez naïve pour voler au secours de Barry...
Passant ostensiblement le bras sous celui de son fiancé, elle avait
traité son père de vieux grippe-sou manipulateur. Puis elle lui avait
précisé en des termes assez crus ce qu'elle pensait de son héritage.
Mais Barry ne l'avait pas suivie sur ce terrain.
— Mon canard..., avait-il dit tendrement.
Il lui avait enlevé ses lunettes et les avait glissées dans la poche de
son veston. C'était sa petite manie la plus attendrissante, avait-elle
toujours pensé. Même si elle lui avait coûté une fortune en paires de
rechange...
— Je ne peux pas te faire ça, avait-il ajouté. Puis il avait déposé un
baiser sur son front. Peter Heller avait émis un rire méprisant.
Sans lui prêter attention, Francesca, émue par l'abnégation de
Barry, avait tenté de le raisonner.
— Nous sommes jeunes. En bonne santé. Pourquoi aurions-nous
besoin de l'argent de mon père? Nous pouvons travailler. Je me
moque de tes erreurs passées. Je suis de ton côté. Ensemble, nous
pouvons nous en sortir...
C'était à cet instant que Barry avait tombé le masque. Sans ses
lunettes, Francesca ne distinguait pas ses traits, mais elle avait
nettement perçu le changement dans sa voix.
— Nous en sortir! avait-il lancé d'un ton narquois.
— Ah ! s'était écrié Peter en claquant des doigts. De toute
évidence, il était ravi...
Francesca avait continué de l'ignorer. Elle s'était adressée à la
grande silhouette de Barry penchée sur elle :
— Je n'ai pas besoin d'argent...
— Moi, si !
Ce cri du cœur lui avait fait perdre d'un coup toutes ses illusions...
— Ne comprends-tu pas? avait poursuivi Barry d'un ton véhément.
J'ai mangé de la vache enragée pendant trop longtemps. Il est hors
de question que je recommence !
Pétrifiée, Francesca s'était abstenue de tout commentaire.
— Au revoir, monsieur Trott, avait déclaré Peter. Pour souligner,
comme si c'était nécessaire, que de la Touche n'était pas son vrai
nom... Machinalement, Francesca avait tendu la main à la silhouette
floue, qui déjà s'éloignait.
— Au revoir, Barry, avait-elle dit poliment. Avec son père, elle
s'était montrée beaucoup moins polie.
Puis elle s'était mise à la recherche de son ultime paire de lunettes
de rechange.
Elle l'avait trouvée dans la trousse à pharmacie. Une des branches
avait été recollée avec un bout de sparadrap, à présent gris et tout
effiloché. Ses cheveux s'y accrochaient, lui faisant venir les larmes
aux yeux.
Clignant des paupières, elle demanda à Jazz, toujours perchée sur
son escabeau :
— Pourquoi penses-tu que nous aurions rompu de toute façon ?
Jazz lui jeta un regard affectueux.
— Tu t'es bien gardée de confier à Barry que tu avais une fortune
personnelle, si je ne m'abuse.
Francesca tressaillit. Son amie disait vrai...
Quand elles avaient commencé à discuter d'une éventuelle
association, Jazz l'avait prévenue qu'elle risquait de perdre de
l'argent. Et que de toute façon, il faudrait attendre des années avant
que la librairie devienne vraiment rentable. Francesca lui avait alors
expliqué qu'elle avait reçu de son père une donation considérable
quand elle était adolescente et qu'elle pouvait utiliser cet argent
comme bon lui semblait. Jazz avait alors accepté avec joie qu'elle
investisse dans la librairie.
— Tu voulais savoir, toi aussi, n'est-ce pas? insista son amie.
Francesca déglutit péniblement.
— Savoir quoi ?
— Si l'argent était important pour lui. Francesca tressaillit de
nouveau. Allons, il fallait toujours regarder la vérité en face. Même
quand elle était cruelle...
— Je suppose, admit-elle.
— Tu vois? Tu n'étais pas complètement subjuguée. En vrai femme
de tête, tu avais des doutes.
— Femme de tête et laideron, marmonna-t-elle. Jazz regarda son
amie d'un air effaré.
— Pardon ?
Francesca eut une moue désabusée.
— Je sais parfaitement que je ne suis pas séduisante. Tous les
hommes qui se sont intéressés à moi étaient éblouis par le titre de
ma mère ou par les millions de mon père. Dès qu'ils ont pris le
temps de me regarder de plus près, ils ont tous déclaré forfait.
Jazz fut autant atterrée par le ton résigné de son amie que par ses
propos.
— Tu divagues, enfin !
Malgré le cri de protestation de Jazz, Francesca eut un sourire las.
— Si tu savais combien de déconvenues j'ai accumulées.
— Comme tout le monde. Ça aide à devenir adulte.
— A vingt-trois ans, il serait temps, rétorqua Francesca avec une
moue de dérision. Non. Ma vie sentimentale est un véritable
désastre. Avec les chiffres, je n'ai aucun problème. Mais pour tout
ce qui touche aux sentiments, j'ai toujours été nulle !
Elle redressa les épaules. Et parvint même à esquisser un sourire.
— J'ai donc intérêt à m'accomplir dans le travail, pas vrai? Allez,
emmène-moi à ce fichu cocktail.
Conrad Domitio refusa un centième canapé. Un peu d'air frais, en
revanche, serait le bienvenu, songea-t-il.
— Combien de temps cela va-t-il encore durer ? demanda-t-il à
l'attachée de presse.
La jeune femme leva des yeux émerveillés vers l'homme au
physique ravageur qui se tenait à côté d'elle. Grand, athlétique, front
large et yeux verts, Conrad Domitio n'était pas seulement beau. Son
élégance désinvolte, son aisance naturelle, la virilité qui émanait de
tout son être lui donnaient un charme redoutable. Tout en lui
respirait la sensualité. Même sa voix était sexy. Quant à son sourire,
il était irrésistible. Toutes les femmes sans exception se pâmaient
devant lui.
L'attachée de presse réprima un frisson avant de répondre.
— Une heure.
En fait, la réception devait durer bien plus longtemps, mais la jeune
femme préféra ne pas décourager Conrad Domitio. Il avait du mal à
se plier aux exigences de la promotion de son livre et elle ne voulait
pas risquer de le faire fuir. Sa mission était de le retenir jusqu'à la fin
du cocktail. En effet, la maison d'édition qui avait organisé cette
réception comptait tout particulièrement sur ce nouvel auteur pour
faire grimper les ventes. Car Conrad Domitio n'était pas seulement
un héros séduisant doublé d'un écrivain de talent. C'était également
un prince.
Lorsqu'ils l'avaient appris, les responsables de la communication
avaient eu du mal à croire à leur chance. Rien de tel pour allécher
les lecteurs. Cendres dans le vent promettait d'être un best-seller!
Conrad jeta un coup d'œil à sa montre. Il pouvait encore leur
accorder une heure, mais pas plus. — D'accord, dit-il.
S'il avait su à quel point il serait sollicité pour la promotion du livre,
il n'aurait jamais accepté de l'écrire, songea-t-il sombrement. A vrai
dire, il avait failli refuser. Mais le photographe de l'expédition avait
pris des clichés stupéfiants du volcan en éruption. Impossible de ne
pas reconnaître qu'ils méritaient un livre. Or, grâce aux notes qu'il
rédigeait quotidiennement lors de chaque expédition, la moitié de
l'histoire était déjà pratiquement écrite.
Il avait donc accepté de rédiger un texte pour accompagner les
photos. Il ne le regrettait pas. Et pour être honnête, il était même
très fier du résultat. Cependant, il ne s'attendait pas à autant de
battage médiatique... Enfin, il pouvait bien supporter encore une
heure de ce cirque. D'autant plus que les droits d'auteur de Cendres
dans le vent seraient reversés à une association humanitaire.
Il promena un regard désabusé sur la salle bondée. Le brouhaha
des conversations était couvert par des percussions africaines,
tandis que des éclairs de lumière stroboscopique évoquaient au
choix une boîte de nuit ou un orage en forêt. Sur des tables étaient
réparties des piles de livres, dont le sien. Mais pour les repérer, il
aurait fallu des jumelles à infrarouge, se dit Conrad.
Il consulta de nouveau sa montre. C'était tout juste s'il parvenait à
lire l'heure dans la pénombre.
— Que suis-je censé faire? demanda-t-il à l'attachée de presse.
— Passer entre les convives et discuter avec eux. Résigné, Conrad
s'immergea dans la foule.
L'éclairage semblable à celui d'une discothèque sortit Francesca de
sa léthargie.
— J'aurais dû me changer, confia-t-elle à Jazz en regardant passer
une femme vêtue d'un petit haut argenté à fines bretelles.
— Ne t'inquiète pas, la plupart des invités arrivent directement de
leur travail, comme nous. Les seuls en tenue de combat seront les
auteurs et les éditeurs, répondit Jazz.
Examinant Francesca, elle s'écria :
— Oh, non! Pas ces lunettes!
— Ce sont les seules qui me restent, se défendit Francesca.
Jazz tendit la main.
— Donne-les-moi.
— Tu sais bien que je ne vois rien sans elles ! protesta Francesca.
— Peu importe, répliqua Jazz sans se laisser attendrir. Essaie de
trouver quelque chose à boire et de ne pas te cogner dans les
tables. C'est tout ce qu'on te demande... Et essaie de soutirer leur
carte de visite à tous les gens que tu jugeras intéressants.
— Mais...
— Jamais une femme d'affaires digne de ce nom ne se rendrait à un
cocktail avec des lunettes rafistolées. Tu as décidé de t'investir à
fond dans ta carrière, oui ou non?
— Oui, mais j'aimerais quand même voir un tout petit peu.
— Une autre fois, rétorqua Jazz d'un ton sans réplique. Ce soir, tu
représentes La Ruche. Pense à notre image.
Avec un soupir, Francesca enleva ses lunettes. Jazz les lui arracha
des mains et les fourra dans son sac. Puis elle prit une brochure sur
une table.
— Voyons les livres présentés ce soir. A la recherche de la Baleine
Bleue, bof... Cinq mille ans de détritus, l'histoire officielle des
déchets par le Pr Machin... Cendres dans le vent, des images
incroyables, un récit palpitant. Voyons un peu...
Après avoir parcouru le texte de présentation, elle mit la brochure
sous le nez de Francesca.
— Regarde! s'exclama-t-elle.
Francesca loucha. Apparemment, il y avait une photo quelque part
Mais impossible de distinguer autre chose qu'une vague tache
sombre.
— Désolée, je ne vois rien, dit-elle.
— Il est positivement craquant ! s'exclama Jazz. Mais ce n'est pas
tout. Ecoute.
Elle lut à haute voix le texte de la plaquette.
— « Conrad Domitio est l'un des meilleurs sismologues actuels.
Mais lorsqu'il a participé à l'expédition du Pr Roy Blackland à
Salaman Kao, c'était la première fois qu'il descendait dans le
cratère d'un volcan. »
— Oh, non ! Encore un livre sur les volcans ! se lamenta
Francesca.
— Ecoute ! intima Jazz. J'arrive au plus intéressant. « Car Conrad
Domitio n'est autre que le prince héritier de la couronne du
Montassurro, le petit-fils de l'ex-roi Félix, aujourd'hui âgé de
soixante-quinze ans. Obligé de fuir son pays à peine monté sur le
trône, le roi Felix s'est réfugié en Angleterre où il vit depuis. Après
l'exploit de Conrad Domitio, il a déclaré qu'il avait toujours su que
son petit-fils était un véritable meneur d'hommes.
« Conrad Domitio, en revanche, minimise sa prouesse. Selon lui, la
réussite de l'expédition est due à son inexpérience. Ses souvenirs du
Guide de survie à l'usage des novices étaient plus précis que ceux
de ses compagnons, parce qu'il venait de le lire, explique-t-il avec
modestie. Il faut tout de même préciser que grâce à lui, six hommes
ont échappé à la mort. Ce livre raconte leur expédition
mouvementée. »
— Le prince héritier de la couronne du Montas-surro? déclara
Francesca avec une moue dédaigneuse. Ce serait bien la première
fois qu'un membre de cette famille royale se comporterait en héros !
Jazz ignora sa remarque, tout occupée qu'elle était à promener son
regard sur la foule.
— Ça y est, je l'ai repéré ! Il a l'air encore plus beau que sur les
photos. Quelle carrure! Et il dépasse tout le monde d'au moins une
tête. Il est par là, indiqua-t-elle d'un signe de main discret. Tu es
sans doute la seule femme de l'assistance à ne pas l'avoir remarqué.
Je le veux... Va me le chercher.
— Pour qui me prends-tu? s'écria Francesca, outrée. Vas-y toi-
même.
— C'est toi la responsable des soirées à la librairie, fit valoir Jazz.
Va vite lui faire une proposition impossible à refuser.
— Les hommes, c'est ton rayon, s'entêta Francesca. Moi, mon
domaine c'est la comptabilité. Puisqu'il te plaît tant, à toi de le
séduire.
Jazz poussa un soupir.
— J'aimerais bien ! Mais tu as raison, dit-elle en prenant un air
résigné. Inutile d'essayer de l'approcher. Une petite librairie
indépendante comme La Ruche n'intéressera pas son éditeur. Il
préférera privilégier les grandes chaînes.
— Il n'est pas obligé de suivre à la lettre les consignes de son
éditeur ! protesta Francesca, révoltée. C'est un homme ou un
pantin?
Jazz réprima un sourire. Elle savait que le meilleur moyen de
redonner tout son allant à Francesca, était de lui présenter sa
mission comme impossible. A l'instar de son père, Francesca Heller
était incapable de ne pas relever un défi.
— C'est un écrivain qui veut vendre son livre, répondit Jazz. Il ne
nous accordera pas la moindre attention. C'est sans espoir.
Sans espoir? songea Francesca. Aujourd'hui, son ego avait été
malmené autant, sinon plus, que son cœur. Or s'il n'y avait pas
grand-chose à faire pour son cœur, qui guérirait de lui-même avec
le temps, il n'en était pas de même pour son ego — il ne tenait qu'à
elle de le soigner. Elle n'allait sûrement pas accepter une seconde
défaite ce soir !
— Eh bien moi, je te parie qu'il va accepter l'invitation de notre
petite librairie indépendante, que son éditeur soit d'accord ou pas !
lança-t-elle en relevant le menton.
Avec un sourire satisfait, Jazz la regarda s'élancer dans la foule en
direction du prince héritier. Même sans ses lunettes, il y avait une
chance pour qu'elle parvienne à l'aborder. Depuis trois mois qu'elle
travaillait avec Francesca, elle avait appris que rien ne pouvait
arrêter celle-ci quand elle s'était fixé un objectif.
Dans un restaurant raffiné au cadre intime, il lui fit goûter des mets
exquis tout en lui racontant des anecdotes de son enfance. Puis il la
fit rire aux éclats en lui mimant les pitreries de ses petits élèves du
samedi matin.
— Comment se fait-il que des enfants aussi jeunes s'intéressent à la
sismologie ? s'enquit-elle.
— Ce ne sont pas des cours de sismologie. Je leur enseigne le
montassurrien.
Francesca ouvrit de grands yeux.
— Qui peut avoir envie d'apprendre le montassurrien ?
Il y eut un silence. Quand Conrad répondit, ce fut d'un ton
légèrement crispé.
— Les exilés sont très attachés à leur culture. Et donc à leur langue
maternelle.
Francesca rougit. Elle baissa les paupières. Quel manque de tact! Il
fallait qu'elle lui présente des excuses. Mais que dire? Ne trouvant
pas les mots appropriés, elle resta silencieuse. Et se maudit pour
cela.
— Certains souhaitent simplement que leurs enfants soient capables
de parler la même langue que leurs grands-parents, poursuivit
Conrad. D'autres, comme mon grand-père, ont l'espoir de rentrer
un jour dans leur pays.
— Est-ce facile à apprendre? demanda-t-elle en s'efforçant de
dissimuler son embarras.
Visiblement surpris, il laissa échapper un rire.
— Très honnêtement, le montassurrien est une langue un peu
archaïque. Et hybride. Elle a des origines slaves et latines.
Mais Francesca n'entendait plus ses paroles. Fascinée par son
regard étincelant, elle se laissait bercer par le son de sa voix. Mon
Dieu ! Que cet homme était sexy ! Et dangereux ! Elle n'aurait
jamais dû accepter son invitation à dîner.
— ... mais les montagnes ont toujours été habitées, entendit-elle en
sortant de sa rêverie.
Sans doute parlait-il du Montassurro, se dit-elle en reprenant ses
esprits.
— Mon grand-père m'a si souvent décrit ces paysages que j'ai
l'impression d'y être déjà allé, confia Conrad. J'espère que son
souhait se réalisera et qu'il pourra de nouveau servir son pays. Il est
très estimé là-bas.
Il se tut. Mais une requête non exprimée flottait dans l'air.
Ce fut Francesca qui la formula.
— Vous aimeriez que nous l'y aidions, n'est-ce pas?
Il se pencha en avant.
— Voilà ce que je vous propose. Annonçons nos fiançailles le soir
du bal. Ne vous inquiétez pas, ça ne vous empêchera pas de
continuer à vivre comme avant. Je voyage beaucoup. Et de toute
façon, cet été, je pars au Montassurro pour livrer la première unité
d'hôpital mobile. La seule obligation que vous aurez sera de
m'accompagner à des réceptions ou à des cérémonies officielles
lors de mes séjours à Londres. Il n'y en a pas plus de trois ou
quatre dans l'année. Je vous donnerai les dates longtemps à
l'avance.
Francesca était pétrifiée. Adieu doux rêves d'amour, songea-t-elle
avec amertume. Quand donc cesserait-elle de se raconter des
contes de fées, comme une adolescente attardée?
— Bien sûr, si vous souhaitez que je vous fasse la cour, j'en serais
ravi, ajouta-t-il avec un sourire enjôleur.
Elle eut l'impression que son cœur cessait de battre.
— Pardon?
Seigneur! Pourquoi était-elle prise de panique, tout à coup? N'était-
ce pas ce qu'elle espérait entendre ? Alors pourquoi était-elle
incapable de prononcer un seul mot?
Sans paraître remarquer son trouble, Conrad demanda l'addition. Il
la raccompagna à son appartement. La nuit était fraîche et les rues
étaient pratiquement vides, fl. lui prit la main.
Francesca la retira vivement, et s'en voulut aussitôt. Conrad ne fit
aucun commentaire.
« Je suis détendue. Je suis détendue », se répéta-t-elle jusqu'à son
appartement. Il suffisait d'y croire...
Elle invita Conrad à boire un café. Il lui tint compagnie dans la
cuisine en bavardant gaiement pendant qu'elle le préparait. Une fois
dans le salon, il but sa tasse en silence. Puis il la posa sur la table
basse et se leva. Il s'approcha du canapé et s'assit à côté de
Francesca.
Le cœur battant à tout rompre, elle n'osait pas faire un geste.
Il posa un bras sur le dossier du canapé, derrière elle.
Toujours immobile, elle retint son souffle. Ses rêves allaient être
exaucés, finalement !
Les lèvres de Conrad effleurèrent les siennes avec une infinie
douceur. Frémissante, elle renversa la tête en arrière. Conrad lui
enleva délicatement ses lunettes, puis il captura sa bouche avec
fièvre. Nouant les bras autour de son cou, elle répondit
passionnément à son baiser, tout en ondulant sous ses mains
expertes qui exploraient son corps.
Soudain, elle tressaillit. Elle était nue ! Comment avait-il fait pour la
déshabiller sans qu'elle s'en aperçoive? Décidément, elle perdait la
tête !
— Arrêtez! s'écria-t-elle. Il se redressa aussitôt.
— Que se passe-t-il?
— Je... je ne suis pas prête. Il y eut un grand silence.
— Si j'ai bien compris, vous voulez que je vous laisse, dit enfin
Conrad.
— Oui, répondit-elle à voix basse. Sans un mot, sans un regard, il
s'en alla. «Mon Dieu! Qu'ai-je fait?» se lamenta Francesca, la mort
dans l'âme.
7.
Au cours des semaines qui suivirent, Francesca tenta de s'étourdir
de travail. Mais comme à son habitude, elle finit par regarder la
vérité en face. En acceptant la proposition de Conrad Domitio, elle
avait commis la plus grosse erreur de sa vie. Car il fallait se rendre à
l'évidence, elle aimait cet homme comme elle n'avait jamais aimé
auparavant.
Malheureusement, s'il était prêt à l'épouser, ce n'était pas par
amour. Ses motivations n'avaient rien de romantique et son cœur
restait inaccessible. Et pourtant, comment cesser d'espérer qu'un
jour peut-être il tomberait amoureux d'elle?
Le soir du bal, debout devant le miroir de la salle de bains, elle
examina son reflet avec circonspection. Cette créature sophistiquée,
elle ne la reconnaissait pas. En face d'elle, se tenait une étrangère.
Nouvelle coupe de cheveux, très chic. Nouvelles boucles d'oreilles
en rubis, cadeau de son père. Nouveau maquillage, après une
séance de soins dans l'institut de beauté le plus huppé de Londres,
cadeau de sa mère. Nouvelle robe de satin, très moulante, choisie
sur les conseils de Jazz. Même son parfum était nouveau. Musqué
et capiteux, il l'étourdissait légèrement. C'était un cadeau
d'Angelika.
En principe, elle aurait dû se sentir resplendissante. Alors pourquoi
avait-elle l'impression d'être totalement dépourvue de charme? Plus
l'heure avançait, plus elle redoutait cette soirée.
Soudain, elle sursauta. L'Interphone venait de sonner. Depuis le soir
où il avait quitté l'appartement sans un mot, Conrad s'était bien
gardé de lui rendre visite. Le cœur battant, elle jeta un dernier coup
d'œil à son reflet, puis gagna l'entrée. Après avoir déclenché
l'ouverture de la porte de l'immeuble, elle sortit sur le seuil pour
attendre Conrad. Il la vit du bout du couloir. S'immobilisant, il
déclara d'une voix rauque :
— Vous êtes... resplendissante.
Son ton manquait de conviction, pensa Francesca.
— J'ai l'air d'un clown, au contraire.
— Qu'est-ce qui ne va pas? demanda-t-il en s'avançant vers elle.
Il prit ses mains dans les siennes. Curieusement, au lieu d'accroître
sa confusion, ce geste la réconforta.
— Je ne sais plus où j'en suis, avoua-t-elle. Non seulement j'ai
l'impression d'être déguisée, mais je suis certaine que je n'y arriverai
jamais. Tout le monde m'accable de conseils. On m'explique
comment faire la révérence. Comment faire son entrée dans une
salle de bal. Ma mère me dit de redresser la tête. Mon père de
baisser le menton. Jazz me dit de regarder les photographes bien en
face. Votre grand-mère de ne surtout pas les regarder. Comme je
regrette d'avoir accepté de me prêter à cette comédie!
— Restez près de moi et je vous guiderai. Tout ira bien, vous
verrez.
Etait-ce le son de sa voix veloutée? Toujours est-il que son anxiété
se dissipa progressivement. Lorsqu'ils arrivèrent devant le luxueux
hôtel où se déroulait le bal, elle était presque sereine.
Heureusement! Les flashes commencèrent à crépiter dès qu'elle
posa le pied hors de la limousine, louée pour l'occasion. Surtout, ne
pas Cligner des yeux et prendre un air réjoui, se dit-elle.
— Accrochez-vous à moi, lui murmura Conrad à l'oreille. J'ai
l'habitude.
Glissant un bras autour de sa taille, il l'aida à monter les quelques
marches qui menaient au perron.
Les questions fusaient de tous côtés.
— D'où vient votre robe, mademoiselle Heller?
— La date du mariage est-elle fixée?
— Et le heu?
Conrad leva la main pour demander le silence.
— Merci pour l'intérêt que vous portez à notre vie privée. Mais si
nous sommes ici ce soir, Mlle Heller et moi, c'est pour apporter
notre soutien à l'association « Des Hôpitaux pour le Montas-surro
». N'est-ce pas, chérie ? demanda-t-il en resserrant son étreinte.
Francesca approuva d'un signe de tête. Comme elle se sentait bien
au côté de cet homme ! Si bien, qu'elle en oubliait presque que tout
ceci n'était qu'une comédie.
— Encore quelques sourires éclatants et nous en aurons terminé
avec eux, commenta-t-il en la serrant contre lui.
Après quelques clichés supplémentaires, ils gagnèrent le hall de
l'hôtel sans encombre.
— Bien joué, dit Conrad. Vous avez été parfaite. Vous allez faire
une princesse fantastique.
Francesca rougit de plaisir, mais elle n'eut pas le temps de savourer
ce compliment. Le moment était venu de faire la révérence à Son
Altesse Angelika. Seigneur! Pourvu que ses talons hauts
n'accrochent pas le bas de sa robe ! Mais elle s'en sortit très bien et
la souveraine la gratifia d'un sourire.
Ouf! Elle avait déjà surmonté les deux premières épreuves avec
succès, se dit Francesca avec soulagement. Peut-être allait-elle se
montrer à la hauteur, finalement.
Conrad l'entraîna dans la foule des invités. Prise dans un tourbillon
de salutations et de compliments, elle finit par oublier ses derniers
doutes. Quand les invités furent conviés à prendre place autour de
la grande table, elle n'avait plus du tout le sentiment d'être déguisée
et se sentait très fière d'être la fiancée du prince Conrad Domitio. Il
était manifestement très populaire. Avec les hommes comme avec
les femmes.
— C'est un garçon absolument charmant, susurra à sa voisine une
dame aux cheveux argentés, assise de l'autre côté de la table.
Prenant le ton de la confidence, elle ajouta :
— C'est un tel soulagement de constater qu'il a enfin oublié Sylvia !
Francesca tendit l'oreille, le cœur battant.
Mais l'homme qui était à sa gauche se pencha vers elle.
— Conrad Domitio est un sismologue remarquable, déclara-t-il.
Son article sur les vibrations longitudinales était passionnant.
— Qui est Sylvia? demanda Francesca.
— J'ai entendu dire qu'il devait intervenir lors de la conférence
annuelle des architectes, cet automne, poursuivit son interlocuteur,
sans dévier de son sujet. C'est un grand honneur.
Francesca se tourna vers la dame à la chevelure argentée.
— Qui est Sylvia? La dame soupira.
— L'épouse de Conrad. Son ex-épouse, à présent, bien sûr. La
princesse Maria Elena, de son vrai nom. Mais Elena était le prénom
de la mère du prince, qui a été tuée dans un accident avec son mari.
Alors les Domitio préféraient l'appeler Sylvia.
Francesca resta figée sur sa chaise. Toute la belle assurance qu'elle
n'avait même pas pris le temps de savourer s'évanouit. La laissant
accablée.
Pourquoi Conrad ne lui avait-il jamais dit qu'il avait été marié ? Quel
choc ! Elle avait l'impression tout à coup d'être prise dans les glaces
de l'Antarctique. Jamais elle n'avait eu aussi froid...
Hébétée, elle entendit vaguement les discours qui se succédèrent et
parvint à échanger quelques mots avec ses voisins. Mais quand le
repas fut terminé, elle aurait été bien en peine de dire ce qu'elle avait
mangé. Avait-elle mangé, d'ailleurs? Quand Félix annonça que le
bal allait s'ouvrir, elle applaudit mécaniquement, un sourire factice
aux lèvres.
Conrad se leva de table et s'inclina devant elle en souriant. Oh,
comme il avait l'air sûr de lui ! songea-t-elle. Et sûre d'elle, aussi.
Une petite fissure se fit jour dans la glace qui la retenait prisonnière.
Lorsque celle-ci finirait par fondre complètement, nul doute que sa
colère éclaterait. Peut-être vaudrait-il mieux que ça ne se produise
pas avant qu'elle ait quitté les lieux...
Conrad la prit dans ses bras et l'entraîna sur la piste en
tourbillonnant au son d'une valse.
— Qu'est-ce qui ne va pas? murmura-t-il, les lèvres contre ses
cheveux.
Manifestement, il avait senti la tension qui l'habitait.
— Rien.
Elle continua de sourire résolument par-dessus son épaule.
— Vous semblez contrariée, insista-t-il. Contrariée ? Grands dieux
!
— Pas du tout, répondit-elle entre ses dents.
— Quelqu'un a critiqué votre père?
Ses parents étaient présents tous les deux, ce soir. Pour l'occasion,
ils avaient décidé d'oublier leur brouille. Le nom de son père figurait
en tête de la liste des généreux donateurs, inscrite dans la brochure
du programme de la soirée. Mais il était manifeste que la vieille
garde aristocratique montassurrienne restait méfiante à l'égard de
Peter Heller.
— Pas que je sache, répondit-elle. Conrad poussa un soupir de
soulagement.
— Très bien. Détendons-nous et amusons-nous, dans ce cas.
L'odieux personnage ! Elle avait envie de l'étrangler !
La mine réjouie, les parents de Francesca regardaient le couple
danser.
Comme à son habitude, lady Anne était d'une élégance suprême.
Vêtue de velours noir, elle portait au cou un collier de diamants que
Peter lui avait offert après la conclusion de son premier gros
contrat. Se rapprochant de lui, elle lui murmura à l'oreille :
— Ça a marché. Tu as le droit de me remercier.
— Merci, dit Peter avec raideur.
Son ex-femme lui jeta un regard aigu. Il était vexé d'avoir eu besoin
de son aide pour rapprocher leur fille de Conrad Domitio.
— A ton tour de m'accorder une faveur.
— Que veux-tu? s'enquit-il d'un air méfiant.
— Laisse-les tranquilles.
— Pardon?
— Tu t'es suffisamment immiscé dans la vie de Francesca. A
présent, laisse-la se débrouiller seule. Conrad et elle s'en sortiront
très bien.
— Mais...
— Ou peut-être pas, coupa lady Anne. Il est encore trop tôt pour
crier victoire. Mais de toute façon, ça ne nous regarde plus.
D'accord?
Peter la fixa d'un air interdit.
— Tu viens de dire « ça ne nous regarde plus » ? Tout à coup, lady
Anne sembla déstabilisée.
— Pardon ?
— Viens danser, intima Peter Heller.