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Un prince trop charmant

De Sophie WESTON
1.
— C'est le jour le plus horrible de ma vie ! Francesca Heller,
debout devant la porte vitrée de la librairie, contemplait la rue d'un
œil morne. Le gris du ciel était en harmonie avec son état d'esprit,
songea-t-elle tristement.
— Raison de plus pour ne pas te laisser abattre, déclara son amie
Jazz d'un ton ferme.
Perchée sur un escabeau, cette dernière complétait le rayon de
littérature policière.
— Pour ça, je ne vois qu'une solution, poursuivit-elle. Profiter du
cocktail de ce soir pour te changer les idées.
— Tu ne t'imagines tout de même pas que je vais aller à un cocktail
après une journée aussi désastreuse? protesta Francesca.
— Mais si, répondit Jazz d'un ton catégorique. En tant que libraire,
tu te dois de répondre aux invitations des maisons d'édition.
Grande et svelte, Jazz était une superbe brune au charme piquant.
Francesca enviait ses boucles épaisses et sa silhouette élancée. Elle-
même était petite et menue. Quant à ses cheveux châtain clair, ils
faisaient son désespoir. Elle les trouvait trop fins. « Dans une foule,
je suis invisible », pensait-elle souvent, persuadée qu'elle n'avait
aucun charme. Cependant, elle sous-estimait l'impact de ses grands
yeux mordorés. Ourlés de longs cils noirs, ils étaient
particulièrement expressifs et fascinants — même derrière les verres
de ses lunettes.
Dardés sur Jazz, ils lançaient des étincelles. Son amie aurait pu
montrer un peu de compassion! songea-t-elle avec irritation.
Cependant, en ce qui concernait le cocktail, il fallait bien reconnaître
qu'elle avait raison. Certes, elles dirigeaient conjointement « La
Ruche », une librairie indépendante londonienne, mais seule Jazz
avait de l'expérience dans ce domaine. Et ce n'était pas en fuyant les
occasions de fréquenter le monde de l'édition qu'elle-même allait en
acquérir...
— Même après la scène à laquelle je viens d'assister? hasarda-t-
elle.
Jazz eut un grand sourire.
— Pour ma part, je suis ravie que ton père ait dit ses quatre vérités
à Barry, déclara son amie avec une satisfaction évidente.
Francesca écarquilla les yeux. Jazz avait toujours eu tendance à
dédramatiser, mais à ce point, c'était insensé !
— Mon père vient de démolir devant moi l'homme qui voulait
m'épouser et c'est tout ce que tu trouves à dire?
— Tu n'aurais jamais épousé ce traître, déclara Jazz d'un ton patient
en descendant de l'escabeau.
Francesca se mordilla la lèvre. Son amie n'était pas au courant, mais
ce matin même, elle avait décidé d'accepter la demande en mariage
de Barry.
Ce soir, ils avaient prévu de dîner dans l'un de leurs restaurants
favoris. Dire qu'elle s'était naïvement représenté la scène, à la lueur
des chandelles... Barry de la Touche lui aurait délicatement enlevé
ses lunettes pour plonger son regard dans le sien. Puis il lui aurait
pris la main en déclarant d'un ton solennel : « Nous étions destinés à
nous rencontrer, mon canard. »
Malheureusement, ce rêve était parti en fumée. Son père avait veillé
à dissiper ses illusions... Barry, qui travaillait à la librairie trois jours
par semaine, se trouvait dans la réserve. Peter Heller était arrivé à
l'improviste en brandissant une basse de documents. D'une voix
tonitruante, il avait déclaré détenir la preuve que le jeune homme
avait acquis sa particule dans des conditions suspectes. Et qu'il avait
déjà été condamné plusieurs fois pour escroquerie. Comme à son
habitude, son père avait terrassé son adversaire en quelques
minutes, songea sombrement Francesca. Quand il avait fui le
Montassurro, Peter Heller n'avait pas un sou en poche. S'il avait
réussi à survivre et à devenir multimillionnaire c'était parce qu'il avait
le don de découvrir les failles de ses concurrents. Ce qui lui
permettait de frapper juste et de les vaincre à tous les coups.
Comme si les accusations qu'il venait de lancer ne suffisaient pas, il
avait soutenu que Barry n'avait commencé sa cour assidue qu'après
s'être renseigné sur la fortune de sa fille.
Francesca avait refusé de le croire. Du moins, au début... Car
quand Peter Heller avait menacé de la déshériter, la vraie nature de
Barry s'était dévoilée. Une nature très peu romantique, à vrai dire. Il
était tout simplement parti, emportant avec lui les rêves de
Francesca, ainsi que son cœur. Sans parler de son amour-propre...
Mais qui voudrait la croire? Personne, bien sûr. Tout le monde
s'imaginait que Francesca Heller était une battante...
— J'avais décidé de lui dire ce soir que j'acceptais sa demande,
avoua-t-elle.
— Tu aurais fini par changer d'avis. A part ses yeux magnifiques, il
n'avait rien pour lui.
Francesca baissa le front. Inutile de protester. Jazz avait
malheureusement raison...
— Pourquoi ne m'en suis-je pas rendu compte toute seule?
marmonna-t-elle.
— Au fond de toi, tu le savais, dit Jazz d'un ton réconfortant. Ton
père a peut-être précipité la rupture, mais tu aurais fini par quitter
Barry, crois-moi, affirma Jazz en prenant une pile de romans
policiers avant de remonter sur l'escabeau.
Francesca s'accouda au comptoir sans répondre.
Dire qu'elle avait été assez naïve pour voler au secours de Barry...
Passant ostensiblement le bras sous celui de son fiancé, elle avait
traité son père de vieux grippe-sou manipulateur. Puis elle lui avait
précisé en des termes assez crus ce qu'elle pensait de son héritage.
Mais Barry ne l'avait pas suivie sur ce terrain.
— Mon canard..., avait-il dit tendrement.
Il lui avait enlevé ses lunettes et les avait glissées dans la poche de
son veston. C'était sa petite manie la plus attendrissante, avait-elle
toujours pensé. Même si elle lui avait coûté une fortune en paires de
rechange...
— Je ne peux pas te faire ça, avait-il ajouté. Puis il avait déposé un
baiser sur son front. Peter Heller avait émis un rire méprisant.
Sans lui prêter attention, Francesca, émue par l'abnégation de
Barry, avait tenté de le raisonner.
— Nous sommes jeunes. En bonne santé. Pourquoi aurions-nous
besoin de l'argent de mon père? Nous pouvons travailler. Je me
moque de tes erreurs passées. Je suis de ton côté. Ensemble, nous
pouvons nous en sortir...
C'était à cet instant que Barry avait tombé le masque. Sans ses
lunettes, Francesca ne distinguait pas ses traits, mais elle avait
nettement perçu le changement dans sa voix.
— Nous en sortir! avait-il lancé d'un ton narquois.
— Ah ! s'était écrié Peter en claquant des doigts. De toute
évidence, il était ravi...
Francesca avait continué de l'ignorer. Elle s'était adressée à la
grande silhouette de Barry penchée sur elle :
— Je n'ai pas besoin d'argent...
— Moi, si !
Ce cri du cœur lui avait fait perdre d'un coup toutes ses illusions...
— Ne comprends-tu pas? avait poursuivi Barry d'un ton véhément.
J'ai mangé de la vache enragée pendant trop longtemps. Il est hors
de question que je recommence !
Pétrifiée, Francesca s'était abstenue de tout commentaire.
— Au revoir, monsieur Trott, avait déclaré Peter. Pour souligner,
comme si c'était nécessaire, que de la Touche n'était pas son vrai
nom... Machinalement, Francesca avait tendu la main à la silhouette
floue, qui déjà s'éloignait.
— Au revoir, Barry, avait-elle dit poliment. Avec son père, elle
s'était montrée beaucoup moins polie.
Puis elle s'était mise à la recherche de son ultime paire de lunettes
de rechange.
Elle l'avait trouvée dans la trousse à pharmacie. Une des branches
avait été recollée avec un bout de sparadrap, à présent gris et tout
effiloché. Ses cheveux s'y accrochaient, lui faisant venir les larmes
aux yeux.
Clignant des paupières, elle demanda à Jazz, toujours perchée sur
son escabeau :
— Pourquoi penses-tu que nous aurions rompu de toute façon ?
Jazz lui jeta un regard affectueux.
— Tu t'es bien gardée de confier à Barry que tu avais une fortune
personnelle, si je ne m'abuse.
Francesca tressaillit. Son amie disait vrai...
Quand elles avaient commencé à discuter d'une éventuelle
association, Jazz l'avait prévenue qu'elle risquait de perdre de
l'argent. Et que de toute façon, il faudrait attendre des années avant
que la librairie devienne vraiment rentable. Francesca lui avait alors
expliqué qu'elle avait reçu de son père une donation considérable
quand elle était adolescente et qu'elle pouvait utiliser cet argent
comme bon lui semblait. Jazz avait alors accepté avec joie qu'elle
investisse dans la librairie.
— Tu voulais savoir, toi aussi, n'est-ce pas? insista son amie.
Francesca déglutit péniblement.
— Savoir quoi ?
— Si l'argent était important pour lui. Francesca tressaillit de
nouveau. Allons, il fallait toujours regarder la vérité en face. Même
quand elle était cruelle...
— Je suppose, admit-elle.
— Tu vois? Tu n'étais pas complètement subjuguée. En vrai femme
de tête, tu avais des doutes.
— Femme de tête et laideron, marmonna-t-elle. Jazz regarda son
amie d'un air effaré.
— Pardon ?
Francesca eut une moue désabusée.
— Je sais parfaitement que je ne suis pas séduisante. Tous les
hommes qui se sont intéressés à moi étaient éblouis par le titre de
ma mère ou par les millions de mon père. Dès qu'ils ont pris le
temps de me regarder de plus près, ils ont tous déclaré forfait.
Jazz fut autant atterrée par le ton résigné de son amie que par ses
propos.
— Tu divagues, enfin !
Malgré le cri de protestation de Jazz, Francesca eut un sourire las.
— Si tu savais combien de déconvenues j'ai accumulées.
— Comme tout le monde. Ça aide à devenir adulte.
— A vingt-trois ans, il serait temps, rétorqua Francesca avec une
moue de dérision. Non. Ma vie sentimentale est un véritable
désastre. Avec les chiffres, je n'ai aucun problème. Mais pour tout
ce qui touche aux sentiments, j'ai toujours été nulle !
Elle redressa les épaules. Et parvint même à esquisser un sourire.
— J'ai donc intérêt à m'accomplir dans le travail, pas vrai? Allez,
emmène-moi à ce fichu cocktail.
Conrad Domitio refusa un centième canapé. Un peu d'air frais, en
revanche, serait le bienvenu, songea-t-il.
— Combien de temps cela va-t-il encore durer ? demanda-t-il à
l'attachée de presse.
La jeune femme leva des yeux émerveillés vers l'homme au
physique ravageur qui se tenait à côté d'elle. Grand, athlétique, front
large et yeux verts, Conrad Domitio n'était pas seulement beau. Son
élégance désinvolte, son aisance naturelle, la virilité qui émanait de
tout son être lui donnaient un charme redoutable. Tout en lui
respirait la sensualité. Même sa voix était sexy. Quant à son sourire,
il était irrésistible. Toutes les femmes sans exception se pâmaient
devant lui.
L'attachée de presse réprima un frisson avant de répondre.
— Une heure.
En fait, la réception devait durer bien plus longtemps, mais la jeune
femme préféra ne pas décourager Conrad Domitio. Il avait du mal à
se plier aux exigences de la promotion de son livre et elle ne voulait
pas risquer de le faire fuir. Sa mission était de le retenir jusqu'à la fin
du cocktail. En effet, la maison d'édition qui avait organisé cette
réception comptait tout particulièrement sur ce nouvel auteur pour
faire grimper les ventes. Car Conrad Domitio n'était pas seulement
un héros séduisant doublé d'un écrivain de talent. C'était également
un prince.
Lorsqu'ils l'avaient appris, les responsables de la communication
avaient eu du mal à croire à leur chance. Rien de tel pour allécher
les lecteurs. Cendres dans le vent promettait d'être un best-seller!
Conrad jeta un coup d'œil à sa montre. Il pouvait encore leur
accorder une heure, mais pas plus. — D'accord, dit-il.
S'il avait su à quel point il serait sollicité pour la promotion du livre,
il n'aurait jamais accepté de l'écrire, songea-t-il sombrement. A vrai
dire, il avait failli refuser. Mais le photographe de l'expédition avait
pris des clichés stupéfiants du volcan en éruption. Impossible de ne
pas reconnaître qu'ils méritaient un livre. Or, grâce aux notes qu'il
rédigeait quotidiennement lors de chaque expédition, la moitié de
l'histoire était déjà pratiquement écrite.
Il avait donc accepté de rédiger un texte pour accompagner les
photos. Il ne le regrettait pas. Et pour être honnête, il était même
très fier du résultat. Cependant, il ne s'attendait pas à autant de
battage médiatique... Enfin, il pouvait bien supporter encore une
heure de ce cirque. D'autant plus que les droits d'auteur de Cendres
dans le vent seraient reversés à une association humanitaire.
Il promena un regard désabusé sur la salle bondée. Le brouhaha
des conversations était couvert par des percussions africaines,
tandis que des éclairs de lumière stroboscopique évoquaient au
choix une boîte de nuit ou un orage en forêt. Sur des tables étaient
réparties des piles de livres, dont le sien. Mais pour les repérer, il
aurait fallu des jumelles à infrarouge, se dit Conrad.
Il consulta de nouveau sa montre. C'était tout juste s'il parvenait à
lire l'heure dans la pénombre.
— Que suis-je censé faire? demanda-t-il à l'attachée de presse.
— Passer entre les convives et discuter avec eux. Résigné, Conrad
s'immergea dans la foule.
L'éclairage semblable à celui d'une discothèque sortit Francesca de
sa léthargie.
— J'aurais dû me changer, confia-t-elle à Jazz en regardant passer
une femme vêtue d'un petit haut argenté à fines bretelles.
— Ne t'inquiète pas, la plupart des invités arrivent directement de
leur travail, comme nous. Les seuls en tenue de combat seront les
auteurs et les éditeurs, répondit Jazz.
Examinant Francesca, elle s'écria :
— Oh, non! Pas ces lunettes!
— Ce sont les seules qui me restent, se défendit Francesca.
Jazz tendit la main.
— Donne-les-moi.
— Tu sais bien que je ne vois rien sans elles ! protesta Francesca.
— Peu importe, répliqua Jazz sans se laisser attendrir. Essaie de
trouver quelque chose à boire et de ne pas te cogner dans les
tables. C'est tout ce qu'on te demande... Et essaie de soutirer leur
carte de visite à tous les gens que tu jugeras intéressants.
— Mais...
— Jamais une femme d'affaires digne de ce nom ne se rendrait à un
cocktail avec des lunettes rafistolées. Tu as décidé de t'investir à
fond dans ta carrière, oui ou non?
— Oui, mais j'aimerais quand même voir un tout petit peu.
— Une autre fois, rétorqua Jazz d'un ton sans réplique. Ce soir, tu
représentes La Ruche. Pense à notre image.
Avec un soupir, Francesca enleva ses lunettes. Jazz les lui arracha
des mains et les fourra dans son sac. Puis elle prit une brochure sur
une table.
— Voyons les livres présentés ce soir. A la recherche de la Baleine
Bleue, bof... Cinq mille ans de détritus, l'histoire officielle des
déchets par le Pr Machin... Cendres dans le vent, des images
incroyables, un récit palpitant. Voyons un peu...
Après avoir parcouru le texte de présentation, elle mit la brochure
sous le nez de Francesca.
— Regarde! s'exclama-t-elle.
Francesca loucha. Apparemment, il y avait une photo quelque part
Mais impossible de distinguer autre chose qu'une vague tache
sombre.
— Désolée, je ne vois rien, dit-elle.
— Il est positivement craquant ! s'exclama Jazz. Mais ce n'est pas
tout. Ecoute.
Elle lut à haute voix le texte de la plaquette.
— « Conrad Domitio est l'un des meilleurs sismologues actuels.
Mais lorsqu'il a participé à l'expédition du Pr Roy Blackland à
Salaman Kao, c'était la première fois qu'il descendait dans le
cratère d'un volcan. »
— Oh, non ! Encore un livre sur les volcans ! se lamenta
Francesca.
— Ecoute ! intima Jazz. J'arrive au plus intéressant. « Car Conrad
Domitio n'est autre que le prince héritier de la couronne du
Montassurro, le petit-fils de l'ex-roi Félix, aujourd'hui âgé de
soixante-quinze ans. Obligé de fuir son pays à peine monté sur le
trône, le roi Felix s'est réfugié en Angleterre où il vit depuis. Après
l'exploit de Conrad Domitio, il a déclaré qu'il avait toujours su que
son petit-fils était un véritable meneur d'hommes.
« Conrad Domitio, en revanche, minimise sa prouesse. Selon lui, la
réussite de l'expédition est due à son inexpérience. Ses souvenirs du
Guide de survie à l'usage des novices étaient plus précis que ceux
de ses compagnons, parce qu'il venait de le lire, explique-t-il avec
modestie. Il faut tout de même préciser que grâce à lui, six hommes
ont échappé à la mort. Ce livre raconte leur expédition
mouvementée. »
— Le prince héritier de la couronne du Montas-surro? déclara
Francesca avec une moue dédaigneuse. Ce serait bien la première
fois qu'un membre de cette famille royale se comporterait en héros !
Jazz ignora sa remarque, tout occupée qu'elle était à promener son
regard sur la foule.
— Ça y est, je l'ai repéré ! Il a l'air encore plus beau que sur les
photos. Quelle carrure! Et il dépasse tout le monde d'au moins une
tête. Il est par là, indiqua-t-elle d'un signe de main discret. Tu es
sans doute la seule femme de l'assistance à ne pas l'avoir remarqué.
Je le veux... Va me le chercher.
— Pour qui me prends-tu? s'écria Francesca, outrée. Vas-y toi-
même.
— C'est toi la responsable des soirées à la librairie, fit valoir Jazz.
Va vite lui faire une proposition impossible à refuser.
— Les hommes, c'est ton rayon, s'entêta Francesca. Moi, mon
domaine c'est la comptabilité. Puisqu'il te plaît tant, à toi de le
séduire.
Jazz poussa un soupir.
— J'aimerais bien ! Mais tu as raison, dit-elle en prenant un air
résigné. Inutile d'essayer de l'approcher. Une petite librairie
indépendante comme La Ruche n'intéressera pas son éditeur. Il
préférera privilégier les grandes chaînes.
— Il n'est pas obligé de suivre à la lettre les consignes de son
éditeur ! protesta Francesca, révoltée. C'est un homme ou un
pantin?
Jazz réprima un sourire. Elle savait que le meilleur moyen de
redonner tout son allant à Francesca, était de lui présenter sa
mission comme impossible. A l'instar de son père, Francesca Heller
était incapable de ne pas relever un défi.
— C'est un écrivain qui veut vendre son livre, répondit Jazz. Il ne
nous accordera pas la moindre attention. C'est sans espoir.
Sans espoir? songea Francesca. Aujourd'hui, son ego avait été
malmené autant, sinon plus, que son cœur. Or s'il n'y avait pas
grand-chose à faire pour son cœur, qui guérirait de lui-même avec
le temps, il n'en était pas de même pour son ego — il ne tenait qu'à
elle de le soigner. Elle n'allait sûrement pas accepter une seconde
défaite ce soir !
— Eh bien moi, je te parie qu'il va accepter l'invitation de notre
petite librairie indépendante, que son éditeur soit d'accord ou pas !
lança-t-elle en relevant le menton.
Avec un sourire satisfait, Jazz la regarda s'élancer dans la foule en
direction du prince héritier. Même sans ses lunettes, il y avait une
chance pour qu'elle parvienne à l'aborder. Depuis trois mois qu'elle
travaillait avec Francesca, elle avait appris que rien ne pouvait
arrêter celle-ci quand elle s'était fixé un objectif.

Francesca avançait tant bien que mal.


Elle était trop petite pour une foule aussi dense, songea-t-elle avec
dérision. Toutes les personnes présentes avaient l'air de faire au
moins deux fois sa taille ! Elles semblaient plus sûres d'elles aussi, et
bien mieux informées. Et elles parlaient toutes au-dessus de sa tête.
Mais rien de tout cela n'était nouveau, songea-t-elle tandis qu'elle
s'efforçait vaille que vaille de sourire. Allons, elle était parfaitement
capable de s'en sortir !
Elle reprit sa progression dans la pénombre, au son des
percussions.
C'était quand même une tâche assez ardue, se dit-elle après
plusieurs tentatives infructueuses. Personne ne semblait savoir où se
trouvait Conrad Domitio. Et de toute façon, il était pratiquement
impossible de se faire entendre...
Elle était en train de maudire intérieurement tous les princes héritiers
de l'univers quand une voix derrière elle demanda :
— Vous avez dit Domitio ?
Elle se retourna. Et regarda en l'air.
Elle ne vit qu'une vague silhouette masculine, immense. Mais elle eut
immédiatement la sensation qu'il émanait de cet homme une énergie
hors du commun.
Clignant des yeux, elle répondit d'une voix légèrement altérée :
— Oui. Vous le connaissez ? L'homme hésita.
Francesca tenta désespérément de voir son visage. En vain.
Pourquoi avait-elle la certitude qu'il était extrêmement séduisant?
Ridicule, bien sûr.
Elle reprit d'une voix plus ferme :
— Je voudrais lui parler, mais je ne le trouve pas. L'homme se
pencha vers elle.
— Pardon ?
Un parfum subtil effleura ses narines. Frais et épicé à la fois, il était
aussi vague qu'un souvenir presque oublié.
L'inconnu la prit par le coude.
— Essayons de trouver un endroit plus calme. On ne s'entend pas,
ici.
Il la conduisit sur un petit balcon, protégé de la pluie par un auvent.
— Vous avez froid ? demanda-t-il. Francesca secoua la tête. Elle
n'osait pas parler.
Le contact des doigts de l'inconnu sur sa peau l'électrisait tout
entière. C'était incroyable. Comment un homme dont elle ne
distinguait même pas les traits pouvait-il lui faire un tel effet ?
« Tu viens de subir un échec et tu cherches à l'effacer. Surtout, pas
d'emballement. Ne te comporte pas comme une midinette, une fois
de plus », se morigéna-t-elle in petto.
L'homme referma la baie vitrée derrière eux. Comme par
enchantement, un silence merveilleux les enveloppa.
Francesca distinguait vaguement les mouvements de son
compagnon. Ils étaient à la fois nonchalants et déterminés. Un
sportif, sans doute.
— Pourquoi cherchez-vous Conrad Domitio ? demanda-t-il.
Au son de cette voix veloutée, le cœur de Francesca fit un bond
dans sa poitrine.
Elle leva les yeux vers lui. Si seulement elle n'était pas si petite! Si
seulement elle avait ses lunettes ! Elle verrait devant elle autre chose
qu'une masse indistincte... Oh, quelle frustration !
— Je... je souhaite l'inviter à une séance de dédicace, bafouilla-t-
elle.
— Une séance de dédicace? répéta-t-il d'un ton léger.
Si seulement elle pouvait voir son visage! Dès demain matin, elle
achèterait au moins trois nouvelles paires de lunettes, promis.
— Eh bien... oui, dit-elle en faisant un effort désespéré pour
maîtriser les battements de son cœur. Je suis libraire.
Au moment où les mots quittaient ses lèvres, elle se rendit compte
que c'était la première fois qu'elle les prononçait. Quelle sensation
agréable! Elle se redressa et sentit son pouls s'apaiser.
— En fait, je débute, précisa-t-elle. J'ai pris des parts dans une
librairie indépendante il y a quelques semaines.
— Et vous avez bien l'intention de montrer de quoi vous êtes
capable, dit l'inconnu.
Il avait raison, songea-t-elle aussitôt.
— Est-ce amusant?
Autant qu'elle pût en juger, il semblait sincèrement intéressé.
Elle écarquilla un peu plus les yeux. Si ça n'améliorait pas sa vision,
au moins ça masquait sa myopie.
— Jusqu'à présent, oui, répondit-elle.
— Votre réponse me paraît bien circonspecte. Aux inflexions de sa
voix veloutée, elle devina qu'il souriait.
— Jusque-là c'est une vraie fête, rectifia-t-elle en souriant à son
tour. Cela vous convient-il mieux ?
Il y eut un silence. L'inconnu semblait de plus en plus attentif.
Seigneur! La tentation de plisser les yeux pour tenter de le voir plus
nettement était presque irrésistible. Mais pas question de loucher !
— C'est beaucoup plus encourageant, approuva-t-il.
Quelqu'un entrouvrit la baie vitrée. L'inconnu se déplaça légèrement
de façon à en bloquer l'accès. Il y eut un murmure et la porte fut
refermée.
Souhaiterait-il rester en tête à tête avec elle? se demanda
Francesca, dont le cœur recommençait de battre la chamade. Mais
bien vite, elle se reprit. Pas question de bâtir un roman parce qu'un
homme discutait avec elle à une soirée. Même si c'était sur un
balcon, à l'écart de la foule...
— Où se trouve votre librairie?
— Dans une toute petite rue à Fulham. Derrière l'usine à gaz.
Quand vous roulez vers l'ouest dans King's Road, il faut tourner à
gauche...
Francesca lui indiqua l'itinéraire précis. C'était plus fort qu'elle, se
dit-elle avec agacement quand elle en prit soudain conscience. Son
esprit rigoureux la poussait systématiquement à se lancer dans des
explications détaillées à tout propos. Ce qu'elle devait être
ennuyeuse !
— Vous ne seriez pas également cartographe, par hasard?
Par miracle, l'inconnu ne semblait pas s'ennuyer.
Au contraire. Il souriait toujours, elle en était certaine. Elle le
devinait au son de sa voix...
— J'ai tendance à trop entrer dans les détails, dit-elle. Je suis
désolée.
— Vous n'avez aucune raison de l'être. Les gens aussi précis sont
rares. Je pourrais avoir besoin de vous dans mon équipe.
Francesca se remémora les photographies représentant des
cascades en haute montagne, qu'elle avait vues en arrivant, avant
que Jazz confisque ses lunettes.
— Etes-vous géographe ?
— Si on veut.
Pourquoi était-il si évasif? se demanda Francesca, surprise. Serait-
ce un libraire désireux de lui soutirer quelques-uns de ses secrets ?
Non, impossible. Elle venait de lui dire qu'elle débutait dans la
profession. Elle pouvait difficilement intéresser la concurrence. Bien
sûr, s'il s'était agi de Jazz, c'eût été tout différent...
— En fait, quand je parle de séance de dédicace, c'est un peu
restrictif. La Ruche a pour ambition de devenir un lieu de rencontre
et d'échange. Nous organisons des soirées autour d'un livre ou d'un
auteur. Ces initiatives connaissent un grand succès.
Elle s'étourdissait de paroles et elle en était consciente. Décidément,
cet homme provoquait chez elle des réactions étranges. Pourquoi
l'impressionnait-il tant? Non, en fait, il n'était pas exactement
impressionnant. Mais plutôt... irrésistible. Inutile de nier l'évidence.
Sa seule présence exerçait sur elle une attraction prodigieuse.
Comment pouvait-il la fasciner à ce point alors qu'il n'était pour elle
qu'une vague forme, grande et élancée, certes, mais néanmoins
complètement floue. Seigneur ! Même son silence parvenait à
l'électriser... Elle sentait bien qu'il ne la quittait pas des yeux.
Elle s'éclaircit la gorge et demanda :
— Que faites-vous ici?
Il hésita un instant. Aurait-il quelque chose à cacher? se demanda
Francesca, sur la défensive.
— Oh, je suis venu faire la manche, répondit-il d'une voix traînante.
Francesca crut avoir mal entendu.
— Pardon ?
— Je suis venu faire de la promotion.
— Oh, vous êtes écrivain, dit Francesca.
— Ce n'est pas exactement ainsi que je me définirais, répliqua
l'inconnu d'un ton plein de regrets. Je me suis simplement laissé
entraîner, dans un moment de faiblesse, par un ami photographe qui
voulait un texte pour accompagner ses clichés.
— Vraiment ?
Francesca était sceptique. Cet homme ne devait pas avoir
beaucoup de moments de faiblesse.
— Je vous imagine mal faire quelque chose contre votre gré,
déclara-t-elle franchement.
Il resta silencieux.
— Pourquoi auriez-vous écrit ce livre si vous n'en aviez pas envie ?
Nouveau silence. Puis il répondit d'un ton léger :
— On m'a proposé une grosse somme d'argent. Satisfaite ?
L'interrogatoire est terminé ?
— Oui.
Pourquoi était-elle aussi déçue ? Parce que cet homme n'était pas
un saint? Parce que comme la plupart des êtres humains, il était
sensible à l'appât du gain? Décidément, elle était incorrigible !
— A présent, c'est vous qui semblez désapprouver, fit-il observer
d'un ton neutre.
Mal à l'aise, Francesca haussa les épaules.
— C'est facile de mépriser l'argent quand on en a, je sais, dit-elle.
— Voilà ce qui s'appelle faire preuve d'une grande largesse d'esprit
!
Francesca s'empressa de changer de sujet.
— Je suis certaine que votre livre aura beaucoup de succès. Ce
genre d'ouvrage est très demandé.
— Vraiment?
— Oui. C'est d'ailleurs pour cette raison que je souhaite rencontrer
Conrad Domitio. D'après la plaquette, c'est un prince qui joue les
aventuriers.
L'inconnu ne fit aucun commentaire.
— Ex-prince, en réalité, précisa Francesca sans trop savoir
pourquoi. Ce qui ne l'empêche pas d'exciter l'enthousiasme du
public, apparemment.
Celui de Jazz, d'ordinaire très posée, en était la preuve patente.
— Pas le vôtre, cependant, dit l'inconnu. Francesca laissa échapper
un petit rire.
— Non, pas le mien. Mais je suis un cas spécial.
— Ah bon? Avec vous, les princes n'ont aucune chance ?
Elle éclata franchement de rire.
— Je ne suis pas une antimonarchiste acharnée, si c'est ce que vous
insinuez. Il se trouve simplement que je connais un peu la famille
royale en question.
— Vraiment?
La voix, moins veloutée, était nettement teintée de scepticisme.
Piquée au vif, Francesca se redressa.
— Le prince héritier du Montassurro appartient à une dynastie
d'opérette qui régnait autrefois sur cette région obscure des
Balkans. Quelques montagnes et un ou deux ruisseaux à truites,
qu'ils appellent des fleuves. C'est plus un domaine familial qu'un
royaume, si vous voulez mon avis.
— Vous paraissez bien informée, commenta l'inconnu d'un ton
neutre.
— En effet. Principales cultures : la vigne et le blé. Principale
activité : le brigandage.
— Le brigandage ?
Le ton indiquait une virulente indignation. Pourquoi son interlocuteur
s'émeuvait-il de la sorte?
N'ayant aucune réponse sur ce point, elle poursuivit :
— Les Montassurriens en exil ne veulent pas le reconnaître, bien
sûr. Mais pour survivre au Montassurro, il n'y avait qu'une solution :
être bandit de grand chemin. Ils ne s'en sont pas privés. Tout le
monde a eu droit à leurs faveurs. Ils ont harcelé les Turcs. Attaqué
les Croisés. Pendant des siècles, ils ont rançonné, racketté. Mais
depuis la Conférence de Vienne, où ils ont envoyé un représentant
particulièrement roublard, ils sont considérés comme des défenseurs
des libertés.
Il y eut un long silence.
— Vous semblez connaître le sujet à fond, finit par commenter son
interlocuteur d'un ton posé, à la limite de la froideur. Etes-vous
spécialiste de l'histoire des Balkans ?
— D'une certaine manière, répondit Francesca en souriant. Mon
père est né au Montassurro. Ces histoires ont bercé mon enfance.
Un autre silence, encore plus long...
Francesca ne savait que penser. Pourquoi avait-elle le sentiment
que le calme de son compagnon masquait une profonde irritation ?
— Des histoires pas très flatteuses, si j'en juge d'après ce que vous
me dites, dit-il du même ton posé.
— Sans doute parce que mon père est viscéralement
antimonarchiste.
— Il semble vous avoir transmis ses préjugés. Son ton était
nettement réprobateur, cette fois. Francesca se raidit.
— Pas du tout. Je me moque de la monarchie. Je ne suis ni pour ni
contre. Ce que je ne supporte pas, ce sont les gens qui ne vivent
pas avec leur époque. Ex-roi, quelle foutaise ! On ne peut pas se
définir en tant que ex-quelque chose. Il faut savoir tirer un trait sur le
passé et aller de l'avant.
— Vous croyez vraiment qu'on peut tirer un trait sur son passé ?
Sa voix était redevenue douce, veloutée. Seigneur! Pourquoi son
esprit lui donnait-il l'impression de se vider aussitôt qu'elle
l'entendait?
— Quel âge avez-vous ? Cette question la surprit.
— Vingt-trois ans. Et vous ? Il rit doucement.
— Trente-deux ans, d'ordinaire. Quelques siècles, en ce moment
même.
— Que voulez-vous dire ?
Il n'eut pas le temps de répondre. La baie vitrée fut ouverte
brutalement. La musique et un groupe de convives exubérants firent
irruption sur le balcon. L'inconnu s'écarta et consulta sa montre.
— Il est l'heure d'accomplir mon devoir devant la presse.
Aussitôt le cœur de Francesca se serra. Terriblement déçue et
furieuse de l'être, elle tendit la main avec brusquerie.
— Bonne chance.
— Vous reverrai-je plus tard ? demanda son compagnon.
Elle secoua vigoureusement la tête. Autant pour nier son propre
désir de le revoir qu'en réponse à sa question.
— Dès que j'aurai discuté avec le prince, je partirai.
Il eut un léger sourire. Elle l'entendit dans sa voix.
— Ex-prince, rectifia-t-il.
Il retint sa main dans la sienne et elle sentit une douce chaleur
l'envahir.
— Peu importe !
— Je pensais que vous aimiez la précision.
— Ou-i, bredouiLla-t-elle.
Seigneur! S'il ne la lâchait pas immédiatement, elle ne répondait plus
de rien...
— Oui, répéta-t-elle. Je suppose.
— Je crois qu'il vaut mieux nous dire au revoir. S'inclinant vers elle,
l'inconnu déposa un baiser furtif sur sa joue. Francesca eut soudain
l'impression de flotter sur un petit nuage doux et cotonneux. Et ces
effluves subtils, quel délice ! Foin coupé ? Herbe tendre? Bois
précieux? Ce serait si bon de s'enivrer de ce parfum indéfinissable
et ensorcelant... Mais la haute silhouette penchée sur elle se
redressa, et le petit nuage se dissipa. Francesca se retrouva de
nouveau sur un balcon bondé, en plein centre de Londres, par une
nuit fraîche et pluvieuse.
— Au... au revoir, bredouilla-t-elle.
— Bonne chance à vous. J'espère que vous trouverez votre ex-
prince, dit l'inconnu.
L'ex-prince? Pour la première fois de sa vie, Francesca décida de
renoncer. Le prince pouvait bien attendre un jour ou deux. D'une
façon ou d'une autre, elle parviendrait à l'attirer à la librairie. Mais
pour l'instant, elle avait son compte. La journée avait été
suffisamment riche en émotions. Elle allait rentrer chez elle au plus
vite et tenter de reprendre ses esprits. Cependant, il n'était pas
question de l'avouer à quiconque.
— Ne vous inquiétez pas, répondit-elle en relevant le menton, je le
trouverai. J'arrive toujours à mes fins.
2.
— Je voudrais des renseignements sur une librairie, dit Conrad, dès
qu'il eut retrouvé l'attachée de presse au milieu de la foule. Elle se
trouve à Fulham, près de l'usine à gaz. Je ne bougerai pas d'ici
avant de connaître le nom de sa propriétaire.
— Je vais me renseigner, promit la jeune femme. Mais pour l'instant
venez répondre aux journalistes, s'il vous plaît.
— Au fait, je ne connais pas le nom de la librairie, précisa Conrad.
— Ça n'a aucune importance. Le monde de l'édition est petit,
répliqua-t-elle en l'entraînant vers la salle où l'attendait la presse. A
quoi ressemble la libraire ? Quels sont ses centres d'intérêt?
— Elle n'est pas très grande, ses cheveux ont des reflets dorés et
ses yeux... Elle a des yeux magnifiques. Immenses, mordorés... Elle
a vingt-trois ans et elle débute dans le métier.
— Eh bien... cela devrait me permettre de l'identifier. Fulham, vous
avez dit?
Le temps qu'il réponde aux questions des journalistes, l'attachée de
presse était de retour.
— C'est certainement La Ruche, la librairie de Jazz Allen. Mais
cette dernière mesure au moins un mètre quatre-vingts et elle est
brune.
— Ce n'est pas elle. Continuez à chercher. Après un instant de
réflexion, il ajouta :
— Elle est également très bien renseignée sur le Montassurro. Du
moins, c'est ce qu'elle croit. Son père est né là-bas.
L'un des journalistes, qui s'était approché dans l'espoir de discuter
en tête à tête avec l'ex-prince, intervint dans la conversation.
— Vous voulez parler de la fille de Peter Heller? Conrad fronça les
sourcils.
— Heller? répéta-t-il d'un ton méprisant. Cet escroc ?
— C'est un homme d'affaires respecté, objecta le journaliste.
Conrad ignora sa remarque.
— La fille de Peter Heller aurait investi dans une petite librairie
indépendante? marmonna-t-il en se parlant à lui-même. J'ai du mal à
le croire.
— La librairie en question est en passe de devenir une référence,
précisa le journaliste. Tout le monde à Londres a entendu parler de
La Ruche. Et elle est très présente sur Internet, également. C'est
d'ailleurs la fille Heller qui a créé le site, d'après ce que j'ai entendu
dire.
— Vous parlez de la nouvelle associée de Jazz Allen? intervint un
autre homme. On raconte qu'elle est très efficace.
— C'est vrai, approuva le journaliste. Tout le monde pensait que
son enthousiasme pour la librairie ne durerait pas plus de quelques
semaines.
D'autant plus qu'elle est suffisamment aisée pour pouvoir se
permettre de perdre de l'argent. Eh bien, tout le monde se trompait.
— Vous avez raison, approuva une troisième personne. Francesca
Heller ne se contente pas d'une participation financière. D'après
mes représentants, c'est une femme d'affaires redoutable,
déterminée à réussir. Et Jazz Allen ne jure que par elle.
— Pourriez-vous obtenir son adresse e-mail? demanda Conrad à
l'attachée de presse.
Il ne fit plus une seule allusion à Francesca Heller jusqu'à la fin du
cocktail. Et à la grande surprise de l'attachée de presse, il circula
consciencieusement dans la foule jusqu'au départ des derniers
invités. Il reçut plusieurs offres de collaboration, qu'il déclina
poliment. Tout comme il déclina l'invitation à dîner de son éditeur.
— Non, merci. A moins que... Tous les invités sont partis, n'est-ce
pas ?
— Oui, répondit l'éditeur. Allons, venez avec nous.
— Je suis épuisé, merci. Je préfère rentrer. Bonsoir tout le monde.
Amusez-vous bien.
Malgré la pluie intermittente, il décida de rentrer à pied.
Francesca... C'était un prénom étrange pour une jeune femme mi-
anglaise, mi-montassurrienne, songea-t-il tout en marchant. Un
prénom d'origine italienne, sans doute. D'ailleurs, elle avait quelque
chose de ces beautés italiennes qui posaient pour les peintres de la
Renaissance. Reflets dorés dans les cheveux, front large et sourire
énigmatique.
Dire qu'elle n'était autre que la fille de Peter Heller... La mâchoire
de Conrad se crispa. En tout cas, elle ne semblait pas nostalgique
du pays de ses ancêtres. Toutes ces sornettes à propos du
brigandage! Pourquoi n'avait-il pas remis les pendules à l'heure ? Il
se le demandait encore !
Enfin, non... Il savait parfaitement pourquoi. Ses yeux immenses,
son regard éperdu l'avaient envoûté. Au point qu'il n'avait pas voulu
rompre le charme.
Quel imbécile il faisait ! se rabroua-t-il. Tout ce qui intéressait
Francesca Heller, c'était d'attirer un prince dans sa librairie. Elle
l'avait avoué sans détour. De toute évidence, elle avait hérité le sens
des affaires de son père.
Ce Peter Heller était bien connu de toute la communauté
montassurrienne de Londres. C'était un requin qui ne faisait jamais
de cadeau à ses adversaires. Un homme sans pitié.
Surtout, ne jamais oublier ça, se dit Conrad. Pour combattre la
fièvre qu'avait fait naître en lui le regard troublant de Francesca
Heller, il lui suffirait de penser à son père, le multimillionnaire
implacable.
Malheureusement, il se trompait. Il avait beau faire, Francesca
Heller l'obsédait littéralement...
Il marchait rapidement, sans prêter attention à la fraîcheur de la nuit
ni à la pluie fine. Tout en avançant à grands pas, il tenta de se
persuader que cet engouement serait aussi passager que soudain. Et
qu'en digne fille de son père, Francesca Heller n'était sûrement pas
fréquentable. Puis il se remémora ses yeux immenses et étonnés qui
semblaient pénétrer au plus profond de son âme...
Francesca quitta le cocktail dès que l'inconnu l'eut quittée. Après
avoir récupéré son manteau, elle sortit dans la rue d'un pas mal
assuré.
Sans ses lunettes, il lui fut difficile de trouver un taxi. Avant de
réussir, elle héla successivement une Range Rover, une camionnette
de livraison et un feu de signalisation orange. Après avoir indiqué
son adresse au chauffeur, elle s'adossa avec un soupir contre la
banquette et ferma les yeux. Demain matin, elle commanderait
quatre paires de lunettes! Une pour la maison, une pour la librairie
et deux à laisser dans son sac à main. Le cauchemar de ce soir ne
se reproduirait jamais plus...
En fait, cette soirée n'avait pas été véritablement un cauchemar, lui
susurra une petite voix intérieure. Sa rencontre avec l'inconnu du
balcon tenait plutôt du rêve...
Allons ! Oubliait-elle qu'elle sortait à peine d'une déception
amoureuse ?
Dire que ce matin encore elle s'imaginait qu'elle terminerait la soirée
chez elle en compagnie de Barry, à faire des projets d'avenir... Et
voilà qu'elle se trouvait seule dans un taxi, en train de fantasmer sur
un homme qu'elle serait incapable de reconnaître si elle le
rencontrait de nouveau! Décidément, il était temps de reprendre sa
vie en main.
Elle passa une nuit agitée. Malgré son épuisement, elle ne parvenait
pas à trouver le sommeil. Elle ne pouvait s'empêcher de penser à
Barry. Puis à l'inconnu. Puis de nouveau à Barry. Et dès qu'elle
fermait les yeux, un parfum frais et épicé lui chatouillait les narines.
Renonçant à dormir, elle se mit à arpenter l'appartement vide dans
son long peignoir cramoisi. Sa mère le lui avait offert pour Noël.
Elle ne l'aimait pas : il était trop sophistiqué. Mais c'était à peu près
la seule pièce de sa garde-robe que Barry n'avait jamais vue... Au
moins ne lui rappellerait-il pas son fiancé.
Des larmes perlèrent à ses paupières. Elle les essuya d'un geste
rageur. Que lui arrivait-il? Elle qui ne pleurait jamais, d'habitude... Et
elle avait décidé de se concentrer sur sa carrière. Dans ce domaine,
au moins, elle avait peut-être une chance de réussir.
Le lendemain matin, quand Jazz arriva à la librairie, Francesca était
déjà en train de compléter les piles de livres sur les tables.
— Je suis désolée, je n'ai pas trouvé ton prince, annonça-t-elle
avant même que son amie ait dénoué son écharpe.
— Ça ne me surprend pas, répondit Jazz avec philosophie. De mon
côté, j'ai réussi à convaincre Maurice Dillon d'animer un atelier
d'écriture ici, le mois prochain. Et toi ? Tu as fait des rencontres
intéressantes ?
Francesca secoua la tête.
— Seulement un homme qui m'a emmenée sur le balcon pour
discuter.
— Romantique, commenta Jazz en arquant les sourcils.
Francesca rougit légèrement.
— Serait-ce le début d'une idylle ? demanda Jazz, visiblement
amusée.
— Bien sûr que non !
Jazz éclata de rire. Puis elle considéra son amie d'un air songeur.
— Combien de temps êtes-vous restés sur le balcon?
— Je ne me souviens pas, répondit Francesca.
— Ah. Séduisant, je suppose ?
Francesca se remémora le magnétisme de l'inconnu et le contact
furtif de ses lèvres sur sa joue. Elle fut parcourue d'un léger frisson.
— Moyennement, mentit-elle. A en juger par ce que j'ai pu
distinguer de lui, c'est-à-dire une masse informe. A propos, puis-je
récupérer mes lunettes, s'il te plaît?
Jazz les lui rendit en déclarant :
— En ce qui concerne le prince, je n'ai pas abandonné l'idée de
l'attirer ici. Nous pourrions organiser une soirée passionnante. J'ai
parcouru son livre hier soir.
— Vraiment? dit Francesca, soulagée par ce changement de sujet.
— Figure-toi que c'est un ouvrage de vulgarisation scientifique qui
se lit comme un roman d'aventures. J'ai été épatée. Tiens, au fait,
ajouta-t-elle en sortant une brochure de son sac. Regarde-le,
maintenant que tu as tes lunettes.
Francesca jeta un regard sur la photo. Il fallait reconnaître que
Conrad Domitio était particulièrement séduisant. Avec ses
pommettes saillantes, son menton volontaire et ses yeux clairs, il
ressemblait à un acteur hollywoodien. Son regard intense et
déterminé donnait le frisson...
Quoique impressionnée par sa beauté, Francesca ne put
s'empêcher de songer qu'elle n'aimerait pas l'avoir pour ennemi.
Elle retourna la plaquette. En plus du texte de présentation, une
seconde photo figurait au verso. Tiré du livre et en couleurs, le
cliché mettait en valeur le hâle prononcé du prince et ses yeux
émeraude.
Debout sur un rocher, Conrad Domition brandissait une hache en
riant. Sa chemise, à laquelle il manquait plusieurs boutons, était
ouverte sur un torse puissant, recouvert d'une fine toison aussi brune
que son épaisse chevelure. A l'arrière-plan, les sommets enneigés
ne parvenaient pas à amoindrir l'impression de force qui se
dégageait de lui. Loin d'être écrasé par ce paysage grandiose, le
prince semblait le dominer.
Mais ce qui frappait le plus sur cette photo, c'était son attitude à la
fois désinvolte et pleine d'assurance. Et aussi, ses yeux rieurs et
pénétrants.
Francesca réprima un frisson. Pourquoi une simple photo lui faisait-
elle tant d'effet? Décidément, depuis sa déconvenue avec Barry, elle
filait un mauvais coton. Hier soir, l'inconnu du balcon, qui n'était
qu'une ombre sans visage, et à présent, une photo... Il fallait
absolument qu'elle se reprenne ! Elle devait cesser de réagir comme
une midinette !
— Apparemment, c'est grâce à lui que cette expédition n'a pas
tourné au désastre, commenta Jazz, enthousiaste. C'est le genre
d'homme dont toutes les femmes rêvent et auquel tous les hommes
veulent ressembler. Il faut absolument organiser une soirée avec lui.
Je suis sûre que ça nous permettra d'élargir notre clientèle. Tout le
monde va s'arracher son livre.
— Très bien, dit Francesca. Je vais appeler son éditeur.
— Je t'ai déjà dit que sa maison d'édition ne fera rien pour nous,
objecta Jazz. Nous ne sommes pas encore assez connues. Tu vas
être obligée de prendre directement contact avec lui. De jouer le jeu
de la séduction...
Elle eut un sourire coquin.
« Très peu pour moi », songea Francesca avec agacement.
— Si son éditeur ne se laisse pas convaincre, je ferai jouer mes
relations montassurriennes pour connaître son prix, déclara-t-elle
d'un ton très professionnel.
— Son prix ?
— Bien sûr, répliqua Francesca avec cynisme. Comment crois-tu
que ces ex-familles royales gagnent leur croûte ?
Comme Jazz l'avait prédit, la maison d'édition ne se montra pas
coopérative.
— L'emploi du temps de Son Altesse est déjà surchargé, lui fut-il
répondu au téléphone.
Francesca raccrocha en soupirant. Elle allait être obligée de faire
appel à son père... Depuis la scène qui avait provoqué sa rupture
avec Barry, elle n'avait pourtant aucune envie de le voir. Lui
téléphoner pour lui demander un service était une perspective
détestable...
Elle ne s'y résigna qu'après s'être souvenue que Peter Heller avait
souvent clamé son mépris pour l'ex-roi et sa famille. Tant mieux. Il
ne pourrait pas servir d'intermédiaire lui-même et serait obligé de
l'adresser à une de ses relations. Car il connaissait sûrement
quelqu'un susceptible de l'aider.
Elle finit donc par l'appeler.
Peter Heller était en plein déjeuner. Dans un restaurant huppé, sans
aucun doute, se dit Francesca. Son père aimait le luxe.
— Bonjour, papa, dit-elle en s'efforçant de prendre un ton détaché.
Comment vas-tu ?
— Francesca!
Il semblait ravi de l'entendre.
— Alors tu m'as pardonné, finalement?
Il pourrait au moins lui demander comment elle allait ! s'indigna-t-
elle silencieusement. Puis, ignorant sa question, elle décida d'aller
droit au but.
— J'ai besoin de ton aide.
— Vas-y. Mais rapidement. J'ai un invité. Sans perdre de temps en
explications, elle exprima sa requête en une phrase. Il y eut un
silence à l'autre bout de la ligne.
— Tu veux rencontrer le prince Conrad ? finit par demander son
père d'un ton incrédule.
— Oui.
S'il voulait des précisions, il n'avait qu'à les demander, songea-t-elle
avec humeur.
Un nouveau silence, puis elle entendit un murmure. Finalement, son
père déclara abruptement :
— Je vais arranger ça. Je te rappelle plus tard.
Il raccrocha avant même qu'elle ait pu le remercier. Ce qui n'était
pas plus mal. Son ton autoritaire était si exaspérant ! Enfin, il avait
promis de l'aider, c'était le principal.
Après avoir rangé son téléphone portable, Peter Heller adressa un
sourire éclatant à son vis-à-vis.
— Je pense que nous allons pouvoir nous entendre. J'ai un marché
à vous proposer...
— Non ! assena Conrad Domitio avec vigueur. Je refuse de
t'écouter.
Depuis l'âge de douze ans, il avait pris l'habitude de s'opposer aux
projets farfelus de son grand-père. Pas question de se laisser
encore entraîner dans une entreprise insensée...
— Mais tu ne sais pas encore de quoi il s'agit! protesta Félix.
Son petit-fils, qui le dépassait d'une bonne tête, observa le vieil
homme tandis qu'un profond désespoir se peignait sur son visage
ridé. Il ne s'imaginait tout de même pas qu'il allait réussir à l'attendrir
en faisant son cinéma ! se dit Conrad, amusé malgré lui.
Le vent qui soufflait dans la cour de récréation soulevait la chevelure
clairsemée de Félix Domitio. Celui-ci frissonna. Conrad sortit des
gants de la poche arrière de son survêtement et les lui tendit.
Cependant, il resta inflexible à l'égard de son aïeul.
— Je refuse de t'écouter, répéta-t-il. Même si tu as fait l'effort de
venir jusqu'ici à 8 heures, un samedi matin. Désolé, tu t'es donné
cette peine pour rien.
— Ce que tu peux être entêté ! se lamenta son grand-père.
Il enfila les gants et tapa des pieds par terre tout en resserrant les
pans de son manteau.
— Quand je pense que ta tante t'a proposé la grande salle de la
maison de Prince's Gâte pour donner tes cours de montassurrien !
poursuivit-il sur le même ton. Pourquoi tiens-tu tellement à venir
jusque dans ce quartier lugubre ?
— Ce quartier lugubre, c'est celui où habitent la plupart des enfants
d'origine montassurienne, rétorqua Conrad d'un ton vif. Beaucoup
n'ont aucune envie d'apprendre le montassurrien. C'est une langue
qu'ils ne parleront sans doute jamais. Sauf s'ils ont envie de
communiquer avec les fantômes de leurs grands-parents... Si les
cours avaient lieu au cœur de Londres, loin de chez eux, je suis
certain que la plupart d'entre eux abandonneraient.
— Bien sûr, tu as raison, dit précipitamment l'ex-roi Félix. Au fait, à
propos de l'hôpital mobile..., commença-t-il d'un ton détaché.
— Y a-t-il du nouveau? coupa vivement Conrad. J'ai tellement hâte
de partir pour le Montassurro avec le convoi humanitaire !
— Peter Heller m'a offert de participer au financement de
l'équipement, répondit Félix d'un ton qui se voulait détaché.
Il y eut un silence impressionnant. Conrad regardait son grand-père
d'un air incrédule.
— Comment as-tu pu traiter avec cet escroc? finit-il par demander.
Heller ne donne jamais rien pour rien. Surtout pas de l'argent.
— Cette fois, je pense qu'il veut sincèrement faire un geste pour son
pays.
— Ça m'étonnerait beaucoup. Peter Heller ne s'est jamais illustré
par son grand cœur!
Les enfants commençaient à arriver. Conrad les saluait au fur et à
mesure qu'ils passaient devant lui. Il connaissait le prénom de
chacun. Quelques-unes des plus petites filles esquissaient une timide
révérence en réponse à son sourire.
Félix poussa un profond soupir. Il était persuadé que Conrad ferait
un excellent roi. Il avait le charisme et l'intelligence nécessaires. Par
ailleurs, c'était un fin psychologue. Si les choses tournaient comme il
l'espérait, et s'il parvenait à convaincre
Conrad, peut-être verrait-il un jour ce dernier accéder au trône...
— On ne peut pas faire confiance à Heller, insista Conrad. Il a
forcément une idée derrière la tête. Qu'attend-il de nous?
— Peut-être est-il tout simplement patriote, suggéra Félix d'une
voix mal assurée.
— Patriote? Peter Heller? Il s'est occupé des réfugiés de Londres,
il y a vingt ans, et il les a pratiquement tous dépouillés. C'est un
escroc.
— Un escroc fortuné, murmura Félix d'un air piteux.
— Il n'est pas question d'accepter quoi que ce soit de lui, déclara
Conrad d'un ton catégorique.
Poussant un profond soupir, l'ex-roi Félix contre-attaqua :
— La vie est difficile au Montassurro. Le régime communiste s'est
effondré et l'incurie s'est installée. Les gens meurent de faim.
— Je sais.
Ému, Conrad passa un bras autour des épaules de Félix. Son
grand-père ne se remettrait jamais d'avoir quitté son pays... Chassé
du trône, il s'était battu vaillamment avec ses partisans. Mais lorsque
les communistes avaient finalement pris le pouvoir, il avait été obligé
de fuir à travers les montagnes. Depuis, il se sentait coupable
d'avoir abandonné son peuple.
— D'accord, capitula-t-il d'un ton las. Vas-y. Qu'as-tu à me
demander de si important?
— Je voudrais que tu viennes déjeuner à la maison ce midi. Avec
Peter Heller.
— Encore lui! Mais enfin, que mijotes-tu?
— S'il te plaît, Conrad, implora son grand-père. Ta grand-mère
sera ravie.
Ce déjeuner semblait lui tenir très à cœur, se dit Conrad partagé
entre l'irritation et l'envie de faire plaisir au vieil homme.
— Bon, entendu. Mais je te préviens. Je me bornerai à faire acte de
présence et à me montrer aimable. Pas question de participer à vos
combines.
Le clocher de l'église voisine sonna. Tous ses élèves étaient arrivés
et la cour résonnait de cris joyeux. D'une voix forte, Conrad invita
les enfants à se mettre en rang.
— Je te laisse, grand-père. A tout à l'heure. Une fois seul dans la
cour, l'ex-roi se frotta les mains avec un sourire de satisfaction.
3.
— Où allons-nous, exactement? demanda Francesca, assise à côté
de son père, à l'arrière d'un taxi londonien.
Peter lui avait dit qu'il l'emmenait déjeuner chez un vieil ami de la
famille, sans plus de précisions. Or à part son épouse dont il était
séparé, et sa fille, Peter Heller n'avait aucune famille...
Le matin même, il avait fait livrer à la librairie un ensemble de soie
provenant de chez un grand couturier et des escarpins aux talons
extravagants.
— Je veux que tu sois très élégante, avait-il déclaré au téléphone.
Déroutée mais touchée, Francesca avait revêtu cette nouvelle tenue
et s'était organisée pour ne pas avoir à revenir travailler l'après-midi.
Mais chez qui étaient-ils invités? Elle n'en savait toujours rien.
Et de toute évidence, son père esquivait ses questions. Décidément,
c'était de plus en plus louche...
— Vas-tu enfin te décider à me dire où nous allons?
Après une nouvelle hésitation, Peter Heller finit par rendre les
armes.
— Chez les Domitio.
— Chez qui ?
— Chez Félix et Angelika Domitio. Les ex-souverains du
Montassurro.
Francesca n'en croyait pas ses oreilles. Il était de notoriété publique
que les relations entre Peter Hel-ler et la famille royale
montassurrienne en exil n'étaient pas franchement cordiales. Que
signifiait ce revirement? Et que cachait la mine embarrassée de son
père? Lui toujours si arrogant...
— Je ne savais pas que c'étaient des amis de la famille, dit-elle sans
le quitter des yeux.
— Pas jusqu'à aujourd'hui, en effet. Mais j'ai bon espoir que nous
devenions bientôt très liés.
Il fallait reconnaître que son père avait toujours réponse à tout, se
dit Francesca, amusée malgré elle. Sans doute projetait-il de monter
une affaire au Montassurro. Après tout, certains médias avaient
suggéré récemment que l'ex-roi risquait d'être appelé à jouer un rôle
dans le gouvernement actuel, paralysé par les dissensions.
— Admettons, dit-elle. Mais pourquoi m'as-tu demandé de
t'accompagner?
— Pour te rendre service, répondit-il en prenant un air vertueux.
— Pour me rendre service?
Pourquoi avait-elle le sentiment qu'il avait quelque chose à se
reprocher? se demanda Francesca.
— C'est toi qui m'as demandé de te mettre en contact avec le
prince Conrad, fît observer son père.
— De là à organiser un déjeuner officiel avec toute la famille
royale... Je me serais contentée de son numéro de téléphone.
Peter Heller ne se laissa pas démonter.
— Dans ce cas, tu aurais dû le préciser. J'ai remué ciel et terre pour
arranger cette rencontre.
Pas étonnant qu'il lui ait offert une tenue aussi élégante! se dit
Francesca, un peu impressionnée. Comment se comportait-on avec
des souverains en exil? Dans la dernière école privée qu'elle avait
fréquentée, on lui avait enseigné les usages de la haute société, mais
jamais elle n'aurait cru que ces cours pourraient lui être utiles un
jour...
— Vais-je devoir faire la révérence?
— Bien sûr que non ! s'écria son père avec indignation.
Francesca réprima un sourire. L'antimonarchisme primaire de Peter
Heller reprenait vite le dessus! Chassez le naturel...
Le taxi s'arrêta devant une maison victorienne divisée en
appartements. Francesca sortit du taxi avec précaution.
Heureusement que son père venait d'opposer son veto à la
révérence ! Avec des talons de cette hauteur, c'était le genre
d'exercice à éviter...
Remontant sur son nez ses nouvelles lunettes cerclées d'or, elle
s'accrocha au bras de Peter Heller. Le prestige de la librairie valait
bien quelques sacrifices, se dit-elle tandis qu'ils se dirigeaient vers
l'entrée de la majestueuse demeure.
Francesca avait déjà assisté à de nombreux repas officiels. Si le
menu et le lieu différaient chaque fois, deux choses restaient
immuables : l'immense salle de réception dans laquelle trônait la
table recouverte d'une nappe blanche immaculée, et les
domestiques impassibles en habit. Rien de comparable ici.
L'appartement était constitué de petites pièces peu spacieuses.
Encombré de meubles et de bibelots, il avait tout d'une boutique de
brocanteur; il paraissait impossible de s'y déplacer sans heurter
quelque chose. Par ailleurs, leur hôtesse était en train de dresser la
table elle-même. Pas un seul domestique en vue...
L'ex-reine Angelika arborait une mine revêche. Son visage ne
s'éclaira pas à la vue des arrivants.
Francesca eut même la nette impression qu'il se rembrunissait. Peut-
être aurait-elle dû faire la révérence, finalement.
— Je suis enchantée de faire enfin votre connaissance,
mademoiselle Heller, dit l'ex-reine d'un ton qui démentait l'amabilité
de ses propos. J'ai tellement entendu parler de vous.
Francesca jeta un regard stupéfait à son père. Qu'avait-il bien pu
raconter? Mais Peter était en train de serrer la main de l'ex-roi et ne
la regardait pas. Ou plutôt, il évitait soigneusement son regard...
D'un ton qu'elle espérait léger, la jeune femme répondit :
— Oh, mon Dieu ! C'est toujours un peu inquiétant. On se sait
jamais si c'est bon signe ou pas.
— Ne vous en faites pas, c'était flatteur, précisa l'ex-reine sans
l'ombre d'un sourire.
Manifestement, si elle avait entendu des louanges, elle n'avait pas
été convaincue, se dit Francesca avec dérision.
L'ex-reine Angelika reprit d'un ton réprobateur :
— Vous avez cependant une certaine tendance à vous éparpiller
professionnellement, n'est-ce pas?
Quel chameau! Francesca redressa les épaules. Pas question de
subir sans réagir les critiques d'une vieille rombière. Ex-reine ou pas
!
— J'ai trouvé intéressant de multiplier les expériences avant de
choisir ma voie, répliqua-t-elle en s'efforçant de sourire.
Les deux femmes s'affrontèrent du regard en silence.
« Les hostilités ont commencé », songea Francesca. Puis, décidant
de faire des efforts, elle demanda, désignant la table :
— Puis-je vous aider?
Après une hésitation presque imperceptible, l'ex-reine accepta.
— C'est très aimable à vous. Merci.
Faisant signe à son mari et à son invité de passer dans le salon,
Angelika ajouta :
— Nous pourrons bavarder tranquillement, entre femmes.
Allons bon ! Pourquoi avait-elle eu l'idée saugrenue de lui proposer
son aide? se demanda Francesca.
La précédant dans la cuisine d'une démarche majestueuse, l'ex-
reine déclara :
— Si j'ai bien compris, vous... vous intéressez à mon petit-fils?
— D'un point de vue strictement professionnel, précisa Francesca,
sans trop savoir pourquoi.
— Vous êtes très directe, mademoiselle, dit Angelika d'un air pincé.
— J'ai l'habitude de parler franchement, répliqua Francesca,
déconcertée.
— Bien sûr. C'est une attitude très moderne. Pas de faux-
semblants. Pas de révérences. Et bien sûr, pas de sentiments.
— Pas de sentiments? répéta Francesca, interloquée.
— Mais vous avez sans doute raison, poursuivit la souveraine d'un
ton pourtant sceptique. Si vous souhaitez faire un mariage d'intérêt,
sans doute vaut-il mieux le préciser dès le départ.
La pièce se mit à tournoyer autour de Francesca. Chancelant sur
ses talons, elle posa une main sur le mur pour reprendre son
équilibre.
— Un mariage? répéta-t-elle d'une voix étranglée.
— Je ne vous cacherai pas que j'aurais préféré une union plus
romantique pour mon petit-fils, poursuivit Angelika en prenant des
couverts dans un tiroir.
Abasourdie, Francesca avait du mal à retrouver sa voix. L'altesse
royale enchaîna :
— Pour ma part, je pense qu'un peu d'amour ne nuit pas au
mariage. Je ne veux pas que Conrad subisse un nouvel échec... Où
allez-vous?
— Il faut que je parle à mon père, répondit Francesca d'une voix
blanche.
Pas étonnant que le vieux filou ait semblé si peu à son aise dans le
taxi ! Il allait l'entendre ! Oubliant ses talons aiguilles, elle faillit
s'élancer en courant dans le couloir. Mais au même instant, la
sonnerie de la porte d'entrée retentit.
Etant à proximité, elle ouvrit machinalement.
Et resta clouée sur place.
Seigneur! Il était encore plus sexy que sur les photos ! Le prince
Conrad Domitio avait un regard diabolique. Donnait-il à toutes les
femmes l'impression de les déshabiller quand il posait les yeux sur
elles?
De nouveau chancelante, Francesca se retint à la porte.
Par ailleurs, pourquoi avait-elle brusquement le sentiment de
connaître depuis toujours cet homme qu'elle n'avait vu qu'en photo?
Elle déglutit péniblement. Baissa les yeux. Les releva. Et ne trouva
absolument rien à dire.
Conrad se figea, stupéfait.
Que faisait-elle ici? Félix aurait-il lu dans ses pensées ? Mais non,
c'était impossible. Alors à quoi devait-il ce miracle?
Dire que depuis ce fameux cocktail, il vivait dans l'attente de revoir
Francesca Heller... S'il avait pu imaginer qu'il la retrouverait chez
son grand-père !
Le papier sur lequel l'attachée de presse de Gavron & Blake avait
griffonné le numéro de téléphone et l'adresse e-mail de la librairie
était tout écorné. Il l'avait sorti de sa poche tant de fois... avant de
l'y remettre, sans avoir téléphoné ni envoyé de message. Jusque-là,
il avait réussi à résister à la tentation. Mais sans illusion. Il savait
qu'un jour ou l'autre, il finirait par céder. D'ailleurs, n'avait-il pas eu
l'intention de faire un saut à la librairie ce matin, après son cours? A
cause de l'invitation à déjeuner de Félix, il avait décidé de remettre
sa visite à cet après-midi.
Et voilà que Francesca Heller était là ! Devant lui !
C'était inespéré! Comment son grand-père avait-il eu l'idée de
l'inviter? Et surtout, pourquoi ne lui en avait-il pas soufflé mot?
Ce matin, alors qu'il tentait de le convaincre d'accepter de déjeuner
avec Peter Heller, Félix n'avait pas fait une seule allusion à
Francesca. Conrad avait pensé à elle, bien sûr. Comment aurait-il
pu en être autrement...? A l'instant où son grand-père avait
prononcé le nom de l'homme d'affaires montassurrien, l'image de la
jeune femme s'était imposée à son esprit. Avec toujours cette même
question lancinante : était-elle un ange, ou un démon comme son
père?
En tout cas, si Félix s'était bien gardé de lui révéler que Francesca
serait présente au déjeuner, c'était sûrement parce qu'il avait une
idée derrière la tête. Il était bien trop roublard pour que cette
omission ne soit pas voulue... Que mijotait donc le vieux renard ?
Tout en réfléchissant, Conrad ne quittait pas Francesca des yeux.
Elle était bien différente de l'autre soir, sur le balcon. Son regard,
habillé de lunettes luxueuses, avait perdu sa candeur. Par ailleurs,
elle mesurait au moins cinq centimètres de plus et arborait une tenue
beaucoup plus sophistiquée.
Tout en l'observant, il sentit une colère inexplicable monter en lui.
Son ensemble crème et or provenait visiblement de chez un grand
couturier et son chignon était aussi impeccable que celui d'une
danseuse étoile.
Pas de doute, elle n'avait rien d'une innocente libraire débutante.
Elle donnait plutôt l'image d'une femme d'affaires arrogante et
ambitieuse. La digne fille de Peter Heller, en quelque sorte.
Malheureusement, son désir pour elle n'en était pas amoindri... Irrité
contre lui-même, Conrad lâcha d'un ton brusque :
— Que faites-vous ici?
Francesca tressaillit. Pourquoi cette agressivité ? Remontant ses
lunettes sur son nez, elle répondit avec une pointe de sarcasme :
— Je suis invitée à déjeuner. J'ai ouvert la porte en passant. Vous
semblez déçu. Excusez-moi. Mais peut-être vous attendiez-vous à
ce que ce soit le majordome qui vous ouvre?
Ils s'affrontèrent du regard.
Conrad fut le premier à rompre le silence.
— Bien sûr que non, répondit-il d'un ton plus aimable. Mes grands-
parents n'ont jamais eu les moyens d'avoir un majordome. Ils
n'étaient pas du genre à s'enfuir avec les joyaux de la couronne.
Conrad Domitio, ajouta-t-il en tendant la main.
— J'avais deviné, répliqua-t-elle. Francesca Heller.
— Je sais.
Il savait ? Tremperait-il dans le complot? Serait-elle la seule à avoir
été laissée dans l'ignorance de ce qui se tramait? Francesca se sentit
envahie par des pulsions meurtrières.
Conrad Domitio pénétra dans le hall et referma la porte derrière lui.
— Où est mon grand-père? demanda-t-il. Dans le salon ?
Son ton était circonspect. Peut-être n'était-il pas au courant lui non
plus, finalement. La colère de Francesca fit place au doute. Et de
nouveau, elle eut le sentiment étrange de connaître cet homme.
— Nous sommes-nous déjà rencontrés ? demanda-t-elle
abruptement.
Il resta silencieux un moment, le visage impénétrable.
Finalement, il répliqua d'un ton caustique :
— Je ne sais pas. C'est à vous de me le dire. Comment pourrait-
elle avoir oublié ces yeux émeraude, ce regard désinvolte et
pourtant si intense ?
— Je suis désolée. Je ne me souviens pas.
— Alors nous ne nous connaissons pas. Pourquoi avait-elle le
sentiment du contraire?
s'interrogea Francesca, perplexe.
Mais à cet instant, l'ex-roi Félix et Peter Heller arrivèrent dans le
hall.
— Papa, dit-elle en s'avançant vers son père, les yeux étincelants, il
faut que je te parle. En privé.
Peter Heller n'avait pas l'air emballé par cette idée. Pas étonnant,
songea Francesca. Il se doutait de ce qui l'attendait...
L'ex-roi Félix proposa d'un ton affable :
— Allez dans mon bureau. Puis venez prendre un verre avant le
déjeuner. Nous avons de l'authentique hydromel montassurrien à
vous faire goûter.
Il les conduisit dans une petite pièce, encore plus encombrée de
meubles que le reste de l'appartement. Dès que le vieil homme eut
refermé la porte derrière lui, Francesca se planta devant son père.
— Dans quel traquenard m'as-tu attirée? Visiblement inquiet, Peter
battit en retraite derrière un lampadaire rococo.
— Voyons, Franny. Tu m'as promis de bien te tenir.
— C'était avant de découvrir que tu jouais les Machiavel, rétorqua-
t-elle, furieuse. Un mariage arrangé ! Pour qui me prends-tu ?
— C'est toi qui souhaitais rencontrer le prince.
— Le rencontrer, oui. Pas l'épouser! Comment as-tu pu m'attirer
dans un tel guet-apens? Nous ne sommes plus au xviiie siècle, bon
sang !
— As-tu un homme dans ta vie, en ce moment? demanda-t-il d'un
ton apaisant.
Francesca leva les yeux au ciel.
— Tu sais bien que non! C'est d'ailleurs à toi que je le dois.
— Je t'ai simplement ouvert les yeux, ma chérie. Certes, c'était vrai.
Mais elle n'était pas obligée de s'en réjouir... Prenant un air buté,
Francesca resta silencieuse. Son père soupira.
— Je ne comprends pas les femmes. Cet homme était un
imposteur. Oublie-le.
Francesca darda sur lui un regard noir.
— C'est ce que je m'efforce de faire, figure-toi !
— Très bien. Alors profite de ce déjeuner pour l'effacer encore un
peu plus de ta mémoire.
Devant la mine furieuse de sa fille, il poursuivit précipitamment :
— Crois-moi, c'est pour ton bien. Il ne faut jamais rester sur un
échec. Ce n'est pas parce qu'un homme t'a déçue qu'il faut rejeter
tous les autres.
Francesca en suffoqua d'indignation.
— Pourquoi te sens-tu obligé de te mêler de ma vie privée?
s'exclama-t-elle quand elle eut retrouvé son souffle.
— Parce que je te connais. Tu es trop sensible. Elle trépigna de
rage. Et vacilla sur ses hauts talons.
Son père quitta l'abri du lampadaire pour la rattraper par le bras.
— Comprends-moi, reprit-il d'une voix douce. Je suis triste de te
voir malheureuse et je me sens responsable. J'aurais dû être plus
vigilant et te protéger des petits profiteurs du genre de Barry.
Francesca fut déconcertée. Et touchée.
— Tu n'as rien à voir là-dedans. J'ai vingt-trois ans. Je suis
entièrement responsable de mes succès et de mes échecs.
Peter poussa un profond soupir.
— Si ces coureurs de dot sont après toi, c'est à cause de mon
argent.
— Que veux-tu, tu n'aurais pas dû réussir aussi brillamment !
Néanmoins, elle devait admettre qu'il avait raison.
— Je croyais bien faire, murmura-t-il comme s'il se parlait à lui-
même. J'ai travaillé dur pour mettre ma famille à l'abri du besoin. Et
pour quel résultat? Ma femme m'a quitté et ma fille a une vie
sentimentale et professionnelle désastreuse.
— N'exagère pas ! protesta Francesca. Depuis que je me suis
associée avec Jazz, mon travail me passionne.
— Pourtant tu n'es pas heureuse. Francesca était trop honnête pour
le nier.
— Pas complètement, admit-elle. Mais un mariage arrangé !
Voyons, tu ne trouves pas que tu dépasses les bornes ?
— Francesca, ta mère dit...
— Je ne pense pas qu'elle t'ait demandé de m'acheter un mari,
coupa-t-elle d'un ton cinglant.
Peter Heller sembla contrarié.
— Excuse-moi, ce n'est pas ce que je voulais dire, se reprit
Francesca.
Il resta silencieux et posa sur elle un regard de chien battu.
— Très bien, capitula-t-elle. Déjeunons ! Mais pour le reste, ne
compte pas sur moi.
— Compris, murmura-t-il. Ils regagnèrent le salon.
Pendant que l'ex-roi faisait les présentations, les questions se
bousculaient dans l'esprit de Francesca. Conrad Domitio était-il au
courant de cette histoire de mariage ? Etait-il de mèche avec les
autres ? Ou avait-il été attiré ici comme elle sans avoir été prévenu
de ce qui l'attendait?
Elle était sur le point de l'interroger sans détour quand il posa une
main sur son bras. Aussitôt, toute pensée cohérente déserta son
esprit.
Elle l'entendit vaguement dire à l'ex-roi, d'une voix qui lui semblait
tout à coup étrangement familière :
— Si tu offrais un verre à nos invités, grand-père? Il faut leur faire
goûter l'hydromel.
— Je t'attendais, répondit Félix en lui indiquant un plateau chargé
de bouteilles.
Conrad lâcha le bras de Francesca, qui s'efforça de reprendre ses
esprits. Pourquoi ce simple contact F avait-il troublée à ce point?
Peter Heller, qui n'avait pas encore prononcé un mot, intervint d'un
ton exagérément enjoué.
— Ma grand-mère faisait de l'hydromel. Il me semble qu'elle mettait
du piment rouge dedans. Est-ce possible ou est-ce ma mémoire qui
me joue des tours ?
— Non, vous avez raison, répondit Angelika. Mais l'hydromel au
piment est très fort. Nous le prenons uniquement en digestif. En
buvez-vous souvent, monsieur Heller ?
— Jamais. Quand j'ai quitté le Montassurro, je n'ai bien sûr pas
pensé à emporter les recettes de ma grand-mère. J'avais seulement
quatorze ans. Les traditions ne m'intéressaient pas, à l'époque. Je
pensais surtout à la Ferrari que je m'étais juré d'acquérir un jour.
— Combien en possédez-vous aujourd'hui? demanda Conrad d'un
ton ouvertement sarcastique.
Quel mufle ! se dit Francesca, indignée. Comment osait-il se
moquer de son père? Mais visiblement, Peter Heller n'avait pas
perçu l'ironie de la question. Il secoua la tête et répondit avec le
plus grand sérieux.
— Quand j'ai finalement eu les moyens de m'en offrir une, j'avais
surtout envie d'une voiture confortable avec chauffeur.
— C'est la rançon de la richesse, persifla Conrad. Francesca le
fusilla du regard. Occupé à servir, il ne s'en rendit pas compte.
— Avez-vous mis longtemps à bâtir votre empire? demanda-t-il sur
le même ton narquois.
Peter acquiesça d'un signe de tête. C'était incroyable ! songea
Francesca. Il aimait tellement parler de lui et de ses affaires qu'il
n'avait même pas remarqué que Conrad Domitio se payait sa tête !
— Assez longtemps oui, répondit son père. Il y a seulement six ans
que je me suis installé à New York, n'est-ce pas, Francesca?
— Sept ans et demi, rectifia-t-elle.
— Je reconnais bien là ta manie de la précision, commenta son
père, mi-irrité, mi-amusé. Elle aurait dû être expert-comptable,
confia-t-il à leurs hôtes.
Francesca haussa les épaules.
— J'ai une excellente mémoire, c'est tout.
Et elle avait aussi une bonne raison de se souvenir à quelle époque
les affaires de son père avaient pris une dimension internationale.
Elle avait presque seize ans. Très douée en langues, elle se destinait
à l'enseignement. Puis, du jour au lendemain, elle avait été emportée
dans un tourbillon. Sa mère, qui voulait faire d'elle une femme du
monde, l'avait inscrite dans un établissement privé réservé à l'élite.
Et les paparazzi avaient commencé à s'intéresser de près à la famille
Heller, désormais membre de la jet-set. Oui, elle savait exactement
quand Peter Heller était devenu l'un des hommes d'affaires les plus
riches de New York...
Le prince apporta deux verres sur un petit plateau. Alors qu'il
passait derrière elle, des effluves subtiles caressèrent les narines de
Francesca. Elle se figea. Ce parfum... Frais et épicé à la fois... Non,
c'était sûrement un effet de son imagination.
L'ex-roi prit un verre et le tendit à Peter.
— Essayez ceci. Voyez si ça vous rappelle quelque chose.
Peter goûta le breuvage et réfléchit un instant. Puis il déclara :
— C'est de l'hydromel aux pommes, n'est-ce pas ? Tous mes
souvenirs me reviennent.
Les souverains parurent satisfaits. S'ensuivit une discussion
interminable sur les différentes méthodes de fermentation de
l'hydromel pratiquées au Mon-tassurro dans la jeunesse de l'ex-roi.
Francesca ne feignit même pas de s'y intéresser. Elle était trop
troublée par la proximité du prince Conrad.
Se pouvait-il que...?
Non, c'était impossible, bien sûr. Décidément, l'inconnu du balcon
l'avait marquée... Pour une raison évidente, d'ailleurs. Traumatisée
par sa rupture avec Barry, elle s'était amourachée du premier
homme qui lui avait adressé la parole ce soir-là. Et elle avait
tellement envie de le revoir qu'elle croyait le retrouver dans le
premier inconnu qui se présentait. Quand donc cesserait-elle de se
comporter comme une adolescente attardée? De toute façon,
Conrad Domitio venait de démontrer qu'il était un véritable goujat.
Ce qui prouvait bien qu'il n'avait rien à voir avec l'inconnu du
balcon...
Tout à coup, elle tressaillit. Le prince Conrad s'inclinait vers elle.
— Goûtez, dit-il en lui tendant un verre. C'est une autre sorte
d'hydromel. Je suis sûr que vous allez apprécier.
Avec prudence, Francesca but une gorgée. Elle se concentra sur la
saveur étrange, soulagée d'être distraite de ses pensées
envahissantes.
— Est-ce vraiment du miel ? Je ne reconnais pas le goût.
Elle but une deuxième gorgée. Pas de doute, cette boisson lui
évoquait le parfum de la rose. Elle le dit à Conrad.
— Bravo, commenta-t-il, visiblement étonné qu'elle ait trouvé si
vite. Ce qui masque en partie le goût du miel, c'est de l'essence de
rose obtenue par distillation des pétales.
Il fit une pause.
— D'après la légende, cette recette était exclusivement réservée à
la favorite du sultan.
— Oh!
Pourquoi cette information la faisait-elle rougir? Il n'y avait pourtant
aucune raison...
Le prince s'assit à côté d'elle sur le canapé.
— Les pétales de rose distillés donnent à l'hydromel des vertus
aphrodisiaques, précisa-t-il.
Francesca était en train de boire une troisième gorgée. Elle
s'étrangla et fut prise d'une quinte de toux irrépressible.
Conrad lui donna de petites tapes entre les omoplates.
— Ne vous inquiétez pas. J'ai l'habitude. Si vous devenez trop
entreprenante, je vous calmerai, dit-il d'un ton narquois.
La toux de Francesca redoubla. Décidément, c'était bien un mufle!
Comment osait-il?
— Conrad, sers de l'eau à Mlle Heller, intima sa grand-mère.
Conrad se leva et quitta la pièce. Peu à peu, la toux de Francesca
se calma. Quand le prince revint dans le salon, un verre d'eau à la
main, il arborait un sourire discret au coin des lèvres. Nul doute qu'il
était ravi de l'avoir déstabilisée... Décidément, cet homme était
odieux ! Il avait l'air si sûr de lui, si supérieur. Seigneur! Ce repas
allait être interminable !
Le déjeuner était exquis. A table, Francesca fit un effort pour suivre
la conversation. Celle-ci tournait autour des traditions
montassurriennes. Son père racontait nombre d'anecdotes qu'elle
entendait pour la première fois — c'était fascinant.
Ou plutôt, elle aurait pu être fascinée, si elle n'avait pas senti posé
sur elle en permanence le regard du prince Conrad. Son demi-
sourire ironique était exaspérant! Toutefois, en gardant les yeux
fixés sur la nappe, elle parviendrait sans doute à résister à l'envie de
lui crier sa colère... A la fin du repas, elle était au bord de la crise
de nerfs.
Quand vint enfin le moment de se lever de table pour prendre le
café dans le salon, Francesca se rendit à la salle de bains. Mais
dans cet appartement plein de meubles et de recoins, il n'était pas
facile de se repérer. Elle se trompa de porte et se retrouva dans la
cuisine. Entendant un bruit de voix, elle tendit machinalement
l'oreille, intriguée. La pièce était pourtant vide, apparemment.
Examinant la cuisine, elle se rendit compte qu'elle formait un L. A
l'autre extrémité, deux personnes qu'elle ne pouvait pas voir
discutaient. Un homme, dont la voix profonde et veloutée semblait
vaguement familière. Et une femme, sans doute.
Confuse, Francesca était sur le point de faire demi-tour
discrètement, quand elle se figea. La femme avait élevé la voix et
ses paroles étaient à présent bien distinctes.
— Francesca Heller était notre invitée. Tu aurais pu faire un effort.
C'était l'ex-reine Angelika. Manifestement, elle était contrariée.
— Un effort? Tu trouves que je n'en fais pas assez ?
Francesca arqua les sourcils. Ainsi, la voix qui lui semblait familière
était celle de Conrad Domitio. Curieux... Tout à l'heure, quand il se
moquait d'elle avec ses pétales de rose aphrodisiaques, elle ne lui
avait pas paru aussi veloutée...
Une fois de plus, un doute l'effleura. Toujours ce sentiment étrange.
Cette voix, elle la connaissait. Et elle ne l'associait pas au
sarcastique prince Conrad...
La main sur la poignée de la porte, Francesca hésita. Certes, il était
très indélicat d'écouter les gens à leur insu. Mais la tentation était
trop forte. C'était d'elle qu'on parlait, après tout.
— Je comprends que tu sois irrité, mais essaie d'être raisonnable,
insista la souveraine.
— Désolé, mais je n'admets pas que grand-père joue les despotes.
Francesca faillit applaudir. Ils étaient au moins d'accord sur un
point!
— S'il s'imagine que je vais accepter de me marier uniquement
parce que ça sert ses intérêts, il me connaît mal !
La main de Francesca se crispa sur la poignée de la porte. Eh bien,
à présent, c'était clair. Conrad Domitio n'était pour rien dans ce
projet insensé. Et s'il s'était montré aussi insolent avec elle, c'était
peut-être parce qu'il la croyait consentante !
Francesca sentit son visage s'empourprer. D'humiliation et de colère
mêlées.
— Ton grand-père essaie simplement de faire pour le mieux, plaida
l'ex-reine Angelika.
— Je sais. Mais ce n'est pas en jonglant avec la vie des autres qu'il
y parviendra. Ce projet de mariage est si... ridicule !
— Tu n'as toujours pas oublié Sylvia? demanda sa grand-mère
d'une voix tremblante.
— Ça n'a rien à voir!
La voix profonde n'avait plus rien de velouté.
— Que ce soit bien clair : je n'épouserai jamais Francesca Heller.
Jamais ! Elle est trop arrogante. Et elle n'a aucun charme !
4.
Conrad leva vivement la tête.
Ce bruit... C'était une porte qui se refermait doucement. Il se
précipita de l'autre côté de la cuisine. Personne. Quelqu'un venait
de quitter la pièce. Quelqu'un qui avait sûrement surpris ses
propos...
Il marmonna un juron.
— Que se passe-t-il? demanda sa grand-mère, qui l'avait suivi.
— Quelqu'un était là et a entendu notre conversation.
— Qui?
— Sûrement la femme que je viens de décrire comme arrogante et
sans charme, répliqua sombre-ment Conrad.
— C'est une catastrophe! se lamenta Angelika. Ton grand-père
comptait sur le soutien de Peter Heller.
— Grand-mère ! Je viens d'insulter cette femme et toi, tu ne penses
qu'à l'argent de son père?
La souveraine haussa les épaules.
— Elle n'aurait jamais dû écouter aux portes.
— Tu ne l'aimes pas, n'est-ce pas?
— Toi non plus, apparemment. Je ne t'ai jamais vu aussi virulent.
— Elle m'a exaspéré. Mais ce n'était pas une raison pour être
insultant.
Sa grand-mère le regarda d'un air songeur.
— Elle t'a exaspéré?
Mais Conrad, extrêmement perturbé, suivait le cours de ses
pensées.
— Je n'aurais jamais dû dire une chose pareille. Il faut absolument
que je lui présente des excuses.
— Impossible, objecta sa grand-mère. Ce n'est pas à elle que tu
t'adressais. Elle a commis une indiscrétion et je ne suis pas sûre
qu'elle ait envie qu'on le lui fasse remarquer.
— Il faut pourtant que je trouve un moyen de m'excuser ! s'écria
Conrad avec frustration.
— Tu ne peux rien faire, insista Angelika. Tu devras feindre de
n'avoir rien dit. Et de son côté, elle devra feindre de n'avoir rien
entendu. Vous vous en tirerez très bien, tu verras.
— Oh, parfait! Voilà qui va détendre encore l'atmosphère.
— Ne t'inquiète pas, va. A mon avis, ils vont bientôt s'en aller.
Pourquoi cette perspective ne lui procurait-elle aucun réconfort? se
demanda Conrad. Au contraire, son sentiment de frustration était
encore plus intense.
Sa grand-mère lui tendit la cafetière et le précéda dans le salon.
En effet, les visiteurs ne tardèrent pas à prendre congé. Francesca
avala son café d'une traite et se leva de son siège. Son père lui jeta
un regard inquiet.
— Nous devons y aller, annonça-t-elle fermement.
Il baissa les yeux sur sa tasse de café fumante et sur le verre
d'hydromel au piment, qu'il n'avait pas encore touché.
— Nous avons largement le temps, protesta-t-il.
— J'ai promis à Jazz de retourner à la librairie, mentit-elle.
— Je t'avais pourtant prévenue que nous serions de sortie tout
l'après-midi.
— Oui, mais le samedi est la journée la plus chargée.
Malgré son calme apparent, elle vibrait d'une fureur contenue.
Oh, comme elle haïssait Conrad Domitio! Un jour, elle parviendrait
à effacer de son visage ce sourire supérieur. Elle lui ferait admettre
que Peter Heller était un homme respectable. Que Félix Domitio
était un raseur. Qu'Angelika Domitio était une hypocrite. Que
l'hydromel montassurrien était imbuvable. Et qu'elle-même n'était ni
arrogante ni dépourvue de charme !
Le prince se leva et s'approcha d'elle.
— Pourrions-nous discuter? murmura-t-il. En privé, bien sûr.
— Non, répondit-elle froidement.
A quoi jouait-il ? Pourquoi voudrait-il discuter en privé avec une
femme arrogante et sans charme?
— Ce déjeuner n'était pas une bonne idée, reprit-il sur le même ton
confidentiel. Il y a cependant certaines choses dont j'aimerais...
discuter.
— Je n'ai rien à vous dire.
— S'il vous plaît. Je comprends votre réticence.
Moi-même, je n'ai pas apprécié les manœuvres de mon grand-père.
Je ne supporte pas qu'on essaie de me manipuler. Mais ce n'était
pas une raison pour être... insultant à votre égard.
Francesca sentit son visage s'empourprer. A quoi faisait-il allusion?
Se pourrait-il qu'il sache qu'elle avait surpris sa conversation avec
sa grand-mère? Ce serait le comble !
— Que voulez-vous dire? demanda-t-elle d'une voix blanche.
— Eh bien, si par hasard je vous avais offensée, au cours de ce
déjeuner, je vous prie de m'en excuser. Et j'aimerais vraiment
pouvoir discuter plus longuement avec vous.
— Moi pas. Par ailleurs, ne vous inquiétez pas, vous ne m'avez pas
offensée. Je suppose que c'est une habitude chez vous de regarder
les gens de haut. Je ne le prends pas personnellement.
— Je regarde les gens de haut...? Manifestement, le prince Conrad
était déconfit.
Pour la première fois de la journée, Francesca eut l'impression de
marquer un point.
— Pour être honnête, je trouve ça un peu dépassé, lança-t-elle
avec désinvolture. Au xxie siècle ! Comment peut-on se croire
supérieur parce qu'on est de sang royal? Elle fit une pause avant
d'ajouter :
— Surtout quand on appartient à une dynastie dont les origines sont
aussi douteuses.
— Pardon? s'exclama le prince, soudain très pâle.
— J'ai trouvé des informations très intéressantes sur Internet,
précisa-t-elle.
— Ajoutez-vous foi à toutes les rumeurs qui courent sur Internet?
riposta-t-il d'un ton cinglant. Et avez-vous l'habitude de vous
renseigner sur vos hôtes quand vous êtes invitée quelque part?
— J'aime savoir à qui j'ai affaire. Tant de gens apparemment
respectables sont en réalité des imposteurs.
Elle pensait à Barry de la Touche, bien sûr. Ou plutôt, à Barry
Trott. Mais le prince Conrad ne le savait pas.
En voyant les traits de celui-ci déformés par la colère, Francesca se
rendit compte qu'elle était allée trop loin. Lentement, il se tourna
vers l'ex-roi Félix.
— Tu devrais montrer notre arbre généalogique à Mlle Heller,
grand-père, lança-t-il d'un ton glacial. Elle t'accuse d'être un
imposteur.
Un silence de plomb s'abattit sur la pièce. Francesca ne savait plus
où se mettre. Seigneur ! Ses joues étaient en feu. Elle devait être
écarlate...
— Personne n'a jamais mis en doute les origines de la dynastie des
Domitio, déclara le vieux souverain d'un ton offusqué. Ni les
antimonarchistes ni les communistes. Ni même les anarchistes. Alors
qu'ils voulaient tous notre départ.
Le regard qu'il darda sur Francesca classait celle-ci loin derrière ses
opposants.
— Je vous présente mes excuses, murmura-t-elle. L'ex-reine, qui
avait observé la scène d'un air songeur, intervint d'un ton posé.
— Francesca n'a pas tort.
Tous les regards se tournèrent vers elle, reflétant des degrés variés
d'étonnement et d'indignation. Elle sourit.
— Pas en ce qui concerne notre arbre généalogique, bien sûr. Mais
pour ce qui est de ne pas croire les gens sur parole. Je trouve que
c'est très judicieux. Toi et moi, nous aurions évité bien des déboires
si nous avions été un peu plus méfiants, Félix.
— Tu as peut-être raison, répliqua son époux avec un soupir. Ces
jeunes gens sont plus pragmatiques que nous.
A en juger par son regard, ce n'était pas un compliment, songea
Francesca.
— J'ai une proposition à vous faire, mademoiselle Heller, déclara
Angelika. Tous les ans, la communauté montassurrienne de Londres
organise une soirée pour commémorer l'anniversaire de Black
Conrad, le héros national. Cette année, les recettes seront reversées
à l'association « Des Hôpitaux pour le Montassurro ». Nous serions
ravis que vous nous fassiez l'honneur de votre présence. Ne serait-
ce que pour tenter de vous faire perdre vos préjugés.
Pas question, pensa immédiatement Francesca. Les Domitio, elle en
avait eu son content! Et pourtant... Ce gala serait peut-être
l'occasion de prendre sa revanche sur le prince. ~~
— Comme c'est aimable à vous, répondit-elle d'un ton affable.
J'accepte avec plaisir.
Un silence impressionnant suivit ces paroles. L'ex-roi Félix semblait
frappé par la foudre. Le prince héritier regardait droit devant lui
d'un air impassible. Quant à Peter Heller, il était absorbé dans la
contemplation de sa tasse de café.
Les adieux furent expédiés. Amusée malgré elle, Francesca
constata que le vieux souverain avait hâte de la voir quitter
l'appartement.
— Je vais descendre avec vous pour vous aider à trouver un taxi,
annonça Conrad.
Feignant de ne pas l'avoir entendu, la jeune femme gagna la sortie
d'une démarche altière, malgré ses talons. Conrad la rattrapa sur le
trottoir. Alors qu'il posait une main sur son bras, elle tressaillit. Ce
parfum frais et épicé... Serait-elle sujette à une hallucination
olfactive? Est-ce que ça existait, d'ailleurs?
— Il faut vraiment que nous parlions, murmura Conrad à son
oreille. En terrain neutre.
— Aucun terrain ne peut être assez neutre, répondit-elle avec
dédain.
Un taxi libre passa dans la rue. Peter Heller, qui venait de les
rejoindre, leva son parapluie en se précipitant vers le véhicule.
— Il le faudra pourtant, dit Conrad. Je vous appellerai.
— C'est inutile. Je ne veux plus jamais vous voir. Le taxi s'était
arrêté et son père parlait avec le chauffeur.
— Vous auriez dû y penser avant d'accepter l'invitation de ma
grand-mère pour le bal.
Seigneur! Comment avait-elle pu commettre une telle erreur?
— Je trouverai une excuse pour ne pas y aller, rétorqua-t-elle en
haussant les épaules. Une migraine. Ou une intoxication alimentaire.
Il éclata de rire.
— Vous ne connaissez pas Angelika! Vous n'avez plus aucune
chance de vous dérober, à moins d'attraper une maladie
contagieuse. Ou d'émigrer.
Bon sang, ce qu'il pouvait être agaçant ! Son rire moqueur était pire
qu'une gifle.
Elle s'éloigna à grands pas, bouscula son père, et s'engouffra dans le
taxi.
— Quelle créature épouvantable ! Je suis désolé, Conrad, déclara
l'ex-roi Félix.
Les deux hommes étaient accoudés au comptoir de la cuisine,
tandis qu'Angelika remplissait le lave-vaisselle. Il leur était
formellement interdit de l'aider.
— Je n'ai pas été très courtois avec elle, déclara Conrad d'un air
piteux.
— C'est normal. Je n'ai jamais vu une femme aussi désagréable.
Il adressa à son petit-fils un regard compatissant.
— Au diable l'argent de son père, poursuivit-il. Nous avons déjà
accepté son don pour le financement des hôpitaux, mais nous ne le
solhciterons pas pour les prochains appels de fonds.
— Les prochains appels de fonds? De quoi parles-tu?
— J'ai un projet, répondit Félix d'un air matois.
— Ah non, pitié ! s'exclama Conrad. Qu'avait-il encore inventé?
— On m'a demandé de me présenter à la première élection
présidentielle du Montassurro, annonça Félix avec une fierté
manifeste. Je vais donc lancer une souscription pour réunir les fonds
nécessaires à la campagne.
— Et tu comptais solliciter Peter Heller, devina Conrad.
— Oui, mais c'est hors de question à présent, répondit son grand-
père avec des regrets dans la voix. Dommage. Il m'aurait pourtant
été bien utile.
Mais j'aurais dû me douter qu'il y avait un problème avec sa fille
quand il m'a parlé d'un éventuel mariage. J'aurais dû au moins
demander à la rencontrer. Ça m'aurait dissuadé de te la présenter.
Cette fille est d'une agressivité !
— Cette idée stupide de mariage arrangé t'a été suggérée par Peter
Heller?
— Oui. Sa fille l'a appelé sur son portable pendant que nous
déjeunions et...
— Et c'est Francesca Heller qui le lui a demandé? coupa Conrad
d'une voix tremblante de colère.
Sa grand-mère leva les yeux au ciel.
— En tout cas, c'est après son coup de téléphone que son père m'a
demandé d'organiser une rencontre entre vous, répondit Félix.
— Elle ne doute vraiment de rien ! fulmina Conrad. Ce que
Francesca Heller veut, Francesca Heller l'obtient. Il suffit de
demander à papa d'y mettre le prix.

Quand il s'engagea sur l'autoroute, Conrad était en proie à une rage


froide.
A quoi jouait donc Francesca Heller? Et pourquoi avait-elle feint de
ne pas le reconnaître ? Il aurait dû la confondre dès son arrivée.
Mais elle ne perdait rien pour attendre. Francesca Heller méritait
une leçon et il allait se faire un plaisir de la lui donner.
Cette perspective le réconforta jusqu'à Cambridge, ville
universitaire où il demeurait.

— Eh bien? demanda Jazz. A-t-il accepté de nous honorer de sa


présence ?
Francesca la fusilla du regard.
— Si tu fais allusion à Conrad Domitio, il n'est plus question que
j'organise une soirée avec lui. D'ailleurs, il a été tellement odieux que
j'en ai oublié de l'inviter.
Une cliente s'approcha.
— Madame? lança Francesca d'un ton brusque.
La jeune femme sursauta et demanda un renseignement en
bafouillant. Francesca lui répondit avec la même brusquerie.
— Viens avec moi avant de faire fuir tous les clients, intervint Jazz.
Elle confia la caisse à la vendeuse qui venait en extra le samedi et
entraîna Francesca dans la réserve.
— A présent, raconte-moi ce qui s'est passé.
— Je suis arrogante, je n'ai aucun charme et il ne veut pas
m'épouser, lâcha-t-elle tout à trac.
Jazz ouvrit de grands yeux.
— Pardon?
— Mon père et son grand-père avaient prévu de nous marier.
— Tu plaisantes?
— Malheureusement, non.
Francesca fit à son amie le récit détaillé du déjeuner chez les
Domitio.
— Je suppose qu'il n'y a plus le moindre espoir pour qu'il franchisse
notre seuil, à présent? demanda Jazz quand elle eut terminé.
— En tout cas, si tu veux organiser une soirée avec lui, ne compte
pas sur moi, répondit Francesca.
Le lundi matin, à l'ouverture, Jazz était seule derrière le comptoir
quand la porte de la librairie s'ouvrit. Elle leva les yeux et reconnut
immédiatement le visiteur. Il était encore plus séduisant que sur les
photos.
— Où est-elle? demanda-t-il sans préambule. Jazz ne put
s'empêcher de sourire.
— Bonjour, dit-elle. Je m'appelle Jazz.
— Bonjour, répondit-il distraitement. Où est Francesca Heller?
— Vous parlez de la jeune femme arrogante et sans charme qui
dirige cette librairie avec moi? demanda-t-elle d'un ton doucereux.
Conrad Domitio tressaillit.
— Elle vous a tout raconté?
— Oui.
— Elle devait être très contrariée. Jazz fit mine de réfléchir.
— Contrariée? Eh bien, ce n'est pas exactement le terme que
j'aurais choisi...
A cet instant précis, Francesca revint de la cafétéria.
— Que fait-il ici? s'écria-t-elle en dardant sur Jazz un regard
meurtrier. Je t'avais pourtant bien dit...
S'interrompant brusquement, elle tourna les talons et ressortit d'un
pas décidé.
Conrad s'élança derrière elle et la rattrapa au coin de King's Road.
— Il faut absolument que je vous parle.
— Laissez-moi tranquille ! s'écria-t-elle sans ralentir le pas.
— Pas avant que vous m'ayez expliqué pourquoi vous avez feint de
ne pas me reconnaître, hier midi.
— Pardon?
— La première fois que nous nous sommes rencontrés, vous n'étiez
pas du tout arrogante. Et vous aviez beaucoup de charme, ajouta-t-
il d'une voix veloutée.
— La première fois que... ?
Francesca se figea. Cette voix... Ce parfum... Seigneur! Elle ne
délirait pas, finalement. Conrad Domitio était bien l'inconnu du
balcon ! Et de toute évidence, il savait qu'elle avait surpris ses
propos dans la cuisine... Comment était-ce possible? Mais peu
importait. Pour l'instant, l'essentiel était de ne pas se démonter.
— Ce n'était qu'une discussion sans importance lors d'un cocktail,
dit-elle d'un ton qu'elle espérait désinvolte.
— Vous... ! commença Conrad, visiblement scandalisé. Oh, et puis
zut !
S'inclinant vers elle, il captura sa bouche avec fougue.
L'espace d'un instant, ce fut le paradis. Francesca eut la sensation
délicieuse d'arriver enfin au port après un voyage mouvementé.
Puis elle donna un violent coup de pied dans le tibia du prince
Conrad. Et s'enfuit en courant.
Le photographe indépendant qui suivait le prince héritier depuis de
longues semaines sans aucun résultat, rendit grâce au dieu des
paparazzi. Il mitrailla le couple en pleine scène de ménage et prit
même une photo des piles de livres qui s'étaient écroulées dans la
vitrine de la librairie, après que Francesca fut rentrée en claquant
violemment la porte.
Le lendemain matin, les clichés s'étalaient dans deux journaux à
scandale. A la fin de la semaine, dans tous les magazines. A la fin du
mois, elles avaient fait le tour de l'Europe et des Etats-Unis.
Francesca cessa de répondre au téléphone et ne sortit plus de chez
elle sans un foulard et des lunettes noires. Par ailleurs, elle dépensa
une fortune en bouteilles de vodka, destinées à encourager le
portier de son immeuble à faire barrage aux journalistes.
La librairie reçut plus de clients en une semaine qu'elle n'en avait
accueillis au cours des trois derniers mois.
Peter Heller donna une conférence de presse au cours de laquelle il
démentit formellement les rumeurs d'une idylle entre sa fille et le
prince héritier du Montassurro.
Quant à Conrad Domitio, il s'abstint de tout commentaire. Il ne
voulait parler qu'à une seule personne.
Francesca.
5.
Francesca ne voulut rien entendre.
— Je me moque de ce que raconte la presse, mentit-elle.
Son père, l'ex-roi Félix, Jazz et même l'ex-reine Angelika tentèrent
de la persuader. Elle leur tint tête à tous.
Puis sa mère décida de s'en mêler.
— Comment vas-tu, ma pauvre chérie? demanda lady Anne, un
jour où elle rendait visite à sa fille. Raconte-moi : que se passe-t-il
exactement? Est-il vrai que le prince Conrad t'a brisé le cœur?
— Tu ne vas pas me dire que tu crois tout ce qui est écrit dans les
journaux? s'emporta Francesca, exaspérée.
— J'ai lu quelques articles très troublants, insista lady Anne. Mais
après tout, tu as peut-être raison de traiter cette histoire par le
mépris. A présent que tu t'épanouis dans ton travail, peu importe
que tout le monde te prenne pour une groupie au cœur brisé.
— Une groupie ! s'indigna Francesca.
— Le bruit court que tu es amoureuse de lui depuis de nombreuses
années. Sais-tu qu'un journaliste m'a appelée pour savoir si tu avais
affiché sa photo dans ta chambre de jeune fille ?
Il y eut un long silence. Puis Francesca se leva.
— Il n'est pas question que je me laisse ridiculiser plus longtemps.
Je vais appeler Conrad Domitio.
Ravie d'avoir obtenu le résultat escompté, lady Anne réprima un
sourire.

Conrad avait abandonné tout espoir d'avoir des nouvelles de


Francesca. Assis devant son ordinateur, il s'efforçait de la chasser
de son esprit en étudiant un article sur la tectonique qu'un collègue
japonais lui avait envoyé. Mais après avoir relu au moins cinq fois le
même paragraphe, il était toujours incapable de se souvenir de son
contenu.
Que lui arrivait-il ? Même au moment de sa rupture avec Sylvia, il
n'avait jamais perdu sa capacité de concentration — au contraire, il
s'était réfugié dans le travail. Jamais il n'avait passé des heures les
yeux dans le vague, à analyser point par point leurs conversations.
Jamais il ne s'était senti perdu comme ça...
Le souvenir de Francesca Heller le hantait. Ses yeux mordorés...
Son air de défi... Et surtout, surtout, le frisson qu'il avait senti chez
elle quand il l'avait embrassée. Certes, immédiatement après elle lui
avait décoché un violent coup de pied. Mais d'abord, elle avait
frissonné. Elle ne le reconnaîtrait jamais, bien sûr. Mais ce trouble
en disait long...
Au diable Peter Heller! Au diable Félix! Au diable tous les
journalistes de l'univers ! Si seulement il pouvait emmener
Francesca avec lui dans la montagne ! Loin de l'argent, de la
monarchie et de tout le reste. Rien qu'eux deux et les éléments. Il lui
ferait découvrir les beautés de la nature, le goût de l'aventure. Et
puis il la cajolerait. Oh, oui... Il ferait briller ces yeux mordorés
comme ils avaient brillé le premier soir, sur le balcon. Quand aucun
des deux ne connaissait encore l'identité de l'autre. Quand la seule
chose dont ils avaient conscience était l'attirance qu'ils éprouvaient
l'un pour l'autre...
Bon sang ! Comment en étaient-ils arrivés à cette situation
inextricable ?
Certes, il n'était pas très étonnant qu'elle refuse de lui parler. C'était
bien beau de maudire Peter Heller et Félix. Mais il fallait reconnaître
qu'ils n'étaient pas les seuls responsables. Comment avait-il pu dire
qu'elle était arrogante et n'avait aucun charme? Bien sûr, il était
furieux et elle n'était pas censée l'entendre. Mais tout de même. Se
montrer aussi insultant ne lui ressemblait pas.
Dire que la presse lui avait fait la réputation d'avoir un sang-froid
extraordinaire! D'être capable de rester maître de lui-même et des
événements! pensa-t-il avec dérision. Il frappa son clavier avec une
telle violence que l'ordinateur émit plusieurs bips. Au même instant,
le téléphone sonna. Il décrocha.
— Francesca Heller à l'appareil. Conrad fut si surpris qu'il en resta
muet.
— Allô ! Suis-je bien au bureau de Conrad Domitio ? insista
Francesca.
— Oui, répondit-il d'une voix étranglée.
— Puis-je lui parler, s'il vous plaît?
Conrad inspira profondément. Décidément, cette femme lui faisait
un effet redoutable...
— Conrad Domitio lui-même à l'appareil.
— Oh!
Il perçut parfaitement le léger tremblement de sa voix. Il devina ses
yeux expressifs qui s'écarquil-laient. Elle avait soigneusement
préparé son petit discours et voilà qu'elle avait tout oublié.... Il en
aurait mis sa main au feu !
Comme il la connaissait bien! se dit-il, alarmé. Mieux qu'il ne
connaissait Sylvia après trois ans de mariage. Soudain, il prit une
décision. Au diable la colère, au diable F amour-propre. Francesca
Heller et lui étaient faits l'un pour l'autre. Il n'y avait qu'une solution :
l'épouser.
Bien sûr, la persuader prendrait du temps. Le combat' serait rude
mais elle finirait par accepter. Il n'y avait pas d'autre issue.
— Bonjour, dit-elle d'une voix ferme.
Il déglutit péniblement. La bataille commençait. Objectif : mariage.
— Vous m'avez surpris, dit-il d'une voix douce. Je pensais que
vous n'appelleriez plus.
— Eh bien, vous vous trompiez, rétorqua-t-elle avec brusquerie.
J'en ai assez de passer pour une de vos groupies et...
— Une de mes groupies ?
— Vous ne lisez pas la presse? demanda-t-elle d'un ton agacé.
— Pas la rubrique mondaine, en tout cas.
— Même quand elle vous concerne?
— Je n'en vois pas l'intérêt. Si ce qu'écrivent les journalistes est
vrai, je suis déjà au courant. Si c'est faux, ça ne sert qu'à m'irriter.
Mais dites-moi plutôt où et quand nous pouvons nous rencontrer. Il
faut que je vous parle.
Aussitôt, Francesca tenta de se dérober. Conrad en fut tout
attendri. Il aurait parié qu'elle réagirait ainsi... Cependant il parvint à
la fléchir sans qu'elle s'en rende compte. Quand ils se mirent
d'accord pour un rendez-vous, il avait même réussi à la faire rire.
Après avoir raccroché, Conrad tourna plusieurs fois sur son fauteuil
pivotant en poussant un cri de victoire. Puis il s'absorba dans son
travail. Il avait enfin retrouvé la concentration nécessaire.
Francesca n'avait pas voulu que Conrad vienne la chercher à la
librairie. Au cas où des paparazzi la surveilleraient, avait-elle
expliqué.
Elle lui avait fixé rendez-vous à l'entrée principale de la National
Gallery. Comme toujours, l'endroit était plein de touristes. Au milieu
d'une telle foule, personne ne les remarquerait.
Sauf que Conrad ne passait guère inaperçu. Il arriva quelques
minutes après elle. Mince et élancé dans un jean noir, il traversa le
hall d'une démarche souple, attirant tous les regards. Pas étonnant,
songea Francesca. On ne voyait que lui, dans la foule. Fascinée, elle
réprima un frisson.
Pourquoi avait-elle accepté de le rencontrer? Peut-être était-il
encore temps de s'enfuir?
Trop tard. Il l'avait vue. Il lui souriait. Seigneur! Cette bouche
sensuelle... Et ce regard...
Elle avança vers lui comme un automate.
Il ne tenta pas de l'embrasser. En était-elle soulagée ou déçue? se
demanda-t-elle, aussitôt irritée contre elle-même.
— Je vous ai fait attendre. Je suis désolé, dit-il d'un ton courtois.
Troublée, elle déglutit péniblement.
— Pas... du tout, bredouilla-t-elle. Je viens d'arriver. Voulez-vous
visiter quelques salles ?
— Autant voir un ou deux tableaux, puisque nous sommes là.
Bien sûr, il connaissait parfaitement le musée. Sans hésiter, il
l'entraîna vers son œuvre préférée.
— Titien. Le Portrait d'un homme. Francesca contempla le tableau
un instant.
— Impressionnant, commenta-t-elle poliment. Il la regarda d'un air
amusé.
— Vous ne l'aimez pas?
— Je ne connais rien à la peinture de la Renaissance.
En réalité, ce tableau ne lui plaisait pas. Le regard de l'homme la
mettait mal à l'aise.
— On dirait qu'il vous met mal à l'aise, dit Conrad.
Seigneur ! Voilà qu'il lisait dans ses pensées ! S'efforçant de
dissimuler son trouble, Francesca contempla de nouveau le tableau.
— C'est son air arrogant qui me dérange, dit-elle au bout d'un
moment.
— Ce n'est pas de l'arrogance, objecta Conrad. Mais plutôt de la
provocation. En fait, il défie le peintre du regard pour le stimuler.
— Vous y avez réfléchi longuement, n'est-ce pas?
— J'aime ce tableau. Depuis toujours.
— Est-ce parce que vous aimez vous-même pratiquer la
provocation? demanda-t-elle d'un ton qu'elle voulait détaché.
Conrad la regarda d'un air surpris.
— Le jour de cet horrible déjeuner, vous n'avez pas cessé de me
provoquer, reprit-elle. Pourquoi?
— Je vous prie de m'excuser pour mon comportement, déclara-t-il
d'un ton sincère. Non seulement je me suis montré odieux, mais j'ai
tenu des propos stupides. Que vous n'étiez pas censée entendre,
certes. Néanmoins ça n'excuse rien. Je ne pensais pas un mot de ce
que j'ai dit.
Peut-être, cependant il n'avait pas répondu à sa question, songea
Francesca.
Un groupe compact de touristes occupant toute la largeur de la salle
avançait dans leur direction. D'un geste vif, Conrad glissa un bras
autour de la taille de Francesca et l'attira contre lui le plus
naturellement du monde.
Électrisée par ce contact, elle en eut le souffle coupé. C'était
insensé! Pourquoi n'avait-elle pas écouté la voix de la raison?
Jamais elle n'aurait dû aller à ce rendez-vous...
— Vous ne trouvez pas qu'il y a trop de monde, à présent? dit-il. Si
nous allions dans un endroit plus calme?
Il l'emmena de l'autre côté de Trafalgar Square dans un petit bar qui
s'avéra très animé. L'endroit était bondé de touristes penchés sur
des plans de la ville ou en train d'écrire des cartes postales. On
entendait parler au moins cinq langues et personne ne prêtait
attention à eux.
Après avoir commandé des cafés, Conrad se pencha vers elle,
soudain très sérieux.
— Croyez-vous que nous pourrions repartir de zéro?
Que répondre ? se demanda Francesca, stupéfaite. Ne trouvant
rien, elle resta muette.
— Je tiens d'abord à réitérer mes excuses, reprit-il. Je suis désolé
pour mon attitude lors de ce déjeuner. J'admets que j'avais entendu
au sujet des affaires de votre père des rumeurs qui ne me plaisaient
pas. J'ai changé d'avis depuis et j'aurais dû savoir qu'il ne faut
jamais ajouter foi aux bruits qui courent. Par ailleurs, j'étais furieux
que Félix m'ait attiré dans un piège... et que vous fassiez semblant
de ne pas me connaître. J'avais décidé d'être désagréable. Et je l'ai
été. Toutefois, sachez que je n'ai jamais eu l'intention de vous
blesser.
Le cœur de Francesca battait la chamade. Mais elle s'efforça de
prendre un ton enjoué.
— Vous ne m'avez pas blessée. J'étais moi-même irritée qu'on me
force la main. Et... je ne vous ai vraiment pas reconnu, avoua-t-elle.
Le soir du cocktail, je n'avais pas mes lunettes.
— Oui, je sais. A force d'y réfléchir, j'ai fini par comprendre.
A force d'y réfléchir? N'exagérait-il pas un peu? De plus en plus
troublée, Francesca décida de se reprendre. Pas question de
retomber dans ses fantasmes de midinette. Si Conrad Domitio avait
tenu à la rencontrer, ce ne pouvait être que pour une seule raison.
Autant affronter la vérité le plus tôt possible...
— De toute façon, ça n'a aucune importance, déclara-t-elle d'un
ton léger. Une fois que nous nous serons mis d'accord sur un
communiqué démentant les rumeurs qui courent à notre sujet, nous
n'aurons plus aucune raison de nous revoir.
Pourquoi avait-elle le sentiment d'annoncer la fin du monde? se
demanda-t-elle, le cœur serré.
Conrad la regardait pensivement. Manifestement, il hésitait.
Francesca releva le menton d'un air de défi.
— N'est-ce pas le but de cette rencontre?
Il eut ce sourire qui lui donnait l'impression de fondre comme neige
au soleil.
— Pas exactement.
Le cœur battant, Francesca attendit.
— Dans ce communiqué, j'aimerais au contraire annoncer notre
mariage, déclara-t-il avec le plus grand sérieux.
Hébétée, Francesca eut l'impression qu'un voile lui était tombé
devant les yeux. Après un long silence, elle lâcha d'une voix blanche
:
— Avez-vous perdu la tête ?
— Non. Je suis tout simplement pragmatique.
— Pragmatique!
— Laissez-moi vous expliquer. Annoncer notre mariage permettrait
d'une part de calmer les papa-razzi et d'autre part de donner un
coup de pouce à la campagne de Félix. Il se présente aux élections
présidentielles montassurriennes, expliqua-t-il.
— Votre grand-père se présente aux élections? demanda
Francesca avec étonnement.
— Oui. Félix n'est pas un monarchiste forcené qui s'accroche au
passé, comme vous semblez le croire. Ce qui compte avant tout
pour lui, c'est son pays. Il se sent coupable de l'avoir fui quand il
avait dix-sept ans. Bien qu'il n'ait pas eu vraiment le choix. Il devait
prendre la tête de l'opposition en exil, mais personne n'avait prévu
que le régime communiste résisterait aussi longtemps. Pendant cette
période, Félix a fait tout ce qui était en son pouvoir pour venir en
aide aux réfugiés. Néanmoins il reste intimement convaincu qu'il
aurait dû rester sur place pour partager les malheurs de son peuple.
S'il se présente aux élections aujourd'hui, c'est pour se racheter,
d'une certaine façon.
— En quoi l'annonce de notre mariage pourrait-elle être bénéfique
pour sa campagne ?
— Aussi dément que cela puisse paraître, depuis que nous faisons
la une des magazines, les projecteurs sont braqués sur le
Montassurro en général et sur Félix en particulier. Et son
programme semble pris très au sérieux.
— C'est un argument valable, répondit Francesca. Cependant, je
ne vois toujours pas en quoi annoncer notre mariage nous
débarrasserait des paparazzi.
Conrad prit son temps avant de répondre. C'était le moment ou
jamais de faire preuve de diplomatie...
— Aviez-vous déjà eu affaire à eux? demanda-t-il enfin.
— Oui. Mais ça n'avait jamais atteint de telles proportions.
Conrad hocha la tête.
— J'ai moi-même une longue expérience dans ce domaine. Croyez-
moi, démentir une rumeur n'est pas la solution. Ça ne sert qu'à
aiguiser la curiosité des fouineurs.
Les paupières mi-closes, il observa Francesca. Visiblement
perplexe, la jeune femme se mordillait la lèvre inférieure. Cette
bouche... Comme il brûlait d'y goûter encore ! Mais ce n'était pas le
moment. Avant tout, il fallait la convaincre.
— Je connais les journalistes, reprit-il d'un ton posé. Aussi
longtemps que nous démentirons, ils ne nous lâcherons pas. Si nous
annonçons nos fiançailles, nous deviendrons un couple ordinaire et
nous ne serons plus harcelés.
Francesca semblait de plus en plus songeuse.
Aïe ! Ce n'était pas gagné, se dit Conrad.
— Ce que je suggère, poursuivit-il du même ton égal, c'est
d'annoncer nos fiançailles lors de la soirée d'anniversaire de Black
Conrad. De laisser les photographes prendre tous les clichés qu'ils
voudront. Puis d'attendre que l'excitation retombe.
— Croyez-vous vraiment qu'ensuite nous serons tranquilles?
demanda Francesca d'un ton dubitatif.
Certes, il avait envie de la convaincre, mais il était trop honnête
pour lui mentir...
— Pas au début, bien sûr. Mais peu à peu, vous verrez que les
journalistes se désintéresseront de nous. D'ici là, je ne vous cache
pas qu'il vous faudra supporter de poser avec moi... et votre bague
de fiançailles.
Francesca tressaillit.
« Sois prudent, s'exhorta Conrad. Tu vas trop vite. »
— Ne vous inquiétez pas, dit-il d'un ton désinvolte. Vous me la
rendrez par la suite.
Elle secoua la tête.
— Ce n'est pas ça.
— Quoi, alors?
Elle rougit légèrement.
— Voyez-vous, je me remets à peine d'une déception sentimentale
et... Peu importe.
Au contraire, pensa Conrad en la regardant tourner et retourner sa
cuillère dans son café. C'était très important, au contraire! Voilà
qu'il avait envie de tout savoir sur sa vie sentimentale. C'était très
mauvais signe...
— De toute façon, ça ne marchera pas, reprit-elle en posant sa
cuillère d'un geste brusque. Je suis incapable de jouer la comédie.
Conrad ne la quittait pas des yeux. Elle paraissait bouleversée.
Il posa la main sur la sienne.
— Allons, ne faites pas cette tête. Je suis sûr que vous êtes capable
de jouer ce rôle à la perfection. Mais vous n'êtes pas obligée
d'accepter, bien sûr.
Pourvu qu'elle ne le prenne pas au mot ! Cependant, s'il voulait
avoir une chance de la convaincre, il ne fallait surtout pas qu'il se
montre trop pressant.
— Je suis ravie de l'apprendre, dit-elle avec un petit rire étranglé.
Elle tentait de plaisanter, pourtant il était visible qu'elle n'était pas
aussi détendue qu'elle aurait aimé le faire croire, devina Conrad. Il
résista à grand-peine à l'envie de caresser tendrement sa joue.
— J'ai peut-être une solution à votre problème, annonça-t-il d'une
voix douce
— Laquelle?
— Au lieu de jouer la comédie, nous n'avons qu'à nous fiancer pour
de bon. Qu'en pensez-vous?
6.
— Vous êtes complètement fou, répondit Francesca.
Elle le répéta jusqu'à ce qu'il la quitte pour donner une conférence
au musée des Sciences de la terre. Puis le soir, quand il la rappela.
Puis encore le lendemain. Et le surlendemain.
— Vous ne renoncez jamais? demanda-t-elle, à bout de nerfs,
après une semaine de coups de téléphone quotidiens.
— Et vous ?
— Rarement, reconnut-elle.
— Encore un point commun entre nous, alors. Seigneur! Son
acharnement était éprouvant. Elle
ne lui faisait aucune confiance. Conrad était si désinvolte, si
charmeur. Si confiant dans son pouvoir de séduction... Il fallait
reconnaître qu'il avait des raisons de l'être : il avait le don de la
désarmer et il réussissait à la faire rire aux éclats dans les moments
où elle en avait le moins envie. Mais ce n'était pas une raison pour
oublier qu'elle s'était juré de prendre sa revanche.
— Vous m'en voulez toujours? demanda-t-il comme s'il lisait dans
ses pensées. Je me suis pourtant excusé.
— Ce n'étaient que des paroles, répliqua-t-elle avec dédain.
— Vous préférez des actes ? Très bien. Dictez vos exigences. Si j'y
satisfait, vous m'épousez. D'accord?
— Oh, cessez de faire l'enfant! s'écria-t-elle en raccrochant
brutalement.
Mais quand le téléphone sonna le lendemain soir, elle avait décidé
de le prendre au mot.
— Tout d'abord, vous allez vous montrer aimable avec mon père.
Plus de plaisanteries sur ses Ferrari.
— Vous placez la barre très haut, plaisanta Conrad. Mais
j'essaierai. Quoi d'autre?
— Reconnaître que le succès de votre livre est dû à votre titre de
prince héritier.
Il y eut un silence.
— Je vous suggère de le lire, dit-il enfin d'une voix glaciale. Ensuite,
nous en reparlerons.
Cette fois, ce fut lui qui raccrocha brutalement.
Le lendemain matin, Jazz vit Francesca rôder autour de la table sur
laquelle étaient présentées les dernières parutions.
— Si tu cherches le livre du prince charmant, il est en commande,
dit-elle. Nous avons tout vendu.
Francesca sursauta.
— Non, non... Je jetais simplement un coup d'œil.
— Bien sûr, dit Jazz avec un sourire malicieux. Je te prête mon
exemplaire si tu promets de me le rendre.
Francesca accepta le livre de son amie sans se faire prier.
Et elle le dévora.
Conrad s'était largement inspiré de son journal de bord. C'était un
écrivain peu prolixe, surtout en ce qui concernait ses propres
exploits. Le contraste entre son compte rendu très sobre des
épreuves qu'avait traversées l'expédition et les photos terrifiantes
qui l'accompagnaient l'impressionna beaucoup.
Lorsque Conrad appela ce soir-là, elle s'excusa immédiatement :
— Je suis désolée. Je n'aurais jamais dû dire ça à propos de votre
livre. Il est passionnant.
— Merci.
De toute évidence, il était sincèrement ravi.
— Mais pour être très franc, je dois avouer que les éditeurs
apprécient le fait que je sois membre d'une famille royale. Il n'y a
que moi pour trouver que ça n'a aucune importance. Alors, êtes-
vous d'accord pour m'épouser, à présent? s'enquit-il d'un ton plein
d'espoir.
— Non. Il soupira.
— Que dois-je faire encore?
— Vous devez admettre que l'hydromel montas-surrien est
imbuvable.
— Vous n'êtes pas sérieuse.
— Oh, si.
— Ce sont les pétales de rose qui vous ont déplu ? dit-il d'un ton
moqueur. Qu'avez-vous contre les aphrodisiaques ?
Francesca s'étrangla et raccrocha.
Le jour suivant, on livra un paquet à l'attention de Mlle Heller à la
librairie. Francesca l'ouvrit et laissa échapper un cri étouffé.
— Qu'est-ce que c'est? demanda Jazz en voyant le flacon qu'elle
tenait à la main. Un gadget promotionnel ?
— N-non, bafouilla Francesca, écarlate.
— Alors qu'est-ce que c'est? Fais voir la carte. Mince alors ! «
Garanti sans aphrodisiaque. Faites de beaux rêves », lut-elle à haute
voix. Inutile de demander qui te l'a envoyé.
Les joues en feu, Francesca resta muette.
— Vous vous trouvez spirituel ? demanda-t-elle à Conrad quand il
appela ce soir-là.
— Ne me dites pas que vous n'avez pas apprécié, répliqua-t-il d'un
ton narquois.
— Que serait-il arrivé si les journalistes étaient tombés dessus? La
librairie est constamment sous surveillance. Vous rendez-vous
compte qu'ils en auraient conclu que nous sommes amants ?
— Mmm. J'espère bien que ce sera vrai très bientôt.
Francesca faillit laisser tomber le combiné. Seigneur ! Pourquoi son
esprit était-il subitement assailli par des images d'un réalisme
époustouflant? Le cœur battant à tout rompre, elle s'efforça de
reprendre son sang-froid.
— Francesca? Vous êtes toujours là?
— Oui.
— Qu'y a-t-il?
— Rien. Je... J'ai juste fait tomber quelque chose, mentit-elle.
Elle changea hâtivement de sujet. Comme elle le fit
systématiquement à partir de ce jour-là, chaque fois qu'il tentait de
donner à la conversation un tour plus intime. Elle lui parla de ses
nombreux emplois, de ses parents versatiles, du plaisir qu'elle
prenait à travailler à la librairie.
De son côté, il lui confia que sa passion pour la sismologie lui venait
de son père. De toute évidence, il avait beaucoup aimé ce dernier.
Ses parents s'étaient noyés lors d'un accident de bateau quand il
avait vingt ans. « Un coup dur », avait-il commenté brièvement. Il
n'avait jamais plus abordé le sujet et elle n'avait pas osé lui poser de
questions. De toute évidence, ce souvenir était encore très
douloureux pour lui.
Et puis un jour, Peter Heller téléphona à Francesca pour lui
raconter que Conrad l'avait emmené à Cambridge et lui avait fait
visiter la ville avant de l'emmener dîner chez des amis, à l'université.
— Des gens très intéressants. Ils m'ont convié à un tournoi
d'échecs, conclut Peter avec une satisfaction évidente. Tu pourras
m'y accompagner, si tu veux.
Ainsi, Conrad prenait au sérieux les épreuves qu'elle lui avait
imposées, songea Francesca, le cœur battant. Était-il possible qu'il
ait réellement envie de l'épouser? Non, c'était insensé. Il fallait
absolument qu'elle chasse cette idée ridicule de son esprit.
Conrad accepta de participer à une soirée autour de son livre, à la
librairie. L'événement attira une foule immense. Même Jazz fut
impressionnée par ce succès qui dépassait toutes ses espérances.
Plusieurs photographes prirent des clichés de Conrad et de
Francesca, qui parurent dans la presse dès le lendemain matin. Sur
plusieurs d'entre eux, Conrad enveloppait Francesca d'un regard
éloquent.
La vue de ces clichés fit battre le cœur de la jeune femme. Était-il
possible que ce regard soit sincère ?
Au milieu de la matinée, on livra à la librairie une boîte pleine de
roses rouges. Accompagnée d'une carte : « Acceptez ces roses qui
ne sont pas à boire. Pour le reste, nous pourrons en discuter... »
— Une plaisanterie stupide, commenta-t-elle à l'intention de Jazz,
qui souriait d'un air entendu.
Toutefois, le soir elle regagna à pied son appartement sur les quais
en pressant les fleurs contre son cœur. En arrivant chez elle, elle
décida de s'attaquer enfin au rangement de l'appartement, qu'elle
remettait au lendemain depuis des semaines. Au moins, ça lui
éviterait de rester plantée à côté du téléphone comme une
adolescente, songea-t-elle avec dérision.
Mais ce fut la sonnerie de la porte d'entrée qui, un peu plus tard,
retentit. Sans doute le gardien de l'immeuble, se dit Francesca. Les
visiteurs sonnaient d'abord à l'Interphone.
Quand elle ouvrit, son cœur fit un bond dans sa poitrine. Conrad!
Que faisait-il ici? Oh, pourquoi avait-il choisi de venir justement ce
soir? Quel spectacle elle devait offrir ! Elle avait les cheveux noués
en un chignon approximatif. Le visage recouvert de poussière. Les
pieds nus, les mains gantées de caoutchouc et encombrées d'un
balai...
Les joues écarlâtes, elle tenta de se débarrasser au moins de son
balai. En vain, bien sûr.
Sans un mot, Conrad le lui prit délicatement des mains.
— Moi qui espérais que le moment n'était pas trop mal choisi...
Malgré elle, Francesca laissa échapper un petit rire.
Grands dieux ! Contrairement à elle, il était splen-dide!
D'une élégance décontractée dans sa chemise verte et son pantalon
kaki, il arborait une mine penaude. Démentie par l'éclat malicieux de
ses yeux émeraude.
— Est-ce le grand nettoyage de printemps ?
— Si on veut, répondit-elle en tirant désespérément sur ses gants.
J'ai décidé de remettre de l'ordre dans... Que faites-vous?
Conrad lui avait pris le poignet, affolant aussitôt son pouls. Il lui
sourit. Son regard lumineux reflétait une telle admiration qu'elle en
oublia sa coiffure, ses gants et ses pieds nus. Ce qu'elle vit dans ses
yeux verts lui donna le vertige. A moins qu'elle ne se fît des illusions,
une fois de plus ?
— Permettez que je vous enlève vos gants, dit-il d'une voix douce.
Ils semblent vous embarrasser.
Était-ce encore un effet de son imagination enflammée ou y avait-il
comme une promesse secrète dans sa voix — celle de ne pas
s'arrêter aux gants ?
Conrad les lui retira avec habileté. Mais aussi avec une lenteur
suggestive, qui ne fit qu'accélérer les battements de son cœur.
— Merci, dit-elle d'une voix étranglée. Les yeux émeraude
étincelèrent.
— C'était un plaisir.
Non, elle ne rougirait pas, se dit-elle en tentant d'ignorer la chaleur
qui se répandait sur ses joues. Puis, elle se rendit compte que
Conrad était toujours sur le seuil.
— Entrez, proposa-t-elle en s'efforçant de prendre un air dégagé.
Puis-je vous offrir un verre? J'ai du vin. De la bière. Pas
d'hydromel, je suis désolée.
A sa grande surprise, il répondit d'un ton soulagé :
— Tant mieux ! Je n'en bois que chez mon grand-père. Ailleurs, je
m'en passe volontiers.
Cela signifiait-il qu'il venait de satisfaire à la dernière exigence
qu'elle lui avait imposée ? Francesca oscilla entre l'espoir et la
panique.
— Je veux bien du vin, ajouta-t-il. Il la suivit dans la cuisine.
— Rioja? Médoc ? Ou préférez-vous du blanc ? Il y a du
sauvignon.
Conrad se désintéressait manifestement de la question.
— Peu importe.
Elle sortit une bouteille de Rioja.
— J'avais l'intention de vous inviter à dîner, ce soir. Ai-je la
moindre chance ? s'enquit-il en lui prenant la bouteille des mains.
Bien sûr que non, il n'avait pas la moindre chance ! Elle devait se
laver les cheveux et avait envie d'un grand bain pour se débarrasser
de la poussière qui lui collait à la peau.
En lui tendant le tire-bouchon, elle s'entendit répondre :
— Merci. J'accepte avec plaisir.
Conrad déboucha la bouteille et remplit deux verres qu'elle avait
sortis d'un placard.
— A notre mariage, annonça-t-il en trinquant. Je n'ai pas perdu
l'espoir de vous convaincre.
Francesca, qui dans sa confusion avait déjà porté son verre à ses
lèvres, s'étrangla et fut prise d'une violente quinte de toux.
Elle prit une douche rapide. Mieux valait ne pas s'attarder. Le seul
fait de savoir que Conrad était là, quelque part dans l'appartement,
lui mettait les nerfs à fleur de peau. Non qu'elle craignît qu'il tente de
forcer la porte de la salle de bains, bien sûr. Mais si elle ne
parvenait pas à mettre un frein à son imagination débridée, c'était
elle qui risquait de se précipiter nue dans le salon !
S'efforçant de retrouver son sang-froid, elle se maquilla avec soin,
s'habilla et se coiffa.
Quand elle le rejoignit, Conrad était debout devant le canapé, une
cravate à la main. Il arborait une mine lugubre.
— Je croyais que Barry appartenait au passé, lâcha-t-il d'un ton
acerbe.
Francesca lui arracha la cravate des mains.
— Je n'ai jamais prétendu être une bonne ménagère. Ou l'avez-
vous trouvée ?
— Dans le creux des coussins du canapé.
— Oh!
Elle se souvenait parfaitement... C'était le soir où Barry l'avait
demandée en mariage. Ils étaient enlacés sur le canapé, à moitié
dévêtus. Elle avait néanmoins gardé assez de sang-froid pour
refuser de lui donner sa réponse sur-le-champ. Ce qui avait aussitôt
calmé l'ardeur de Barry. Il était parti quelques instants plus tard.
Dire qu'elle s'était imaginé que c'était par délicatesse !
Fonçant dans la cuisine, elle jeta la cravate dans le vide-ordures.
Lorsqu'elle se retourna, Conrad était debout dans l'encadrement de
la porte. Les mains derrière le dos, elle s'accrocha au plan de
travail, comme si elle faisait face à un peloton d'exécution.
— Êtes-vous toujours amoureuse de lui? demanda-t-il d'un ton très
calme.
— Non.
Il entra dans la cuisine, lui prit doucement le menton et scruta son
visage.
— En êtes-vous certaine ?
L'intensité de son regard la troubla profondément.
— Oui, répondit-elle en s'efforçant de réprimer les frissons qui la
parcouraient.
Après une légère hésitation, il la lâcha et dit d'un ton désinvolte :
— Si nous allions dîner?

Dans un restaurant raffiné au cadre intime, il lui fit goûter des mets
exquis tout en lui racontant des anecdotes de son enfance. Puis il la
fit rire aux éclats en lui mimant les pitreries de ses petits élèves du
samedi matin.
— Comment se fait-il que des enfants aussi jeunes s'intéressent à la
sismologie ? s'enquit-elle.
— Ce ne sont pas des cours de sismologie. Je leur enseigne le
montassurrien.
Francesca ouvrit de grands yeux.
— Qui peut avoir envie d'apprendre le montassurrien ?
Il y eut un silence. Quand Conrad répondit, ce fut d'un ton
légèrement crispé.
— Les exilés sont très attachés à leur culture. Et donc à leur langue
maternelle.
Francesca rougit. Elle baissa les paupières. Quel manque de tact! Il
fallait qu'elle lui présente des excuses. Mais que dire? Ne trouvant
pas les mots appropriés, elle resta silencieuse. Et se maudit pour
cela.
— Certains souhaitent simplement que leurs enfants soient capables
de parler la même langue que leurs grands-parents, poursuivit
Conrad. D'autres, comme mon grand-père, ont l'espoir de rentrer
un jour dans leur pays.
— Est-ce facile à apprendre? demanda-t-elle en s'efforçant de
dissimuler son embarras.
Visiblement surpris, il laissa échapper un rire.
— Très honnêtement, le montassurrien est une langue un peu
archaïque. Et hybride. Elle a des origines slaves et latines.
Mais Francesca n'entendait plus ses paroles. Fascinée par son
regard étincelant, elle se laissait bercer par le son de sa voix. Mon
Dieu ! Que cet homme était sexy ! Et dangereux ! Elle n'aurait
jamais dû accepter son invitation à dîner.
— ... mais les montagnes ont toujours été habitées, entendit-elle en
sortant de sa rêverie.
Sans doute parlait-il du Montassurro, se dit-elle en reprenant ses
esprits.
— Mon grand-père m'a si souvent décrit ces paysages que j'ai
l'impression d'y être déjà allé, confia Conrad. J'espère que son
souhait se réalisera et qu'il pourra de nouveau servir son pays. Il est
très estimé là-bas.
Il se tut. Mais une requête non exprimée flottait dans l'air.
Ce fut Francesca qui la formula.
— Vous aimeriez que nous l'y aidions, n'est-ce pas?
Il se pencha en avant.
— Voilà ce que je vous propose. Annonçons nos fiançailles le soir
du bal. Ne vous inquiétez pas, ça ne vous empêchera pas de
continuer à vivre comme avant. Je voyage beaucoup. Et de toute
façon, cet été, je pars au Montassurro pour livrer la première unité
d'hôpital mobile. La seule obligation que vous aurez sera de
m'accompagner à des réceptions ou à des cérémonies officielles
lors de mes séjours à Londres. Il n'y en a pas plus de trois ou
quatre dans l'année. Je vous donnerai les dates longtemps à
l'avance.
Francesca était pétrifiée. Adieu doux rêves d'amour, songea-t-elle
avec amertume. Quand donc cesserait-elle de se raconter des
contes de fées, comme une adolescente attardée?
— Bien sûr, si vous souhaitez que je vous fasse la cour, j'en serais
ravi, ajouta-t-il avec un sourire enjôleur.
Elle eut l'impression que son cœur cessait de battre.
— Pardon?
Seigneur! Pourquoi était-elle prise de panique, tout à coup? N'était-
ce pas ce qu'elle espérait entendre ? Alors pourquoi était-elle
incapable de prononcer un seul mot?
Sans paraître remarquer son trouble, Conrad demanda l'addition. Il
la raccompagna à son appartement. La nuit était fraîche et les rues
étaient pratiquement vides, fl. lui prit la main.
Francesca la retira vivement, et s'en voulut aussitôt. Conrad ne fit
aucun commentaire.
« Je suis détendue. Je suis détendue », se répéta-t-elle jusqu'à son
appartement. Il suffisait d'y croire...
Elle invita Conrad à boire un café. Il lui tint compagnie dans la
cuisine en bavardant gaiement pendant qu'elle le préparait. Une fois
dans le salon, il but sa tasse en silence. Puis il la posa sur la table
basse et se leva. Il s'approcha du canapé et s'assit à côté de
Francesca.
Le cœur battant à tout rompre, elle n'osait pas faire un geste.
Il posa un bras sur le dossier du canapé, derrière elle.
Toujours immobile, elle retint son souffle. Ses rêves allaient être
exaucés, finalement !
Les lèvres de Conrad effleurèrent les siennes avec une infinie
douceur. Frémissante, elle renversa la tête en arrière. Conrad lui
enleva délicatement ses lunettes, puis il captura sa bouche avec
fièvre. Nouant les bras autour de son cou, elle répondit
passionnément à son baiser, tout en ondulant sous ses mains
expertes qui exploraient son corps.
Soudain, elle tressaillit. Elle était nue ! Comment avait-il fait pour la
déshabiller sans qu'elle s'en aperçoive? Décidément, elle perdait la
tête !
— Arrêtez! s'écria-t-elle. Il se redressa aussitôt.
— Que se passe-t-il?
— Je... je ne suis pas prête. Il y eut un grand silence.
— Si j'ai bien compris, vous voulez que je vous laisse, dit enfin
Conrad.
— Oui, répondit-elle à voix basse. Sans un mot, sans un regard, il
s'en alla. «Mon Dieu! Qu'ai-je fait?» se lamenta Francesca, la mort
dans l'âme.
7.
Au cours des semaines qui suivirent, Francesca tenta de s'étourdir
de travail. Mais comme à son habitude, elle finit par regarder la
vérité en face. En acceptant la proposition de Conrad Domitio, elle
avait commis la plus grosse erreur de sa vie. Car il fallait se rendre à
l'évidence, elle aimait cet homme comme elle n'avait jamais aimé
auparavant.
Malheureusement, s'il était prêt à l'épouser, ce n'était pas par
amour. Ses motivations n'avaient rien de romantique et son cœur
restait inaccessible. Et pourtant, comment cesser d'espérer qu'un
jour peut-être il tomberait amoureux d'elle?
Le soir du bal, debout devant le miroir de la salle de bains, elle
examina son reflet avec circonspection. Cette créature sophistiquée,
elle ne la reconnaissait pas. En face d'elle, se tenait une étrangère.
Nouvelle coupe de cheveux, très chic. Nouvelles boucles d'oreilles
en rubis, cadeau de son père. Nouveau maquillage, après une
séance de soins dans l'institut de beauté le plus huppé de Londres,
cadeau de sa mère. Nouvelle robe de satin, très moulante, choisie
sur les conseils de Jazz. Même son parfum était nouveau. Musqué
et capiteux, il l'étourdissait légèrement. C'était un cadeau
d'Angelika.
En principe, elle aurait dû se sentir resplendissante. Alors pourquoi
avait-elle l'impression d'être totalement dépourvue de charme? Plus
l'heure avançait, plus elle redoutait cette soirée.
Soudain, elle sursauta. L'Interphone venait de sonner. Depuis le soir
où il avait quitté l'appartement sans un mot, Conrad s'était bien
gardé de lui rendre visite. Le cœur battant, elle jeta un dernier coup
d'œil à son reflet, puis gagna l'entrée. Après avoir déclenché
l'ouverture de la porte de l'immeuble, elle sortit sur le seuil pour
attendre Conrad. Il la vit du bout du couloir. S'immobilisant, il
déclara d'une voix rauque :
— Vous êtes... resplendissante.
Son ton manquait de conviction, pensa Francesca.
— J'ai l'air d'un clown, au contraire.
— Qu'est-ce qui ne va pas? demanda-t-il en s'avançant vers elle.
Il prit ses mains dans les siennes. Curieusement, au lieu d'accroître
sa confusion, ce geste la réconforta.
— Je ne sais plus où j'en suis, avoua-t-elle. Non seulement j'ai
l'impression d'être déguisée, mais je suis certaine que je n'y arriverai
jamais. Tout le monde m'accable de conseils. On m'explique
comment faire la révérence. Comment faire son entrée dans une
salle de bal. Ma mère me dit de redresser la tête. Mon père de
baisser le menton. Jazz me dit de regarder les photographes bien en
face. Votre grand-mère de ne surtout pas les regarder. Comme je
regrette d'avoir accepté de me prêter à cette comédie!
— Restez près de moi et je vous guiderai. Tout ira bien, vous
verrez.
Etait-ce le son de sa voix veloutée? Toujours est-il que son anxiété
se dissipa progressivement. Lorsqu'ils arrivèrent devant le luxueux
hôtel où se déroulait le bal, elle était presque sereine.
Heureusement! Les flashes commencèrent à crépiter dès qu'elle
posa le pied hors de la limousine, louée pour l'occasion. Surtout, ne
pas Cligner des yeux et prendre un air réjoui, se dit-elle.
— Accrochez-vous à moi, lui murmura Conrad à l'oreille. J'ai
l'habitude.
Glissant un bras autour de sa taille, il l'aida à monter les quelques
marches qui menaient au perron.
Les questions fusaient de tous côtés.
— D'où vient votre robe, mademoiselle Heller?
— La date du mariage est-elle fixée?
— Et le heu?
Conrad leva la main pour demander le silence.
— Merci pour l'intérêt que vous portez à notre vie privée. Mais si
nous sommes ici ce soir, Mlle Heller et moi, c'est pour apporter
notre soutien à l'association « Des Hôpitaux pour le Montas-surro
». N'est-ce pas, chérie ? demanda-t-il en resserrant son étreinte.
Francesca approuva d'un signe de tête. Comme elle se sentait bien
au côté de cet homme ! Si bien, qu'elle en oubliait presque que tout
ceci n'était qu'une comédie.
— Encore quelques sourires éclatants et nous en aurons terminé
avec eux, commenta-t-il en la serrant contre lui.
Après quelques clichés supplémentaires, ils gagnèrent le hall de
l'hôtel sans encombre.
— Bien joué, dit Conrad. Vous avez été parfaite. Vous allez faire
une princesse fantastique.
Francesca rougit de plaisir, mais elle n'eut pas le temps de savourer
ce compliment. Le moment était venu de faire la révérence à Son
Altesse Angelika. Seigneur! Pourvu que ses talons hauts
n'accrochent pas le bas de sa robe ! Mais elle s'en sortit très bien et
la souveraine la gratifia d'un sourire.
Ouf! Elle avait déjà surmonté les deux premières épreuves avec
succès, se dit Francesca avec soulagement. Peut-être allait-elle se
montrer à la hauteur, finalement.
Conrad l'entraîna dans la foule des invités. Prise dans un tourbillon
de salutations et de compliments, elle finit par oublier ses derniers
doutes. Quand les invités furent conviés à prendre place autour de
la grande table, elle n'avait plus du tout le sentiment d'être déguisée
et se sentait très fière d'être la fiancée du prince Conrad Domitio. Il
était manifestement très populaire. Avec les hommes comme avec
les femmes.
— C'est un garçon absolument charmant, susurra à sa voisine une
dame aux cheveux argentés, assise de l'autre côté de la table.
Prenant le ton de la confidence, elle ajouta :
— C'est un tel soulagement de constater qu'il a enfin oublié Sylvia !
Francesca tendit l'oreille, le cœur battant.
Mais l'homme qui était à sa gauche se pencha vers elle.
— Conrad Domitio est un sismologue remarquable, déclara-t-il.
Son article sur les vibrations longitudinales était passionnant.
— Qui est Sylvia? demanda Francesca.
— J'ai entendu dire qu'il devait intervenir lors de la conférence
annuelle des architectes, cet automne, poursuivit son interlocuteur,
sans dévier de son sujet. C'est un grand honneur.
Francesca se tourna vers la dame à la chevelure argentée.
— Qui est Sylvia? La dame soupira.
— L'épouse de Conrad. Son ex-épouse, à présent, bien sûr. La
princesse Maria Elena, de son vrai nom. Mais Elena était le prénom
de la mère du prince, qui a été tuée dans un accident avec son mari.
Alors les Domitio préféraient l'appeler Sylvia.
Francesca resta figée sur sa chaise. Toute la belle assurance qu'elle
n'avait même pas pris le temps de savourer s'évanouit. La laissant
accablée.
Pourquoi Conrad ne lui avait-il jamais dit qu'il avait été marié ? Quel
choc ! Elle avait l'impression tout à coup d'être prise dans les glaces
de l'Antarctique. Jamais elle n'avait eu aussi froid...
Hébétée, elle entendit vaguement les discours qui se succédèrent et
parvint à échanger quelques mots avec ses voisins. Mais quand le
repas fut terminé, elle aurait été bien en peine de dire ce qu'elle avait
mangé. Avait-elle mangé, d'ailleurs? Quand Félix annonça que le
bal allait s'ouvrir, elle applaudit mécaniquement, un sourire factice
aux lèvres.
Conrad se leva de table et s'inclina devant elle en souriant. Oh,
comme il avait l'air sûr de lui ! songea-t-elle. Et sûre d'elle, aussi.
Une petite fissure se fit jour dans la glace qui la retenait prisonnière.
Lorsque celle-ci finirait par fondre complètement, nul doute que sa
colère éclaterait. Peut-être vaudrait-il mieux que ça ne se produise
pas avant qu'elle ait quitté les lieux...
Conrad la prit dans ses bras et l'entraîna sur la piste en
tourbillonnant au son d'une valse.
— Qu'est-ce qui ne va pas? murmura-t-il, les lèvres contre ses
cheveux.
Manifestement, il avait senti la tension qui l'habitait.
— Rien.
Elle continua de sourire résolument par-dessus son épaule.
— Vous semblez contrariée, insista-t-il. Contrariée ? Grands dieux
!
— Pas du tout, répondit-elle entre ses dents.
— Quelqu'un a critiqué votre père?
Ses parents étaient présents tous les deux, ce soir. Pour l'occasion,
ils avaient décidé d'oublier leur brouille. Le nom de son père figurait
en tête de la liste des généreux donateurs, inscrite dans la brochure
du programme de la soirée. Mais il était manifeste que la vieille
garde aristocratique montassurrienne restait méfiante à l'égard de
Peter Heller.
— Pas que je sache, répondit-elle. Conrad poussa un soupir de
soulagement.
— Très bien. Détendons-nous et amusons-nous, dans ce cas.
L'odieux personnage ! Elle avait envie de l'étrangler !
La mine réjouie, les parents de Francesca regardaient le couple
danser.
Comme à son habitude, lady Anne était d'une élégance suprême.
Vêtue de velours noir, elle portait au cou un collier de diamants que
Peter lui avait offert après la conclusion de son premier gros
contrat. Se rapprochant de lui, elle lui murmura à l'oreille :
— Ça a marché. Tu as le droit de me remercier.
— Merci, dit Peter avec raideur.
Son ex-femme lui jeta un regard aigu. Il était vexé d'avoir eu besoin
de son aide pour rapprocher leur fille de Conrad Domitio.
— A ton tour de m'accorder une faveur.
— Que veux-tu? s'enquit-il d'un air méfiant.
— Laisse-les tranquilles.
— Pardon?
— Tu t'es suffisamment immiscé dans la vie de Francesca. A
présent, laisse-la se débrouiller seule. Conrad et elle s'en sortiront
très bien.
— Mais...
— Ou peut-être pas, coupa lady Anne. Il est encore trop tôt pour
crier victoire. Mais de toute façon, ça ne nous regarde plus.
D'accord?
Peter la fixa d'un air interdit.
— Tu viens de dire « ça ne nous regarde plus » ? Tout à coup, lady
Anne sembla déstabilisée.
— Pardon ?
— Viens danser, intima Peter Heller.

— Quand aviez-vous l'intention de me parler de votre femme?


demanda Francesca sur le ton de la conversation.
Elle sentit les doigts de Conrad se crisper dans son dos.
— De quoi parlez-vous ?
— De Sylvia. N'est-ce pas ainsi que vous l'appelez? Quand aviez-
vous l'intention de me mettre au courant ?
— Oh, Sylvia, dit-il d'un air agacé.
— C'est bien le nom de votre femme, n'est-ce pas ? insista
Francesca.
— Ex-femme.
— Décidément, il y a beaucoup d'ex dans votre famille. Ex-roi. Ex-
reine. Ex-femme. Vous ne sem-blez pas très doués pour faire durer
les choses.
— Je savais bien que vous étiez contrariée, murmura Conrad,
visiblement confus.
— En effet, acquiesça Francesca, de plus en plus irritée.
— Mais vous n'avez aucune raison de l'être.
— Oh, si. Vous connaissez mon goût du détail et de la précision.
Alors dites-moi tout ce qu'il y a à savoir sur Sylvia. Où ? Quand ?
Pourquoi ? Combien de temps?
Son compagnon promena autour de lui un regard embarrassé.
— Nous ne pouvons pas en parler ici.
— Alors allons quelque part où nous pourrons en parler, rétorqua-
t-elle.
— Très bien.
Conrad s'inclina cérémonieusement et ils quittèrent la piste, sous le
regard attendri des invités. Il l'entraîna hors de la pièce, puis hors de
l'hôtel. Un chasseur à moitié endormi leur demanda s'ils voulaient un
taxi.
— Non, répondit sèchement Conrad.
Prenant Francesca par la main, il lui fit traverser la rue en direction
de la Tamise. Les quais étaient déserts. Au loin, Big Ben se
découpait sur le ciel de velours noir.
S'accoudant au parapet, Francesca baissa les yeux vers l'eau
sombre, dans laquelle se reflétaient les lumières de la ville. Pourquoi
avait-elle le vertige, comme si elle se trouvait au bord d'un
précipice? Elle se tourna pour faire face à Conrad.
— Dites-moi la vérité.
— Je pensais que tout le monde était au courant, dit-il d'une voix
lasse.
— Sauf moi.
— Comment aurais-je pu m'en douter? Vous sembliez savoir tant
de choses.
Il se tut un instant avant de poursuivre.
— Son père était un ami de Félix. Nous formions un couple... bien
assorti.
Francesca tressaillit. On ne pouvait pas en dire autant du couple
qu'il formait avec elle, songea-t-elle avec mélancolie.
— Après l'accident de mes parents, je me suis retrouvé seul. Oh,
Félix et Angelika m'ont accueilli chez eux, bien sûr. Ils ont été
parfaits. Mais j'ai eu envie de fonder un foyer. Je pensais que des
enfants donneraient un sens à ma vie.
Le regard de Conrad se perdit au loin, vers l'autre rive du fleuve.
Son visage était tendu.
Francesca avait l'impression qu'on venait de lui enfoncer un
poignard dans le cœur. Il ne lui avait tout de même pas caché...
— Des enfants?
— Ne vous inquiétez pas, dit-il avec un sourire désabusé. Sylvia
n'en voulait pas. Pas avant plusieurs années, en tout cas. Selon elle,
mon désir d'enfant était complètement névrotique.
Il passa une main dans ses cheveux.
— Oh, elle avait sans doute raison, après tout. J'étais beaucoup
trop jeune. Et trop imbu de moi-même.
Francesca eut un élan de compassion. Il semblait si désenchanté.
Elle ne parvenait même plus à l'imaginer imbu de lui-même...
— Que s'est-il passé? demanda-t-elle d'une voix douce.
— Elle a fini par trouver un homme dont la névrose s'accordait
mieux avec la sienne, répondit-il avec une ironie amère. Je n'ai pas
su lui donner ce qu'elle attendait.
— Qu'attendait-elle?
— Elle voulait une vie de princesse. Aller à Ascot et à Monaco.
S'habiller chez les grands couturiers et fréquenter la jet-set. Pas être
l'épouse d'un sismologue à l'affût des tremblements de terre. En tant
que fiancé, je peux être charmant. Mais je suis un piètre mari,
ajouta-t-il d'une voix triste.
Pourquoi ces souvenirs étaient-ils toujours aussi douloureux? Il
s'était pourtant promis de ne plus jamais les remuer.
— Vous étiez amoureux d'elle? demanda Francesca à voix basse.
Il soupira.
— Vous étiez amoureux d'elle, répéta-t-elle. Mais ce n'était plus
une question. Conrad était sur
le point de la contredire quand elle s'écarta vivement de lui.
— Rentrons, dit-elle avec un calme inquiétant. Nous devons
annoncer nos fiançailles.
Conrad se maudit. Bon sang ! Pourquoi s'était-il laissé allé à
évoquer le passé? Ce n'était pas ainsi que les choses étaient
censées se dérouler. Ce n'était pas du tout ce qu'il avait prévu !
Il avait pourtant tout soigneusement préparé.
Il avait réservé une suite pour la nuit dans l'hôtel. Il avait fait livrer
des roses rouges dans le petit salon. Le Champagne était au frais
dans un seau. Et dans un écrin posé sur la petite table, attendait la
bague de fiançailles de sa mère, qu'il avait déjà fait adapter au doigt
de Francesca. Dire qu'il avait prévu une demande en mariage
solennelle à la lueur des bougies ! C'était réussi...
Déjà, Francesca traversait la rue. Il s'élança derrière elle.
— Attendez ! Vous ne comprenez pas !
— J'ai parfaitement compris, au contraire. Venez, ne faisons pas
attendre les photographes. N'oubliez pas que si je suis ici ce soir,
c'est pour soutenir la cause du Montassurro. En jouant la comédie
de la fiancée comblée.
Son ton était si amer que Conrad en eut le cœur serré. Que faire?
Il la suivit dans l'hôtel.
Francesca avait l'impression de vivre un cauchemar. Non seulement
Conrad Domitio ne l'aimait pas mais il était encore amoureux de son
ex-femme. Cette pensée était insupportable ! Mais aussi, de quoi se
plaignait-elle ? La situation était parfaitement claire depuis le début.
Ce projet de fiançailles n'avait jamais été motivé par l'amour. Et elle
avait donné son accord en toute connaissance de cause.
— Alors respecte tes engagements et cesse de te lamenter sur ton
sort, dit-elle à son reflet dans le miroir des somptueuses toilettes
pour dames.
Enorme rubis entouré de diamants, la bague de fiançailles était en
parfaite harmonie avec le tissu chatoyant de la robe de Francesca et
les boucles d'oreilles que son père lui avait offertes.
La famille royale s'extasia. Les invités s'extasièrent. Les journalistes
s'extasièrent. Les photographes firent crépiter leurs flashes.
Francesca sourit jusqu'à en avoir mal à la mâchoire. Conrad, qui ne
la quitta pas d'une semelle, se chargea des journalistes, mais elle dut
quand même répondre à quelques questions.
Oui, elle était heureuse. Oui, le prince l'avait demandée en mariage
de façon très romantique. Oui, elle était éperdument amoureuse.
Non, ils n'avaient pas encore fixé de date pour le mariage.
Une fois que l'excitation fut retombée, l'ex-reine Angelika la prit à
part.
— Accompagnerez-vous Conrad au Montassurro, cet été?
demanda-t-elle sans préambule.
— Eh bien... Nous n'en avons pas discuté, répondit Francesca,
surprise.
— Demandez-lui de vous emmener. Je suis sûr qu'il en meurt
d'envie mais qu'il n'ose pas vous en parler. Malgré les apparences,
mon petit-fils est timide avec les femmes, vous savez.
Francesca écarquilla les yeux. Conrad Domitio, timide? C'était un
scoop qui pourrait intéresser les paparazzi...
— Croyez-moi, poursuivit l'altesse royale. Si vous le laissez partir
seul, il risque de faire tout son possible pour vous oublier. Je vous le
répète, il est timide. Et de toute façon, il n'est jamais bon de rester
trop longtemps séparés pour de jeunes fiancés. N'avez-vous pas
envie de partir avec lui? Je suis sûre que vous ne le regretterez pas.
Sur ce, elle se tourna et s'en fut d'une démarche majestueuse.
Le cœur déchiré, Francesca la regarda s'éloigner. Décidément, tout
le monde semblait prendre au sérieux cette sinistre comédie. Même
Angelika s'y mettait! Cette situation devenait insupportable. En tout
cas, ce soir, elle n'avait plus la force de jouer son rôle de fiancée
parfaite. Si elle restait une minute de plus dans cet endroit, elle
risquait d'y mettre le feu...
Conrad s'approcha d'elle.
— Que se passe-t-il ? Vous êtes toute pâle ! Elle lui adressa un
sourire contraint.
— Je suis désolée. Je suis extrêmement fatiguée, tout à coup.
Combien de temps avant que nous... que je puisse m'en aller?
— Nous, rectifia-t-il avec insistance, pouvons partir dès que vous le
souhaitez.
— Vous n'êtes pas obligé de me ramener.
— J'y tiens, dit-il en lui prenant les mains. Elle se raidit.
— Détendez-vous, déclara-t-il d'un air désabusé en la lâchant.
Vous n'aurez pas besoin de me repousser, je ne franchirai pas votre
seuil.
— Je...
— C'est bien ce que vous souhaitez, n'est-ce pas?
Comment lui dire qu'elle souhaitait au contraire ne plus jamais le
quitter, ni le jour ni la nuit ? Que sa seule présence l'électrisait tout
entière et qu'elle n'attendait qu'une chose : qu'il la prenne dans ses
bras et l'embrasse... Comment lui dire qu'elle le voulait toujours à
ses côtés, comme fiancé puis comme mari? Même s'il faisait un
piètre époux, c'était lui qu'elle voulait épouser.
Seigneur! Elle délirait. Il fallait absolument qu'elle se reprenne.
Conrad Domitio était peut-être son fiancé, mais il était amoureux
d'une autre femme. Son ex-femme.
— Oui, c'est ce que je souhaite, répondit-elle la mort dans l'âme.
Il la laissa à la porte de son appartement. Il ne l'embrassa pas. Il
n'effleura même pas sa joue. Et pour la première fois de sa vie,
Francesca passa une nuit entièrement blanche.
Il fallait risquer le tout pour le tout, décida-t-elle dans sa cuisine, à 5
h 30. Pourquoi ne pas tenter de suivre le conseil de l'ex-reine
Angelika? Conrad était son petit-fils, après tout. Elle le connaissait
bien. Peut-être y avait-il encore un espoir...
Un peu plus tard ce matin-là, elle appela Conrad à Cambridge et
laissa un message sur son répondeur. Elle l'avait tourné et retourné
dans son esprit jusqu'à ce qu'il soit parfait. Désinvolte et léger, il
était sa dernière chance.
— Lors de notre première rencontre, vous m'avez dit que vous
pourriez avoir besoin de quelqu'un comme moi dans votre équipe.
C'est le moment ou jamais de saisir votre chance. Je veux partir
avec vous au Montassurro.
8.
Ils se mirent en route six semaines plus tard. L'association avait
réussi à équiper trois bus de secours pour les urgences, ainsi qu'un
hôpital mobile complet. Francesca était chargée d'étudier les
itinéraires.
— Je suis sûr que vous serez parfaite en pilote, lui avait dit Conrad
quand il l'avait rappelée, après avoir eu son message.
Depuis le soir du bal, il avait adopté vis-à-vis d'elle une attitude
courtoise mais distante. Certes, Francesca ne s'attendait pas à ce
qu'il se montre très expansif, il n'empêche qu'un petit geste
affectueux de temps à autre lui aurait mis du baume au cœur...
Avait-elle eu raison de lui demander de l'emmener avec lui?
Voyager pendant des semaines dans ces conditions risquait d'être
insupportable.
— Ne t'inquiète pas, lui avait dit Jazz en l'aidant à faire ses bagages.
Le prince est à la tête d'un convoi exceptionnel auquel il doit faire
traverser la moitié d'un continent. Sur quelques-unes des plus
mauvaises routes d'Europe. Il a probablement des tas de problèmes
en tête. Pour l'instant, contente-toi de rester dans son sillage. Une
fois qu'il aura livré l'hôpital, il aura tout le temps de redevenir
l'homme adorable que tu as connu.
Mais Francesca n'avait pas été convaincue. Au fil des jours, elle
avait accumulé les doutes. Sans Jazz, elle aurait peut-être même fait
machine arrière. Mais son amie ne lui en avait pas laissé l'occasion.
Avec son efficacité coutumière, elle avait pris en main l'organisation
des bagages. Ou plutôt de l'unique bagage de Francesca. Car les
consignes de Conrad étaient claires : se charger le moins possible.
Le résultat était miraculeux. C'était incroyable le nombre de choses
que pouvait contenir un sac aussi petit !
— Tu es parée pour tous les climats et pour toutes les
circonstances, y compris les obligations mondaines, avait déclaré
Jazz avec satisfaction. Règle n° 1 : fais une lessive chaque fois que
tu en as la possibilité. Règle n° 2 : n'ajoute jamais rien dans ton sac
sans en avoir d'abord enlevé quelque chose. Enfin, règle n° 3 : aie
toujours sur toi une tenue de rechange et des lingettes pour bébé.
— Des lingettes pour bébé?
— Une fois là-bas, tu vas devoir jouer ton rôle de princesse, n'est-
ce pas? Accepter des bouquets et serrer des enfants dans tes bras.
Eh bien, laisse-moi te dire que les bouquets ne sont pas tous
enveloppés dans de la cellophane. Quant aux enfants, je te laisse
découvrir ce que tu risques avec eux. Les lingettes te sauveront la
mise dans toutes les situations, y compris les plus extrêmes.
Jazz parlait en connaissance de cause. Elle avait une ribambelle de
neveux et nièces.
La jeune libraire n'avait pas été la seule à apporter sa contribution.
Lady Anne avait offert à Francesca une robe longue noire
infroissable, pas plus volumineuse qu'un mouchoir une fois pliée.
— Elle est adaptée à toutes les circonstances, avait-elle affirmé.
Trouve un ou deux bijoux sur place pour l'égayer. Ainsi, tu
honoreras tes hôtes tout en soutenant l'économie du pays. Bonne
chance.
Ce n'était pas tout.
Peter Heller lui avait donné une liste de contacts utiles.
— En cas d'imprévu, avait-il précisé.
L'ex-roi Félix lui avait confié un manuel de mon-tassurrien.
— Je vous donne ma bénédiction, avait-il déclaré d'un ton solennel.
Et Francesca était partie avec le convoi.

Pendant tout leur périple à travers l'Europe, elle échangea à peine


quelques mots avec Conrad. A chaque instant surgissait un nouveau
problème à résoudre : pneu éclaté, conflit entre deux chauffeurs,
troupeaux de vaches coupant la voie... Une fois passé la frontière
du Montassurro, ce fut pire encore. Certaines routes étaient
défoncées, d'autres bloquées. La carte qu'ils avaient en leur
possession ne correspondait plus à la réalité du terrain. Conrad fut
obligé de partir à pied à travers champs à la recherche d'un guide
connaissant bien la région. Aucune difficulté, aucun contretemps ne
parvenait à lui faire perdre son sang-froid. Efficace, rapide,
ingénieux, diplomate — jamais il ne se départait de son calme.
Francesca, de son côté, s'efforçait de suivre les conseils de Jazz.
Pas question de se morfondre parce qu'elle ne voyait presque
jamais Conrad. Ils n'étaient pas en lune de miel, après tout. Elle se
contenta donc de l'admirer de loin, tout en accomplissant
consciencieusement les tâches qui étaient les siennes.
Un soir, elle eut droit à un compliment. C'était l'heure du dîner et ils
étaient sur le point de se mettre à table dehors, devant la taverne
d'un village de montagne.
— Je savais que ta présence nous serait précieuse, dit-il d'un ton
désinvolte.
— Précieuse! répéta Francesca en souriant. Je suis flattée.
Il effleura sa joue du dos de la main. C'était la première fois qu'il la
touchait depuis le bal.
Elle retint son souffle. Mais à cet instant, un chauffeur appela
Conrad et il dut la quitter.
Francesca s'assit sur un banc. Sa présence était précieuse ! Et il
l'avait tutoyée... Levant les yeux, elle contempla les étoiles. Comme
elles scintillaient et paraissaient proches ! Peut-être était-ce un effet
de l'altitude? Si seulement Conrad était là pour les admirer en sa
compagnie... Allons, inutile de s'emballer. Ce n'était pas une
déclaration d'amour qu'il venait de lui faire. Sans doute l'estimait-il
et appréciait-il son aide, mais ça n'allait pas plus loin. Et pourtant, la
vie serait tellement belle si Conrad Domitio était amoureux d'elle...
Ils finirent par atteindre la ville de montagne à laquelle était destiné
l'hôpital mobile. C'était en fait un gros bourg médiéval organisé
autour de la place du marché. Dès leur arrivée, deux médecins
locaux vinrent à leur rencontré. Ils étaient si impatients de voir le
nouvel équipement qu'ils prirent à peine le temps de saluer les
membres de l'expédition.

« Le moteur du camion n'avait pas eu le temps de refroidir qu'ils


opéraient déjà un enfant de l'appendicite », écrivit Conrad dans son
carnet de bord.
Il était assis à la terrasse d'un des trois cafés de la place. Francesca
le rejoignit.
— Tiens-tu un journal en permanence ?
— Non. Seulement pendant les expéditions. Il referma le carnet.
— A l'origine, c'était un simple compte-rendu technique. Puis peu à
peu, j'y ai introduit des commentaires personnels. Juste pour
m'amuser un peu.
Il se cala contre le dossier de sa chaise de bois. Avec son hâle et sa
barbe de plusieurs jours, il était incroyablement séduisant...
Francesca se rappela à l'ordre. Pas question de se laisser distraire
avant la fin du voyage. D'un ton détaché, elle posa une question qui
la hantait depuis longtemps.
— Quand tu m'as dit que tu avais écrit ton livre pour l'argent, tu
étais sérieux?
— L'avance a servi à financer une partie de l'équipement que nous
avons convoyé. Je ne sais pas encore ce que les droits d'auteur
permettront d'acheter.
— Ils seront reversés à l'association? Je vois...
— L'argent ne m'intéresse pas, dit-il. Il ne m'a jamais intéressé.
— Oui, mais quand il s'agit du Montassurro...
— Je suis prêt à faire beaucoup pour mon pays. Néanmoins je n'irai
jamais jusqu'à me vendre.
Se penchant vers elle, Conrad effleura sa joue, puis ses lèvres.
Francesca fut parcourue d'un long frisson. Il accentua légèrement la
pression de son pouce sur sa lèvre inférieure. Quelle sensation
exquise... Elle entrouvrit la bouche. Une lueur s'alluma dans les yeux
émeraude. Le souffle court, visiblement troublé, Conrad approcha
doucement son visage du sien.
A cet instant, un cri retentit sur la place. On l'appelait.
— Bon sang ! s'exclama-t-il en relevant la tête. Un groupe
d'inconnus apparut au coin de la rue. Il y avait aussi des caméras.
Un homme tenait un micro au bout d'une perche.
— Les journalistes, commenta Conrad d'un air las. Je me
demandais combien de temps encore nous aurions la paix.
Il se leva, les yeux fixés sur la petite troupe.
Francesca l'observa, sans prendre la peine de se donner une
contenance. S'il la regardait, il verrait son cœur dans ses yeux,
songea-t-elle. Son désir, ses espoirs fous, ses doutes... Elle se
sentait le cœur à nu.
— Désolé, il faut que je..., commença-t-il en se retournant vers elle.
Il se figea.
— Francesca, ne me regarde pas comme ça !
Il fit le tour de la table, la dissimulant à ceux qui passaient dans la
rue. Il ne l'embrassa pas. Mais il effleura sa joue. Furtivement,
tendrement. Puis il lui toucha le menton. Et enfin, la bouche. C'était
comme une sorte de rituel secret. Elle pressa ses lèvres sur ses
doigts dans un baiser fugace.
Fugace mais lourd de sens. De toute évidence, Conrad le comprit.
— A plus tard, murmura-t-il d'une voix grave.
Puis il partit à la rencontre des journalistes.
Ceux-ci étaient arrivés en hélicoptère. Les politiciens qui avaient fait
eux aussi le déplacement quelques jours plus tôt, pour accueillir le
convoi, tentèrent bien de placer leurs discours, mais c'était au prince
Conrad que s'intéressaient avant tout les médias. Ils l'entourèrent en
lui posant mille questions, puis, inévitablement, ils souhaitèrent parler
à Francesca.
Commença alors ce qu'elle devait appeler par la suite le « cirque ».
De toutes parts, elle était sollicitée en permanence. Journalistes qui
voulaient l'interviewer, politiciens qui voulaient se faire prendre en
photo avec elle, associations qui voulaient obtenir son parrainage.
Elle avait l'impression d'être devenue une bonne fée descendue du
ciel, ainsi qu'elle le confia à Conrad. Cette popularité soudaine la
mettait mal à l'aise.
— Jazz m'avait prévenue, mais je ne voulais pas la croire, déclara
Francesca tandis qu'ils se promenaient le long des remparts, au
soleil couchant.
— Tu t'en sors très bien, assura Conrad en riant.
— Je préférerais de beaucoup parcourir la montagne avec toi dans
le bus de secours.
— Vraiment? dit-il d'un air surpris.
Toute la journée, il avait fait une chaleur écrasante. L'air
commençait à s'adoucir, mais la poussière que soulevait Francesca
à chaque pas était encore brûlante.
Au-dessus d'eux, les cimes des montagnes se dressaient telles les
dents d'un monstre. Des nuages s'enroulaient autour des pics.
Même tout là-haut, il semblait faire très chaud.
Ils étaient seuls pour la première fois depuis des jours. Et
uniquement parce que Conrad avait conclu un marché avec les
journalistes.
— Nous allons être obligés d'aller à une grande réception à
Vilnagrad, la capitale, expliqua-t-il en contemplant le paysage
grandiose. Je leur ai promis une conférence de presse et toutes les
photos qu'ils souhaiteront. A condition qu'ils nous laissent tranquilles
jusqu'à la livraison du dernier bus de secours.
— Une grande conférence de presse ? répéta Francesca.
Seigneur ! Elle en avait par-dessus la tête de répondre aux
questions des journalistes...
— Ne t'inquiète pas, murmura-t-il en la prenant dans ses bras. Tout
va bien se passer.
Il l'embrassa dans le cou, et elle lui chuchota à l'oreille :
— Attention. Tu as peut-être négocié une trêve avec les
journalistes, mais il y a un enfant qui grimpe par ici. A tout moment,
il va surgir des broussailles en brandissant un bouquet ou un carnet
d'autographes.
— Au diable les enfants, grommela Conrad. Puis il l'embrassa
fougueusement.
Le soleil plongea derrière les montagnes, perçant le sous-bois
ombragé de flèches orangées et baignant d'or le mur d'enceinte.
Comme prévu, un gamin s'avança vers eux. Agé d'environ huit ans.
Il tenait à la main un petit appareil photo.
Conrad lança quelques mots en montassurrien. L'enfant haussa les
épaules et ne bougea pas.
— Que lui as-tu dit? demanda Francesca, amusée.
— Je lui ai demandé s'il ne devrait pas être chez lui, à cette heure-
là.
Mais le bambin parlait anglais.
— Vous voulez une photo? Je peux vous faire un très bon prix, dit
le petit garçon.
L'espace d'un instant, Francesca crut que Conrad allait exploser. Et
c'est ce qu'il fit. Mais il explosa de rire. Un fou rire qui l'obligea à
s'asseoir sur un rocher.
Francesca ne put résister.
— Prends une photo de lui, suggéra-t-elle au bambin. Je t'achèterai
toute la pellicule.
Finalement, l'enfant fit une série de clichés du prince héritier en train
de pourchasser sa bien-aimée avec un bouquet de fleurs des
champs qu'il finit par lui offrir en s'inclinant avec une révérence.
Juste avant de la prendre dans ses bras pour la faire tourbillonner
au-dessus du sol, acrobatie qu'il ponctua d'un langoureux baiser.
Encore secouée d'un rire joyeux, Francesca dit à l'enfant :
— Apporte-moi les photos demain à la taverne San Simeone. Tu as
bien travaillé, tu seras bien payé.
Mais quand le bus de secours prit le départ, le lendemain, l'enfant
n'était pas venu au rendez-vous. Les nuages qui planaient au-dessus
des sommets la veille au soir étaient de mauvais augure, mais ils n'en
avaient pas pris conscience. L'orage éclata alors qu'ils étaient à mi-
chemin du village, en altitude. En quelques instants, la route
parsemée de nids-de-poule devint impraticable.
Soudain, le bus se mit à déraper.
Assise à côté du chauffeur, Francesca se trouvait dans la jeep qui le
suivait à plusieurs dizaines de mètres. Elle fut la première à voir ce
qui se passait et ne put s'en empêcher de crier. Nul doute que
Conrad se débattait avec le volant, car le bus avançait de façon
incontrôlée.
Le chauffeur de la jeep arrêta son véhicule. Ils restèrent tous les
deux figés, impuissants.
Francesca tenta de se rassurer. Après tout, Conrad avait l'habitude
des situations périlleuses et il s'était toujours sorti d'affaire. Mais
tout ce qu'elle éprouvait, c'était un besoin irrépressible de se
précipiter à son secours. Croisant les doigts pour empêcher ses
mains de trembler, elle s'exhorta au calme. Il s'en sortirait beaucoup
mieux tout seul. De toute façon que pouvait-elle faire pour lui? Ne
risquait-elle pas plutôt de le gêner ?
Horrifiée, elle vit alors que l'autocar s'était immobilisé au bord de la
route, à quelques centimètres à peine du précipice ! Sans plus
tergiverser, elle bondit de la jeep et se précipita vers le véhicule en
pataugeant dans les flaques d'eau. Tout à coup, son cœur cessa de
battre. C'était encore plus grave qu'elle ne le pensait ! Une des
roues du bus tournait dans le vide, au-dessus du gouffre.
Des cailloux emportés par les trombes d'eau dévalaient de la paroi
rocheuse et roulaient sur la route. La pluie formait un rideau gris,
épais, régulièrement transpercé par des éclairs éblouissants. Bientôt,
les rochers suivraient les cailloux, pensa Francesca, au comble de
l'angoisse.
La portière coulissante du bus s'ouvrit. Le médecin et les infirmières
qui voyageaient avec Conrad descendirent prudemment du
véhicule. Puis ils rejoignirent Francesca.
— Conrad va essayer de remettre le bus sur la route, expliqua le
médecin. Il faut l'amarrer, par mesure de sécurité. Avez-vous des
cordes dans la jeep?
Heureusement, ils trouvèrent dans le coffre plusieurs câbles très
résistants. Tout le monde travailla avec rapidité et bientôt, le bus fut
solidement amarré à plusieurs troncs d'arbre. Le médecin attacha le
câble le plus long à un rocher, juste au détour du virage. Tout le
monde se rassembla devant le car.
— Et si on essayait d'accrocher un câble de remorquage à la jeep ?
suggéra le médecin.
— Trop dangereux, objecta Conrad, toujours assis à la place du
conducteur. Le bus est assez lourd pour entraîner la jeep dans sa
chute.
— Mais ça pourrait te stabiliser.
— Je ne veux pas prendre le risque. D'ailleurs, le chauffeur doit
rester ici pour vous aider à surveiller les câbles.
Francesca releva les mèches trempées qui lui tombaient devant les
yeux.
— Je vais conduire la jeep, dit-elle.
— Non ! s'écria Conrad.
Elle le regarda. Elle était trempée jusqu'aux os. Ses cheveux étaient
plaqués sur son front. Chaque coup de tonnerre la faisait sursauter
et elle était entourée d'inconnus. Mais peu importait. C'était peut-
être sa dernière chance, il fallait absolument qu'elle la saisisse.
— Je t'aime ! s'écria-t-elle.
Rejetant en arrière ses cheveux dégoulinants, elle lui adressa son
plus beau sourire avant de poursuivre :
— Et il n'est pas question que je te laisse tomber dans ce maudit
précipice.
Conrad la fixa sans rien dire.
Malgré les gouttes de pluie qui brouillaient les verres de ses lunettes,
elle scruta son visage. Il ne fallait rien perdre de ses réactions.
Surprise, bien sûr. Satisfaction. Puis soudain, miracle, un rire
joyeux. Un rire joyeux !
Francesca sentit son cœur s'alléger d'un poids énorme. « Il m'aime
», se dit-elle, éblouie.
— D'accord, lança-t-il. Vas-y.
Son ton était enthousiaste comme celui d'un collégien. Visiblement,
ce combat contre les éléments l'exaltait.
Francesca courut jusqu'à la jeep. Elle prit un moment pour inspecter
le tableau de bord peu familier. Avec calme et sang-froid, elle
enregistra tous les détails utiles. C'était le moment ou jamais de faire
preuve de précision !
Elle mit le moteur en marche et fit signe au médecin qu'elle était
prête.
Un coup de tonnerre assourdissant retentit, juste au-dessus de leurs
têtes. Des éclairs zébrèrent la montagne. Francesca ne cilla même
pas. Toute son attention était fixée sur le médecin, dont elle
attendait le signal.
Conrad fit redémarrer le bus. La main du médecin s'abaissa.
Conrad tourna le volant. Francesca lança la jeep en marche arrière.
Elle sentit le bus résister et accéléra prudemment. Il y eut un
craquement terrible. L'un des arbres auxquels était attaché le bus
commença à s'incliner. Conrad braqua à fond.
Puis il y eut un bruit de tôle froissée et le bus fit une embardée avant
de retomber sur la route. La jeep prit de la vitesse. Francesca
relâcha immédiatement la pression sur l'accélérateur. Puis elle freina
en douceur et immobilisa le véhicule au milieu de la route.
Elle resta un moment les mains sur le volant, à respirer
profondément. Toute la peur qu'elle avait réussi à ignorer dans le
feu de l'action la submergea soudain comme un raz-de-marée. Des
tremblements la secouèrent.
Conrad sauta du bus et courut vers elle. En quelques secondes, la
pluie détrempa sa chemise blanche qui devint transparente. Mais il
ne sembla pas le remarquer. Il ouvrit la portière de la jeep d'un
geste vif.
— Francesca. Ma chérie. Ma chérie !
Il la prit dans ses bras et la sortit du véhicule. Puis il captura
sauvagement sa bouche.
— Tu n'as rien! Grâce à Dieu, tu n'as rien ! répéta-t-il plusieurs fois,
entre deux baisers frénétiques.
Il la serrait si fort qu'elle pouvait à peine respirer. Mais Francesca
n'en avait même pas conscience. Deux mots résonnaient dans sa
tête, la comblant de bonheur : « Ma chérie ».
Elle lui rendit ses baisers avec ardeur. Sous ses doigts, elle sentait
jouer tous ses muscles comme s'il était nu.
— Ne fais plus jamais ça, lâcha-t-elle. Puis elle éclata en sanglots.
— Ne pleure pas. S'il te plaît, ma chérie. Ne pleure pas. Tu es
saine et sauve. Je suis sain et sauf. Même ce fichu bus n'a rien. Tout
va bien.
Il promena autour de lui un regard impuissant.
— Je n'ai rien sous la main pour sécher tes larmes, dit-il d'un air
penaud.
Francesca ne put s'empêcher de laisser échapper un rire étranglé.
— Sous ce déluge ? Comment veux-tu sécher quoi que ce soit?
Ses larmes cessèrent de couler et elle se redressa.
— Ça va? demanda Conrad. Il faut continuer, tu sais.
Elle hocha la tête.
— Oui. Ça va très bien. Allons livrer ce bus. Quand elle reprit sa
place dans la jeep, à côté du chauffeur, Francesca grelottait mais
elle ne s'en rendait pas compte. Une exaltation nouvelle la
transportait.
Il l'aimait. Conrad Domitio l'aimait !
9.
Le périple continua à une allure d'escargot. Même quand l'orage se
fut éloigné et que la pluie eut cessé, la route resta dangereusement
glissante. De temps à autre, des pierres se détachaient de la paroi
rocheuse et ricochaient sur la chaussée ou sur le toit des véhicules.
Qu'importait? songea Francesca. Ils avaient survécu. Et Conrad
l'aimait! Le paysage, avec cette végétation luxuriante d'un vert
profond rendu luisant par les gouttes, était le plus magnifique qu'elle
eût jamais vu. Et elle n'avait jamais été aussi heureuse...
Tous les habitants du petit village perché en haut de la montagne
vinrent les accueillir en grande pompe au son d'une fanfare. La
plupart agitaient le drapeau montassurrien, et l'emplacement réservé
au bus avait été délimité par de vieux bidons à essence enrubannés
de vert et or.
— Les couleurs nationales, commenta le chauffeur.
Francesca acquiesça d'un signe de tête distrait. L'esprit occupé par
des considérations plus terre à terre, elle bénissait Jazz pour ses
conseils éclairés. Aurait-elle pensé d'elle-même à emporter
aujourd'hui une tenue de rechange ? Sans doute pas. Et elle se
serait retrouvée exposée aux regards de la foule sur une estrade, à
écouter des discours interminables, les cheveux emmêlés par la
pluie et dans une chemise trempée lui collant à la peau de manière
suggestive.
— Il me faut un endroit pour me changer, dit-elle. Vite.
Hochant la tête, le chauffeur se gara derrière un bâtiment trapu au
toit pointu.
— L'église, indiqua-t-il.
Francesca descendit de la jeep et courut jusqu'à une petite porte
sur le côté, son sac sur l'épaule. Une femme qui faisait le ménage
comprit assez facilement les quelques mots de montassurrien qu'elle
lui adressa en faisant de grands gestes. Elle la conduisit jusqu'à des
toilettes minuscules, sans lavabo, mais avec un morceau de miroir
accroché au mur.
— Merci, Jazz, murmura Francesca en sortant des lingettes pour
bébé de son sac.
Il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour se déshabiller, enfiler la
robe noire infroissable, se laver le visage et les mains et se recoiffer.
Puis elle prit une profonde inspiration, accrocha à ses lèvres un
sourire qu'elle espérait digne d'une princesse et sortit à la rencontre
de la foule.
Conrad la vit dès qu'elle tourna le coin de la rue. A en juger par son
expression, il devait la chercher du regard depuis un moment. Le
cœur de Francesca se mit à palpiter, tandis qu'il venait à sa
rencontre.
L'enveloppant d'un regard admiratif, il lui prit les mains.
— Tu es splendide, murmura-t-il.
— Merci, répondit Francesca en rosissant de plaisir. Toi aussi.
Sa chemise mouillée mettait en valeur ses muscles puissants,
d'ordinaire masqués par une veste de costume. Mais s'il était aussi
séduisant, ce n'était pas à cause de ses muscles, ni de son épaisse
chevelure brune en bataille. C'était à cause de l'énergie qui émanait
de lui. On le sentait déjà prêt à relever de nouveaux défis.
— Le danger te vas bien, dit-elle. Tendrement, il lui pressa les
mains.
— C'est toi qui me va bien.
Ravie, elle devint écarlate. Quelqu'un prit une photo. La fanfare
entonna l'hymne national. Conrad nicha la main de Francesca au
creux de son coude et la cérémonie de bienvenue commença.
Elle dura des heures. Tous les habitants voulurent parler
personnellement au prince héritier et à sa fiancée. Heureusement
qu'elle avait eu le temps d'étudier le manuel de Felix pendant le
voyage ! songea Francesca. Elle comprit que les gens étaient
heureux de les accueillir. Qu'ils leur étaient très reconnaissants de
leur avoir livré le bus de secours et d'avoir contribué à sensibiliser
l'opinion internationale à la situation de leur pays. Tout à coup, il y
eut un tonnerre d'applaudissements. Une petite fille avec des rubans
dans les cheveux et un bouquet à la main faillit dégringoler de
l'estrade branlante. Conrad la rattrapa de justesse et Francesca
s'agenouilla pour recevoir le bouquet.
C'est à cet instant qu'elle vit les doigts de la petite fille. Horreur !
Elle avait dû manger du chocolat. Sa robe, pour l'instant d'une
blancheur éclatante, risquait de ne pas le rester longtemps. C'était
visiblement l'œuvre d'une mère ou d'une grand-mère aimante et
habile de ses mains. Sans réfléchir, Francesca saisit les poignets de
l'enfant et lui essuya les mains avec une lingette qu'elle sortit de son
sac. Puis elle l'embrassa sous des tonnerres d'applaudissements.
— Je crois que nous avons conquis notre public, murmura-t-elle.
— Surtout toi. Tu es si belle... Une vraie princesse de conte de fées
! dit Conrad en riant.
Mais sous son rire perçait une telle passion qu'elle en fut électrisée.
Elle avait atteint le paradis, songea-t-elle, émerveillée. Ce soir,
Conrad viendrait la rejoindre et ils feraient l'amour. Enfin ! Ils
lâcheraient la bride à leur passion mutuelle et se laisseraient
emporter vers des rivages enchanteurs. Cette nuit serait
exceptionnelle.
Mais la journée ne se termina pas comme elle l'avait rêvé. De retour
au bourg médiéval, ils trouvèrent des émissaires du gouvernement
qui les attendaient.
— Je dois être à Vilnagrad ce soir, annonça Conrad après avoir
discuté avec eux. Ils vont nous emmener en hélicoptère.
Francesca l'aurait suivi au bout du monde. Alors Vilnagrad...
Malheureusement, dès leur arrivée, Conrad fut sollicité de toutes
parts et il passa son temps en réunions jusqu'aux premières lueurs
de l'aube.
Dans sa somptueuse chambre située dans l'ancien palais, Francesca
l'attendit pendant de longues heures en regardant les photos prises
par le petit garçon, qui les lui avait finalement apportées avant leur
départ du bourg.
Rien à voir avec tous ces clichés sur papier glacé que les paparazzi
leur avaient volés, songea-t-elle, attendrie. La vérité était là, sur ces
photos prises par un gosse.
Conrad riant aux larmes sur son rocher. Conrad la poursuivant.
Conrad l'embrassant. Conrad amoureux?
Oui. C'était certain. Après le regard dont il l'avait enveloppée cet
après-midi sur la route de montagne, il n'y avait plus de doute. Mais
quand la rumeur de la ville puis le chant des cigales s'éteignirent,
l'incertitude s'empara d'elle. Lorsque retentit le premier hululement
de chouette, elle avait perdu tout espoir.
Le lendemain, elle n'aperçut Conrad que de loin. Il avait troqué sa
tenue de baroudeur contre un complet veston. Entouré de
conseillers rivés à leur téléphone portable, il lui adressa un petit
signe depuis le côté opposé de la cour d'honneur du palais. Le cœur
serré, elle dut faire un effort pour lui sourire.
Se raccrochant au souvenir de son regard sur la route, pendant
l'orage, elle tenta de se rassurer. Il était débordé, se dit-elle. Il
devait préparer le retour de Félix pour l'élection présidentielle et
organiser la répartition des fonds recueillis pour les hôpitaux. Il
n'avait certainement pas une minute à lui. Mais elle avait beau faire,
le doute, lancinant, s'était de nouveau insinué dans son esprit.
Le temps passa. Puis un jour, il téléphona pour demander s'il
pouvait lui rendre visite. C'était la fin d'une journée très chargée.
Elle avait visité le musée national et la cathédrale, récemment
réouverte après des décennies d'abandon. Elle avait rencontré des
représentants du ministère de l'éducation et présidé la cérémonie
d'inauguration d'une école. Assisté à une démonstration de
gymnastique et arpenté un vignoble. Elle était épuisée et avait mal
aux pieds.
Toutefois, dès qu'il frappa à la porte, elle se leva d'un bond pour
aller ouvrir. Conrad l'embrassa rapidement sur la joue et entra. Il
semblait pressé.
— Je n'ai pas beaucoup de temps, dit-il en brandissant un bloc-
notes.
Pourquoi venait-il la voir?
— Le gouvernement veut que nous parlions à la presse, poursuivit-
il. Le mariage ici, ça te va?
— Pardon ?
— Ils veulent une grande cérémonie. Retransmise en Eurovision. Ce
serait excellent pour l'image du pays. Et pour le tourisme.
Francesca eut l'impression qu'on lui brisait le cœur.
— Est-ce ce que tu souhaites ? demanda-t-elle d'une voix blanche.
— L'économie du pays en aurait bien besoin, répondit-il d'un air
absent.
— Il faut absolument que nous parlions...
— Ils voulaient savoir si nous avions l'intention de nous installer ici,
poursuivit-il comme s'il ne l'avait pas entendue.
Ce qui était sans doute le cas, comprit-elle, effarée. Il ne l'avait
même pas entendue !
— J'ai répondu non. Nous travaillons tous les deux. Mais nous
aurons une résidence ici et j'enseignerai un trimestre par an à
l'université. Ça te semble raisonnable?
Il semblait si lointain. Si froid. Il programmait leur vie en fonction de
l'intérêt national sans se rendre compte qu'ils étaient en train de
devenir des étrangers l'un pour l'autre avant même d'être mariés !
Elle prit sur le bureau les photos de leur promenade au coucher du
soleil. Peut-être allait-elle enfin réussir à capter son attention ?
— Regarde comme ces clichés sont réussis, dit-elle en les lui
tendant.
Il les examina rapidement.
— Oui, pas mal, lâcha-t-il d'un ton neutre. Ce gamin a du talent.
C'était tout l'effet que ces photos lui faisaient? Ce moment magique
n'avait-il donc aucune importance pour lui ?
— Tu devrais les faire publier ! lança-t-elle d'un ton acerbe. Je suis
sûre que ce serait très bon pour l'image du pays. Qu'en penses-tu?
Cet enfant pourrait faire fortune. Pense à l'influence bénéfique sur
l'économie.
— Bonne idée, approuva-t-il le plus naturellement du monde.
Ce fut le coup de grâce.
— Je vois. Je ne suis là que pour épater la galerie, murmura
Francesca, abattue.
Conrad passa une main sur son front.
— Si tu as quelque chose à dire, Francesca, vas-y. Je n'ai pas le
temps de jouer aux devinettes.
Une fureur irrépressible la submergea. Et lui donna un regain
d'énergie.
— Je n'avais pas compris que nous ne formions qu'un couple
d'opérette, lâcha-t-elle avec un mépris cinglant.
— Qu'est-ce que... ?
« Prends-moi dans tes bras ! » cria-t-elle silencieusement.
— Et puis j'en ai assez de ce programme intensif de relations
publiques. Quand j'ai accepté de me marier avec toi, il n'était
question que de deux ou trois dîners officiels dans l'année. Désolée,
mais je ne suis pas faite pour le job.
— Au contraire ! protesta-t-il avec ardeur. Tu es parfaite ! Tu t'en
sors magnifiquement.
Elle eut envie de hurler et de jeter par terre tout ce qui se trouvait à
portée de sa main. Il n'avait pas esquissé un seul geste de tendresse
envers elle depuis qu'il était arrivé... Inutile de se leurrer plus
longtemps. Conrad Domitio ne l'aimait pas et ne l'aimerait jamais.
Dans un suprême effort, elle parvint à se ressaisir et à déclarer d'une
voix égale :
— Je suis désolée, Conrad. Je suis sûre que tu as une mission
importante à remplir, mais il faudra te passer de moi. Je
démissionne.
Il la fixa sans rien dire.
Elle poursuivit avec le même calme.
— Bien sûr je te laisse choisir le moment et la façon de l'annoncer à
la presse. Tiens-moi simplement au courant de ce que tu auras
décidé.
— Mais..., commença-t-il, très pâle. Francesca sentit une boule se
former dans sa gorge. Pas question d'éclater en sanglots devant lui !
— La journée a été longue, coupa-t-elle. J'ai vraiment besoin d'un
bon bain. Si tu veux bien m'excuser...
— Francesca...
— Je suis très fatiguée, Conrad. S'il te plaît.
De toute façon, il avait sûrement plusieurs réunions et conférences
de presse qui l'attendaient, songea-t-elle amèrement. Il n'avait pas
de temps à perdre avec elle... — Nous en reparlerons demain, dit-
il.
Francesca hocha la tête en silence. Mieux valait ne plus dire un mot.
Elle était à bout de nerfs et sa voix risquait de se briser.

Le lendemain, elle ne le vit pas du tout.


Du moins pas en chair et en os. Parce que partout s'étalaient des
photos de lui avec elle. Il y en avait plusieurs de leur promenade au
coucher du soleil. Serait-ce Conrad qui les avait transmises aux
journalistes? se demanda-t-elle amèrement.
« Enfin amoureux », titrait la une d'un magazine. Quelle ironie ! Ah,
si seulement elle pouvait rentrer chez elle ! Malheureusement, il allait
falloir patienter. Le monde entier était tombé amoureux des
amoureux. Félix et Angelika devaient venir les rejoindre à
Vilnagrad. Leur idylle était devenue le conte de fées de ce début de
siècle.
Elle cessa de lire les journaux. Conrad paraissait si heureux sur les
photos. Si amoureux... Peut-être l'avait-il été, pendant une brève
période. Mais l'intérêt national était rapidement repassé au premier
plan.
Pendant des jours, elle ne.fit que l'apercevoir lors de dîners officiels,
au cours desquels elle n'était même pas placée à côté de lui à table.
Sa robe noire commençait à être fatiguée. Pas autant qu'elle-même,
cependant. Décidément, le paradis n'avait été qu'un mirage...
Elle décida de lui envoyer un message. Voilà où ils en étaient
arrivés... Elle ne pouvait pas aller frapper à sa porte : elle ne savait
même pas où se trouvait sa chambre! Puisqu'il n'y avait pas d'autre
moyen, elle allait donc lui écrire. Le ministère du Protocole
transmettrait.
Je ne peux pas me permettre de rester ici plus longtemps. Peux-tu
faire le nécessaire pour organiser mon retour à Londres, s'il te plaît?
Francesca
Viendrait-il la voir? Sans doute pas. Il était si occupé... Pourtant,
elle ne put s'empêcher d'espérer. Il téléphona.
— Francesca? C'est Conrad.
Elle entendait des bruits de voix en arrière-plan, un téléphone qui
sonnait, quelqu'un qui pianotait sur le clavier d'un ordinateur.
— Pourquoi veux-tu rentrer à Londres ? Comme si elle ne le lui
avait pas déjà expliqué !
Exaspérée, elle décida de jouer la désinvolture.
— J'estime que j'ai rempli ma mission, répondit-elle d'un ton léger.
La librairie m'attend et tous mes amis aussi. Et puis j'ai envie de
retrouver mon appartement, ma garde-robe, ma vie, quoi...
Il y eut une pause.
— Tu ne peux pas t'en aller avant l'arrivée de Félix et d'Angelika,
finit-il par déclarer d'un ton neutre.
Francesca sentit une colère noire la submerger.
Ainsi, pour lui, tout ce qui comptait, c'était qu'elle reste jusqu'à
l'arrivée du vieux souverain ? Maudits soient la famille royale,
l'intérêt national et l'image du pays ! Si seulement il lui avait
demandé de rester pour lui... Mais non, à part l'élection de Félix,
plus rien ne comptait.
— Vraiment? Eh bien, c'est ce qu'on va voir! lança-t-elle avant de
lui raccrocher au nez.
Cela lui valut d'être soudain très entourée. Le ministère du
Protocole lui attribua un assistant. Plusieurs ministres demandèrent à
la rencontrer. L'ex-roi Félix l'appela même de Londres.
Elle avait envie de leur crier : « Je me moque de toutes vos
attentions. Ce que je veux, c'est Conrad ! »
Mais à quoi bon ?
Finalement, il vint la voir.
— Pourquoi veux-tu partir? Je pensais que tu te plaisais ici.
— A quoi bon te répondre, puisque de toute façon, tu n'écoutes
jamais rien de ce que je dis? s'écria-t-elle. Mais je vais tout de
même le répéter une dernière fois. Je veux partir parce que je ne
supporte plus ce tourbillon insensé, cette gloire soudaine. Tu
pensais peut-être qu'une fois devenue une princesse de conte de
fées adulée par la presse et les foules en délire, je serais si éblouie
que je resterais près de toi à jouer mon rôle dans ton opérette ? Eh
bien, ce n'est pas le cas. Je veux rentrer à Londres dès que
possible.
— Je n'ai jamais...
— Toutes ces inepties publiées dans la presse sur mon amour des
enfants !
Elle était lancée, pas question de s'arrêter ! Elle avait trop besoin de
se défouler.
— Je ne connais rien aux enfants ! Je n'ai jamais eu affaire à des
enfants ! hurla-t-elle. Ce n'est qu'une image d'Epinal et je vais
devenir folle si je ne retourne pas à Londres ! Là-bas au moins, mes
amis savent qui je suis réellement.
Conrad ouvrit de grands yeux, visiblement stupéfait.
— Comprends-tu ? lâcha Francesca, à bout de souffle.
— Oui, répondit-il, les mâchoires serrées. C'est parfaitement clair.
Tu en as marre de jouer dans mon opérette. Tu veux rentrer à
Londres. Je vais immédiatement organiser ton départ.
Peut-être le fit-il. Elle ne le sut jamais. Car le lendemain, au retour
d'un spectacle pour enfants sur la vie de Black Conrad, le héros
national, elle trouva Félix qui l'attendait devant sa porte. Il arrivait
directement de l'aéroport et il arborait un sourire plein de duplicité.
— Ma chère enfant, dit-il en la serrant contre lui. Quel triomphe !
Il n'était pas possible, décemment, d'allonger par terre d'un crochet
du droit un souverain de soixante-quinze ans, de retour dans son
pays après presque soixante ans d'exil... Même si c'était un vieux
roublard qui avait gâché votre vie. Francesca se dégagea
doucement.
— Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec méfiance.
Son sourire s'élargit et il indiqua plusieurs valises dans le couloir.
— Il paraît que votre garde-robe vous manque.
— Pardon?
— C'est ce que m'a dit Conrad. Incroyable! Sa garde-robe!
D'abord, par quel miracle se souvenait-il de ce détail lui qui
n'écoutait jamais rien? Mais surtout, comment avait-il pu croire que
pour la retenir au Montassurro, il suffisait de lui faire apporter sa
garde-robe sur un plateau? Pourquoi ne pas aménager une réplique
exacte de son appartement londonien à l'intérieur du palais, tant qu'il
y était?
L'ex-roi poursuivit d'Un ton enjoué :
— Ainsi, vous aurez l'embarras du choix pour le bal de ce soir.
— Quel bal?
Félix eut un sourire éclatant.
— Le bal de la Saint-Jean. Tous les ans, la municipalité organise
des festivités à cette date. Mais cette année, ce sera un jour
historique. Je présente mon petit-fils à son peuple.
— Son ex-peuple, jeta-t-elle avec mépris. Ex-futur peuple.
— Tout a été décidé à la dernière minute, continua Félix sans se
démonter. Mais j'ai réussi à apporter plusieurs caisses de
Champagne pour fêter dignement mon retour. Ainsi que l'uniforme
de Conrad. Et exceptionnellement, ajouta-t-il d'un ton solennel, le
conservateur du musée a accepté de prêter une couronne pour
Conrad et un diadème pour vous.
— Pas question. Je rentre chez moi.
— C'est un grand honneur, précisa-t-il.
— Je n'en doute pas, mais justement j'en ai plus qu'assez des
honneurs. Je veux rentrer chez moi.
— Francesca, ma chère ! Vous devez m'écouter. Il faut que vous
restiez. Conrad a besoin de vous.
Pour la première fois depuis son arrivée, Félix ne souriait plus.
Désarçonnée, Francesca resta silencieuse.
— Il n'est rien sans vous, insista l'ex-roi.
— Conrad s'en sort très bien sans moi, au contraire.
— Justement non. Votre rencontre l'a transformé. Je ne l'ai jamais
vu aussi heureux.
Francesca scruta son visage. Pour une fois, Félix était sobre. Pas de
ton grandiloquent ni de mimiques théâtrales. Il semblait sincère...
— Je sais que ça ne me regarde pas. Mais restez, je vous en prie.
Pour lui. Pour vous.
Troublée, Francesca hésita.
— Restez au moins ce soir, supplia Félix. N'avez-vous pas envie de
lui laisser encore une chance?
Elle ne répondit pas. En soupirant, Félix s'inclina cérémonieusement
et s'en alla.
Une fois seule, Francesca se mit à la fenêtre qui donnait sur les
jardins à la française. Les fontaines, les haies touffues, les massifs de
fleurs multicolores, tout était soigneusement entretenu et le parc était
un véritable enchantement. Elle ne vit rien de tout cela.
Avait-elle envie de donner encore une chance à Conrad ? Du fond
de sa mémoire, lui revint le son de sa voix, profonde et veloutée : «
Tu es si belle... Une vraie princesse de conte dé fées. » Puis elle
revit son regard émeraude éperdu d'admiration. Un frisson la
parcourut. Oh, oui, elle avait envie de donner encore une chance à
Conrad !
10.
Même si ça impliquait de porter un diadème. Plus tard ce soir-là,
assise devant le miroir de sa coiffeuse, elle s'observa avec une moue
dépitée. La petite couronne de diamants penchait obstinément vers
la gauche. Impossible de la maintenir droite...
Mais en évitant de marcher à grandes enjambées et de tourner la
tête trop brusquement, elle devrait s'en sortir. Conrad rencontrait-il
les mêmes problèmes avec sa couronne ? Ce ne serait que justice...
Cependant, quand elle le rejoignit dans l'antichambre aux murs
tapissés de miroirs, juste avant la conférence de presse, il était tête
nue. Ses cheveux de jais brillants et souples venaient d'être lavés. «
Il était encore sous la douche, il y a quelques minutes... », se
surprit-elle à songer en frissonnant.
Vêtu d'un pantalon blanc étroit et d'une veste vert et or avec des
épaulettes dorées, il portait un sabre à la ceinture. Et arborait une
mine lugubre.
— C'est l'uniforme des hussards, annonça-t-il d'une voix morne
sans même la saluer. Mais pour les éperons, j'ai tenu bon. J'ai
catégoriquement refusé de me promener avec.
Son costume ne diminuait en rien sa prestance, constata Francesca.
Seigneur qu'il était superbe ! Et visiblement horripilé...
Elle dut se retenir pour ne pas éclater de rire.
— Heureusement que tu as un corps d'athlète, dit-elle pour le
taquiner. Félix ressemblerait au bonhomme Michelin dans cet
accoutrement.
Conrad se dérida.
— Tu trouves que j'ai un corps d'athlète?
— Mmm.
S'inclinant vers elle il déposa un baiser furtif sur ses lèvres.
— C'est une excellente nouvelle. Nous en reparlerons tout à l'heure,
si tu veux bien, lui murmura-t-il au creux de l'oreille.
Francesca devint rouge pivoine.
La conférence de presse commença quelques minutes plus tard.
Conrad fit un petit discours pour affirmer sa joie d'avoir apporté du
matériel médical au Montassurro et d'avoir enfin pu découvrir ce
pays dont il avait tant entendu parler. Puis les questions fusèrent.
Oui, lui et Francesca continueraient de soutenir l'association «Des
Hôpitaux pour le Montassurro ». Non, il n'envisageait pas de jouer
un rôle dans la vie politique montassurrienne. Oui, il continuerait à
travailler comme sismologue.
— Ici ? demanda un journaliste.
— Entre autres. Pourquoi croyez-vous que les séismes m'ont
toujours passionné ? Ils ont été particulièrement fréquents au
Montassurro au cours des siècles. Peut-être est-ce dû à une faille
dont nous ignorons encore l'existence.
— Accepteriez-vous de monter sur le trône si on vous le
demandait? lança un autre journaliste.
— C'est peu probable. La tendance n'est pas au retour de la
monarchie et j'avoue que ça ne fait pas partie de mes projets. Mais
de toute façon, ajouta-t-il en se tournant vers Francesca, il faudrait
que j'en discute avec ma femme. Ce n'est pas le genre de décision
qu'un homme marié peut prendre seul.
Il y eut un murmure d'approbation. Puis ce fut au tour de Francesca
de subir le feu des questions. Au bout d'un moment, agacée de
l'auréole dont tout le monde tenait à la parer, elle déclara :
— Je vous remercie de l'attention que vous me portez, mais il me
semble indispensable de faire une mise au point. La légende qui
s'est bâtie à mon sujet à partir de quelques photographies parues
dans la presse ne repose sur rien de tangible. Je suis hbraire et je
mène une vie très ordinaire. Je suis ravie d'être venue au
Montassurro, où j'ai passé de merveilleux moments. Mais je ne suis
pas la bonne fée nationale. Quant aux choix concernant l'avenir de
Conrad, ils n'appartiennent qu'à lui.
Le couple princier quitta la salle sous un tonnerre
d'applaudissements.
Dans le couloir, Conrad se tourna vers Francesca :
— Merci d'être restée. Cette conférence était très importante et ta
as été fantastique, comme d'habitude. Nous formons une bonne
équipe.
Une bonne équipe? Francesca sentit l'indignation la submerger.
— Une bonne équipe, effectivement, jeta-t-elle sèchement. Mais
n'oublie pas que demain matin, quand tout ce carnaval sera terminé,
je rentre chez moi.
Conrad se figea.
Elle s'élança dans le couloir aussi vite que le lui permettait son
diadème en équilibre de plus en plus précaire.
— Francesca!
Conrad se précipita derrière elle.
— Je t'aime!
Pivotant sur elle-même, elle lui fît face. Le diadème chancela
dangereusement, mais elle n'y prit pas garde.
— Prouve-le.
— Je crois qu'il vaut mieux enlever ça d'abord, tu ne crois pas ?
dit-il d'une voix douce en s'approchant d'elle.
Après lui avoir retiré le diadème, il passa tendrement les doigts dans
ses cheveux.
— Prouve-le! insista-t-elle
Une lueur amusée s'alluma dans les yeux de Conrad. Il se tourna
vers un des assistants qui le suivaient partout.
— Rendez ça au musée, Tony, s'il vous plaît. Si Mlle Heller
éternue, elle risque d'éborgner quelqu'un.
— Bien, Votre Altesse, répondit l'assistant sans parvenir à réprimer
un sourire.
Le sang de Francesca bouillonna dans ses veines. Décidément, il ne
savait pas quoi inventer pour se dérober !
Elle était sur le point d'exploser quand Félix fit son apparition. Vêtu
plus sobrement que Conrad, il portait un costume noir bardé de
décorations.
— Tout le monde est prêt à faire son entrée? demanda Conrad.
Se tournant vers Francesca, il effleura sa joue si doucement qu'elle
se demanda si elle n'avait pas rêvé. Mais s'il ne l'avait pas touchée
pourquoi était-elle parcourue de frissons délicieux, tout à coup ? Il
murmura :
— Ne t'inquiète pas, ma chérie. Je vais te le prouver.
Instantanément, elle se retrouva sur un petit nuage dont elle ne
descendit plus de toute la soirée.
Mais à la fin du bal, alors qu'ils regagnaient leurs appartements en
compagnie de Félix, celui-ci dit à Conrad :
— Accompagne-moi jusqu'à ma chambre. Il faut que je te parle.
Après avoir salué Francesca, les deux hommes s'éloignèrent.
De retour dans sa chambre, elle donna des coups de poing rageurs
dans les coussins du canapé. Refit les bagages qu'elle avait défaits
quelques heures plus tôt. Prit une douche et se jeta sur son ht.
Mais le sommeil ne vint pas, bien sûr. En proie à une colère noire,
elle se tournait et se retournait en imaginant mille supplices pour se
venger du prince héritier Conrad Domitio.
Tout à coup, un volet se mit à battre. Elle bondit hors du lit.
— Il ne manquait plus que ça! s'écria-t-elle, exaspérée.
Elle courut jusqu'à la grande porte-fenêtre, l'ouvrit et sortit sur le
balcon. Au moment où elle saisissait le volet pour le repousser
contre le mur, une voix profonde et veloutée demanda :
— Vous avez des problèmes, princesse ? Francesca crut avoir un
arrêt cardiaque. Elle lâcha le volet. Conrad le repoussa d'un coup
d'épaule et le fixa. Puis il se tourna vers elle en souriant.
— Conrad, que... que fais-tu ici?
Sans répondre il la souleva et l'emmena dans la chambre.
— Conrad, qu'est-ce que tu fais? bredouilla-t-elle de nouveau.
Il éclata de rire.
— Hmm. Que s'est-il passé ici? On dirait que le lit a été pris dans
une tornade. Sommeil agité? A moins que tu n'aies pas réussi à le
trouver du tout, dit-il en la déposant sur les draps froissés.
Sous son vieux T-shirt ample et tout délavé, Francesca ne portait
absolument rien. Seigneur! Ce n'était pas du tout dans cette tenue
qu'elle avait imaginé accueillir Conrad dans sa chambre, ce soir !
— Je t'interdis de te moquer de moi ! lança-t-elle.
— Qui se moque de toi ?
S'allongeant près d'elle, il l'attira dans ses bras et s'empara de sa
bouche avec ardeur. Moulant son corps frémissant contre le sien,
Francesca s'abandonna tout entière à ce baiser exigeant. Le désir
déferla sur eux, aussi violent qu'une lame de fond. Le T-shirt de
Francesca atterrit sur le tapis, suivi des vêtements de Conrad, qui
couvrit de baisers fervents sa gorge, ses seins, son ventre. Ébranlée
jusqu'au plus profond d'elle-même, Francesca eut la sensation que
son corps attendait depuis toujours ce moment pour s'éveiller.
Jamais il n'avait répondu avec une telle intensité à aucun autre
homme !
Voulant à son tour goûter la saveur de sa peau, elle se lança dans
une exploration sensuelle qui arracha à Conrad des râles
voluptueux. Se délectant de ses réponses passionnées, elle anticipait
chacun de ses soupirs, chacun de ses grognements étouffés.
Comme si son corps magnifique n'avait aucun secret pour elle.
Ce fut une première fois fulgurante. Le feu qui les dévorait couvait
depuis trop longtemps. Impatients et fiévreux, ils furent pris dans un
tourbillon ardent. Leurs deux corps confondus abordèrent ensemble
les rivages de la volupté après une étreinte passionnée qui les laissa
comblés et haletants.
Plus tard, la serrant contre son torse puissant, Conrad demanda :
— Veux-tu encore des preuves ?
Seigneur ! Cette chaleur qui montait en elle... Son désir venait de
renaître, tout aussi exigeant.
— Oui!
Épilogue
Ils se marièrent deux fois.
D'abord dans la petite église du village de lady Anne, au pays de
Galles. Les parents de Francesca, radieux, en profitèrent pour
annoncer qu'ils avaient décidé de reprendre la vie commune.
Puis, quelques semaines plus tard, à l'hôtel de ville de Vilnagrad.
Propriétaires depuis peu d'un appartement dans la capitale du
Montassurro, Conrad et Francesca étaient sur le point d'obtenir la
double nationalité. Le prince Conrad confirma à cette occasion qu'il
n'était pas question pour lui de jouer un rôle dans la vie politique du
pays de ses ancêtres, dans lequel son épouse et lui-même seraient
néanmoins ravis de séjourner régulièrement. Sur ce, il embrassa
fougueusement la mariée, pour le plus grand bonheur des
journalistes et des paparazzi.

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