Vous êtes sur la page 1sur 214

Table des Matières

Page de Titre
Table des Matières
Page de Copyright
Azur

1.
2.
3.
4.
5.
6.
7.
8.
9.
10.
11.
12.
13.
14.
ANNE DAUTUN
© 2009, Sara Craven. © 2011,
Traduction française : Harlequin S.A.
978-2-280-21999-0
Azur
1.
– Alors, demanda calmement Natasha Kirby,
quelqu’un se décide à me dire ce qui se passe et ce que
je fais ici ? Ou faut-il que je joue aux devinettes ?
Il y eut un silence embarrassé. Finalement, Andonis se
pencha vers elle avec un sourire charmeur.
– Voyons, ma chère sœur… Il y a assez longtemps
que nous ne t’avons vue, c’est vrai. Mais pourquoi une
invitation à une petite fête familiale signifierait-elle qu’il y
a un problème ?
– Je rends visite à maman au printemps et à
l’automne, d’habitude. Il est rare que je reçoive une
convocation très pressante à la toute dernière minute.
D’ailleurs, je n’ai guère l’impression qu’il s’agisse d’une
fête. L’atmosphère n’est vraiment pas aux
réjouissances.
On se serait même cru à une veillée funéraire ! pensa
Natasha. Elle avait ressenti cette mauvaise ambiance
dès son arrivée. Mais vu les récents événements, il n’y
avait pas lieu de s’en étonner…
Le repas était délicieux, certes. Agneau rôti au menu,
avec des tomates, du basilic et de l’origan. En revanche,
la conversation était depuis le début crispée et sans
entrain.
Même Irini, la plus jeune des trois enfants de feu
Basilis Papadimos, semblait faire un effort pour réprimer
son hostilité envers elle (d’origine anglaise, Natasha
était sa sœur adoptive)… Mais au lieu d’en être
soulagée, elle commençait à s’en inquiéter.
Un silence prolongé suivit son commentaire. Andonis
échangea avec son frère aîné un regard significatif.
« Je le savais ! pensa Natasha. Quelque chose ne
tourne pas rond ! »
Elle connaissait trop bien les Papadimos… Ne les
côtoyait-elle pas depuis son enfance ? Depuis le jour où
le grand et tonitruant Basilis, le meilleur ami de son père,
avait surgi chez eux après la mort brutale de Stephen
Kirby, et l’avait emmenée dans sa somptueuse maison
d’Athènes.
– Je suis son parrain !, avait-il tonné. Et pour un Grec,
c’est un engagement à vie. Stephanos le savait, il était
sûr que sa fille deviendrait la mienne s’il venait à
disparaître !
Personne ne s’était opposé, bien entendu, à la volonté
de l’armateur milliardaire, propriétaire de l’Arianna Line.
Mme Papadimos avait accueilli Natasha avec chaleur,
l’encourageant à l’appeler tante Théodosia et la
consolant quand elle avait fondu en larmes. Les fils de la
maison, Stavros et Andonis, l’avaient reçue avec plus
d’exubérance. Ils étaient ravis d’avoir une nouvelle
victime à laquelle infliger leurs farces, comme ils le
faisaient déjà avec Irini, leur jeune sœur.
Mais, bien que Natasha fût devenue la cible favorite
de leurs mauvais tours, cela n’avait pas créé de lien
entre elle et Irini, de deux ans plus jeune. Natasha avait
su d’emblée qu’Irini l’avait prise en grippe. Elle resterait
toujours, aux yeux de sa sœur adoptive, l’intruse
imposée chez eux par leur père.
L’attitude de Basilis n’avait pas arrangé les choses !
Irini s’efforçait depuis toujours de mériter l’attention de
son père. Or, avec sa fille, Basilis était bon mais distant.
Ce comportement était entièrement opposé au
traitement qu’il réservait à ses fils, et à Natasha elle-
même, qu’il aimait profondément. Qu’Irini fût angélique,
geignarde ou détestable, cela ne changeait rien à
l’attitude de son père. Aussi était-elle désagréable en
permanence.
En grandissant, Natasha n’avait pas manqué de se
demander pourquoi thia Théodosia, qui connaissait
forcément la cause des crises de larmes ou de fureur de
sa fille, n’intervenait jamais auprès de Basilis pour
corriger cette injustice.
Depuis que Basilis avait été terrassé par une crise
cardiaque deux ans plus tôt, Mme Papadimos s’était
comme retirée de la vie. Elle s’enfermait dans son aile
personnelle de la villa, avec Hara, son infirmière
dévouée et son amie. D’ailleurs, thia Théodosia n’était
pas présente au dîner, ce soir. Un signe qui ne trompait
pas ! Elle aurait forcément assisté à une réunion de
famille. Or, Stavros et Andonis ne parlaient pas affaires
en présence de leur mère…
Il en allait différemment de leurs épouses, bien
entendu. Maria et Christina Papadimos étaient donc là.
Et leurs rires trop aigus révélaient qu’elles étaient sur les
nerfs.
Natasha réprima un soupir. Elle avait hâte de retrouver
Londres, et sa vraie vie.
– Bon, venons-en au fait, dit-elle. Vous m’avez
sûrement convoquée ici pour discuter des problèmes de
l’Arianna Line. Les médias s’en sont fait l’écho.
Irini, recouvrant soudain toute son hostilité, la foudroya
d’un regard assassin.
– Il n’y a rien à discuter du tout ! Les décisions sont
déjà prises. Tu es censée donner ton accord et signer ce
qu’on te dit de signer, point final.
« Toujours la même histoire », pensa Natasha. En
effet, Basilis avait décrété dans son testament que sa
fille adoptive devait avoir sa place dans le conseil
d’administration des Papadimos, avec un droit de vote
égal à ceux des autres membres de la famille.
Natasha n’assistait que rarement aux réunions du
conseil. Mais sans doute était-ce une grave erreur, à en
juger par ce qu’elle avait lu dans la presse ces derniers
mois…
Ainsi, une intoxication alimentaire avait affecté près
des deux tiers des passagers de l’Arianna Queen. Le
Princess avait été immobilisé à Malte lors d’une grève
du personnel. Et l’Empress, le nouveau fleuron de la
flotte, avait, dès sa première traversée, fait l’objet d’un
déluge de critiques sur la piètre qualité de
l’aménagement des cabines et le mauvais
fonctionnement des équipements sanitaires.
Et le secteur du tourisme n’était pas le seul touché. Il y
avait aussi des problèmes sur les cargos de la Leander
Line : une fuite de pétrole sur un transporteur, un
incendie à bord d’un autre…
Natasha avait appris tout cela avec effarement. Rien
de tel ne se serait produit du temps de Basilis ! En fait,
juste avant sa crise cardiaque, il envisageait de rénover
l’intégralité de la flotte de croisière. Sans doute avait-on,
après sa mort, jugé ces projets malavisés… En tout cas,
on ne l’avait, pour sa part, jamais consultée sur ces
modernisations. Comment Stavros et Andonis n’avaient-
ils pas compris que c’était la seule solution viable sur le
plan financier ?
Il était vrai que les fils de Basilis n’écoutaient guère les
avis ! Surtout s’ils venaient d’une femme… De ce côté,
ils tenaient de leur père. Pour Basilis, une femme était
plus utile dans une chambre à coucher que dans un
conseil d’administration. Natasha l’avait découvert à ses
dépens lors de son dix-huitième anniversaire, lorsque
Basilis l’avait convoquée dans son bureau pour lui
annoncer de but en blanc qu’il voulait lui parler… de son
futur mariage.
Apparemment, ses cheveux blond platine, son teint
pâle et ses grands yeux verts frangés de longs cils
avaient éveillé l’intérêt de nombreux jeunes gens dans le
cercle huppé que fréquentaient les Papadimos…
Basilis lui avait déclaré qu’elle serait libre de faire son
choix parmi ses prétendants, et qu’elle ne serait pas une
épouse sans dot. Car, bien géré par lui, l’argent que
Stephen Kirby avait laissé à sa fille s’était multiplié. Bref,
elle se trouvait dans une position avantageuse !
A la fois effarée et prise d’une envie de rire, Natasha
avait dû batailler pour le convaincre que cela ne
correspondait pas à ses projets d’avenir. Basilis avait
tonné, multiplié les reproches et, ce qui était pire, avait
recouru au chantage affectif quand il avait compris que ni
la colère ni les supplications ne la feraient céder.
Elle l’avait assuré de sa profonde affection et de sa
gratitude éternelle. Il l’avait recueillie, élevée, et c’était là
une « dette » qu’elle ne pourrait jamais lui payer. Mais
elle entendait être la maîtresse de son propre destin. Or,
elle était sûre que celui-ci s’accomplirait mieux en
Angleterre qu’en Grèce, son pays d’adoption.
Elle s’était gardée, bien entendu, de lui recommander
d’exercer ses dons de marieurs pour le bien d’Irini, qui
n’attirait guère les prétendants.
Ignorant le regard hostile de sa sœur adoptive,
Natasha déclara :
– Je vois. Et puis-je savoir ce qu’on attend de moi ?
– Une manœuvre dilatoire, énonça Stavros, apaisant.
Rien de plus.
– Ah ? Pourquoi m’avoir demandé de venir, s’il s’agit
d’une chose sans importance ? Il aurait suffi d’envoyer
les documents à signer à mon avoué, comme convenu.
J’ai une entreprise à diriger, figurez-vous !
Irini eut une moue de dédain. Quant à Stavros et
Andonis, ils firent valoir en chœur que ce n’était pas si
simple. Il s’agissait d’une affaire de famille. Il valait mieux
la traiter sans y mêler des hommes de loi.
Les deux frères, se relayant tour à tour comme dans
un chœur de tragédie antique, finirent par révéler de quoi
il retournait. Mais leur tragédie n’avait rien de commun
avec celles de Sophocle ou d’Eschyle ! Elle avait tout à
voir, en revanche, avec la cupidité et la bêtise : les
banquiers et les actionnaires s’inquiétaient, et – chose
incroyable – l’empire de Basilis tremblait sur ses
bases !
– Les choses sont en voie de stabilisation, prétendit
pourtant Stavros. Nous allons rénover entièrement les
équipements pour les passagers.
« Il serait grand temps ! » pensa Natasha, qui se
contenta de dire :
– Eh bien, c’est une sage décision.
– Mais l’obtention des fonds nécessaires se révèle
plus ardue que nous ne l’aurions cru, glissa Andonis.
Où étaient passés les fonds de réserve de leur père ?
s’interrogea Natasha. Sans doute valait-il mieux ne pas
le leur demander. Mais, s’ils espéraient qu’elle leur
accorderait un prêt, ils allaient au-devant d’une
déception.
Helping Out, la petite affaire qu’elle avait lancée grâce
à son héritage, était maintenant bien établie et plutôt
prospère. Natasha avait même pris une associée. Elle
était satisfaite de l’excellente réputation de son
entreprise – essentiellement bâtie sur le bouche-à-
oreille – même si les clients étaient parfois surpris de
découvrir qu’elle-même et Molly Blake venaient de fêter
leur vingt et unième anniversaire. Mais en ce moment,
les disponibilités financières d’Helping Out n’étaient pas
très élevées.
– Nous avons bon espoir de disposer bientôt du prêt
qui nous est nécessaire, enchaîna Stavros.
– Malheureusement, reprit Andonis, nos difficultés sont
devenues en partie publiques. Les requins sont aux
aguets. Le bruit a même couru d’une OPA hostile.
Stavros, les mâchoires crispées, le relaya :
– Voici deux semaines, on a offert de racheter la
moitié de nos parts dans les deux flottes, touristique et
marchande.
Prudemment, Natasha s’enquit :
– Et vous y voyez un problème plutôt qu’une éventuelle
solution ?
– C’était une insulte ! déclara Andonis, abattant son
poing sur la table.
– On vous proposait une somme ridicule ? avança
Natasha. C’est souvent le cas, pour une première
offre…
– Non, le marché était honnête, coupa Stavros.
– Mais inacceptable, trancha Andonis. Pas émanant
de cette source-là !
Oh, non ! pensa Natasha, comprenant immédiatement
de quoi il s’agissait. Encore cette vendetta
interminable !
Elle déclara froidement :
– Elle émanait de la Mandrakis Corporation ?
Il y eut un frémissement parmi les Papadimos.
Comme si elle venait de proférer une obscénité.
– Cette guerre-là est dernière nous, tout de même, fit-
elle valoir. Oncle Basilis est mort, et Petros Mandrakis a
pris sa retraite.
– Tu te fais des idées, déclara avec mépris Irini. Son
fils Alexandros l’a remplacé à la tête de ses affaires,
figure-toi.
– Alex Mandrakis ? s’étonna Natasha. Le « play-boy
du monde occidental » ? Laissez-moi rire ! A en juger
par sa réputation, il est plus porté à faire l’amour que la
guerre.
– Avant, peut-être, répliqua Andonis. Mais maintenant,
il dirige l’empire Mandrakis. Il ne plaisante plus.
– Chassez le naturel, il revient au galop. Il se fatiguera
vite de son nouveau rôle et reviendra à son ancienne
vie.
– J’aimerais le croire, avoua Andonis. Mais, d’après
nos informations, il s’affirme comme le digne fils de son
père.
« Le digne fils de son père… » se répéta Natasha. Si
au moins on avait pu en dire autant des fils de Basilis…
– Il est notre ennemi tout autant que son père, souligna
Irini. Il est même pire. Il ne sera content que lorsqu’il aura
réduit les Papadimos à la mendicité.
– C’est une vision un peu exagérée, sans doute, lâcha
Natasha. Stavros a reconnu qu’il avait fait une offre
financière correcte.
– Parce qu’il sait qu’elle ne sera pas acceptée ! dit
Andonis.
– En tout cas, reprit Stavros, nous avons fait savoir
que nous prenons son offre en considération. Pour les
banquiers, une association avec Mandrakis serait une
excellente garantie. En fait, nous obtiendrions notre prêt
à coup sûr.
Andonis enchaîna :
– Oui. Nous avons même reçu un accord de principe
dès que cette possible association avec Mandrakis a
été connue. Une association que nous n’envisageons
qu’à nos conditions, bien sûr.
Ce fut avec une indéniable jubilation que Stavros
poursuivit :
– La fameuse manœuvre dilatoire dont je te parlais,
petite sœur. Mandrakis refusera ces conditions, c’est
sûr. Mais pour l’instant, il est intrigué. Il nous a même
demandé certaines garanties…
– Il doit croire que ces négociations sont sincères,
expliqua Andonis. Que nous sommes prêts à enterrer le
passé, comme tu le disais, Natasha. Ce n’est certes pas
le cas, mais quand il s’en rendra compte, nous aurons
déjà notre prêt, et Mandrakis ne nous sera plus utile en
rien. Tu comprends ?
Elle ne comprenait que trop bien, se dit Natasha,
effarée.
– Sans vouloir vous décourager, ce n’est peut-être pas
si simple, énonça-t–elle. Que ferez-vous si votre banque
exige sa signature comme préalable au prêt ?
– C’est très improbable, affirma Stavros. Le nouvel
accord est d’une nature délicate, et la banque répugnera
à exercer des pressions sur l’une ou l’autre des parties.
Agacée et préoccupée, Natasha fit observer :
– Les banquiers n’ont pas pour habitude de se
montrer si timorés. Surtout lorsque de grosses sommes
sont en jeu. Or, le passé récent des Papadimos ne parle
pas en leur faveur.
– Ils verront les choses d’un autre œil s’ils sont
persuadés que les liens de nos deux familles iront
bientôt au-delà d’une simple association d’affaires,
expliqua Stavros.
Natasha le dévisagea d’un air interdit.
– Pardon ? Je ne te suis plus.
– Nous avons suggéré un partenariat d’une autre
nature, expliqua Andonis, sourire aux lèvres. Un mariage.
C’est la proposition qu’Alex Mandrakis est en train
d’examiner.
Natasha se tourna vers Irini. Elle comprenait
maintenant pourquoi sa sœur adoptive avait laissé
reparaître sa mauvaise humeur. Et, pour une fois, elle la
prenait en pitié. Même si l’offre de ses frères n’était
qu’un stratagème, et même si Irini ne voulait pas d’Alex
Mandrakis, il était affreux d’être jetée en pâture à tel
homme…
Aucune femme digne de ce nom n’aurait voulu se lier
à un homme qui ignorait le sens du mot « fidélité ».
Mandrakis changeait de compagne aussi souvent que
de chemise.
A dire vrai, Natasha ne connaissait de lui que les
ragots des journaux à scandale. Mais elle l’avait vu une
fois, à Athènes, dans une réception où elle s’était rendue
avec son amie Lindsay Wharton, dont le père était
attaché d’ambassade. Elle n’avait que dix-sept ans, à
l’époque.
– Ouah ! avait chuchoté Lindsay. Ne te retourne surtout
pas, mais la huitième merveille du monde vient d’arriver
au bras d’un top model. Bon sang ! pourquoi ai-je
renoncé à mon régime ?
– Mais de qui parles-tu ?
– Voyons, Nat ! D’Alex Mandrakis, bien sûr. Ce type
est le sex-appeal incarné…
Natasha avait tressailli au nom de Mandrakis. Basilis
ne l’aurait jamais autorisée à venir s’il avait su que le fils
de son ennemi abhorré serait présent à cette soirée !
Elle avait risqué un regard en direction d’Alex
Mandrakis…
Lindsay le lui avait déjà décrit. Mais, même sans cela,
elle l’aurait remarqué. Il dépassait d’une tête les
personnes qui l’entouraient, et se signalait par son
athlétique élégance, dans son habit de soirée.
Il avait aussi un de ces visages qu’on n’oublie pas,
avait-elle pensé avec un coup au cœur. Ses traits, de
son nez aquilin et racé à son menton plein de caractère,
frappaient par leur hardiesse. Quant à sa bouche
sensuelle, elle évoquait de délicieux péchés…
Comme averti par un sixième sens, il s’était tourné
dans sa direction, braquant sur elle ses grands yeux
bruns. Un sourire avait incurvé sa belle bouche, et il avait
promené sur elle un regard approbateur.
D’instinct, elle avait senti qu’il la déshabillait du
regard.
Une onde de chaleur l’avait parcourue, et elle avait
souhaité disparaître sous terre. Mais rien de tel ne s’était
évidemment produit. Elle avait dû se contenter de se
retourner, comme s’il n’existait pas…
Elle se tourna vers Irini.
– S’il est aussi redoutable que vous le prétendez, il
saura que vous essayez de le duper. D’ailleurs, Irini n’a
jamais caché son opinion sur les Mandrakis.
Il y eut un curieux silence. Les deux frères échangèrent
un regard étrange, et un sourire presque jubilatoire.
S’ils avaient été encore enfants, songea Natasha,
soudain mal à l’aise, elle en aurait déduit qu’ils avaient
caché un lézard dans son lit !
– Irini ? fit Stavros. Même si elle était d’accord, nous
n’aurions pas la sottise de l’impliquer. Mais non, ma
chère petite sœur, l’épouse que nous proposons à Alex
Mandrakis, c’est toi. Reconnais que c’est malin !
2.
– Malin ? s’écria Natasha. Je n’ai jamais rien entendu
de plus grotesque ! Vous avez perdu l’esprit !
Sa réplique fut accueillie par un silence glacial.
– Mais enfin, Natasha ! fit enfin Andonis. Il suffira que
tu signes une lettre à Mandrakis, dans laquelle tu
t’engages à devenir sa femme. Je ne vois pas où est le
problème. Il n’a aucune envie d’épouser qui que ce soit.
Et il n’en a pas besoin. Toutes les filles sont prêtes à
partager son lit sans passer devant l’autel.
Ignorant les cris effarouchés de Maria et de Christina,
il continua :
– Il a une trentaine d’années. Il ne songera pas à se
marier avant dix ou quinze ans, pour avoir un héritier.
D’ici là, il se paiera tous ses caprices.
– Et puis, tu n’as aucune chance de lui plaire avec tes
cheveux pâles et ta peau blanche, Natasha, renchérit
Irini. Tu ne risques rien.
Natasha se remémora soudain le regard qu’Alex
Mandrakis avait autrefois posé sur elle… Elle aurait pu
répliquer bien des choses à Irini – à commencer par le
fait qu’elle sortait actuellement avec un Anglais qui la
trouvait très désirable…
En tout cas, voilà qui expliquait l’absence de tante
Théodosia. Celle-ci n’était sûrement pas mêlée à ce
plan démentiel !
Sèche et tranchante, elle rétorqua à Irini :
– Là n’est pas la question. Je refuse de m’impliquer
dans ce projet insensé. Catégoriquement.
Il y eut un silence. Puis Stavros déclara avec un
soupir :
– Je suis déçu par ton ingratitude. Tu as tout de même
des devoirs envers la famille qui t’a recueillie et élevée.
Cette lettre n’est qu’une formalité. Et Mandrakis l’attend.
Des choses capitales dépendent de ce courrier.
– Je croyais que tu voulais le faire attendre, fit
observer Natasha.
– Maintenant, nous devons aller plus loin, intervint
Andonis. Pour maintenir son intérêt. Et pour qu’il reste
gentil.
– Gentil ? Alex Mandrakis ? Elle est bien bonne, lança
Natasha. Vous n’auriez pas dû me mêler à ça. Vous n’en
aviez pas le droit !
– Où est le mal ? plaida Andonis. Il n’y aura pas de
mariage entre Mandrakis et toi. Nous pouvons le
certifier. Il te suffit d’entériner par écrit les conditions que
nous proposons, afin de lui donner à réfléchir. Si une
femme qu’il n’a jamais vue s’offre à lui, cela flattera sa
vanité. Cela pourrait même entacher son jugement, et
nous valoir un gain de temps vital.
Il marqua une pause significative avant d’ajouter :
– Tu partages les bénéfices, Natasha. Tu ne devrais
pas l’oublier. Mon père t’a élevée comme sa fille. Il serait
temps que tu répondes à sa bonté par un peu de
générosité.
– Ton père n’aurait jamais trempé dans une affaire
pareille ! lui assena Natasha. Il détestait trop les
Mandrakis pour leur tendre un rameau d’olivier, fût-il
factice.
Et de plus, Alex Mandrakis l’avait déjà vue, même s’il
ne s’en souvenait sûrement pas, ajouta-t–elle en son for
intérieur.
– C’est juste, admit Stavros. Mais Alexandros
Mandrakis sera couvert de ridicule lorsque nous aurons
son argent et que tu le rejetteras avec dédain. Il perdra la
face aux yeux de son conseil d’administration, ses
actionnaires et, surtout, son père. Le vieux Petros ne lui
pardonnera pas d’être tombé dans notre piège. Sans
compter qu’Alex a d’autres ennemis. Quand ils verront
qu’il n’est pas infaillible, ils l’attaqueront aussi. Et ça,
papa aurait adoré. Tu le sais très bien.
Trop bien, pensa Natasha. En ce qui concernait les
Mandrakis, Basilis n’avait pas eu plus de raison que le
reste de la famille. Il aurait saisi n’importe quelle
occasion de les rouler. Mais Stavros et Andonis ne
comprenaient-ils pas que leur arme était à double
tranchant ? Qu’Alex Mandrakis pouvait très bien projeter
un coup tordu semblable au leur ?
Ou se croyaient-ils infaillibles ?
Si c’était ça, pensa-t–elle avec fatalisme, que le ciel
leur vienne en aide !
– Très bien, fit-elle brusquement. S’il n’y a pas d’autre
moyen, je signerai cette lettre. En souvenir de votre
père.
Elle ajouta cependant :
– Mais c’est une très mauvaise idée. J’espère de tout
cœur qu’elle n’aboutira pas à un désastre.

***
S’il ne s’était agi que d’une simple lettre ! pensa-t–elle
plus tard, dans son lit. Mais elle avait dû apposer sa
signature sur quantité de documents rattachés au
refinancement, tandis que Stavros et Andonis veillaient
au déroulement des opérations…
Maintenant, elle était loin de dormir sur ses deux
oreilles ! En réalité, elle était convaincue d’avoir commis
une épouvantable erreur… Hélas ! le mal était fait. Il était
impossible de revenir en arrière…
Elle avait été tentée de se confier à tante Théodosia,
lorsqu’elle était allée lui souhaiter bonne nuit. Mais elle
avait trouvé la vieille femme allongée, un livre abandonné
à côté d’elle, l’air triste. Et elle n’avait pas eu le cœur
d’ajouter à ses soucis. Au contraire, elle lui avait tenu
compagnie, et l’avait amusée avec des anecdotes.
Cependant, quand elle avait quitté sa mère adoptive, et
que celle-ci lui avait donné sa bénédiction, elle avait eu
le sentiment que cela ne la protégerait pas contre son
erreur de la soirée…
Elle se sentirait mieux à Londres, se persuada-t–elle.
Elle serait heureuse de retrouver son monde familier :
l’appartement qu’elle partageait avec Molly pendant que
le fiancé de celle-ci était en voyage ; leur entreprise en
plein essor ; et Neil, bien sûr…
Elle s’attarda sur cette dernière pensée avec plaisir…
Elle et Neil s’étaient rencontrés six semaines plus tôt
lors du lancement du roman de James, un écrivain qui
avait fait appel à Helping Out : sa vie privée avait
sombré dans le chaos lorsque Fiona, sa femme, avait dû
être hospitalisée, et qu’il s’était retrouvé seul à la maison
avec deux enfants en bas âge. Natasha était intervenue
pour organiser la vie de la maisonnée et les repas des
enfants, et donner à James le temps nécessaire à la
rédaction de son livre.
Neil occupait un poste élevé dans l’agence de
relations publiques de l’éditeur de James. Il était grand,
séduisant et charmeur. Lorsque Natasha était
timidement apparue sur le seuil de la salle de réception,
cherchant James et Fiona, il l’avait abordée sans
vergogne. Il avait aussi suggéré qu’ils dînent un soir
ensemble…
Le dîner avait eu lieu le lendemain même, se rappela-
t–elle avec un sourire. Depuis, ils se voyaient
régulièrement…
– Alors, c’est l’Elu ? lui avait demandé Molly quelques
jours plus tôt.
Neil avait raccompagné Natasha à la maison après
une soirée au cinéma, avait bu un ultime café en leur
compagnie, et était parti aussi déçu que de coutume.
– Quand vas-tu faire le grand saut dans le monde
inconnu du sexe ? avait continué Molly, taquine.
Natasha avait rougi.
– Tu trouves que je suis folle de le faire attendre aussi
longtemps, c’est ça ?
– Non… Mais tu es bien plus dure avec lui que je ne
l’ai été avec Craig.
– Mets ça sur le compte de mon éducation, avait
prétendu Natasha d’un ton léger. Pour tante Théodosia, il
n’y a pas d’amour physique avant le mariage. Une fille
doit réserver sa virginité à son mari, sinon, elle va au-
devant du malheur, de la honte et du désespoir.
– Et tant pis pour la fiancée si elle s’aperçoit trop tard
que son mari est nul au lit, avait rétorqué Molly.
– Comment pourrait-elle faire la différence ? avait
répliqué Natasha. D’ailleurs, les Grecs sont des amants
fabuleux. C’est ce qu’on m’a seriné pendant mon
adolescence.
– Tu n’as jamais été tentée de mettre à l’épreuve du
réel cette intéressante théorie ? avait ironisé Molly.
– Non. Pas une seule fois.
A présent, dans la moiteur de la nuit athénienne,
Natasha n’arrivait pas à dormir. Elle se leva et, poussant
la porte-fenêtre entrouverte, sortit sur la terrasse.
Il n’y avait pas un souffle de brise. Le bruit assourdi du
trafic était dominé par les chants des grillons. La pleine
lune éclaboussait la maison silencieuse.
Stelios, le gardien, était rentré chez lui, à cette heure,
et scrutait sans doute les écrans des caméras braquées
sur la grille d’entrée.
La piscine déserte, elle, ne faisait l’objet d’aucune
surveillance – Maria et Christina s’étaient farouchement
opposées à toute intrusion dans leur intimité. Le moment
était propice à un bain rafraîchissant dans la quiétude
nocturne… Natasha céda à la tentation. Ayant pris une
serviette dans la salle de bains, elle longea les buissons
du jardin et gagna le bassin. Là, elle déposa la serviette
et laissa glisser son peignoir à terre. Un instant, elle
resta debout, nue, au bord de la piscine. Puis elle
plongea dans l’eau fraîche.
Quand elle fut de retour dans sa chambre, un bon
moment plus tard, elle s’endormit aussitôt, sombrant
dans un sommeil sans rêves.

***
– Désolé, dit Neil. Je croyais qu’on irait de l’avant en
passant un week-end ensemble, mais je me suis
trompé… En fait, tu n’es plus la même depuis ton retour
de Grèce, il y a trois semaines. Tu es renfermée,
évasive. Je n’arrive plus à communiquer avec toi.
– Je… j’ai des problèmes familiaux. De sérieux
problèmes.
– Les armateurs millionnaires n’en ont pas, voyons ! Ils
rachètent d’autres bateaux, voilà tout !
– Malheureusement, en l’occurrence, c’est notre flotte
qui se fait racheter, répliqua Natasha.
Elle vit qu’il haussait les sourcils, cette fois, et hocha
vigoureusement la tête.
– Il y a plusieurs jours que la presse y fait allusion.
Mais les choses se confirment. J’ai reçu ce matin un
rapport officieux d’Athènes, selon lequel le prêt demandé
par les Papadimos n’a pu être finalisé. L’Arianna Line et
les cargos ont été rachetés à bas prix par une société,
Bucephalus Holdings. Oh ! Seigneur… Je savais qu’ils
échoueraient ! Leur père doit se retourner dans sa
tombe ! Mais pourquoi ne m’ont-ils pas prévenue ?
Pourquoi faut-il que je l’apprenne par les médias ?
– Ils sont sûrement trop occupés à essayer de sauver
quelque chose du naufrage, fit valoir Neil.
Il ajouta après une pause, en fronçant les sourcils :
– Quand bien même… en quoi ce naufrage t’affecte-t-
il ? Tu m’as toujours donné l’impression que tu ne tenais
pas à t’impliquer dans leurs affaires financières.
– C’était le cas. Et je n’y serai plus jamais mêlée, c’est
clair. Mis à part le fait que je devrai sûrement retourner à
Athènes pour signer je ne sais quels documents… Mais
je ne peux pas me désintéresser de ce qui se passe à
cause de tante Théodosia. Elle doit être anéantie. J’ai
tenté de téléphoner, personne ne répond !
– Ils ont dû décrocher pour être tranquilles, vu les
circonstances.
Natasha soupira.
– Enfin, de toute façon, il n’y a plus rien à faire, c’est
trop tard…
– Lorsque tu auras tout réglé là-bas, nous pourrons
peut-être nous concentrer sur nous…
Se rendant compte que Neil prenait sur lui, et qu’elle
avait dû lui paraître bien distante, ces temps-ci, elle
refoula ses préoccupations, et lui affirma avec un
sourire :
– Bien sûr.
***
Une semaine plus tard, un mail l’avisa que sa
présence était requise à Athènes pour finaliser la
transaction avec Bucephalus Holdings. Le mail, émanant
d’un cabinet d’avoués, précisait qu’on l’attendrait à
l’aéroport.
Voilà qui était clair, au moins, pensa-t–elle. Elle
n’aurait pas pu en dire autant des messages d’Andonis
et de Stavros – un tissu de récriminations et
d’autojustifications qui mettait sa patience à l’épreuve.
Bien entendu, les autres étaient responsables de ce
désastre, pas eux…
Et ils n’avaient pas répondu à une seule de ses
questions au sujet de leur mère ! Quand elle serait là-
bas, au moins, elle saurait comment elle allait, se dit-
elle.
Elle prit des dispositions afin de partir le soir même.
Ainsi, elle ne s’absenterait que vingt-quatre heures. Molly
n’aurait pas à assumer longtemps la direction de leur
entreprise en cette période chargée.

***
Alors qu’elle sirotait le jus d’orange servi par l’hôtesse
de l’air, Natasha se remémora le baiser d’adieu de
Neil… De toute évidence, il attendait que leur relation
évolue, et qu’ils deviennent amants. Elle le lui avait
pratiquement promis… et le regrettait presque.
Elle n’allait pas se défiler une fois de plus ! pensa-t–
elle. Neil lui plaisait. Peut-être même était-elle en train de
tomber amoureuse de lui. Mais comment pourrait-elle en
être sûre si elle ne s’engageait pas avec lui sur ce
plan ?
Malheureusement, elle n’avait pas plaisanté en
mentionnant l’éducation stricte qu’elle avait reçue… Pour
tante Théodosia, un homme digne de ce nom vous
traitait avec le plus grand respect jusqu’au moment de
vous passer la bague au doigt et, pour lui, la virginité
faisait partie de la dot apportée par l’épousée. La vieille
femme aurait été désespérée, si Natasha avait manqué
à ce code moral…
Elle songea à Molly et à Craig. Ils s’étaient rencontrés
dans une soirée, avaient fait l’amour moins de vingt-
quatre heures plus tard, s’étaient fiancés au bout de
quelques semaines, et avaient maintenant hâte que le
contrat de travail de Craig à Seattle se termine, afin de
se marier en Angleterre.
Elle était d’un tempérament différent, se dit-elle,
posée, lente à se décider. Molly, au contraire, savait ce
qu’elle voulait et comment l’obtenir. C’était peut-être pour
ça qu’elles étaient amies depuis l’enfance et qu’elles se
complétaient si bien dans le travail.
Neil avait jusqu’ici accepté la retenue de Natasha.
Mais cela ne durerait pas, elle le sentait. Il désirait qu’ils
vivent comme les autres couples de leur connaissance. Il
voudrait qu’elle s’installe avec lui, quand il verrait que
Craig et Molly étaient mariés…
Il ne se doutait pas, bien sûr, de sa totale inexpérience
sur le plan sexuel.
Ce facteur était sans doute déterminant dans sa
propre attitude, réfléchit Natasha. Elle avait peur de
l’inconnu. Elle préférait ne pas savoir si elle était « bonne
au lit » ou pas… le critère de jugement dont tout le
monde se réclamait, de nos jours !
« Il peut faire l’amour dans quatre langues… »
Elle tressaillit alors que les propos nostalgiques de
Lindsay s’immisçaient dans son esprit. Pourquoi se les
remémorait-elle ? Indépendamment du fait qu’Alex
Mandrakis avait provoqué la chute de ses frères, bien
entendu ! Et que c’était la raison de sa présence dans
cet avion…
Le nom de Mandrakis viendrait sur le tapis à un
moment ou à un autre, et à plus d’une reprise sans
doute. Heureusement, il n’administrerait pas le coup de
grâce personnellement. Un de ses séides s’en
chargerait… Et c’était tant mieux, car elle n’avait nulle
envie de le revoir !
3.
Natasha débarqua à Athènes au milieu d’un gros
orage. Dès sa sortie du contrôle douanier, elle repéra un
homme qui brandissait une pancarte à son nom. Il
l’accueillit avec une politesse distante, prit son bagage,
et la mena vers une limousine, au volant de laquelle
patientait un chauffeur en uniforme.
Il faisait trop sombre pour qu’elle contemple le
paysage, sous cette pluie battante. Aussi se laissa-t–elle
aller sur le siège arrière, les yeux clos, bercée par le
mouvement régulier de la voiture.
Elle allait s’endormir lorsque, soudain, le véhicule
ralentit et s’arrêta. Elle s’apprêta à affronter sa famille, et
rajusta sa tenue. La portière s’ouvrit. Elle entrevit un
homme avec un parapluie qu’elle prit pour Manolis, le
majordome des Papadimos. Mais elle se rendit vite
compte qu’il lui était inconnu, et que le porche éclairé
vers lequel il l’entraînait ne lui était pas familier.
– Il y a erreur, dit-elle en tentant de le retenir. Je
devrais être à la villa Déméter.
– Il n’y a pas d’erreur, thespinis. Vous êtes au bon
endroit.
Les deux hommes l’encadraient, à présent. La
saisissant chacun par un coude, ils la menèrent dans un
vestibule dominé par un imposant escalier. Malgré ses
efforts pour échapper à ses cerbères, elle fut conduite
sur le palier du premier, dans une galerie.
– Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Je vous
somme de me dire où je suis ! cria-t–elle.
Imperturbables, ils s’arrêtèrent devant une double
porte et frappèrent. Presque aussitôt, l’homme de
l’aéroport appuya sur un des battants, qui pivota sans
bruit. Ils n’eurent pas l’inélégance de la pousser en avant,
mais elle se retrouva à l’intérieur de la pièce tandis qu’ils
refermaient la porte derrière elle.
Elle se trouvait dans une vaste chambre. Elle constata
avec saisissement qu’elle n’était pas seule.
Son regard se porta sur l’immense lit éclairé par de
hautes lampes, telle une scène de théâtre. Un homme
était appuyé contre les coussins, torse nu. Les draps le
dissimulaient jusqu’aux hanches – mais il était clair qu’il
était nu. Un ordinateur portable posé sur ses genoux, il
pianotait sur le clavier.
Quand il eut achevé sa tâche, Alex Mandrakis éteignit
le portable, le posa sur la table de chevet et regarda sa
visiteuse.
– Ah, lâcha-t–il. La beauté qu’on m’avait promise.
Enfin !
Il parlait d’une voix détachée, en anglais, avec un
accent presque imperceptible. « Il peut faire l’amour en
quatre langues… »
Elle sentit sa gorge se contracter tandis que, comme
quatre ans plus tôt, il promenait sur elle un regard
approbateur. Mais, cette fois, ce regard exprimait aussi
quelque chose de perturbant… D’instinct, elle recula. Il
sourit.
– Que se passe-t–il ? Pourquoi suis-je ici ? demanda-
t–elle d’une voix rauque.
– Vous vous êtes offerte à moi. Par écrit. Et j’accepte
votre proposition, dit-il. C’est aussi simple que ça.
– C’est absurde, vous le savez aussi bien que moi, se
rebella-t–elle en le fustigeant d’un regard noir. Ne
prétendez pas avoir cru une seule seconde que je vous
épouserais !
Sur ce, elle pivota sur elle-même en affectant un calme
qu’elle était loin d’éprouver.
– Cette plaisanterie a assez duré. Je m’en vais !
– Vous perdez votre temps, répliqua-t–il avec
amusement. La porte est verrouillée, et le restera jusqu’à
demain.
Elle fit volte-face.
– C’est inadmissible ! Vous n’avez pas le droit de
m’enfermer ! J’ignore à quel jeu vous jouez, monsieur
Mandrakis, mais croyez bien que je n’ai nulle intention de
vous épouser ! Ni maintenant ni jamais !
– Sur ce point, nous sommes d’accord, admit-il d’une
voix nonchalante. Il n’est certes pas question de
mariage, Natasha mou. Et c’est toi qui joues à Dieu sait
quoi. Pas moi.
Il marqua un arrêt, puis continua :
– Je fais, bien sûr, référence à ta deuxième lettre,
formulée en des termes très différents de la première.
Elle me promettait tout un programme de délices intimes
que peu de jeunes femmes admettraient pratiquer, ni
n’oseraient suggérer à un époux potentiel.
Il ajouta d’un ton railleur :
– Moins encore à un parfait inconnu.
Elle eut un coup au cœur.
– Une deuxième lettre ? Il n’y a eu qu’une lettre, que
j’ai d’ailleurs signée sous la contrainte. Vous délirez !
– Et toi, tu es une hypocrite ! Ce qui me déçoit
beaucoup. J’espérais qu’une femme proclamant ses
fantasmes sexuels avec tant de franchise aurait le
courage de les admettre face à… l’objet de ses désirs.
– Vous n’êtes l’objet que de mon antipathie et de mon
mépris, kyrios Mandrakis, répliqua Natasha. Je croyais
que mes frères battaient le record de l’arrogance et de la
prétention, mais vous les surpassez haut la main.
– Et je continuerai, kyria Kirby. Aussi le jugement que
tu portes sur moi m’importe-t–il fort peu. Si tu regrettes
de m’avoir écrit, agapi mou, moi pas. Je n’ai pas cru
que tu deviendrais ma femme, mais je suis impatient de
jouir de tes talents. C’est la raison de ta présence ici ce
soir.
Natasha eut l’impression de recevoir un coup de
massue. Elle le dévisagea, incrédule, en prenant
pleinement conscience de sa nudité masculine et de ce
qu’elle impliquait.
Le smoking qu’il portait lors de leur première
rencontre avait masqué ses larges épaules, son torse
modelé par des muscles puissants, que venait ombrer
une fine toison. Sa peau brune contrastait de façon
presque choquante avec le blanc immaculé des draps.
Quant au reste de son corps viril, elle préférait ne pas
l’imaginer…
– Tu vas commencer ta nouvelle carrière. Dans mon
lit, décréta-t–il.
– J’aimerais mieux mourir !
– Alors que la proposition vient de toi ? Je n’en crois
rien.
– Puisque je vous dis qu’il n’y a jamais eu de
deuxième lettre ! s’écria-t–elle avec un accent de
désespoir qui lui fit horreur. Pourquoi ne me croyez-vous
pas ?
– Parce que j’ai la preuve que tu mens. Ce qui ne te
différencie guère du clan Papadimos. Tous des voleurs
et des tricheurs !
Alex Mandrakis continua :
– Tes frères adoptifs en prendront pour leur grade,
crois-moi ! Je leur infligerai une double honte : ils sauront
que tu es ma geisha, et je te renverrai quand je serai
lassé de toi. Tu seras utilisée, et mise au rebut. Peut-être
même seras-tu enceinte. Le coup de grâce pour leur
honneur familial. Ils ne s’en remettront pas, conclut-il
durement.
– Vous n’êtes qu’un barbare ! Vous ne pouvez pas
faire une chose pareille ! Vous ne vous imaginez quand
même pas que vous vous en tirerez impuni ? Je vous
ferai arrêter pour kidnapping et pour… viol, si puissant
que vous vous croyiez !
– Un kidnapping ? Alors que tu as répondu à mon
invitation, et accepté que mon chauffeur t’amène ici ?
Quant au viol… je doute qu’une telle accusation soit
jugée crédible lorsque ta lettre sera rendue publique.
Aucun tribunal ne me condamnera pour avoir accepté
des services offerts de plein gré.
– Vous n’êtes qu’un menteur ! La lettre dont vous
parlez n’existe pas !
Il soupira, puis ouvrit le tiroir de sa table de chevet. Le
drap glissa, révélant un fragment supplémentaire de
chair masculine. Elle détourna les yeux.
Quand Alex se redressa, elle vit avec un coup au cœur
qu’il tenait un dossier cartonné. Il en sortit deux feuillets.
– Voici la première, dit-il. Ton acceptation de devenir
ma femme dans le cadre de cet accord fantasmatique
entre nos deux familles. Tu reconnais son authenticité ?
– Oui.
– Et voici la deuxième : tes propositions alternatives à
notre future union. De toute évidence, les signatures des
deux documents sont identiques.
En effet, elles l’étaient ! constata Natasha en
s’approchant pour les examiner. D’une voix qu’elle
reconnaissait à peine, elle lâcha :
– Je ne comprends pas.
– Dois-je te rafraîchir la mémoire ? Je vais donc te lire,
voyons… le troisième paragraphe, il est très inventif.
Il se mit à lire à haute voix, d’un ton impersonnel. Il
n’avait pas prononcé plus de deux phrases que Natasha
s’écriait en s’empourprant de honte :
– Mon Dieu ! Arrêtez… arrêtez tout de suite !
– Ah, fit-il, je vois que la mémoire te revient.
Les documents réintégrèrent le tiroir, qu’il referma.
Natasha le fixa sans mot dire. Enfin, retrouvant sa voix,
elle lança :
– Vous croyez vraiment que je pourrais penser et
écrire de telles choses ? Me dégrader de cette
manière ?
– Pourquoi pas ? Tu nages bien toute nue, la nuit,
lorsque tu t’imagines que personne ne te voit.
Elle se rappela son bain nocturne lors de sa dernière
visite chez les Papadimos, et hoqueta :
– V-vous… vous m’avez fait surveiller ?
– Pas du tout. Je suis venu voir par moi-même ce qui
m’attendait.
– Mais pourquoi ?
– Pour le cas où, par extraordinaire, tes frères auraient
envisagé un mariage entre nous. Je voulais me rafraîchir
la mémoire… Alors, j’ai pris des dispositions pour
m’introduire dans ta chambre pendant ton sommeil.
Voyant le haut-le-corps horrifié de Natasha, Alex
précisa avec un petit rire :
– Rien de plus, rassure-toi, agapi mou. D’ailleurs, je
n’ai pas eu besoin d’aller jusque-là. Tu es apparue tout à
coup, et je n’ai eu qu’à me poster dans l’ombre pour te
regarder au clair de lune.
– C’est impossible ! Vous n’avez pas pu entrer dans le
jardin ! Nous avons des caméras… des gardes !
– On peut neutraliser des caméras. Et acheter des
gardes mal payés. Quand j’ai su que tu venais, je suis
passé à l’action. Et j’en ai été largement récompensé, dit
Alex, souriant à ce souvenir.
Il y eut un silence. Natasha essayait de se ressaisir.
Elle aurait aimé croire qu’elle faisait un cauchemar. Ou
que la tempête qui faisait rage allait emporter cette
maison… Espoirs chimériques, bien sûr.
Dire qu’elle s’était demandé, pendant son voyage, s’il
aurait été moral de coucher avec Neil… Et voilà où elle
en était !
Elle finit par déclarer en fuyant le regard de son
interlocuteur :
– Quoi que vous ayez pu voir pendant votre mission
d’espionnage, monsieur, je ne vous ai pas écrit ces
choses. J’en suis incapable. De plus, vous ne voulez pas
réellement de moi. Si vous mettez vos menaces à
exécution… ce sera pour parachever votre vengeance.
Vous l’avez reconnu.
Elle se décida à ajouter, même si sa voix était
pratiquement inaudible à présent :
– Je… j’ai une vie en Angleterre. Il y a un homme que
je pourrais aimer. Et… vous aussi, vous avez une
compagne. Alors, je vous supplie de m’ouvrir cette porte
et de me laisser partir. Je… j’expliquerai à mes frères
que mon avion a eu du retard, et je tairai ce qui s’est
passé ici ce soir. Je vous le jure. Personne ne le saura,
que vous et moi. Et je vous serai reconnaissante
pendant tout le reste de ma vie.
– Tes frères ne t’attendent que demain, précisa Alex.
Je veux qu’ils soient au courant à notre sujet, Natasha
mou. Et je veux qu’ils imaginent ce qu’ils n’auront pu
voir.
– Je ne suis pas « votre » Natasha !
– Mais tu le seras. Ta vie m’appartient jusqu’à ce que
j’en décide autrement. J’ai été assez clair là-dessus, il
me semble. Je reconnais cependant que tu plaides avec
passion, agapi mou. J’espère que tu apporteras autant
d’intensité à nos échanges, lorsque je te prouverai que je
te veux, et que je n’agis pas seulement par appétit de
vengeance.
Alex Mandrakis ajouta après un temps d’arrêt :
– Il se pourrait même que mes attentions te consolent
d’avoir perdu ton amant anglais. Mais assez parlé ! Il est
temps que tu me rejoignes, ma belle. Allons, déshabille-
toi.
– Non ! s’insurgea Natasha, farouche. Pas question !
– Tu préfères que mes hommes t’y aident ? Il me suffit
de les appeler.
– Seigneur ! Vous n’avez donc aucune décence ?
– Uniquement quand elle est de mise. A en juger par
ta lettre, cela ne s’impose pas avec toi. Tu aimerais
peut-être même que des étrangers te mettent nue. Alors,
ne me fais plus attendre. Inutile de jouer les
effarouchées.
Jouer ? pensa Natasha. Mais elle ne s’était jamais
dévêtue devant personne ! Et n’avait jamais vu un corps
d’homme – en dehors des statues et des peintures de
musées !
Elle regarda autour d’elle, cherchant une issue. La
porte était verrouillée. Mais la fenêtre, peut-être… ? Elle
renonça vite à cette idée. Si elle se jetait par la fenêtre,
elle aurait de la chance si elle s’en tirait avec une ou
deux fractures !
– Acceptez-vous au moins… d’éteindre les lumières ?
– Non. Et je commence à m’impatienter. Dénoue tes
cheveux, pour commencer. Je les préfère lâchés.
Instinctivement, Natasha comprit qu’elle n’avait aucune
issue. Ses protestations et ses supplications ne l’avaient
menée à rien. Elle ne s’abaisserait donc plus ! A partir
de cet instant, il s’agissait de survivre…
Elle n’avait jamais compris la guerre entre les
Papadimos et les Mandrakis. Elle n’avait jamais voulu y
être mêlée, ni prendre parti dans leur absurde vendetta
destructrice… Mais à l’instant où elle s’était retrouvée
dans cette pièce face à Alex Mandrakis, tout cela avait
changé. Maintenant, cet homme était aussi son ennemi.
Et un jour, il paierait pour cette nuit, d’une façon ou d’une
autre !
« Je lui ferai regretter d’être né ! » se jura-t–elle en son
for intérieur, alors qu’elle ôtait les barrettes qui retenaient
ses cheveux, dont les mèches soyeuses glissèrent sur
ses épaules.
– Comme une coulée d’or, souffla-t–il. Continue.
Elle enleva sa veste et la laissa tomber à terre. Elle
retira ses chaussures. Il ne pouvait pas l’atteindre dans
ce qu’elle était réellement. Et il ne le pourrait jamais, quoi
qu’il fasse, décida-elle.
Oui, elle surmonterait cette épreuve ! Son intimité avec
cet homme ne durerait pas, pensa-t–elle, se forçant à
déboutonner son chemisier avec des mains tremblantes.
Cela n’irait pas très loin quand il s’apercevrait qu’elle
n’avait pas la sophistication qu’il lui prêtait, comme son
strip-tease contraint le révélait sans doute…
Seigneur ! se dit-elle en ôtant son chemisier, être une
femme, elle ne savait même pas ce que c’était… et ce
n’était pas avec lui qu’elle allait l’apprendre.
Quand tout cela serait terminé, quand elle l’aurait fait
souffrir comme il la faisait souffrir, elle parviendrait, coûte
que coûte, à refouler tout cela loin derrière elle ! Elle
réussirait à se refaire une vie !
Ce ne serait plus pareil, bien sûr. Quand Neil
apprendrait ce qui s’était passé – il le saurait, puisque
Mandrakis voulait révéler publiquement son
humiliation –, il en souffrirait, et il ne voudrait plus
d’elle…
Cet homme était en train de détruire son avenir, tandis
qu’il la regardait se dévêtir, enlever sa jupe…
Il n’y avait qu’un moyen d’endurer cela. Faire comme
si Alex Mandrakis n’existait pas !
Elle ne pouvait pas résister à quelqu’un d’aussi
athlétique. D’ailleurs, il était assez pervers pour prendre
plaisir à la dominer, et elle n’allait pas lui accorder cette
satisfaction ! Mais il y avait d’autres moyens de lui tenir
tête.
Sa meilleure arme était de feindre l’ennui, décida-t–
elle. Elle lui opposerait une résistance passive. Elle
serait docile, mais sans réaction. Elle ne lui accorderait
rien, contrairement à ce qu’il attendait.
Elle eut beau méditer toutes ces résolutions
farouches, elle eut le plus grand mal à enlever ses sous-
vêtements devant lui. Elle se répéta que cela n’avait pas
d’importance. Mais cela en avait ! Terriblement !
Elle dut lutter de toutes ses forces pour ne pas
ramener ses mains devant elle tandis qu’elle attendait,
debout devant lui, qu’il dise enfin quelque chose…
n’importe quoi ! Quand il parla enfin, elle frémit comme
s’il l’avait touchée.
– Le clair de lune n’a pas menti, Natasha mou,
murmura-t–il. Tu as un corps exquis.
Là-dessus, il écarta les draps, lui intimant d’un geste
impérieux de le rejoindre.
Avec lenteur, elle marcha vers le lit, consciente de son
examen tandis qu’il la regardait approcher, allongé sur le
côté, le coude replié. Sans doute espérait-elle encore
qu’il n’irait pas jusqu’au bout…
Mais apparemment, son exhibition contrainte était loin
de lui suffire ! pensa-t–elle en s’étendant près de lui,
raide comme un piquet. Elle fixa le plafond, affolée à
l’idée du sort qui l’attendait.
Ça ne devrait pas être comme ça, se dit-elle. Pas la
première fois. Elle aurait dû découvrir l’amour physique
avec un partenaire tendre et respectueux. Alors que là,
elle était à la merci de l’ennemi de sa famille – un
homme qui la méprisait, et se souciait peu de ménager
son inexpérience, à laquelle il ne croyait pas.
Elle se rappela les termes de la lettre abjecte qu’il lui
avait lue. Etait-ce ce qu’il voulait ? Et comment pourrait-
elle supporter ça ?
Alors qu’elle était à bout de nerfs, Alex Mandrakis se
décida enfin à la toucher, effleurant à peine son visage
pour saisir une mèche de cheveux entre ses doigts, et en
respirer le parfum.
Elle n’avait pas du tout anticipé un tel geste. Dans sa
surprise, elle ne put s’empêcher de se tourner vers lui.
Elle vit alors qu’il avait un léger sourire en coin, presque
contrit.
Il s’inclina vers elle, posant sa bouche sur la sienne, la
caressant, cherchant avec une douceur insidieuse à lui
faire entrouvrir les lèvres. Elle s’était attendue à un
comportement brutal, pas à cette tentative de
séduction !
Et, pendant un bref instant, alors que ses lèvres viriles
se promenaient sur les siennes, une curieuse sensation
de chaleur se répandit en elle, la mettant en garde contre
elle-même. Elle ferma les yeux et resta immobile, les
lèvres obstinément closes. Cependant, elle ne put
l’empêcher de se rapprocher d’elle. Sa chaleur virile
parut pénétrer son corps glacé, et son odeur masculine,
légèrement musquée, vint lui titiller les narines…
Mais enfin, la pression insistante de sa bouche se
relâcha, et elle sentit qu’il relevait la tête.
– Regarde-moi, lui intima-t–il.
A contrecœur, elle releva les paupières, affrontant son
regard avec une hostilité sourde.
– Le baiser ne fait pas partie de ton répertoire ? dit-il
d’un ton vaguement curieux.
– Peut-être n’ai-je pas envie de vous embrasser,
monsieur Mandrakis.
– Cela m’a traversé l’esprit, murmura-t–il. Es-tu aussi
hostile au tutoiement ? Et réticente à m’appeler par mon
prénom ?
Sa main vint se poser sur un de ses seins et, du bout
du pouce, il en excita la pointe rosée, qui se raidit
aussitôt, à la grande horreur de Natasha, effarée par son
manque de contrôle sur ses sens.
– En ces circonstances, tant de formalité est
étrangement érotique, lâcha-t–il.
– Ce sont des circonstances que je n’ai pas choisies,
dit-elle.
Elle s’aperçut avec consternation que son souffle était
entrecoupé.
– Et tu essaies en vain de les ignorer, commenta-t–il,
amusé, en continuant à l’exciter sans vergogne. Ton
esprit a peut-être décidé que tu n’éprouvais pas de désir
pour moi, Natasha mou, mais ton corps semble d’un
autre avis. Loin de m’être tout acquise, te voici devenue
un intrigant défi.
– Vous n’avez donc aucune décence ? fit-elle avec
amertume.
– Je pourrais te retourner la question, petite tricheuse.
C’est toi qui as prétendu m’offrir ta main, toi qui m’as fait
toutes ces promesses fallacieuses pour m’aveugler sur
le but réel de ta famille. Ils t’ont affirmé que tu n’aurais
pas à les tenir, je parie, déclara Alex avec mépris. Eh
bien, comme tu le constates, c’était une erreur !
D’un mouvement subtil, il changea de position et,
brusquement, elle eut la révélation choquante de son
excitation en sentant son membre érigé contre sa
cuisse. Inclinant la tête, il happa entre ses lèvres la
pointe d’un de ses seins, et la titilla avec sa langue…
Des sensations indésirables, violentes, la
traversèrent.
– Non, murmura-t–elle en tentant de le repousser par
les épaules.
Il se redressa et l’examina d’un air intrigué.
– Il n’est pas facile de te contenter, agapi mou.
– Alors, renoncez. Laissez-moi partir !
– Après tout le mal que je me suis donné pour t’avoir à
moi ? railla-t–il. Ah, non, pas si vite…
– Combien de temps me garderez-vous ici ? Vous
devez me le dire ! insista-t–elle d’une voix tendue.
Il marqua un temps de silence et poursuivit :
– Jusqu’à ce que tu n’aies plus envie de partir, peut-
être. Mais pour le moment, Natasha mou…
Sa main virile se promena sur son corps avec un
savoir-faire insolent, caressant le léger renflement de
son ventre, l’amorce de sa cuisse. Puis elle se glissa
vers le triangle soyeux…
Natasha serra les mâchoires, rouge de honte, lorsqu’il
écarta ses cuisses et que ses doigts habiles explorèrent
son intimité, se glissant en son cœur humide et éveillant
des sensations importunes, proches de l’excitation.
Amère et furieuse, elle était consciente d’avoir le
souffle court, et de sentir frémir en elle une sorte de désir
lancinant et inconnu.
Refusant d’y songer, elle voulut ne tenir compte que de
son dégoût, de son rejet de la réaction de son propre
corps, qu’elle détestait presque autant que cette intimité
inconnue avec l’homme qui la créait avec une
désinvolture et un savoir-faire consommés.
Comme s’il devinait ses affres mentales, il chuchota :
– Pourquoi ne cesses-tu pas de lutter contre moi,
agapi mou ? Car la bataille est déjà perdue…
– Pas pour moi, parvint-elle à dire d’une voix rauque.
Je ne vous pardonnerai jamais. Aussi longtemps que je
vivrai.
« Ou aussi longtemps que vous vivrez », ajouta-t–elle
en son for intérieur.
Il lâcha, en haussant les épaules et presque comme
s’il se parlait à lui-même :
– Alors, je n’ai rien à perdre.
Il se souleva, la couvrant de son corps.
– Et tout à gagner, ajouta-t–il d’une voix rauque et
triomphante.
Puis, d’une poussée fluide et sûre, il la pénétra.
4.
Jusqu’à cet instant, Natasha n’avait pensé qu’à la
violence faite à ses sentiments, et au cauchemar que
serait pour elle cette intolérable humiliation. Elle n’avait
pas envisagé que cette première expérience sexuelle
pourrait lui causer une douleur physique.
Ses muscles se raidirent dans un sursaut de
résistance, et elle faillit crier à cet homme qu’il lui faisait
mal ; elle faillit le supplier de s’arrêter, ou du moins, de lui
donner un peu de temps pour que son corps s’adapte à
la réalité brute de cette pénétration.
Pourtant, elle ne dit rien. Elle ne voulait pas lui
accorder la satisfaction de savoir qu’il avait le pouvoir de
l’affecter – en bien ou en mal.
Un instant, il s’immobilisa, et elle l’entendit lancer son
prénom d’un ton âpre, presque interrogateur. Puis,
comme elle ne concédait toujours pas de réaction, il
s’enfonça en elle, entièrement gainé par sa chair
humide.
Rigide, immobile, elle serra les poings. « Ce sera
bientôt fini », se dit-elle en se répétant cette phrase
comme une litanie salvatrice. Elle s’efforça de vider son
esprit, de se fermer à toute émotion, tandis qu’Alex
Mandrakis commençait à aller et venir en elle, la
possédant avec une sensualité consommée qui relevait
presque de l’insulte.
Bien qu’elle gardât les paupières closes, elle devinait
qu’il l’observait, guettait une réaction de sa part. Elle
s’obstina à rester impassible.
Mais ce n’était pas si facile… A son grand désarroi,
elle s’aperçut qu’elle n’était pas immunisée contre les
sensations étranges, inédites, que provoquait le va-et-
vient savant d’Alex Mandrakis dans son corps.
Non, elle ne permettrait pas que ça arrive, pensa-t–
elle, la gorge nouée par la honte et l’affolement.
Comment aurait-elle pu se douter qu’il aurait le pouvoir
de lui faire ressentir quelque chose en dépit de tout ?
Alors qu’elle avait de plus en plus de mal à garder la
maîtrise d’elle-même, elle entendit s’accélérer le souffle
et le rythme de son partenaire indésirable, puis il finit par
pousser un cri guttural, et s’affala sur elle.
Elle attendit un instant. Comme il ne bougeait toujours
pas, elle tenta de s’extraire de sous son corps,
prudemment.
Il la retint aussitôt.
– Enfin, la statue vient à la vie, dit-il d’une voix rauque.
Maintenant, lorsque c’est fini.
« Fini. C’est fini », pensa-t–elle avec soulagement. Et
elle ne lui avait rien accordé, comme elle se l’était
promis ! Son sentiment de… solitude et de désespoir
était donc ridicule. Même si elle était mortifiée d’avoir eu
la tentation de prendre son visage entre ses mains, et de
caresser sa chevelure virile…
Il se détacha d’elle et roula sur le dos, laissant son
souffle revenir à la normale.
Au bout d’un instant, elle demanda :
– Puis-je utiliser votre salle de bains ? J’aimerais me
doucher.
– Plus tard. Après que nous aurons parlé un peu.
– Je ne vois pas ce qu’il y aurait à dire.
Lui saisissant le menton, il la força à se tourner vers
lui.
– Parle-moi de ton amant anglais, pour commencer.
– C’est quelqu’un de bien. Tout le contraire de vous.
– Quand tu vas au lit avec lui, est-ce que tu jouis ?
Réprimant un hoquet, rouge comme une pivoine, elle
soutint pourtant :
– Oui. Oui, bien sûr.
– Et avant lui, combien d’hommes y a-t–il eu ?
– Des douzaines, répondit-elle d’un air de défi.
Il soupira.
– Si je ne dois t’apprendre qu’une chose, pendant que
nous serons ensemble, ce sera de me dire la vérité,
Natasha. Avant que je te possède, tu étais vierge. Alors,
inutile de mentir. T’imaginais-tu que je ne m’en étais pas
rendu compte ?
– Je… je n’en étais pas sûre, murmura-t–elle,
s’empourprant de plus en plus.
– Pourtant, tu ne me l’as pas dit. Pourquoi ?
– Parce que vous aviez sur moi des idées bien
arrêtées à cause de cette lettre révoltante. Vous ne
m’auriez jamais crue. D’ailleurs, cela aurait-il changé en
quoi que ce soit… ce que vous me réserviez ?
– Non. Mais j’aurais fait ce qu’il fallait pour que ton
corps soit plus réceptif.
Alex Mandrakis eut une moue désabusée, et ajouta :
– Je t’ai fait mal, Natasha mou. Lorsque je m’en suis
aperçu, il était trop tard. Je le regrette. Je… je n’ai
qu’une excuse : je te désirais énormément.
– Eh bien, que cela ne pèse pas sur ce qui vous tient
lieu de conscience, répliqua-t–elle. Je parie que vous me
causerez bien d’autres maux.
– Cela n’a rien d’inéluctable. Les choses pourraient se
passer autrement.
– Voulez-vous dire que vous me rendrez ma liberté ?
– Non. N’espère rien de ce côté-là.
– Mais pourquoi ? s’exclama-t–elle, la gorge sèche.
Vous avez ce que vous vouliez. A quoi bon me retenir ?
– Pour le plaisir de ta compagnie, dit-il d’une voix
doucereuse.
– Ça n’a aucun sens. Puisque je vous hais !
– Peut-être découvriras-tu, Natasha mou, que je
m’améliore à mesure qu’on me fréquente. Pour te
prouver que je sais faire preuve de bonté, nous allons
prendre cette douche.
Nous ? pensa-t–elle, alarmée, alors qu’il sortait du lit.
– Je… ça peut attendre.
– Pourquoi, alors que rien ne t’y oblige ? fit-il, rieur.
Crois-moi, ma belle, tu n’as rien à craindre. Allons, viens,
acheva-t–il en lui tendant la main.
Comme elle hésitait, il arracha le drap et, la soulevant
dans ses bras, l’emporta vers une porte proche.
Natasha entrevit des carreaux crème rehaussés de
bleu et or, et des miroirs, pendant qu’Alex l’emmenait
dans une vaste cabine. Il la plaça sous la douche, puis,
se tenant à côté d’elle, déclencha le jet. Elle hoqueta et
vacilla sous la trombe d’eau, et il l’enlaça pour la
stabiliser. Au bout d’un instant, il régula le jet. Il versa
ensuite une noix de gel parfumé au creux de sa main et,
la faisant pivoter, il étala le produit sur son dos, des
épaules vers le bas…
Elle aurait voulu protester. Mais, pour quelque raison
obscure, elle ne retrouvait plus sa voix.
A mesure que les mains viriles descendaient vers le
creux de ses reins, enduisaient ses fesses, puis ses
cuisses, elle sentit mollir sa résistance tandis que ses
sens s’éveillaient à la vie.
Ayant atteint ses chevilles, il continua son manège
côté face, remontant vers le haut de ses jambes… Il
opérait sans hâte, pendant que, la gorge sèche, elle
guettait avec un mélange de peur et d’excitation le
moment où il atteindrait la partie la plus sensible et la
plus vulnérable d’elle-même…
Mais au lieu de s’y arrêter, il continua à la savonner,
remontant sur son ventre, puis atteignant ses seins, sur
lesquels il s’attarda, enduisant leurs rondeurs et leurs
pointes avec une douceur obstinée.
Elle restait immobile, réduite à l’impuissance, les
jambes vacillantes, tandis que chaque passage de sa
main virile, chaque caresse s’imprimaient en elle,
suggérant des possibilités qu’elle ne voulait pas
envisager…
Quand il eut terminé, il enduisit de gel son propre
corps avec des gestes vigoureux. Puis il ouvrit le robinet,
et le jet les rinça l’un et l’autre. Ensuite, il enveloppa
Natasha dans une serviette, lui sécha les cheveux.
Finalement, l’attirant à lui, il déposa sur ses lèvres un
baiser léger.
– La prochaine fois que nous ferons l’amour, énonça-
t–il, cela se passera beaucoup mieux pour toi, je te le
promets. Mais pour l’instant, nous devrions prendre un
peu de repos.
Elle le dévisagea, plongée dans la plus totale
confusion. Elle ne voulait pas retourner au lit avec lui ! se
dit-elle. Pas lorsqu’elle ressentait ces choses…
Enfin, elle retrouva sa voix, et prit soin de masquer son
vacillement intérieur avec un franc mépris.
– Rien n’améliorera les choses entre nous, kyrie
Mandrakis. Je ne veux qu’une chose : être débarrassée
de vous ! Et je n’ai aucune intention de dormir avec
vous !
– Les gens qui partagent le même lit finissent par
dormir tôt ou tard, pedhi mou.
Rebelle, elle continua :
– Je préfère dormir seule.
– A l’avenir, tu tiendras compte de mes préférences.
Bon… vas-tu me suivre de bon gré, ou dois-je te porter ?
Je n’y vois aucun inconvénient. Mais cela pourrait me
pousser à tester mon pouvoir viril plus tôt que tu ne le
désires.
– Je… je marcherai, concéda-t–elle, la nature de sa
menace ne lui échappant pas. Pourrais-je avoir quelque
chose à me mettre ? Je ne suis pas habituée à être sans
vêtements… devant les gens.
– Ta pudeur est louable, Natasha mou, mais je ne suis
pas « les gens ». Je suis ton amant, et j’attends
impatiemment le moment où tu jouiras devant moi de ta
nudité aussi librement que lorsque tu es seule au clair de
lune. Cependant, je suis prêt à une concession.
Il la ramena dans la chambre, et sortit un peignoir en
satin argenté qu’il lui tendit. C’était mieux qu’une
serviette, se dit-elle en se débarrassant pudiquement de
cette dernière pour passer le peignoir.
Il s’approcha du lit et le retapa avec soin.
– Rejoins-moi quand bon te semblera, dit–il en se
glissant sous les draps. Demain, la journée sera longue.
Elle obéit. Il semblait résolu à se reposer, en effet, car
il se tourna sur le côté. Elle fit de même, serrant autour
d’elle les pans du peignoir. Mais, longtemps après qu’il
se fut endormi, elle demeura en éveil. Elle voulut se
persuader que la colère et le dégoût l’empêchaient de
trouver le repos. Qu’elle ne pouvait pas se détendre
auprès de l’homme qui s’était vengé sur elle d’une
manière aussi infâme !
Pourtant, elle était surtout aux prises avec son
agitation sensuelle, qui ne lui laissait pas de paix. C’était
à cause de cette fatale séance sous la douche. Pour la
première fois de sa vie, elle avait éprouvé de l’excitation.
Et cela, elle ne l’acceptait pas ! D’autant qu’Alex
Mandrakis avait voulu la punir de son indifférence… Elle
avait honte de l’effet qu’il avait obtenu – sans se donner
de mal, qui plus est !
C’était sans doute ce don scabreux qui lui avait valu
sa réputation d’amant hors pair. Et, pour son malheur,
elle avait éprouvé un désir inédit auprès d’un homme
abject et méprisable.
Neil, pensa-t–elle avec tristesse et regret, ne lui avait
jamais fait éprouver ces sensations lancinantes…
Quant à Stavros et Andonis, ils ne sortaient pas
grandis de cette affaire ! Ils avaient dû glisser la fatale
« deuxième » lettre dans la masse des papiers qu’ils lui
avaient fait signer… et c’était tout à leur déshonneur !
Oh ! Seigneur !, pensa-t–elle. Pourquoi n’avait-elle
pas obéi à son instinct ? Pourquoi n’avait-elle pas refusé
leur stupide manœuvre ? Au moins, cela lui aurait été
épargné…
Elle devait échapper au contrôle de son ennemi, et le
plus vite possible ! Avant qu’il puisse accomplir son
autre menace : la rendre enceinte… C’était peut-être
déjà fait, songea-t–elle en portant la main sur son ventre.
Mais une telle malchance demeurait très improbable.
Et elle devait convaincre Alex Mandrakis qu’il ne
gagnerait rien en amenant au monde un enfant non
désiré, ni en la gardant prisonnière.
Elle avait passé une nuit avec lui, c’était suffisant pour
jeter le déshonneur sur sa famille… En plus, il n’avait pas
dû avoir beaucoup de plaisir puisqu’elle était restée de
glace. Alors, pourquoi voudrait-il la garder ? raisonna-t–
elle.
Elle songea soudain, avec malaise, qu’il avait
prémédité son coup de ce soir avec un soin très excessif
pour une simple rencontre. Quant à son aveu d’une visite
nocturne à la villa Déméter… A l’idée qu’il l’avait
observée pendant qu’elle se baignait nue, elle avait un
frisson.

***
Elle finit par s’endormir, presque malgré elle, et se
réveilla en sentant qu’on la secouait par l’épaule. Elle se
redressa en sursaut, lâchant un léger cri.
Une femme d’âge mûr, en robe noire et tablier blanc,
se tenait devant elle, près du lit.
– Quelque chose ne va pas, thespinis ?
« La liste est longue… », pensa amèrement Natasha.
Mais elle se contint, et répondit avec autant de calme
qu’elle put :
– Désolée… je… je faisais un cauchemar…
Un cauchemar où elle avait cru que la main qui
l’éveillait était celle d’Alex Mandrakis…
Il n’était plus là, en tout cas. Etait-il possible qu’il en
soit venu aux mêmes conclusions qu’elle ? Qu’il ait jugé
vain de prolonger leur « liaison » ? se demanda-t–elle
avec espoir.
– Je m’appelle Baraskevi, et je suis là pour m’occuper
de vous, thespinis, dit la visiteuse. Je vais vous préparer
un bain.
Baraskevi n’était pas surprise de découvrir une
inconnue dans le lit de son maître, constata Natasha, mal
à l’aise. Toute la maisonnée devait être au courant !
Elle vit, avec un coup au cœur, qu’on avait apporté son
sac et son bagage. Etait-ce une autorisation de départ
implicite ? Alex Mandrakis semblait avoir choisi de la
laisser s’éclipser. Ils n’auraient pas d’autre confrontation,
et c’était tant mieux !
Ce serait bon de se sentir de nouveau propre, pensa-
t–elle, la gorge serrée. Elle noua la ceinture du peignoir,
et se leva. Elle sortit ses affaires de toilette. Puis elle
s’assura que son passeport et son portefeuille se
trouvaient encore dans son sac, et qu’elle pouvait quitter
la Grèce. Les souvenirs qu’elle emporterait étaient voués
à la hanter. Mais elle se remettrait ! Elle recouvrerait la
maîtrise de son destin ! Elle s’en faisait le serment !

***
Le bain parfumé au santal lui fit du bien. En revanche,
elle se serait passée de remettre ses vêtements. Ils lui
rappelaient trop la manière dont elle avait été contrainte
de les enlever. Bientôt, elle les brûlerait ! pensa-t–elle.
Une fois habillée et coiffée, elle s’apprêta à partir avec
ses sacs. Soudain, elle se rappela la lettre fatale. Ce
souvenir aussi était bon à brûler ! Cependant, quand elle
ouvrit le tiroir de la table de chevet, elle constata que le
dossier avait disparu. Lâchant un soupir, elle gagna la
porte.
Quand elle l’ouvrit, elle faillit se heurter à l’homme qui,
la veille, l’avait attendue à l’aéroport.
– Kalimera, thespinis. Le petit déjeuner est servi sur
la terrasse. Je vais vous y conduire.
– Merci, mais je n’ai pas faim. J’aimerais mieux partir
tout de suite.
– C’est une chose dont vous devez discuter avec
kyrios Alexandros, dit-il en lui ôtant ses deux sacs des
mains. Il vous attend. Veuillez me suivre.
Elle envisagea de se révolter, puis céda. Mieux valait
obtempérer de plein gré que sous la contrainte.
Puisqu’elle n’avait pas d’autre choix…
La terrasse se trouvait à l’arrière de la villa. La table
était dressée sous une tonnelle de bougainvillées. Alex
Mandrakis lisait un journal. Il se leva courtoisement à
l’approche de Natasha, lui indiquant qu’elle devait
s’asseoir face à lui, sur la chaise que l’homme de
l’aéroport tirait pour elle.
– La présence de votre chien de garde est-elle
nécessaire ? lui lança-t–elle dès qu’ils furent seuls.
– Oui, Natasha mou, répondit-il. En attendant que je
sois sûr de pouvoir te faire confiance.
Cela n’avait rien d’un adieu ! Elle tressaillit, dépouillée
de son récent optimisme. Tout en réfléchissant
fébrilement, elle accepta un des petits pains qu’il lui
offrait.
Alex Mandrakis eut un sourire.
– Profitons de notre petit déjeuner ensemble !
Il ajouta après un léger temps d’arrêt :
– Le premier d’une longue série, j’espère.
5.
Natasha le dévisagea, plissant ses yeux verts.
– Tu as perdu ta langue, agapi mou ? l’asticota-t–il. Il
faut que tu prennes du thé, et non le café qu’on nous a
servi, en ce cas.
– Vous êtes inouï ! lui assena-t–elle. Vous voilà à
parler tranquillement de ce que je boirai ou pas alors que
vous êtes en train de détruire ma vie !
– Le thé est bon pour les états de choc.
– Je ne suis pas en état de choc ! Les événements de
cette nuit m’ont prouvé que vous êtes parfaitement
méprisable, kyrios Mandrakis. Et j’ai été folle d’imaginer,
visiblement, que vous pourriez concevoir quelque
remords pour votre ignoble conduite, ou tenter de vous
amender. Il est vrai que ce serait en pure perte !
– Oh, je compte bien m’amender. Mais au moment
que j’aurai choisi, et comme je le jugerai bon.
Elle sentit sa gorge se serrer.
– Dans ce cas, sachez que je ne me prêterai jamais
docilement à l’humiliation que vous m’avez déjà infligée.
– Je l’espère. La docilité n’a aucun attrait pour moi. Je
te veux pleinement et avidement consentante, Natasha
mou.
– Vous allez au-devant d’une déception. Même si je
n’ai pas crié et si je ne me suis pas débattue, cela ne
signifie pas que j’accepte ce que vous m’imposez, ni
que je l’accepterai. Et puis, vous ne pouvez pas
m’enfermer éternellement. Aujourd’hui, ma signature
sera nécessaire pour que vous repreniez les biens des
Papadimos. Vous ne pouvez guère m’amener menottes
aux poignets à la réunion prévue. Une fois les documents
signés, je m’en irai. Vous ne pourrez pas m’en
empêcher.
– Je n’en serais pas si sûre, à ta place.
– Vous semblez oublier que les avocats des
Papadimos seront présents, kyrie. Je déclarerai sans
hésiter, sous serment s’il le faut, que vous m’avez
trompée pour m’amener ici, et que vous avez abusé de
moi. Je forcerai Stavros et Andonis à admettre qu’ils
sont les auteurs de cette lettre infecte, et que j’en
ignorais tout. Et vous ne serez pas au début de vos
peines, croyez-moi !
– J’aurais dû demander qu’on serve du miel, Natasha
mou. Cela aurait peut-être adouci ton humeur et ta
langue.
Ayant déclaré plaisamment cela, Alex Mandrakis se
resservit une tasse de café. Puis il reprit :
– Où comptes-tu te rendre après ta sortie théâtrale ? A
la villa Déméter, pour retrouver le bonheur familial ?
– Certainement pas. J’irai en Angleterre. Je
retrouverai la vie que vous avez vainement voulu
détruire.
– Et ton amant imaginaire ?
– Je dirige une entreprise, kyrie. Insignifiante, à votre
échelle, mais utile et prospère. J’en suis fière, figurez-
vous. Ses employés comptent sur moi, et je ne les
laisserai pas tomber à cause de votre inepte
vengeance.
– Oh ! j’oubliais, lâcha-t–il d’un air songeur, Helping
Out…
– Comment savez-vous ça ?
– J’ai commandé une enquête, pardi ! Mais ton
absence ne serait pas un problème. Je peux fournir un
remplaçant jusqu’à ton retour.
– Ah, vous croyez que ça va se passer comme ça ?
s’indigna-t–elle.
– Pourquoi pas ?
– Je ne permettrai pas qu’un étranger prenne les
rênes afin que je puisse vous… complaire, assena
fièrement Natasha. Je ne vous pardonnerai jamais la
soirée d’hier, kyrios Mandrakis. Mais, avec le temps, je
l’oublierai. S’il y a des… conséquences, je les
assumerai. Je traiterai votre incursion dans ma vie
comme une contrariété indésirable, rien de plus. Je ne
suis pas à vendre. Je m’appartiens, et rien de ce que
vous pourrez faire ou dire n’y changera rien.
– Tu sembles très résolue, agapi mou. Parle-moi donc
de ta maison londonienne… Est-elle grande, avec
beaucoup de pièces ?
– Non. D’ailleurs, cela ne vous regarde pas !
– Tu devras trouver une vaste demeure pour accueillir
tes frères et leur famille. Quand ils n’auront plus d’endroit
où aller, l’Angleterre les attirera sans doute.
Natasha se figea, soudain sur le qui-vive.
– De quoi parlez-vous ?
– De la villa Déméter, bien sûr. Du palais des
Papadimos, qu’ils ont inconsidérément mis en gage
dans leur demande de prêt. Il m’appartient, aujourd’hui.
Jusqu’au dernier clou. Avec tous les souvenirs qu’il
contient, fit-il en la regardant rougir. Tes frères sont mes
locataires. Mais qui peut dire combien de temps je
reconduirai cette situation ?
Ayant marqué un arrêt, Alex Mandrakis souligna :
– Même si tu considères, à juste titre, qu’ils sont seuls
responsables de leur ruine, et si tu refuses de t’en
soucier, tu aimes ta mère adoptive, je le sais. Tiens-tu à
ce qu’une femme de son âge, de santé fragile, soit
chassée de la maison où elle a mis ses enfants au
monde ? Crois-tu qu’elle supporterait un tel choc ?
– Seigneur ! souffla Natasha. Vous ne pouvez pas
faire ça !
– Je parle très sérieusement. Ainsi que tu l’as appris à
tes dépens, Natasha mou. Cependant, je pourrais
consentir à épargner Mme Papadimos… à certaines
conditions. Mais cela dépend de toi, ma déesse du clair
de lune. Tu peux rentrer en Angleterre après avoir exercé
tes représailles – si toutefois tu y parviens. Ou bien, tu
peux rester avec moi jusqu’à ce que mon désir soit
satisfait. Ce qui ne saurait tarder, affirma-t–il avec
désinvolture tandis qu’elle serrait les poings.
Il acheva :
– Tu n’es pas obligée de donner ta réponse tout de
suite. Il te suffira de me la faire connaître au moment de
la signature. Devant témoins. Ensuite, je prendrai ma
décision.
Alex Mandrakis se leva et s’éloigna, la laissant figée,
le regard perdu dans le vide.

***
– Enfin, tu te décides à te joindre à nous, sœurette !
déclara Stavros lorsque Natasha entra dans le
somptueux siège de Bucephalus Holdings. On
commençait à se poser des questions…
– Comme c’est étrange, lui rétorqua-t–elle sans
sourire. J’ai fait exactement la même chose, ces
dernières heures.
Elle regarda autour d’elle, et s’enquit :
– Où sont les autres ?
– Dans une salle d’attente privée. Je vais t’y emmener,
soupira Stavros. Ma pauvre Christina n’arrête pas de
pleurer. Elle ne se remettra jamais de cette honte.
– Ah ? Il me semble pourtant qu’elle s’en tire à bon
compte. Mais je suis peut-être de parti pris, ironisa
Natasha.
– Comment peux-tu dire une chose pareille ? s’indigna
Stavros en s’arrêtant devant une porte close. Alors que
ce Mandrakis nous a dépossédés ! Il nous menace
même de prendre notre maison ! Seigneur ! Pauvre
maman… Comment Andonis et moi allons-nous pouvoir
la regarder en face ?
Amère, Natasha répliqua :
– Demande-toi plutôt comment vous avez pu imaginer
que vous duperiez Alex Mandrakis !
– Notre plan était bon, soutint Stavros. La proposition
de mariage l’a intéressé, et nous a fait gagner du
temps.
– C’est pour ça que vous avez écrit l’autre lettre ?
lança-t–elle. Pour l’intéresser ? Pour mieux le rouler ?
Stavros resta interdit. En d’autres circonstances,
Natasha aurait peut-être ri de son air coupable et
étonné. Mais là, il lui donnait plutôt la nausée.
– Quelle autre lettre ? lâcha-t–il enfin. Je ne
comprends pas.
– Oh ! tu comprends très bien, au contraire ! Alors,
arrête ton boniment ! Je sais que vous m’avez soutiré
une signature à mon insu !
– Mais comment l’as-tu appris ? Je veux le savoir !
– Tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit !
Au demeurant, quelle importance ? Au point où en sont
les choses…
Se détournant, Natasha ouvrit la porte et entra.
La première personne qu’elle vit fut Andonis, soumis
au déluge de paroles hystériques que déversaient sur lui
sa femme, sa belle-sœur et Irini. Elle porta son regard
vers thia Théodosia. Mme Papadimos, sur une chaise,
regardait par la fenêtre, apparemment sourde au
vacarme environnant.
– Tu as amené ta mère ici ? lança-t–elle avec
indignation à Stavros.
– Elle l’a voulu, dit-il avec un haussement d’épaules.
Je te jure que nous avons tenté de la protéger, Natasha.
Mais Hara lui a montré les journaux, et lui a rapporté les
potins. Nous avons dû lui apprendre la vérité. Elle sait
tout. Sauf que Mandrakis peut prendre sa maison si ça
lui chante. Nous le lui avons caché dans l’espoir qu’il
n’ira pas jusque-là.
– Mandrakis est du genre à ne reculer devant rien,
murmura Natasha, posant ses sacs.
Elle croisa soudain le regard venimeux d’Irini. Même
en de telles circonstances, elle continuait à nourrir sa
haine ! Alors qu’ils auraient dû être unis…
Natasha se maîtrisa, et s’approcha de sa mère
adoptive.
– Je suis désolée, dit-elle en s’agenouillant pour lui
prendre la main. Heureusement que thios Basilis
n’assiste pas à ça.
– Cette moisson a été ensemencée voici bien
longtemps, pedhi mou, répondit avec lassitude
Mme Papadimos. Et j’ai toujours su que le goût en serait
amer. Basilis aurait pu mettre fin à cette guerre, mais il
l’a entretenue jusqu’à son dernier souffle. Tu ne voyais
que ses bons côtés. Mais il pouvait être froid, dur et
implacable. Et voilà le résultat.
Natasha la dévisagea, plutôt secouée. C’était la
première fois que sa mère adoptive critiquait Basilis !
Elle se rappela que Théodosia n’avait jamais fait
ouvertement référence à la vendetta familiale – sujet
sans doute trop douloureux pour elle.
Elle-même avait toujours cru que ce n’était qu’une
rivalité de machos qui avait pris des proportions
ridicules. Elle n’avait jamais envisagé que ça pourrait
devenir grave, qu’elle pourrait être prise dans cette
guerre et en souffrir.
Après le départ d’Alex Mandrakis, ce matin-là, elle
était restée figée sur la terrasse, remuant sans cesse les
mêmes pensées, et incapable de trouver une issue. Elle
savait qu’il ferait ce qu’il avait dit si elle ne se montrait
pas coopérative.
Sa préoccupation avait surtout concerné la frêle
femme assise près d’elle, qui lui avait toujours manifesté
de la tendresse depuis son arrivée à Athènes – fillette en
deuil, effrayée et silencieuse.
Avec le recul, Natasha comprenait que sa mère
adoptive avait toujours été un peu triste – ce qui
suggérait que sa vie avec Basilis n’avait pas été facile.
Parce qu’ils l’aimaient, se rendit-elle compte, elle avait
tenu pour acquis qu’ils s’aimaient aussi. La situation
était peut-être plus complexe…
Elle n’avait pas le choix, pensa-t–elle encore. Alex
Mandrakis savait ce qu’il faisait… Jamais elle ne
permettrait que tante Théodosia ait à subir, en plus de
tout le reste, l’humiliation d’être chassée de sa maison.
– Tout n’est pas perdu, lui dit-elle. Je te le promets.
Elle vit approcher Irini, et se hâta de se lever. Elle
n’avait pas le cœur d’affronter son hostilité. Elle avait
besoin de rester maîtresse d’elle-même. Surtout si elle
voulait qu’Alex Mandrakis regrette l’ignoble marché qu’il
lui imposait.
D’elle, il ne triompherait pas, se promit-elle, résolue à
rester de glace avec lui. Elle se retira dans un angle de
la pièce, où elle fit mine de s’intéresser aux magazines
disposés sur une table basse.
Mais lorsque, un instant plus tard, une main la toucha,
elle ne put s’empêcher de pousser un léger cri.
Un étranger se tenait devant elle – un homme mince
aux cheveux gris, portant lunettes.
– Kyria Kirby ? fit-il en s’inclinant à demi. Veuillez
m’excuser, je ne voulais pas vous faire peur. Mon client,
kyrios Mandrakis, désire connaître votre décision. Je la
lui transmettrai.
– En ce cas, dit-elle d’une voix rauque, vous pouvez lui
répondre… oui. J’accepte

***
Quelques instants plus tard, ils furent convoqués pour
la réunion finale. Natasha longea lugubrement le couloir
qu’on leur fit emprunter. Seules Mme Papadimos et ses
belles-filles, qui ne faisaient pas partie du conseil
d’administration, demeurèrent en arrière.
Natasha s’assit au bout de la table en prenant soin de
laisser Andonis et Stavros entre elle et Irini. Elle
percevait avec acuité l’hostilité de sa sœur adoptive.
Mais qu’avait-elle, à la fin ? se demanda-t–elle. Elle ne
pouvait quand même pas la juger responsable de ce qui
s’était produit !
Les avocats de la partie adverse bavardaient tandis
que des secrétaires servaient de l’eau fraîche et du café.
Pourtant, la tension demeurait palpable. Car, pensa
amèrement Natasha en considérant le siège vide à
l’extrémité de la table, le matador n’était pas encore là,
prêt à établir sa domination sur son nouvel empire.
Et sur elle-même…
Mal à l’aise, elle regretta de n’avoir pu avertir ses
frères du marché qu’elle avait été forcée de conclure. Ils
seraient pris au dépourvu. Mais si elle les avait informés,
ils auraient fait un esclandre, au risque de compromettre
la seule concession que leur consentait Mandrakis…
Et puis, peut-être espérait-elle encore qu’Alex
Mandrakis se contenterait de sa reddition verbale, au
lieu d’en tenir pour la capitulation sexuelle froide et
hostile qu’elle lui réservait, et qui ne pouvait le satisfaire.
Si c’était le cas, les récents événements resteraient
dans le non-dit. Elle les laisserait derrière elle comme
s’ils n’avaient jamais eu lieu. Sauf si…
Non, elle ne voulait pas envisager que sa
« rencontre » sans âme avec cet homme avait peut-être
engendré une vie ! Pas ça, se dit-elle. Elle pouvait tout
supporter, mais pas ça !
Bien qu’elle ne regardât pas vers l’entrée, elle sut
qu’Alex Mandrakis venait d’arriver : un léger frisson la
parcourut avant même que les avocats ne se lèvent pour
le saluer.
Une coulée de sueur l’inonda. A côté d’elle, Andonis
serra les poings.
Alex Mandrakis présenta ses salutations
courtoisement, sans plastronner. Elle glissa un coup
d’œil dans sa direction. L’air distant, il fixait le dossier
posé devant lui – dont chacun d’eux avait reçu un
exemplaire.
L’homme aux lunettes se présenta sous le nom d’Ari
Stanopoulos, et exposa le rachat dans ses grandes
lignes. Stavros et Andonis feuilletaient leurs dossiers
respectifs, crispés et abattus par la confirmation tangible
de leur défaite.
En atteignant les ultimes pages du document, Andonis
marmonna :
– Il n’est nulle part question de la maison. Ce monstre
a peut-être un peu d’humanité, après tout.
Il n’avait pas parlé assez bas, sans doute, car toutes
les têtes se tournèrent vers lui. Alexandros Mandrakis lui-
même toisa le clan Papadimos.
– A moins que je n’aie choisi de l’échanger contre une
chose que je préfère, kyrios Papadimos, laissa-t–il
tomber.
Et, pendant une fraction de seconde, ses yeux se
posèrent sur Natasha.
Elle eut une conscience aiguë de la caresse de son
regard, et il lui sembla que son corps prenait feu. Il n’y
aurait ni grâce ni adoucissement pour elle, de toute
évidence !
Après une légère pause, Ari Stanopoulos continua son
énumération tandis que Stavros et Andonis
échangeaient des regards surpris.
Natasha n’écoutait déjà plus. Elle était concentrée sur
l’issue de la séance. Sur ce qui l’attendait.
Elle ferait ce qu’il faudrait quand il le lui demanderait,
et rien de plus, se dit-elle avec fermeté. Elle ne
protesterait pas, et elle n’implorerait pas. Elle ne lui
accorderait ni un regard ni un sourire. Et surtout, elle ne
pleurerait jamais.
Elle prit conscience qu’Ari Stanopoulos se rasseyait,
laissant aux avocats des Papadimos le soin d’énoncer
leurs objections. Mais ils étaient battus, et ils le savaient.
« C’est terminé », pensa-t–elle en prenant le stylo qu’on
lui tendait pour apposer sa signature à l’endroit indiqué.
Elle vit les larges sourires des membres de l’équipe
de Mandrakis. Ils se congratulèrent et applaudirent sans
vergogne le jeune dirigeant silencieux à l’extrémité de la
table.
– Partons, grommela Stavros en se mettant debout.
Avant que j’étouffe.
Alex Mandrakis repoussa sa chaise et se leva à son
tour. Aussitôt, le brouhaha s’arrêta et le silence se fit.
– Natasha mou, énonça-t–il doucement en tendant la
main.
C’était donc ainsi que cela se passait ! pensa-t–elle,
révulsée. Publiquement, comme il le lui avait affirmé.
– Vous osez vous adresser familièrement à notre
sœur ? s’indigna Andonis, belliqueux.
Natasha posa une main sur son bras. Ses jambes
chancelaient, mais elle parvint à conserver une voix
claire et calme.
– Tu ne comprends pas, Andonis. Kyrios Mandrakis
m’a invitée à être sa compagne pendant quelque temps,
et je… j’ai accepté.
Tête haute, elle traversa la salle pour rejoindre leur
vainqueur. Il l’attendait, un léger sourire aux lèvres.
6.
Lorsqu’elle parvint près de lui, Alex prit sa main et la
porta à ses lèvres. Mais son baiser se posa sur la
naissance de son poignet, et elle frémit, s’empourprant
malgré elle.
Il avait perçu son trouble, c’était clair, pensa-t–elle en
le maudissant de toute son âme.
– Traînée ! Putain ! hurla une voix.
Irini venait de rompre le silence médusé de
l’assemblée. Elle avait bondi sur ses pieds, les traits
déformés, pointant un doigt accusateur sur Natasha.
– Je vous avais bien dit, mes frères, que nous ne
devions pas faire confiance à cette sorcière anglaise !
Voyez comme elle trahit la mémoire de notre père !
Voyez sa concupiscence pour son ennemi !
Natasha fit un écart convulsif, et sentit l’emprise d’Alex
se resserrer, presque comme s’il lui donnait un
avertissement.
– Maîtrisez-la, ordonna-t–il à Stavros et à Andonis.
Expliquez-lui que ses insultes sont totalement injustes.
Que cette jeune femme à mon côté, qui a été une sœur
pour vous, est seule à souffrir d’une trahison. Qu’elle est
pure, et que c’est uniquement grâce à elle que vous
conservez votre demeure !
Son regard accusateur se porta sur Irini, maintenant
placée entre les deux Papadimos, déconfits. Il ajouta
d’un ton glacial :
– Exercez-vous à la gratitude, thespinis, au lieu
d’adresser à kyria Natasha des insultes aussi ignobles
qu’imméritées.
Il continua :
– Tout est terminé. Vous êtes libres de vous en aller.
Enlaçant soudain Natasha, il ajouta :
– Sauf toi, joie de ma vie. Nous avons un voyage à
faire ensemble.
Natasha resta figée, les yeux fixés au sol pendant que
la salle se vidait. Elle avait une conscience aiguë de son
contact viril, et elle s’en voulait mortellement d’être
troublée.
Lorsqu’ils furent enfin seuls, elle lança amèrement :
– Pourquoi vous êtes-vous donné la peine de me
défendre contre Irini ? N’était-ce pas ce que vous vouliez
qu’elle pense, ainsi que tous les autres ?
– A l’origine, oui. Maintenant, tous savent, comme je le
sais moi-même, que tu étais vierge quand je t’ai prise.
Et leur honneur n’en sera que plus bafoué, matia mou,
crois-moi.
Elle fut traversée d’une sorte de souffrance – mais
après tout, elle aurait dû s’y attendre. Sa vengeance était
tout ce qui comptait pour lui !
Levant la main, il lui ôta sa barrette, libérant ses
cheveux blonds.
– J’aime les voir lâchés, je te l’ai dit, murmura-t–il.
Elle s’attendait qu’il la prenne dans ses bras et
l’embrasse pour établir sa domination. Elle constata
avec surprise qu’il s’écartait pour s’appuyer contre la
table.
– Puis-je savoir quel est ce voyage que vous
projetez ? demanda-t–elle. Vous avez dû remarquer que
je n’ai qu’un maigre bagage.
– Pas de problème, lâcha-t–il avec une ébauche de
sourire. Tu as déjà une nouvelle garde-robe.
– Vous m’avez acheté des vêtements ? Vous ne
connaissez même pas ma taille.
– J’aurais pu la deviner, rétorqua-t–il, promenant son
regard sur elle. Quoi qu’il en soit, une servante renvoyée
pour maladresse par kyria Irini m’a fourni les
informations dont j’avais besoin.
– Y a-t–il une seule personne qui n’était pas à votre
solde à la villa Déméter ?
– Le cuisinier et le jardinier. Je veux découvrir par moi-
même quels mets et quelles fleurs ont ta préférence.
– Mais vous vous moquez de connaître mes goûts
vestimentaires !
– Si le tailleur que tu portes en est un exemple, matia
mou, son seul charme est de me rappeler que tu es bien
plus jolie sans ça !
Rebelle, elle le défia.
– Et si je refuse de mettre ce que vous avez acheté ?
– Tu peux rester nue si ça te chante. Pour moi, cela
n’a rien d’une épreuve !
Elle ravala la réplique cinglante qu’elle brûlait de lui
lancer à la figure. A quoi bon entamer des duels qu’elle
ne pouvait remporter ? pensa-t–elle avec amertume. Et
ne s’était-elle pas juré d’agir comme s’il ne l’affectait en
rien ?
– Très bien, fit-elle. Je porterai ce que vous fournirez,
puisqu’il le faut.
– Quelle gracieuse acceptation, ironisa-t–il. Pour te
remercier de ta coopération si spontanée, je vais te faire
un cadeau.
Un bijou, paria-t–elle avec mépris. Il voulait qu’elle soit
parée comme une châsse pour étaler sa munificence.
Ce ne fut pourtant pas un écrin mais une enveloppe
qu’il tira de sa poche. Elle la prit, et la glissa dans la
sienne.
– Tu n’es pas curieuse de savoir ce qu’elle contient ?
– Sauf s’il s’agit d’un billet d’avion pour Londres. Je
doute que ce soit ça.
– Tss, tss, tss, fit-il. Ton désir de te débarrasser de
moi est presque blessant, Natasha mou.
– Je suis sûre que vous cicatrisez très bien, kyrios
Mandrakis. D’ailleurs, ce ne sont pas les consolations
qui vous manquent.
– Certes. Mais pour le moment, j’entends tirer
satisfaction de toi seule, agapi mou. Et dans les jours
qui viennent, c’est un voyage dans le plaisir que tu feras.
Tu ne le trouveras pas si difficile que tu crois.
Ayant marqué un silence pour qu’elle se pénètre du
sens de ses paroles, il reprit :
– En attendant, tu seras délivrée de moi pendant
quelques heures. Je dois m’attarder au bureau. Je te
rejoindrai pour le dîner. Tu suivras Iorgos après qu’Ari
Stanopoulos se sera entretenu avec toi.
– Votre avocat corrompu ? dit-elle d’une voix mal
assurée – car les mots « voyage dans le plaisir »
faisaient encore écho dans sa tête.
– Il y a des dispositions à prendre pour pallier ton
absence à Londres. Le charme de ma compagnie te
l’aurait-il fait oublier ?
Il continua en souriant :
– Tu dois payer ton loyer, n’est-ce pas ? Et aider ton
associée. Ari s’occupera de tout en ton nom. Tu n’as pas
de souci à te faire.
– Certainement, lâcha-t–elle amèrement. La vie est un
long fleuve tranquille. J’imagine que kyrios Stanopoulos
me fournira aussi, en temps et heure, un mensonge
décent pour expliquer à Londres la raison de ma
présence ici. Ou bien dois-je prétendre que j’ai été
enlevée par des extraterrestres ? Ce ne serait d’ailleurs
pas très loin de la vérité.
Doucement, il répondit :
– Je serai heureux de te prouver que je suis humain –
et viril. Si je n’étais pas attendu ailleurs, je te le
montrerais séance tenante.
Comme il s’écartait de la table, elle eut un mouvement
de recul qui le fit sourire.
– Ton courage te déserte, agapi mou ? Eh bien, c’est
tant mieux. Et n’essaie pas de me jouer de mauvais
tours. Contrairement aux domestiques de la villa
Déméter, mes employés sont loyaux. Aucun ne t’aidera à
t’enfuir. D’ailleurs, tu connais les conséquences d’une
telle tentative sur ta famille.
– Oh ! vous avez été plus que clair là-dessus ! Sont-ils
déjà partis ? J’aimerais leur dire au revoir.
Alex, qui s’éloignait, se retourna vivement.
– Après ce qu’ils t’ont fait et dit ? Tu es bien
magnanime.
– Non. Je désire seulement parler à thia Théodosia.
Enfin, si elle est toujours disposée à m’adresser la
parole.
Avec une soudaine dureté, il déclara :
– Tu ne devrais pas te rabaisser, agapi mou. Crois
bien que tu n’as aucune raison de le faire.
Ayant gagné le seuil, il marqua un arrêt, jetant un coup
d’œil en arrière, vers sa silhouette tendue aux poings
crispés.
– Pas plus que tu n’as de raison d’avoir peur de moi.
Tu n’en auras plus.
Là-dessus, il s’éclipsa.

***
Natasha n’eut pas à quêter une entrevue avec
Mme Papadimos. Apparemment, thia Théodosia avait
elle-même requis de s’entretenir avec elle.
– Elle vous attend dans mon bureau, kyria Kirby, lui dit
M. Stanopoulos. Vous n’y serez pas dérangées.
Thia Théodosia semblait minuscule sur l’immense
sofa en cuir, et ne souriait pas. Elle posa un regard
douloureux sur Natasha, lorsque cette dernière vint
s’asseoir près d’elle.
– Est-ce vrai, ma toute petite ? demanda-t–elle. T’es-
tu donnée à Alexandros Mandrakis ? As-tu consenti à
devenir sa maîtresse pour que nous conservions la villa
Déméter ?
Il y eut un silence, puis Natasha hocha la tête.
– Je… je ne voulais pas que tu te retrouves à la rue.
Mais je suis consciente de ce que tu dois penser… je…
je suis désolée.
– Désolée ? Mais pourquoi, alors que tu n’as rien à te
reprocher ? Ah, pedhi mou, cette tragédie est ma faute !
J’en suis seule responsable. J’aurais dû intervenir voilà
longtemps, mais je n’en ai pas eu le courage.
Maintenant, hélas ! tout est perdu. Et, comme d’autres
innocents, tu en pâtis.
Thia Théodosia fit une pause avant de reprendre :
– Tu n’aurais pas dû accomplir un tel sacrifice. Malgré
tout, il n’est pas trop tard. Tu peux partir avec moi
maintenant. Que Mandrakis aie la maison, s’il y tient ! Et
que mes fils si intelligents se concoctent un nouvel
avenir, s’ils en sont capables !
Natasha inclina la tête. Elle énonça à voix basse :
– J’ai donné ma parole à Mandrakis, et je ne la
reprendrai pas. Je… je ne peux pas. Irini m’a accusée
de trahir la mémoire de mon père, et c’est ce que je
ferais si je permettais que sa maison, où il a vécu avec
toi, tombe aussi aux mains de ses ennemis. Je suis trop
redevable à thios Basilis pour permettre une telle chose.
– Seigneur ! s’exclama à mi-voix Mme Papadimos,
fermant les yeux un instant.
Quand elle reprit la parole, ce fut avec tristesse :
– Tu aurais dû être mariée voilà trois ans, Natasha. Tu
serais sans doute maintenant une épouse et une mère
heureuse. Je le savais alors, et je l’ai dit. Mais on ne m’a
pas écoutée. Honte à moi de n’avoir pas eu le cran
d’insister !
Natasha la dévisagea avec stupéfaction.
– C’est moi qui ai voulu rester célibataire, tu le sais.
Thios Basilis a tonné avec sa vigueur habituelle, dit-elle
en essayant de sourire. Mais j’avais mes propres
projets. Et en dépit de tout, je pense avoir eu raison.
– S’il y avait eu un homme que tu avais aimé, et qui
t’avait offert la protection de son nom… n’aurait-ce pas
été différent ? Où est-elle, à présent, cette vie que tu
voulais ?
– Elle… elle m’attend toujours à Londres, prétendit
Natasha avec un entrain factice. Cet arrangement est
temporaire. Au vainqueur le butin, comme on dit. Mais
Mandrakis visera bientôt d’autres conquêtes, et je serai
libre.
– Vraiment, mon enfant ? Es-tu certaine que tu
voudras ta liberté, le moment venu ? Quand tu le
connaîtras mieux qu’à présent ?
Natasha eut un haut-le-corps.
– Je n’arrive pas à croire que tu dises une chose
pareille ! Surtout toi ! Crois-tu vraiment que je pourrai lui
pardonner la manière dont il m’a traitée ? Que je
passerai volontiers avec lui une heure de plus que
nécessaire ?
Thia Théodosia secoua la tête.
– Je n’excuse pas ses actes, quelles que soient les
provocations qui lui ont été faites. Ne pense surtout pas
ça, ma chère enfant. Non… je suggère simplement que
tu ne devrais peut-être pas le juger avec trop de dureté. Il
n’est pour rien dans cette querelle entre nos deux
familles. Il était enfant lorsque cela a commencé, et qu’il
a été forcé de prendre parti. Et il se peut qu’un jour tu le
trouves… meilleur que tu ne crois.
Natasha serra les mâchoires.
– Ça m’étonnerait. J’ai déjà fait l’expérience de la
« bonté » selon Alex Mandrakis.
Maintenant, elle avait autre chose à redouter, pensa-t–
elle en se remémorant le trouble involontaire de ses sens
au moment où il l’avait possédée, et la frustration qu’elle
avait ensuite ressentie. Et ça promettait d’être pire.
Thia Théodosia parut bouleversée.
– Que veux-tu dire ? A-t–il été… brutal ? Alors qu’il a
bien dû se rendre compte que tu n’avais jamais connu
d’homme ?
– En fait, murmura Natasha, il l’ignorait. Il avait même
des raisons de croire que j’étais… consentante. Malgré
tout, il n’a pas été… brutal.
Seigneur ! Pourquoi avait-elle dit ça ? se demanda-t–
elle. On aurait dit qu’elle lui cherchait des excuses alors
qu’il n’en avait aucune ! Et si elle lui demandait pour
quelles raisons il la supposait consentante ? Que lui
dirait-elle ? Qu’il s’imaginait que la vie londonienne avait
fait d’elle une dévergondée ?
Elle n’aurait jamais osé révéler à thia Théodosia le
contenu de l’infâme lettre ! Elle se hâta d’ajouter en se
forçant à sourire :
– Il se lassera vite. Je m’en tirerai. Un jour, je
rencontrerai un homme que j’aimerai, et je serai
heureuse, comme tu l’as toujours désiré.
Il y eut de nouveau un long silence. Puis thia
Théodosia dit doucement :
– Alors, pedhi mou, prions pour que cela se réalise
une fois que ce triste présent sera révolu.
Se penchant, elle embrassa sa fille adoptive.

***
Quelle étrange conversation venaient-elles d’avoir !,
pensa Natasha un moment plus tard, alors qu’elle
répondait avec répugnance aux questions de
M. Stanopoulos au sujet de son existence londonienne.
L’avocat semblait considérer que cette nouvelle
toquade de son client était faite pour durer plusieurs
mois, et non quelques jours, ainsi que l’espérait
Natasha. Et elle avait presque l’impression que thia
Théodosia avait supposé la même chose !
Non, c’était inepte ! se dit-elle. Les événements des
dernières vingt-quatre heures l’avaient déstabilisée, elle
se faisait des idées absurdes.
Pourtant, elle n’avait pas imaginé le curieux échange
entre M. Stanopoulos et thia Théodosia, lorsqu’ils
s’étaient croisés à leur sortie du bureau. Sa pratique du
grec était un peu rouillée, mais elle avait parfaitement
compris les propos de sa mère adoptive.
« – Ainsi, nous en sommes là. Qui l’aurait cru ? »
Elle avait très bien saisi aussi la réponse grave de
l’avoué.
« – Oui, kyria, à mon grand regret. Mais peut-être cela
s’arrêtera-t–il là. »
– Kyrios Stanopoulos, demanda soudain Natasha,
j’aimerais que vous me donniez une information.
Il fut aussitôt sur ses gardes, constata-t–elle.
– Cette vendetta entre vos clients et ma famille…
comment a-t–elle commencé ? J’ai toujours cru que
c’était une rivalité d’affaires qui remontait à plusieurs
générations, et avait fini par tourner mal. Mais je crois
comprendre que l’origine en est plus récente.
Après un silence, l’avocat répondit :
– Qui peut savoir comment de telles situations se
déclenchent ? Je ne puis vous éclairer,
malheureusement.
– Et si je posais la question à M. Mandrakis, y
répondrait-il ?
– Cela ne regarde que lui et ne dépend que de lui,
thespinis. Bon…, je crois que nous en avons terminé
avec les formalités.
– Ma vie ne m’appartient plus, dit-elle en se levant.
– Vos transactions privées et professionnelles seront
correctement conduites en votre absence, rectifia-t–il.
Il ajouta avec une note d’embarras :
– J’aurais préféré que les choses se passent
autrement, croyez-le bien, kyria Kirby.
– Sur ce point, du moins, nous sommes d’accord.
– Non, fit-il alors qu’elle franchissait le seuil. Nos
raisons diffèrent du tout au tout. Au revoir, thespinis. Je
vous souhaite bonne chance.

***
Alors qu’elle roulait en direction de la maison des
Mandrakis – sous la garde de Iorgos, assis à l’avant à
côté du chauffeur –, Natasha s’agita sur son siège. Un
froissement de papier lui rappela l’enveloppe qu’Alex lui
avait remise.
Elle la sortit de sa poche, et la retourna un instant entre
ses mains, convaincue qu’il s’agissait d’un chèque pour
rétribution des « services » qu’elle devrait rendre la nuit
venue…
Quand elle l’eut ouverte, cependant, elle n’y trouva pas
de chèque. Elle contenait une simple feuille de papier.
L’ayant dépliée, elle sut dès les premiers mots de quoi il
s’agissait. C’était l’ignoble lettre ! Un instant, elle resta
figée, la gorge sèche et nouée. Puis elle la déchira en
mille morceaux, et les mit dans l’enveloppe, qu’elle fourra
dans son sac, pour s’en débarrasser à la première
occasion.
Voilà, elle était détruite ! se dit-elle. Mais elle savait
que cette ignominie, et ses conséquences, la hanterait
longtemps.
Plongée dans ses méditations, elle ne se rendit pas
compte que la voiture n’empruntait pas le chemin
résidentiel de la villa Mandrakis, et qu’ils quittaient la
ville. Une pancarte routière, jaillissant dans son champ
de vision, la ramena au réel.
Elle tressaillit, et tapa contre la vitre de séparation.
Iorgos se retourna.
– Vous vous trompez, dit-elle d’une voix pressante.
Cette route mène au Pirée.
– Takis sait ce qu’il fait, thespinis. Nous avons ordre
de vous conduire à Pala Marina, et c’est ce que nous
ferons.
Le Pirée ! pensa fiévreusement Natasha. Ils se
rendaient donc au port d’Athènes ! La Pala Marina était
l’endroit où les yachts les plus imposants et les plus
luxueux avaient leur mouillage. Et le Séléné des
Mandrakis s’y trouvait sûrement… Le harem flottant,
pensa-t–elle, le cœur serré. C’était là qu’on l’emmenait
pour l’humiliation finale…
Elle n’avait vu que des photos du superbe yacht, mais
elle reconnut d’emblée sa silhouette solitaire, à quelques
encablures du port. Une vedette attendait à quai, prête à
la transporter à bord, ainsi que les bagages en cuir fauve
que Iorgos venait, comme par magie, de sortir du coffre
de la voiture.
Comme elle franchissait les dernières marches de la
passerelle donnant accès au pont principal, un homme
trapu, blond, en chemise et short blancs impeccables, se
porta à sa rencontre.
– Miss Kirby ? Bienvenue sur le Séléné. Je suis le
skipper de M. Mandrakis.
Il lui désigna un petit homme brun avec des yeux
marron et tristes et une épaisse moustache noire.
– Et voici Kostas. Il va vous conduire dans la cabine
principale, où sa nièce, Josefina, s’occupera de vous.
Nous prendrons la mer dès qu’Alex nous aura rejoints.
Pendant un bref instant, la panique la submergea.
Mais elle se domina, et suivit Kostas sur le pont
supérieur. Il poussa une porte. Puis il s’effaça pour la
laisser entrer dans la cabine – presque aussi vaste que
le salon de réception de la villa Déméter.
C’était une vaste pièce ornée d’une profusion de
fleurs, avec une alcôve, des canapés d’un bleu profond
et des rideaux assortis, donnant sur une chambre
entrouverte où le même bleu intense parait le lit et les
fenêtres.
La chambre où, sans doute, elle passerait cette nuit
avec Alex ! La chambre où tant d’autres femmes
l’avaient précédée !
L’arrivée des bagages apporta une diversion
bienvenue. Ils étaient suivis de près par Josefina, une
jolie brune rondelette au sourire timide et amical.
Natasha la suivit dans la chambre, et partagea
poliment son admiration pour la splendeur des lieux. Le
dressing de bois clair suscita particulièrement
l’enthousiasme de la jeune camériste. Natasha, elle,
remarqua qu’il était en grande partie occupé par les
vêtements d’Alex. Il assenait ainsi, comprit-elle, sa ferme
intention de la contraindre à des relations intimes, lui
refusant toute vie privée.
Il aurait pu lui accorder des appartements ! pensa-t–
elle sans joie. Elle s’y serait retirée lorsque la situation lui
aurait paru trop pesante, intolérable…
Elle évita de regarder le vaste lit qu’il avait partagé
avec ses devancières. Plusieurs à la fois, parfois, à en
croire les ragots journalistiques les plus salaces.
Soudain, elle fut frappée par l’horreur qu’elle éprouvait
à l’idée d’être la énième d’une longue liste… Pourquoi,
après ce qui s’était produit, attachait-elle tant
d’importance à cela ?
Après tout, Neil était sorti avec d’autres femmes, et il
avait fait l’amour avec elles. Or, elle ne s’était jamais
attardée sur ce passé, et cela ne l’avait ni tracassée ni
blessée quand elle envisageait de faire vie commune
avec lui.
Elle n’envisagerait jamais rien de tel avec Alex
Mandrakis ! Alors, en quoi ce qu’il avait pu faire lui
importait-il ?
Cela lui signifiait qu’elle ne comptait pour rien,
analysa-t–elle, sur la défensive. Et qui avait envie d’être
confrontée au rejet, toutes circonstances mises à part ?
Comme Josefina la menait dans la salle de bains, elle
la suivit en soupirant. La grande pièce à carreaux blancs
et rehauts dorés, avec son double lavabo, sa baignoire,
sa cabine de douche et sa robinetterie en or était
splendide. Natasha ne s’étonna pas que Josefina
s’extasiât de plus belle. Pour sa part, elle détourna la
tête à la vue de la cabine, qui faisait resurgir à son
esprit, de façon brûlante, la douche qu’elle avait prise
avec Alex, et le souvenir de son trouble indésirable au
contact de ses mains.
Elle déclara à Josefina, pour la contenter, que tout
était parfait. Puis elle retourna dans le salon, et se
pelotonna sur un canapé. Peut-être ferait-elle bien de
profiter de cet instant de répit pour se reposer.
Et elle ne penserait pas à Alex Mandrakis ! Elle ne se
rappellerait pas son sourire, ni la lueur dansante qu’il
éveillait dans son regard. Elle ne se remémorerait pas le
trouble de ses sens lorsque ses lèvres viriles avaient
effleuré sa chair…
Oh ! pourquoi n’était-il pas dépourvu de séduction ?
Et pourquoi n’avait-il pu se satisfaire de sa victoire
commerciale ? On aurait presque dit qu’il avait un
compte à régler avec elle. Personnellement.
Elle avait fait la fière devant thia Théodosia, pensa-t–
elle, mais sa vie ne serait plus jamais pareille. Elle ne
serait plus jamais libre.
Et ce qui lui faisait le plus peur, c’était d’être tellement
sûre de ce fait, se dit-elle encore, parcourue d’un long
frisson.
7.
Natasha se détourna du miroir en se mordant la lèvre.
La robe de soie crème, à fines bretelles, était ravissante.
Mais elle exigeait d’être portée sans soutien-gorge.
Aussi se sentait-elle affreusement gênée.
Elle n’avait pourtant pas eu l’intention de se changer
pour le dîner ! Mais Josefina n’avait pas envisagé les
choses du même œil. A dire vrai, la camériste avait reçu
des ordres. Le tailleur gris anthracite en était la cible
privilégiée.
– Kyrios Alexandros ne veut plus vous voir avec, avait-
elle dit d’un ton d’excuse. Alors, je vous choisirai autre
chose, thespinis. Il y a tant de jolies toilettes dans
l’armoire…
Natasha n’était pas fâchée de se débarrasser du
tailleur et des souvenirs odieux qu’il représentait. Elle
avait donc laissé toute liberté à Josefina, et annoncé
qu’elle prenait une douche.
Une fois seule, elle avait découvert que les tiroirs du
dressing étaient remplis d’articles de lingerie – des
parures exquises et raffinées – et non pas
outrageusement érotiques, comme elle l’aurait attendu.
Quant aux crèmes, lotions et parfums dans la salle de
bains, c’étaient ses préférés. Sans doute fallait-il porter
ce fait à l’actif de la domestique soudoyée…
Elle ne supportait pas qu’il ait appris tant de choses à
son sujet alors que pour elle, il était hier soir encore un
parfait étranger ! Elle ne l’avait vu qu’une fois.
Mais elle ne l’avait jamais oublié…
Ces mots, surgis dans sa conscience, s’y attardèrent
sans qu’elle pût les dédaigner. Alex l’avait oubliée lui,
pourtant, après leur fugitive rencontre quatre ans plus
tôt…
Cela n’avait rien de surprenant, à en juger par sa
réputation de play-boy.
La dernière fois qu’il avait fait la une des médias,
c’était à l’occasion de son trentième anniversaire. Il avait
été rejoint dans la piscine du Séléné par six jolies filles
nues, lors d’une « bacchanale pour fêter l’événement »,
selon l’expression des journaux à scandale.
C’était sans joie que Natasha avait subi, en sortant du
bain, les soins de manucure et de coiffure que lui avait
prodigués Josefina. Il était mortifiant de devenir une
sorte de clone des compagnes habituelles d’Alex
Mandrakis !
Ce n’était qu’une métamorphose superficielle,
raisonna-t–elle. Elle ne serait jamais un double de ces
filles.
D’ailleurs, même si Alex la disait belle, elle savait
qu’elle n’était que moyennement séduisante. Et cela ne
pouvait compenser son manque d’expérience sexuelle.
Elle était la dernière femme qu’un homme aurait voulue
pour maîtresse !
Quoi qu’il en fût, en tout cas, Alex n’attendait pas de sa
part la passivité entachée de ressentiment qu’elle
comptait lui opposer. Son « voyage dans le plaisir », il le
ferait tout seul ! se jura-t–elle.

***
Le soleil se couchait lorsque Alex Mandrakis arriva à
bord du Séléné. Natasha avait passé la fin de l’après-
midi dans le salon, agitée et nerveuse, à l’écoute des
ordres sonores et des bruits qui préludaient au départ du
yacht.
Kostas vint lui demander à plusieurs reprises si elle
désirait quelque chose. Il lui apporta aussi un message
du capitaine Whitaker, annonçant l’arrivée d’Alexandros
dans la marina. Il s’attendait sans doute qu’elle se
précipite pour l’accueillir.
Il pouvait toujours y croire ! pensa-t–elle en se
plongeant dans la lecture d’un magazine.
Elle entendit des pas, des voix masculines et des
rires, et se leva en hâte, lissant sa robe, le cœur soudain
battant. La porte s’ouvrit, et Alex entra.
Sa première pensée, spontanée et incontrôlable, fut
qu’il avait l’air fatigué. Il portait son veston et sa cravate
repliés sur son bras ; sa chemise était entrouverte, et il
avait besoin de se raser.
Dès qu’il la vit, son regard se fit plus acéré. Il avança
dans sa direction. Elle serra les poings. Il s’immobilisa
aussitôt, enregistrant sa réaction avec un demi-sourire
sardonique.
– Kalispera, Natasha mou. Désolé de t’avoir fait
attendre. Un rendez-vous de routine a suscité des
complications inattendues.
– Puisque vous semblez d’humeur à donner des
explications, kyrios Mandrakis, vous consentirez peut-
être à me dire ce que je fais sur ce bateau ?
– Je te trouvais pâlotte, pedhi mou, et plutôt tendue.
J’ai pensé qu’un peu d’air marin et de soleil te donnerait
des couleurs et te remonterait le moral ; qu’une croisière
dans les îles grecques serait moins stressante qu’un
séjour à Athènes.
– Et vous avez décidé ça comme ça ? D’un simple
claquement de doigts ?
– Pratiquement, oui. D’ailleurs, je passe de plus en
plus de temps sur le Séléné. C’est ma maison, en fait. Il
est donc toujours prêt à appareiller. J’espère que mon
personnel a veillé à ton confort.
– Certes. Je suis dans une prison de luxe.
– Est-ce ainsi que tu vas me considérer ? Comme ton
geôlier ?
– Ce serait encore trop flatteur pour vous, répliqua-t–
elle.
Il y eut un silence. Puis il dit doucement :
– Natasha mou, la journée a été difficile. Je n’ai plus
envie de batailler. Alors, prends garde.
Il ajouta :
– Nous partons dans quinze minutes. Quand j’aurai
pris une douche, je te ferai visiter le yacht. Ainsi, tu
verras par toi-même les possibilités de détente qu’il
offre.
– Non, merci. On m’a déjà montré la chambre et c’est
le seul endroit qui me concerne. Je ne m’attends pas à y
trouver la moindre détente ! Mais que cela ne vous
éloigne pas de vos invités. Je suis sûre qu’ils meurent
d’envie d’admirer les installations. Elles sont célèbres
dans le monde entier.
Il esquissa un sourire.
– En dehors de l’équipage et du personnel, nous
sommes seuls.
Ce n’était pas du tout ce qu’elle avait anticipé !
– Mais je… je croyais que vous invitiez toujours
beaucoup de monde, balbutia-t–elle.
– Le yacht peut accueillir quinze personnes en cabine,
dit-il en posant son veston et sa cravate sur une chaise
et en finissant de déboutonner sa chemise. Un petit
groupe, donc. Es-tu déçue ?
Elle haussa les épaules.
– Je ne vois pas ce que ça change pour moi. Le
Séléné vous appartient. Vous pouvez faire ce que vous
voulez.
– Oui. Et j’entends te consacrer toute mon attention,
agapi mou. Mais ce ne sera pas aussi simple que je
l’espérais. A cause de tes frères, les affaires de mes
nouvelles entreprises sont embrouillées à souhait. Je
serai contraint de te quitter de temps à autre.
Il continua d’un ton légèrement railleur :
– Je suppose que ça ne te posera pas de problème.
Ou bien dois-je te fournir de la compagnie afin que tu
développes tes talents d’hôtesse ?
Elle le dévisagea avec effarement.
– Oh ! non, par pitié ! C’est bien la dernière chose que
je veuille.
– Moi qui m’imaginais que c’était moi. C’est
encourageant, murmura-t–il.
Il continua en souriant :
– Je m’interroge sur notre itinéraire… As-tu une
préférence parmi les Cyclades ? Pàros, peut-être ? Ou
alors Santorin ?
Elle garda d’abord le silence. Puis elle énonça avec
réticence :
– Je n’ai jamais visité les îles. Thios Basilis n’aimait
pas quitter Athènes. Pendant les périodes de canicule, il
nous envoyait près de Nauplie. Mais… thia Théodosia
avait une maison à Alyssos. Vous connaissez ?
– Oui, je connais, répondit–il d’une voix basse.
– Je me rappelle que Stavros et Andonis parlaient de
leurs vacances là-bas, quand ils étaient petits, avant la
naissance d’Irini. Mais thios Basilis préférait le
Péloponnèse, et thia Théodosia ne s’opposait jamais à
lui.
– Une perle entre toutes les femmes, commenta Alex
avec un étrange accent de dureté.
– Oui ! fit Natasha d’un air de défi. Et si vous voulez
vous montrer déplaisant en ce qui la concerne,
réfléchissez-y à deux fois, car je l’aime profondément.
« Et elle vous juge bien plus favorablement que vous
ne le méritez… », faillit-elle ajouter.
– Inutile de me rappeler ton affection pour elle, matia
mou. C’est à cause d’elle que tu es ici. Alors, je suppose
que je lui dois de la reconnaissance… Bon, je vais me
doucher. J’ai prié Mac de se joindre à nous pour dîner.
J’espère que tu n’y vois pas d’objection ?
– Non, ça me convient très bien, se hâta-t–elle de
dire.
– Sans doute est-ce préférable à un tête-à-tête avec
moi ? devina-t–il. Eh bien, à tout à l’heure, Natasha
mou.
Sur ce, il s’éclipsa. Elle poussa un soupir involontaire.
Elle avait redouté avec terreur qu’il veuille l’entraîner
avec lui. Apparemment, il lui accordait un sursis.

***
Il la rejoignit dans le salon une demi-heure plus tard. Il
portait un pantalon kaki de coupe étroite, une chemise
noire retroussée aux manches et au col ouvert. Et il était
rasé de près.
– Nous voici en route pour Mykonos, dit-il. Ensuite,
nous verrons…
– Est-ce que… nous dînons sur le pont ?
– Vois-tu une objection à ce que nous mangions au
grand air, par ce beau temps ?
– Pas du tout.
– Mac affirme que tu n’es pas sortie de cette suite
depuis que tu es montée à bord.
– Peut-être suis-je gênée, fit-elle remarquer d’une voix
tendue. Tout le monde est sans doute au courant des
raisons de ma présence. Est-ce que vous avez une idée
de ce que ça représente pour moi de… d’être exhibée
de cette manière ?
– Si nous étions à Athènes, tu affronterais le
voyeurisme d’un plus vaste public, fit-il avec un
haussement d’épaules. Tu t’y habitueras, comme moi.
Il reprit après une courte pause :
– Je vais boire un verre d’ouzo. Veux-tu te joindre à
moi ? Ou préfères-tu autre chose ?
– Un verre d’eau. Plate.
– Le symbole de la soirée qui nous attend ? ironisa-t–
il.
– C’est possible. Quoi qu’il en soit, l’alcool a tendance
à me rendre somnolente, et je suis sûre que ce n’est pas
ce que vous désirez.
– Que de considération pour moi, agapi mou !
Pourtant, il ne serait pas désagréable de te sentir
appuyée contre moi, la tête au creux de mon épaule…
– Agréable pour vous, kyrios Mandrakis. Pas pour
moi.
– Pour le moment. Mais cela changera, du moins, je
l’espère.
Il lui servit un verre de Loutraki non pétillante, prépara
sa propre boisson, et leva son verre.
– A toi, matia mou, murmura-t–il. Tu es… si belle.
– Vous devez le penser. Sinon, je ne serais pas ici.
– N’ai-je pas le droit de te complimenter ? Est-ce
tabou, cela aussi ?
– Vous m’avez possédée. A quoi bon perdre votre
temps en flatteries dénuées de sens ?
Elle but un peu d’eau, tandis qu’il l’observait avec un
léger amusement.
– Ai-je le droit de dire que cette robe te va à ravir, et
de te demander si elle te plaît ?
– Oui, bien sûr. Elle est ravissante. Et le reste aussi,
déclara-t–elle avec raideur. Vous êtes très… généreux.
C’était le moins qu’on pouvait dire, pensa-t–elle
malgré elle.
– Mais je ne suis pas habituée à porter de telles
toilettes, ajouta-t–elle.
– Je serais surpris d’apprendre que la famille
Papadimos t’habillait de haillons, pedhi mou.
– Oh ! certes pas ! Mais thia Théodosia était très
stricte. Alors, je ne sortais presque jamais le soir. Je
n’avais pas besoin de robes comme celle-ci.
– Tu as assisté à une soirée, en tout cas. Nous étions
une fois à la même réception d’ambassade.
Elle leva vivement la tête.
– Vous vous en souvenez ?
– Pourquoi pas ? Tu te la rappelles bien, toi.
– On vous avait… signalé à moi, reconnut-elle. A
cause de votre compagne. Un top model prénommé
Gabriella, très célèbre à cette époque. Magnifiquement
belle.
– Et aussi très maigre. J’espère que tu as meilleur
appétit. Il est lassant de dîner avec une femme qui
regarde avec suspicion tout ce qui se trouve dans son
assiette.
– Quelqu’un avait dû prévenir thios Basilis de votre
présence, parce que le lendemain, il a fait une scène, et
il m’a interdit d’accepter d’autres invitations de Lindsay.
– Pauvre Natasha. J’en ai des choses à me
reprocher…
Il marqua un silence, puis reprit en changeant de
sujet :
– Il faudrait parfaire ta tenue. Avec un collier, peut-
être…
Son regard approbateur se promena vers la
naissance de ses seins, s’attardant sur leurs pointes,
visibles à travers la soie fine.
– Je ne porte jamais de collier, mentit-elle.
– Tu acceptes les vêtements parce que tu n’as pas le
choix. Mais il est interdit de te faire d’autres cadeaux,
c’est bien ça ?
– Pas forcément. Vous m’avez fait un présent, ce
matin, lorsque vous m’avez remis la lettre. Je… je vous
en suis reconnaissante.
– Qu’en as-tu fait ? s’enquit-il en fronçant les sourcils.
– Je… l’ai déchirée.
– Et jetée ?
– Pas encore. Elle est dans mon sac. Je la brûlerai à
la première occasion.
– Alors, va la chercher, énonça à voix basse Alex. Et
nous la ferons disparaître.
Quand elle rapporta l’enveloppe, il avait sorti un
plateau en métal et une boîte d’allumettes. Elle plaça les
menus morceaux de papier sur le plateau, et il y mit le
feu. Elle les regarda se recroqueviller sous les flammes,
et se muer en cendres.
– Et voilà, pedhi mou. Oublie-la, maintenant. Elle n’est
plus entre nous.
– Co… comment pouvez-vous dire ça ? fit-elle d’une
voix tremblante. Comment pourrais-je oublier la manière
dont vous m’avez traitée ? Croyez-vous vraiment, kyrios
Mandrakis, qu’il suffit de craquer une allumette pour
racheter ce que vous m’avez fait ?
– Non. J’espérais pourtant que ce serait un nouveau
départ.
– Cela nous séparera toujours. Vous vous trompez
lourdement, si vous imaginez le contraire.
– On dirait, murmura-t–il d’un ton presque désinvolte.
Mais cette erreur ne doit pas gâcher notre repas. Nous
montons dîner ?
***
A la grande surprise de Natasha, le repas ne fut pas
l’épreuve qu’elle avait redoutée.
La table avait été joliment dressée sur le pont. A
quelques mètres, la mer Egée miroitait au clair de lune.
Et les mets étaient délicieux : feuilles de vignes farcies,
petits pâtés, rouleaux au fromage, tartelettes à la tomate
et à la feta parfumées d’ail et d’origan, suivis de cailles
rôties aux petits légumes, le tout arrosé d’un vin blanc
sec. Un dessert crémeux, au miel et à la cardamome,
acheva ces agapes.
La présence de Mac Whitaker allégea beaucoup la
tension. Natasha constata avec surprise que les deux
hommes s’appelaient par leurs prénoms. Basilis n’aurait
jamais toléré une telle familiarité de la part d’un
skipper !
Au moment du café, Mac Whitaker se tourna soudain
vers elle, l’arrachant à sa rêverie intérieure.
– Eh bien, mademoiselle Kirby, que pensez-vous de la
déesse lunaire d’Alex ?
Elle le dévisagea en rougissant.
– Je… je ne comprends pas.
– Aurais-je mal retenu ? fit Mac en se tournant vers
Alex. Tu m’avais bien dit que Séléné était la déesse de
la lune dans les anciens mythes, non ?
– Ta mémoire ne te trompe pas. Et je pense avoir très
bien choisi son nom de baptême, au bout du compte, dit
Alex, plaçant sa main sur celle de Natasha. N’est-ce pas,
pedhi mou ?
Natasha sentit la colère l’emporter sur son embarras.
Elle répliqua d’un ton glacial, en retirant sa main :
– Non. Je pense que Circé aurait beaucoup mieux
convenu. N’est-ce pas la magicienne qui changeait les
hommes en porcs ?
Elle vit que Mac Whitaker semblait choqué. Alex ne
parut pas se formaliser outre mesure.
– Ainsi le veut la légende, répondit-il. Mais un mortel a
su la déjouer et la dompter. Ne l’oublie pas, Natasha
mou.
– J’en conclus qu’il est temps pour moi de m’éclipser,
lâcha Mac en repoussant sa chaise. Je vous souhaite
bonne nuit.
Quand il fut parti, Natasha lança d’un air de défi :
– Allez-y, dites ce que vous avez à dire !
– Ta situation serait peut-être plus facile si tu
t’efforçais de me faire plaisir au lieu de m’asticoter, ne
crois-tu pas ?
– Plus facile pour vous, ça, je n’en doute pas ! Mais je
n’ai nullement l’intention de m’avilir en cherchant à vous
faire plaisir. Et ça ne changera pas, si longtemps que je
doive partager votre lit si fréquenté ! Alors, quoi que vous
vouliez, il vous faudra le prendre ! Je ne le donnerai pas
de bon gré !
– A ta guise. Mais ta description de mon lit est
inexacte. La suite principale a été refaite. Tout y est neuf,
y compris le lit. J’espère que tu le trouveras confortable.
Il lui adressa un sourire froid, et acheva :
– Si nous allions le tester ?
Se cuirassant contre ce qu’elle n’avait cessé de
redouter, Natasha se leva et le suivit sans protester. Elle
ne disposait d’aucune arme secrète, d’aucun argument
pour s’opposer à lui ! Il la voulait, elle devait céder.
Quand il referma la porte de la suite, elle se raidit
contre l’inévitable.
– Je prends un verre de brandy. Tu en veux un ?
proposa-t–il.
Elle fit signe que non. Elle avait évité de boire pendant
le repas. Elle était sobre, et glacée de terreur.
– Tu peux te retirer, alors, fit-il d’un air impassible. Je
te rejoindrai sous peu.
Une fois dans la chambre, elle poussa un grand
soupir.
Deux lampes brûlaient de chaque côté du lit, dont les
draps étaient entrouverts. Elle aperçut, au bas de la
courtepointe, une chemise de nuit. C’était un vêtement
simple, blanc, à fines bretelles, avec un corsage fermé
par des boutons boule. Il était très pudique. Après avoir
fait sa toilette, elle l’enfila, et put constater devant le
miroir que le tissu était opaque. Devait-elle ce choix à
Josefina ? se demanda-t–elle avec ironie.
Alors qu’elle hésitait près du lit, la porte s’ouvrit,
l’amenant à faire volte-face. Alex était sur le seuil, la
chemise déboutonnée, les pieds nus. Il resta immobile à
la regarder.
Il n’en croyait sûrement pas ses yeux, se dit-elle. Le
tissu de la chemise la dissimulait entièrement. Pourtant,
elle se sentait plus gênée que la veille, lorsqu’elle s’était
trouvée nue devant lui. Comment était-ce possible ?
Et pourquoi restait-il muet, sans bouger ?
Quand il prit enfin la parole, ce fut d’un ton abrupt,
presque dur :
– Veux-tu m’épouser ?
Elle en reçut un tel choc qu’elle recula d’un pas. Elle
finit par articuler d’une voix enrouée :
– C’est une plaisanterie ?
– Je te demande de devenir ma femme. Acceptes-
tu ?
– Non ! Seigneur… non ! En aucun cas. Vous devez
être fou… ou soûl, pour suggérer une chose pareille.
Il serra les mâchoires. Ses traits étaient soudain ceux
d’un étranger.
– Puis-je savoir ce qui me rend si inacceptable ?
– J’aurais cru que c’était évident. Même pour vous !
– Si c’était le cas, je ne poserais pas la question.
Alors, explique-moi. Après tout, tu as prétendu un temps
que tu voulais te marier avec moi. Tu l’as écrit.
– C’était une très mauvaise plaisanterie, répondit–elle
d’une voix mal assurée. Et vous le savez. Si j’avais le
choix, je ne passerais pas une heure avec vous. Alors,
pourquoi, au nom du ciel, voudrais-je me lier à vous pour
la vie ?
Après un léger temps d’arrêt, elle continua :
– Vous n’imaginiez tout de même pas qu’il suffirait de
m’acheter une garde-robe pour me faire changer
d’avis ? Vous êtes le pire mari qu’on puisse imaginer. Je
ne veux pas de vous ! De plus, vous n’êtes pas du genre
à souhaiter vous marier. Alors, à quoi rime cette
proposition grotesque ? Quel est son but ?
– Le terme juste est « demande en mariage ». Son
but, comme tu dis, est peut-être le rachat dont tu parlais.
Après une pause, il ajouta d’une voix égale :
– Et de permettre que l’enfant que nous avons peut-
être conçu ait le droit de porter mon nom.
– Ne vous faites aucun souci à ce sujet, répliqua-t–elle
avec dédain. Si, par le plus grand hasard, j’étais
enceinte, je ne le resterais pas. Quand j’aurai un enfant,
ce sera avec un homme que j’aime et respecte. Un rôle
auquel vous ne sauriez prétendre ! Si vous tenez à vous
amender quelque peu, le plus sûr moyen serait de me
mettre dans le premier avion pour Londres. Mais je ne
peux sans doute pas compter là-dessus…
– Non, dit-il d’une voix très basse.
– Alors, oublions cette proposition absurde. Et
revenons à la véritable raison de ma présence ici.
Elle déboutonna le corsage de sa chemise, baissa les
fines bretelles, et la laissa glisser à ses pieds. Puis elle
se tint devant lui d’un air de défi.
– Ce que vous voyez est ce que vous aurez, kyrie.
Rien de plus. Je tâcherai de ne pas vous décevoir, cette
fois.
Un silence s’ensuivit. Puis Alex énonça d’une voix
glaciale :
– Si reconnaissant que je sois de cette offre, elle n’a
plus d’attrait pour moi. Bonne nuit.
Sur ce, il se retira en claquant la porte. Un moment
plus tard, elle entendit claquer aussi celle du salon. Il était
clair qu’il ne reviendrait pas.
8.
C’était précisément ce qu’elle voulait, n’est-ce pas ?
Natasha s’aperçut soudain qu’elle tremblait, en dépit
de la tiédeur de la nuit. Remontant sa chemise, elle
rajusta sa tenue avant de se glisser sous les couvertures.
Elle avait cru qu’elle devrait subir la volonté d’Alex au lieu
de dormir. Eh bien, elle était résolue à profiter de cette
trêve !
Pourtant, le sommeil la déserta. Les événements de la
soirée ne cessaient de repasser en boucle dans son
esprit. Elle avait reçu sa première demande en mariage,
se disait-elle. Et elle n’avait même pas su si elle devait
en rire ou en pleurer.
Elle était perturbée et surprise par la violence de sa
propre réaction. Un simple non aurait suffi, raisonnait-
elle. Elle n’avait pas besoin de l’agonir d’insultes.
Pourtant, il méritait les invectives qu’elle lui avait
lancées, et pire encore ! Il l’avait blessée, avilie. Il devrait
souffrir la même chose en retour !
Elle avait d’ailleurs réussi au-delà de ses espérances.
Elle s’en était rendu compte à son air lugubre lorsqu’il
était parti. Alors, pourquoi ne jubilait-elle pas ?
Vraiment, elle n’en avait pas la moindre idée…
Elle venait de vivre la pire journée de son existence,
c’était clair. Mais elle commençait aussi à entrevoir les
aspects plus complexes de la situation, et cela lui faisait
peur.
Alex Mandrakis lui avait parlé plusieurs fois comme si
elle était un être humain, et non un objet sexuel. De plus,
bien que son désir pour elle fût évident, il n’avait pas
tenté de lui faire des avances. Même lorsqu’ils s’étaient
retrouvés seuls, et qu’elle s’était attendue à le voir
passer à l’action.
Cela n’avait-il pas éveillé chez elle une sorte de
déception ? Et n’était-ce pas pour cela qu’elle s’en était
prise à lui d’une manière aussi acerbe ? Qu’elle s’était
déshabillée devant lui avec tant d’impudeur ?
Elle avait eu peur de sa propre faiblesse, en fait. Elle
se rappelait avec intensité ce qu’elle avait ressenti
lorsqu’il avait serré son corps viril contre le sien, lorsqu’il
l’avait pénétrée… Il l’avait excitée, si fugitivement que ce
fût. Et il avait suscité en elle une étrange nostalgie qui
n’était pas dissipée.
Pendant un instant invraisemblable, elle avait souhaité
qu’il traversât la chambre et la prît dans ses bras ; qu’il la
menât vers le paradis, ou l’enfer.
Elle avait eu besoin de se protéger contre lui, et cette
ahurissante demande en mariage lui en avait fourni le
moyen. D’instinct, elle avait su qu’il n’encaisserait pas un
rejet. Qu’il répondrait par le mépris à sa provocation
sexuelle dédaigneuse.
Cela avait marché !
Elle devait maintenant veiller à ce que leur
éloignement temporaire devienne définitif. Elle avait
réussi à le mettre en colère une fois, elle y parviendrait
de nouveau !
Elle ne voulait pas qu’il soit bon avec elle, murmura-t–
elle passionnément dans les ténèbres. Quoi que
prétende thia Théodosia, elle tenait à le juger
sévèrement. Elle avait besoin d’entretenir son antipathie
et son ressentiment pour se protéger, pour anéantir ses
interrogations et ses doutes… Elle avait toutes les
raisons de le haïr ! Elle ne comprenait pas son état de
confusion. Pas du tout !
Cela lui ressemblait si peu…
Si elle avait accepté le verre de brandy, maintenant,
elle en serait à s’imaginer qu’elle était amoureuse de cet
homme, se fustigea-t–elle. D’ailleurs, il éveillait sa
curiosité, elle devait se l’avouer. Un homme qui pouvait
faire l’amour en quatre langues !
Pourquoi, au nom du ciel, cette information niaise
s’était-elle logée dans son esprit depuis quatre ans ?
Pourquoi avait-elle mémorisé avec tant d’acuité leur
fugitive entrevue à la fête de l’ambassade ?
Une entrevue qu’il n’avait pas oubliée non plus,
semblait-il.
Elle finit par s’endormir au bout d’une heure
d’agitation, et rêva qu’elle errait en chemise de nuit dans
un labyrinthe. Après des détours infinis, tels qu’on n’en
fait que dans les rêves, elle parvint devant une église :
Alex Mandrakis l’attendait sur le parvis, un bouquet de
mariée à la main.

***
Elle se réveilla très tôt, le lendemain. Pendant un
instant, elle fut désorientée. Qu’est-ce qui avait troublé
son sommeil ? Et pourquoi sa chambre semblait-elle se
déplacer ? Puis les événements des dernières heures lui
revinrent à la mémoire.
Ce rêve était insensé ! pensa-t–elle. Elle avait assisté
à plusieurs mariages selon le rite orthodoxe. Elle avait
été émue par le symbolisme de l’échange des
couronnes, par la lente marche du couple autour de
l’autel. Mais elle ne s’était jamais projetée dans un tel
rituel. Quant à effectuer le tour de l’autel avec Alex
Mandrakis, c’était inimaginable ! D’autant qu’il avait fait
sa demande pour de mauvaises raisons.
Certes, il se sentait coupable, et à juste titre ! Mais il
ne pouvait quand même pas s’attendre qu’elle dise oui
pour le délivrer des tourments de sa conscience – si
toutefois un tel homme en avait une !
Quant au bébé dont il fallait protéger la légitimité, il
n’existait sûrement pas. Du moins, elle l’espérait de
toutes ses forces…
De plus, en dépit de l’intimité contrainte que lui avait
imposée Alex Mandrakis, ils n’étaient l’un pour l’autre
que des étrangers.
Et ils le resteraient, pensa-t–elle résolument. Même si
elle était vaguement tentée d’apprivoiser sa compagnie,
elle devait y résister avec obstination.
Elle avait réussi à le refroidir, la veille. Avec un peu de
chance, elle parviendrait à le maintenir dans cet état
d’esprit. Il finirait peut-être même par la renvoyer ! Tandis
que si elle restait…
Rester ? Elle ne devait même pas faire une
supposition pareille ! se fustigea-t–elle.
Elle regarda l’oreiller lisse placé à côté du sien en
songeant que son strip-tease aurait pu se terminer tout
autrement. Elle avait pris un risque considérable ! Mais
apparemment, elle avait su deviner Alex Mandrakis. Et
sans doute avait-elle suscité sa rancune !
Eh bien, il y avait un aéroport à Mykonos. Alors, s’il
avait envie de la renvoyer, il pourrait le faire aisément !
pensa-t–elle, souhaitant de toutes ses forces qu’il le
veuille.
***
Quand elle rouvrit les yeux, Josefina se tenait au pied
de son lit, l’air désapprobateur, les bras chargés d’un
plateau de petit déjeuner. Tout le monde savait déjà,
sans doute, que kyrios Alexandros n’avait pas dormi
dans son propre lit, et les loyaux soutiens du maître
étaient choqués ! Eh bien, elle s’en moquait ! pensa
Natasha en se redressant, et en commençant à
s’attaquer au breakfast qu’on lui avait préparé.
Elle s’aperçut que le Séléné s’était immobilisé, et
s’enquit avec espoir :
– Nous sommes à Mykonos ?
– Oui, thespinis. Depuis deux heures.
Elle pourrait déjà être en route, pensa Natasha,
regrettant son réveil tardif.
Elle mangea, puis alla se doucher. Quand elle sortit de
la salle de bains, enveloppée dans un peignoir, Josefina
disposait sur le lit un Bikini vert jade et un paréo jade,
turquoise et or.
– Je ne veux pas de ça, lui dit-elle. Où sont mon tailleur
et mon sac ?
Comme Josefina, effarée, déclarait n’en rien savoir,
Natasha examina le contenu du dressing. Elle aurait
aimé partir sans rien emporter de ce qu’avait acheté
Alex. Mais, n’ayant pas le choix, elle prit la robe la plus
simple qu’elle trouva.
Une fois habillée, après avoir appliqué de la lotion
solaire sur ses bras et ses jambes nus, elle prit son
courage à deux mains, et monta sur le pont.
Alex l’attendait, accoudé au bastingage, juste vêtu
d’un vieux short en denim qui ne payait pas de mine, les
yeux masqués par des lunettes noires.
– Kalimera, dit-il laconiquement. As-tu bien dormi ?
– Oui, merci. Pour hier soir…
Il la fit taire d’un signe.
– Il vaudrait mieux, je pense, que nous oubliions hier
soir. Que nous fassions comme si cela n’avait jamais eu
lieu.
– Je… j’ai dit des choses très déplaisantes.
– Ce n’est pas ce qui aurait pu arriver de pire.
– Vous trouvez ? fit-elle avec nervosité, constatant que
la conversation ne se déroulait nullement comme elle
l’aurait voulu.
– Oui. Après tout, tu aurais pu accepter ma demande
en mariage et faire notre malheur pour le reste de notre
existence, Natasha mou.
– Si vous pensez cela, pourquoi m’avez-vous fait cette
proposition ?
– C’était un coup de folie. Un accès de
sentimentalisme que j’ai aussitôt regretté. Comme tu l’as
rappelé, je suis le dernier à vouloir m’encombrer d’une
épouse… Il n’y a donc pas de mal.
– Mais… vous voulez sûrement que je m’en aille.
– Pourquoi aurais-je ce désir insensé ?
– Parce que vous êtes en colère contre moi.
– J’ai perdu patience, c’est vrai. Mais c’est passé.
Alors, tu n’iras nulle part. Et ce soir, matia mou, tu me
feras oublier tes duretés.
Elle argumenta avec désespoir :
– Je vous en prie, réfléchissez ! Je ne suis pas seule
concernée. Vous sortiez avec quelqu’un, récemment,
n’est-ce pas ?
– Pourquoi m’en soucierais-je ?
– Pensez à ce qu’elle ressentira lorsqu’elle saura
que… que j’ai… été avec vous. Admettra-t–elle que vous
m’avez prise par pure vengeance ? Si elle vous aime
vraiment, elle souffrira. Cela vous est égal ?
Il déclara doucement :
– Je n’ai jamais encouragé mes partenaires à tomber
amoureuses de moi. Domenica ne fait pas exception à
la règle. Elle savait dès le départ que cela ne serait
jamais sérieux entre nous.
– Pour vous, c’est simple, dit-elle d’une voix
frémissante. J’espère, kyrie, qu’un jour, une femme vous
atteindra profondément, et que vous connaîtrez la vraie
souffrance.
– Votre souhait arrive avec des années de retard,
kyria, riposta-t–il sur le même ton. Je connais déjà la
douleur de l’amour brisé. De ce côté-là, je suis
immunisé.
Il désigna les maisons blanches et les tours d’une
église.
– Nous voici à Mykonos. Nous descendrons à terre ce
soir, lorsqu’il fera plus frais. Et nous dînerons dans un de
mes restaurants favoris. J’espère que tu es d’accord.
– Je ne crois pas que j’aie le choix, murmura-t–elle.
– Sage vision des choses. Pour le moment, j’ai du
travail. Mais tu pourrais passer une tenue plus légère et
profiter de la piscine. Je t’y rejoindrais plus tard.
– Je préfère rester ici. D’ailleurs, cela vous ennuierait,
n’est-ce pas, de partager la piscine avec une seule
femme au lieu de votre harem habituel.
– Mon harem de filles nues, précisa-t–il d’une voix
doucereuse. Exprime ta pensée jusqu’au bout. Cela dit,
elles ne me manqueront pas. Ta personnalité a tant de
facettes que tu me fais l’effet d’être plusieurs.
Là-dessus, il la planta là, tandis qu’elle serrait les
poings de colère et d’impuissance.
***
La nuit, Mykonos était un lieu illuminé, bruyant, et ses
petites rues étroites et tortueuses étaient envahies de
monde.
En pantalon crème et chemise claire à col Mao, Alex
avait l’air d’un touriste. Pourtant, partout où il passait, la
foule s’ouvrait devant lui, comme avertie
mystérieusement de sa puissance. Natasha, dont la
main était emprisonnée dans la sienne, avait presque du
mal à suivre sa foulée.
C’était en grande partie à cause de sa toilette.
Josefina avait prétendu que sa robe noire courte et sans
manches devait être portée avec des escarpins à talons.
D’habitude, Natasha optait pour des chaussures plus
pratiques.
Quant à leur facile progression, peut-être était-elle
aussi encouragée par la présence, à quelques pas, de
Iorgos, le garde du corps. Natasha n’avait pu réprimer un
mouvement de surprise en le voyant à bord de la vedette
qui les avait menés à quai. Elle le croyait à Athènes.
– Est-ce qu’il vous suit partout ? n’avait-elle pu
s’empêcher de demander.
– Pratiquement, oui. Depuis que mon père l’a engagé
pour veiller sur moi voici quelques années.
– De peur qu’une de vos ex-maîtresses se venge à
coups de poignard d’avoir été délaissée !
– Si un tel problème se présentait, je le règlerais moi-
même. Mais je n’ai pas pour habitude d’abandonner les
femmes, Natasha mou. Lorsque c’est fini, c’est fini. Ne
vaut-il pas mieux l’admettre, et se quitter bons amis ?
Curieusement, en bavardant avec lui, Natasha
appréhendait un peu moins la soirée qui l’attendait.
A mesure qu’elle avait vu approcher le coucher du
soleil, elle s’était sentie de plus en plus mal à l’aise.
Et elle s’en voulait d’avoir fait allusion à sa fête
d’anniversaire qui avait tant défrayé la chronique. Elle ne
voulait pas lui donner l’impression qu’elle avait suivi avec
avidité sa douteuse carrière de play-boy…
Bien entendu, il n’avait pas manifesté la moindre honte
à ce sujet. Et l’étonnante déconvenue sentimentale qu’il
avait mentionnée n’excusait pas son attitude à son égard
ni à l’égard de sa compagne. C’était, décidément, un
coureur de jupons.
Pourtant, elle était sur le qui-vive, se demandant où et
quand il allait la prendre dans ses bras. Et s’angoissant
sur sa propre réaction lorsque cela finirait par se
produire…

***
Le restaurant Léda se trouvait dans une ruelle. Ils
furent accueillis chaleureusement par le maître d’hôtel.
Iorgos gagna une table d’angle, dans une salle
brillamment éclairée, résonnante de conversations et de
rires. Pour leur part, ils traversèrent la cour intérieure où
des tables plus retirées étaient abritées par des
pergolas couvertes de vigne vierge.
Comme Alex la dépouillait de son châle en taffetas,
Natasha s’aperçut qu’on leur avait réservé des places
côte à côte : elle devrait s’asseoir près de lui sur le long
siège capitonné.
– As-tu envie de boire quelque chose ? lui demanda-
t–il.
– Oui. Un verre d’ouzo, annonça-t–elle d’un ton de
défi.
Il sourit.
– Tu me préfères l’oubli et l’ivresse ?
– Vous lisez en moi comme dans un livre, kyrie.
– Ce n’est pas difficile, en l’occurrence, fit-il en
passant commande.
Lorsque leurs boissons furent servies, il leva son
verre.
– Au plaisir, ma belle, déclara-t–il.
Elle répondit par un vague murmure, et avala une
gorgée. Elle fut secouée d’une quinte de toux tandis que
la saveur anisée lui picotait la gorge. Alex lui ôta le verre
des mains et lui présenta un mouchoir afin qu’elle
tamponne ses yeux brillants de larmes. Déjà, un serveur
se précipitait avec une bouteille d’eau minérale.
Alex servit Natasha, et elle but un verre d’eau fraîche.
Elle était mortifiée, car tous les regards, à présent,
convergeaient vers eux.
– Merci, dit-elle lorsqu’elle put parler. J’avais oublié à
quel point je déteste l’ouzo.
– Pourquoi en demander, alors ? Espérais-tu
m’échapper en t’étouffant à mort ? N’est-ce pas un peu
exagéré, même de ta part ?
Elle concéda en évitant de le regarder :
– J’ai dû penser, je suppose, que si je me soûlais,
cela vous rebuterait.
– Et que tu dormirais seule une fois de plus si je
perdais mon sang-froid ? Non, Natasha. La prochaine
fois que je te laisserai, ce sera parce que ce sera
terminé entre nous. Bon, puisque tu es remise de tes
émotions, commandons notre menu. Les brochettes aux
langoustines sont particulièrement délicieuses. Je te
recommande aussi le poulet en sauce aux noix.
Taraudée par la faim, elle eut le plus grand mal à
feindre l’indifférence, comme elle se l’était juré ! Tout
semblait si appétissant…
Après que le serveur leur eut offert divers tsatsiki avec
une corbeille de pain frais, des langoustines grillées
disposées sur un lit de riz parfumé et petits légumes
apparurent, ainsi que du bœuf entouré de Rattes en
chemise, d’okras et de haricots verts destiné à Alex.
Natasha mangea jusqu’à la dernière miette, et but plus
que volontiers le savoureux vin rouge qui accompagnait
les mets. Elle finit par protester, cependant, alors que le
serveur remplissait de nouveau son verre.
– Chercheriez-vous à me soûler, finalement ? lança-t–
elle à Alex.
– Surtout pas, matia mou, dit-il en souriant. J’aimerais
seulement que tu sois un peu plus détendue qu’au début
de cette soirée.
Elle refusa lorsqu’il lui proposa un dessert. Mais en
voyant ses figues rôties fourrées de noix et d’épices, et
arrosées de miel, elle se surprit à accepter la bouchée
qu’il lui offrait avec sa cuiller.
C’était si tentant, pensa-t–elle en tressaillant. Elle se
demanda soudain si elle pensait aux figues ou à
l’homme qui lui faisait face…
Elle s’était détendue, elle en avait conscience. Bien
qu’elle fût assise près d’Alex, il n’avait pas esquissé le
moindre geste équivoque, et elle se sentait étrangement
en sécurité en sa compagnie. Le plus surprenant, c’était
qu’il l’avait fait rire. Et plus d’une fois !
Bien sûr, se dit-elle. C’était comme ça qu’il procédait.
C’était le secret de son succès avec les femmes. Et,
dans sa folie, elle lui facilitait presque la tâche !
– Quelque chose ne va pas ? s’enquit-il.
– Comment serait-ce possible ? Cet endroit est
mémorable. Je me souviendrai de cette nourriture
délicieuse, lorsque je ferai la queue pour un sandwich à
Londres.
– Tu auras beaucoup d’autres bons souvenirs,
j’espère, lâcha-t–il d’un ton sarcastique.
D’un signe, il réclama la note. Elle se leva, prenant son
châle et sa pochette.
Quand ils traversèrent le restaurant, elle était de
nouveau rongée par une inquiétude et une nervosité
intérieures. Elle le suivit tandis qu’il passait d’une table à
une autre pour répondre aux bonsoirs de divers
convives, puis serrait la main du chef, venu tout exprès
des cuisines afin de le saluer.
Une marche royale pour Alexandre le Grand et sa
dernière conquête, pensa-t–elle, se cuirassant du mieux
qu’elle pouvait avec cette ironie. Elle avait remarqué, au
cours de la soirée, que bien des regards, tantôt discrets,
tantôt curieux, s’étaient portés dans leur direction. Sa vie
allait, pendant quelque temps, être la pâture du public –
et elle n’y pouvait rien.
Comme ils revenaient vers le quai, le talon d’un de ses
escarpins se coinça entre les pavés, et elle trébucha.
Aussitôt, Alex la retint.
– Attention, pedhi mou, dit-il, la soulevant entre ses
bras. Cela ne me conviendrait pas du tout que tu te
fractures la cheville.
– Reposez-moi par terre, réclama-t–elle alors qu’il la
portait, traversant le port. Reposez-moi tout de suite !
– Pourquoi le ferais-je ? dit-il en riant.
Il ajouta d’une voix enrouée :
– C’est bon de t’avoir dans mes bras.
Un éclair de flash jaillit. Les traits de Natasha se
crispèrent. Mais Alex ne ralentit pas une seconde, bien
qu’il eût lâché un juron sonore. Iorgos s’était élancé à la
poursuite du photographe indélicat. Pourtant, il revint
bredouille pendant qu’un bruit de moto diminuait au loin.
Un instant plus tard, sur la vedette, alors qu’ils
approchaient du Séléné, Alex murmura :
– Le Léda tient une liste noire de paparazzis pour
protéger ses clients. Mais ce soir, quelqu’un qui était
assis non loin de nous a dû alerter la presse avec son
mobile. J’ai remarqué une personne qui s’en servait
beaucoup. Je viens de leur fournir le cliché de l’année.
Je suis désolé, Natasha.
– Pourquoi vous excusez-vous ? Cela soulignera ma
place dans votre vie, et c’était justement votre intention.
– C’est juste. Mais je tenais à le faire à ma manière,
au moment que j’aurais choisi.
Oui, pensa-t–elle, lugubre. C’était sa manière de
fonctionner. Il en irait ainsi jusqu’au moment où elle serait
bannie de sa vie…
Soudain, un afflux de larmes lui noua la gorge.
Surprise, effarée, elle songea dans un élan de peur que
c’était insensé.
9.
Ce n’était pas la seule folie de la soirée, se disait-elle
un instant plus tard, devant le hublot du salon, tandis
qu’elle contemplait les lumières lointaines de Mykonos.
Car, pendant un instant fugitif mais inouï, elle avait eu
envie, alors qu’Alex la portait, de nouer ses bras autour
de son cou et de poser sa tête au creux de son épaule…
Peut-être même l’aurait-elle fait s’il n’y avait pas eu ce
photographe… Ah, cela aurait été un beau désastre !
Que lui arrivait-il, bon sang ? se demanda-t–elle avec
désespoir. Elle ne se reconnaissait plus. Juste au
moment où elle avait besoin de toute sa capacité de
résistance.
Une fois à bord, Alex était allé échanger quelques
mots avec Mac Whitaker. Mais elle sentait que leur
conversation ne serait pas longue, que c’était peut-être
son dernier instant d’intimité personnelle.
Ayant ôté ses chaussures et posé son châle et sa
pochette sur un canapé, elle était entrée dans la
chambre. Tout y était disposé comme la veille, jusqu’à la
chemise de nuit au pied du lit. Et tout cela indiquait qu’on
attendait d’elle de la docilité et de la soumission.
Moins d’une demi-heure plus tôt, elle aurait peut-être
accepté de se conduire ainsi ; de s’allonger sur le lit et
de supporter les volontés d’Alex.
Mais, dans un éclair de lucidité, elle était revenue dans
le salon. Et maintenant, elle avait peur.
Oui, mais de qui ? D’Alex ? Ou d’elle-même ? C’était
la question qui la tourmentait. Elle n’y avait toujours pas
trouvé de réponse lorsque, instinctivement, elle sut
qu’elle n’était plus seule.
Elle vit approcher son reflet dans la vitre, tandis que,
en silence, il venait se placer derrière elle. Il l’enlaça par
la taille et l’attira contre lui. Pendant une fraction de
seconde, son corps se raidit et résista. Puis elle se
détendit, pénétrée par sa chaleur virile, sa proximité.
Sa tension se dissipait. Pourtant, en même temps, elle
prenait conscience avec un sentiment de honte qu’elle
avait envie de rester ainsi. De façon incroyable, elle se
sentait presque… à l’abri.
Or, Alex était un prédateur sexuel sans scrupule ! Elle
ne devait surtout pas l’oublier !
Mais elle eut bien du mal à se concentrer sur sa
propre sauvegarde alors qu’il la faisait pivoter vers lui,
sans hâte, et posait ses lèvres sur sa bouche. D’autant
que son baiser était tiède et doux, insidieusement
envoûtant.
On aurait dit, songea-t–elle dans un état second, qu’il
la touchait pour la première fois. Plus étrange, elle avait
la sensation de posséder encore son innocence, et qu’il
en quêtait le don, qu’il demandait son consentement.
Quand il releva la tête, elle vacilla, en proie à une
montée de désir et de frustration. De nouveau, il éveillait
ses sens en dépit de tout…
Il la regarda d’un air grave comme s’il devinait ses
tourments intérieurs.
– Veux-tu que j’appelle Josefina pour qu’elle t’aide à
enlever ta robe ?
C’était la dernière chose qu’elle s’attendait à
entendre, et elle balbutia :
– M-mais… vous ne… vous ne voulez pas… ?
Il eut un demi-sourire piteux.
– Bien sûr que si, agapi mou. Mais je ne considère
plus que ça va de soi.
Elle écarquilla les yeux, se rendant compte qu’il ne lui
imposait aucune reddition. C’était à elle d’accepter ou
de refuser. Et elle savait soudain, sans fierté, que son
corps avait déjà choisi malgré elle. Alex Mandrakis avait
éveillé en elle un besoin qu’il était nécessaire de
combler. Oh ! elle avait raison d’avoir peur !
D’une voix enrouée qu’elle reconnaissait à peine, elle
énonça :
– Alors, la réponse est non. Je… n’ai pas besoin de
Josefina.
Elle posa ses paumes sur son torse viril, sentant le
battement de son cœur. Ensuite, sans hâte, elle fit
remonter ses mains sur ses épaules…
– Seigneur ! murmura-t–il en l’attirant plus près.
Ses doigts se posèrent au creux de ses reins, et son
baiser fut cette fois ouvertement avide tandis qu’il
l’amenait à entrouvrir les lèvres, à accepter l’intrusion de
sa langue.
Elle céda, oubliant toute sa réserve pour répondre
avec élan. Leurs bouches se collaient l’une à l’autre,
brûlantes. Ses seins semblaient alourdis, et leurs pointes
se raidissaient, presque douloureuses.
Les lèvres d’Alex erraient sur son front, ses yeux, ses
joues empourprées, le creux de son oreille. Puis elles
revinrent vers sa bouche pour lui dispenser un long
baiser profond et sensuel…
Elle sentit qu’il défaisait l’agrafe à l’arrière de sa robe,
et ouvrait la glissière, juste assez pour libérer ses seins
de leur prison de tissu, les révéler à son regard fiévreux
de désir et les livrer aux attouchements de ses mains, à
la succion de sa bouche.
Les yeux clos, elle se livra au plaisir qui l’inondait tout
entière, confusément étonnée par la violence de ses
sensations, surprise de sentir monter de sa gorge un
long gémissement incontrôlable.
Un instant plus tard, il l’avait emportée dans la
chambre et l’avait renversée sur le lit, dans un désordre
de soie bleue, avant de s’allonger près d’elle. Sa bouche
et sa langue se promenèrent sur son corps, ses mains
relevèrent sa robe et s’attardèrent sur la chair satinée de
l’intérieur de ses cuisses, les incitant à s’ouvrir.
Elle s’apercevait qu’il la menait peu à peu,
inexorablement, vers la lisière de la reddition, et elle la
redoutait : cette fois, il la posséderait d’une manière
différente, non en exigeant la capitulation de son corps,
mais un abandon total de son âme et de ses sens.
Il lui avait parlé de plaisir, et le plaisir était là, dans la
caresse voluptueuse et secrète de ses doigts explorant
sa chair la plus intime, quêtant une réponse qu’elle était
impuissante à refuser.
Les derniers vestiges de son emprise sur elle-même
la désertaient et, lâchant de longs gémissements
voluptueux, elle murmura d’une voix rauque :
– Alex… oh ! Seigneur, Alex…
Un instant plus tard, elle se cambra dans les
pulsations de l’orgasme, secouée par un indicible
plaisir.
Quand elle retrouva son souffle, et un peu de raison,
elle entendit le bruit de la fermeture à glissière, et
comprit qu’il la dépouillait de sa robe. Même s’il ne lui
était toujours pas facile de se retrouver nue dans ses
bras, sa langueur et son amollissement l’empêchèrent
de protester.
Puis il s’écarta, et se déshabilla à son tour avec des
mouvements rapides. Il la rejoignit, et entreprit de la
redécouvrir, promenant ses lèvres sur son corps. Elle
s’aperçut avec étonnement que sa chair s’éveillait de
nouveau, frémissante et brûlante, aspirant à ses
caresses.
Elle avait envie de lui rendre la pareille, se rendit-elle
compte en sentant son membre viril érigé se presser
contre sa cuisse. Elle voulait être possédée une fois
encore, mais aussi le connaître à son tour. Elle remua,
sa main se portant vers le cœur de sa virilité – hésitante,
d’abord, puis plus hardie, encouragée par son râle de
plaisir…
Il l’interrompit un instant pour prendre un préservatif
dans la table de chevet, dont il se gaina avec des gestes
rapides et sûrs. Puis il fut de nouveau contre elle,
l’embrassant, lui murmurant d’une voix rauque :
– Prends-moi, ma belle… prends-moi maintenant…
Quand il la souleva légèrement sur lui, et qu’elle le
guida en elle, elle eut un sentiment aigu de complétude.
Comme si elle n’était venue au monde que pour cet
instant, et pour cet homme…
Leur voyage vers la jouissance suprême fut explosif.
Elle s’abandonna avec délice et passion, donnant
totalement, prenant avec autant de puissance farouche
que son partenaire. Une fois encore, elle scanda son
nom, criant de peur et de plaisir mêlés.
Puis ce fut le silence.
Enveloppée par les bras d’Alex, elle se sentait
languide, voluptueusement comblée. Mais son esprit, au
contraire, était pris dans un tourbillon de pensées, et la
réalité glaçante, déjà, se glissait dans son euphorie.
Etait-ce cela, se demanda-t–elle confusément, que
tout le monde attendait et ressentait en faisant l’amour ?
Cette fusion délicieuse de l’âme et du corps au point que
rien d’autre ne paraissait réel ?
Les gens appelaient cela « l’acte d’amour ». Mais il
aurait plutôt fallu parler d’« acte de luxure », en ce qui
concernait Alex. Et elle ne devait surtout pas l’oublier !
C’était le talent sensuel de cet homme qui avait fait d’elle
sa maîtresse consentante. Par voie de conséquence,
elle avait perdu la probité qu’elle conservait encore, et ne
pouvait plus, désormais, se retrancher derrière quoi que
ce fût.
Quand elle songeait à l’abandon insensé dont elle
avait fait preuve, elle était ébranlée. Elle s’était trahie
elle-même ! Ou plutôt, elle avait savouré l’initiation
sensuelle d’un homme qui savait comment s’y prendre
pour faire d’elle sa chose, l’instrument de son plaisir.
Seigneur, pensa-t–elle, qu’avait-elle fait ? Elle devait
être folle… Mais il fallait qu’elle se reprenne ! Il n’était
pas possible qu’elle devienne… la créature de cet
homme. Surtout si elle voulait pouvoir survivre lorsqu’il en
aurait fini avec elle.
Partir sans regarder en arrière, voilà ce que devait
être son but !
Alex remua, s’écartant d’elle pour s’allonger à ses
côtés et la regarder, un sourire dansant dans ses yeux.
– Eh bien, murmura-t–il, est-ce que tu m’aimes un peu
mieux, maintenant, agapi mou ?
Natasha détourna les yeux. Les battements de son
cœur s’étaient accélérés, et elle se rendait compte que
cela n’avait rien à voir avec l’alchimie sexuelle incroyable
qu’ils venaient de bâtir. Cela tenait plutôt à la tendresse
qu’elle lisait dans le regard d’Alex, et à l’intonation
nostalgique de sa voix… à ces détails révélateurs qui
faisaient surgir l’image du danger qu’elle redoutait le
plus.
Elle devait réagir, et vite !
– Non, dit-elle d’une voix rauque. Pourquoi le devrais-
je ?
La main caressante d’Alex s’immobilisa sur sa joue.
– J’espérais… à cause du bonheur que nous venons
de partager, dit-il après un silence.
– Oh ! tu veux que je te félicite pour ta maîtrise,
j’imagine ! Eh bien, soit. Tu es la preuve vivante que
l’entraînement mène à la perfection. Tu pourrais animer
un bloc de marbre. Là, voilà. C’est ce que tu voulais
entendre ?
Il se redressa sur un coude, et l’examina d’un air
incrédule.
– Non. Au contraire… J’ai cru que notre échange
amoureux pouvait créer une nouvelle entente entre nous.
Du moins, je sais maintenant comment te persuader
d’employer le tutoiement… et mon prénom…
Elle rougit jusqu’aux oreilles, mais soutint pourtant :
– Ce qui vient de se produire n’a rien de commun
avec l’amour. La seule chose qui ait changé, c’est que je
me méprise presque autant que je te déteste. Et je ne te
le pardonnerai jamais !
– De quoi m’en veux-tu ? De t’avoir appris à être
femme avec l’homme de ta vie ? fit-il d’une voix tendue.
– Tu n’es pas l’homme de ma vie ! Et tu ne le seras
jamais ! Tu n’es qu’une calamité passagère dont
j’espère être délivrée pour retrouver le cours normal de
mon existence !
Elle ajouta d’un air de défi :
– Lorsque je rencontrerai enfin quelqu’un, il sera tout le
contraire de toi. Car, en plus d’avoir toutes les qualités
dont tu es si incroyablement dépourvu, il aura de la
décence !
– Tandis que toi, Natasha mou, tu ne seras plus aussi
innocente. Mon successeur aura une dette à mon
égard !
Il se leva d’un mouvement vif et disparut dans la salle
de bains, claquant la porte derrière lui.
Sa stratégie semblait avoir payé, pensa-t–elle. Mais
combien de fois devrait-elle le faire sortir de ses gonds
pour qu’il ne la supporte plus, et consente enfin à lui
rendre sa liberté ?
Et une fois qu’il l’aurait renvoyée, combien de temps
mettrait-elle à oublier ce corps superbe dont il savait si
bien user pour lui donner du plaisir ? Combien de temps
faudrait-il pour que le souvenir de ses baisers et de ses
caresses cesse de la tourmenter ?
Elle s’avisa soudain qu’il avait pris soin d’utiliser une
protection, cette nuit. Il avait donc renoncé à parachever
sa vengeance sur les Papadimos en la rendant enceinte.
Sans doute aurait-elle dû lui en être reconnaissante.
Mais pour le moment, la gratitude était loin d’être sa
priorité…
Lentement, elle se leva pour ramasser sa chemise de
nuit et l’enfiler. Puis elle se glissa entre les draps et
éteignit la lumière. Mais le sommeil ne vint pas. Plus elle
côtoyait Alex, plus elle était plongée dans la confusion
mentale et affective. Elle était emportée dans une sorte
de tourbillon étrange et destructeur.
Elle avait donc eu raison de parler comme elle l’avait
fait. Même si elle était tourmentée par l’air lugubre d’Alex
au moment de son départ.
Il fallait qu’elle se protège, songea-t–elle. Elle n’avait
pas le choix.
Elle se raidit en l’entendant revenir dans la chambre.
Lorsque le matelas ploya sous son poids viril, elle
attendit, le cœur battant, qu’il la prenne dans ses bras.
Il n’en fut rien. Et, à mesure que les minutes
s’écoulaient, s’étiraient, elle comprit qu’il n’y aurait plus
aucun contact entre eux cette nuit-là.

***
Quand elle se réveilla le lendemain, deux
constatations s’imposèrent à son esprit. Le Séléné
s’était remis en route et Alex avait quitté le lit, la laissant
seule.
Ce n’était pas du tout ainsi qu’elle avait envisagé de
commencer cette journée !
Bien sûr, elle ne voulait ni ne pouvait s’excuser de ses
paroles blessantes : cela l’aurait obligée à s’expliquer, à
révéler qu’elle avait eu une réaction d’autodéfense. En
revanche, rien ne l’aurait empêchée, au petit matin, de
se rapprocher de lui et de quêter une sorte de
réconciliation.
Seulement, il n’était pas là. Elle ne pouvait l’entraîner
dans des ébats sensuels. Eh bien, il faudrait qu’elle
trouve une autre tactique.
En entrant dans la salle de bains, elle fut assaillie par
l’odeur de son eau de toilette. Elle ferma les yeux, se
laissant aller aux souvenirs… se remémorant la façon
dont elle avait murmuré son nom…
Ses yeux se rouvrirent alors qu’elle prenait enfin
conscience de ce qu’il lui était réellement arrivé ; de ce
qu’elle ressentait réellement. Non, pensa-t–elle, ce
n’était pas possible !
Comment aurait-elle pu vouloir un homme qui avait
bouleversé sa vie avec tant d’impitoyable cynisme ? Et
qui, trois jours plus tôt, était encore pour elle un parfait
étranger ?
Pourtant… était-ce bien la vérité ? Avait-elle oublié
Alex Mandrakis, depuis ce soir fatal où elle l’avait vu à la
réception de l’ambassade ?
Une simple toquade, se persuada-t–elle avec
désespoir. Elle n’était qu’une gamine, et il était plus âgé,
séduisant, totalement inaccessible pour elle – la
vendetta familiale mise à part. Il avait l’attrait de l’interdit.
Elle aurait dû s’en guérir tout de suite, réfléchit-elle
encore. Mais elle avait entretenu ce sentiment, en fait, y
compris en lisant tous ces articles sur lui… N’avait-elle
pas dévoré avidement ces articles sans s’apercevoir
qu’ils avaient l’absurde pouvoir de l’affecter, et même de
la faire souffrir ?
Quand elle en avait pris conscience, elle avait tenté
d’étouffer dans l’œuf sa dangereuse obsession, car
l’ennemi de sa famille n’était de surcroît qu’un don Juan
méprisable.
Et pourtant, elle avait maintenant l’impression
extraordinaire qu’elle venait d’entrer dans un autre
univers, où Alex l’avait attendue – ainsi qu’elle l’avait
toujours su.
Elle se racontait des histoires ! pensa-t–elle. Elle était
folle de penser qu’elle avait été amoureuse de lui. Et, pis
encore, qu’elle l’était peut-être toujours !
Si Stavros et Andonis n’avaient pas conçu ce plan
désastreux, elle aurait oublié Alex Mandrakis, elle en
était sûre.
Mais au lieu de ça, elle s’était retrouvée piégée, face
à lui dans sa chambre. Elle avait dû faire l’expérience
d’un contact physique avec lui. Il fallait qu’elle le déteste,
elle en avait eu grand besoin lorsqu’il l’avait touchée
pour la première fois…
Alors, elle avait tenté de le haïr. Vraiment, elle avait
essayé. Et le résultat, c’était que rien n’avait changé.
Ses anciens sentiments étaient intacts. Ils ne
demandaient qu’à ressusciter.
Elle le désirait toujours. Et, pis que tout… elle l’aimait.
Elle se laissa glisser sur le sol, ramenant ses genoux
contre elle. Elle était décidément folle ! Heureusement,
elle gardait assez de bon sens pour comprendre que la
tendresse et la sécurité qu’elle avait ressenties dans ses
bras étaient illusoires.
« Je n’ai jamais encouragé mes partenaires à tomber
amoureuses de moi… »
C’étaient les propres mots d’Alex. Alors, elle ne
pouvait prétendre qu’elle n’était pas avertie, se dit-elle
avec un élan de souffrance.
Au début, il l’avait prise pour se venger, comme un
trophée acquis dans sa guerre avec ses frères. Puis il
l’avait gardée par attrait pour la nouveauté, parce qu’elle
restait à conquérir. Il en serait ainsi jusqu’à ce qu’il soit
lassé d’elle.
Elle serait libre, alors – porteuse du secret de ses
véritables sentiments pour lui, et vouée à ne plus le revoir
pendant tout le reste de sa vie.
10.
Ce fut la peur d’être découverte en larmes, en proie à
la plus grande détresse, qui la poussa à se ressaisir.
Elle se doucha rapidement. Puis elle prit le Bikini et le
ravissant paréo qu’elle avait repoussés la veille, et se
prépara pour le plaisir d’Alex – acceptant son rôle
imposé parce qu’elle ne pouvait espérer autre chose, et
que c’était mieux que rien… n’est-ce pas ?
Ensuite, rassemblant son courage, elle monta sur le
pont.
Mykonos n’était déjà plus qu’une ligne évanescente à
l’horizon. Quant à Alex, il n’était pas plus visible. Comme
elle hésitait sur place, Kostas l’aborda.
– Prendrez-vous un petit déjeuner, thespinis ?
– Oui, merci, répondit-elle en se forçant à sourire.
Monsieur Mandrakis a déjà déjeuné ?
Il parut surpris.
– Il y a des heures, madame. Avant de partir pour
Athènes.
– Il… il est parti ?
– Oui, madame. Il a pris le premier avion à Mykonos,
répondit Kostas, embarrassé. Vous n’étiez pas au
courant ?
Elle réussit à hausser les épaules. Et même à sourire.
– Je savais qu’il y retournerait, mais je ne pensais pas
que ce serait si tôt.
Et sans lui dire au revoir.
Elle se rappela ce qu’il lui avait déclaré, pas plus tard
que la veille : « La prochaine fois que je partirai, c’est
que ce sera fini entre nous. »
Angoissée, elle pensa qu’elle ne le reverrait peut-être
plus.
Elle commanda à Kostas du café, une omelette au
fromage et au jambon, des petits pains, du yaourt et des
fruits. Elle tenait à montrer que la décision d’Alex ne
l’affectait en rien. Puis elle prit place à table, le regard
perdu dans le vague, au-delà des flots.
Ainsi, elle avait causé des dommages durables, cette
fois-ci.
Mais alors, pourquoi ne l’avait-on pas conduite à terre
et renvoyée ? Il y avait sûrement des vols pour Londres,
à Mykonos.
A moins, bien sûr, qu’Alex ne voulût la punir en la
gardant prisonnière, dans le doute de son avenir. Eh
bien, elle s’en posait, des questions, en effet. Mais pas
de la façon qu’il imaginait.
Mac Whitaker apparut sur le pont, et vint la saluer
poliment.
– Bonjour, mademoiselle Kirby. Encore une belle
journée, on dirait !
– En effet… On va m’apporter du café. Je peux vous
en offrir un ?
Il hésita, puis prit place face à elle. Elle continua avec
un entrain forcé :
– Ainsi, nous disons adieu à Mykonos. Dommage…
– Il y aura d’autres occasions, affirma le capitaine
Whitaker pendant que Kostas arrivait avec le café et une
carafe de jus d’orange frais. Lorsque Alex sera moins
occupé.
– Peut-être… Je suppose qu’il a emmené Iorgos ?
– Oui. Mais c’est pour faire plaisir à son père. Le vieux
bonhomme se fait du souci pour lui.
Tout en lui servant une tasse de café, Natasha
demanda :
– A-t–il des raisons pour ça ?
– Il y a eu des menaces, lâcha le skipper. Dans le
passé.
Et elle en devinait la source, pensa-t–elle, réprimant
une grimace. D’un ton qui se voulait léger, elle lança :
– Autres que celles des maris furieux, vous voulez
dire ?
– Vous voulez rire. Alex s’est toujours strictement tenu
à l’écart des femmes mariées.
– Je m’incline devant votre savoir… Au fait, où allons-
nous ?
– A Alyssos. Alex ne vous l’a pas dit ?
– Alyssos, répéta-t–elle, l’esprit en tumulte.
Le choix de cette destination semblait indiquer qu’il ne
l’avait pas quittée, après tout.
– Je connais quelqu’un qui y séjournait souvent, dit–
elle.
– C’est une personne richissime, alors. L’île est un
mini-paradis pour milliardaires. Il n’y a qu’un ou deux
villages, des oliveraies, et quelques propriétés de
nababs. Tels que le père d’Alex. Alex y est né, d’ailleurs.
Elle comprenait à présent pourquoi l’île était devenue
interdite pour thia Théodosia ! Encore la maudite
vendetta…
– Je croyais qu’Alex était athénien à cent pour cent,
reprit-elle.
Mac Whitaker haussa les épaules.
– Je ne suis pas sûr qu’il tienne tant que ça à Alyssos.
Ni lui ni son père n’y ont passé beaucoup de temps, ces
dernières années. Même si Alex y a fait réaliser des
travaux importants il y a peu. Comme s’il comptait
revenir. Peut-être est-ce une surprise qu’il vous réserve,
conclut-il poliment.
– Il s’y connaît en surprises, certes… Vous a-t–il donné
des instructions… à mon sujet ?
– Pas précisément, mademoiselle. Bien sûr, il attend
que nous veillions à votre confort, et il me sera sûrement
reconnaissant de vous empêcher de tomber par-dessus
bord, vu que vous ne savez pas nager.
– D’où sortez-vous cette idée ?
Sûrement pas d’Alex, pensa-t–elle en rougissant.
– Vous n’avez pas approché de la piscine depuis que
vous êtes à bord.
– Peut-être n’ai-je aucune affinité avec les souvenirs
qu’elle évoque, capitaine.
– Je suppose que c’est une allusion à la soirée
d’anniversaire. Eh bien, cela prouve que je ne suis pas le
seul à me fourvoyer dans mes déductions,
mademoiselle.
– Chercheriez-vous à me dire qu’Alex n’était pas dans
la piscine avec six filles nues, ce soir-là ?
– Si, pendant un moment… après qu’elles l’avaient
poussé dedans tout habillé. C’était un coup monté, j’en
suis sûr. Je peux vous assurer qu’il avait juste ôté son
veston de soirée. Il est ressorti bien avant qu’elles le
rejoignent après avoir plongé toutes nues. On les a
repêchées et expédiées à Rhodes avec l’imbécile qui
les avait amenées à bord. L’incident est passé
pratiquement inaperçu. Jusqu’à ce que cet abruti décide
de faire parler de lui dans la presse à scandale.
– Pourquoi Alex ne l’a-t–il pas démenti ?
– Parce qu’il a sa fierté. Et qu’il ne voulait pas
accorder à ces inepties l’importance qu’elles ne méritent
pas. Vous devez savoir mieux que toute autre qu’il n’a
aucun goût pour ce genre de choses.
– Pas publiquement, en tout cas.
– Ni publiquement ni autrement, déclara le skipper.
D’ailleurs, croyez-vous qu’il aurait insulté ses invités et
ses amis ? Et les compagnes de ses amis ? Ma fiancée,
Linda, était présente. Jamais cela n’aurait pu avoir lieu !
Pardonnez-moi d’outrepasser mon rôle, mademoiselle.
Mais je ne vous comprends pas. Vous partagez la vie
d’Alex et, pourtant, vous ne semblez pas avoir une bonne
opinion de lui.
Qu’était-elle censée lui répondre ? pensa-t–elle.
Qu’elle aimait Alex de toute son âme ? Et qu’elle n’avait
pas fini d’en souffrir ?
– Sa réputation de play-boy n’est pas un secret, fit-elle
observer.
– Il aime se détendre en compagnie féminine, je ne le
nie pas. Dommage qu’on ne publie pas aussi souvent
que c’est un bourreau de travail.
– Vous êtes très loyal envers votre employeur,
capitaine.
– J’ai des raisons de l’être. Alex n’est pas seulement
mon patron, mademoiselle. C’est un très bon ami,
depuis longtemps. Et ma famille a une sacrée dette
envers lui.
– Je ne m’en doutais pas, dit Natasha, surprise.
Comment vous êtes-vous connus, si je puis me
permettre de poser la question ?
– La Mandrakis Corporation détient des parts
majoritaires dans la société vinicole Oz. Papa dirige un
de leurs vignobles. Alex a séjourné chez nous quand il
était beaucoup plus jeune, pour apprendre les ficelles,
révéla Mac Whitaker, souriant à ce souvenir. J’ai trois
sœurs et un frère, alors c’était la première fois qu’il
partageait la vie d’une grande famille. Sa mère est morte
quand il avait six ans, et son père ne s’est jamais
remarié. Donc, il est resté fils unique. Il était très isolé.
Mais maman a su l’apprivoiser et le faire sortir de sa
coquille.
Natasha eut soudain le cœur serré, en imaginant ce
petit garçon solitaire trouvant du réconfort si loin de chez
lui, auprès d’une famille étrangère…
– Nous n’espérions pas le revoir lorsqu’il est rentré en
Grèce, continua Max Whitaker. Mais nous nous
trompions. Il est souvent revenu chez nous. Il était content
d’échapper aux tensions familiales…
– Je comprends, murmura Natasha, qui n’avait pas
oublié les colères et les humeurs noires de Basilis.
Elles se prolongeaient parfois pendant des jours,
après le moindre accrochage avec son rival. Petros
Mandrakis n’avait peut-être pas mieux réagi…
– Vous savez pour la vendetta, alors ? demanda-t–elle
après une hésitation.
– Je sais qu’Alex l’avait en horreur et souhaitait
ardemment qu’elle finisse. Comment êtes-vous au
courant ?
Soulagée de voir qu’il ignorait son lien avec ces luttes
intestines et, sans doute aussi, l’origine de sa relation
avec Alex, elle opta pour une demi-vérité.
– J’ai vécu un temps à Athènes, où l’affaire est du
domaine public. Sauf en ce qui concerne la cause de la
dispute. Alex vous a… dit comment ça a commencé ?
– Non. Cela semble tabou. Maman est la seule à qui il
se serait confié, s’il l’avait dû. Elle sait garder un secret.
En plus, elle adore Alex à cause de ce qu’il a fait pour
Eddie.
– Eddie ?
– Mon jeune frère. Le cerveau de la famille. On
s’attendait qu’il obtienne brillamment son diplôme. Mais
il s’est fait piéger par une bande, est tombé sous
l’emprise de la drogue, et s’est retrouvé endetté auprès
de voyous. Alex a compris ce qu’il lui arrivait. Et il l’a tiré
de là. Il lui a sauvé la vie, en fait. Il a payé ses dettes, l’a
fait entrer en désintoxication, et lui a assené
l’engueulade de sa vie. Ed m’a avoué qu’il avait eu plus
peur d’Alex que des crapules qui en avaient après lui. Du
coup, il est tiré d’affaire. Et il a passé son diplôme.
Mac Whitaker ajouta après un bref silence :
– C’était une bonne chose pour Alex aussi, au final. Il
n’allait pas fort, à l’époque. A cause d’une histoire
d’amour qui avait mal tourné. Il prenait des risques au
volant et dans des sports casse-cou comme s’il se
fichait totalement de vivre ou de mourir. Ed lui a occupé
l’esprit, et lui a permis d’oublier cette fille, qui ne savait
pas voir la chance qui s’offrait à elle.
Il se tut en rougissant, comme s’il prenait conscience
d’avoir tenu des propos qui pouvaient ne pas plaire à
son interlocutrice. Il reprit précipitamment :
– C’est une vieille histoire. Tout ça est oublié… Ah,
voici votre petit déjeuner ! Je vous laisse manger
tranquillement.
Tranquillement ? Elle ne pouvait guère trouver la
paix… Pas lorsqu’elle venait d’avoir la confirmation
qu’Alex avait été ravagé – presque détruit – par l’échec
d’une histoire d’amour.
Elle ne s’étonnait plus qu’il ait sombré dans ce…
donjuanisme, utilisant les femmes pour satisfaire ses
appétits tout en leur déniant une relation plus proche,
plus intime.
Elle n’était plus surprise qu’il ait pu examiner, fût-ce
brièvement, la proposition de mariage arrangé de
Stavros et Andonis. Il avait été amené à se remémorer
sa lointaine rencontre avec une fille qui n’avait aucune
raison de le vouloir, et pouvait donc être une partenaire
appropriée pour une union de circonstance. Une union
sans amour réciproque, ayant pour avantage de mettre
fin à une vendetta dommageable. C’était tentant, pour un
homme hostile à toute forme d’engagement.
Cela l’avait poussé à jauger physiquement son
éventuelle future épouse, ne fût-ce que pour s’assurer
que l’accomplissement de son devoir conjugal ne serait
pas une trop grande corvée. Avec la complicité du vénal
Stelios, il avait effectué sa visite nocturne.
En agissant ainsi, il avait pris un gros risque, pensa-t–
elle. Ils auraient pu se croiser lorsqu’elle gagnait la
piscine… Et il aurait dû détaler avant que ses cris
alertent toute la maisonnée ! Car elle aurait hurlé, bien
sûr.
Ou alors, il aurait peut-être affronté la situation,
prétextant qu’il avait obéi à un caprice romantique, et
qu’il voulait l’épouser, court-circuitant ainsi les
manœuvres de Stavros et Andonis.
Elle aurait alors été obligée de trancher, refusant le
mariage et retournant en Angleterre. Et rien de ce qui
s’était produit ne serait arrivé.
Mais il n’avait pas eu à monter dans sa chambre, se
rappela-t–elle. Il l’avait vue à la piscine, toute nue…
Excitée par cette idée, elle s’avoua qu’il n’était pas
très avisé de sa part de se laisser aller aux fantasmes.
Elle ne savait même pas si elle reverrait son amant. Et
s’il voudrait encore d’elle à son retour…
Elle devait se ressaisir ! Et une diversion l’y aiderait
peut-être. Pourquoi ne pas visiter le Séléné, la maison
d’Alex ? Cela lui donnerait peut-être un aperçu
supplémentaire de sa personnalité, si différente de celle
que lui prêtaient les journaux.
A en croire Mac Whitaker, il avait été timide et
solitaire. C’était un homme susceptible d’être vulnérable
au lieu de n’être qu’un prédateur assoiffé de vengeance.
Un homme dont la science sexuelle n’était pas exempte
de tendresse. Un homme qui avait autrefois aimé une
femme jusqu’au désespoir.
« Tu pourrais le trouver meilleur que tu ne crois », lui
avait dit thia Théodosia…
Dès qu’elle eut fini son petit déjeuner, elle alla trouver
Mac Whitaker, et le pria d’être son guide dans sa
découverte du bateau. Il se montra soudain beaucoup
plus chaleureux.
– Avec grand plaisir, lui dit-il avec un sourire.
Il lui fit visiter le grand salon et la salle de réception, la
salle de conférences – l’accès au bureau d’Alex n’était
pas permis –, la petite mais confortable salle de
projection cinématographique. Eblouie, elle demeura
sans voix en découvrant la salle de jeux.
– De nombreux amis d’Alex ont des enfants, lui
expliqua Mac Whitaker. Il est le parrain de certains
d’entre eux, et il aime bien inviter ses relations d’affaires
ici avec leur famille.
Une heure plus tard, après avoir admiré les diverses
installations, et notamment les cuisines où officiait
Yannis, le chef, elle se retrouva en compagnie du
capitaine au bord de la piscine. Tandis qu’ils sirotaient la
limonade que leur avait servie Kostas, Mac lui
demanda :
– Alors, qu’en pensez-vous ?
– C’est un lieu étonnant. Et très beau. Un vrai palais
flottant, admit-elle.
Même si ce n’était pas véritablement une maison…
Cela tenait peut-être à la bougeotte d’Alex, à sa
réticence à se poser quelque part. Il devait trouver plus
simple de jeter l’ancre ou de la lever au fil de ses
humeurs.
– C’est bizarre que son père ne se soit pas remarié,
dit–elle après une hésitation. Il aurait pu le faire pour
donner un environnement plus stable à son fils, ainsi que
des frères et sœurs.
– Kyrios Petros n’est pas d’une santé très florissante,
dit Mac. Il a eu un grave accident de voiture, voici
quelques années. Il a subi plusieurs opérations, et se
déplace toujours avec une canne.
– Oh ! fit Natasha. Je n’en savais rien…
Jamais il n’avait été fait allusion, chez elle, à l’accident
du rival abhorré de Basilis ! A la villa Déméter, Petros
Mandrakis avait toujours été présenté comme le diable
incarné. Certes pas comme un homme qui n’était plus
de la première jeunesse, et qui souffrait peut-être.
– Alex n’en parle guère, continua Mac. Mais c’est sans
doute à cause de ça qu’il a convaincu son père de lui
laisser les rênes plus tôt que prévu… En fait, kyrios
Petros est en Suisse, actuellement. Il consulte un
spécialiste.
– Tout cela doit causer du souci à Alex, murmura-t–
elle.
– Bien sûr. Il est devenu très proche de son père, ces
dernières années. Si les Papadimos veulent de nouveau
déterrer la hache de guerre, ils auront affaire à forte
partie.
Prenant une profonde inspiration, et s’efforçant de
sourire, elle suggéra :
– Vous êtes fiancé, avez-vous dit. Parlez-moi un peu
de votre fiancée…
Mac Whitaker fut ravi de la requête. Il lui montra même
une photo. Linda était une jolie brune avec de grands
yeux candides et une bouche en cœur.
– Nous allons nous marier l’an prochain, et nous
installer à Oz.
– Vous renoncez à la vie de marin ?
– Surtout pas ! Nous lancerons notre propre
compagnie de charters. Le Séléné me manquera, bien
sûr. Mais rien ne dit qu’il prendra encore la mer. Pas si
Alex décide de se marier pour contenter son père.
– Il en est question ?
Mal à l’aise, Mac Whitaker répondit :
– Je dirais que c’est inévitable. Kyrios Petros veut
assurer la descendance mâle de la dynastie. Et
maintenant qu’Alex dirige la Mandrakis Corporation, il
aura de moins en moins de temps pour… pour…
– Les diversions dans mon genre ? acheva Natasha.
Ne soyez pas gêné. Je n’ai pas d’illusions sur ma place
dans sa vie. Quand le moment sera venu, je m’en irai
sans faire d’histoires.
Elle reprit après une pause :
– Alors, quand arrivons-nous à Alyssos ?
– Dans le milieu de l’après-midi, dit Mac, heureux de
ce changement de sujet. Josefina descendra à terre
avec vous. Ainsi, vous aurez une compagnie familière.
– Oh ! Cela ne la dérange pas ?
– Au contraire. Zéno, son père, est le majordome de la
villa, et Toula, sa mère, en est la gouvernante. Alors,
c’est un peu comme si elle rentrait à la maison. On
veillera bien sur vous, mademoiselle, affirma Mac,
toujours un peu mal à l’aise.
Quand il fut remonté sur le pont supérieur, Natasha
resta longtemps perdue dans des pensées qu’elle avait
du mal à démêler. Mais l’idée qui dominait, c’était Alex –
fils dévoué, futur mari, futur père. Elle espéra que,
lorsque l’inévitable – l’intolérable – adviendrait, elle
serait depuis longtemps sortie de sa vie.
11.
La plage privée de la villa d’Alyssos, au bord de la
mer Egée, était devenue le refuge de Natasha, au cours
de ces longues journées où elle attendait le retour
d’Alex.
En son absence, elle semblait avoir plongé dans un
monde en suspens, prise entre la solitude et une
sensation de malaise. La nuit, elle s’agitait, tourmentée
par un besoin qu’Alex était seul à pouvoir satisfaire.
Rien ne garantissait qu’il avait l’intention de s’y prêter.
Cette fois, les affaires de Natasha n’avaient pas été
installées dans la chambre de maître, mais dans une
pièce à l’autre bout du long couloir. Josefina s’en étant
étonnée, elle avait été réduite au silence par un regard
de son père.
Zéno était un grand homme grisonnant, dont l’attitude
courtoise était cependant distante. On aurait pu en dire
autant de son épouse, petite femme replète et active.
Natasha était d’autant plus heureuse de la présence de
Josefina, gaie et facile à vivre.
Le service et la nourriture étaient impeccables.
Pourtant, il y avait quelque chose d’étrange. Natasha
s’était risquée à demander à Josefina si son arrivée
dérangeait. La camériste avait répondu avec embarras :
ses parents avaient toujours cru que la première femme
que kyrios Alexandros amènerait en ces lieux serait sa
future épouse…
Elle comprenait pourquoi ils désapprouvaient sa
présence, avait pensé Natasha. C’était sa faute. C’était
elle qui avait mentionné Alyssos, lorsqu’il lui avait
demandé quelles îles elle désirait voir.
Elle n’était pas étonnée que thia Théodosia ait adoré
cet endroit, car sa mère adoptive avait toujours mal
supporté l’agitation d’Athènes. Elle se demandait où se
trouvait la maison de Mme Papadimos, et qui l’occupait
aujourd’hui.
Elle envisagea de questionner Zéno, mais y renonça.
Mentionner le nom des Papadimos en sa présence
revenait sûrement à agiter un drapeau rouge devant un
taureau.
Elle voulut aussi prendre contact avec Molly, pour
savoir comment allaient les choses, pour se rapprocher
de sa vie d’avant. Mais quand elle désira utiliser un
téléphone et un ordinateur, cela lui fut refusé. Ces
installations relevaient de la responsabilité de kyrios
Alexandros, lui fut-il répondu. Il accèderait lui-même à sa
requête, une fois là.
Que s’imaginaient-ils ? se demanda-t–elle. Qu’elle
comptait lancer un SOS et que le commando
d’intervention spéciale de l’armée britannique viendrait
la délivrer ?
Alyssos était une toute petite île. L’arrivée quotidienne
du ferry en constituait la principale attraction. Natasha
n’avait guère l’occasion d’y assister. Sans doute
craignait-on qu’elle le prenne. Mais où serait-elle allée ?
Son passeport avait disparu dès le premier jour de sa
montée à bord du Séléné…
Si elle se sentait quelque peu prisonnière, elle
appréciait pourtant l’endroit où elle se trouvait. La villa
Elena – qui portait le nom de la mère disparue
d’Alexandros – était une maison environnée de
bougainvillées, avec un intérieur moderne et raffiné. Elle
était dotée d’une vaste piscine protégée par de hautes
haies d’hibiscus. Mais Natasha préférait la plage, où une
main inconnue installait chaque jour à son intention un
transat, un parasol et une glacière.
L e Séléné ayant repris la mer après l’avoir
débarquée, elle se sentait abandonnée. Elle n’aimait
pas être séparée de Mac, seul susceptible d’être
informé des projets d’Alex. Ce n’était pas kyrios
Mandrakis qu’il était parti chercher, en tout cas. Car Alex
arrivait invariablement en hélicoptère, à en croire
Josefina, qui avait montré à Natasha l’aire
d’atterrissage.
Dix jours s’étaient déjà écoulés. Dix longs jours ! Et,
par fierté, Natasha n’osait demander si Alex avait fait
connaître le moment de sa venue. Mais elle ne pouvait
pas s’empêcher de spéculer sur ce qu’il faisait, et en
quelle compagnie… Alex en personne ne lui avait-il pas
livré le nom de sa compagne – Domenica ?
C’était une chanteuse de rock italienne, sexy et
sensuelle, dont le premier album s’était vendu à des
milliers d’exemplaires, en partie grâce au scandale que
ses chansons torrides avaient déclenché.
Sa rivale, pensa-t–elle en grimaçant. Elle s’en voulut
de sa propre absurdité et, en soupirant, essaya de se
concentrer sur la lecture d’un livre. Elle tressaillit en
entendant le vrombissement d’un hélicoptère et se mit à
frémir. D’excitation. De désir. Et de peur.
L’hélicoptère surgit, volant bas, vers l’intérieur des
terres. Natasha fixa son livre, même si les lignes
dansaient devant ses yeux. Il était hors de question
qu’elle regagne la maison. Elle attendrait qu’Alex la
fasse appeler !
L’attente s’avéra longue. Elle la passa dans l’eau,
alignant les longueurs pour alléger sa tension et sa
frustration. Pour finir, le seul appel qui lui parvint fut celui
du gong, annonçant le dîner. Elle noua son sarong, lissa
rapidement ses cheveux mouillés, et appliqua un peu de
gloss sur ses lèvres. Puis, dominant tant bien que mal
les battements de son cœur, elle prit le chemin de la
villa.
La table était mise sur la vaste terrasse carrelée,
comme de coutume. Pour un seul convive. Elle le
constata avec un coup au cœur.
Comme elle atteignait la terrasse, où Zéno avait surgi
avec une carafe d’eau et un plat de salade, elle n’y tint
plus.
– Je… je pensais que M. Mandrakis serait là.
– Il a un repas d’affaires, thespinis, l’informa-t–il avec
quelque hauteur. Il est dans la salle à manger avec ses
invités.
– Je vois, murmura-t–elle.
Elle était discrètement reléguée à sa vraie place. De
toute évidence, dans le meilleur des cas, son rôle se
limiterait à meubler les heures tardives du maître !
Elle dîna seule, d’une salade et de côtes d’agneau
grillées, en se disant qu’elle aurait dû se réjouir : Alex
n’avait plus l’intention, semblait-il, de l’exhiber comme
maîtresse.
Un choc l’attendait au moment du café, lorsque Zéno
plaça sur la table, à côté de sa tasse, une enveloppe.
Elle trouva à l’intérieur une deuxième enveloppe à son
nom, de l’écriture de Molly. Elle la déchira, et prit
connaissance de la missive.
« Chère Nat,
» Je déteste avoir à t’apprendre cela alors que tu as,
de toute évidence, tes propres problèmes. Mais je n’ai
pas le choix, car ma vie est sur le point de connaître un
grand changement. Craig a une offre fantastique pour
rester encore deux ans à Seattle, et il veut que nous
avancions notre mariage pour que je puisse le suivre là-
bas. Je ne demande pas mieux, bien sûr, même si
j’étais loin de m’attendre à une telle chose ! Je pensais
que nous vivrions en Grande-Bretagne.
» Quoi qu’il en soit, j’ai besoin de connaître tes projets.
Je ne suis d’ailleurs pas la seule : Neil ne cesse de
demander quand tu rentres.
» Pour couronner le tout, nous venons d’avoir une
excellente offre de rachat d’Helping Out, de la part de
The Home Service. Et, vu les circonstances – toi en
Grèce, moi aux Etats-Unis –, nous devons la prendre en
considération. »
Le chiffre que mentionnait Molly fit tressaillir Natasha,
qui continua cependant sa lecture :
« Je comptais t’écrire à ton adresse à Athènes. Mais
M. Stanopoulos, ton charmant avocat, qui supervise tout
en ton nom, me dit que tu es en voyage et qu’il veillera à
te faire parvenir ma lettre. Il pense aussi que l’offre
excellente de The Home Service est une occasion à ne
pas manquer.
» J’espère que tout cela ne te secouera pas trop.
D’autant que tu as dû gérer le rachat des flottes
Papadimos.
» Fais-moi savoir ce que tu en penses, et surtout,
donne-moi de tes nouvelles. Malgré les assurances de
M. Stanopoulos, je commence à m’inquiéter. Et puis,
j’aurai bientôt besoin d’une demoiselle d’honneur ! »
Cette lettre était signée : « Molly, qui t’aime. »
Natasha la relut, et sa confusion laissa la place aux
soupçons, puis à la colère. Elle n’en voulait pas à son
amie, bien entendu. Craig et Molly étaient faits l’un pour
l’autre, il était naturel que Molly veuille le rejoindre, et
Natasha ne souhaitait que leur bonheur.
Mais il en allait autrement de l’offre de The Home
Service, un important réseau de services. Voici qu’ils
voulaient étendre leurs activités au genre d’assistance
personnalisée que proposait Helping Out ! Ils tombaient
particulièrement bien, vu le départ de Molly pour Seattle.
Comme s’ils étaient au courant…, songea Natasha.
N’avait-elle pas dit à M. Stanopoulos qu’on s’emparait
de sa vie ? En dépit de ce qu’il avait alors prétendu,
c’était ce qui était en train de se produire !
Si elle permettait cela, quand elle rentrerait en
Angleterre, elle n’aurait plus rien ! Ni appartement ni job.
Et un avenir incertain… Il faudrait qu’elle reparte de
zéro ! C’était son entreprise, pensa-t–elle, c’était son
gagne-pain. C’était tout ce qui lui resterait, après… Elle
ne pouvait pas perdre ça !
Elle entra dans la maison en serrant la lettre dans son
poing, et gagna la salle à manger. Iorgos, en faction
devant le seuil, lui déclara en tressaillant :
– Kyrios Mandrakis ne veut pas qu’on le dérange.
– Tant pis !
Elle passa sous le bras de Iorgos, censé lui barrer la
route, et entra. C’était l’instant du café et des digestifs.
La table était encombrée de documents, l’air envahi par
la fumée des cigares. Six têtes se tournèrent vers elle
d’un air surpris. Puis des murmures amusés
commentèrent sa silhouette en Bikini à peine voilée par
le sarong transparent. Seul Ari Stanopoulos semblait
inquiet. Alex resta imperturbable.
Il se leva, et les autres hommes l’imitèrent.
– Natasha mou, énonça-t–il, j’ai une réunion
d’affaires.
– Moi aussi, j’ai des affaires à discuter, déclara-t–elle
en flanquant devant lui la lettre de Molly. Je ne vendrai
pas ma compagnie ! Je reprendrai ma vie où je l’ai
laissée quand je rentrerai en Angleterre. Mets-toi ça
dans la tête !
– C’est une chose à discuter en privé, observa
calmement Alex, qui se tourna vers ses hôtes : Peut-être
accepterez-vous que je me retire un instant, messieurs.
Un des hommes présents fit un commentaire en grec
qui souleva une tempête de rires. Alex sourit, et ramassa
la lettre avant de rejoindre Natasha. Il la mena dehors,
passant devant Iorgos interdit, et la poussa dans son
bureau, à l’autre bout du couloir. Ayant claqué la porte
derrière eux, il s’appuya contre la table de travail.
– Je constate, fit-il d’un air sombre, que tu veux mettre
ma patience à l’épreuve. Avais-tu besoin d’interrompre
une importante réunion à cause de cette lettre ? Que
contient-elle de si urgent ? Et pourquoi t’exhibes-tu à
moitié nue ?
– Tu ne t’es jamais soucié de ça, bien au contraire !
– Quand nous sommes seuls, peut-être. Mais pas
lorsque je suis au travail. Tu te rends compte de ce qu’ils
s’imaginent à notre sujet en ce moment ?
Elle rougit.
– Eh bien, ils se trompent… n’est-ce pas ?
– Oui. Mais cela n’empêchera pas les spéculations
que je désirais justement éviter.
– Il est un peu tard pour te soucier de protéger ta vie
privée, non ?
– Non, fit-il, laconique. Mais assez perdu de temps.
Il prit rapidement connaissance de la lettre, mâchoires
serrées.
– On te fait une offre de rachat très généreuse,
Natasha. Où est le problème ?
– Il n’y en a aucun. Je ne vendrai pas, c’est tout.
– Ce n’est peut-être pas aussi simple, énonça-t–il
avec lenteur.
– Ne me dis pas que ton avocat a accepté en mon
nom !
– Ce n’est pas le cas.
– Et tu n’es pas derrière ça ?
– Avant qu’Ari mentionne cette proposition, j’ignorais
jusqu’au nom de cette entreprise. Est-ce que ça te
satisfait ?
Elle marqua un temps de silence, puis hocha la tête.
– Bon, nous progressons, fit-il. Dis-moi : Molly Blake
est-elle juste une amie qui travaille pour toi et partage ton
appartement ?
– Bien sûr que non ! Elle est mon associée. Oh ! bon
sang ! Si tu ne m’avais pas manipulée, je serais à
Londres, et rien de tout ça ne serait arrivé. J’y aurais mis
le holà tout de suite.
– Tu es irrationnelle, Natasha. Aurais-tu pu éviter que
le fiancé de ton associée accepte un job à l’autre bout du
monde ? Ou la détourner de rejoindre l’homme qu’elle
aime ? Je ne le pense pas. Alors, que se passera-t–il
quand votre association prendra fin, comme il se doit ?
– J’ai démarré Helping Out seule. Je peux continuer à
la diriger seule.
– Vraiment ? Et que fais-tu des souhaits de kyria
Blake ?
– Molly ne veut pas vendre ! Pas plus que moi.
– En es-tu si sûre ? fit-il en réexaminant la lettre. Je
dirais que, pour l’instant, elle est dans l’indécision. Alors,
soyons pragmatiques. Si tu refuses cette offre, Natasha
mou, peux-tu racheter ses parts ? Elle a droit à
cinquante pour cent de ton entreprise, à sa nouvelle
valeur.
Accusant le coup, Natasha murmura :
– Molly… Molly ne ferait jamais ça.
– C’est donc une folle. Ou une sainte, répliqua Alex,
sarcastique. D’ailleurs, son futur mari pourrait avoir une
autre vision de la situation. Il pourrait penser que le
travail qu’elle a accompli mérite sa récompense.
– Bien sûr. Et je ferai ce qu’il faut, assura Natasha,
tendue. J’obtiendrai un prêt bancaire, si nécessaire.
– Comme l’ont tenté les frères Papadimos avec un
bien meilleur nantissement ? Je doute de ta réussite…,
lâcha Alex.
Pince-sans-rire, il ajouta :
– A moins que tu n’aies de nouveau l’intention de
mettre ton corps ravissant dans la balance ? Mais je
pense que n’importe quelle banque préférerait du cash.
Natasha rougit, et protesta d’une voix rauque :
– Tu es… déloyal.
– Tu as provoqué cet entretien. Pas moi. Et je ne suis
peut-être pas d’humeur à me montrer loyal.
Il lui rendit sa lettre, et ajouta :
– Quand tu seras calmée, réfléchis. Ne prends pas ta
décision sur un coup de tête. Bon, je retourne à ma
réunion.
Comme il la dépassait, il se retourna brusquement et
la saisit par les épaules. La happant entre ses bras, il
écrasa ses lèvres sur les siennes, avec plus de colère
que de tendresse ou de passion.
Un instant, elle resta incapable de penser, de respirer.
Puis, de façon tout aussi abrupte, il la relâcha et gagna
le seuil sans regarder en arrière.
Elle le suivit des yeux, immobile, les lèvres meurtries.
C’était donc le moment qu’elle avait tant attendu, pensa-
t–elle. Etre de nouveau dans ses bras…
Les retrouvailles n’étaient certes pas ce qu’elle avait
anticipé. Avait-elle commis une si grande faute en
interrompant sa réunion ? Et ne comprenait-il pas que la
lettre de Molly l’avait déstabilisée ?
Elle était ravagée à l’idée de perdre son entreprise.
Mais elle redoutait surtout le départ de sa meilleure
amie, et la solitude qui serait la sienne dans un moment
où elle aurait tant besoin de soutien.
Alex ne semblait guère comprendre que son
entreprise était son dernier rempart dans un monde qu’il
avait lui-même bouleversé… Il n’avait d’intérêt que pour
son corps. Il se moquait de ce qu’elle ressentait !
Et il ne lui avait pas pardonné, de toute évidence, leur
ultime dispute.
Eh bien, quand ils seraient seuls, ce soir, elle pourrait
au moins réparer sa faute en lui offrant sans réserve le
don physique qu’il attendait d’elle. Tout en veillant à lui
cacher les sentiments qu’elle éprouvait réellement pour
lui.
C’était ça, le plus dur, en fait.
Aimer. Donner. Et se taire.
12.
Ecrire à Molly ne fut pas une tâche facile. Mais
Natasha parvint à rédiger une missive positive, et même
optimiste sur la proposition de The Home Service, tout
en dissimulant son angoisse personnelle.
« Nous pourrons prendre toutes les deux un nouveau
départ. Avec ma part, je pourrai aller où je veux, et même
changer entièrement mon fusil d’épaule. Ce qui est plutôt
excitant, non ? Et sois sûre que je serai près de toi à
temps pour le grand jour ! »
Elle termina par une formule affectueuse et sa
signature. Puis elle glissa sa lettre dans une enveloppe,
qu’elle ne scella pas.
Le grondement de l’hélicoptère lui apprit que les
visiteurs d’Alex repartaient, et elle se demanda avec
désarroi s’il était avec eux dans l’appareil. Tout à coup,
elle n’était plus sûre de rien. Le contact abrupt qu’ils
avaient eu lui faisait l’effet d’un baiser d’adieu.
Mais Josefina vint frapper à sa porte au coucher du
soleil, prête à l’aider à « choisir une jolie toilette » pour
accueillir kyrios Alexandros. A la grande déception de la
camériste, Natasha la renvoya. Ce soir, elle se
préparerait seule. Elle s’habillerait pour être ensuite
dévêtue… Et ce faisant, elle avait besoin de réfléchir.
Sa robe était déjà choisie : simple, sans manches, de
soie émeraude, elle était courte et fluide, à la fois
discrète et suggestive. Elle se doucha et brossa ses
cheveux blonds, les laissant lâchés pour faire plaisir à
Alex. Puis elle se parfuma, se maquilla légèrement. Et
enfin, le cœur battant, elle se mit à sa recherche.
Il était dans le salon avec Ari Stanopoulos. Ils
discutaient paisiblement devant un verre d’ouzo. A son
entrée, il se retourna, sans sourire, et la regarda,
promenant ouvertement ses yeux sur elle. S’ils avaient
été seuls, songea-t–elle, consciente de son trouble, elle
se serait jetée dans ses bras. Il était donc préférable que
M. Stanopoulos soit présent, et l’empêche de se trahir,
de chuchoter à Alex : « Je t’aime… »
Ainsi, elle put déclarer d’un ton léger :
– Tu seras content d’apprendre que le bon sens a
prévalu.
Elle tendit sa lettre à Alex, qui haussa les sourcils,
vaguement ironique.
– Tu es sûre de vouloir que je la lise ?
– Je t’ai demandé conseil. Il n’y a rien de secret.
Il la lut, puis la remit à l’avocat en demandant :
– Désires-tu qu’Ari se charge de mener la transaction
en ton nom ?
Elle se força à sourire.
– Ce serait le mieux.
– Je ferai préparer le pouvoir, dit gentiment
M. Stanopoulos. Cette décision n’a pas dû être facile
pour vous, madame Kirby.
Elle rougit, se remémorant son irruption dans le salon.
– Non, reconnut-elle. Au début, j’étais… déstabilisée.
Mais on me fait, une fois de plus, une offre que je ne
peux pas refuser.
Il y eut un curieux silence. Elle vit qu’Alex serrait les
mâchoires, et regretta d’avoir lâché ces mots. Il s’enquit
poliment :
– Veux-tu boire quelque chose ?
– Oui, merci. Du jus d’orange.
Elle prit le verre qu’il lui tendait, et s’assit sur un
canapé avec un magazine, qu’elle feignit de lire en
observant Alex à la dérobée. Rien qu’à le regarder, elle
avait la bouche sèche et le cœur battant. Ari
Stanopoulos dit quelque chose qui le fit rire, et elle frémit
de se rappeler le sourire de ses lèvres contre sa peau, la
progression savante de ses mains sur son corps…
Ce soir, peut-être, elle renverserait la situation. Elle le
déshabillerait, et elle donnerait libre cours aux fantasmes
qui l’avaient agitée pendant son absence. Ce serait à
son tour de se faire pardonner, pensa-t–elle. S’il la
laissait faire…
Au dîner, elle fut nerveuse. Elle enregistra en
frémissant la moindre de ses inflexions de voix, le
moindre de ses gestes, et son trouble ne cessa de
s’accroître. Elle dut se forcer à manger, bien que la
nourriture fût délicieuse, comme d’habitude.
Au moment du café, Ari Stanopoulos lui demanda
soudain ce qu’elle pensait de l’île.
– Elle semble merveilleuse, pour ce que j’en ai vu, lui
dit-elle. Jusqu’ici, j’ai passé le plus clair de mon temps à
la plage.
– Cela va changer. Kyrios Mandrakis connaît Alyssos
sur le bout des doigts, depuis son enfance. Vous ne
pourriez avoir de meilleur guide. Et l’intérieur possède un
charme sauvage.
Il se tourna vers Alex.
– Vous devez absolument emmener kyria Kirby dans
les collines, mon cher ami.
– Bien sûr, dit Alex, sans sourire. C’est dans ce but
que je suis revenu.
Il y eut un étrange silence, que Natasha s’empressa de
combler en demandant à l’avocat :
– Vous pouvez peut-être m’indiquer où habitait ma
mère adoptive, Mme Papadimos ? J’aimerais visiter
l’endroit qu’elle aime tant.
Un deuxième silence, plus perturbant encore, suivit le
premier, tandis que les deux hommes échangeaient un
regard. Puis Alex déclara laconiquement :
– Je te le déconseille. Il n’y a rien à voir.
– Il doit y avoir une maison, tout de même, fit-elle en le
dévisageant avec surprise. Je suis consciente qu’elle
appartient à quelqu’un d’autre aujourd’hui. Je ne me
permettrai pas de m’y introduire. Je voudrais juste
pouvoir dire à thia Théodosia que je l’ai vue.
Ari Stanopoulos se pencha vers elle comme pour
parler. Mais Alex le fit taire d’un geste.
– Si c’est ce que tu désires, dit-il froidement, je t’y
emmènerai. Un jour.
Il n’ajouta pas : « Avant ton départ. » Mais c’était
inutile. Elle l’avait compris à son intonation glaçante.
Dissimulant sa souffrance intérieure, elle déclara avec
une gaieté forcée :
– Je suis impatiente de la voir.
Elle se leva, et ajouta :
– Vous avez sûrement un tas de choses à discuter. Je
vais prendre un café dans le salon.
Si elle avait espéré une protestation de leur part, elle
fut déçue. Quand ils quittèrent la salle à manger, ce fut
pour se retrancher dans le bureau d’Alex. De nouveau
livrée à elle-même, elle s’efforça en vain de lire ou
d’écouter de la musique. Finalement, au bout d’une
heure et demie, alors qu’elle en était réduite à arpenter
nerveusement la pièce, Zéno fit son apparition.
– Kyrios Mandrakis désire encore du café, thespinis,
lui dit-il. Désirez-vous que je vous en apporte aussi ?
– Non, merci. En fait, je suis fatiguée. Je vais dans ma
chambre. Merci d’en avertir kyrios Mandrakis.
Il s’inclina d’un air austère, désapprouvant le sous-
entendu sensuel d’un tel message. Mais, prise entre la
colère et le désespoir, elle était loin de s’en soucier.
Elle avait été stupide de croire que les confidences de
Mac Whitaker laissaient entrevoir des possibilités ! Alex
agissait selon sa propre loi. Et bien qu’elle eût changé
d’avis à son sujet, en quoi cela aurait-il pu faire une
différence pour lui ?
Un instant plus tard, elle était couchée. La baie
entrouverte laissait entrer la brise, et on entendait au loin
le murmure de la mer. C’était une belle nuit, pensa-t–elle.
Une nuit pour combler le fossé qui les séparait. Pour
faire ce qu’il désirait, être ce qu’il désirait. Pour bannir la
froideur de son regard, et faire resurgir la passion dans
sa voix. Pour lui dire avec son corps ce qu’elle n’osait lui
dire en paroles.
Et cette nuit, peut-être, le ferait penser à elle, quand ils
ne seraient plus ensemble…
Mais le temps s’écoula, Alex ne vint pas. Elle dormirait
seule, de toute évidence. Et s’éveillerait de même.

***
Quand elle ouvrit les yeux, le soleil entrait à flots dans
la pièce. Elle identifia aussitôt le bruit qui s’était immiscé
dans son sommeil, la tirant de ses rêves agités : le
grondement de l’hélicoptère. Oh ! non ! pensa-t–elle,
sautant à bas du lit et se préparant en toute hâte.
Lorsqu’elle arriva sur la terrasse, Zéno débarrassait la
table.
– Désirez-vous votre petit déjeuner ? s’enquit-il avec
sa solennité coutumière.
Mais n’y avait-il pas de la pitié dans son regard ?
Toute la maisonnée devait savoir que kyrios Alexandros
ne lui avait pas accordé ses faveurs, cette nuit, et que
ses jours à Alyssos étaient déjà comptés !
– Non, merci, je n’ai pas faim, répondit-elle dignement.
J’ai entendu l’hélicoptère… Est-ce que kyrios Mandrakis
est retourné à Athènes ?
Il la dévisagea avec surprise.
– Il ne va nulle part, thespinis. Il travaille. C’est kyrios
Stanopoulos qui s’en est allé.
– Oh ! je vois…, murmura-t–elle, s’efforçant de
dissimuler sa joie.
Elle se douta pourtant que Zéno n’était pas dupe. Et
d’ailleurs, elle n’avait guère de raisons de se réjouir,
puisque Alex ne l’avait pas rejointe la veille au soir.
Il fallait qu’elle le voie ! pensa-t–elle. Elle se dirigea
vers son bureau avant de perdre tout courage. Et,
comme Iorgos, exceptionnellement, n’était pas là, elle
frappa, et entra à l’invite d’Alex. Il haussa les sourcils en
la voyant.
– Kalimera. Tu désirais parler à Ari ? Désolé, il est
parti.
– Pourquoi aurais-je voulu le voir ? s’étonna-t–elle.
– Pour lui donner des consignes, ou un message privé
pour Londres. Mais apparemment ce n’est pas le cas.
J’espère que tu as bien dormi.
– J’ai eu un peu de mal à m’endormir, je… Eh bien, je
t’ai attendu.
– J’en suis flatté, fit-il, raturant le feuillet qu’il rédigeait.
La biffait-il aussi aisément de sa vie ? s’interrogea-t–
elle.
– Je me demande ce que je fais encore ici, continua-
t–elle bravement, et pourquoi tu ne m’as pas fait partir
avec M. Stanopoulos… puisque tu ne veux plus de moi.
– Je n’ai rien dit de tel, lâcha-t–il, les yeux toujours
braqués sur ses documents.
– Alors, qu’est-ce qu’il y a ? Tu m’en veux pour mon
irruption dans ta réunion ?
– Non, dit-il en relevant enfin la tête. Mais j’ai peut-être
besoin, Natasha mou, d’un signe qui me prouve que toi
tu veux de moi. Tu n’en as pas donné beaucoup,
jusqu’ici.
– Je ne comprends pas.
– C’est pourtant simple. Tu savais où me trouver, hier
soir. Or, tu as choisi de rester seule.
– Tu… tu attendais que je vienne te trouver ? Non…
c’est impossible. D’ailleurs, je… je ne pouvais pas.
– En ce cas, nous prendrons l’habitude de dormir
chacun de notre côté.
C’était un ultimatum, et Natasha s’en rendit compte.
Visiblement, il voulait une capitulation totale.
– Je… je suis ici maintenant, parvint-elle à dire, la
gorge nouée.
– C’est ce que je constate. Hélas ! je dois partir. J’ai
un déjeuner à l’autre bout de l’île. Pardonne-moi.
– Je vois, murmura-t–elle, essuyant mal ce rejet. Si je
comprends bien, je ne t’accompagne pas.
– Mon hôte est un ami de mon père. C’est un homme
bon, mais rigoriste. Et sa femme est aussi
conventionnelle que lui. Ils n’approuveraient pas ta
présence sur l’île, et moins encore dans la maison des
Mandrakis.
– Ah… Je pense que Zéno est du même avis qu’eux.
– Sans doute, dit Alex, amusé. Mais je vais lui parler.
– Non, je t’en prie ! Je ne me plaignais pas. Pourquoi
m’as-tu amenée, sachant ce que penseraient les gens ?
– Pour avoir la paix et un peu d’intimité, Natasha mou.
Ici, on n’admet pas les paparazzis. Alors que le Séléné,
hélas ! est une cible facile pour ce genre de vermine. Ils
nous auraient assaillis partout où nous aurions jeté
l’ancre.
– Je comprends que tu ne les aimes pas, le capitaine
Whitaker m’a raconté ce qui s’est réellement produit à ta
fête d’anniversaire.
– C’est… gentil de sa part.
– Alors, je te demande de m’excuser pour les choses
que j’ai dites.
– C’est sans importance. Par chance, il n’y avait pas
de photographes, ce soir-là. En revanche, celui qui nous
a surpris à Mykonos a dû faire une fortune avec la photo
qu’il nous a volée. On l’a publiée partout.
– C’est pourtant ce que tu voulais, observa-t–elle,
tendue. Pour ta vengeance.
– Peut-être. Mais elle n’est pas aussi douce que je
l’espérais. Et maintenant, laisse-moi, s’il te plaît. J’ai un
travail à terminer.
– Oui. Oui, bien sûr. Je te verrai plus tard, alors.
Après avoir refermé la porte du bureau, elle resta un
instant immobile, le cœur battant, l’esprit agité.
Bien sûr, rien ne la forçait à faire ce qu’il attendait. Ils
pouvaient continuer à dormir seuls. C’était même le
meilleur moyen pour qu’il se lasse et la renvoie en
Angleterre…
Cependant, rien n’assurait qu’il verrait les choses de
cet œil. Cette nouvelle exigence de reddition absolue
n’était peut-être que l’expression retorse de sa
vengeance. Il voulait une victoire totale. Et seulement
alors il serait libre de songer à une nouvelle conquête.
Elle pouvait cependant opter pour une autre attitude,
au lieu de s’opposer à lui. Car il avait aussi affirmé qu’il
la garderait jusqu’à ce qu’elle ne veuille plus partir. Or,
elle avait déjà atteint ce stade – à son insu.
Il lui suffirait d’aller vers lui, de se cramponner à lui
comme s’il était tout pour elle. Et attendre qu’il se lasse.
A ce régime, il s’exaspérerait vite. Mais d’ici là, au
moins, elle aurait eu la nuit à venir.
Quand Zéno vint lui annoncer que kyrios Alexandros
dînerait avec des amis et la priait de l’excuser, elle
s’était préparée à une telle déconvenue, et reçut la
nouvelle avec calme. L’entrevue qu’elle méditait aurait
lieu plus tard que prévu, voilà tout…
Elle dîna, regarda distraitement un DVD, puis se rendit
dans sa chambre. Elle prit un bain, mit un peignoir
couleur argent, et s’allongea à demi sur le lit, pour
attendre Alex.
A minuit passé, elle se rendit dans la chambre de
maître en se demandant si elle la trouverait vide… et si
elle oserait renouveler sa démarche plus tard. Le clair de
lune inondait la pièce à travers la baie ouverte sur la
terrasse. Alex, debout et en peignoir, immobile,
contemplait la nuit.
– Alex… mou, énonça-t–elle timidement.
Il se retourna et la regarda comme s’il n’en croyait pas
ses yeux.
– Je suis là, dit-elle.
Elle dénoua son peignoir et le laissa glisser à terre, en
espérant qu’il ne la fuirait pas.
Il traversa la pièce, l’enveloppant de ses bras, prenant
sa bouche avec une passion presque sauvage. Elle se
cramponna à lui, mêlant ses doigts à sa chevelure, le
retenant contre elle. D’un mouvement impétueux, il la
porta jusqu’au lit, bascula avec elle et la prit.
Le plaisir les souleva presque aussitôt, et ils
demeurèrent l’un contre l’autre tandis qu’il murmurait en
grec des mots doux et rauques.
La réalité ne tarda pas à reprendre ses droits, et
Natasha eut honte de la violence de son désir. Il avait
attendu qu’elle le veuille. Et elle lui avait certes donné la
preuve qu’elle le voulait mais n’avait-elle pas aussi trahi
autre chose en se donnant avec cet emportement
désespéré ? Elle nicha sa tête contre son torse,
dissimulant sa gêne.
Il chuchota d’une voix enrouée :
– Matia mou, ma douce… Ne te cache pas. Ta joie
est aussi la mienne.
Il se mit à l’embrasser sensuellement et, comme elle
n’avait aucun motif de simuler l’indifférence, elle
commença à le caresser elle aussi, à explorer son corps
viril avec délices. Leur échange se renouvela,
passionné, et elle se remémora la dernière fois qu’ils
avaient fait l’amour.
Sauf que… cela n’était pas de l’amour, se rappela-t–
elle. Même si leurs corps se joignaient avec une intensité
extatique, ce n’était pas l’amour tel qu’elle le désirait –
de toute son âme. Si passionné que fût leur échange, ce
n’était qu’un assouvissement des corps.
Le plaisir prit cependant le dessus, et elle oublia tout
dans la tempête sauvage des convulsions qui les
secouaient, les précipitant dans l’au-delà des
sensations.
Ensuite, ils restèrent un long moment immobiles, leurs
corps imbriqués, en sueur, silencieux.
« Ne me quitte pas », pensa-t–elle, sans se rendre
compte qu’elle avait parlé à voix haute. Ce furent les
mots rauques et rieurs d’Alex qui lui en firent prendre
conscience :
– Je ne vais nulle part, ma belle…
Bien plus tard, il dit :
– Oserai-je te demander si je t’ai manqué un peu ?
– Je crois que tu connais déjà la réponse…
– Mais peut-être ai-je besoin de l’entendre de ta
bouche.
– Eh bien… oui, tu m’as manqué.
Et lui, son amour, pensa-t–elle, que dirait-il si elle lui
posait la même question ? Répondrait-il oui, ou
hésiterait-il parce qu’il aurait trouvé la consolation auprès
d’une autre – avant de lui dire un mensonge pieux ?
Alex, poussa un léger soupir, et roula sur elle,
l’emprisonnant de nouveau sous son poids.
– Enfin, souffla-t–il. Et maintenant, redis-le moi encore,
autrement qu’avec des mots, agapi mou.
13.
Elle prenait son petit déjeuner, le lendemain, lorsque
Alex apparut sur la terrasse, les cheveux encore
humides, juste vêtu d’un maillot de bain noir et d’une
chemise.
Il se pencha pour l’embrasser, lui effleurant la joue
avec la sienne.
– Je me suis réveillé sans toi, matia mou. Pourquoi ?
– J’ai pensé qu’il valait mieux retourner dans ma
chambre, dit-elle, intimidée, alors que son corps se
troublait déjà à cette caresse fugitive.
– A partir de maintenant, dit-il en s’asseyant et en
prenant la cafetière, tu partageras ma chambre. Je vais
donner des directives pour qu’on apporte tes affaires
chez moi.
– Non. Je t’en prie, Alex, ne fais pas ça.
– Pourquoi ?
– Eh bien… pour sauver les apparences. Si j’ai bien
compris, tes domestiques ne sont pas habitués à ce que
tu reçoives ici… des amies de sexe féminin, observa-t–
elle en se forçant à sourire.
– En effet, concéda-t–il après un silence.
Ils pensaient que seule sa future femme avait le droit
de dormir dans sa chambre, ajouta-t–elle en son for
intérieur.
Et ils avaient raison. Elle ne devrait pas dormir là. Ce
lit était un lit conjugal, il n’était pas destiné à une liaison
transitoire. Elle avait dit non, quand il lui avait demandé
sa main. Son inconscient devait savoir qu’elle l’aimait. Et
qu’elle ne pouvait pas supporter qu’il l’épouse par devoir
– parce qu’il avait pris sa virginité. Elle savait que ce
genre de lien mènerait à l’indifférence, voire au
ressentiment. Et cela aurait été un sort pire que la
mort…
– Il est préférable que nous restions discrets, donc,
reprit-elle.
– Je crains que ton arrivée au milieu de notre réunion
n’ait tout compromis de ce côté-là ! Mais si tu y tiens…,
soupira Alex.
Il ajouta avec un brusque sourire :
– Vais-je devoir te chuchoter après le repas : « Ta
chambre, ou la mienne ? » ?
Elle ne put s’empêcher de sourire, bien qu’elle
protestât :
– Je ne plaisante pas !
– Je sais. Et à l’avenir, je te rejoindrai pendant la nuit.
Je ne garantis pas que j’attendrai que tout le monde soit
endormi, ni que je partirai à l’aube. Et il va falloir que je
trouve aussi tout un tas de raisons pour être seul avec
toi, même en plein jour. Aujourd’hui, nous ferons de la
voile, je pense.
– Ce serait merveilleux, avoua-t–elle. Mais est-ce que
tu le pourras ? Tu es toujours si occupé…
– Ces derniers temps, j’ai mis les bouchées doubles
pour être avec toi, ma belle, et te donner toute l’attention
que tu mérites. Alors, nous oublions le reste du monde,
pour le moment.

***
Les jours ensoleillés s’écoulèrent, formant une
semaine, puis une autre, et une autre encore.
« Je ne vais nulle part », avait déclaré Alex. Et il tenait
parole.
Quand ils ne canotaient pas à bord du caïque le
Mariam, ils paressaient près de la piscine. Sur la plage,
Natasha fut bientôt initiée aux joies du surf et du ski
nautique, qu’Alex pratiquait avec brio. A son grand
étonnement, il s’avéra patient professeur, et elle
progressa vite. Iorgos était à la barre du bateau et, s’il
demeurait taciturne, il la gratifiait parfois d’un sourire
approbateur.
Elle découvrait bien d’autres choses sur l’homme
qu’elle aimait. Elle voyait un Alex plus détendu et plus
libre, qui chantonnait à mi-voix, lui tenait la main quand
ils marchaient ensemble, discutait avec elle, la taquinait,
lui réapprenait le grec. Il était l’homme de ses rêves.
Sauf sur le point le plus important…
S’il lui disait franchement son désir pour elle, au point
de la faire rougir, il ne parlait jamais d’amour.

***
Soudain, les choses changèrent, et elle n’en prit pas
tout de suite conscience.
L’amant décontracté céda la place à un homme
réservé, qui ne souriait plus. Parfois, Alex se montrait
abrupt. La nuit, elle le surprenait debout près de la
fenêtre, contemplant les ténèbres d’un air sombre.
De nouveau, il s’enfermait chaque jour dans son
bureau, et leurs repas étaient interrompus par des coups
de fil qu’il prenait en privé. Ils n’avaient plus de longs
moments de nudité sensuelle près de la piscine, de
crainte qu’un membre du personnel ne vienne apporter
un message urgent. Et leurs siestes langoureuses
appartenaient elles aussi au passé.
Un soir qu’il n’était pas venu la rejoindre au lit, comme
de coutume, elle sut avec une acuité douloureuse qu’elle
devait se préparer à la fin de leur liaison.
Quand il se joignit à elle au petit déjeuner, le
lendemain, elle s’aperçut qu’elle guettait le coup de
grâce.
– Natasha, lui dit-il sans préambule, je dois partir dans
la journée pour régler des questions en suspens. Est-ce
que tu aimerais faire un tour en bateau, ce matin, avant
que le temps ne se gâte ? ajouta-t–il en considérant le
ciel brumeux.
Redoutant cette balade en mer parce qu’elle était
sans doute la dernière, elle suggéra plutôt :
– Tu m’avais promis de me montrer l’endroit où vivait
thia Théodosia.
– Soit, dit-il après une hésitation. Si tu y tiens…
Ils prirent la jeep. Après avoir suivi un temps la route
principale, Alex s’engagea sur une petite voie latérale
peu utilisée, qui s’engageait à travers les oliveraies.
Quand ils émergèrent à découvert, il n’y avait devant eux
que la mer.
– Mais… ce n’est pas possible que ce soit ici,
murmura-t–elle. Il n’y a rien.
– Je t’avais prévenue, fit-il rudement.
– Enfin voyons, il y avait une maison, avant. On devine
la trace des fondations. Regarde ! fit-elle en mettant pied
à terre et en s’approchant des vestiges. Alors, que s’est-
il passé ?
Alex l’avait suivie, et répondit :
– La maison a été détruite.
– Comment ? demanda-t–elle, la gorge nouée.
– D’abord, avec des explosifs. Et puis les ruines ont
été déblayées. Jusqu’à ce qu’il ne reste rien. Comme tu
le constates.
– Comment as-tu pu faire ça ? demanda-t–elle, le
dévisageant, et ne découvrant en lui aucune trace de la
tendresse des jours écoulés. Est-ce que thia Théodosia
est au courant ?
– Oui, elle l’a toujours su.
– C’est horrible, murmura Natasha. Elle qui est si
bonne… Jamais elle ne ferait du mal à une mouche !
Alors, comment avez-vous pu détruire la maison à
laquelle elle tenait tant ? Quelle sorte de gens êtes-
vous ?
– Des êtres humains, répliqua Alex. Avec leurs défauts
et leurs failles, comme tous les autres. Capables de
haine, de jalousie et de vengeance. Ai-je jamais
prétendu le contraire ?
– Mais pourquoi ceci ? Cela n’a pas de sens…
– Je n’ai pas qualité pour répondre, dit-il au bout d’un
silence. Et ce n’est pas moi qui ai détruit cet endroit,
j’étais bien trop jeune alors. Bon, en as-tu assez vu ?
Elle acquiesça sans mot dire, la gorge nouée, au bord
des larmes, tandis qu’ils rentraient à la villa. Alors qu’elle
allait descendre de voiture, Alex dit à voix basse :
– C’était un endroit déserté. Il s’est passé des choses
bien plus affreuses, depuis que cette vendetta a
commencé.
– Tu ne me convaincras jamais de ça ! Seigneur !
Combien de temps cela va-t–il durer ? Ne peux-tu donc
rien faire pour y mettre fin ?
– Ce n’est pas impossible, énonça lentement Alex.
Mais tu détesterais peut-être ça encore plus.
– Sûrement pas ! Je… je ne peux plus rester ici.
– Dans cette maison ? Ou sur cette île ?
– Où que ce soit, dit-elle avec un frisson. Je trouvais
cet endroit si beau, si paisible…
« Grâce à toi, pensa-t–elle. Mais ce n’est plus qu’un
lieu de cauchemar. »
– A cause de toute cette violence insensée, ce n’est
plus pareil. Je veux m’en aller. Il faut que tu me laisses
partir.
– Où ?
– En Angleterre. Quand ton hélicoptère viendra te
chercher.
– Je ne suis pas près de regagner Athènes. Mais je
ferai venir le Séléné pour toi. Mac te mènera où tu
voudras. Je lui dirai que c’est urgent.
– Merci.
Ils s’entretenaient comme des étrangers, pensa-t–elle.
Comme s’ils n’avaient pas passé toutes ces nuits à se
noyer l’un en l’autre, dans le plaisir… Elle s’était donnée,
corps et âme, à un homme qu’elle ne connaissait pas…
– Natasha mou, murmura-t–il comme ils entraient
dans la maison, en posant une main sur son bras.
– Ne me touche pas, fit-elle en s’écartant, sans
pouvoir dominer un accent de panique.
Se reprenant, elle observa :
– Tu m’as dit une fois que tu aimais les… séparations
à l’amiable. Mais ce ne serait pas possible entre nous.
Pas maintenant. Et peut-être bien jamais.
– Oui, dit-il, lugubre. Je crois que tu as raison. Etait-ce
vraiment si terrible d’être avec moi, matia mou ?
– C’était… intolérable, lâcha-t–elle.
Et elle s’éloigna sans se retourner.

***
Elle fut réveillée en sursaut par le bruit de l’hélicoptère
et, le cœur serré, l’écouta décroître dans le lointain. Il
était trop tard maintenant, pour courir vers Alex et lui
dire : « Je t’aime. »
Elle savait d’avance que ça ne durerait pas
longtemps, avec lui, songea-t–elle. Qu’il se lassait vite
des femmes. Mais elle s’était laissée piéger par son
bonheur…
Cependant, même si leur liaison n’avait pas atteint
son terme, elle aurait quitté Alex. Les actes qu’il avait
commis étaient ineffaçables à ses yeux. S’il n’avait pas
contribué à la destruction de la maison de thia
Théodosia, il avait cependant poursuivi la vendetta, sans
relâche, jusqu’à détruire le clan Papadimos – et elle-
même.
Elle devait maintenant se reconstruire de son mieux.
Survivre.
Comme elle se levait, elle aperçut son passeport sur
la table de chevet. Alex avait dû le poser là. Il l’avait donc
vue endormie, bouffie de larmes, épuisée d’avoir le
cœur brisé ! Elle n’avait même pas pu lui cacher la
vérité, après tout, pensa-t–elle, abattue à l’idée qu’il
connaissait son secret.
L’attente du Séléné fut bien longue à ses yeux ! Le
troisième jour, à la plage, alors qu’elle passait un caftan
turquoise sur son Bikini, le bruit de l’hélicoptère la fit
tressaillir. Son cœur se mit à battre la chamade, et elle
s’élança. Sur la terrasse, Zéno se portait déjà à sa
rencontre.
– Kyrios Mandrakis est ici, thespinis, énonça-t–il, l’air
inquiet. Il vous attend dans le salon.
Le sourire de Natasha s’effaça dès qu’elle fut dans la
pièce. Un grand homme aux cheveux blancs était là,
appuyé sur une canne à pommeau d’argent.
La ressemblance parlait d’elle-même. Pour la
première fois de sa vie, elle était face à Petros
Mandrakis.
14.
– Ainsi, dit-il, vous êtes la femme qui a tourné la tête
de mon fils, et lui a fait oublier ce qu’il doit à son nom. Je
suis… surpris.
– Non moins que je ne l’ai été moi-même, kyrie,
répondit-elle. Et croyez bien que j’ai hâte d’oublier cet
épisode.
Il inclina la tête, sans sourire.
– Là-dessus, nous sommes d’accord. Il a, du moins,
eu le bon sens de conduire votre liaison avec une
certaine discrétion. Nous espérons donc éviter le
scandale. Mais… vous ne pouvez rester ici.
– Je sais. Je pensais partir plus tôt. Il… avait promis
d’envoyer le Séléné. Je… je l’attends toujours…
– Les plans ont été changés. Le Séléné est
réquisitionné dans un autre but.
Petros Mandrakis hésita, comme s’il cherchait ses
mots. Il continua cependant :
– Il amène des invités particuliers à Alyssos, thespinis.
Alexandros m’a convaincu de mettre un terme à cette
vendetta avec un mariage en bonne et due forme entre
nos deux familles.
Natasha se figea. Il lui semblait soudain que son
interlocuteur était très loin. Mais ses paroles
l’atteignaient avec clarté.
– J’ai donc persuadé Mme Papadimos de me rendre
visite ici, et d’amener sa fille. Nous espérons que kyria
Irini acceptera cette nouvelle relation, et peut-être même
la jugera bonne, une fois remise de son choc initial.
Non… Oh ! Seigneur, non ! songea Natasha, glacée et
brûlante tout à la fois. Pas ça ! Alex et Irini, liés par un
mariage de convenance. La haine d’Irini et l’indifférence
d’Alex réunies. Comment était-ce possible ?
Elle avait toujours su qu’Alex épouserait une
« héritière convenable ». Et elle s’était efforcée
d’accepter l’inévitable. Mais, même dans ses pires
cauchemars, jamais elle n’aurait imaginé qu’il prendrait
Irini pour femme !
Quand elle lui avait demandé de mettre fin à la
vendetta, il l’avait avertie que la solution lui déplairait
peut-être plus que le problème. Elle n’avait pas supposé
une seconde qu’il envisageait un expédient aussi
cynique !
Et comment thia Théodosia pouvait-elle contempler
une telle union ? Elle voulait qu’elle soit heureuse. Elle
souhaitait forcément la même chose pour Irini ! se dit-
elle.
– Mme Papadimos revient ici après ce qui s’est
produit ? dit-elle en s’efforçant de rester calme. Vous me
stupéfiez.
– Oh ! oui… Alexandros a dit que vous aviez tenu à
voir la maison. Ce qui s’est passé là-bas était…
déplorable. Mais tous les souvenirs de kyria Théodosia
à Alyssos ne sont pas aussi douloureux.
– Pourrai-je la voir, rien qu’un instant ?
– Ce ne sera pas possible, étant donné les
circonstances. Votre présence serait malencontreuse,
Alex est le premier à le souligner. Les négociations sont
à un stade délicat. J’espère, et je crois qu’elles
aboutiront lors de cette visite.
– Oui, oui, bien sûr, murmura-t–elle dans un état
second.
– J’ai pris des dispositions pour que vous séjourniez
chez des amis qui habitent de l’autre côté du port.
Alexandros affirme qu’ils ne sont pas au courant de
votre… relation irrégulière. Ils croient que vous êtes une
amie de notre famille. C’est à ce titre qu’ils vous
reçoivent, pour me faire plaisir.
Petros Mandrakis ajouta d’un ton bonasse :
– Mon fils ne pourra sans doute pas venir vous voir de
sitôt. Il doit aider kyria Irini à s’adapter, et ne pourra se
consacrer à des distractions… si charmantes soient-
elles.
Mais que racontait-il ? se demanda Natasha.
S’imaginait–il vraiment qu’elle était encore avec Alex, et
qu’elle accepterait de rester sa maîtresse pendant qu’il
faisait sa cour ?
Elle eut un élan de pitié pour Irini, qui n’avait jamais
réussi à obtenir l’affection de son père, et n’allait sans
doute pas connaître un meilleur sort près de son mari.
Elle ne la ferait pas souffrir plus qu’il ne fallait, se jura-t–
elle. Quand Alex entrera en scène, elle serait partie
depuis longtemps.
Elle souhaita, de toutes ses forces, qu’Irini ne vienne
jamais à savoir que son époux avait partagé son lit avec
sa sœur adoptive tant détestée.
Tranquillement, elle déclara :
– Vous vous méprenez. Mes accointances avec votre
fils sont terminées, et je n’ai nulle intention de le revoir.
Petros Mandrakis parut sceptique. Sortant une
enveloppe de son veston en lin, il déclara :
– Je crois qu’Alexandros voit les choses différemment.
Il m’a prié de vous remettre cette lettre. Vous feriez
mieux de la lire avant de tirer une conclusion définitive.
Natasha la prit sans mot dire. Ses tourments avaient
commencé avec une lettre, une autre lettre y mettait fin,
pensa-t–elle.
Après cet entretien, tout alla très vite. Ses bagages
furent entassés dans la jeep, elle passa une jupe en lin
crème et un haut noir sans manches pour être conduite
chez les Phillipos. Alors que Zéno démarrait, elle vit que
Petros Mandrakis les regardait s’éloigner depuis le
perron, sourcils froncés.
Il voulait être sûr qu’elle s’en allait avant que ses invités
arrivent, pensa-t–elle.
Bien que le port ne fût qu’à un quart d’heure de route,
Zéno s’inquiéta de ce qu’elle n’avait pas de chapeau
pour se protéger du soleil. Elle le rassura en souriant, en
s’efforçant de paraître calme et détachée. « Je
survivrai », pensa-t–elle avec force. Même si elle se
sentait ravagée, rejetée, et si le fait que thia Théodosia
ne voulait pas la voir augmentait son désespoir.
Alors qu’ils entraient dans la ville, elle entendit la
sirène du ferry, sur le point de partir. Selon Josefina, il
commençait son périple dans l’archipel par l’île de
Naxos où, selon la légende, Thésée avait abandonné
Ariane.
Soudain, Natasha se redressa, traversée d’une idée
fulgurante. Elle avait son passeport, son portefeuille, son
billet de retour non utilisé. Elle pouvait très bien gagner
Naxos, et de là, prendre un avion pour Athènes, puis le
Royaume-Uni.
Elle jeta un coup d’œil vers Zéno. Il ronchonnait parce
que leur progression était bloquée par une charrette,
abandonnée par le conducteur de l’âne qui la menait.
Prétextant des maux de tête, elle mit pied à terre et
gagna la pharmacie sans lui laisser le loisir de
protester.
Elle en ressortit un moment plus tard, scrutant la rue.
Le propriétaire de la charrette était de retour, et avait
une vive altercation avec Zéno. Profitant de l’aubaine,
elle s’élança dans une des ruelles tortueuses qui
menaient au port.
Lorsqu’elle déboula au pas de course devant le ferry,
deux hommes s’apprêtaient à retirer la passerelle. Elle
leur hurla d’arrêter et, la voyant, ils la laissèrent monter
avec un large sourire. Un instant plus tard, elle était
assise, encore haletante, tandis que le ferry faisait route
vers Naxos.
Elle sortit de son sac la lettre d’Alex, qu’elle n’avait
pas lue, et la déchira en morceaux. Puis, les jetant par-
dessus bord, elle les regarda se disperser en pensant
que c’était fini, qu’elle pouvait recommencer sa vie. Sans
lui.

***
L’entrevue avec Neil avait été dure. Il lui avait jeté des
mots amers, insultants même, avant de claquer la porte.
Ni lui ni personne ne connaîtrait jamais l’exacte vérité,
pensa Natasha, bouleversée, en se laissant tomber sur
le canapé après leur explication houleuse – une semaine
après son retour à Londres.
Même Molly, qui n’avait pu cacher son désarroi en
voyant ses traits tirés et son regard hanté, ne connaissait
qu’une version expurgée des faits. « Je suis tombée
amoureuse, lui avait-elle dit. J’ai eu une liaison folle et
brève. Mais c’est heureusement terminé, j’ai repris mes
esprits. »
Natasha s’était contrainte à sourire. Et elle se
persuadait à toute force qu’il valait mieux que son amie,
toute à son futur mariage, ne se doutât pas de son
désespoir.
Quand la sonnette de l’appartement retentit, elle
tressaillit. Neil, pensa-t–elle. Encore ! Pour s’excuser, ou
se déchaîner de plus belle. Elle n’avait aucune envie
d’ouvrir ! Mais, la sonnette tintant de façon obstinée, elle
se leva avec un soupir et, nouant son peignoir, se résolut
à le faire entrer.
– Kalispera, lâcha laconiquement Alex, en pénétrant
dans l’appartement.
Eberluée, elle le suivit dans le salon.
– Mais qu’est-ce que tu fais ici ? Qu’est-ce que tu
veux ?
– Toi, répliqua-t–il. J’ai traversé toute l’Europe pour te
trouver.
– Tu n’aurais pas dû te donner cette peine ! Je suis
venue ici pour m’éloigner de toi. Alors, je t’en prie, va-
t’en.
– Pourquoi ? Attends-tu le retour de ton précédent
visiteur ? lui assena-t–il, en la déshabillant du regard. Si
c’est ça, tu risques une déconvenue, agapi mou. Il
n’avait pas l’air tenté de revenir sur ses pas. D’ailleurs, tu
n’as jamais été sienne. Tu n’es qu’à moi, acheva-t–il plus
doucement.
– Plus maintenant. Alors, qu’es-tu venu faire ici ?
– Parler.
Il ôta son veston et dénoua sa cravate.
– Puis-je m’asseoir ?
– Comment t’en empêcherais-je, puisque tu n’as pas
la décence de t’en aller ?
– Ne veux-tu pas t’asseoir près de moi ? dit-il en
tapotant le coussin du canapé.
Elle se remémora en tremblant les soirées passées
auprès de lui sur le divan d’Alyssos, la tête blottie au
creux de son épaule…
– Non ! refusa-t–elle, farouche.
– Même si j’affirme que tu n’as rien à craindre ? J’ai
juré de ne te… rudoyer d’aucune manière.
Elle lui répondit par un silence. Puis elle tira une
chaise le plus loin possible du canapé, et s’assit,
ramenant étroitement autour d’elle les pans de son
peignoir.
– Pourquoi t’es-tu enfuie, matia mou ? Les amis de
mon père sont bons. Ils t’auraient bien accueillie. Je te le
disais dans ma lettre.
– Pas s’ils avaient su qui j’étais réellement. J’ai
préféré retourner vers mes propres amis.
– En laissant ce pauvre Zéno dans le désespoir ? Il t’a
cherchée partout, jusqu’à l’hôpital, avant de comprendre
que tu avais pris le ferry. Quand il m’a averti, je venais de
débarquer du Séléné avec nos visiteuses. Je ne pouvais
rien sur le moment. Je venais d’amadouer mon père au
sujet de notre liaison, et je lui avais promis de le soutenir
dans ses projets. Je ne pouvais pas lui faire défaut alors
qu’il avait grand besoin de moi. J’ai juste pu alerter
quelqu’un à Naxos pour être prévenu si tu prenais l’avion.
Ces quarante-huit heures ont été affreuses. J’ai cru que
tu avais disparu pour de bon.
– Continue à le croire, riposta-t–elle. Mais je n’ai pas
voulu causer du tourment à Zéno. Présente-lui mes plus
profondes excuses lorsque tu le reverras.
– Pourquoi n’as-tu pas attendu que je te rejoigne ? Tu
connaissais le problème.
– Oui, vos délicates négociations ! J’espère qu’elles
se sont conclues avec succès.
Il eut un sourire et un haussement d’épaules piteux.
– En partie, oui. Et c’est l’une des raisons de ma
présence ici, agapi mou. Je suis venu t’inviter à une
noce.
Un instant, Natasha resta muette. Puis elle laissa
échapper d’une voix rauque :
– C’est horriblement cruel…
– Ah, fit-il tranquillement. Mais tu dois y être habituée,
au vu de notre ultime rencontre. Alors, puis-je avoir ta
réponse ?
– Je dois déjà assister à un mariage. C’est bien
suffisant. Ma réponse est… non.
Alex la dévisagea d’un air songeur.
– Thia Théodosia sera bouleversée, si tu te tiens à
l’écart.
– Cela m’étonnerait. Elle ne voulait pas que je sois
présente pendant les négociations, lui répliqua-t–elle,
heureuse de juguler sa propre souffrance à l’aide de sa
colère. Bien sûr, il fallait tenir compte des sentiments
d’Irini. Mais si tu t’imagines qu’elle aura tout pardonné si
je viens au mariage, détrompe-toi. Je peux te garantir
que non !
Elle continua en redressant fièrement le menton :
– Et où m’assiérais-je ? Y a-t–il un recoin spécial,
dans les églises, pour les maîtresses que le fiancé a
mises au rebut ? Si oui, il sera bien assez encombré
sans moi !
– Natasha, tu es injuste. Mon père a aimé deux
femmes dans sa vie. L’une était ma mère. Et l’autre,
Théodosia Papadimos, qu’il compte épouser le mois
prochain à Alyssos. Ainsi que tu le sais parfaitement.
Voyant son air abasourdi, Alex fronça les sourcils.
– Qu’est-ce qu’il y a ? Mon père t’a bien remis ma
lettre, n’est-ce pas ?
– Oui, murmura-t–elle d’une voix presque inaudible.
Mais je ne l’ai pas lue. Je… je l’ai jetée.
– Pourquoi, au nom du ciel ? s’écria-t–il, incrédule.
– Parce que tu allais épouser Irini. Ton père me l’avait
dit, mais je n’ai pas supporté l’idée de le voir écrit noir
sur blanc, avoua-t–elle, se levant soudain, le visage
d’une blancheur de craie. C’est ce que tu voulais
entendre ? Tu es content ?
– Natasha mou, murmura-t–il avec douceur, tu dois
bien savoir que le mariage entre frère et sœur est
illégal.
– Frère et sœur, énonça-t–elle d’un air interdit. Mais
de quoi parles-tu ?
Il lui tendit la main.
– Allons, viens t’asseoir près de moi. Que je te raconte
ce qui se trouvait dans ma lettre. Sur les origines de la
vendetta.
Lentement, elle vint s’asseoir sur le canapé, en
conservant ses distances. Le regard brun d’Alex se riva
sur elle.
– Imagine, lui dit-il, un homme et une femme, déjà liés
par l’amitié. Il est veuf ; elle est négligée par son époux et
solitaire. Ils tombent amoureux dans un lieu qui devient
leur sanctuaire, et désirent se marier. Elle demande à
son mari, avec lequel elle n’a plus rien en commun, un
divorce. Il refuse. Il la menace de ne plus jamais lui
laisser voir ses deux jeunes fils si elle l’humilie en le
quittant. Il exige même qu’elle revienne avec lui bien
qu’elle porte l’enfant de son amant.
– Oh ! seigneur ! murmura Natasha. C’est
impossible… ça ne peut pas être vrai…
– Si. Elle refuse, affirmant que son amant luttera avec
elle pour obtenir la garde de ses enfants. Mais, en allant
la voir, il est victime d’un accident de voiture, dont le
responsable prend la fuite. Il est grièvement blessé.
Pendant ce temps, la maison où elle a connu le bonheur
est détruite. Rasée. Elle n’a pas d’autre choix que de
regagner le foyer conjugal.
D’une voix étouffée, Natasha balbutia :
– Tu… tu veux dire que… c’est thios Basilis qui a
commis toutes ces horreurs ? Oh ! non ! C’est trop
affreux !
– Si tu doutes de ma parole, matia mou,
Mme Papadimos te confirmera elle-même ces faits.
Un moment, Natasha resta songeuse.
– C’est inutile, soupira-t–elle enfin. Ce que tu
m’apprends explique bien des choses que je ne
comprenais pas. Que j’acceptais mal. Mais que je
n’examinais pas de près parce que… thios Basilis…
était très bon avec moi.
– Tu as pris la place de la fille qu’il ne pouvait aimer.
– Il n’est pas surprenant qu’Irini me haïsse, fit-elle,
amère.
– Elle ne te détestera pas toujours, affirma Alex,
prenant ses mains entre les siennes. La vérité lui a
causé un grand choc, et elle a d’abord réagi comme
nous le craignions. C’est pour ça que j’ai voulu t’éloigner
d’elle. Je ne voulais pas qu’elle t’agresse encore, ou
pire ! Au début, elle a réagi avec violence… contre elle-
même, contre tout le monde. Même sa mère. Mais elle
va mieux, et comprend qu’elle a maintenant un père qui
l’accepte et qui l’aime.
– Et un frère qui sera bon avec elle, ajouta Natasha. Et
ton père et thia Théodosia se sont enfin retrouvés. C’est
merveilleux… Est-ce que Stavros et Andonis savent
aussi ?
– Kyria Théodosia dit que son mari lui a épargné cette
humiliation. Ils croient encore que la vendetta a pour
origine une querelle d’affaires, comme j’en étais
convaincu voilà quelques années. Irini gardera son nom
et, aux yeux du public, papa ne sera qu’un beau-père
affectueux.
Alex eut un léger sourire, et ajouta :
– Quand elle sera tout à fait calmée, nous lui
trouverons un bon mari.
– Son avenir est donc scellé, lâcha Natasha d’un ton
qui se voulait léger. Elle n’a aucune échappatoire,
contrairement à moi.
– Veux-tu vraiment fuir, pedhi mou ?
– Bien sûr. C’est pour ça que je suis revenue vers ma
vraie vie, vers mon monde.
– Mais tu ne retrouves ni ton petit ami ni ta meilleure
amie. Ne seras-tu pas un peu solitaire ?
« Pas aussi solitaire qu’en t’aimant sans espoir ! »,
faillit-elle s’écrier.
Elle le ressentait d’autant plus durement qu’Alex était
près d’elle – si proche qu’elle sentait son odeur
évocatrice… Elle se hâta de détourner le cours de ses
propres pensées.
– Iorgos t’attend dehors ?
– Non, il est à Athènes, il a un nouveau job chez nous.
J’ai persuadé papa que je n’ai plus besoin d’un chien de
garde.
– Mac dit que tu as reçu des menaces, à une certaine
époque.
– Oui, il y a trois ans, juste après t’avoir vue à
l’ambassade ; quand j’ai défié la colère de mon père en
écrivant à kyrios Papadimos, pour lui demander
l’autorisation de te faire officiellement la cour pour
t’épouser.
– Tu… tu as demandé ça à thios Basilis ? Mais
pourquoi ?
– Parce qu’il m’a suffi d’un regard, agapi mou, pour
tomber amoureux de toi. C’était aussi incroyable et aussi
simple. J’ai quitté la soirée dans un état second, et j’ai
dit à papa que j’avais rencontré la femme de ma vie. Il
s’est illuminé. Mais quand il a su qui tu étais, il a cessé
de sourire et m’a interdit de songer à toi.
Nous nous sommes disputés. J’ai quand même écrit
ma lettre, et j’ai encore aujourd’hui la réponse que j’ai
reçue dès le lendemain. Kyrios Papadimos m’avertissait
que si le… l’infâme voyou coureur de jupons engendré
par mon père osait encore poser ses yeux sur son
innocente fille, il me ferait rouer de coups, et qu’après
ça, je ne pourrais plus jamais honorer une femme, ni
engendrer d’enfants.
– Il a écrit ça ? Oh ! mon Dieu ! Comment a-t–il pu ?
– Il y a eu pire, grimaça Alex. Il ajoutait que ce qui était
arrivé à mon père ne serait rien en comparaison. Il me
laissait donc savoir que l’accident n’était pas un hasard,
qu’on l’avait délibérément heurté…
– Seigneur !, souffla Natasha, tremblante et atterrée.
– J’ai compris qu’il ne pouvait s’agir d’une rivalité
d’affaires. J’ai montré la lettre à papa, qui m’a tout
raconté. Il m’a laissé entendre que tu étais perdue pour
moi, et que je devais t’oublier. Je… j’ai un peu perdu la
tête, avoua Alex. Je considérais qu’il me volait mon
bonheur. Je lui ai dit que je le haïssais, que je ne lui
pardonnerais jamais. Et il m’a regardé avec des larmes
dans les yeux, en soupirant : « Crois-tu que je pourrais
me pardonner moi-même ? »
Alex marqua une pause. Ensuite, il reprit :
– A dater de là, Iorgos est devenu comme mon ombre.
Et c’est uniquement après la mort de kyrios Papadimos
que j’ai pu penser de nouveau à toi. Tu conservais des
attaches en Grèce et j’espérais te revoir… d’autant que
ta famille avait des difficultés. Quand tes frères ont
suggéré de cimenter un accord financier par notre
mariage, j’ai cru décrocher la lune ! Je te voulais
tellement ! J’ai jeté la prudence aux orties. J’ai fait
redécorer le Séléné pour notre lune de miel, et lancé des
travaux à la villa, en me disant que ce serait notre refuge.
Je n’en avais que pour mon rêve. Mon rêve de toi,
Natasha mou, ma déesse du clair de lune.
De nouveau, il marqua un temps d’arrêt. Puis reprit :
– Là-dessus, j’ai reçu l’autre lettre. Mon rêve s’est
écroulé. J’étais révulsé, anéanti. C’était comme si je te
perdais une deuxième fois. Je comprenais aussi que tes
frères allaient renier leurs engagements, et cela m’a mis
très en colère. Je me suis souvenu de ton apparition à la
piscine, et j’ai décidé d’accepter tes faveurs sexuelles.
D’en profiter aussi longtemps que j’en aurais envie.
Au lieu de ça, j’ai découvert ton innocence. Mais,
j’avais beau me haïr pour ce que j’avais fait, je n’ai pas
pu te laisser partir. Et le premier soir, sur le Séléné,
quand je t’ai vue toute en blanc, j’ai eu l’impression
d’être face à l’adorable fiancée de mes rêves. C’était
comme si un grand vide venait d’être comblé dans ma
vie. Alors, je t’ai demandé de m’épouser.
– Mais… tu n’as rien dit de tel, murmura-t–elle d’une
voix tremblante. Tu as juste parlé de t’amender… et du
fait que je pouvais être enceinte. Tu as aussi affirmé que
tu ne voulais pas que tes maîtresses tombent
amoureuses de toi.
– Pour me protéger ! Je croyais que tu me détestais.
Chaque fois que je tentais de me rapprocher, tu me
repoussais. Même sur l’île, où nous avons été si heureux,
j’étais convaincu que tu ne voulais que nos échanges
sensuels, pas mon amour. Et quand tu as déclaré qu’il
t’était « intolérable » d’être avec moi, j’ai perdu espoir…
D’une voix rauque, Natasha répondit :
– Pendant trois ans, je me suis souvenue de la
manière dont tu m’avais regardée. J’ai pensé à toi, rêvé
à toi. Mais j’avais si peur de ne devenir qu’une de tes
partenaires au lit. Une parmi tant d’autres… C’est ça que
je ne supportais pas.
– Je ne suis pas un saint, matia mou, mais je te jure
que j’ai été plus sélectif qu’on ne le prétend !
Se laissant glisser à genoux devant elle, Alex énonça
lentement :
– Je t’ai appartenu dès la première nuit, Natasha. Et tu
as toujours été mienne. Tu es la femme de ma vie, mon
seul amour. Alors, m’accepteras-tu pour époux, ma
douce ? plaida-t–il en l’enlaçant. Allons-nous cicatriser
les blessures du passé ?
– Oh ! Alex… mon chéri. J’étais si malheureuse sans
toi ! Et je t’aime tant ! Plus que tu ne le pourrais croire…
Se relevant alors, et l’amenant contre lui, il l’embrassa
avec une ineffable tendresse. Enfin, il annonça :
– Et maintenant, tu dois te préparer. J’ai promis à
Mme Papadimos que je t’amènerai à elle.
– Elle est à Londres ?
– Pour acheter sa robe de mariée. Et t’aider à choisir
la tienne. Et… être ton chaperon, ajouta-t–il, songeur.
Elle et papa veulent bien passer l’éponge sur ma
conduite avec toi à condition que je me comporte
« comme il faut » jusqu’à notre mariage. Donc, tu l’auras,
ta cour, agapi mou !
Se hissant sur la pointe des pieds, Natasha
l’embrassa sur les lèvres.
– Une cour très brève, j’espère, kyrios Alexandros.
Il rit.
– Honteusement courte, kyria Natasha ! Je t’en donne
ma parole. Et quand je t’aurai à moi, je te protégerai
pour toujours.
– Je sais, mon très cher amour, murmura-t–elle avec
un regard embué. Je sais.

Vous aimerez peut-être aussi