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LINDA HOWARD

Pas de robe blanche pour la mariée


1.

— Constantinos est arrivé ce matin à Londres. Jessica releva


la tête et adressa un sourire amusé à Charles.

— Bravo, mon cher, vous aviez raison, comme d'habitude...

Ainsi Nikolas Constantinos était sorti du bois après qu'elle


avait fait pression contre lui au cours du vote de la Con Tech.
Vingt-quatre heures après son coup d'éclat, il débarquait à
Londres. Nikolas Constantinos...PDG et principal actionnaire de
la « Con Tech », un des milliardaires grecs les plus puissants, et
aussi impitoyable en affaires qu'irrésistible auprès des femmes,
à ce que l'on disait...

Bien sûr, elle aurait pu accepter l'offre publique de rachat de


« Con Tech », mais au cours de leurs trois années de mariage
Robert, son époux, lui avait appris à ne jamais céder à la
pression. Jessica n'avait pas trouvé très claires les raisons de
cette fusion et son vote avait finalement emporté la majorité —
de justesse. Charles l'avait pourtant prévenue qu'elle courait au-
devant des ennuis... C'est justement à cet instant qu'il vint
interrompre le cours de ses pensées.

— Attention, Jessica, cet homme est parfaitement capable


de faire perdre leur travail à vos amis. Les banques risquent
d'arrêter brusquement de travailler avec vous. Vous pourriez
même découvrir des complications inattendues pour retenir des
places d'avion ou faire réparer votre voiture. Comprenez-vous
maintenant?

— Mon Dieu, Charles, vous parlez sérieusement?

— Très. Constantinos est un barbare et il ne recule devant


rien. Il vous offrira de racheter vos parts à un prix très
raisonnable. Je vous conseille fortement d'accepter.
— Mais Robert m'a confié ces actions!

— Il est mort, Jessica. Il n'est plus là pour vous protéger.


D'accord, l'opération que vous avez menée a été accomplie de
main de maître et dans les règles de l'art. Mais je connais
Constantinos : cela l'irritera au plus haut point.

Jessica le regarda d'un air rêveur et Charles se mit à rire.


Elle paraissait toujours tellement détendue, détachée de tout,
sans jamais se départir d'une efficacité aimable qui réduisait les
problèmes les plus complexes à de simples incidents de
parcours. Charles admirait Jessica. Elle éveillait chez lui un
sentiment presque paternel et il refusait de la voir souffrir, la
mort de Robert l'avait déjà suffisamment éprouvée.

Le téléphone sonna. Jessica décrocha avec les gestes


gracieux et mesurés d'une jeune chatte bien élevée. Sa bonne
éducation et son solide équilibre lui permettaient de toujours
présenter cette apparence de calme et de douceur.

— Allô?

— Madame Stanton, je vous prie.

C'était une voix masculine, froide et impersonnelle, avec


une pointe d'accent étranger.

— Elle-même.

— Ici le secrétaire de M. Constantinos. Il aimerait vous


rencontrer cet après-midi. Trois heures et demie vous
conviendrait?

— Trois heures et demie?

Elle jeta un coup d'œil à sa montre qui marquait deux


heures.

— Merci, madame Stanton. M. Constantinos vous attend.


L’interlocuteur de Jessica raccrocha et elle fixa l'écouteur
d'un air incrédule.

— Mais...

— Constantinos? interrogea Charles en classant


distraitement des papiers.

— Son secrétaire. Je suis convoquée pour être présentée à


Son Altesse à trois heures et demie !

Charles lui lança un regard ironique.

— Alors dépêchez-vous.

— Mais je trouve ces manières tout à fait brutales et


grossières, je...

— Vous irez. Maintenant je dois partir mais je vous


téléphonerai plus tard.

Jessica le toisa, indignée, et le raccompagna à la porte sans


un mot. Puis elle se précipita au premier étage et prit une
douche en vitesse. Le temps pressait, mais elle n'arrivait pas à se
décider sur la tenue à adopter. Après de longues hésitations, elle
finit par choisir une longue robe en jersey beige et chaussa des
escarpins à très hauts talons pour se vieillir un peu.

Petite et menue, elle paraissait à peine seize ans si elle n'y


prenait garde. Mais un maquillage léger, et des vêtements bien
coupés, de préférence un peu sophistiqués, l'aidaient à se forger
une apparence plus respectable. Ses longs cheveux d'un blond
doré, dont elle faisait généralement une tresse qu'elle enroulait
en chignon sur la nuque, mettaient en valeur son visage d'une
pureté toute classique, avec son ovale parfait, son front régulier
légèrement bombé, son petit menton rond bien dessiné et son
nez absolument droit. Mais cette beauté n'avait rien de froid,
grâce à une bouche charnue un peu boudeuse, et surtout des
yeux verts aux longs cils et aux sourcils sombres qui faisaient un
contraste surprenant avec la couleur, de sa chevelure. Si elle
savait apprécier l'harmonie de ses traits, elle n'avait en revanche
nullement conscience d'être une femme désirable. Quand
Robert l'avait prise en charge, elle était encore une enfant,
timide et méfiante, et il l'avait transformée en une adulte
responsable. Cependant, leurs relations étaient toujours
demeurées parfaitement chastes, et elle était à vingt trois ans
aussi intacte qu'à sa naissance.

Avant de s'en aller, Jessica jeta un coup d'œil à sa chienne


Samantha qui était sur le point de mettre bas et dormait
tranquillement sur son lit. Elle caressa avec tendresse les flancs
gonflés, prit son sac et rejoignit sa voiture, une jaguar verte dont
elle aimait les lignes élégantes et la puissance tranquille.

A trois heures vingt-neuf elle se garait devant le building de


la « Con Tech ». A trois heures trente, on la conduisait dans
l'antichambre royale du PDG, Constantinos en personne.

Un jeune homme mince, très brun, se leva pour l'accueillir


et s'avança sur le parquet ciré.

— Bonjour, je suis madame Stanton.

— Ah oui, asseyez-vous, je vous en prie, Monsieur


Constantinos va vous recevoir.

Jessica s'installa dans un fauteuil en cuir fauve, croisa ses


jolies jambes et s'absorba dans la contemplation d'une
lithographie de Klee, juste en face d'elle. Dix minutes plus tard,
le téléphone bourdonna et le secrétaire décrocha vivement.

— Oui, monsieur. Bien, monsieur.

Puis il se leva, saisit un dossier sur une des étagères et


disparut dans le sanctuaire pour réapparaître presque aussitôt.
Un quart d'heure plus tard, Jessica décroisa tranquillement ses
jambes et se leva. Le visage du secrétaire prit un air à la fois
interrogateur et dédaigneux.
— Excusez-moi, mais j'ai un autre rendez-vous. Dites à M.
Constantinos de me rappeler.

Ses propos parurent outrager son vis-à-vis.

— Vous ne pouvez pas partir comme ça...

— Bien sûr que si, le coupa-t-elle en ouvrant la porte. Au


revoir, monsieur.

Une fois dans sa voiture elle prit deux ou trois grandes


inspirations pour se calmer. Lors de son mariage avec Robert,
elle avait appris à faire face à la médisance et aux insultes.
Depuis lors, elle s'était dicté une ligne de conduite très stricte
destinée à forcer le respect de ses adversaires. Et elle s'y tenait,
quoi qu'il puisse lui en coûter.

Jessica mit le contact et décida d'aller rendre visite à sa


voisine, Sallie Reese, qui tenait une boutique de mode juste à
côté de Piccadilly. Elle pourrait l'aider à faire la fermeture, et
par la même occasion, jeter un coup d'œil à la nouvelle
collection de robes du soir... Car si Jessica ne fréquentait pas les
salons de beauté et n'aimait pas particulièrement les bijoux et
les fourrures, elle avait un faible avoué pour les vêtements.
C'était Robert qui lui avait appris à s'habiller, se rappela-t-elle
avec mélancolie. Mon Dieu, comme il lui manquait! Au moins,
elle était heureuse d'avoir apporté un peu de chaleur et de
jeunesse aux dernières années de sa vie.

— Quelle journée, soupira Sallie. Je n'ai pas arrêté. Elle


compta les billets de banque et les chèques avant de fermer sa
caisse.

— Les affaires marchent de mieux en mieux. Bientôt, ce sera


la richesse!

Jessica sourit. Elle avait rencontré ses amis Sallie et Joël


Reese lors de son déménagement. A la mort de Robert, en effet,
elle avait décidé d'abandonner le luxueux appartement avec
terrasse occupant tout le dernier étage de l'immeuble qu'ils
habitaient. A la place, elle avait acheté une vieille maison
victorienne divisée en deux parties. Dans l'une des deux vivaient
Sallie, Joël, et leurs deux jumelles, Patricia et Pénélope. Et
Jessica s'était installée dans l'autre.

Jessica était devenue l'amie du couple et elle s'était bien vite


rendu compte qu'ils avaient du mal à joindre les deux bouts:
quoique Joël travaillât comme avocat dans un grand cabinet,
son salaire ne suffisait pas, à lui seul. Comme Sallie rêvait d'une
boutique de mode, Jessica lui avait avancé les fonds nécessaires
et tout s'était arrangé le mieux du monde. Sallie était
maintenant enceinte d'un troisième petit Reese et, malgré sa
fatigue, resplendissait de bonheur.

Ce vendredi soir, les jeunes femmes allèrent récupérer les


deux petites à la crèche avec la voiture de Jessica avant de
rentrer chez elles. Sallie invita Jessica à dîner, mais la jeune
femme déclina gentiment son offre, désireuse de ne pas
s'imposer chez ses amis et de respecter leur climat familial.

A l'instant où elle rentrait chez elle, le téléphone sonna.


Jessica s'arrêta un instant pour saluer Samantha affalée sur le
sofa, et décrocha.

— Madame Stanton à l'appareil.

— Madame Stanton, c'est Nikolas Constantinos, dit une


belle voix grave, sans la moindre trace d'accent grec.

Sans qu'elle pût s'expliquer pourquoi, Jessica eut un curieux


pincement au cœur.

— Oui, M. Constantinos?

— J'aimerais prendre un rendez-vous avec vous, madame


Stanton. Quel jour vous arrangerait?

Tiens, tiens, ce ton affable n'avait rien à voir avec


l'arrogance de son secrétaire...
— Samedi vous conviendrait-il?

— Personnellement cela ne me dérange pas, je travaille


toute la semaine à toute heure du jour et de la nuit, répliqua-t-il
sur un ton où perçait une légère irritation.

Elle sourit.

— Choisissez votre heure, je n'ai aucun engagement pour


demain.

— Disons, deux heures... Il marqua une pause.

— Et madame Stanton, je n'aime pas les jeux de cache-


cache. Pourquoi vous êtes-vous engagée à me rencontrer cet
après-midi si c'était pour disparaître sans raison ?

— Ce n'est pas moi qui ai pris ce rendez-vous. Votre


secrétaire me l'a imposé et a raccroché avant que j'aie eu le
temps de le confirmer. Je vous ai attendu aussi longtemps que
cela m'était possible mais j'avais un autre rendez-vous. Désolée
si mes efforts ne vous ont pas semblé suffisants!

— Je vois, déclara-t-il après un bref moment de silence.


Veuillez m'excuser, cela ne se reproduira plus. A demain.

Et il raccrocha. Jessica reposa à son tour le combiné d'un air


pensif.

Le lendemain, Jessica se retrouva confrontée au même


problème de garde-robe que la veille. Mais cette fois-ci, elle
disposait de plus de temps. Elle finit par choisir un tailleur vieil
or d'une coupe stricte avec de gros boutons dorés, assorti d'un
corsage en soie crème, et chaussa des escarpins de cuir fauve
dans les mêmes tons que son sac Hermès. Puis elle mit un peu
de parfum aux senteurs désuètes où dominait le jasmin, et qui
lui faisait irrésistiblement penser aux stars des années trente.
Quand elle fît son entrée dans l'antichambre de
Constantinos à deux heures précises, le secrétaire bondit
aussitôt sur ses pieds et se précipita à sa rencontre. A l'évidence,
il avait été vertement tancé pour son attitude de la veille. Son
regard n'en demeurait pas moins froid et hostile. Sans mot dire,
il l'escorta directement dans le bureau de Constantinos.

— Madame Stanton, annonça-t-il.

Et il referma les doubles portes derrière lui.

Jessica s'avança de sa démarche tranquille et assurée.


L'homme derrière le bureau se leva lentement à son approche,
sans la quitter des yeux. D'une haute stature et très large
d'épaules, il portait un costume de flanelle grise,
impeccablement coupé. Le col de sa chemise blanche était
ouvert sur son cou bronzé, et il avait desserré sa cravate en soie
rouge. Quand elle lui tendit la main, il ne la serra pas mais la
porta à ses lèvres en un respectueux baisemain. Pendant le bref
instant où il se tint penché, Jessica put voir la chevelure
abondante et frisée d'un noir d'ébène. Puis il se redressa et la
jeune femme ne put s'empêcher de tressaillir face à ce visage:
des siècles d'héritage grec la contemplaient. Ce nez d'une
rectitude parfaite, ce menton un peu lourd, cette bouche
sensuelle presque féminine: il lui semblait avoir devant elle un
héros tout droit sorti de la Grèce antique, d'impitoyable Ajax, ou
Ulysse aux mille ruses...

Charles avait raison, cet homme était certainement sans


pitié, mais Jessica ne se sentait pas menacée. Une certaine
euphorie la portait: en cet instant, elle était Circé la magicienne,
prête à réduire à sa merci par ses belles paroles tout mortel sans
lui résister.

Elle sourit et murmura: — Essayez-vous votre charme sur


moi pour me persuader de vendre mes parts... avant d'ordonner
qu'on me jette aux lions en cas de refus.

Il sourit.
Avec les femmes, je commence effectivement toujours par la
séduction.

— Et ça marche?

— Souvent. Mais pourquoi ai-je l'impression d'avoir devant


moi une exception à la règle?

— Parce que vous êtes un homme intelligent et lucide,


monsieur Constantinos.

Il rit et lui indiqua la chaise en face de lui.

— Asseyez-vous, ce sera plus confortable pour nous


disputer.

Jessica lui obéit et dit brusquement:

— Votre accent est américain, n'est-ce pas? Il me rappelle


mon pays.

— J'ai appris l'anglais du côté des puits de pétrole du Texas.


Même mes études à Oxford n'ont pas totalement effacé ce
souvenir. Vous venez du Texas, Madame Stanton ?

— Pas du tout.

— Et depuis combien de temps habitez-vous l'Angleterre?

— J'y suis arrivée un peu avant mon mariage, il y a plus de


cinq ans.

Constantinos fronça les sourcils.

— Je vous donnais une trentaine d'années, mais je vois que


je me suis trompé.

— Je me suis mariée à dix-huit ans.

— Quelle drôle d’idée...surtout avec un homme qui aurait pu


être votre grand-père !
Jessica, qui avait senti venir l'attaque, demeura impassible.
Elle le regardait avec l'attention polie d'une maîtresse de maison
discutant des fleurs du jardin avec un invité.

— Je ne vois aucune raison de m'expliquer avec vous sur les


raisons de mon mariage, monsieur Constantinos. Si nous
parlions plutôt de ces actions?

Constantinos s'immobilisa une seconde.

— Vous avez raison. Je ne mets pas en doute vos talents de


femme d'affaires. Combien voulez-vous?
2.

Des années d'expérience avaient appris à Jessica à


dissimuler ses sentiments derrière une façade d'indifférence
aimable qui en exaspérait plus d'un.

— Vous avez mal compris mes intentions. Mes actions ne


sont pas à vendre, monsieur Constantinos.

— Bien sûr que si. Je suis prêt à les payer un tiers au-dessus
de leur prix sur le marché. Une proposition comme celle-là ne
se refuse pas. Elle ne se discute pas non plus. Je ne monterai
pas plus haut.

— Vous devriez prêter davantage d'attention à ce qu'on vous


dit, cher monsieur, déclara Jessica en se levant avec un sourire
distrait. Je vous souhaite de passer un bon week-end.

Avant qu'elle ait pu faire trois pas, une silhouette


incontournable lui bloquait le chemin de la sortie.

— Très chère Madame Stanton, j'ai quitté mon île dans le


but de vous rencontrer et de régler cette affaire. Grâce à votre
stupide entêtement, cette compagnie est en danger et il est de
mon devoir de redresser la barre. Je vous conseille donc
vivement de renoncer à vos grands airs qui ne
m'impressionnent pas le moins du monde.

— Je ne vois pas très bien ce que vous entendez par mes


grands airs, mais vos manières de tyran commencent à
m'agacer. La reprise de la Compagnie par Dryden n'est pas
claire, et c'est pourquoi j'ai voté contre. Je vous rappelle que la
majorité des actionnaires a jugé bon de me suivre. Pourquoi ne
les persuadez-vous pas de changer d'opinion ? Nous sommes en
démocratie, que diable!
— Asseyez-vous ! Intima Constantinos d'une voix
menaçante.

Jessica fut si surprise qu'elle obéit malgré elle et se laissa


tomber sur une chaise. Mais elle se reprit aussitôt.

— Je ne suis pas un de vos valets, dit-elle, glacée.

— Sans aucun doute. Mes employés sont bien élevés.

— Tout dépend de l'idée que l'on se fait de l'éducation. A


première vue, je pense m'y connaître un peu mieux que vous en
ce qui concerne les bonnes manières.

— Je n'en doute pas. C'est sûrement ce qui vous a amenée à


épouser un vieillard qui est mort dans les cinq ans en vous
laissant sa fortune...

Jessica pâlit.

— Remarquez, je commence à comprendre Robert Stanton.


Quel homme ne se damnerait pas pour vous mettre dans son lit?
poursuivit-il sur un ton d'une ironie cinglante.

— Il ne vous manque plus que d'ajouter « jolie petite


madame » ! Je ne vous imaginais tout de même pas aussi
vulgaire, Nikolas Constantinos.

Ce fut au tour de Constantinos de pâlir. Comme il ouvrait la


bouche pour répondre, le téléphone sonna juste à cet instant. Il
décrocha et se lança dans une longue diatribe en français.
Profitant de ce qu'il lui tournait le dos, Jessica se leva alors
silencieusement et quitta la pièce à pas de loup...

Elle fit un effort surhumain pour se contrôler jusqu'à son


retour chez elle. Mais à peine arrivée, elle se jeta sur le sofa du
salon et éclata en sanglots. Mon Dieu, pourquoi Robert était-il
mort? Parfois elle lui en voulait, comme s'il l'avait
volontairement abandonnée, livrée sans défense aux ragots et à
la méchanceté des gens. Tout le monde ou presque avait pris un
malin plaisir à salir leur mariage : on avait dressé d'elle le
portrait d'une femme cupide et intéressée, profitant sans
scrupule de l'attrait qu'elle pouvait exercer sur les sens d'un
homme déclinant...

Les journaux à scandales avaient été ignobles. On lui avait


attribué une vie passée tumultueuse et d'innombrables
amants... Robert et elle n'avaient pas voulu prendre la peine
d'intenter des procès, préférant s'enfermer dans leur tour
d'ivoire. Ils avaient donc vécu seuls, sans que cela leur coûtât
car ils s'adoraient. Jessica était une orpheline en manque
d'affection, et la première femme de Robert était morte des
années auparavant. Ils s'étaient donc inventé une vie à eux faite
de rituels, de jeux, et surtout de travail. C'était Robert qui lui
avait tout appris des affaires, de même qu'il avait fait son
éducation sur le plan intellectuel et artistique.

Ils avaient eu très peu de véritables amis: à vrai dire


presque personne, à part Charles, et cela leur avait suffi. Mais
aujourd'hui Jessica se sentait bien seule. Elle ne trouvait chez
les femmes que condescendance, et chez les hommes un mépris
goguenard.

Le soir tombait quand Jessica se réveilla de sa torpeur. Une


douche brûlante la calma un peu. Elle se sécha, enfila un jean et
une chemise et brossa ses cheveux qu'elle laissa flotter sur ses
épaules. Chez elle, il n'était plus nécessaire de se déguiser.

Quand elle entra dans la cuisine, elle trouva Samantha qui


n'arrêtait pas de bouger dans son panier. Tandis que Jessica
l'observait elle poussa un gémissement de douleur et lui lécha la
main avec un regard rempli d'anxiété. Jessica dut se rendre à
l'évidence: Samantha allait mettre bas, et cela n'avait pas l'air de
se dérouler normalement...

Elle appela Sallie mais personne ne répondit: ses voisins


étaient sortis. Jessica prit alors l’annuaire et chercha le numéro
du vétérinaire. A l'instant où elle allait décrocher, le téléphone
sonna.
— Jessica Stanton.

— Nikolas Constantinos.

Evidemment. Qui d'autre possédait une voix aussi grave ?

— Nous avons un contrat en suspens, Madame Stanton.

— Qu'il y reste. Ma chienne va avoir des petits et je ne peux


pas vous parler. A plus tard, Monsieur Constantinos.

Elle coupa la communication et composa le numéro du


vétérinaire. Une demi-heure plus tard elle était en larmes. Le
vétérinaire ne répondait pas et tous ceux qu'elle avait essayé de
joindre étaient absents. Pendant ce temps, la chienne gémissait,
frissonnait et se tordait sous la violence des contractions. Aussi
se précipita-t-elle à la porte lorsque soudain retentit la sonnette
de l'entrée: c'était sûrement Charles! Peut-être allait-il pouvoir
l'aider.

Mais ce qu'elle vit la paralysa sur place: Nikolas


Constantinos ! Il entra sans y être invité, avec l'assurance d'un
propriétaire. Puis il l'examina d'un air stupéfait, comme s'il ne
parvenait à croire à ce qu'il avait sous les yeux. Avec ses pieds
nus, son Jean, sa chemise et ses cheveux en désordre, son visage
ruisselant de larmes, elle avait l'air d'une toute petite fille.

— Que se passe-t-il? demanda-t-il en lui tendant un


mouchoir qu'il avait sorti de sa poche.

Jessica s'essuya les yeux avec application pour se donner


une contenance.

— C'est ma chienne. Elle n'arrive pas à mettre bas et les


vétérinaires sont partis en week-end.

Constantinos se mordit la lèvre.

— Ainsi ce n'était pas une histoire pour vous débarrasser de


moi?
Pour toute réponse elle recommença à sangloter comme un
bébé. Constantinos lui passa le bras autour des épaules, faisant
un gros effort sur lui-même pour ne pas donner libre cours à
son fou rire.

— Et si vous me montriez l'animal qui vous cause tant de


soucis?

Jessica hocha gravement la tête et le conduisit à la cuisine.


Là elle l'observa d'un air stupide tandis qu'il ôtait sa veste et ses
boutons de manchettes en or avant de retrousser les manches
de sa chemise. Puis il palpa longuement Samantha qui tendait le
museau vers lui, toujours secouée de contractions. Enfin il
tapota la tête de la chienne et passa en souriant sa main dans les
cheveux de Jessica qui s'était accroupie auprès de lui.

— Tout va bien. Le premier chiot va apparaître d'un


moment à l'autre.

— Vous... vous êtes sûr?

Absolument. C'est la première fois qu'elle a une portée ?

Jessica hocha à nouveau la tête d'un air lugubre.

— D'habitude je fais très attention à ce qu'elle ne s'échappe


pas, mais un jour où j'étais allée la promener au parc
d'Hampstead, elle s'est sauvée. Et vous savez bien comment ça
se passe...

— Hmm, oui, j'en ai une petite idée, acquiesça-t-il,


gentiment moqueur.

Leurs regards se croisèrent et elle détourna la tête. Ces yeux


qui la jaugeaient l'emplissaient de trouble: c'était la femme
qu'ils voyaient en elle, c'était son corps sur lequel ils
s'attardaient... Elle en était infiniment gênée, mais en même
temps, elle ne pouvait nier que cette présence la rassurait.
Samantha poussa un jappement bref et Jessica se tourna
anxieusement vers la chienne.

— Ah, ça commence, fit remarquer Nikolas. Voilà le premier


chiot.

Jessica ouvrit de grands yeux tandis que Samantha


expulsait cinq petites créatures mouillées et gigotantes qui se
serrèrent contre son ventre et se mirent à piauler à qui mieux
mieux. La chienne haletait d'un air pleinement satisfait et
Nikolas aida Jessica à se relever.

— C'est... c'est merveilleux, s'écria Jessica avec des yeux


brillants.

— Hmm, répliqua Nikolas en l'étudiant attentivement.


Maintenant tout va bien, vous avez séché vos larmes et il serait
temps d'en arriver au but de ma visite. Je vous préviens, Jessica,
c'est la dernière fois que vous me plantez là pendant que j'ai le
dos tourné, ou que vous me raccrochez au nez. Méfiez-vous, je
suis d'un tempérament...

Il haussa ses larges épaules, comme s'il s'était depuis


longtemps résigné à un état de chose qu'il ne pouvait pas
changer.

— ... plutôt violent.

Dans un geste impulsif Jessica posa la main sur son bras.

— Excusez-moi.

— Vous êtes tout excusée. D'ailleurs, dès que je vous ai vue...

Son regard remonta lentement de ses pieds nus à son visage


sans fard.

— J'ai oublié ma colère.

Jessica s'empourpra.
— Je... je suis affreuse.

— C'est votre opinion... j'ai la mienne. Vous avez dîné?

— Dîné? répéta-t-elle, comme hypnotisée par ses yeux noirs.

— Allez-vous habiller, Jessica, nous discuterons mieux au


restaurant. Cet endroit est un peu trop... intime.

Elle ne comprenait pas très bien ce qu'il entendait par là


mais elle obéit, à regret. Une fois dans sa chambre, elle examina
son visage dans la glace. D'avoir pleuré lui donnait un air fragile
et alangui. Ses yeux encore embués de larmes brillaient d'un
vert humide, et ses joues à la peau translucide avaient aux
pommettes une couleur rose qui ne devait rien au maquillage...
Elle tressa ses cheveux en une lourde natte qu'elle attacha par
un clip en émeraude et laissa tomber sur le côté. Puis elle enfila
une robe longue en soie sauvage vert d'eau, très près du corps,
fendue sur le côté à la chinoise, et se chaussa d'escarpins
argentés aux talons hauts et fins. Les épaules recouvertes d'une
veste en lamé de coupe stricte, elle saisit son sac à main assorti
et quitta la pièce.

Elle descendait les escaliers quand Nikolas sortit du living.


Jessica frissonna à l'instant où elle vit l'expression de son
visage. Il paraissait... figé. A la dernière marche il lui prit sa
veste et pendant qu'elle l'enfilait elle sentit son souffle sur son
cou.

— Quelle troublante apparition, murmura-t-il doucement,


et le sang de la jeune femme s'accéléra dans ses veines.

— Maintenant partons, ou je ne réponds plus de rien,


ajouta-t-il de sa belle voix grave.

Le sens de ses paroles était clair. Et Jessica se rappela


brusquement ce qu'il lui avait dit cet après-midi : avec les
femmes, il essayait d'abord la séduction pour obtenir ce qu'il
voulait... Décidément, ces fameuses actions devaient donc
beaucoup l'intéresser.
Maintenant qu'elle avait décidé qu'il lui faisait la cour
uniquement pour des raisons d'affaires, elle se sentait .rassurée.
Car un Constantinos véritablement amoureux devait opérer des
ravages dans le cœur des femmes... Mais brusquement, elle se
sentit en danger et prit la décision de vendre ses parts. Charles
avait raison, elle n'était pas en mesure de tenir tête à cet homme
bien longtemps. Pendant le dîner, elle l'informerait de sa
résolution.

Il avait éteint toutes les lumières, sauf dans la cuisine, pour


Samantha, et maintenant il vérifiait que la porte était bien
refermée derrière eux.

— Vous n'avez pas de domestique? demanda-t-il en lui


prenant le bras pour la conduire jusqu'à sa voiture.

— Non, répliqua-t-elle sur un ton amusé. Je suis très


ordonnée et je mange sur le pouce: je n'ai donc pas vraiment
besoin de quelqu'un.

— Mais cela signifie aussi que vous restez seule la nuit...

— J'ai Samantha pour me signaler l'arrivée des intrus. Et


puis mes amis Sallie et Joël Reese habitent juste à côté...

Il ouvrit la portière de la puissante voiture de sport, aida


Jessica à s'installer, et se mit au volant. En contemplant les
cadrans et les boutons du tableau de bord, Jessica avait
l'impression de s'être introduite dans le cockpit d'un avion.
Cette voiture la surprenait et lui semblait peu assortie à son
chevalier servant d'un soir. Où était passée la limousine noire
avec chauffeur?

— Vous conduisez toujours vous-même?

— Non, mais il y a des moments où la présence d'un


chauffeur n'est pas vraiment souhaitable. Avez-vous vendu
votre propriété à la campagne?
Cette question semblait tomber du ciel et Jessica se
demanda avec une pointe d'agacement d'où il tenait ces
renseignements sur sa vie privée. Elle se rappela cependant qu'il
avait connu Robert avant leur mariage : il était donc naturel
qu'il soit au courant de certaines choses.

— Robert l'a vendue un an avant sa mort. Et de mon côté,


après son décès, j'ai vendu l'appartement. Il était beaucoup trop
grand pour moi. Et puis maintenant, avec la maison que j'ai
achetée, Samantha a toute la place pour courir, elle peut jouer
dans le jardin avec les enfants...

— Le voisinage manque d'attrait, remarqua Nikolas en


faisant la grimace.

— Il me convient parfaitement. Le linge qui sèche aux


fenêtres me rassure.

Il sourit.

— Si nous parlions de vous, Nikolas? Où diable avez-vous


appris à vous occuper des chiennes prêtes à mettre bas?

Une lueur amusée brilla dans ses yeux.

— Je suis un homme de la campagne, ma chère. J'ai été


élevé sur une île grecque avec les paysans et les marins du coin.

Voilà qui expliquait son côté sauvage. Malgré Oxford et ses


chemises en soie, il n'avait rien d'un dandy britannique... Après
ce bref échange de répliques, la conversation s'étiola et chacun
s'enferma dans ses pensées. Ce fut seulement quand ils
s'arrêtèrent devant un restaurant discrètement éclairé que
Jessica comprit où il l'avait amenée, et son cœur se serra. Pour
se détendre, elle dut inspirer à fond, plusieurs fois de suite.

Evidemment, il ne pouvait pas deviner qu'elle fuyait ce


genre d'endroit... Un soir, dans ce même restaurant, c'était tout
au début de son mariage, un groupe de personnes parfaitement
connues de Robert leur avait tourné le dos après un regard
cinglant, sans les saluer. Elle avait été tellement bouleversée que
Robert s'était levé pour l'entraîner au-dehors, et qu'ils avaient
dû quitter le restaurant au beau milieu du repas. Dans la voiture
elle avait versé des larmes amères.

Elle pénétra dans la salle la tête haute, sans l'ombre d'une


hésitation apparente. Aussitôt le maître d'hôtel se précipita.

— Monsieur Constantinos, nous sommes très honorés.

— Bonsoir, Swaine. Trouvez-nous une table tranquille, je


vous prie.

Tandis qu'ils se frayaient un chemin au milieu des tables,


Jessica jeta un coup d'œil amusé à Nikolas.

— Vous craignez que notre discussion ne heurte des oreilles


sensibles?

Il se pencha vers elle en souriant.

— Pensez-vous ? Nous sommes plus civilisés que cela, n'est-


ce pas?

La table qu'on leur avait choisie était isolée par un rideau de


plantes vertes. Tandis que Nikolas choisissait le vin, elle jeta un
rapide coup d'œil autour d'elle. Le niveau des conversations
avait très nettement baissé quand ils avaient fait leur entrée.
Bien sûr, Nikolas était mondialement connu et il ne pouvait
passer inaperçu... Il fronça les sourcils.

— Vous avez l'air contrariée, Jessica.

— Ce n'est rien... ce restaurant me rappelle un mauvais


souvenir, voilà tout.

— Voulez-vous que nous partions?

— Non, surtout pas. Il est temps que j'apprenne à dominer


mes phobies ridicules. Et comme nous allons nous disputer, cela
m'occupera.
— Tsst tsst. Vous êtes beaucoup trop ravissante pour que je
gâche en vaines querelles ce moment privilégié passé en votre
compagnie, ma chère. A la moindre manifestation de mauvaise
humeur, je me penche jusqu'à vous et je vous embrasse pour
vous apprendre à vous tenir tranquille. Donc nous sommes bien
d'accord : si vous m'agressez, c'est que vous voulez un baiser...

Jessica essaya vainement de rester sérieuse et lui adressa un


charmant sourire qui se transforma vite en un rire joyeux.

— Monsieur Constantinos, murmura-t-elle sur un ton


confidentiel, je me vois donc dans l'obligation de faire tout mon
possible pour me montrer douce et avenante.

Il lui attrapa la main et caressa avec le pouce la veine bleue


à l'intérieur de son poignet.

— Le résultat risque d'être le même. Je gagne à tous les


coups. Et puis cessez de m'appeler monsieur. Que diriez-vous de
Niko?

— Je promets d'essayer.

Elle baissa les yeux. Il était grand temps de l'arrêter sur


cette pente glissante.

— Et maintenant il faut que je vous avoue une chose ; j'ai


finalement décidé de vendre mes actions. Vous n'avez donc plus
besoin de vous mettre en frais pour moi. Je ne changerai pas
d'avis, même si vous vous montrez désagréable.

— Fatiguez-vous donc à faire la cour à une femme! Soupira


Nikolas. Oubliez ces maudites actions, voulez-vous ?

— Mais c'est pourtant bien la raison pour laquelle vous


m'avez emmenée dîner! protesta-t-elle.

— Disons qu'il s'agissait d'une excuse comme une autre. La


petite fille au visage barbouillé de larmes m'a tout de suite
conquis... surtout que je savais quelle jeune femme divinement
sophistiquée dissimulait cette image pathétique.

Elle secoua la tête.

— Vous m'avez mal comprise, mons... Nikolas. Les actions


sont à vous. Arrêtez de jouer.

Ses doigts se crispèrent sur son poignet.

— Très bien, finissons-en avec cette ridicule histoire de


parts. Pourquoi avez-vous changé d'avis?

— Mon conseiller financier, Charles Welby, n'arrête pas de


me répéter que je n'ai aucun intérêt à m'obstiner. II prétend que
je n'ai pas les épaules assez larges pour vous affronter... et il a
raison. Ah, j'oubliais. Inutile de monter les prix, la valeur des
actions sur le marché suffira amplement.

Il se redressa d'un air irrité.

— Je ne reviens jamais sur une proposition.

— C'est à prendre ou à laisser.

Constantinos laissa échapper quelques mots qui, à en croire


leur consonance et leur ton, devaient être des jurons grecs.

— Je ne comprends pas pourquoi vous refusez ce que je


vous offre. C'est ridicule, dit-il enfin.

— Moi, ce qui m'échappe, c'est comment vous parvenez à


rester milliardaire en signant des contrats aussi désavantageux
pour vous!

Ces mots furent accueillis par un regard furibond. Puis sans


transition, il éclata de rire la tête renversée en arrière. Quand
son accès d'hilarité se fut calmé, il se pencha de nouveau vers
elle pour lui prendre la main.
— Dans le rôle de la Reine des Neiges, vous seriez tout à fait
délicieuse... Finalement, je suis assez content que le rachat de «
Con Tech » n'ait pas eu lieu. Et je compte bien m'attarder
encore quelque temps à Londres.

Jessica n'en croyait pas ses oreilles. Il paraissait sérieux!


Elle l'attirait vraiment!

Une bouffée de chaleur l'envahit soudain, tandis qu'elle


sentait peser sur elle son regard noir redevenu étrangement
sérieux.
3.

Le garçon leur servit un vin d'une magnifique robe d'un


rouge profond. Pour dissimuler son embarras, Jessica porta son
verre à la lumière d'un air très concentré.

— Cela vous dérange vraiment que je ne sois pas insensible


à votre séduction? interrogea Nikolas quand ils furent à
nouveau seuls. J'aurais pourtant cru que vous étiez habituée à
ce genre de réaction de la part d'un homme !

Jessica essaya de retirer sa main mais il la retenait


fermement.

— Je ne pense pas que vous soyez attiré par moi, répliqua-t-


elle de sa petite voix tranquille et légèrement hostile.

— Vous avez tort. Dès l'instant que vous êtes entrée dans
mon bureau, chaque fibre de mon corps m'a averti du contraire.

— Quel est votre prix, pour que vous me laissiez en paix?

Le regard de Nikolas se promena tranquillement sur son


visage, sa bouche, sa poitrine.

— Vous le devinez certainement. A ce prix-là, je finirai


certainement par vous laisser en paix... dans très longtemps.
Mais d'abord je me serai rassasié de vous, et je vous aurai brûlé
si fort de mes caresses que vous penserez à moi à chaque fois
qu'un autre homme vous touchera.

L'image était si provocatrice qu'elle s'imposa à Jessica


malgré elle.

— Ça, jamais!
— Ne soyez pas si sûre de vous, ironisa Nikolas. Il ne faut
jamais dire: « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau. » Et voyez-
vous... j'ai un grand talent pour assoiffer les jeunes femmes!

— Monsieur Constantinos, la vision que vous avez de moi ne


vous honore guère. A moins que vos fréquentations ne vous
aient déformé l'esprit. Quoi qu'il en soit, je refuse absolument
de m'engager dans une quelconque relation amoureuse avec
vous, ou avec tout autre d'ailleurs.

— Ah!

Il l'observa attentivement, les yeux plissés.

— J'ai l'impression que le devoir conjugal n'a pas dû être


rose tous les jours. Mais enfin, parmi vos amants, tout de
même, vous ne me ferez pas croire qu'aucun...

Jessica leva le nez vers les moulures du plafond, les coins de


sa bouche légèrement crispés. Puis elle s'absorba dans la
contemplation d'une plante verte dont elle arracha une feuille
jaunie d'un geste négligent. Enfin son regard revint se poser sur
Constantinos qu'elle dévisagea avec froideur.

— Nikolas... vous ne comprenez vraiment rien du tout.


Robert était un ange. Ce sont les autres hommes qui m'ont
laissé un goût amer. Et vous, mon cher Nikolas, en dépit de
votre argent, ou plutôt, à cause de lui, vous... vous m'écœurez!

Il se figea, blanc de rage. Puis il l'attira lentement vers lui en


la tenant sous l'emprise de son regard, et posa sur ses lèvres un
baiser aussi brutal que sensuel. Il ne pouvait infliger à Jessica
de plus cruel démenti : car ce contact, au lieu de décupler la
colère de la jeune femme, la fit fondre immédiatement. Sans
défense, elle se laissait faire...

Elle entendit pourtant les murmures autour d'eux, elle


perçut la lumière du flash derrière ses paupières closes, mais
non: impossible de s'arracher à ce baiser. Enfin Nikolas s'écarta
d'elle, et leva son verre de vin comme pour un toast, en lui jetant
un regard insolent.

Jessica baissa les yeux. Oh, il fallait le gifler, crier, partir en


courant. Mais pourquoi restait-elle immobile, comme
paralysée? Soudain une image terrible s'imposa à elle : dans les
journaux, en gros plan, la photo d'elle et Nikolas en train de...
quelle horreur! Pour se remettre, elle vida son verre de vin d'un
seul trait et s'enfonça enfin dans un profond mutisme.

— Allons, Jessica, arrêtez de bouder, ce n'était qu'un baiser


après tout. Je vous invite à venir faire du bateau avec moi
demain. La météo est favorable. Nous prendrons le soleil sur le
pont.

— Non, merci. Je ne veux plus vous voir. Il pianota sur la


table en soupirant.

— Si nous étions dans un endroit plus tranquille, vous


taperiez du pied en criant que vous me détestez et vous tenteriez
de me frapper, alors je vous maîtriserais facilement et nous
roulerions sur le tapis, ce serait exquis...

— Arrêtez de dire des bêtises. Quand signons-nous ce


contrat? J'ai hâte d'être débarrassée de vous.

— Non, mais quel caractère ! Je vous ai déjà expliqué que


j'avais décidé de prolonger mon séjour à Londres. Vous êtes
incluse dans mes plans. Franchement, ma chère, vous avez tort
de vouloir m'échapper... Mon emploi du temps est déjà réglé
comme du papier à musique.

— Eh bien, vous ne doutez de rien, monsieur l'Irrésistible.


Mais je doute que vous ayez bien compris.

Reprenons donc depuis le début, vous ne m'intéressez pas le


moins du monde. Si le seul moyen d'avoir la paix est de vous
inviter chez moi, je vous en prie, vous êtes le bienvenu, et le plus
tôt sera le mieux. Après quoi, je vous saurai gré de disparaître à
tout jamais.
En même temps que les mots lui sortaient de la bouche,
Jessica se demandait quel était le démon qui parlait à sa place.
Quant à Constantinos, son visage était devenu de pierre.

— Grands dieux, quelle peste! Fut son seul commentaire.

Jessica s'empara de son sac et voulut se lever.

— Ne bougez pas. D'abord vous allez manger. Ensuite je


vous raccompagnerai chez vous.

L'atmosphère devenait irrespirable. Pourtant, quand on leur


servit les plats, il dîna avec appétit, comme si de rien n'était. A
cet instant, le duc et la duchesse de Waugham firent leur entrée
pour rejoindre une table d'amis et un flash brilla à nouveau.
Jessica songea aussitôt à sa photo qui s'étalerait sous peu dans
les journaux à scandales et cette pensée la rendit de nouveau
malade.

— Cela ne vous dérange pas d'être la cible des


photographes? interrogea-t-elle d'une voix étranglée.

Il lui jeta un bref coup d'œil.

— Cela m'est bien égal. Que l'on sache avec qui j'ai dîné
m'importe peu. Et quand c'est vraiment ma vie privée qui est en
jeu, je ne me rends pas dans un lieu public...

Dans sa tête, elle revoyait vaguement des clichés de lui


signant un contrat ou serrant la main d'un homme politique.
Parfois aussi elle avait lu des allusions à sa dernière « conquête
», mais elle ne souvenait effectivement pas de détails
croustillants sur sa vie privée. Il avait dit qu'il vivait sur une île...

— Comment s'appelle votre île? interrogea-t-elle pour tenter


de meubler la conversation.

— Zenas. Ce qui signifie le cadeau de Zeus.

— Vous vivez là depuis longtemps?


— J'y suis né. L'île m'appartient.

— Ah... Et comment est-elle?

— Quinze kilomètres de long, six kilomètres de large. Il y a


un tout petit village de pêcheurs, et plein de collines où les
paysans font paître leurs chèvres... Ma mère vit là-bas, avec
quelques domestiques. Pour elle qui cherche la tranquillité, on
ne peut pas rêver mieux: tout compris, nous sommes deux cent
quatre habitants! Plus les chiens, les chats, les poulets et les
chèvres, bien sûr...

Quel enchantement! Un moment, Jessica oublia sa


contrariété et se mit à rêver. L'idée d'une vie simple et retirée
dans un site sauvage l'avait toujours fascinée.

— Et vous ne souffrez pas d'être sans arrêt obligé de vous


absenter?

Il haussa les épaules.

— Je voyage pour mes affaires qui me passionnent, et puis


je n'ai pas vraiment la mentalité d'un ermite. Le monde
moderne n'est pas dénué d'attraits.

Il leva de nouveau son verre avec un sourire entendu: bien


sûr, c'est aux femmes qu'il faisait allusion... Deux cent quatre
habitants, évidemment, le choix devait être un peu restreint
pour un amateur de beau sexe!

— Donnez-moi du vin, Nikolas.

— Non. Vous n'avez presque rien mangé et si vous continuez


à boire, vous serez complètement soûle. Vous désirez autre
chose?

— Non merci, c'est excellent.

— Alors pourquoi n'avez-vous pratiquement pas touché à


votre assiette?
Sur le moment Jessica ne sut que répondre. Bah! Après
tout, il n'y avait aucune raison pour qu'elle lui dissimule la
vérité.

— Je ne m'amuse pas vraiment. Vous m'avez coupé


l'appétit.

— Jessica... chez moi le malaise ne se traduit pas par les


mêmes symptômes que vous, mais vous m'avez passablement
bouleversé, moi aussi. Depuis que je vous ai rencontrée, je
pardonne volontiers sa folie à Robert Stanton. Je vous adore,
même quand vous m'insultez.

— Robert n'avait rien d'un fou. Il savait exactement où il


allait.

— Ah oui ? Ainsi, il a toujours su que vous l'épousiez pour


son argent?

— Je n'ai rien dit de tel. Et puis vous commencez à


m'agacer, je n'ai nulle envie de discuter de mon mariage avec
vous. Dès que vous aurez terminé votre repas, j'aimerais que
vous me raccompagniez chez moi.

— Mais j'ai terminé. Et maintenant faites-moi plaisir :


avalez un peu de ce saumon, sinon vous aurez du mal à tenir
debout.

— Très bien, si ça doit me débarrasser de vous... Et elle se


mit à avaler méthodiquement ce qu'il y avait dans son assiette
sans même le mâcher.

— Vous oubliez que vous m'avez invité à monter chez vous...


et le plus tôt possible, m'avez-vous dit. Eh bien, j'accepte votre
proposition.

— Je vous en prie, vous aviez parfaitement compris que je


plaisantais.
— Très bien, dans ce cas allons chez moi. A moins que vous
ne préfériez les bosquets?

Jessica jeta son couteau et sa fourchette dans son assiette.

— Ça suffit, vous allez trop loin, Nikolas Constantinos.


Maintenant écoutez-moi bien, pour la dernière fois : je ne suis
pas disponible, ni pour vous, ni pour les autres. Si vous osez me
toucher je hurlerai jusqu'à ce que tout Londres soit aux fenêtres.

— Je vous aurai fait taire avant... vous voulez parier?

— Allons bon, un violeur. Il ne manquait plus que ça. Et


célèbre encore. La haute société recèle vraiment des abîmes de
perversité.

— Assez de persiflage, Jessica Stanton. Vous dites que vous


ne me désirez pas. Admettons: tout arrive en ce bas monde.
Mais je vous garantis qu'il ne s'agit que d'une question de
temps.

Jessica avait envie de crier. Elle se leva brusquement.

— Merci pour l'invitation. Et inutile de me raccompagner: il


y a des taxis devant la porte. Charles vous appellera pour régler
la vente des actions.

Il se leva à son tour et jeta sa serviette sur la table.

— Vous rentrez avec moi. Et ne vous avisez pas de vous


débattre, ou je vous attrape et je vous jette sur mon épaule.
Personne ne bougera. Je les connais, tous des lâches. L'argent a
ses privilèges, comme vous le savez.

Folle de rage, Jessica dut capituler.

— Très bien, allons-y donc pour votre rapt!

Il sortit sans payer avec un petit sourire de triomphe. Eh


oui, l'argent avait ses privilèges, songea Jessica. Les
milliardaires n'avaient jamais un sou de liquide en poche. Dans
le cercle où ils évoluaient, on se contentait d'envoyer les notes à
un secrétaire qui les signait. Les gens comme Nikolas étaient
partout chez eux, et les autres de simples invités.

Quand il l'aida à enfiler sa veste il y eut un nouveau flash.


Dans un geste instinctif pour se protéger, elle se serra contre lui.
Avec un froncement de sourcils, il passa un bras autour de ses
épaules et se retourna. Jessica put entendre aussitôt le
photographe se confondre en excuses. Puis Nikolas appela le
maître d'hôtel et, d'un ton glacial, s'étonna qu'on laisse entrer
des gens de la presse dans un endroit comme celui-là. Comme le
patron arrivait en courant, il se contenta de le renvoyer d'un
geste impatient de la main sans lui laisser le temps de
prononcer un mot.

Quand ils furent installés dans la voiture, Nikolas se pencha


vers elle pour s'assurer que sa ceinture de sécurité était bien
attachée.

— Vous craignez, toujours autant les flashs? interrogea-t-il


en lui jetant un regard curieux.

— J'ai horreur de la publicité.

— Pourtant vous devriez être habituée. Votre mariage n'est


pas vraiment passé inaperçu.

— Effectivement. On m'a jeté à la figure que j'étais une


moins que rien, et on a raconté dans mon dos des histoires à
faire frémir. Vous pensez peut-être que je m'y suis habituée? Eh
bien non, monsieur Constantinos. J'avais dix-huit ans, un âge
où on encaisse mal de tels coups, et je ne m'en suis jamais
remise.

— Vous l'aviez un peu cherché, non?

— Allons donc, bien sûr, vous avez raison !

— Ecoutez...
— Non, c'est vous qui écouterez. Quand Robert a compris
que les gens de son monde ne m'accepteraient jamais, nous
avons décidé de mener une vie retirée avec les quelques vrais
amis qui lui restaient. Nous avons été très heureux. La bonté de
Robert était infinie.

Elle se demanda ce que Robert aurait pensé de ce prédateur


assis à côté d'elle. Avec son sens de l'humour, il aurait
certainement trouvé le moyen de la faire rire de tout cela.
Robert... Ses yeux se remplirent de larmes. Bien que leurs
relations n'aient jamais été physiques, elles allaient bien au-delà
de celles d'un père et d'une fille. Oui, malgré tout, ils avaient
formé un vrai couple, avec des liens spirituels d'une force
extraordinaire, et elle savait que d'une certaine façon, jamais
personne ne le remplacerait.

Nikolas conduisait en silence. Quand ils arrivèrent devant


chez elle, il coupa le moteur. Puis il fit le tour de la voiture pour
lui ouvrir la portière, et la prit par la taille pour l'aider à sortir.

— Je ne suis pas une invalide, murmura-t-elle tandis qu'il la


serrait contre lui.

— C'est bien pour ça que je vous tiens: pour vous empêcher


de courir.

Impuissante, fatiguée de lutter, elle le regarda sans mot dire


fouiller dans son sac, y prendre la clef, et se laissa entraîner vers
la porte par une poigne de fer. Dieu, que cet homme était
épuisant ! A vivre avec lui on devait y laisser la santé... Sitôt
rentrée, elle se précipita dans la cuisine et se baissa sur le panier
de Samantha qui lui lécha la main avec adoration. Un chiot se
réveilla, couina et fut gratifié lui aussi d'un coup de langue
humide. Au moment où elle allait se redresser, deux mains la
prirent par les épaules et la mirent sur ses pieds.

Cette fois-ci elle en avait plus qu'assez. Enfin, où se croyait-


il? Ne pouvait-elle pas avoir la paix, même auprès de
Samantha? Incroyable! Maintenant il osait la prendre dans ses
bras? Qu'espérait-il enfin, un second baiser? Exaspérée, elle se
mit à le frapper de façon désordonnée pour lui faire lâcher prise.

— Fichez moi la paix!

Peine perdue: Nikolas la souleva du sol comme un fétu et se


dirigea vers le salon, elle voulut crier, mais la devançant, il lui
appuya la bouche contre son épaule.

Enfin, il la lâcha, sur les coussins du sofa où il se coucha à


son tour, l'immobilisant de tout son poids. Impossible de se
débattre : elle était complètement paralysée.

— Mais qu'est-ce que vous avez donc? Gronda-t-il.

— Ce... ce que j'ai ? On croit rêver ! C'est vous qui me


demandez ça?

— Allons, allons, je ne vois rien que de très normal... savez-


vous que je vous trouve un charme fou?

Elle tenta en vain de se débarrasser de ce poids qui


l'oppressait et détourna la tête. Mais il prit son visage dans ses
mains et l'obligea à revenir à lui. Après il fut trop tard: sa
bouche était sur la sienne. Une ivresse incontrôlable la saisit
soudain, tandis que ses sens s'éveillaient. Jamais personne ne
l'avait embrassée comme cela! II n'était plus question de se
débattre, oh non! Blottie contre lui, elle plongeait ses doigts
tremblants dans son épaisse chevelure, respirait son odeur à
grands traits...

Nikolas frissonna. Dans sa langue natale, il balbutiait des


mots sans suite que Jessica ne comprenait pas, quoiqu'elle en
devinât le sens. Bercée par cette douce et sauvage mélopée, elle
ne s'aperçut pas tout de suite qu'il avait réussi à baisser la
fermeture Éclair de sa robe... et soudain, elle se retrouva
dénudée jusqu'à la taille, tandis que Nikolas explorait son corps
abandonné avec l'ardeur d'un homme rendu fou par la passion.
Devant le danger imminent qui la menaçait, Jessica parvint à
s'arracher à la langueur qui l'envahissait comme une drogue.
Poussant un cri étranglé, elle lutta de toutes ses forces.

— Arrêtez, Nikolas, je vous en supplie!

Son premier réflexe fut de la bâillonner d'un baiser


impérieux. Mais lorsqu'elle se fut complètement immobilisée, il
se redressa soudain en proie, semblait-il, à la plus grande
fureur. Mais le spectacle de la jeune femme convulsée par les
sanglots le radoucit aussitôt et, avec un profond soupir de
désarroi, il s'agenouilla sur le sol pour poser sa tête sur un
coussin, près d'elle. D'une main timide, Jessica effleura les
cheveux bouclés. Toute son hostilité envers lui s'était évanouie,
il ne lui restait qu'un vague sentiment de culpabilité. Malgré son
inexpérience, elle n'ignorait pas quelle force de volonté devait
s'imposer un homme pour s'arrêter dans une telle situation et
elle lui en était profondément reconnaissante.

Mais il se releva très vite et la toisa de toute sa hauteur.

— Charmant tableau... remettez votre robe, sinon ma fièvre


risque de monter de nouveau.

Jessica s'exécuta et attendit, étroitement enroulée dans sa


robe longue qui la couvrait maintenant jusqu'aux chevilles.
Nikolas passa une main sur son front d'un air à la fois perplexe
et troublé.

— C'est peut-être aussi bien, murmura-t-il. Qu'est-ce qui


vous a effrayée, Jessica?

— C'est vous... vous m'avez fait peur.

Elle s'assit et s'essuya les yeux du revers de la main. Avec un


sourire moqueur, Nikolas exhiba le même mouchoir qu'il lui
avait tendu quelques heures auparavant.

— Eh bien, je crains que notre petite soirée s'achève là... Si


je vous ai effrayée, je le regrette, croyez-moi. Franchement, ce
n'était pas l'effet que je m'imaginais produire. En tout cas, peut-
être n'en êtes-vous pas consciente, mais vous êtes une femme
dangereuse, ma chère. Vous possédez des armes redoutables.
Où avez-vous donc appris cet art de laisser un homme aussi...
désemparé ?

Elle rougit.

— Nikolas, je suis désolée.

— Vous n'êtes pas la seule. Enfin, puisque vous m'appelez


Nikolas, je veux bien vous pardonner.

Il rectifia sa tenue, s'assit à côté d'elle sur le sofa et lui prit la


main.

— Viendrez-vous faire du bateau avec moi demain? Je vous


promets de vous laisser le temps d'apprendre à mieux me
connaître. Je vous traiterai avec la déférence d'un esclave
attaché à la cour de la reine de Saba. L'homme qui a provoqué
ce blocage chez vous et dont j'ignore le nom mériterait le poteau
d'exécution, mais je vous promets que vous changerez de
sentiment à mon égard. Vous verrez.

— Non, pas demain, c'est encore trop tôt. Son visage se


ferma et il se leva.

— Je vous appellerai demain. Et n'essayez pas de vous


cacher, surtout. Je saurai toujours vous débusquer. Compris?

— Vous me menacez déjà...

Ses traits se détendirent en un sourire éblouissant.

— Tant que vous ne me provoquez pas, tout ira bien,


Jessica. Je vous veux mais je peux attendre.

— Ça risque de durer longtemps...

— Je vous l'ai dit: j'ai tout mon temps. Songez au bateau. Je


suis sûr que cela vous plaira.
— Et si j'ai le mal de mer?

— Comptez sur moi pour vous apprendre à naviguer. Sur


cette réponse ambiguë, il se pencha vers elle et déposa sur ses
lèvres un baiser léger.

— Inutile de me raccompagner. Je connais le chemin.

— Bonne nuit, Nikolas.

Quand il eut disparu, la maison lui sembla soudain bien


vide, et trop tranquille. Une sourde inquiétude envahit Jessica.
Nikolas Constantinos semblait résolu à bouleverser son
existence... et pour l'instant, il n'y arrivait que trop bien !
4.

Après toutes ces émotions, Jessica dormit profondément et


d'une seule traite. Quand elle se réveilla, elle était d'excellente
humeur. La solution à son problème lui paraissait si simple, au
grand jour: il lui suffisait à l'avenir d'éviter Constantinos! C'est
Charles qui s'occuperait de lui vendre les actions.

Tout en fredonnant, elle se rendit auprès de Samantha,


salua les chiots, et se prépara une tasse de café. Des coups
frappés à la fenêtre la firent soudain sursauter... Mais ce n'était
que Sallie. Jessica alla lui ouvrir et remarqua tout de suite
qu'elle n'avait pas l'air dans son assiette.

— Quelque chose ne va pas? Non, ne me dis rien. Je te verse


d'abord une tasse de café, et tu parleras ensuite.

— Oh! Cela se passe de commentaires. J'ai l'impression que


les nouvelles de ce matin ne vont pas te plaire.

Et elle lui tendit le journal, sans mot dire. Jessica fixa les
photos d'un air apparemment indifférent. Il fallait reconnaître
qu'elle formait un beau couple avec Constantinos. Le baiser
ressemblait à un baiser de cinéma. Et sur celle où il l'aidait à
mettre sa veste on aurait juré des amoureux seuls au monde.
Rien de plus trompeur qu'un cliché. Le texte maintenant...

La célèbre Veuve Noire de Londres a été repérée tissant sa


toile autour d'une nouvelle victime en extase. Le milliardaire
Nikolas Constantinos semblait totalement subjugué par les
charmes de Jessica Stanton. Aurait-elle déjà épuisé les fonds
du regretté Robert Stanton ? Nikolas est certainement à même
de l'entretenir avec tout le faste auquel elle est habituée, mais
sans doute ne sera-t-il pas aussi facile à capturer que son
premier mari. Qui sera le gagnant de ce duel à fleurets
mouchetés? Pour l'instant nul ne saurait le dire, mais gageons
que le lion grec superbe aux mille conquêtes donnera du fil à
retordre à la belle Jessica...

Jessica posa le journal sur la table de la cuisine et regarda


devant elle. Après tout elle s'y attendait. Malheureusement sa
sensibilité à ce genre d'attaque répugnante n'avait en rien
diminué avec les années. Au contraire, même. Car avant, il y
avait Robert pour amortir les coups. Mais maintenant, elle se
retrouvait seule. S'il n'y avait eu les intérêts que Robert lui avait
confiés, cela fait bien longtemps qu'elle serait retournée aux
Etats-Unis.

Sallie l'observait d'un air inquiet et Jessica poussa un soupir


d'impuissance.

— J'avais pratiquement oublié à quel point les hommes


pouvaient être méchants. Très bien. Je ne suis pas près de
remettre les pieds dans un endroit pareil.

— J'étais sûre que tu réagirais comme ça. C'est ridicule,


protesta Sallie. A ton âge, tu ne vas quand même pas t'enterrer
vivante à cause de ces imbéciles.

Elle pointa un doigt vers les photos.

— Tu ne m'as pas parlé de lui, Jess. Rien que de le regarder,


je me sens toute drôle. Quand l'as-tu rencontré ?

— Hein? Oh... j'ai fait sa connaissance hier!

— Eh bien ! En voilà un qui ne perd pas son temps. Solide,


autoritaire, une réputation à vous tourner la tête... A quoi
ressemble-t-il?

— Solide, autoritaire, à la hauteur de sa réputation:


exactement comme tu l'as décrit. J'avais rendez-vous avec lui
pour affaires, et j'espère bien ne jamais le revoir.
— Que dis-tu, folle que tu es! Franchement, Jess, tu es
incroyable: la plupart des femmes se damneraient pour être
vues en compagnie d'un homme comme lui, et toi, tu fais la
dégoûtée!

— J'en ai assez des hommes riches et célèbres. Tu as vu où


ça mène. Désolée, mais je refuse de patauger de nouveau dans
toute cette boue.

— Oh! Chérie, réfléchis encore un peu. Nikolas


Constantinos! Tout de même!

Jessica n'avait pas, mais alors pas du tout envie de réfléchir.


Son visage aux traits tirés fit pitié à Sallie qui lui caressa
gentiment les cheveux et s'éclipsa. Après son départ, Jessica
voulut terminer son café, mais elle lui trouva un goût amer. Elle
rinça machinalement sa tasse dans l'évier, s'essuya les mains, et
fondit en larmes. Tout cela était plus qu'elle n'en pouvait
supporter...

Après avoir pleuré tout son soûl, elle se rendit dans le salon
pour s'allonger sur le sofa, mais elle se ravisa immédiatement: il
lui rappelait trop Nikolas. Elle errait sans but dans la maison,
comme une âme en peine, quand le téléphone sonna. Ne pas
décrocher? Impossible. La sonnerie lui vrillait les oreilles...

— Allô?

— Jessica? Avez-vous seulement songé...

Cette voix grave... évidemment, elle aurait dû s'y attendre!


Elle raccrocha aussitôt.

Quand on sonna à la porte d'entrée, elle ne répondit pas. Ce


fut seulement la voix de Charles l'appelant depuis le perron qui
la décida à aller ouvrir.

— Salut!
Son ton bravache n'abusa pas Charles. Elle paraissait
complètement déprimée.

— J'ai lu le journal, lui dit-il gentiment. Montez prendre une


douche et redescendez me raconter tout.

Jessica obéit. L'eau brûlante la détendit. Ensuite elle se


frotta le corps avec de l'eau de Cologne à la lavande pour se
tonifier et enfila une robe en piqué blanc, toute simple.
Maintenant qu'elle se sentait propre, purifiée, elle était prête à
affronter Charles.

— Voilà qui est mieux, approuva-t-il quand elle entra dans


le living. Apparemment, mes craintes en ce qui concernait
Constantinos n'étaient pas fondées. Il semble vous avoir...
adoptée. Vous a-t-il parlé des actions?

Jessica lui raconta sa soirée... sans toutefois entrer dans les


détails, et demanda à Charles de se charger lui-même de vendre
ses parts de la Con Tech.

— Croyez-vous que ce bout de papier suffira pour vous


débarrasser de lui? demanda Charles en souriant.

— Charles! Je n'intéresse pas vraiment Nikolas


Constantinos. Il joint l'utile à l'agréable, et bien sûr, une petite
aventure avec moi ne lui déplairait pas. Inutile de vous dire
qu'en ce qui me concerne, il n'en est pas question.

Charles haussa les épaules tandis qu'un sourire éclairait son


visage de vieil aristocrate réservé et plein d'humour.

— On ne sait jamais comment ce genre d'histoire évolue.


Vous ne pouvez pas éternellement tourner le dos à la vie!

— Inutile d'insister, Charles. Ma décision est prise. Ah!


J’oubliais: Samantha a eu cinq magnifiques chiots. Venez la
féliciter.
Charles la suivit sans grand enthousiasme: il n'appréciait
que très moyennement la gent animale, mais comme il était
d'une extrême courtoisie, il ne manqua pas de s'extasier sur-la
progéniture de Samantha. A voir sa mine légèrement dégoûtée
devant la petite nichée, Jessica dut se mordre la lèvre pour ne
pas éclater de rire. Mais il aperçut la bouilloire et se précipita,
comme tout bon Anglais à cette heure de la journée, pour faire
chauffer l'eau du thé. A cet instant la sonnette de l'entrée
retentit et Jessica sursauta.

— Charles, gémit-elle, c'est lui. Je lui ai raccroché au nez


tout à l'heure.

— Très bien, préparez le thé, je vais lui ouvrir moi-même.

Charles se dirigea vers la porte avec une mine soucieuse.


Jamais il n'avait senti Jessica aussi vulnérable... A l'évidence,
elle n'était pas en état de lutter contre une personnalité de
l'envergure de Constantinos. Pendant ce temps, la jeune femme,
restée seule dans la cuisine, manipulait la théière, les tasses et
les soucoupes d'une main tremblante. Encore heureux que
Charles ait été là... Se retrouver maintenant face à Nikolas eût
été au-dessus de ses forces. Mais brusquement elle s'arrêta net.

Au fait, pourquoi diable Charles ne s'était-il pas


immédiatement proposé comme intermédiaire pour vendre les
actions de la Con Tech à Constantinos? Plus elle y réfléchissait,
plus cela lui semblait étrange. Ne l'avait-il pas délibérément
jetée sur la route de Nikolas ? Pourquoi n'avait-il pas flairé le
danger? Lui qui connaissait Constantinos beaucoup mieux
qu'elle, il devait pourtant bien se douter qu'il tenterait de la
séduire et de faire d'elle sa maîtresse. Et il savait aussi très bien
que Jessica n'était pas femme à prendre un amant: un mari
peut-être, à la limite...

Le mariage avec Nikolas ! Elle reposa le plateau. Que lui


passait-il donc par la tête? Elle venait tout juste de rencontrer
cet homme et voilà qu'implicitement, elle exigeait de lui qu'il lui
demande d'être sa femme! Etait-ce donc le désir physique qui
lui inspirait des idées aussi folles? Elle aurait aimé pouvoir
répondre « oui ». Mais au fond d'elle-même, elle connaissait la
vraie réponse... Depuis son veuvage, Jessica avait rencontré bon
nombre d'hommes beaux et riches, et tous l'avaient laissée de
marbre. Jamais personne ne lui avait fait éprouver les
sensations que Nikolas avait suscitées en elle hier soir. Malgré
les manières arrogantes et brutales de cet homme, elle avait
inconsciemment perçu chez lui une vraie attirance pour elle :
bien sûr, il la désirait physiquement, mais elle l'aurait juré, il n'y
avait pas que cela. Sans doute était-ce la raison pour laquelle
elle avait ressenti tant de plaisir à ses caresses. Comme s'il
existait entre eux un accord secret, qui les réunissait malgré
leurs divergences...

En somme, la conclusion était claire : elle l'aimait. Le choc


de cette soudaine révélation la terrassa. Ce fut le sifflement de la
bouilloire qui la tira de l'hébétude où elle se trouvait... Elle versa
l'eau bouillante dans la théière et se décida enfin à rejoindre les
deux hommes.

Nikolas était confortablement installé sur le sofa tandis que


Charles avait pris une chaise. Ils se levèrent quand elle entra et
Nikolas lui prit le plateau des mains pour le poser sur une table
basse. Jessica lui jeta un regard en coin : il ne paraissait pas
fâché mais l'observait avec une intensité qui la fit frissonner.
Cette réaction ne lui échappa pas et ses lèvres esquissèrent un
demi-sourire. Puis il lui prit le bras pour l'obliger à s'installer à
côté de lui sur le sofa.

— Charles et moi avons discuté de la situation. Charles


demeurait impassible.

— Quelle situation? interrogea-t-elle.

— La position dans laquelle vous met notre relation vis-à-vis


de la presse.

Elle se leva pour servir une tasse de thé à Charles afin de se


donner une contenance.
— Mais de quoi parlez-vous?

— Disons que je prendrai des mesures pour que les


journalistes ne mettent plus le nez dans ma vie privée. Les
articles qu'ils écriront sur vous, à partir de dorénavant, seront
tous extrêmement révérencieux, croyez-moi.

— Ce ne sera pas nécessaire, murmura Jessica. Elle avait la


sensation pénible qu'un piège se refermait sur elle. C'était bien
beau d'entrer dans la sphère d'influence de Nikolas, mais
parviendrait-elle jamais à en sortir? Décidément, les
journalistes avaient bien mal jugé la situation... L'araignée qui
tissait sa toile, c'était lui, pas elle.

— Arrêtez de vous obstiner bêtement, Jessica. Si vous


m'aviez prévenu de ce que vous redoutiez la nuit dernière,
j'aurais immédiatement empêché la publication de ces photos et
de cet article.

— Soyez raisonnable, dit Charles d'une voix douce. Puisque


Nikolas a le pouvoir de changer vos relations avec la presse,
profitez-en.

— Le mieux serait encore de retourner à ma vie tranquille :


dans ces conditions, personne ne prêtera plus attention à moi.

— N'y comptez pas trop, intervint Nikolas. Car j'ai bien


l'intention de vous avoir toujours à mes côtés, quand je sortirai
ou donnerai des réceptions. Et croyez-moi, la haute société
finira par se coucher à vos pieds, car vous êtes une jeune
personne exquise, en dépit de votre sale caractère.

— Trop aimable!

Charles sourit.

— Je regrette tellement d'avoir manqué votre première


rencontre...
— Oh! Mais elle n'était pas aussi intéressante que la
seconde, l'informa Nikolas, imperturbable. Quant à la troisième,
elle ne s'annonce pas trop bien, comme vous pouvez le
constater. Je n'aurai pas trop de toute la journée pour dissuader
Jessica de retourner à sa vie de nonne.

— Je vois. Eh bien, je vous laisse, mon travail m'attend,


déclara Charles en reposant sa tasse.

Une sirène d'alarme se déclencha aussitôt dans la tête de


Jessica.

— Charles ! J'exige que vous vendiez les actions de la « Tech


Con » au prix du marché, sinon je ne signerai pas.

— Retenez-moi ou je lui brise le cou, s'exclama Nikolas. Si le


ton était badin, en revanche son regard dur ne laissait rien
augurer de bon.

Charles éclata de rire, ce qui devait lui arriver en moyenne


deux fois par an. Jessica le suivit des yeux avec irritation tandis
que Nikolas le raccompagnait à la porte et échangeait avec lui
quelques mots à mi-voix. Des messes basses, à présent! Jessica
sentit son agacement monter au plus haut point. Elle se leva
d'un bond, et Nikolas la trouva prête à l'affronter quand il
revint. Mais sans paraître remarquer son animosité, il se
contenta de parcourir son bras nu d'un doigt léger comme une
aile de papillon. La respiration de Jessica s'accéléra... Avec une
lenteur calculée, le doigt poursuivit sa course sur la nuque, la
base du cou, jusqu'au menton où il s'arrêta enfin.

— Avez-vous réfléchi à ma proposition d'aller faire du


bateau? murmura-t-il en fixant sa bouche.

— Euh... oui. Je... cela ne me tente pas.

— Très bien, alors nous irons nous promener en voiture,


cela m'occupera. Rester ici présenterait un... danger. Je suis sûr
que vous ne me contredirez pas.
— Justement, je ne vous ai pas invité à rester! Il la relâcha et
fronça les sourcils.

— Mais vous avez vraiment peur de moi ! remarqua-t-il,


légèrement surpris.

L'éclair de frayeur qu'il venait de distinguer dans ses yeux


verts l'avait troublé.

— Que se passe-t-il, Jessica? Pourquoi redoutez-vous si fort


la compagnie des hommes?

Elle baissa la tête. Cet homme la sidérait: sa sphère


d'influence ne connaissait donc pas de bornes? Au nom de quoi
se permettait-il de faire ainsi intrusion dans ce qu'elle avait de
plus intime?

Comme elle ne répondait pas, il la prit par la taille et passa


sa main dans les cheveux dorés qu'il porta ensuite doucement à
ses lèvres.

— Répondez-moi, gronda-t-il, pourquoi avez-vous peur?

— Laissez-moi tranquille!

En un éclair, il l'obligea à s'asseoir et la tint serrée contre sa


poitrine tandis qu'elle se débattait. Mais là encore, elle dut
renoncer et se soumettre : elle avait affaire à trop forte partie...
Haletante, elle lui jeta un regard furieux tandis qu'il riait
doucement.

— J'attends toujours votre réponse, Jessica.

Elle commençait à comprendre que l'attaquer de front


n'était pas la bonne stratégie: elle n'épuisait que ses propres
forces. Aussi se laissa-t-elle aller. Le visage contre son épaule,
elle respirait son odeur, et le tissu de sa chemise en soie se
froissait contre sa joue. Un doux vertige lui faisait tourner la
tête.

— Je refuse d'en parler, dit-elle d'une voix étouffée.


— Mais il le faut. J'insiste.

— Donnez-moi du temps, Nikolas.

— Bon, soupira-t-il contre ses cheveux. Mais comprenez-


moi bien, je ne vous veux aucun mal. Et je serai très attentionné
quand j'aurai obtenu ce que j'attends.

Sa main se mit à parcourir les épaules nues, glissa jusqu'à la


hanche et la cuisse, faisant aussitôt naître dans la jeune femme
un désir irrépressible.

— Non, Nikolas, je vous en prie...

Son corps mince et souple se raidit brusquement : sans


insister davantage, Nikolas ouvrit les bras comme s'il libérait un
oiseau et elle se laissa glisser sur le sol. Elle resta assise là,
comme une enfant, la tête posée sur le sofa.

— Allez-vous préparer, lui conseilla-t-il d'une voix rauque.


Nous partons.

Comme un automate elle se leva et monta les escaliers. Le


temps de se coiffer et de mettre des chaussures plates, et elle
redescendait l'escalier, Nikolas l'attendait en bas des marches. Il
la contempla un moment puis prit son visage entre ses mains et
l'embrassa sur la bouche, longuement, tranquillement.

— Je me demande comment vous arrivez à rougir,


grommela-t-il enfin. Cela exige certainement des années de
pratique. Peu importe, le résultat est tout à fait charmant.

— Même les comédiens les plus consommés ne connaissent


pas l'art de rougir sur commande, Nikolas. Mais ne vous vantez
pas trop des émotions que vous provoquez en moi. Après tout,
on peut aussi s'empourprer de colère.

— Oui, bien sûr, répliqua-t-il d'un air narquois. Et elle


rougit de plus belle...
5.

Quand le timbre de la sonnette retentit, Jessica


s'immobilisa. Nikolas lui enlaça la taille et voulut l'entraîner
vers la porte, mais elle résista.

— Un peu de courage, gronda-t-il gentiment. Je ne laisserai


pas les bêtes sauvages vous dévorer, alors détendez-vous et
essayez de vous amuser.

Elle secoua la tête sans un mot. En quelques jours, Nikolas


Constantinos avait complètement bouleversé son existence. Ce
matin, il avait donné à son secrétaire une liste de gens à inviter
pour le soir même, et bien évidemment, tout le monde s'était
libéré. Qui donc oserait refuser une invitation de Nikolas
Constantinos? A quatre heures il avait appelé Jessica, lui
demandant de se faire belle et de mettre une robe longue. Il
passerait la prendre vers six heures. Persuadée qu'il l'invitait à
dîner dans un endroit à la mode, elle ne s'était pas inquiétée. Ce
fut seulement après l'avoir entraînée dans son appartement qu'il
l'informa de ses plans.

Elle ne lui cacha pas sa colère: il aurait pu la consulter, tout


de même! Mais sa mauvaise humeur ne semblait pas déranger
Nikolas le moins du monde. Evidemment, elle le savait bien, en
présence de Nikolas personne n'oserait se montrer ouvertement
désagréable avec elle. Malgré tout, une sourde angoisse
étreignait Jessica. Andros, le secrétaire, un cousin issu de
germain de Nikolas, était présent. Il dissimulait son mépris
devant Nikolas, mais dès qu'il avait le dos tourné, jetait à la
jeune femme des regards pleins de condescendance.

— Vous êtes trop pâle, fit observer Nikolas, la main sur la


poignée de la porte.
Il se pencha alors vers elle et déposa un rapide baisé sur ses
lèvres avant qu'elle ait eu le temps de réagir. Puis il se redressa
et ouvrit la porte. Le cœur noué d'angoisse, elle s'efforça
d'arborer un sourire aimable pour accueillir les invités de
Nikolas.

Comme elle lui jetait un regard en coulisse, elle aperçut, ô


horreur, la marque de son rouge à lèvres au coin de sa bouche.
Les femmes présentes ne manqueraient sûrement pas de s'en
apercevoir... A cette idée, elle s'empourpra. Nikolas, quant à lui,
très à l'aise lui avait pris le bras et la présentait comme « une
très chère amie mais aussi un partenaire financier ».

Les mots « partenaire financier » produisirent leur petit


effet. La condescendance n'était plus de mise, et on la traita avec
des égards certains. Malgré tout, Jessica était à l'agonie et elle
eût donné n'importe quoi pour pouvoir se retrouver seule, dans
sa chambre.

A un moment donné, Nikolas la présenta avec une lueur


amusée dans les yeux à une grande blonde très chic du nom
d'Amanda Waring ; la journaliste qui avait signé le méchant
petit article paru dans le Sun ! Cette dernière lui adressa un
sourire crispé qui montrait bien ce qu'il lui en coûtait de
paraître aimable. Mais Jessica n'eut pas le temps de
s'appesantir sur cette rencontre pour le moins cocasse. Car à cet
instant, une autre femme attira son attention : une rousse
superbe avec des yeux de chat et une démarche de Marilyn, qui
enlaça tranquillement de ses bras nus le cou de Nikolas avant de
l'embrasser sur la bouche. Jessica resta pétrifiée. Comment
osait-elle ! Elle dut faire appel à tout son sang-froid pour ne pas
l'arracher à Nikolas. D'ailleurs, lui-même prit le poignet de la
rousse pour la détacher de lui et jeta un regard d'excuse
ironique à Jessica. Puis il tira un mouchoir de sa poche, s'essuya
ostensiblement les lèvres, et prit la main de Jessica.

— Chérie, je te présente une vieille amie à moi, Diana


Murray. Diana, Jessica Stanton.
De magnifiques yeux bleus se tournèrent vers Jessica et il y
brilla une lueur meurtrière.

— Il me semble avoir déjà entendu parler de vous, dit Diana


d'une voix mielleuse.

Jessica sentit Nikolas s'immobiliser à ces mots, aussi tendu


qu'une panthère aux aguets. Elle lui serra les doigts et répondit
sur un ton d'une exquise courtoisie.

— Vraiment? Je suis flattée.

Et elle se tourna aussitôt vers l'homme qui accompagnait


Diana et restait sur sa réserve, comme s'il refusait d'être
impliqué dans cet échange de répliques périlleux.

Malgré la bombe que Nikolas avait réservée à ses invités, ou


peut-être à cause d'elle, la pièce bruissait de conversations
animées. Andros circulait d'un groupe à l'autre, assumant le rôle
de l'hôte, et libérant ainsi Nikolas de ses obligations. Ce dernier
conduisait Jessica de groupe en groupe et la main possessive
qu'il passait sur son bras ou ses épaules indiquait clairement
qu'elle avait son appui et qu'elle lui appartenait. Mais il vint un
moment où il dut la quitter pour aller parler affaires.

Jessica sentit la panique l'envahir. Elle s'apprêtait à


s'asseoir dans un coin quand elle croisa le regard d'Andros,
insolent et méprisant. Aussitôt elle se redressa et décida de faire
front en se dirigeant vers un petit groupe de femmes qui riaient
en discutant d'une pièce à l'affiche en ce moment. Quand elle
s'aperçut qu'Amanda Waring faisait partie du lot, il était déjà
trop tard... Un silence l'accueillit.

— Vous parlez de la pièce qui a eu tant de succès aux Etats-


Unis l'année dernière? lança Jessica avec un sourire
apparemment détendu. Si mes souvenirs sont bons, l'actrice
principale était Pénélope... Pénélope...
— Pénélope Durwin, dit obligeamment une femme un peu
ronde d'une quarantaine d'années. Elle a même été nominée
pour l'Oscar de la meilleure actrice.

— N'êtes-vous pas américaine? demanda Amanda Waring


d'une voix de velours en fixant Jessica d'un œil froid.

— Si, absolument.

— Et vous n'envisagez pas de retourner aux Etats-Unis?

— Non, pas pour le moment.

Silence.

— Depuis quand connaissez-vous Nikolas Constantinos?

— Je l'ai rencontré récemment.

Décidément, cela tournait à l'interview. A cet instant, une


nouvelle voix se fit entendre dans le cercle des femmes
présentes.

— Avec un homme comme Nikolas, les choses ne traînent


pas, n'est-ce pas, madame Stanton?

Jessica se retourna et son regard plongea dans les superbes


yeux bleus de Diana. Elle la fixa longuement, sans ciller. La
tension était devenue insupportable.

— Comme vous dites, laissa enfin tomber Jessica en


baissant les yeux sur un sourire discret.

Puis elle se tourna vers Amanda Waring.

— A dire vrai, je l'ai rencontré pour la première fois samedi


dernier.

Aussitôt Amanda, en bonne journaliste flairant l'article en


exclusivité, ne fut plus que sourires et amabilités. On demanda à
Jessica si elle pensait se rendre bientôt dans l'île de Nikolas. Ce
dernier quitterait-il bientôt l'Angleterre? L'avait-il emmenée sur
son yacht, le « Kronos » ? Lasse sans doute de cet interrogatoire
dont elle était exclue Diana s'éloigna et Jessica poussa un soupir
de soulagement: la scène avait été évitée, de justesse.

Après cela, tout devint plus facile. Les invités devinrent


presque affables quand ils découvrirent en Jessica une jeune
femme calme et parfaitement bien élevée, qui en imposait par
son charme et sa beauté. Bien que Nikolas se soit engagé dans
des discussions d'affaires manifestement très animées, il la
surveillait du coin de l'œil, comme pour guider de loin ses
premiers pas dans le petit monde de ses relations. Par la même
occasion, ses regards semblaient dissuader fermement les
hommes présents de lui faire la cour. Nikolas connaissait l'art
d'imposer sa loi sans même ouvrir la bouche!

A un moment donné, Jessica parvint à s'échapper pour se


recoiffer et vérifier son maquillage. Sur le chemin elle croisa
Diana en grande conversation avec un Andros plein de
déférence et d'attention. Quand Jessica passa près de lui, elle
perçut un tel mépris dans le regard qu'il lui lança, qu'elle ne put
s'empêcher de frissonner. Elle accéléra le pas, et une fois franchi
le seuil de la chambre de Nikolas, en referma précipitamment la
porte. Ne s'habituerait-elle donc jamais? Ressentirait-elle
toujours une telle souffrance face à ces humiliations
mondaines? Elle s'assit sur le lit et prit sa tête entre ses mains,
au bord des larmes.

Quand on frappa à la porte, elle sursauta.

— Entrez.

Amanda Waring se tenait sur le seuil.

— Je vous dérange?

— Pas du tout. J'étais venue me redonner un coup de


peigne.
Elle remarqua qu'Amanda jetait un regard circulaire autour
d'elle, comme si elle s'attendait à voir des merveilles. Peut-être
un baldaquin, ou des miroirs au plafond... Alors elle devait se
sentir désappointée, car l'ameublement était on ne peut plus
spartiate : un grand lit, une armoire et une salle de bains, le tout
dans des tons blanc cassé.

— Voilà, j'aimerais avoir une petite discussion avec vous,


madame Stanton, commença Amanda. Je tenais à vous assurer
que rien de ce que vous me confierez ne sera rapporté dans les
colonnes de mon journal. M. Constantinos m'a clairement fait
comprendre qu'au moindre faux pas, je serais congédiée.
Comme je ne suis pas folle, je me le tiens pour dit.

Jessica ouvrit de grands yeux.

— Pardon?

— Je suis certaine que je ne vous apprends rien, répliqua


l'autre sur un ton amer. Mon rédacteur en chef m'a gentiment
expliqué ce matin que si je m'aventurais à évoquer à nouveau la
Veuve Noire dans mes articles, non seulement je prendrais la
porte, mais en plus on veillerait à ce que personne d'autre ne
m'engage... Il a suffi d'un coup de téléphone de M. Constantinos
à l'éditeur. Bravo.

Jessica fronça les sourcils.

— Je vous assure que je n'y suis pour rien. Cela dit, je dois
reconnaître que je n'ai pas vraiment envie de pleurer sur votre
sort. La presse m'a fait trop de mal. J'en ai plus qu'assez de ces
perpétuels ragots, de ces attaques sournoises et injustifiées,
d'ailleurs...

La porte s'ouvrit et Nikolas entra.

— Miss Waring...
Le ton était menaçant. Jessica comprit immédiatement qu'il
avait aperçu le manège de la journaliste et s'était empressé de
voler à son secours.

— Nikolas, avez-vous pour de bon menacé Miss Waring de


lui faire perdre son travail?

— Absolument.

Le regard qu'il jeta à Amanda la cloua sur place.

— Je vous préviens que je refuse de la voir à nouveau


souffrir par votre faute, c'est clair?

— Nikolas, je vous en prie, je suis parfaitement capable de


me défendre toute seule.

— Mais oui, ma chérie, lança-t-il sur le ton indulgent que


l'on adopte avec une enfant de cinq ans.

Puis pour sa plus grande confusion, il lui prit la main et la


porta à ses lèvres. Quand il releva sa tête arrogante couronnée
de cheveux noirs vers Amanda, elle distingua de petites flammes
inquiétantes au fond de ses prunelles.

— Miss Waring, je ne verrais aucun inconvénient à ce que


vous mentionniez que la charmante, la ravissante, l'exquise
Jessica Stanton a joué les hôtesses pour moi dans une réception
donnée dans mon appartement londonien. Mais je ne tolérerai
plus aucune référence à la Veuve Noire ou à son statut financier.
Je vous informe que nous venons de signer un contrat très
avantageux pour madame Stanton, en conséquence de quoi son
indépendance financière est assurée pour le reste de ses jours.
De ce point de vue-là, elle n'a donc aucun besoin de moi pour
mener « la vie luxueuse à laquelle elle a été habituée ».

Amanda Waring n'était pas du genre à se laisser intimider


facilement.

— Puis-je vous citer?


— Parfaitement. Dans les limites du raisonnable, s'entend.

Et il lui décocha un de ses éblouissants sourires. Amanda


sourit à son tour. Comment résister à Nikolas?

— Merci, Monsieur Constantinos. Madame Stanton...

Sur ce, Amanda quitta la pièce et Nikolas baissa sur Jessica


ses yeux où les petites flammes dorées menaient toujours la
danse.

— Jessica, vous vous êtes opposée à moi et j'ai l'intention de


vous le faire payer, murmura-t-il en l'attirant à lui.

— Vous n'avez que ce que vous méritez: si vous cessiez un


peu de me bousculer! s'écria-t-elle en essayant de se dégager.

Des lèvres brûlantes se posèrent sur son cou.

— Vous êtes dans ma chambre et il suffirait de tirer


légèrement sur ce bustier pour que vous vous retrouviez nue
dans mes bras.

Il n'avait pas tort. Jessica portait une robe courte avec une
jupe bouffante en satin vert émeraude dégageant ses longues
jambes et le haut ne comportait aucune bretelle. Ainsi, les pieds
chaussés de ballerines, elle ressemblait à une poupée aux
grands yeux de porcelaine.

Le contact de sa bouche sur sa peau la fit frissonner.


Pourquoi diable avait-elle mis cette robe? Elle savait pourtant
bien qu'elle était provocante malgré sa sobriété... Allons, elle n'y
pouvait plus rien changer, à présent. Aussi s'abandonna-t-elle
dans les bras de Nikolas, tout en protestant, pour la forme.

— Arrêtez, je vous en prie. Vous avez des invités. Vous ne


pouvez tout de même pas disparaître comme cela dans votre
chambre avec moi !

— Si, justement.
Et il lui prit le menton pour l'obliger à l'embrasser. Avant
qu'elle ait eu le temps de réagir, un frisson de plaisir la
parcourut. Elle se haussa sur la pointe des pieds pour mieux
s'offrir, haletante, pressée contre lui. Il prit ce qu'on lui donnait
de si bon cœur, savoura longuement cette bouche, et ses mains
se mirent à parcourir le corps menu, la courbe des reins, la
taille, les hanches étroites. Quand il lui caressa les seins, elle
comprit brusquement où tout cela allait la mener. Une fois de
plus, les frissons de la peur s'interposèrent entre Jessica et son
désir. Elle se raidit et cria:

— Non, je vous en prie, arrêtez!

Il jura en grec et la ramena à lui alors qu'elle tentait de se


dégager de son étreinte, mais seulement pour la presser contre
sa poitrine, sans bouger. Immobile, le souffle suspendu, elle
sentait résonner les battements de son cœur.

— Jamais je ne vous forcerai, murmura-t-il contre ses


cheveux. Vous avez connu une expérience éprouvante et je
comprends vos réactions.

Jessica secoua la tête.

— Non, justement, vous ne comprenez pas. Nikolas, il faut


que...

Elle se sentait prête à lui confesser cette peur de l'inconnu


qui la retenait d'aller jusqu'au bout de son désir, mais il posa un
doigt sur ses lèvres.

— Taisez-vous, je ne veux pas savoir. L'idée d'un autre


homme posant les mains sur vous m'est insupportable. Je
pensais que cela me serait égal mais je souffre à votre égard
d'une jalousie aussi absurde qu'insupportable.

— Oh! Nikolas, ne soyez pas si bête. La vérité c'est que...

— Non! s'écria-t-il en pressant fermement ses mains sur les


frêles épaules.
Irritée, Jessica se dégagea d'un geste brusque.

— Très bien. Libre à vous, après tout. Simplement, il me


semblait normal de vous expliquer certaines choses que vous ne
pouvez deviner tout seul. Mais puisque vous vous obstinez, tant
pis!

Il sourit.

— Je n'ai nul besoin de vos explications. Je me sens capable


de vaincre tout seul votre peur et votre obstination... Vous êtes
un adorable petit chaton sauvage et je suis bien décidé à vous
apprivoiser. Croyez-moi, je connais des moyens infaillibles pour
y parvenir !

Jessica ouvrit la porte et se retourna.

— Eh bien, gardez-les pour vos proies habituelles... vous


n'êtes qu'un arrogant, Nikolas!

Son rire la poursuivit tandis qu'elle rejoignait les invités.


Diana paraissait furieuse... Pourtant, il n'y avait vraiment pas de
quoi, se dit Jessica avec un sourire amer.

A partir de ce jour, Nikolas prit la vie de Jessica en charge.


Presque chaque soir il l'emmenait dîner dans les restaurants les
plus célèbres, ou à des soirées chez des amis. Jessica n'avait
pratiquement plus le temps de voir son amie Sallie. Cette
dernière le regrettait un peu, bien sûr, en se réjouissant du tour
que prenaient les relations de Jessica et de Nikolas. Dans les
journaux, on ne trouvait maintenant plus aucune allusion à la
Veuve Noire: Amanda Waring avait tenu ses promesses, et le
nom de Jessica était toujours associé à des commentaires
aimables et courtois. En somme, la jeune femme aurait eu lieu
de se féliciter d'avoir rencontré le célèbre milliardaire grec...
Même Charles était ravi que Nikolas assume une partie des
tâches qui lui revenaient jusqu'alors, songea Jessica dans un
accès de mauvaise humeur. Elle ne pouvait se défendre d'en
vouloir à son vieil ami qui selon elle l'avait abandonnée, après
l'avoir jetée dans la gueule du loup.

Un jour, alors qu'elle ne l'avait pas vu depuis longtemps, il


vint lui présenter des papiers à signer, tout en déclarant d'un
ton négligent qu'il s'agissait d'affaires courantes et sans grande
importance. D'habitude elle lui accordait une entière confiance,
mais cette fois-ci, elle y regarda d'un peu plus près et découvrit
au milieu de contrats et de lettres anodines un accord de vente
des actions de la « Con Tech » à un prix ridiculement élevé. Elle
repoussa tranquillement le dossier.

— Je ne signerai pas ça, annonça-t-elle d'une voix très


calme.

Charles poussa un soupir agacé.

— Allons bon ! Je m'en doutais... mais j'espérais que vous


signeriez sans vous en apercevoir, avoua-t-il. Jessica, n'essayez
pas de vous opposer à lui. Il veut que vous preniez cet argent, ne
le contrariez pas.

— Je refuse d'être achetée. C'est pourtant ce qu'il s'apprête à


faire. Je suppose que vous ne nourrissez aucun doute sur ses
intentions?

Charles étudia en silence le bout de ses chaussures


impeccablement cirées.

— Oh! Je ne me fais aucune allusion, déclara-t-il enfin.


Cependant, étant né réaliste, je vous conseille vivement
d'accepter la proposition de Nikolas Constantinos. Il ne faut pas
réveiller les tigres qui dorment.

— Il ne dort pas du tout, il se tient aux aguets. De toute


façon, ma décision est prise, s'il continue ce petit jeu, je vends
mes actions à une tierce personne... au prix du marché.
— Vous jouez avec le feu.

Quand Charles prit congé, Jessica savait qu'il allait informer


immédiatement Nikolas de sa décision. Elle avait un rendez-
vous pour dîner avec lui, ce soir-là, et elle envisagea brièvement
de quitter la ville plutôt que de l'affronter. Puis elle se tança
vertement et se prépara pour l'inévitable scène. Machinalement,
habitée par une angoisse diffuse, elle se doucha, se parfuma, se
coiffa et enfila une petite robe noire toute simple. Ce serait
amplement suffisant: ce soir, elle ne se sentait pas d'humeur à
se mettre en frais.

Comme elle s'y attendait un peu, Nikolas arriva avec une


bonne demi-heure d'avance. Sans doute espérait-il la
surprendre en train de s'habiller, c'est-à-dire au moment où elle
n'était pas sur ses gardes... La porte d'entrée était à peine
refermée sur lui qu'il l'attrapait par le poignet et l'attirait à lui.

— Pourquoi? demanda-t-il simplement.

— Vous le savez très bien. Vous cherchez à m'acheter.

— Quelle sotte!

Ses mains lui massaient doucement les épaules, dans un


mouvement de caresse apaisante. Puis il lui enserra la taille de
ses bras et fit pleuvoir les baisers sur son visage.

— Je désire simplement vous protéger et assurer votre bien-


être. Ainsi vous n'aurez plus jamais à vendre votre corps, même
dans le cadre d'un mariage.

Aussitôt elle se raidit.

— Je n'ai pas oublié le Cheval de Troie. Méfiez-vous des


Grecs qui vous font des cadeaux..., siffla-t-elle entre ses dents.

Son étreinte se fit plus étroite.

— Mettez-vous bien cela dans la tête: je n'ai jamais acheté


aucune femme.
— Vous me faites mal!

Il s'écarta d'elle brusquement et fouilla dans la poche


intérieure de sa veste pour prendre un papier et un stylo qu'il
posa sur la petite table de l'entrée.

— Signez, ordonna-t-il doucement.

Jessica mit les mains derrière le dos et secoua la tête.

— Non, je ne veux rien de vous, ni votre argent, ni votre


protection, et encore moins votre personne!

Avec un sourire moqueur, il posa les mains sur ses hanches.

— Vraiment? Vous vous mentez à vous-même. Sur ces mots,


il pencha vers elle sa tête auréolée de boucles sombres et
l'embrassa avec une telle douceur, un art si consommé qu'elle
sentit ses jambes faiblir et son esprit s'obscurcir. Tout son corps
se tendit vers lui. Les mains de Nikolas vinrent à la rencontre de
ses seins dont les extrémités se durcirent. Elle avait l'impression
que le feu du désir s'allumait sous ses doigts. A la recherche de
sa peau nue, il écarta l'étoffe de la robe, arrachant à Jessica un
gémissement de plaisir. Si elle n'avait eu les yeux clos à cet
instant, elle aurait pu voir une lueur de triomphe s'allumer dans
ceux de Nikolas... Il se pencha, la souleva de terre et la déposa
sur le sofa du salon avant de s'allonger près d'elle. Ses baisers
faisaient à Jessica l'effet d'une drogue. Elle enfonça ses doigts
dans ses cheveux, toute brûlante d'une langueur qui
s'apparentait presque à la douleur. Quand elle sentit son poids
sur elle, elle ne protesta même pas. A quoi bon nier qu'elle lui
appartenait? Tandis que le corps de Nikolas s'animait, elle se
sentit plonger lentement dans les profondeurs de la jouissance...
Plus question de le repousser, maintenant: elle ne voulait que le
posséder, s'anéantir, et elle pensa mourir du plaisir qu'il lui
donnait.

— Laisse-moi rester avec toi ce soir, murmura la voix


rauque de Nikolas. Comprends-tu maintenant à quel point tu as
besoin de moi? Je prendrai soin de toi, mon amour.
Jessica frissonna. La voix de Nikolas l'avait rappelée à la
réalité. Lui céder, ne serait-ce pas conforter en lui les pires idées
qu'il pouvait entretenir à son sujet? Les propos calomnieux des
journaux lui revinrent en mémoire: «La Veuve Noire a trouvé
une nouvelle proie... » Pour lui, comme pour tous, elle était à la
recherche de l'argent et du plaisir ! Non, dans ces conditions, il
n'était pas question qu'elle aille offrir son cœur meurtri. Tant
pis si son corps devait rester ignorant des choses de l'amour...

Il la secoua doucement.

— Chérie, je peux rester?

— Non. Pas maintenant. Pas encore, lança-t-elle d'une voix


forte, comme pour se convaincre elle-même.

Il inspira profondément, mais ne se mit pas en colère.


Pressant sa tête contre sa poitrine, il se contenta de dire, à mi-
voix:

— Le moment est bientôt venu et je n'attendrai plus très


longtemps. Je vous montrerai ce que c'est d'être ma femme,
Jessica.

Ne le savait-elle pas déjà? Il serait tendre et sauvage,


balaierait ses défenses, la laissant totalement à sa merci. Et
quand le moment serait venu... de la quitter, il partirait sans se
retourner. Oui, il avait raison. Comment la petite chèvre
pourrait-elle encore retarder le moment d'être dévorée par le
loup?
6.

Les talons de Jessica claquaient sur le marbre de l'entrée de


la « Con Tech » tandis qu'elle se dirigeait vers l'ascenseur.
Quand elle déboucha à l'étage des bureaux de Nikolas, une
silhouette familière s'avança à sa rencontre: Diana Murray!

— Nikolas est très occupé cet après-midi, annonça Diana


d'un air entendu. Du coin de l'œil, elle observait Jessica pour
surprendre sur son visage une manifestation de jalousie.

— Ah bon? C'est bien possible, répliqua la jeune femme


imperturbable. Je ne prends jamais rendez-vous.

— En tout cas, laissez-lui une minute pour remettre de


l'ordre dans sa tenue. Vous savez bien comment il est...

Et Diana s'éloigna avec ce léger balancement des hanches


qui la rendait irrésistible aux yeux des hommes. Ceci n'arrangea
pas l'humeur de Jessica. Quand elle ouvrit la porte de
l'antichambre du maître de ces lieux, Andros leva la tête et la
fixa d'un air distant, selon son habitude.

— Bonjour, madame Stanton, je ne crois pas que M.


Constantinos vous attende.

— Effectivement. Soyez assez gentil pour m'annoncer. ?

Andros obéit à regret. A peine avait-il reposé le téléphone


que Nikolas apparut et s'empressa aussitôt auprès de Jessica.

— Bonjour, ma chérie. Quelle agréable surprise. Je ne


pensais pas vous voir avant ce soir. Auriez-vous changé d'idée et
décidé de signer les papiers malgré tout?
Jessica contrôla sa colère jusqu'à ce qu'ils se retrouvent
seuls dans le bureau. Puis elle lui tendit sans un mot une
enveloppe ouverte contenant divers documents.

Il les étudia rapidement.

— Oui, et alors? Où est le problème? demanda-t-il, les yeux


baissés.

— Vous le savez parfaitement! Tous les papiers de ces divers


contrats étaient déjà prêts alors même que je vous avais refusé
mon consentement !

— Disons que mon conseiller juridique a un peu brusqué les


choses. Il s'agit d'une simple erreur de timing. Si un des termes
de ces contrats vous dérange, il est toujours possible de le
changer.

— Très bien : alors, changez tout ! Jetez-les par la fenêtre.


Faites-en des cocottes en papier. Mais pour la signature, vous
pouvez toujours attendre, c'est moi qui vous le dis.

A peine avait-elle fait trois pas en direction de la porte qu'il


l'avait déjà rattrapée. A présent il la maintenait par les poignets
tandis qu'elle le fixait, parfaitement immobile.

— Lâchez-moi !

Aucune réponse.

— Mais lâchez-moi !

Exaspérée par la poigne de fer qui lui enserrait les poignets,


elle se débattit. Nikolas attendit tranquillement qu'elle ait
épuisé ses forces puis il la souleva de terre, alla s'asseoir dans
son fauteuil et la posa sur ses genoux.

— Chérie, murmura-t-il dans ses cheveux, ce ne sont que de


simples contrats.
— C'est ça. Vous me traitez comme une prostituée de luxe,
et en plus je devrais vous remercier.

— Vous dites n'importe quoi.

Elle essaya une nouvelle fois de lui échapper mais comme


toujours il était le plus fort. Les larmes jaillirent et elle
s'abandonna contre son épaule en sanglotant, humiliée par sa
défaite.

— Je veux simplement prendre soin de vous, petite sotte


chérie. Qu'avez-vous donc contre cette propriété à Chelsea?
Comprenez-moi bien: votre maison est très sympathique, mais
le quartier laisse vraiment à désirer.

— J'y suis parfaitement heureuse, merci. Je ne vous ai


jamais rien demandé. Vous m'avez gravement insultée. Oubliez-
vous ce document stipulant que je m'engageais à ne jamais rien
demander devant les tribunaux pour « services rendus » ?
Services rendus !

— Jessica, pour quelqu'un comme moi, ce genre de


précaution fait partie de la routine. Je ne suis pas seul en cause,
il y a aussi ma famille, mes employés. Un milliardaire doit
assumer certaines responsabilités qui lui interdisent parfois
d'être sentimental. Je le regrette profondément, je vous le jure.

— Et combien de maîtresses ont signé ce genre de document


avant moi?

Jessica essuya d'un revers de main son visage ruisselant de


larmes, et poursuivit:

— Je parie qu'il s'agit d'une lettre type où juste le nom et la


date sont laissés en blanc...

— Ne dites pas n'importe quoi ! — Vous êtes la première!


S’énerva Nikolas. Et figurez-vous que moi aussi, j'ai besoin de
me protéger contre vous. D'ailleurs, c'est peut-être bien la
raison de votre colère... Maintenant, vous avez compris que
vous n'obtiendrez de moi que ce que je vous donnerai de plein
gré !

Il avait commis l'erreur de lui libérer un bras et elle le gifla à


toute volée. Après quelques instants de lutte où elle eut encore
le dessous, elle finit par s'abattre contre lui, le corps secoué de
sanglots.

— Jessica!

Deux mains dures, brutales vinrent se plaquer sur ses


hanches. Comme elle voulait lever la tête vers lui, elle rencontra
ses lèvres, brûlantes, sauvages. Puis il s'empara de ses seins,
froissant de ses gestes impatients l'étoffe du chemisier. Avec un
frisson d'angoisse, Jessica comprit qu'il ne se maîtrisait plus.

— Nikolas, non. Chéri, arrêtez, pas ici voyons. Immobile et


raidie, elle sentait ses doigts s'aventurer sur tout son corps sans
qu'elle pût faire un geste pour l'en empêcher. Les yeux noirs
durcis par le désir et qui semblaient ne plus la voir lui firent
subitement peur. D'une voix douce et implorante, elle murmura
son nom à plusieurs reprises. Enfin, il parut l'entendre et
poussa un profond soupir... Au prix, semblait-t-il, d'un effort
surhumain, il l'aida à se remettre sur ses pieds et resta là à
l'observer tandis qu'elle titubait, blanche de peur. Puis il jura
entre ses dents et s'éloigna en direction de la fenêtre où il se tint
un instant sans bouger, perdu dans ses pensées.

Jessica regardait son dos large et musclé aussi immobile


que la pierre. Lentement, les mains tremblantes, elle remit de
l'ordre dans sa toilette, reboutonna son chemisier et défroissa sa
jupe. Elle se penchait pour ramasser son sac avant de s'en aller
quand la voix de Nikolas l'arrêta.

— Attendez.

Il se retourna pour lui faire face, son visage sombre crispé


par la contrariété.
— Acceptez mes excuses... je suis vraiment navré.
S'avançant vers elle, il la prit doucement par la taille et l'obligea
à appuyer sa tête contre son épaule.

— Je vous ai effrayée...

— Laissons cela. Je ne signerai pas ces papiers, un point


c'est tout.

— Il ne s'agissait pas du tout d'une insulte mais d'une


nécessité légale.

— Je ne suis pas votre maîtresse, donc le problème ne se


pose pas.

— Vous ne l'êtes pas encore, rectifia-t-il.

— En attendant, je préférerais que l'on cesse de se voir


pendant quelque temps.

— Il n'en est pas question. A l'avenir, je vous promets de me


contrôler. Oublions ce qui vient de se passer.

Jessica releva la tête et lui adressa un regard chargé


d'amertume. Il lui avait enfoncé dans le cœur une lame acérée
qu'elle n'était certainement pas près d'oublier. Mais la plus
grande source de douleur provenait en réalité de ce qu'elle se
sentait tout à fait incapable de s'éloigner définitivement de lui.
La seule idée de ne plus le voir la plongeait dans une profonde
dépression. Mais en même temps, l'épisode de cet après-midi
lui montrait bien qu'à trop le côtoyer, elle courait un grand
danger...

Plusieurs semaines passèrent où Nikolas se montra d'une


irréprochable courtoisie, sans doute pour effacer le souvenir de
cette regrettable entrevue dans son bureau. Il insistait pour
qu'elle l'accompagne dans toutes ses sorties, et chez lui, elle
était l'hôtesse à chaque fois qu'il recevait. Mais cette vie
mondaine épuisait Jessica...

Durant une de ces éprouvantes soirées, elle s'échappa dans


le jardin pour respirer avec délices les parfums qui s'élevaient
des parterres de fleurs. Bien sûr, depuis qu'elle sortait dans le
monde, elle avait peu à peu acquis une certaine aisance, mais
elle aspirait au fond d'elle-même à plus de tranquillité. Nikolas
était comme un volcan perpétuellement en activité. Tous se
pliaient à ses ordres et tout se passait toujours comme il l'avait
prévu. En cet instant, elle ignorait où il se trouvait et en profitait
pour se promener dans ce magnifique jardin.

Juste avant qu'ils quittent son appartement pour se rendre


à cette soirée, ils s'étaient violemment disputés, toujours au
sujet de ces fameuses actions. A la fin, lassée de tant de
harcèlements, Jessica avait pris le papier et gribouillé sa
signature avant de le jeter à terre en criant :

— Vous êtes content maintenant?

Au regard qu'il lui lança, elle comprit qu'elle venait de


commettre une grave erreur. Signer maintenant, alors qu'il
l'accusait justement d'essayer de faire monter les prix, c'était
abonder dans son sens et le convaincre qu'il avait raison.
Malheureusement, il était trop tard, et Jessica avait ravalé ses
larmes.

Tout en se promenant dans le jardin, elle se demandait


tristement si la tendresse qui commençait à naître entre eux
n'allait pas disparaître à cause de cette dernière querelle. Son
rêve secret le plus cher était d'épouser Nikolas, d'avoir des
enfants de lui, et dans les circonstances actuelles, cela semblait
totalement hors de propos... Comme elle remuait ces
douloureuses pensées, un murmure de voix attira son attention.
Elle s'immobilisa à une courte distance d'un couple qui ne
paraissait pas l'avoir remarquée. La robe longue de la jeune
femme se fondait avec le smoking de l'homme tandis qu'ils
s'embrassaient.
Elle s'apprêtait à s'éloigner sur la pointe des pieds quand la
femme poussa un soupir et murmura:

— Nikolas, mon amour...

Jessica resta pétrifiée sur place. Enfin, elle parvint à se


retourner et regarda de nouveau en direction du couple enlacé.
Une tête aux épaisses boucles noires se redressa et la voix de
Nikolas s'éleva dans la nuit.

— Que se passe-t-il, Diana? Personne ne s'est occupé de


vous, ravissante comme vous l'êtes?

— Non, personne. Je vous attendais.

— Etiez-vous si sûre que je reviendrais?

Le sublime visage renversé de Diana exprimait toute la


passion et la volupté du monde.

C'en était trop... Le cœur brisé par le chagrin, Jessica


s'enfuit sans entendre Nikolas qui l'appelait. Enfin arrivée dans
la maison, elle dut répondre aux gens qui lui souriaient par des
hochements de tête aimables alors que sa seule envie eût été de
les gifler et de leur envoyer les petits fours au visage. Une coupe
de Champagne à la main pour se donner une contenance, elle se
mit à déambuler dans la pièce d'un pas suffisamment rapide
pour n'être pas obligée d'engager la conversation avec un
groupe. Comment sortir de là? se demandait-elle. Serait-elle
assez forte pour quitter la soirée en compagnie de Nikolas, ou
valait-il mieux pour elle appeler un taxi? Elle se soucierait de
cela plus tard, une fois qu'elle aurait avalé assez d'alcool pour se
donner du courage.

Du coin de l'œil elle vit arriver Nikolas qui la cherchait.


Aussitôt elle engagea la conversation avec un couple sur sa
gauche, surprise que sa voix reste aussi naturelle et ne trahisse
rien de son émotion. Avant qu'elle ait eu le temps de s'éloigner,
Nikolas l'avait prise par le bras et lançait d'un ton jovial :
— Mais c'est Genna Clark... comment vont les enfants?
Toujours aussi délicieuse.

Ravie, Genna éclata de rire et bavarda gaiement avec


Nikolas qui tenait toujours Jessica d'une main ferme.

— Vous me faites mal, murmura-t-elle pendant qu'ils


s'éloignaient du couple et saluaient en passant des groupes
animés.

— Le bureau près de l'escalier est vide. Avancez. Alors qu'il


était en train de la tirer derrière lui, Jessica aperçut Diana. Son
visage arborait une expression triomphante qui lui donna le
frisson.

Quand Nikolas eut refermé la porte, elle l'affronta d'un


regard hautain.

— Eh bien? interrogea-t-elle. Que puis-je faire pour vous,


Nikolas?

Les mâchoires crispées de l'homme qui l'observait, ses yeux


noirs pleins de feu la laissaient cette fois-ci curieusement
indifférente. Il mit les mains dans les poches de son pantalon
tout en la fixant, les paupières plissées.

— C'est curieux, il vous suffit de relever ce petit menton


pour vous donner de faux airs de reine offensée.

— C'est pour me dire ça que vous m'avez enfermée ici?

— Je vous en prie, arrêtez ce petit jeu ! Avec moi, ça ne


prend pas.

Pendant un instant, il sembla tout de même embarrassé et


le sang lui monta aux joues.

— Jessica, ce que vous avez vu n'est qu'un flirt sans


importance.
— Cela m'importe peu, mon cher. Vous oubliez que notre
relation est également sans importance. Vous n'avez
absolument pas à vous justifier, conduisez vos petites affaires
comme bon vous semble. Cela ne me dérange pas le moins du
monde.

Un éclair meurtrier brilla dans les prunelles du milliardaire.


Deux mains se posèrent sur les frêles épaules de Jessica et la
secouèrent si violemment que ses cheveux se défirent et
roulèrent sur ses épaules. Au moment où elle allait crier, une
bouche brûlante se posa sur la sienne et la bâillonna. Sans
comprendre ce qui lui arrivait, elle se retrouva sur le sofa,
écrasée par le poids de Nikolas.

— Que le diable vous emporte, haleta-t-il, vous me rendez


fou. Je ne cesse de rêver de vous nuit et jour et vous avez le
front de me dire que « cela ne vous dérange pas le moins du
monde » ! Je vous forcerai, je briserai ce mur d'indifférence qui
vous entoure...

Sans prendre garde à son regard plein de détresse, il


l'embrassa brutalement. Avec sa main libre, il descendit la
fermeture de sa robe, releva son soutien-gorge et quitta sa
bouche pour enfouir son visage entre ses seins palpitants.

Jessica poussa un petit cri effrayé mais tandis que ses lèvres
brûlantes prenaient possession de son corps, un désir
irrépressible jaillit du plus profond de son être. Elle allait
renoncer à lutter contre ce torrent de passion quand soudain, le
visage de Diana, noyé par le plaisir, lui revint en mémoire. A
cette évocation, elle éclata en sanglots. Quand Nikolas s'en
aperçut, il s'arrêta net.

— Jessica, murmura-t-il, arrêtez. Je ne vous ferai pas de


mal.

Ne comprenait-il pas qu'il l'avait déjà mortellement blessée?


Qu'il lui avait déchiré le cœur? Elle détourna la tête et se mordit
désespérément la lèvre. Nikolas sortit un mouchoir de sa poche
et le lui tendit.

— Après tout, mieux vaut nous arrêter là, lança-t-il d'une


voix lasse. Je ne tiens pas à ce que nos premiers gestes d'amour
aient lieu dans la clandestinité...

— Tout dépend avec qui vous êtes, bien sûr, répliqua


Jessica, amère.

— Ne dites pas de sottise! Diana ne signifie strictement rien


pour moi. Vous n'avez aucune idée de la tension que vous
suscitez en moi, de la frustration que vous m'imposez. Je ne
pouvais plus tenir! Elle passait par là, alors j'ai cédé. Mais c'était
absurde, c'est vous que je désire! Ne pourriez-vous être assez
généreuse pour me pardonner?

— Vous le feriez, à ma place?

Elle essaya de détourner la tête mais il la maintenait


fermement. Malgré elle, son agressivité s'émoussait, elle se
détendait peu à peu tandis qu'il lui parlait. Le poids du corps de
Nikolas sur elle, la force qui émanait de lui, apaisaient son
trouble comme par magie. Elle eut soudain le sentiment qu'elle
serait capable de lui pardonner n'importe quoi, du moment
qu'elle pouvait le toucher...

— Personnellement, je casserais la figure de n'importe quel


homme qui oserait s'approcher de vous, admit-il, c'est évident.
Mais je ne vous abandonnerais certainement pas pour une telle
bêtise, Jessica.

Elle frissonna et ferma les yeux en se rappelant les affreuses


minutes où elle l'avait vu embrasser Diana.

— Eh bien, cela me fait exactement le même effet, Nikolas,


avoua-t-elle d'une voix rauque. Je ne supporte pas de vous voir
faire la cour à une autre femme. Cela me rend malade.

— Jessica!
C'était la première fois qu'elle confessait ses sentiments à
son égard. Tout simplement parce qu'elle ne parvenait plus à les
dissimuler.

— Jessica, regardez-moi. Regardez-moi! Il la secoua et elle


ouvrit les yeux.

— Dites-le moi encore, murmura-t-il d'une voix brisée.

— Je vous aime, gémit-elle. Je ne devrais pas vous le dire,


vous êtes tellement... arrogant ! Mais je ne parviens pas à m'en
empêcher.

Il la pressa contre lui à l'étouffer.

— Ma chérie, je vous adore. Vous êtes à moi. Jamais je ne


vous laisserai partir. Et vous allez enfin devenir ma femme !

Avec un rire heureux, il l'aida à se redresser et à remettre de


l'ordre dans sa toilette, puis enserra sa taille entre ses mains.

— Partons. Je ne peux plus attendre.

Sa voix rauque contenait de telles vibrations, un désir si


brutal qu'elle en fut à la fois exaltée et effrayée. Le temps était
venu où elle allait s'attacher à jamais à lui.

Son cœur se gonflait de bonheur et d'anxiété. Comment ne


pas craindre l'empire qu'il possédait sur elle?

Nikolas sentit son hésitation et passa un bras autour de ses


épaules.

— N'ayez pas peur, mon ange, je prendrai soin de vous.

Elle enfouit son visage contre son épaule. Il fallait


absolument qu'elle lui dise qu'elle n'avait jamais connu un autre
homme avant lui. Mais à l'instant où elle levait son visage vers
lui, prête à tout lui avouer, il posa un doigt sur ses lèvres.

— Non, à quoi bon...


Comme elle soulevait sa chevelure répandue sur ses épaules
et la tordait pour se refaire un chignon, Nikolas l'en empêcha.

— C'est inutile. Comme cela vous êtes charmante ! Et


d'ailleurs, nous ne rencontrerons personne, nous passerons par
la porte de service. Attendez ici pendant que je m'excuse auprès
de notre hôte. Cela prendra une minute.

Abandonnée à elle-même, Jessica s'assit et tenta de mettre


un peu d'ordre dans ses idées. Nikolas l'aimait, il l'avait admis.
Aimer était bien la même chose qu'adorer, n'est-ce pas? Mais
quelque chose l'embarrassait: elle avait toujours pensé qu'une
mutuelle déclaration d'amour amenait tout naturellement à
dresser des plans pour l'avenir. Au lieu de cela, Nikolas ne
semblait être obsédé que par une chose: la mettre dans un lit...

Enfin, à quoi bon se tourmenter? Nikolas allait bientôt


revenir et elle se devait de lui faire bonne figure.

Londres la nuit était une ville magnifique, brillant comme


un ruisseau de diamants sur les bords de la Tamise ; Jessica le
savait bien, mais jamais elle ne s'était sentie aussi fascinée par
ce spectacle que cette nuit-là, assise aux côtés de Nikolas dans
sa voiture. En cet instant, le monde qu'elle partageait avec lui
avait les dimensions magiques du rêve...

Contrairement à ce qu'elle avait espéré, ce n'est pas chez


elle, mais chez lui qu'il la conduisait. Une sourde angoisse
l'envahit de nouveau... Mais ensuite, tout alla trop vite pour
qu'elle puisse s'y attarder. Dès qu'ils furent dans l'ascenseur,
Nikolas la pressa contre lui en lui murmurant des mots d'amour
à l'oreille. Avant même que les portes soient complètement
ouvertes, il la prit par la main et la conduisit le long du couloir
sombre jusqu'à sa porte. Quelques secondes plus tard, Jessica se
tenait immobile dans l'obscurité de l'entrée, appuyée au mur, et
laissait les mains de Nikolas parcourir son corps avec passion.

— Vous voulez quelque chose à boire ? murmura-t-il en


souriant.
— Non... rien...

Elle crut deviner une lueur de triomphe dans son regard.

— Alors, venez.

Dans la chambre il se déshabilla prestement sans la quitter


des yeux. Fascinée, elle le regardait. Puis il revint vers elle à pas
lents.

— Je ne peux plus attendre. Il faut que j'efface


immédiatement toute trace des autres hommes qui vous ont
possédée avant moi.

Sa bouche la bâillonna avec une douce violence, tandis qu'il


la déshabillait. Avant même de s'en être rendu compte, Jessica
se retrouva nue, sans défense, entre ses bras. Des mains avides
exploraient les endroits les plus intimes de son corps avec une
audace qui fit monter en elle une vague de chaleur. Pressé
contre elle, il murmurait des mots d'amour en grec d'une voix
de plus en plus rauque et haletante.

— Je vous aime, gémit Jessica. Oh! Nikolas, mon amour !

Il frissonna. Avec un art consommé, il s'appliqua à


l'entraîner sur les chemins du désir. Puis il la laissa revenir à
elle, s'étonner, s'impatienter, avant de l'amener de nouveau au
bord de l'évanouissement. Par ses seules caresses, il parvenait à
lui faire perdre la tête. Egarée, les yeux noyés de larmes, elle
s'agrippait à lui avec passion.

— Nikolas, mon amour, haleta-t-elle, je n'aurais jamais


cru... Je suis à vous... Nikolas... pour la vie...

Mais soudain il se raidit et la repoussa. Elle se tourna vers


lui, éperdue.

— Nikolas? murmura-t-elle.

Le silence entre eux durait, s'épaississait, devenait


intolérable. Puis il eut un mouvement brusque de la main.
— Jessica, ne vous méprenez pas sur moi, ma naïveté a des
limites. Il n'est pas question que vous deveniez ma femme !

Jessica sentit le sang refluer de ses veines. Elle se vit agir


comme si un double inconnu, une autre Jessica prenait sa place.
Tout prenait subitement une tonalité étrange, comme dans un
rêve.

— C'est étrange, je croyais que le mariage était la


continuation toute naturelle de l'amour, pas vous? Mais bien
sûr, vous ne m'avez jamais dit que vous m'aimiez. Enfin pas
vraiment...

Il se leva du lit et s'avança vers la fenêtre. Elle ne voyait


maintenant de lui que son dos magnifique, ses longues jambes
musclées, et ses abondantes boucles noires emmêlées.

— Je ne vous ai jamais menti, Jessica, commença-t-il


brusquement. Je vous désire comme je n'ai jamais désiré
aucune autre femme, mais vous n'êtes certainement pas le genre
de personne que je choisirais comme épouse.

Jessica se retint de pousser un cri de bête blessée. Elle dut


s'appuyer aux oreillers, et couvrit machinalement sa nudité avec
un drap.

— Vraiment?

Sa voix semblait parfaitement détachée.

— Et quel genre de personne suis-je donc? Il haussa ses


épaules d'un geste impatient.

— Allons, ma chère, ne faites pas l'innocente. Bien sûr, vous


étiez unie légalement à Robert Stanton, mais ça n'en était pas
moins un acte de... prostitution. Ensuite, si j'ai bien compris,
vous avez connu des expériences désagréables qui vous ont
montée contre les hommes, et je le regrette sincèrement. Je
vous apprécie, et je suis tout prêt à vous traiter avec la plus
grande considération, mais je n'ai pas songé une seule fois à
vous épouser. Vous n'êtes pas la belle-fille que je souhaite
présenter à ma mère...

— Et quel genre de femme présenteriez-vous à madame


votre mère?

— Prenez-le sur un autre ton, Jessica. Je n'aime pas que l'on


parle de ma mère avec condescendance. Pour répondre à votre
question, la femme que j'épouserai sera vierge. C'est encore la
coutume dans mon pays. Elle aura du caractère, comme vous...
mais aussi une moralité sans tache.

— Et où trouverez-vous cette merveille de vertu?

— Mais je l'ai déjà trouvée. Elle s'appelle Elena, elle a dix-


neuf ans, elle appartient à une famille apparentée à la mienne et
a été élevée dans un couvent. Je voulais attendre un peu avant
de me fiancer, pour lui laisser le temps de vivre une jeunesse
heureuse et insouciante...

— Vous l'aimez, Nikolas?

— Je la trouve charmante. Elle sera une femme aimante et


obéissante, dont je pourrai être fier, et une bonne mère pour
mes enfants.

— Et vous pourrez la présenter à maman. Vraiment, mon


cher Nikolas, on croit rêver.

— Je vous ai déjà dit de ne pas vous moquer de ma mère!


C'est une femme merveilleuse, un modèle de vaillance et de
courage. Elle connaissait très bien votre mari. Cela vous étonne,
hein? Inutile de vous dire combien elle a été choquée et désolée
d'apprendre son mariage. Je me vois assez mal arriver chez moi
la main dans la main avec vous et lui annoncer: « Maman, vous
vous rappelez l'aventurière qui avait épousé Robert Stanton? Eh
bien je viens de me marier avec elle. » Franchement, Jessica,
comment avez-vous pu vous faire de telles illusions?

Jessica se leva très calmement et le fixa droit dans les yeux.


— Vous avez raison sur un point, Nikolas Constantinos: je
ne suis certainement pas une femme pour vous.

Puis elle se rhabilla. Tout en glissant ses pieds dans ses


chaussures, elle lança d'un air détaché:

— Au revoir, Nikolas, ce fut une expérience pleine


d'enseignement.

— Réfléchissez-y, Jessica. Je ne serai jamais votre mari,


mais est-ce bien une raison pour me refuser comme amant?

— Merci bien, sans façons. Des propositions comme celles-


là, excusez-moi, mais ce n'est pas ce qui manque à Londres.
Inutile de me raccompagner, votre tenue n'est pas vraiment
adaptée...

— Mais je n'en avais pas l'intention... Cela dit, si vous


changez d'avis, rappelez-moi.

Elle sortit de la chambre sans se retourner.

Le lendemain matin, très tôt, elle appela Charles afin de lui


annoncer qu'elle s'absentait pour plusieurs semaines. Elle
n'avait même pas pleuré. Sa décision était prise : elle ne
reviendrait que quand Nikolas aurait quitté Londres.

— Je pars pour le Cottage, annonça-t-elle à Charles. Au cas


où Nikolas Constantinos appellerait, je vous interdis de lui dire
où je me trouve. Si jamais vous me trahissez, Charles, je ne vous
adresserai plus jamais la parole de ma vie. Compris?

— Querelle d'amoureux? S’enquit Charles, très flegmatique.

— En quelque sorte. Il m'a traitée de prostituée de luxe et


m'a longuement expliqué à quel point je ne méritais pas d'être
sa femme. J'ai écouté sa diatribe jusqu'au bout et j'ai pris congé.
— Ah!... Vous allez bien, Jessica? dit-il d'une voix soudain
inquiète. Etes-vous certaine qu'aller vous enterrer en
Cornouaille soit la meilleure des solutions?

— Absolument. J'ai justement besoin de vacances.

— Bon... vous êtes sûre?

— Oui, Charles. J'emmène Samantha et les chiots avec moi.


Ils adoreront la Cornouaille.

Après avoir raccroché, elle s'assura que tout était en ordre


dans la maison, prit son sac, sortit et referma soigneusement la
porte derrière elle. Ses bagages étaient déjà dans la voiture,
ainsi que Samantha et sa petite famille, logées dans une grande
boîte.

En revoyant les événements de ces derniers jours, Jessica se


demanda si elle n'avait pas toujours su, dans le fond, ce que
Nikolas pensait d'elle. Sinon, pourquoi aurait-elle parlé mariage
en un tel moment? Heureusement qu'elle ne lui avait pas dit
auparavant qu'il était son premier amant, il lui aurait ri au nez...
Quant à Robert, eh bien, elle l'avait aimé de tout son cœur, et il
l'avait aimée. Il n'y avait vraiment pas lieu de se sentir coupable,
au contraire... Allons! Elle finirait bien par oublier Nikolas
Constantinos, l'effacer de ses pensées. Le temps n'arrangeait-il
pas bien des choses?...
7.

Pendant les six semaines qui suivirent, Jessica éplucha


attentivement les journaux pour y trouver un indice que Nikolas
avait regagné la Grèce. A plusieurs reprises, elle lut des articles
où il était fait référence au milliardaire Nikolas Constantinos.
On annonçait souvent qu'il s'était rendu à une conférence dans
tel ou tel pays pour y rencontrer des industriels ou des hommes
politiques, mais à chaque fois on précisait qu'il était revenu à
Londres.

Jour après jour, nuit après nuit, Jessica attendait que la


douleur s'atténue. Elle ne parvenait à rien avaler. Tout avait un
goût de cendres. Au lieu de se remettre, elle maigrit. Menacée
des langueurs d'un autre siècle, elle se mit à l'exercice physique,
faisant de grandes promenades avec Samantha au bord de la
mer. En vain. Elle ne retrouvait ni le sommeil ni l'appétit.
Nikolas la hantait.

Attendait-il qu'elle revienne ? Etait-ce la raison de son


séjour prolongé à Londres? Jessica ne se décidait pas à rentrer.
Chaque jour elle allait sur la plage avec Samantha et sa
progéniture. Les enfants s'extasiaient sur les chiots qui
grossissaient à vue d'œil et jouaient dans le sable avec un air
pataud irrésistible. Jessica finit par les leur donner un à un.
Maintenant il ne lui restait plus que Samantha et les journées
s'écoulaient, toujours aussi lente et terne.

Un beau matin elle se regarda dans la glace. Elle avait une


mine affreuse, les yeux cernés, les pommettes trop marquées.
Elle était rongée par le désir de voir, de toucher Nikolas. Alors,
pourquoi ne pas l'admettre et aller jusqu'au bout de cette
aventure? Dans ses bras elle découvrirait peut-être que son
amour pour lui n'était qu'une illusion, qu'il s'était consumé aux
feux de la violence et de l'amertume. Au contraire, si son
attirance envers lui demeurait inchangée, elle vivrait la folle
passion qui les avait poussés l'un vers l'autre. Et une fois qu'il
serait marié à la chaste petite Elena, elle vivrait de souvenirs...

Maintenant sa décision était prise. Elle accepterait les


conditions que Nikolas lui avait posées. Mais elle ne tolérerait
en aucun cas qu'il l'entretienne. Elle garderait son
indépendance et sa fierté. Et quand il se marierait avec cette
jeune fille grecque, elle partirait sans se retourner pour ne plus
jamais le revoir. Etre sa maîtresse, d'accord, mais la complice
d'un adultère, jamais.

Dès qu'elle eut pris cette décision, elle fit ses bagages, ferma
le cottage, mit Samantha dans la voiture et entreprit le long
voyage en direction de Londres, où elle arriva dans la soirée.
Elle téléphona immédiatement à Charles pour l'informer de son
retour et prit rendez-vous pour le lendemain.

Ce matin-là, après une nuit troublée par des cauchemars,


elle se maquilla avec soin pour dissimuler sa pâleur et ses joues
creusées, et laissa ses cheveux flotter sur ses épaules pour
adoucir ses traits tirés par l'angoisse. Puis elle choisit une robe
rose un peu épaulée, seyante au teint.

Au volant de sa voiture, elle fut soudain prise d'un doute. Et


si Nikolas l'avait déjà remplacée? Bah, c'était un risque à courir!
De toute façon, la nouvelle élue devrait elle aussi céder la place à
la précieuse petite Elena...

Quand elle prit l'ascenseur, des murmures surpris et des «


Bonjour, madame Stanton » l'accueillirent. A l'instant où elle
arrivait à l'étage des bureaux de Nikolas, la réceptionniste leva
la tête et lui adressa un chaleureux sourire.

— Madame Stanton! Ça me fait plaisir de vous revoir.


— Bonjour Irena. Nikolas est ici?

— Oui. Mais je crois qu'il a un rendez-vous à l'étranger cet


après-midi.

— Merci.

Quand Jessica entra dans le bureau d'Andros, ce dernier se


leva aussitôt de son siège, manifestement stupéfait de la voir.

— Madame Stanton !

— Bonjour, Andros. Annoncez-moi auprès de Nikolas, je


vous prie.

— Désolé, mais il est en rendez-vous en ce moment,


répliqua l'autre avec une lueur mauvaise dans le regard. Et cet
après-midi, il prend l'avion.

Jessica fut saisie d'une rage subite. Elle en avait plus


qu'assez qu'on lui parle sur ce ton. A partir d'aujourd'hui, elle
était décidée à ne plus se laisser faire.

— Très bien, alors soyez assez gentil pour lui transmettre le


message suivant, lança-t-elle d'une voix coupante. Si cela
l'intéresse toujours, j'accepte les termes de son contrat. Qu'il
prenne contact avec moi.

Elle tourna les talons et entendit la voix d'Andros s'étrangler


dans sa gorge tandis qu'il l'appelait.

— Madame Stanton! Je ne peux pas...

— Il le faudra bien.

Comme elle refermait la porte derrière elle, elle eut le temps


d'entrevoir la mine consternée d'Andros. De toute façon, il était
coincé. S'il transmettait le message, Nikolas saurait qu'il lui
avait refusé l'accès du bureau et il serait furieux. Et s'il ne le
transmettait pas, Nikolas en serait forcément informé et le lui
ferait payer très cher. Jessica sourit en remontant dans
l'ascenseur. Elle n'était pas mécontente de lui rendre la monnaie
de sa pièce pour toutes les avanies qu'il lui avait infligées.

L'ascenseur s'arrêta presque à chaque étage en cours de


route pour prendre des gens, mais Jessica n'était pas
impatiente. D'après ses prévisions, Nikolas serait prévenu de
son arrivée d'ici une dizaine de minutes, et il essaierait de la
joindre chez elle par téléphone dès qu'il estimerait qu'elle avait
eu le temps de rentrer chez elle. Si elle prenait un peu de retard,
il ne manquerait pas de se mettre dans tous ses états et ce serait
bien fait pour lui.

Quand l'ascenseur atteignit le rez-de-chaussée, elle se


dirigea vers la porte en verre. A l'instant où elle allait en pousser
la poignée, une main masculine la devança. Elle leva la tête pour
remercier l'inconnu, mais les mots lui restèrent dans la gorge
tandis qu'elle plongeait directement dans les yeux noirs de
Nikolas.

— Vous avez terrifié Andros, lança-t-il avec son aisance


habituelle en lui prenant le bras pour l'entraîner dehors.

— J'en suis ravie.

Elle le regarda d'un air interrogateur.

— Mais comment avez-vous fait pour arriver si vite?

— Les escaliers, avoua-t-il. Andros m'a communiqué


immédiatement votre message car je m'apprêtais à partir. Au
fait, ce message... c'était sérieux?

— Parfaitement.

Une limousine s'avança à leur rencontre, s'arrêta, puis le


chauffeur en descendit et ouvrit la portière arrière.

— Mais ma voiture est ici, protesta Jessica.

— Elle sera parfaitement en sécurité jusqu'à notre retour,


répliqua Nikolas en portant sa main à ses lèvres. Vous vous
imaginez vraiment que je pourrais partir tranquillement en
voyage d'affaires en vous laissant ici? Il n'en est pas question. Je
vous emmène avec moi.

— Mais et Samantha? protesta faiblement Jessica.

— Ne soyez pas ridicule, vous cherchez vraiment à poser de


faux problèmes. Il suffit de la déposer dans un chenil de luxe.
Vous, contentez-vous de préparer vos bagages.

— Mais où allons-nous?

— A Paris pour un jour ou deux. Je serai malheureusement


occupé pendant la journée, mais les nuits nous appartiendront.
A moins que je n'annule tous mes rendez-vous pour vous garder
au lit auprès de moi...

— Mauvais pour les affaires, observa Jessica d'un ton léger.


Quand vous partirez travailler, je vous promets de me tenir
tranquille.

— Ne dites surtout pas ça! murmura-t-il en lui caressant


doucement le poignet. J'aimerais tant que vous brûliez sous mes
doigts comme je le fais moi-même à votre contact. Ma patience
était à bout, ma chérie. Encore une semaine et je partais vous
retrouver en Cornouaille.

Surprise, elle le fixa intensément.

— Vous saviez où je me trouvais?

— Evidemment. Vous vous imaginiez peut-être que je vous


laisserais disparaître sans rien entreprendre?

Quelle humiliation ! Et elle qui était persuadée d'avoir


disparu sans laisser de trace! Pauvre naïve... il s'était contenté
de la laisser bouder en la surveillant du coin de l'œil. Encore une
fois, elle avait été jouée. Enfin, c'était au moins la preuve que
son désir pour elle ne s'était pas éteint, comme elle l'avait craint
un instant. Il ne l'aimait peut-être pas vraiment, mais elle
exerçait toujours sur lui un pouvoir indéniable.

Il déposa un tendre baiser sur sa paume.

— Chérie, revenez sur terre. Au fond de moi, j'ai toujours su


que vous me reviendriez et que vous finiriez par admettre
l'évidence.

Jessica lui retira délibérément sa main.

— A ce propos, il y a une ou deux choses dont je veux


discuter avec vous, Nikolas. D'une part je tiens à garder ma
propre maison. Je refuse de vivre avec vous.

— Mais c'est ridicule, la coupa-t-il, un éclair s'allumant


brusquement au fond de ses yeux noirs.

— Au contraire.

— Très bien, si ça peut vous faire plaisir... Enfin, si jamais


vous changez d'avis, vous pouvez toujours venir vous installer
chez moi.

— Merci. D'autre part...

Elle se tourna vers lui et le fixa avec sévérité, bien décidée à


lui faire comprendre à quel point elle était sérieuse.

— Je n'accepterai en aucun cas des bijoux, de l'argent ou des


propriétés de votre part, car je n'ai pas la vocation de femme
entretenue. Enfin, le jour où vous serez fiancé à Elena, je
partirai et ne vous reverrai jamais plus. Si vous choisissez d'être
un mari infidèle, je ne veux pas en porter la responsabilité avec
vous.

Il rougit de colère puis il se figea.

— Vous vous imaginez peut-être que mon mariage changera


vos sentiments à mon égard? Une fois que je vous aurai touchée,
que vous serez devenue mienne, vous croyez vraiment que vous
parviendrez à m'oublier?

— Je n'ai jamais dit cela. J'ai dit que je ne vous reverrai pas
car je crois aux vœux de fidélité dans le mariage. Moi-même,
quand j'ai été mariée à Robert, je n'ai jamais regardé un autre
homme.

— Petite sorcière ! s'écria Nikolas en l'attirant à lui et la


fixant d'un air narquois. Très bien, j'accepte vos conditions,
puisque vous pensez avoir assez de volonté pour les respecter.
Mais vous oubliez une chose : je vous ai dans le sang et
réciproquement. Que j'épouse Elena ne diminuera en rien mon
désir de vous. Jamais vous ne pourrez me quitter. N'êtes-vous
pas revenue aujourd'hui pour m'offrir votre corps?

— Seulement mon corps, Nikolas. Mon cœur et mon âme, je


les garde.

— Vous avez déjà admis que vous m'aimiez, dit-il d'un ton
abrupt. A moins qu'il ne s'agisse d'une ruse pour m'amener à
vous épouser...

— Que savez-vous de l'amour, Nikolas? Pourquoi en parler?


Je suis prête à venir dans votre lit, que voulez-vous donc de
plus?

— Ne me poussez pas à bout. Je pourrais bien céder à la


brutalité, Jessica. Je vous désire tellement que j'en éprouve une
souffrance presque physique, et la patience commence à me
manquer. Jusqu'à demain, je vous demande de ne pas me
brusquer, vous pourriez vous en repentir.

Un seul regard suffit à Jessica pour comprendre qu'il disait


vrai, et elle se le tint pour dit. Elle resta donc muette jusqu'à ce
que le chauffeur arrête la limousine devant chez elle.

— Pouvez-vous être prête dans une heure? demanda


Nikolas en refermant la porte de la maison. Notre vol est à midi.
— Oui, bien sûr. Comptez sur moi.

Pendant qu'elle préparait ses bagages, Nikolas fit irruption


dans sa chambre et s'étendit sur le lit, la surveillant à travers ses
paupières mi-closes.

— Vous avez maigri, observa-t-il d'une voix neutre.


Comment expliquez-vous cela?

— J'ai suivi un régime.

— A d'autres !

Il se releva brusquement, lui prit le menton et examina son


visage, marqué par de profonds cernes. Puis il passa
négligemment une main sur ses hanches et sa poitrine.

— Vous n'avez plus que la peau sur les os. Pourquoi ne vous
êtes-vous pas nourrie correctement?

— Je n'avais pas faim. Il n'y a pas de quoi en faire un drame.

Il la serra étroitement contre lui et l'embrassa dans les


cheveux.

— Maintenant, je prendrai soin de vous. Vous aurez besoin


de toutes vos forces, mon amour, car je suis un homme très
exigeant. Si j'étais un gentleman, je vous accorderais quelques
jours de détente mais mon égoïsme et ma faim de vous ne me le
permettront pas.

— Je ne souhaite qu'une chose, être dans vos bras, balbutia-


t-elle la tête contre sa poitrine.

Malgré sa fatigue et sa dépression, elle sentait ses forces


revenir au seul contact de Nikolas.

A peine quelques heures plus tard, Jessica attendait, seule


et complètement abattue dans la suite magnifique que Nikolas
avait réservée. A Orly ils avaient passé la douane en un temps
record et s'étaient aussitôt engouffrés dans un taxi. Après avoir
traversé Paris au milieu des embouteillages, il l'avait laissée au
Ritz et était immédiatement reparti pour un rendez-vous. Un
sentiment de détresse et d'abandon envahit Jessica.

Sans y prêter grande attention, elle remarqua que la


moquette vert pâle était dans les mêmes tons que les rideaux à
fleurs, eux-mêmes assortis aux tapis orientaux et au sofa sur
lequel elle était assise. Le décor était parfait, le soleil entrait à
flots dans le salon. Dans la chambre, le lit paraissait si moelleux
et confortable qu'on résistait difficilement au désir de s'y
étendre tout de suite, et pourtant tout allait de travers.

Par un cheminement d'idées très étrange, elle se rappela ses


années d'adolescence, quand les garçons pressaient les filles de
leur « prouver leur amour » Quelques semaines après que les
jeunes filles avaient perdu leur virginité, ils partaient chercher
fortune ailleurs. Bien sûr, Nikolas n'était plus un de ces
adolescents mais tout comme eux, il était essentiellement mené
par un désir de conquête. Il l'appelait « ma chérie » et
prétendait l'adorer, mais dans le fond, la situation n'avait guère
changé depuis ses jeunes années. Simplement, elle avait jeté à
Nikolas un défi plus excitant que la plupart des autres femmes
qui ne lui résistaient pas si longtemps. Il refusait d'accepter la
défaite. Par fierté, uniquement...

Le front appuyé à la porte fenêtre du salon, elle regardait


pensivement les lumières de la capitale quand Nikolas entra
dans la pièce.

— Jessica, dit-il doucement, quelque chose ne va pas?

— Non, rien.

Elle se crispa quand les bras de Nikolas lui entourèrent la


taille, puis elle se dégagea quand elle sentit le désir la gagner.

— Jessica?

— Ne m'approchez pas!
Deux sourcils noirs s'étaient froncés et des prunelles
courroucées la scrutaient avec dureté.

— Puis-je savoir à quoi vous jouez, maintenant?

— J'ai changé d'avis, lança-t-elle d'un ton sec. Je ne peux


pas m'y résoudre. Je suis désolée, mais c'est impossible.

— Mais vous vous moquez de moi!

Il l'attrapa par le poignet et elle lut dans ses yeux qu'il était
sur le point de la prendre de force. La panique l'envahit tandis
qu'elle luttait pour éviter ses lèvres, se libérer de son étreinte. Le
visage ruisselant de larmes, elle sanglotait sans retenue.

Soudain calmé, il la relâcha et resta en arrêt devant le


spectacle de cette femme éplorée.
8.

— Très bien.

Il recula en levant les mains.

— Je ne vous toucherai pas, c'est promis. Maintenant


expliquez-vous.

Elle le regardait en sanglotant. Aucun mot ne parvenait à


sortir de sa bouche. Avec un soupir d'exaspération, Nikolas se
frotta les yeux comme pour soulager une intense fatigue, puis il
s'assit et se prit la tête dans les mains, avant de se redresser.

— Vous avez gagné, articula-t-il d'une voix lasse. S'il faut en


passer par le mariage pour vous posséder, nous nous marierons.
Sur l'île, la semaine prochaine.

Le choc fut tel qu'elle tâtonna pour trouver une chaise et


s'assit à son tour d'un air hébété.

— Mais vous ne comprenez pas...

— Je comprends que vous avez votre prix; le mariage. Vous


ne refuserez pas de faire l'amour avec votre mari, n'est-ce pas?
A moins que vous ne me réserviez une dernière petite surprise
pour la nuit de noces?

La colère la sauva. A quoi bon lui expliquer? Il s'obstinait à


ne rien comprendre et son arrogance ne connaissait pas de
limites. Un instant elle eut la tentation de rejeter son offre, puis
son cœur la rappela à l'ordre. N'était-elle pas éperdument
amoureuse de lui et prête à tout pour le garder?
— Oui, murmura-t-elle d'une voix pratiquement inaudible.
Je ferai l'amour avec vous quand nous serons mariés. Même si
j'ai peur.

Il la contempla un instant en silence, puis haussa les


épaules et s'avança vers la fenêtre. Les mains enfoncées dans les
poches, il regardait sans les voir les rues brillamment éclairées.

— Je téléphonerai à ma mère demain, grommela-t-il en


essayant de retrouver son calme. Et j'essaierai de me libérer
suffisamment tôt pour que nous ayons le temps d'aller vous
choisir une robe.

— Et pourquoi devons-nous nous marier sur l'île? demanda-


t-elle d'une voix hésitante.

— Parce que c'est là que j'ai grandi ! L'île m'appartient, et


j'appartiens à l'île. Les gens du village ne me le pardonneraient
jamais si je choisissais de me marier ailleurs, sans me soumettre
à tout le cérémonial auquel ils sont habitués.

— Et votre mère?

— Elle sera blessée, mais elle ne me posera aucune question.

Il se retourna vers elle et la fixa avec quelque chose qui


ressemblait à de la haine au fond des yeux. Jessica frissonna.

— En ce qui concerne ma mère, je vous prierai de la


respecter comme moi-même, sinon vous vous en repentirez. Ah,
vous voulez être ma femme ! Très bien. Mais à part mon nom,
vous n'obtiendrez rien de plus, vous m'entendez? Pas un
centime. Et n'oubliez pas que je suis grec. Après le mariage,
vous m'appartiendrez corps et âme. Songez-y bien, mon amour.

— Vous avez tort de me traiter ainsi, murmura-t-elle d'une


voix tremblante. Je ne suis pas du tout comme vous me
décrivez. Laissez-moi vous expliquer...

— Taisez-vous!
Sans un mot elle se dirigea vers la chambre, le cœur déchiré.
Elle avait beau l'aimer follement, lui ne l'aimerait jamais, c'était
maintenant trop clair. Cette demande en mariage, au lieu de la
combler, lui faisait l'effet d'une vengeance. Allons, il était grand
temps qu'elle quitte l'Angleterre pour retourner aux Etats-
Unis... Jamais elle ne lierait son destin à cet homme. Tandis
qu'elle sortait sa valise du placard, la voix de Nikolas résonna
dans le silence, cinglante comme un coup de fouet.

— Reposez ça tout de suite.

Elle sursauta et lui adressa un regard suppliant.

— Vous voyez bien que cela ne marchera jamais entre nous.


Séparons-nous bons amis, c'est la seule solution, avouez-le... Il
faut que je parte avant que nous ne nous détruisions
complètement.

Nikolas eut un sourire glacé.

— Ce serait trop facile. Nous serons mariés la semaine


prochaine. Sinon vous paierez très cher le droit de passage pour
sortir de cet hôtel sans moi.

Comme hypnotisée, elle reposa lentement la valise.

— Voilà qui est mieux. Et maintenant je vais nous faire


monter à dîner, cela nous permettra de mettre au point les
détails de la cérémonie.

Elle lui tourna le dos et alla s'asseoir sur le sofa du salon.


Nikolas commanda le dîner sans la consulter sur les plats et
appela Andros qui se trouvait à l'étage au-dessous pour lui
demander de monter. Puis il raccrocha et vint s'installer
tranquillement à côté de la jeune femme.

— Rappelez-moi pourquoi vous vouliez m'épouser, ma chère


Jessica. Vous m'avez affirmé qu'il ne s'agissait pas d'une
question d'argent. De quoi alors?
— De vous, répliqua-t-elle en le fixant de ses grands yeux
verts, aussi profonds et insondables que des lacs de montagne.

— Parfait, parce que c'est tout ce que vous obtiendrez...

Il se pencha vers elle, attiré par sa bouche comme par un


aimant, et l'embrassa avec violence. Ses mains la parcouraient
sans ménagement, comme s'il avait voulu la punir de quelque
chose. Elle se laissait faire, sans volonté propre. Puis, comme
elle sentait un véritable désir jaillir de lui, elle se mit à lui rendre
son baiser. Leur étreinte, de brutale, se fit sensuelle et tendre.
Elle le sentait prêt maintenant à attendre jusqu'à la date du
mariage. Un instant, il s'écarta d'elle et la tint à bout de bras
pour contempler son visage plein de douceur, ses prunelles
voilées de tristesse, sa bouche entrouverte. Puis, avec une
infinie douceur cette fois, il l'embrassa de nouveau.

Enfin un garçon frappa à la porte avec leur plateau et


Nikolas se leva pour ouvrir. Pendant le dîner, il entretint
agréablement la conversation, lui parlant de choses et d'autres,
de ses affaires, du temps, d'un roman qu'il avait lu... Jessica
retrouvait peu à peu une respiration normale.

Andros arriva tandis qu'ils terminaient leur repas et une


lueur hostile brilla dans ses yeux noirs avant qu'il ne se tourne
vers Nikolas.

— Jessica et moi allons-nous marier, annonça Nikolas d'un


ton détaché. Mardi prochain. Sur l'île, bien sûr. Tu préviens la
presse sans préciser la date exacte. J'appellerai maman demain
matin.

Le coup était dur à encaisser pour Andros qui se raidit pour


ne rien laisser paraître de sa consternation.

— Je t'ai fait venir ici pour le contrat de mariage. Il doit être


sur le bureau de Léo demain matin, et il sera signé avant que
nous ne partions pour l'île.

Andros s'assit, ouvrit son bloc et prit un stylo.


— Jessica renonce, à tous ses droits sur ma fortune,
commença Nikolas en allongeant ses jambes. En cas de divorce,
elle ne touchera aucune pension alimentaire mais gardera les
cadeaux qu'elle aura reçus.

Andros releva la tête d'un air surpris et continua à prendre


des notes.

— Tant que nous serons mariés, poursuivit Nikolas, elle ne


sera pas autorisée à quitter l'île sans ma permission. Elle se
déplacera toujours accompagnée de ma garde privée ou d'une
escorte personnelle. Elle devra également me remettre les titres
de propriété qu'elle tient de son précédent mariage, et me
désigner comme son homme de loi.

A cet instant, ce fut Nikolas qui la regarda d'un air


interrogateur, mais elle ne broncha pas. Ses affaires seraient en
d'excellentes mains avec Nikolas et elle ne craignait pas un seul
instant qu'il la vole.

C'est alors qu'une idée lui vint à l'esprit et, sans prendre le
temps de réfléchir, elle lança:

— Je suppose que c'est une façon de récupérer l'argent que


vous m'aviez donné pour les actions de la « Con Tech ».

Les mâchoires de Nikolas se crispèrent.

— Dernier point: c'est moi qui aurai toute autorité sur les
décisions concernant l'éducation de nos enfants. En cas de
divorce, c'est à moi qu'ils seront confiés. Bien sûr, les droits de
visite de Jessica seront respectés si elle accepte de venir sur l'île.
Mais elle ne pourra emmener les enfants sans ma permission.

Jessica détourna la tête afin de dissimuler les larmes qui lui


montaient aux yeux. Quelle impitoyable dureté. Ne l'avait-il
donc jamais aimée? Ne l'aimerait-il jamais? Pour lui, leur union
semblait manifestement destinée à se terminer dans les plus
brefs délais, alors que pour elle, il s'agissait de l'engagement de
toute une vie.
— Des commentaires, Jessica? demanda Nikolas d'une voix
douce où perçait l'ironie.

Jessica s'arracha à la délicieuse vision d'un enfant aux


boucles noires et aux yeux sombres, le fils qu'elle aurait de
Nikolas... Elle fixa un instant son futur époux d'un air absent,
comme si elle ne le reconnaissait pas.

— Non, murmura-t-elle. Aucun.

— Ce sera tout, Andros.

Quand ils furent à nouveau seuls, il lança d'une voix


coupante:

— Vous n'avez même pas protesté quand j'ai stipulé que


vous n'auriez pas la garde des enfants. Sans doute espérez-vous
que je vous paierai pour rester loin d'eux. Mais vous vous
trompez lourdement. Quelles que soient les circonstances, vous
n'obtiendrez pas un sou de moi !

— J'ai accepté toutes vos conditions, mais bien évidemment


vous n'êtes pas satisfait. Que désirez-vous de plus? J'ai appris à
votre contact qu'il ne servait à rien de s'opposer à vous, donc je
me suis épargné la fatigue d'essayer de vous raisonner. Quant à
nos enfants, si nous en avons, et ce serait mon plus cher désir, je
ne les quitterai que si vous me jetez par la force hors de l'île. Ne
m'insultez pas en insinuant que je ne serai pas une bonne mère!

Elle s'aperçut qu'un muscle de la mâchoire de Nikolas


tressaillait sans qu'il parvienne à l'arrêter.

— Vous prétendez qu'il est impossible de me contredire,


grommela-t-il, mais vous ne cessez de me frustrer de votre
corps.

— Non! Je ne vous refuse rien. Ne voyez-vous pas que je


vous demande seulement un peu plus que ce que vous avez
accordé à Diana et à toutes les autres femmes !
— Vous ne me donnez même pas ce que Diana m'a offert
sans marchander. Vous me tenez à distance, et vous voudriez
que je vous cède dans tous les domaines.

— Vous ne croyez pas vous-même à ce que vous venez de


dire. Vous savez, vous n'êtes pas obligé de m'épouser. Si vous
voulez, je disparaîtrai par cette porte et vous ne me reverrez
jamais plus. Il lui lança un regard sauvage.

— Je ne peux pas. Vous m'avez mis la tête à l'envers, et il


faut que je vous possède. J'ai l'impression que si je ne satisfais
pas cette exigence, je suis perdu. Ce n'est pas d'un mariage qu'il
s'agit, Jessica, mais d'un exorcisme.

Ses paroles résonnaient encore à ses oreilles, le lendemain,


tandis qu'elle arpentait la suite en attendant qu'il revienne de sa
réunion. Andros était là. Il était resté avec elle pendant toute la
matinée et sa vigilance silencieuse lui portait terriblement sur
les nerfs. La nuit avait été affreuse. Elle était restée seule dans le
grand lit, les yeux grands ouverts dans l'obscurité, tandis qu'elle
entendait Nikolas se tourner et se retourner sur le sofa.

Très tôt, il avait téléphoné à sa mère, et Jessica s'était


enfermée dans la salle-de-bains, bien décidée à ne pas écouter la
conversation, même s'il parlait en grec. Quand elle était sortie,
Nikolas avait disparu.

Juste à l'instant où elle s'y attendait le moins, Andros lui


adressa la parole et elle sursauta.

— Pourquoi avez-vous accepté toutes les clauses de ce


contrat imposé par Niko, Madame Stanton?

Elle le regarda d'un air égaré.


— Pourquoi? cria-t-elle. Croyez-vous vraiment qu'il était
d'humeur à se montrer raisonnable? Une vraie charge de
dynamite prête à exploser...

— Pourtant, vous n'avez pas peur de lui. Vous ne cessez de


le provoquer et vous le mettez dans des états impossibles. Je ne
peux trouver qu'une seule explication...

— Ah oui? Je vous écoute.

— Eh bien, vous l'aimez. Je ne vois rien d'autre. Quelque


chose avait changé au fond des yeux d'Andros et elle détourna la
tête, les larmes prêtes à jaillir.

— Bien sûr, je l'aime. L'ennui c'est qu'il ne le croit pas.

Brusquement, Andros sourit.

— Ne vous inquiétez pas, madame Stanton. Niko est fou de


vous. Il finira par se calmer et accepter sa dépendance à votre
égard.

Jessica n'eut pas le temps de répondre, car Nikolas entra à


cet instant mais elle jeta à Andros un regard plein de gratitude.
Les deux hommes s'entretinrent brièvement d'un dossier, puis
Andros rejoignit sa chambre et Nikolas se tourna vers Jessica.

— Maintenant il faut aller chercher votre robe de mariée. Et


n'oublions pas les anneaux et la bague.

— Bien. Juste le temps de me coiffer et...

— Laissez vos cheveux sur vos épaules, je les préfère comme


cela.

— Bon...

Elle prit son sac dont elle sortit une glace. A l'instant où elle
s'apprêtait à se mettre du rouge, il la prit par le poignet.

— Un instant...
Sa bouche se pressa contre la sienne. Elle se raccrocha à lui
tandis que la tête lui tournait légèrement et que son corps
vibrait de désir.

— Maintenant, vous pouvez mettre votre rouge à lèvres,


maugréa-t-il avant de sortir de la chambre en claquant la porte.

Elle s'exécuta d'une main tremblante.

Chez le joaillier de la place Vendôme, on lui apporta des


plateaux entiers de bagues somptueuses. Nikolas se contenta de
se rejeter en arrière sur sa chaise, les bras croisés, en lui disant
de choisir ce qu'elle voulait car lui-même s'en désintéressait
complètement. Le cœur serré, elle se força à examiner les bijoux
avec attention pour ne pas décevoir le joaillier qui semblait
peiné pour elle et multipliait les gentillesses. Finalement, sur le
point d'éclater en sanglots, elle se leva en murmurant:

— Excusez-moi, mais je ne trouve pas ce que je cherche.

Nikolas l'obligea à se rasseoir.

— Apportez-moi des émeraudes, exigea-t-il d'une voix


sèche. Cette coutume du diamant pour la bague de fiançailles
est complètement absurde.

Tandis que le vendeur s'éloignait, Nikolas prit un mouchoir


dans sa poche.

— Jessica?

— Hmm.

D'un doigt il l'obligea à tourner vers lui son visage, et lui


essuya doucement les yeux.

— Si je promets d'être moins désagréable, me sourirez-vous


?

Son visage s'éclaira. Comment résister à Nikolas? Quand le


vendeur revint, il contempla deux secondes le plateau et
sélectionna une émeraude d'une eau superbe, toute simple, de
belle taille, mais pas trop volumineuse toutefois, pour ne pas
paraître incongrue sur la main de Jessica. La bague était très
belle, assortie aux yeux verts un peu égyptiens de la jeune
femme et à sa lourde chevelure dorée qui flottait sur ses
épaules.

— Parfait, et maintenant des anneaux, demanda Nikolas. En


or. Très simples.

Quelques minutes plus tard, ils sortaient de chez le


bijoutier.

— Après le mariage je ne porterai pas d'alliance, avertit


Nikolas d'un ton léger. J'ai horreur des bagues, cela me gêne.

— A moins que vous n'ayez déjà dans l'idée de divorcer


avant même de m'avoir épousée, répliqua Jessica avec
amertume.

— Je n'ai qu'une idée en tête: vous. Si vous insistez pour que


je porte ce maudit anneau, je me plierai à vos exigences. De
toute façon, ce n'est pas une alliance qui m'empêchera de me
libérer de vous si l'envie m'en prend.

Jessica se détourna brusquement de lui pour cacher sa


peine et se composer un visage plus serein. Il héla un taxi et
indiqua l'adresse d'un grand couturier.

— Nikolas, j'ignore à quoi vous pensez, mais nous n'avons


pas le temps de faire faire une robe. Pourquoi ne pas nous
rendre dans une boutique de prêt-à-porter de l'avenue Victor
Hugo?

— Vous oubliez qui je suis, répliqua-t-il d'un ton cassant. Si


j'exige que cette robe soit prête demain, elle le sera.

Jessica songea aux femmes qui passeraient leur nuit à


coudre point par point la robe en question et elle resta
convaincue que cela n'en valait pas la peine. Tout en regardant
par la fenêtre elle s'enferma dans un silence réprobateur.

A l'instant où ils entraient dans l'hôtel particulier de


l'avenue Montaigne, une jeune femme grande et mince, ses
cheveux blond cendré serrés en un chignon sévère, vêtue d'une
jupe noire et d'un chemisier en soie blanche avec des ballerines
plates, s'avança sur le dallage en marbre pour les accueillir. Si
monsieur Constantinos et madame voulaient bien se donner la
peine d'entrer dans le salon...

Avec une grâce parfaite, Nikolas, tous charmes déployés,


porta la main de la dame à ses lèvres, et ses yeux noirs de loup
aux aguets firent monter des couleurs aux joues de la jeune
femme. Nikolas présenta Jessica et annonça :

— Nous devons nous marier la semaine prochaine en Grèce.


Hier, je suis enfin parvenu à lui arracher une réponse et je tiens
à l'épouser le plus vite possible avant qu'elle ne change d'avis.
Nous partons après-demain pour la Grèce... La jeune femme
jeta un bref coup d'œil à Jessica.

— Nous avons un mannequin qui a les mêmes mensurations


que madame, à peu de chose près. La robe vous sera livrée juste
avant votre départ. Maintenant je vais vous montrer nos
modèles.

Les mannequins se succédèrent, quelques-unes en blanc,


mais la majorité arboraient des couleurs pastel, beaucoup plus
flatteuses au teint. Nikolas les observa attentivement et choisit
finalement une robe avec un haut ras-du-cou rebrodé de perles
qui moulait étroitement le buste, avec un empiècement pointu à
la taille, comme pour les robes de la Renaissance. Les manches
bouffantes aux épaules se refermaient étroitement sur les
poignets. La jupe ample tombait jusqu'aux pieds. C'était une
merveille. Cependant, Jessica fronça les sourcils. La robe était
rose, elle estimait avoir le droit de porter du blanc.
— La même en blanc, s'il vous plaît, intervint-elle d'une voix
décidée.

Nikolas lui lança un regard furibond mais elle feignit de ne


pas l'avoir remarqué. Dans le taxi qui les conduisait à l'hôtel, il
ne lui fit pas grâce de ses sarcasmes.

— Une robe blanche! C'est franchement ridicule.

— Robert et moi avons été unis par un mariage civil. J'ai


droit à cette robe blanche, Nikolas!

— Vous n'avez droit à rien du tout. Taisez-vous donc. En


tout cas une chose est certaine : quand vous porterez mon nom,
vous aurez tout intérêt à vous tenir tranquille. Je vous préviens
que je saurai me faire respecter.

Triste à mourir, Jessica s'absorba dans la contemplation des


boutiques parisiennes, des cafés à la mode, des théâtres et des
jardins. Elle qui aimait tant Paris, cette fois-ci elle n'en avait
rien vu si ce n'est de brefs aperçus à travers la vitre d'une
voiture, et les lumières du Ritz. Il était maintenant trop tard
pour revenir en arrière mais elle souffrait de l'affreux
pressentiment qu'elle avait fait l'erreur de sa vie en acceptant
d'épouser Nikolas. Même s'il venait à comprendre à quel point
elle avait été calomniée, jamais il n'accepterait de revenir sur
son jugement. Pour lui, elle resterait celle qui a vendu son corps
pour un contrat de mariage.
9.

— Là! hurla Andros à Jessica pour dominer le bruit du


moteur de l'hélicoptère. Voilà Zenas.

Elle se pencha avec avidité pour contempler le petit point


sur la mer Egée qui grossissait de plus en plus vite et se
précipitait maintenant à leur rencontre. L'ombre des pales de
l'hélice avançait lentement sur les collines arides. Jessica jeta un
coup d'œil à Nikolas qui était aux commandes, mais il se
comportait très exactement comme si elle n'existait pas. Elle
aurait tant aimé un sourire, un doigt pointé vers les points de
repère les plus importants de l'île, enfin, un peu de chaleur,
pour tout dire... mais ce fut Andros qui dirigea son attention
vers la maison. Les toits aux tuiles passées, les murs d'un blanc
éblouissant, l'ombre des orangers et des citronniers se
précisèrent. Jessica vit de petites silhouettes qui se hâtaient vers
l'héliport, construit sur une colline à droite de la maison. Une
route pavée y conduisait mais il n'y avait pas de voitures sur
l'île, à part la jeep du maire.

Nikolas posa l'avion si doucement que les passagers ne


ressentirent pratiquement pas le choc de l'atterrissage. Puis il
coupa le moteur, ôta ses écouteurs, et tourna vers Jessica un
visage tendu.

— Venez, dit-il en français (c'était une langue que Jessica


parlait parfaitement), je vais vous présenter à ma mère.

Il ouvrit la porte et sortit le premier. Jessica prit une grande


inspiration pour se calmer et Andros lui glissa à l'oreille :

— Ne vous inquiétez pas. Ma tante est une femme très


douce, rien à voir avec Nikolas... Vous verrez, tout ira bien.
Jessica lui adressa un sourire crispé pour le remercier et
descendit à terre sans que Nikolas fasse un seul geste pour
l'aider. Une petite-femme très droite, ses cheveux blancs en
chignon porté bas sur la nuque, à l'ancienne, s'avança vers eux.
Encore belle et d'une grande distinction, elle avait un regard
bleu aussi clair et direct que celui d'un enfant. Elle commença
par fixer Jessica droit dans les yeux, avant de se tourner vers
son fils.

Nikolas se baissa et embrassa tendrement sa mère sur les


deux joues, puis sur les lèvres.

— Maman, tu m'as manqué. Et il la serra contre lui.

— Toi aussi, mon chéri. Je suis si heureuse que tu sois de


retour, répondit-elle d'une voix douce et légère beaucoup plus
jeune que son âge.

Un bras toujours passé autour des épaules de sa mère,


Nikolas fit un signe en direction de Jessica.

— Maman, je te présente ma fiancée, Jessica Stanton.


Jessica, ma mère, Madelon Constantinos.

— Je suis ravie de vous rencontrer enfin, balbutia Jessica.

Mme Constantinos s'avança vers elle et l'embrassa sur la


joue.

— Bienvenue à Zenas, ma chère petite. J'ai été surprise de


recevoir le coup de téléphone de Nikolas m'annonçant ses
intentions. C'était pour le moins... inattendu.

— Oui, nous avons pris assez brusquement notre décision,


dit très vite Jessica.

Malgré la parfaite courtoisie de Madelon Constantinos, elle


avait vivement ressenti la froideur du ton qu'elle avait
intentionnellement employé. De toute évidence, elle
n'approuvait pas le choix de son fils. Jessica se força à sourire.
Heureusement, les manières de Mme Constantinos étaient bien
trop polies et réservées pour qu'elle se permette de manifester
plus ouvertement son hostilité. Elle avait parlé en anglais, un
anglais excellent avec à peine une pointe d'accent. Mais quand
elle se tourna pour présenter Jessica aux gens qui
l'accompagnaient, elle utilisa le français et le grec. Jessica ne
comprenait pas un mot de grec mais tous parlaient à peu près le
français.

Elle fut d'abord saluée par Petra, une femme grande et


massive aux cheveux d'un noir d'ébène, toujours prête à rire.
C'était la gouvernante de la maison et l'amie de Madelon, car
elles s'étaient connues au moment où la mère de Nikolas avait
posé le pied sur l'île pour la première fois. Il y avait une grâce
naturelle, et une réelle noblesse chez cette femme, si bien que
malgré la lourdeur de sa silhouette, elle n'était pas dépourvue
d'une certaine beauté. Une petite lumière amusée et maternelle
brilla dans ses yeux lorsqu'elle vit Jessica, toute tremblante de
frayeur et de nervosité.

Une autre femme, petite et grassouillette, présentait le


visage le plus rond et le plus gentil que l'on puisse imaginer. Il
s'agissait de Sofia, la cuisinière. Elle tapota le bras de Jessica en
un geste affectueux, prête à accepter n'importe quelle femme
choisie par Nikolas, car manifestement, pour elle, tout ce qu'il
faisait était bien fait.

Le mari de Sofia, Jason Kavakis, un homme sec de petite


taille, avait de grands yeux noirs pleins de douceur. Il était
chargé de l'entretien de la propriété. Sofia et lui vivaient dans
leur propre maison au village, mais Petra qui était veuve,
habitait avec les Constantinos.

C'était tout pour le service de maison. Quand il y avait des


réceptions ou des invités, les femmes du village venaient aider.

— Andros, s'il te plaît, aide Jason à transporter les bagages


dans les chambres.
Madame Constantinos donna une petite tape à Nikolas.

— Et toi aussi, au travail, cela te changera un peu. Moi,


j'accompagnerai madame Stanton à sa chambre, elle est
certainement à moitié morte de fatigue. Tu n'as jamais su
voyager tranquillement, il faut toujours que tu bouscules les
gens.

— Oui, maman.

Jessica respirait mieux. Derrière une façade un peu froide,


elle devinait une personne à la fois vive et douce.

La maison, très fraîche grâce à ses murs épais, comportait


assez peu de meubles, mais tous magnifiques, fabriqués pour
durer des siècles. L'harmonie des couleurs plut tout
particulièrement à Jessica: c'étaient des symphonies de brun, de
jaune d'or, et de bleus assez vifs typiques des îles grecques. Des
petites statues de marbre et des vases dans des niches, des
icônes, des tableaux modernes aux murs étaient distribués dans
un désordre charmant, nullement conventionnel.

— Votre chambre, annonça Madame Constantinos. Elle


correspond avec une salle de bains privée.

La pièce carrée aux fenêtres en ogive donnait sur un jardin


entouré d'un mur de pierres sèches, et traversé par des
ruisseaux de mosaïques bleues. Elles convergeaient vers un
bassin de pierre au centre duquel trônait une nymphe
couronnée de fleurs. La statue tenait une amphore d'où sortait
un jet d'eau.

— Ah ! Niko, dit Madame Constantinos en voyant arriver


son fils portant les valises de Jessica, occupe-toi donc de faire
visiter la villa à ta fiancée pendant que Petra range ses bagages.

Nikolas sourit.

— Je crois que Jessica aimerait d'abord prendre un bain,


moi aussi d'ailleurs. Chérie, qu'en penses-tu?
— Oh! Oui, volontiers, merci.

— Très bien, je repasse dans une heure.

Madame Constantinos se retira en même temps que son fils.


Jessica se dévêtit et se plongea avec délices dans l'eau tiède. La
salle-de-bains était toute blanche, toute simple, avec un sol, une
baignoire et un lavabo en marbre. Seul un gros bouquet de
pivoines dans un vase d'un bleu précieux apportait une note de
couleur à cette pièce immaculée.

Dans sa chambre aux meubles de citronnier, un bois très


clair assorti aux rideaux jaune d'or, elle s'assit sagement sur son
lit après avoir enfilé une jupe plissée en tergal, un chemisier et
des tennis. Elle se sentait désespérément triste.

Nikolas ne l'approcha pas un instant jusqu'à la fin du dîner.


Puis lorsqu'ils eurent fini de manger, il vint la rejoindre sur la
terrasse. Assise sur un muret, elle regardait en direction des
vagues qui roulaient au loin sur la plage.

— Votre présence ici me dérange, Jessica, déclara-t-il à voix


basse afin que personne ne l'entende.

— Alors, renvoyez-moi, répliqua Jessica d'une voix morne.

— Cela m'est impossible. A cause de vous, je vis dans la


torture mais je jure que je m'en sortirai, ou je vous entraînerai
en enfer avec moi.

Puis il s'éloigna et elle resta seule, amère, désespérée de tant


de haine.

Le jour du mariage, l'île baignait dans une lumière


extraordinaire, pure et cristalline. Jessica aimait cet endroit,
avec ses rochers et ses collines arides sertis dans l'écrin bleu
sombre de la mer. Mais plus encore que le site, c'étaient les
habitants de l'île qui avaient conquis son cœur : leur humeur
rieuse, leur générosité, et surtout l'amitié qu'ils lui avaient
d'emblée témoignée.

Bien que ses relations avec Nikolas ne se soient pas


améliorées, aujourd'hui Jessica se sentait moins affligée. Cette
terrible attente allait cesser. Bientôt, elle serait la femme de
Nikolas et les malentendus s'éclairciraient.

Contrairement à ce qu'elle avait cru tout d'abord, la


cérémonie n'aurait pas lieu dans la petite église blanche au toit
rond. Selon la coutume de l'île, les épousailles se passaient
toujours dans la maison du parrain du marié, en l'occurrence
Angelos Palamas, un homme un peu brusque mais au cœur d'or,
et dont les cheveux blancs comme la neige mettaient en valeur
les grands yeux marron, tendres et pensifs.

Un autel improvisé avait été installé au milieu de la plus


grande pièce de la maison. Le mariage serait célébré par le père
Ambrose, Jessica et Nikolas porteraient des couronnes de fleurs
d'oranger sur la tête, elles seraient attachées par un ruban et
bénies par le prêtre.

Avec des gestes lents et mesurés, Jessica se prépara pour la


cérémonie. Elle se maquilla légèrement, tressa ses cheveux et
les rassembla en un chignon haut perché qui mettait en valeur
la pureté de son visage. Dans un instant, Petra et Madame
Constantinos viendraient pour l'aider à s'habiller et vérifier que
rien ne manquait à sa toilette. Elle se dirigea vers l'armoire où la
housse de la robe de mariée avait été enfermée. Elle s'était
jusqu'à présent interdit de la voir, par superstition, comme une
enfant attendant le matin pour ouvrir son cadeau de Noël.
Après l'avoir étendue soigneusement sur le lit, elle défit
lentement la fermeture Eclair de la housse protectrice, veillant
bien à ne pas coincer le tissu.

Mais le cri qu'elle poussa en découvrant enfin la jolie robe


n'avait rien d'un cri d'admiration... elle se recula de trois pas et
éclata en sanglots.
La robe de ses noces était couleur pêche...

Quand Petra entra et la vit dans cet état, elle s'empressa de


la prendre dans ses bras et de lui appuyer la tête sur sa large
poitrine, pour la bercer tendrement. Entre deux sanglots,
Jessica lui raconta le motif de son désespoir et Petra partit
aussitôt à la recherche de madame Constantinos. Quand cette
dernière arriva, elle passa un bras affectueux autour des épaules
de Jessica, son premier geste vraiment chaleureux envers sa
future belle-fille.

— Je vois bien à quel point vous êtes bouleversée, mon petit,


mais cette robe est tout de même magnifique, et ce n'est pas une
raison pour gâcher cette belle journée.

— C'est Nikolas qui a changé la couleur sans me le dire,


hoqueta Jessica. J'ai insisté pour qu'elle soit blanche mais il n’a
pas voulu comprendre...

— Mais... de quoi parlez-vous exactement? interrogea


prudemment Madame Constantinos.

— Vous ne me croyez pas, mais ce blanc... je le mérite! C'est


pour cela que j'y tenais tant!

— Je ne crois rien du tout. Si tous les amants qu'on vous a


attribués, et toutes les perfidies dont on vous a accusée
correspondaient à la réalité, votre visage et votre personnalité
seraient bien différents... Je n'ignore pas à quel point la rumeur
peut donner une image fausse de quelqu'un, et
personnellement, je suis maintenant persuadée qu'on vous a
calomniée.

— Nikolas m'a dit que vous étiez une amie de Robert,


poursuivit Jessica d'une voix hésitante.

— C'est exact. Il connaissait très bien mon père et ma


famille l'adorait. C'était un homme d'une grande intelligence et
d'une haute moralité. J'ai certainement eu tort de douter de
lui... Il vous a choisie et il a très bien fait, j'en suis sûre.
D'ailleurs votre relation ne me regarde pas. Me pardonnez-vous
mon accueil... un peu distant?

— Bien sûr... mais Nikolas, lui, croit toutes les horreurs


qu'on a répandues sur mon compte et il me déteste encore plus
qu'il n'est attiré par moi.

— Quel idiot, murmura Madelon Constantinos de sa voix


douce. En ce qui concerne les femmes, je crains qu'il ne manque
de lucidité. N'oubliez pas que Nikolas est grec... dans le fond, il
vous adore, mais il refuse de le reconnaître. En fait, il est effrayé
par l'empire que vous avez pris sur lui, alors il s'invente des
excuses pour expliquer sa peur.

— Il... il croit que si je le repousse c'est parce que j'ai connu


une expérience traumatisante. Je ne l'ai pas vraiment détrompé.
Maintenant il refuse d'écouter mes explications mais il parle
sans cesse de « mes aventures passées ».

Madame Constantinos éclata de rire.

— Oh, je le connais bien, il doit être absolument furieux. Il a


le même tempérament que son père. Donc il vous faut
maintenant convaincre Nikolas que votre soi-disant expérience
est totalement fictive. Et comment comptez-vous y parvenir?

— Oh, c'est très simple: ce soir il se rendra compte tout seul


que j'avais parfaitement droit à cette robe blanche.

Madelon Constantinos ouvrit de grands yeux.

— Parce que... entre Robert et vous, il s'agissait d'un


mariage blanc? S’exclama-t-elle.

Jessica, qui avait cessé de pleurer, lui raconta son histoire,


ce qui laissa son interlocutrice profondément songeuse. Puis
elle donna une petite tape sur la tête de la jeune femme en
souriant, et lui dit qu'il était temps de se préparer... et de
s'accommoder de la robe pêche ! Jessica obéit, mais toute joie
dans son cœur s'était évanouie et l'éclat de sa beauté s'était
terni.

Quand elle rejoignit les invités dans le living, tout le monde


l'attendait. La maison était remplie d'amis et de parents qui lui
souriaient, lui parlaient et l'embrassaient quand elle passait à
leur portée. La seule ombre de réconfort qu'elle trouva, ce fut
auprès de Charles et Sallie à qui elle avait envoyé un billet
d'avion pour qu'ils la rejoignent.

Andros, qui était chargé de l'accompagner sur le chemin du


village, vint enfin la retrouver et ils se mirent en route. En
découvrant combien elle tremblait, il lui sourit avec affection et
lui serra gentiment le bras. Heureusement qu'il était là... car
Jessica, telle une somnambule, marchait sans rien voir autour
d'elle. Pourtant, un climat d'allégresse les enveloppait: les
femmes du village jetaient sous leurs pas des fleurs d'oranger,
du jasmin et des roses, et elles chantaient toutes en chœur
tandis que Jessica passait sur les fleurs pour rejoindre son futur
époux. Mais pendant tout ce temps, son cœur demeura glacé.

A l'entrée de la maison, Andros la remit entre les mains du


parrain de Nikolas qui la conduisit à l'autel où l'attendaient
Nikolas et le père Ambrose. Des cierges brûlaient dans toute la
pièce et il régnait une odeur d'encens qui lui troublait l'esprit. Il
lui semblait marcher dans un rêve... On la coiffa d'une couronne
de fleurs d'oranger, ainsi que Nikolas, et ils s'agenouillèrent
devant l'autel. A partir de là elle n'eut plus que des souvenirs
confus. Quand Nikolas prononça ses vœux, sa voix grave se
répercuta dans sa tête et elle regarda autour d'elle d'un air
égaré. Tout était accompli. Le père Ambrose bénit leurs deux
mains enlacées et ils tournèrent trois fois autour de l'autel
tandis que Kostis, un des innombrables cousins de Nikolas, les
précédait avec un encensoir.

La foule était en liesse. Applaudissements, cris et chants


résonnaient dans la maison d'Angelos Palamas. Nikolas attrapa
Jessica par la taille, lui prit le menton entre deux doigts pour
l'obliger à lever la tête vers lui et chuchota, avec un regard
inquiétant:

— Maintenant tu es légalement mienne...

Puis il l'embrassa sur la bouche tandis que la foule


applaudissait à tout rompre. La jeune femme se laissa faire sans
réaction dans une semi-inconscience.

Pendant la fête, elle essaya de faire bonne contenance mais


ne put se résoudre à danser: ses jambes ne la portaient plus...
Madame Constantinos, Petra et Sofia durent inventer une
récente maladie à la jeune mariée pour expliquer sa fatigue et
son manque d'entrain. Nikolas, en revanche, buvait, chantait et
dansait pour dix. Régulièrement, il revenait vers Jessica, pour
lui offrir à boire et essayer de la réveiller de sa torpeur, mais ses
efforts restèrent vains: prostrée, les yeux dans le vague, elle
semblait à peine l'entendre et ne lui répondait même pas.

Enfin, tard dans la soirée, Nikolas s'approcha de Jessica, la


prit dans ses bras et s'avança vers la porte d'entrée grande
ouverte. L'assemblée les suivit du regard sans mot dire. Nul
n'osa risquer la moindre plaisanterie, tandis que l'homme aux
larges épaules quittait la demeure de son parrain pour porter sa
femme jusqu'à la villa. Enfin, quand ils eurent disparu en
direction de la colline, la fête reprit sans eux.

Sa femme dans ses bras, Nikolas grimpait la pente sans


effort apparent. Le visage caché contre sa poitrine, les bras
passés autour de son cou, Jessica restait muette. Bercée au
rythme régulier des pas de son mari, elle aurait voulu rester
ainsi toute la nuit, ne plus penser, ne plus souffrir...

Quand ils furent arrivés à la maison, il s'avança sur la


terrasse. Les baies vitrées de leur chambre étaient ouvertes et
Nikolas la déposa doucement sur le plancher, devant le grand lit
qui semblait les attendre. Jessica demeura là, immobile, puis
elle baissa les yeux sur sa robe de mariée et les larmes
ruisselèrent sur ses joues.
— Oh, comme je vous déteste, dit-elle en sanglotant.
Pourquoi m'avez-vous gâché mon mariage? J'avais demandé
une robe blanche et vous... vous avez changé la couleur! J'ai
horreur de cette couleur pêche. Quand j'ai ouvert la housse ce
matin, j'ai eu l'impression que mon cœur se déchirait... Je ne
vous pardonnerai jamais.

Nikolas posa les mains sur ses épaules.

— C'était donc si important pour vous? Arrêtez de pleurer,


je suis vraiment désolé... Je vous présente toutes mes excuses,
Jessica. Je suis sincère, croyez-moi.

Sous l'effet de la surprise, les larmes de Jessica s'arrêtèrent.


Elle leva les yeux vers lui et vit qu'il contemplait sa bouche avec
un regard passionné. Puis elle sentit deux lèvres brûlantes se
poser sur les siennes, et quelques minutes plus tard elle se
retrouvait dans le grand lit. Une sourde angoisse la glaça tandis
qu'il se déshabillait à son tour sans la quitter des yeux.

— Vous êtes à moi, maintenant, murmura-t-il en la


rejoignant.

— Nikolas... attendez! Haleta-t-elle.

— J'ai déjà beaucoup trop attendu. Ce soir, la longue attente


prend fin !

Ses yeux brûlant d'une fièvre étrange, il l'étreignit


sauvagement. Et c'est étouffé par les sanglots que Jessica se
laissa posséder par l'homme qui était devenu son époux.
10.

Etendue dans le noir, Jessica écoutait la respiration


régulière de Nikolas qui s'était endormi. Soudain il bougea dans
son sommeil et posa la main sur sa poitrine : la jeune femme se
rétracta à ce contact et, lentement, se glissa hors du lit en
prenant garde de ne pas le réveiller. Marcher un peu lui ferait
du bien, elle avait besoin de s'éclaircir les idées.

Elle enfila un training et sortit sur la terrasse. L'aube


pointait. Au loin, l'écume des vagues déferlantes qui s'écrasaient
sur les rochers faisait des tramées blanches sur l'onde obscure.
Irrésistiblement attirée par la mer, Jessica marcha lentement le
long de la falaise à la recherche d'un sentier menant à la plage.
Enfin, elle en trouva un. Il était raide et escarpé, mais peu lui
importait: s'agrippant aux rochers, elle amorça sa descente. Des
idées noires rôdaient dans sa tête comme des oiseaux de proie.
Voilà, elle avait tout perdu: dans ce paysage si beau, si pur, elle
se sentait étrangère, rejetée, souillée. Mais c'était sans remède:
Nikolas refuserait de la laisser partir. Il lui faudrait livrer une
bataille sans merci pour retrouver sa liberté. Mon Dieu, quel
gâchis !

Aveuglée par le chagrin, elle cessa de prêter attention aux


accidents du terrain. Comme elle posait le pied sur une marche
creusée dans la pierre, elle dérapa... Tout se passa très vite. Elle
voulut se rattraper, s'accrocha à une touffe d'herbe qui céda,
puis ce fut la chute. Sa tête heurta violemment un rocher, son
corps s'abattit sur le sable, un étrange bourdonnement résonna
à ses oreilles... et enfin, le noir absolu.
Les cauchemars la tourmentaient. Un regard noir et infernal
la poursuivait partout où elle essayait de se cacher. Au plus
profond de sa détresse, elle appelait Nikolas à l'aide, puis elle se
souvenait qu'il ne l'aimait pas et qu'elle devait lutter seule
contre le démon. Alors elle pleurait et se demandait si ses
tourments finiraient un jour.

Peu à peu, elle comprit qu'elle se trouvait dans un hôpital.


Cette odeur d'éther et de désinfectant, ces sons métalliques, ces
silhouettes vêtues de blanc: oui, elle se trouvait dans un
établissement médical. Que s'était-il passé? La mer, les
rochers... elle avait dû tomber. Sur sa droite, un flacon suspendu
à une structure en fer était relié à une veine de son bras droit.
Ses jambes et ses bras répondaient normalement, malgré des
courbatures et une certaine raideur. Ah ! Sa tête... la douleur
venait de là. Elle porta la main à ses cheveux... qui n'avaient pas
été rasés, donc elle n'avait pas été opérée. Un mouvement un
peu brusque de son cou lui arracha un cri étouffé. Les poings
serrés, elle resta immobile, attendant que la douleur devienne
supportable. Puis, toujours sans bouger, elle examina la
chambre. Elle la trouva agréable, ensoleillée, avec des meubles
d'osier peints en blanc. Une petite statue de la vierge Marie,
bleue et or, avait été posée sur une table ronde et Jessica
distinguait les traits de son visage, doux, pleins de patience...
cette vue la réconforta.

La porte s'ouvrit doucement et du coin de l'œil, Jessica


reconnut Mme Constantinos.

— Maman, murmura-t-elle d'une voix étrangement faible.

— Jessica, ma chérie, vous êtes réveillée, dit joyeusement


Mme Constantinos en refermant la porte derrière elle. Je
devrais le dire tout de suite à l'infirmière, mais je cède d'abord à
l'envie de vous embrasser. Nous étions tous si inquiets !

— Je suis tombée sur les rochers, chuchota Jessica dans une


vague tentative pour s'expliquer.
— Oui, oui.

Elle approcha ses lèvres de la joue de sa belle-fille.

— Cela s'est passé il y a trois jours. Et pour couronner le


tout, vous avez attrapé une pneumonie... l'humidité sans doute.
Niko était fou d'inquiétude. Il n'a pas quitté l'hôpital.

Nikolas... Jessica refusait de penser à Nikolas.

— Je suis si fatiguée, murmura-t-elle en fermant les yeux.

— Oui, bien sûr, dit Mme Constantinos en lui effleurant le


front de sa main fraîche.

Puis elle quitta la pièce et Jessica somnola pendant


quelques minutes, jusqu'à ce qu'une voix grave la tire de sa
léthargie.

— Hello, je suis le docteur Alexander Theotokas. Détendez-


vous, je veux juste examiner vos yeux, lui annonça-t-il dans un
anglais parfait.

Il dirigea un faisceau de lumière dans ses prunelles qu'il


examina l'une après l'autre, puis consulta la courbe de
température au pied du lit avant de revenir près d'elle.

— Tout va bien, chère madame. L'hématome que vous aviez


dans la tête et qui nous a beaucoup effrayés s'est résorbé tout
seul... votre cerveau n'a pas souffert, c'est un miracle ! Quelle
idée aussi d'aller se promener sur les rochers en pleine nuit! La
prochaine fois, n'oubliez pas votre lampe de poche, la lune est
parfois trompeuse !

— Je suis bien contente qu'on ne m'ait pas rasé la tête,


murmura Jessica avec un faible sourire.

— Voilà bien les femmes! La première chose à laquelle elles


pensent, c'est leur beauté! Ceci dit, ajouta-t-il en prenant dans
ses doigts une longue mèche de cheveux blonds, je suis certain
que vous auriez été adorable en jeune pâtre bouclé...
Après un clin d'œil, il regagna la porte à grandes enjambées.

— Dans une semaine vous pourrez rentrer chez vous.


Portez-vous bien !

Arrivé à la porte, il se retourna vers elle.

— Je vous envoie Niko. Peut-être que quand il vous aura


parlé, il arrêtera de m'empoisonner l'existence, et acceptera de
dormir un peu. Je ne le supporte plus!

Et avant qu'elle ait eu le temps de protester, il avait disparu.


Quelques secondes plus tard, Nikolas faisait son entrée. Jessica
sursauta. Pas rasé, les yeux rouges et cernés, son visage défait
aurait inquiété n'importe qui.

— Tu devrais aller te reposer, murmura-t-elle.

— Regarde-moi !

Sa voix presque inaudible était celle d'un homme qui aurait


combattu un incendie pendant trois jours.

— Jessica, regarde-moi !

— Je ne peux pas. Va-t'en Nikolas. Je me sens beaucoup


mieux. Simplement je n'ai pas envie de te parler pour le
moment.

Il se tenait près d'elle, immobile. Mais quand elle ferma de


nouveau ses yeux d'où les larmes commençaient à ruisseler, il
sortit de la chambre sans ajouter un mot. Sa rancune envers lui,
pour leur mariage gâché et le fiasco de leur nuit de noces n'avait
en rien diminué, au contraire. Elle n'était même pas sûre de
pouvoir un jour lui pardonner...

On avait permis à Jessica de sortir du lit et de s'asseoir dans


un fauteuil C'est là que Nikolas la trouva quand il entra dans la
pièce, deux jours plus tard. Le soleil de l'après-midi entrait à
flots par la fenêtre ouverte et dansait dans les boucles dorées de
la jeune femme. Il la contempla en silence et elle lui rendit un
regard vide d'expression. Puis il se retourna et accrocha la
pancarte. « Ne pas déranger » à la porte, avant de revenir vers
elle.

— Je crois que nous avons beaucoup de choses à nous dire,


commença-t-il.

— Au contraire. Ce qui est arrivé est arrivé. En parler ne


changera rien.

Il s'accroupit soudain devant elle de manière à voir son


visage. Le désir et la fureur qui brillaient dans ses yeux plus
noirs que jamais la firent frissonner.

— J'exige des explications sur ton mariage. Pourquoi es-tu


arrivée vierge dans mon lit et pourquoi ne m'as-tu pas prévenu?

— J'ai essayé, répliqua-t-elle sur un ton monocorde. Mais tu


n'as jamais voulu m'écouter. A présent, il est trop tard, je suis
lasse de tout cela.

Sa longue souffrance avait cédé la place à une curieuse


indifférence.

— Je t'en prie, Jessica, j'ai besoin de savoir pour ne pas


devenir fou.

Le spectacle incongru d'un Nikolas agenouillé et suppliant


éveilla en elle une vague émotion. Comme il semblait avoir
souffert! En soupirant, elle se décida à satisfaire sa curiosité.

— J'ai épousé Robert parce que je l'aimais. Dans l'état de


détresse où je me trouvais, il m'apportait l'affection, un foyer,
l'intelligence du cœur. Et il savait m'aimer! affirma-t-elle en
jetant à Nikolas un regard de défiance. Vous avez eu beau nous
couvrir de boue, toi et tes amis, cela n'y changera rien.

Nikolas leva la main et Jessica eut un mouvement de recul.


Il la posa sur son cou, la laissa glisser sur son épaule puis sur
son sein qu'il caressa doucement. A sa grande colère, Jessica
sentit ses sens se réveiller.

— Et ça? interrogea-t-il d'une voix rauque. A-t-il jamais


suscité ce genre de réaction chez toi? En était-il capable ?

— Il m'a seulement dit une fois que l'amour était beaucoup


plus beau quand des besoins bassement physiques ne venaient
pas le troubler, répliqua-t-elle d'une voix glaciale.

— Il était vieux, murmura Nikolas. Puis, avec une mine


recueillie, il tira sur le tissu du déshabillé qui s'entrouvrit.

Ses doigts s'insinuèrent dans le décolleté de la chemise de


nuit et caressèrent les courbes satinées de la jeune femme, la
faisant frissonner à la fois de désir et de colère.

— Trop vieux... Il avait oublié le feu qui peut consumer un


homme. Regarde ma main, Jessica: Regarde ton corps. Cela me
rendait fou de penser à la main ridée et tachée d'un vieillard se
posant sur toi. C'était bien pire que de t'imaginer avec d'autres
hommes.

Involontairement, elle baissa les yeux. La main bronzée de


Nikolas sur sa peau blanche la troubla au-delà de toute
expression.

— Je t'interdis de parler de lui de cette façon ! Je l'aimais !


Et toi aussi tu seras vieux un jour, Nikolas.

— Oui, mais ma main et ton corps auront vieilli ensemble.


Oh ! Jessica... La seule idée que tu te refusais à moi alors que
d'autres t'avaient tenue dans leurs bras me troublait la raison.

Ne sachant que répondre, elle recula le fauteuil pour se


libérer de son contact. La colère brilla dans les yeux de Nikolas
et une véritable fureur monta en lui. Jessica eut un soupir et
détourna la tête. Elle ne supportait plus cette tyrannie qu'il
prétendait exercer sur son corps, sur sa vie...
— Quelle importance maintenant... tout est fini. Je crois
qu'il serait préférable que je retourne à Londres.

— Non ! cria-t-il en bondissant sur ses pieds, je ne te


laisserai pas me fuir à nouveau. Regarde ce que cela t'a coûté
l'autre jour. Pourquoi ne m'as-tu pas obligé à t'écouter? Ensuite
il était trop tard... Oh! Je me suis senti si coupable de ce qui
s'est passé cette nuit-là. Quand je t'ai vue, étendue là au pied des
rochers, apparemment sans vie...

Il s'arrêta, l'air absent.

— Et pourquoi t'aurais-je prévenu? lança-t-elle, glaciale.


Est-ce que tu m'aurais crue?

Il eut un geste désinvolte de la main.

— Un médecin aurait pu t'examiner, et m'apporter la preuve


de ce que tu me disais... Ou bien tu aurais pu me laisser t'aimer
dans d'autres circonstances où je me serais montré moins
brutal. Si tu n'avais pas agi de façon aussi stupide...

La bouche ouverte elle le regardait. Quelle arrogance


invraisemblable! Malgré ses milliards, malgré sa position dans
le monde, quelle mentalité arriérée il avait gardée. Il ne
soupçonnait même pas qu'une femme puisse avoir sa fierté...

— Mais on croit rêver ! s'écria-t-elle, folle de rage. Et toi,


étais-tu vierge quand tu m'as rencontrée? Qui es-tu pour oser
me juger?

Il bondit vers elle pour la secouer, mais se rappelant


soudain son état, il resta là, bras ballants, à la fixer, furieux et
impuissant.

— Tout ce qui est arrivé est de ta faute ! Explosa-t-il enfin.


Tu as attiré le malheur sur toi par ton attitude imbécile !

— En quoi suis-je responsable si tu te conduis comme un


tyran ? Le défia-t-elle. A chaque fois que j'ai essayé de te parler,
tu as refusé de m'écouter! J'aurais mieux fait de ne jamais
revenir de Cornouaille.

Maintenant impassible, il la dominait de toute sa puissance.

— A quoi bon? Je serais venu te chercher.

— Inutile de t'obstiner, Nikolas. Tout est fini entre nous.


Cessons de nous disputer pour rien. Je suggère un divorce
rapide et discret.

— Non! Tu es à moi, et je suis un homme possessif. Tu


resteras sur l'île même si je dois te retenir prisonnière.

— Assez, Nikolas. Laisse-moi partir, je ne resterai pas avec


toi.

— Tu y seras bien obligée. L'île m'appartient et personne


n'en part sans ma permission. Les habitants me sont fidèles, ils
ne t'aideront pas à t'échapper. Inutile de te fatiguer à user de
ton charme !

— Sors d'ici !

Suffoquée par la rage, elle s'était dressée d'un bond mais


une violente douleur lui enserra la tête dans un étau. La nausée
lui monta aux lèvres et elle vacilla sur ses pieds. Aussitôt, il fut
auprès d'elle, la souleva dans ses bras et la porta sur le lit.

— Va-t'en, répéta-t-elle, d'une voix faible.

— D'accord.

Il se pencha sur elle comme le démon de ses pires


cauchemars.

— Mais je reviendrai et je te ramènerai dans l'île avec moi.

Et il disparut. Jessica fixa le plafond à travers un écran de


larmes. Son mariage était devenu un enfer...
11.

Il ne s'agissait pas d'une guerre ouverte. Nikolas ne le


permettait pas et elle n'avait pas la force de lutter contre lui. La
seule arme à sa disposition était la froideur, et elle en usait
abusivement. Nikolas prétendait ne rien remarquer et lui faisait
la conversation avec bonne humeur, lui donnant régulièrement
des nouvelles des gens de l'île. En si peu de temps, ils s'étaient
profondément attachés à elle et s'informaient toujours de sa
santé auprès de Nikolas.

Le jour où elle devait quitter l'hôpital d'Athènes, il arriva


juste au moment où elle se trouvait prête à partir. Il l'embrassa
d'un air détaché et prit la petite valise qui contenait ses affaires.

— Tout le monde t'attend à Zenas. Sofia a préparé une


soupa avgolemono en ton honneur.

— Arrête cette comédie, Nikolas, je t'en prie! Embarque-moi


sur un avion pour Londres, ça vaudra mieux.

— Londres? Mais ma chérie, je n'ose imaginer les ragots


dont tu ferais l'objet... surtout si tu es enceinte.

Jessica se figea.

Il avait gagné. Détournant la tête elle regarda ses mains tout


en faisant un énorme effort sur elle-même pour ne pas éclater
en sanglots.

— Très bien, déclara-t-elle les dents serrées, j'attendrai de


savoir.

Quelques minutes plus tard, elle se retrouvait en compagnie


de Nikolas dans un taxi qui la conduisait à l'aéroport. Là,
l'hélicoptère de la famille Constantinos les attendait. Comme
pour échapper à son angoisse, elle s'endormit profondément dès
que l'hélicoptère eut décollé et Nikolas dut la réveiller quand ils
atterrirent. Là, à sa grande surprise, elle s'aperçut que toute la
population de l'île l'attendait. Hommes, femmes et enfants
l'interpellaient et lui faisaient des signes de la main avec de
grands sourires. Jessica fut émue aux larmes. Nikolas sauta le
premier de l'hélicoptère et cria quelque chose qui fit éclater de
rire l'assistance. Puis il se tourna vers sa jeune femme et la
souleva de terre.

— C'est inutile, je peux marcher, protesta-t-elle.

— Pas jusqu'à la maison. Chérie, mets les bras autour de


mon cou. Tu leur feras un plaisir infini.

Elle obéit et surprit effectivement plus d'un regard joyeux


tandis qu'on leur lançait des plaisanteries en grec dont le sens,
heureusement, échappait à Jessica.

Une fois dans la villa, Nikolas la conduisit directement à sa


chambre qui donnait sur la terrasse. Comme il la déposait sur le
lit, elle se mit à protester.

— Nikolas, je refuse de dormir ici ! Il s'assit à ses pieds en


soupirant.

— Allons, ne dis pas de sottises.

— Et toi, ne fais pas semblant de ne pas comprendre.

— Jessica, tu es une femme adulte, intelligente: tu sais bien


qu'à l'avenir nos relations sexuelles n'auront rien à voir avec ce
que fut notre nuit de noces. J'étais saoul, frustré, et tu ne cessais
de te dérober.

Une fois de plus, Jessica avait l'impression d'être prise au


piège. Pourquoi ne l'avait-il pas conduite dans sa chambre à
elle, quitte à essayer de la reconquérir par la suite ?
— Tu ne peux pas imaginer que je ne te désire plus?
Articula-t-elle d'une voix blanche. Vraiment, Nikolas, ta
prétention dépasse les bornes! Comment peux-tu croire que
j'aie encore envie de dormir dans le même lit que toi?

Une flamme de fureur brilla dans les yeux noirs de Nikolas.

— Bravo. Très jolie réplique. Mais sans doute as-tu oublié


cette nuit à Londres où tu es venue à moi en me murmurant que
tu m'aimais? Cette nuit-là tu étais si douce et langoureuse... Et
tu ne jouais pas la comédie, je le sais. T'en souviens-tu?

Mortifiée, Jessica ferma les yeux. Puis elle se mit à trembler.

— Comment l'oublierais-je? Mais rappelle-toi aussi quelque


chose, Nikolas: à peine t'avais-je avoué mes sentiments que tu
me traînais plus bas que terre... Au moins, cela m'a ouvert les
yeux... un peu tard, peut-être, mais maintenant je suis réveillée
de mon rêve absurde. L'amour n'est pas immortel, Nikolas.

— Le tien, si, murmura-t-il avec un sourire plein de


confiance. Quand tu m'as épousé, pourquoi voulais-tu tant
porter cette robe blanche? Pourquoi, dis-moi, sinon pour nouer
avec moi des liens indissolubles? Je t'ai blessée, ma chérie, et je
t'ai rendue malheureuse, mais laisse-moi me rattraper! A la
naissance de notre premier enfant, tu auras oublié que je t'ai
jamais fait verser une seule larme.

Cette dernière remarque la bouleversa tellement qu'elle


éclata en sanglots. Aussitôt un terrible mal de tête vint lui vriller
les tempes... Inquiet devant sa soudaine pâleur, Nikolas vint
s'allonger près d'elle et la serra contre lui en lui murmurant des
mots tendres. Curieusement, sa présence apaisa la jeune
femme.

— Nikolas? interrogea-t-elle quand elle se fut calmée.

— Oui, mon amour?

— Donne-moi un peu de temps, veux-tu?


— Celui de te remettre physiquement, bien sûr... Mais ne
me demande pas plus ! Car je suis toujours fou-de vous,
madame Constantinos...

— Si seulement je pouvais te pardonner, soupira-t-elle, le


visage pressé contre sa poitrine.

— Que tu me pardonnes ou pas, tu es à moi. Je le répéterai


autant de qu’il le faudra.

— Mon Dieu, Niko, nous avons fait bien des dégâts en peu
de temps...

— Oui, je sais, grommela-t-il, le regard vide. Il ne nous reste


plus qu'à arrêter là le saccage et remettre notre couple dans le
droit chemin.

Quand il fut sorti, Jessica resta étendue sur le lit, essayant


de calmer la tempête d'émotions qui la soulevait. D'un côté, elle
brûlait d'envie de faire la paix avec Nikolas et de se laisser
emporter dans ses bras. De l'autre, un instinct de préservation
lui soufflait de le maintenir à distance. Ses sentiments, qu'elle
avait si longtemps tenus en laisse, lui échappaient et elle en
voulait à Nikolas d'avoir détruit ses défenses.

Elle finit par s'endormir, et ne se réveilla qu'en fin d'après-


midi. Son mal de tête s'était envolé, et elle ne s'était jamais
sentie aussi bien depuis l'accident. Elle se glissa dans la salle de
bains, attacha ses cheveux en chignon sur le sommet de la tête
et laissa couler l'eau dans la baignoire. Quelques minutes plus
tard, elle s'y enfonçait avec volupté en chantonnant gaiement.
Une mousse onctueuse et parfumée lui chatouillait le menton. A
l'instant où elle tendait la main vers le savon, la porte s'ouvrit et
Nikolas entra sans prévenir. Elle poussa un cri. Le visage de
Nikolas s'éclaira en la voyant.

— Excuse-moi, je n'avais pas l'intention de t'effrayer.

— Je prends un bain, laisse-moi! protesta-t-elle.


Le sourire de Nikolas s'agrandit. Il s'assit sur le tapis de
bain et s'appuya sur un coude, sans paraître remarquer son
indignation.

— Je le vois bien... et je compte te tenir compagnie. C'est la


première fois que j'assiste à ta toilette et je ne manquerais ce
spectacle pour rien au monde.

— Nikolas! Gémit-elle, le feu aux joues.

— Calme-toi, lui dit-il d'une voix apaisante en lui effleurant


le nez du bout du doigt. J'ai promis de ne pas te toucher mais
cela ne m'empêche pas de vous faire la cour, ma chère épouse!

Comment lui faire confiance? Il mentait, Jessica en était


sûre: aussi repoussa-t-elle vivement sa main, comme si une
guêpe l'avait piquée.

— Va-t'en! Je ne te crois pas, Nikolas. Je ne peux plus te


croire. Disparais!

Il se releva d'un bond, livide de colère, ses yeux noirs


lançant des éclairs.

— Tu veux être seule? Tu préfères un lit vide? Parfait. Je


n'insisterai pas davantage. Tu peux être tranquille, j'irai dormir
ailleurs.

Il sortit de la salle-de-bains en claquant la porte. Quelques


secondes plus tard, la porte de la chambre claquait à son tour.
Jessica, les nerfs à vif, fondit en larmes. Quelle comédie
absurde, quel gaspillage de temps et d'énergie! De toute façon,
ce mariage ne marcherait jamais. Elle devait convaincre Nikolas
de lui rendre sa liberté...

Nikolas se révéla inflexible. Il était hors de question que


Jessica quitte l'île. Manifestement, pour lui, leurs relations
étaient devenues une bataille qu'il avait la ferme intention de
gagner. Pour cela il était prêt à tout mettre en œuvre et se tenait
là aux aguets, attendant un moment de faiblesse pour bondir
aussitôt.

L'effort surhumain qu'elle devait fournir pour jouer la


comédie devant madame Constantinos, Petra et Sofia épuisait
Jessica, mais elle se refusait à les inquiéter. Tout le monde avait
été si gentil avec elle après son accident ! On l'avait tellement
choyée et gâtée qu'elle en était presque gênée et mettait son
point d'honneur à ne plus causer aucun souci. D'un commun
accord, Nikolas et elle avaient décidé de justifier le fait qu'ils ne
dormaient pas dans la même chambre par l'état de santé de
Jessica. Comme elle souffrait encore de fréquents maux de tête,
personne ne parut surpris.

D'une manière générale, Jessica avait tendance à exagérer


un peu le moindre malaise afin de se protéger de Nikolas. Mais
maintenant qu'elle avait à peu près retrouvé ses forces, elle
cherchait la première occasion pour s'échapper de l'île.

Cette opportunité se présenta assez rapidement quand


Nikolas l'informa un soir, au dîner, qu'il partait le lendemain en
compagnie d'Andros pour Athènes. Il y passerait la nuit et serait
de retour le lendemain. Jessica baissa les yeux sur son assiette
et combina son plan. Elle n'aurait qu'à embarquer
clandestinement dans l'hélicoptère, puis à rejoindre l'aéroport
dès le départ d'Andros et Nikolas... Là, elle prendrait un avion
pour Londres.

Une fois dans sa chambre, Jessica vérifia que son argent


anglais était toujours dans son armoire. Il lui en restait juste
assez pour rejoindre l'Angleterre. Ensuite il lui suffirait de
passer à sa banque. Même si c'était à présent Nikolas qui
contrôlait ses affaires, son compte en banque était encore bien
pourvu. Puis elle prépara une petite valise avec juste le strict
nécessaire.
Dans son esprit, elle ne voulait pas disparaître pour
toujours mais mettre un peu de distance entre elle et Nikolas
pour se retrouver enfin. Depuis qu'elle l'avait rencontré, elle se
sentait manipulée, manœuvrée au point de souffrir de troubles
de la personnalité. Parfois, elle avait l'impression d'être réduite
à l'état de femme-enfant attachée aux pas de son maître, et cette
situation l'insupportait. Comme elle avait été naïve de croire
que l'amour pourrait résoudre tous les problèmes! Au contraire,
il ne faisait que compliquer les choses en exacerbant les
angoisses et les passions contradictoires. De son amour pour
Nikolas, elle n'avait retiré que du malheur... Bien sûr, beaucoup
de femmes se seraient contentées de ce qu'offrait Nikolas : le
désir physique, la fortune, la sécurité... mais Jessica ne se
sentait pas une mentalité de femme esclave, et il lui fallait
absolument réfléchir et faire le point, seule. Si elle ne s'enfuyait
pas tout de suite, il serait trop tard: elle se retrouverait
définitivement enchaînée sur l'île.

A peine avait-elle éteint les lumières pour se préparer à


dormir que la porte de la chambre s'ouvrit. Nikolas entra et se
pencha sur elle dans l'obscurité.

— Tu dors?

Jessica tendit la main vers la lampe de chevet et l'alluma.

— Quelque chose ne va pas? interrogea-t-elle, appuyée sur


un coude.

— J'ai juste besoin de prendre une ou deux choses dans


l'armoire.

Le cœur de Jessica faillit s'arrêter de battre tandis qu'elle le


regardait traverser la pièce et ouvrir le meuble. Et s'il prenait la
valise dans laquelle elle venait de ranger ses affaires? Le souffle
suspendu, elle le vit fouiller dans l'armoire, puis se retourner
vers elle, une valise à la main. Elle ne put retenir un soupir de
soulagement: il avait pris la noire, or la sienne était beige...
Nikolas la fixa avec un petit peu trop d'insistance.
— Tu vas bien?

— Oui, juste ces sacrés maux de tête.

Sans réfléchir, elle lança:

— Tu veux que je t'aide à préparer tes affaires?

Il eut un sourire narquois.

— Non merci, je me débrouillerai très bien tout seul. A mon


retour, je t'emmènerai chez le Dr Theotokas pour un autre
examen.

— Je ne vois pas pourquoi. D'après ce qu'il a dit, ces maux


de tête sont normaux.

Il déposa quelques vêtements dans la valise.

— Je veux m'assurer qu'il n'y a pas d'autres complications.

Comme une grossesse, songea Jessica avec un serrement de


cœur. Il était encore trop tôt pour se prononcer, et elle refusait
pour le moment de songer à cette éventualité... Assise sur le lit
elle le regarda terminer ses bagages, et ils échangèrent quelques
banalités. Puis, au moment de sortir, il se retourna vers elle et
s'approcha, un petit sourire aux lèvres.

— Je partirai à l'aube, murmura-t-il, donc on ne se reverra


pas. Tu m'embrasses?

Elle allait refuser quand il se pencha vers elle, posa


légèrement ses lèvres sur les siennes et se redressa.

— Bonne nuit, chérie, dit-il doucement.

Et il l'obligea à s'enfoncer sous les couvertures avant de la


border. Elle leva les yeux vers lui et lui adressa un petit sourire
timide. Ses yeux noirs brillèrent.
— Bonne nuit, répéta-t-il, et il se pencha de nouveau. Cette
fois sa bouche s'attarda plus longtemps, la pression n'était pas
très forte, mais ce simple contact troubla la jeune femme. Sans
s'en rendre compte, elle posa la main sur son bras et remonta
jusqu'à son épaule, puis son cou. Il prolongea le baiser et Jessica
sombra dans une douce langueur tandis qu'il rabattait un peu
les couvertures pour découvrir les courbes de sa poitrine. Avec
délicatesse, il prit une bretelle de soie rose, la fit glisser sur la
peau blanche et un sein apparut. Nikolas y déposa sa paume
brûlante, puis il embrassa Jessica dans le cou et sa bouche glissa
peu à peu jusqu'à l'objet de son désir. Elle gémit et se cambra,
les doigts plongés dans ses boucles noires. Sa poitrine se tendait
vers lui tandis que son corps était parcouru par des ondes de
volupté. Eperdue, elle s'abandonna complètement et l'appela.
C'est alors qu'il remonta la bretelle de sa chemise de nuit, releva
la tête et la fixa avec un sourire de triomphe.

— Bonne nuit, chérie. On se retrouve dans deux jours.

Quelques secondes plus tard, il avait disparu. De colère et


de frustration, Jessica se mordit la lèvre jusqu'au sang. C'était
pire que tout! Consciemment, par esprit de vengeance, il l'avait
séduite jusqu'à lui faire oublier sa peur pour maintenant
l'abandonner, palpitante de désir inassouvi... Oh non!
Maintenant moins que jamais elle renoncerait à son évasion.

La pensée seule de sa fuite lui apportait une satisfaction,


bien amère il est vrai. Ainsi, il était certain de sa victoire ? Fort
bien : maintenant il aurait tout le temps de se demander ce qui
n'avait pas fonctionné dans son plan. Demain, il n'aurait plus
personne contre qui lutter. Elle se serait envolée.

Elle mit la sonnerie du réveil pour deux heures du matin,


chercha longtemps le sommeil, et se réveilla en sursaut après
avoir dormi une heure à peine. A l'aide d'une lampe de poche
qu'elle avait cachée dans le tiroir de la table de nuit, elle
s'habilla d'un Jean, d'un T-shirt et de tennis. Puis elle prit sa
valise et sortit sur la terrasse. Tout en faisant très attention à ne
pas heurter les meubles de jardin, elle suivit le chemin pavé de
pierres qui menait à l'hélicoptère, au sommet de la colline. Au
bout de quelques mètres à peine elle dut s'arrêter, la tête lourde
et les jambes tremblantes de fatigue. Evidemment, elle n'était
pas encore remise de sa chute... Son cœur battait à tout rompre
dans sa poitrine quand elle atteignit enfin l'hélicoptère. La porte
s'ouvrit aisément et elle se glissa à l'intérieur de l'appareil avec
la valise. Là, elle alluma sa lampe de poche pour trouver son
chemin jusqu'aux sièges du fond derrière lesquels elle avait
l'intention de s'installer. Elle y serait en sécurité : Nikolas se
mettait toujours aux commandes et Andros restait à ses côtés,
jamais ils n'allaient dans la deuxième partie de l'appareil. Une
fois qu'elle eut installé son bagage et inspecté l'endroit où elle se
blottirait, elle reprit le chemin de la maison. Une prémonition
l'avertissait que Nikolas vérifierait si elle se trouvait bien dans
son lit...

Une fois sous les couvertures, qu'elle avait remontées


jusqu'au menton pour que Nikolas ne voie pas son tee-shirt, elle
attendit le moment propice à son évasion, trop excitée pour
dormir. Le ciel commençait juste à s'éclaircir quand elle surprit
un bruit d'eau qui coulait dans la maison. Aussitôt, elle ferma
les yeux et s'appliqua à respirer régulièrement.

Quoiqu'elle guettât ses pas dans le couloir, elle ne l'entendit


pas arriver car il se déplaçait aussi silencieusement qu'un félin.
La première indication de sa présence fut la porte qui s'ouvrit
avec un bruit à peine perceptible, et le rai de lumière dans la
pièce. Jessica se concentra sur sa respiration et épia à travers
ses longs cils. Il se tenait dans l'encadrement de la porte et la
regardait. Les secondes passaient. Pourquoi diable attendait-il?
Percevait-il quelque chose dans l'atmosphère qui sortait de
l'ordinaire?

Finalement, il se décida à refermer lentement la porte. Avec


un soupir de soulagement, elle rejeta aussitôt les couvertures.
Elle enfila ses chaussures à tâtons et s'empara d'un plaid qu'elle
avait mis de côté pour se protéger du froid. Une minute plus
tard, elle était dehors, sur la terrasse. Elle courut aussi vite que
ses faibles forces le lui permettaient. S'ils quittaient la maison
avant qu'elle ne soit dans l'hélicoptère, ils la verraient à coup
sûr... Elle ne se souvenait même pas si Nikolas était habillé
quand elle l'avait entr'aperçu. Qu'importe, il était trop tard pour
se poser des questions.

Lorsqu'elle fut parvenue à l'hélicoptère, la porte de


l'appareil, qui s'était ouvert très facilement tout à l'heure, se mit
à refuser de coulisser. Allons bon ! Pourquoi diable l'avoir
refermée, aussi? Enfin, alors qu'elle allait abandonner, épuisée,
la porte céda brusquement. Jessica se laissa tomber sur un
siège, hors d'haleine. Tout son corps lui faisait mal et de violents
élancements ébranlaient sa tête. Avec des mouvements au
ralenti, elle rejoignit sa cachette où elle étendit la couverture
avant de s'y pelotonner. Elle se sentait tellement fatiguée qu'elle
ne tarda pas à sombrer dans le sommeil. Ce furent Andros et
Nikolas qui la réveillèrent quand ils montèrent à bord.
Apparemment, au ton de leur voix et bien qu'ils parlent en grec,
ils n'avaient rien remarqué d'anormal et quand Nikolas mit les
gaz, elle sut qu'elle avait gagné. Le bruit du moteur était tel
qu'elle put même bouger pour se soulager d'une crampe qui lui
avait saisi le mollet. Puis ils décollèrent et l'appareil s'inclina sur
le côté tandis qu'ils s'éloignaient vers le large pour rejoindre
Athènes.

Quand ils atterrirent, Jessica n'avait aucune idée du temps


qui s'était écoulé depuis leur départ: elle avait dormi
profondément pendant tout le trajet. L'arrêt du bruit et des
vibrations la réveilla en sursaut. Nikolas et Andros bavardaient
tranquillement tout en se préparant à quitter l'appareil. Ils
sortirent à l'instant où l'hélice s'arrêtait de tourner. Prudente,
Jessica attendit un bon quart d'heure avant de se risquer à
passer à la station debout. Puis, elle prit sa valise et passa la tête
par la porte de l'hélicoptère. Comme elle ne voyait personne qui
ressemblât à son mari, elle s'engagea délibérément sur la piste
de macadam.

A sa grande surprise, personne ne lui prêta attention tandis


qu'elle se dirigeait vers le terminal. C'était trop beau pour être
vrai... elle en ressentit un léger malaise. Mais elle se rassura
aussitôt : à cette heure matinale, rien d'étonnant à ce que
l'aéroport soit encore tranquille. Enfin, elle parvint à la salle de
repos des femmes, pressa le pas et entra dans une cabine dont
elle referma soigneusement la porte derrière elle.

Là, elle ouvrit sa valise, ôta son jean, son T-shirt et ses
tennis, et enfila une robe Chanel bleu roi à manches courtes.
Puis elle chaussa des escarpins à talons du même bleu, et
remonta ses cheveux en un chignon bien sage. Ainsi elle
paraissait plus vieille et respirait la respectabilité. Il ne lui
restait plus qu'à mettre ses lunettes de soleil pour cacher ses
yeux cernés: à présent, elle passerait inaperçue.

Quand elle eut acheté son billet pour Londres, il lui restait
plusieurs heures d'attente avant le départ, car l'avion devait
décoller au moment du déjeuner.

Evidemment on découvrirait sa disparition dans l'île bien


avant cela. Commencerait-on par la chercher sur l'île même, ou
téléphonerait-on aussitôt à Nikolas pour le prévenir? Si
seulement elle avait songé à laisser un mot pour dire qu'elle
était partie avec Nikolas ! De cette façon, personne ne se serait
posé de questions jusqu'à son retour... enfin, tant pis.

Comme elle n'avait rien mangé et que la tête lui tournait,


elle se rendit au restaurant pour commander un petit déjeuner
léger qu'elle se força laborieusement à avaler. Ensuite elle
s'acheta un magazine qu'elle feuilleta sans parvenir à fixer son
attention. Elle jetait de fréquents coups d'œil à sa montre, et
constatait avec plaisir que le flux des touristes envahissait peu à
peu l'aéroport.

Les minutes s'écoulaient avec une lenteur désespérante.


Encore combien de temps? Il était maintenant presque midi.
Encore une heure et elle s'envolerait pour Londres. C'est alors
qu'elle sentit une présence près d'elle. Un instant elle espéra
qu'il s'agissait d'un étranger. Puis, résignée, elle tourna la tête et
fixa tranquillement les yeux noirs de son mari, aussi froids que
la pierre.
Son visage avait beau être inexpressif, elle pouvait percevoir
les vibrations de sa colère. Rassemblant tout son courage, elle se
leva et l'affronta avec un calme désespéré qui la surprit elle-
même. Toute son attitude le provoquait. Une lueur sauvage
brilla dans les prunelles de Nikolas mais il parvint à contenir sa
rage.

— Suis-moi, lança-t-il en se baissant pour prendre sa valise.

Et ses longs doigts puissants se refermèrent sur son bras.


12.

Il l'emmena sur le parking où une limousine bleu nuit


attendait. Pour sa plus grande confusion, Andros était assis à
l'arrière. Nikolas la fit monter et s'installa à côté d'elle. Puis,
d'un ton sec, il donna un ordre au chauffeur et la voiture
démarra.

Ce fut un trajet particulièrement silencieux en compagnie


d'un Nikolas glacial et impénétrable. Dans le fond, songea
Jessica, la présence d'Andros n'était pas une mauvaise chose,
car elle obligeait son mari à se contrôler. Pour l'instant, elle
préférait ne pas penser à ce qui se passerait quand elle se
retrouverait seule avec lui.

La limousine s'arrêta devant un hôtel qui paraissait


tellement moderne et flambant neuf qu'on se serait cru à Los
Angeles. Tirée par le bras comme une enfant récalcitrante, elle
fut obligée de trottiner pour suivre Nikolas tandis qu'ils
pénétraient dans l'hôtel et prenaient l'ascenseur.

Elle s'attendait au pire quand ils entrèrent dans la suite qui


leur était réservée, mais Nikolas se contenta de tourner les
talons après avoir dit à Andros de la surveiller et de ne la laisser
partir sous aucun prétexte. Quand il eut quitté la pièce, Andros
émit un long sifflement entre ses dents et se tourna vers Jessica
d'un air contrarié.

— Je ne l'ai jamais vu aussi en colère de ma vie.

— Je m'en doute. Je suis vraiment désolée de vous avoir


entraîné dans cette histoire.

Il haussa les épaules.


— Oh, pour moi tout cela ne prête pas à conséquence, mais
je n'en dirais pas autant de vous. Comment avez-vous quitté
l'île?

— Cachée dans l'hélicoptère, expliqua-t-elle en s'installant


dans un fauteuil et en caressant le velours bleu roi de
l'accoudoir. Tout s'est très bien passé. Malheureusement, le
prochain vol pour Londres ne décollait pas avant treize heures.
Pas de chance...

— Cela n'aurait pas changé grand-chose, répliqua Andros,


fataliste, Niko vous aurait repérée bien avant que l'avion
n'atterrisse, et vous vous seriez fait cueillir par la police en bas
de la passerelle.

Jessica n'avait pas pensé à cela et elle soupira.

— Je ne le quittais pas pour de bon, j'avais simplement


besoin de réfléchir.

Gênée, elle s'arrêta. Sa pudeur l'empêchait d'aller plus loin.


Andros s'assit devant elle. Son visage long et osseux exprimait
une certaine anxiété.

— Jessica, je vous en prie, souvenez-vous que Niko n'est pas


un homme de compromis. Pourtant, il est vrai qu'il n'a pas cessé
d'enfreindre ses propres règles depuis qu'il vous a rencontrée.
J'ignore ce qui ne va pas entre vous. Je pensais qu'après le
mariage, les choses s'arrangeraient, mais ça n'est apparemment
pas le cas. Cela vous rendrait-il confiance en l'avenir si je vous
assurais que Nikolas est amoureux fou de vous? Sinon, vous
pensez bien qu'il n'agirait pas ainsi !

Non, à vrai dire cela n'arrangeait rien. En fait d'amour,


Jessica avait l'intime conviction que Nikolas était simplement
partagé entre le désir et la culpabilité. Rien de plus.

— Où est-il parti? interrogea-t-elle.


— II est retourné à son meeting. Il s'agissait d'une réunion
extrêmement importante. Personne ne sait rien de toute cette
affaire, ajouta Andros, devinant ses pensées. Il ne m'a prévenu
que quand nous étions sur le chemin de l'aéroport.

Jessica se sentit soulagée. Un scandale public l'aurait


passablement effrayée... Maintenant il n'y avait rien d'autre à
faire qu'à attendre. Elle se dirigea vers la bibliothèque, ouvrit un
livre, le referma. Puis Andros commanda à déjeuner pour tous
les deux. Une fois de plus elle se força à manger et la longue
attente reprit.

Le soleil se couchait quand Nikolas apparut enfin, les traits


tirés, le visage figé. Il échangea quelques paroles en grec avec
Andros et ce dernier quitta l'appartement. La gorge de Jessica
se serra.

— Passe la commande pour le dîner pendant que je prends


une douche, ordonna-t-il. Et inutile d'essayer de t'enfuir, le
personnel est prévenu.

Elle le croyait sans peine. Au téléphone, elle s'aperçut


qu'elle commandait inconsciemment les plats dont elle savait
qu'ils plairaient à Nikolas. Une tentative pour se faire
pardonner? Leurs relations étaient tellement embrouillées...

Le repas arriva tandis que Nikolas entrait dans le living, ses


cheveux noirs encore mouillés de la douche. Il portait un
pantalon de toile et une chemise en coton blanc.

— Assieds-toi, ordonna-t-il. Tu as eu une journée chargée et


tu dois reprendre des forces.

Les côtes d'agneau et les artichauts farcis étaient les plus


délicieux qu'elle ait jamais goûtés. Malgré la présence hostile de
Nikolas, Jessica mangea de bon appétit. Sans doute pour se
remettre de toutes ses émotions... Elle avait pratiquement
terminé quand il prit la parole.
— J'ai appelé maman. Bien entendu elle était folle
d'inquiétude. Comme tout le monde, d'ailleurs. Tu t'excuseras
pour ta grossièreté quand nous retournerons à la maison. J'ai
arrangé les choses en racontant que tu t'étais cachée dans
l'hélicoptère pour me faire une surprise. Elle était ravie que tu te
sentes assez en forme pour me poursuivre de façon aussi
romantique...

— Quand j'ai pensé à laisser un mot, il était trop tard,


confessa Jessica.

— Aucune importance, tu seras pardonnée. Elle posa sa


fourchette.

— Je n'avais pas l'intention de te quitter. Du moins...

— Pourtant cela y ressemblait fort!

— Pas de façon permanente.

— Effectivement : au bout de deux jours tu aurais été de


retour, je te le garantis. Et maintenant si tu as fini, va prendre
un bain. J'ai peur de me mettre très en colère si je continue à
écouter tes explications.

Jessica préféra ne pas le contrarier sur ce point. Les scènes


entre eux tournaient facilement à l'affrontement violent et se
terminaient toujours de la même manière: la rage cédait chez
Nikolas la place au désir le plus fou...

Enfermée, en sécurité dans la salle de bains, elle prit une


douche rapide. Après s'être séchée, elle remarqua une robe de
chambre bleu nuit accrochée à un cintre et décida de
l'emprunter. Elle était si immense qu'elle dut en rouler les
manches et tirer le tissu par-dessus la ceinture pour pouvoir
marcher.

— Tout à fait charmant, lança Nikolas depuis le lit où il était


étendu, entièrement nu.
Jessica s'arrêta net. Il avait éteint toutes les lumières à part
la lampe de chevet. Il n'y avait pas à se leurrer sur ses
intentions... Rejetant nerveusement ses cheveux en arrière, elle
bégaya:

— Je... je refuse de dormir avec toi.

— Cela tombe bien, parce que justement, je n'ai pas


l'intention de dormir.

— Pas d'ironie mal placée, s'il te plaît.

— Chérie, calme-toi. Je n'ignore pas que tu éprouves une


certaine aversion à mon égard mais je suis ton mari et je suis
fatigué de dormir dans un lit vide. Si tu t'es sentie suffisamment
forte pour une tentative d'évasion, tu ne me feras pas croire que
ton état de santé t'empêche de remplir son devoir conjugal...

— Tu es physiquement le plus fort et tu le sais, répliqua-t-


elle d'un ton rageur, mais sache également que tu as décidé cela
contre mon gré. Mais à la fin, pourquoi décides-tu toujours tout
à ma place?

Il secoua gentiment la tête, ce qui ne fit qu'accroître


l'irritation de Jessica.

— Arrête de chercher à gagner du temps. Enlève donc cette


robe de chambre, et viens ici.

Jessica croisa les bras et lui lança un regard de défi.

— Je ne pensais pas te quitter, affirma-t-elle, je voulais


simplement respirer un peu et penser par moi-même. Si je
t'avais demandé de me laisser partir une ou deux semaines à
Londres, tu aurais refusé...

— Jessica, mon amour, tu viens ici ou je vais te chercher?

Comme elle ne répondait pas, il se leva avec les


mouvements à la fois puissants et harmonieux qui le
caractérisaient. Le souffle coupé par la beauté de ce corps, elle
recula d'un pas.

— Non, je ne veux pas! s'écria-t-elle d'une voix de petite fille


en levant la main.

Aussitôt il s'en empara et l'attira à lui.

— Inutile de te débattre, murmura-t-il en tirant sur le


cordon de la robe de chambre. Je te promets d'être d'une grande
douceur et de me contrôler. Il est grand temps que tu apprennes
à être ma femme, ne crains rien, je saurai t'apprivoiser.

Jessica frissonna et se crispa tandis qu'il pressait ses lèvres


sur son cou. Elle se rappela la dernière nuit, quand il avait excité
ses sens avant de l'abandonner à sa frustration. Quand le désir
lui faisait perdre la tête, à elle, il savait rester maître de lui et
contrôlait toujours la situation... Comment pourrait-elle donc
s'abandonner, dans ces conditions? Ce soir même, peut-être ne
cherchait-il une fois de plus qu'à la briser, à la soumettre à son
autorité?

— Non! répéta-t-elle,- tout en devinant que cela ne servirait


à rien.

Pour toute réponse, il la souleva de terre et l'amena sur le lit


où il l'allongea avant de s'étendre auprès d'elle et de
l'immobiliser.

— Détends-toi, murmura-t-il en embrassant son visage, son


cou, ses lèvres tremblantes. Je serai doux avec toi, mon amour,
détends-toi.

Jessica détourna la tête avec violence. Il se mit à lui


murmurer des choses apaisantes tandis que ses doigts
apprenaient les courbes douces de son corps. Malgré tous ses
efforts pour ne pas réagir à ces caresses légères et suggestives,
très vite, comme une drogue puissante, l'éveil de ses sens
l'entraîna loin de la réalité et obscurcît sa conscience.
Imperceptiblement, elle se détendit, sa peau se réchauffa, son
visage se colora comme celui d'une femme dont le désir
s'enflamme. Nikolas s'attarda à ces préliminaires jusqu'à ce
qu'elle cherche sa bouche avec avidité.

Son baiser fut lent, profond et passionné mais sans


brutalité. Jessica perdit vite toute réserve et commença à se
mouvoir contre lui, les bras autour de son cou.

Finalement, à bout de nerfs, elle s'accrocha désespérément


à lui. Alors seulement il s'étendit sur elle et la posséda. Dans un
sanglot, elle se cambra contre lui, obsédée par le désir de son
corps qui tremblait d'impatience.

Mais Nikolas n'entendait pas en rester là. Elle avait


profondément blessé son orgueil de mâle en essayant de le
quitter, et il passa la nuit à lui faire reconnaître, encore et
encore, qu'il était son maître. Pas une seule fois il ne se montra
brutal, jamais il ne perdit le contrôle de lui-même, mais il
l'enflammait, l'exaltait, la parcourait sans cesse de folles
caresses qui lui arrachaient des cris. Plus rien n'importait à
Jessica que son corps, son corps sollicité, offert et possédé. Mais
quand elle se réveilla le lendemain après une nuit pratiquement
sans sommeil, elle frissonna en regardant dormir son mari. Et
les questions l'assaillirent.

Qu'avait-il cherché à lui prouver exactement ? Pas une seule


fois pendant leurs étreintes il ne lui avait dit qu'il l'aimait.
N'avait-il résolument cherché qu'à lui faire accepter sa
domination?

Depuis qu'elle le connaissait, elle s'était retrouvée dans une


instabilité émotionnelle chronique, mais soudain c'était trop,
ses nerfs craquaient, elle ne pouvait en supporter davantage.
Elle se mit à pleurer en silence, incapable de s'arrêter, trempant
de ses larmes l'oreiller sous sa joue.

— Jessica? interrogea Nikolas d'une voix ensommeillée en


se haussant sur un coude.
Elle se tourna vers lui, l'image même de la désolation. II
fronça les sourcils en effleurant sa joue mouillée.

— Mais que se passe-t-il?

Elle secoua la tête, incapable de formuler une réponse. Tout


ce qu'elle savait, c'est qu'elle était tellement malheureuse qu'elle
aurait voulu mourir.

Une heure plus tard, le Dr Theotokas lui administrait une


piqûre et lui tapotait gentiment le bras.

— C'est juste pour vous calmer un peu, rien de sérieux, la


rassura-t-il. A mon avis, il vous faut du temps et du repos pour
vous remettre sur pied. Un traumatisme crânien comme celui
que vous avez subi, on ne s'en remet pas en quelques jours.
Vous vous êtes surmenée, physiquement et émotionnellement,
et maintenant vous en payez le prix.

Elle hocha la tête en lui souriant vaguement. Grâce au


calmant, le flot des larmes se ralentissait et elle se sentait
mieux. Ces pleurs n'étaient-ils pas une forme d'hystérie ? Sans
doute. Et le médecin n'était pas idiot. Il la trouvait nue dans le
lit de son mari et n'avait pas besoin d'explications pour
comprendre à quoi ils avaient passé la nuit. D'où le conseil
discret d'éviter le surmenage...

Nikolas posa des questions en grec au Dr Theotokas qui lui


répondit avec vigueur et de façon très affirmative. Puis le
médecin s'en alla et Nikolas s'assit sur le lit à côté de Jessica.

— Tu te sens mieux? interrogea-t-il gentiment.

— Oui, je suis désolée, murmura-t-elle.

— Chut. C'est moi qui devrais m'excuser. Alexandre m'a


traité de tous les noms parce que je ne m'étais pas assez bien
occupé de toi. Je ne te rapporterai pas les termes exacts mais il
ne s'est pas montré particulièrement aimable.
— Et... maintenant? interrogea Jessica d'une voix effrayée.

— Maintenant, nous retournons sur l'île, et tu passeras ton


temps à manger, à dormir, à aller à la plage et à ne rien faire.
Alexandre m'a interdit l'accès de ta chambre jusqu'à ce que tu
ailles mieux, mais nous savons tous les deux que le traumatisme
crânien n'est qu'un des aspects du problème. Tu as gagné,
Jessica. Je ne te dérangerai plus à moins que tu n'en exprimes le
désir. Je te donne ma parole d'honneur.

Sept semaines plus tard, Jessica se tenait sur la terrasse et-


fixait d'un air absent le yacht d'un blanc étincelant ancré dans la
baie. Inconsciemment, elle porta la main à son ventre. Nikolas
avait respecté scrupuleusement sa promesse, mais il était trop
tard. Il faudrait encore du temps avant que sa condition ne
devienne évidente pour tous, mais elle avait déjà surpris des
petits sourires complices échangés par Petra et Sofia à chaque
fois qu'elle ne parvenait pas à manger son petit déjeuner, pour
se précipiter plus tard dans la cuisine et vider le réfrigérateur.
Elle s'était trahie de mille manières en présence des femmes de
la maison: par exemple, cette façon qu'elle avait de dormir tout
le temps, ou sa démarche ralentie pour se protéger des vertiges
qui l'assaillaient quand elle bougeait trop brusquement.

Un bébé! Elle hésitait entre le ravissement et la dépression,


car ses relations avec Nikolas ne s'étaient guère améliorées
depuis qu'elle était revenue dans l'île. Il se montrait distant.
Mme Constantinos en était profondément affectée, mais Jessica
ne parvenait pas à se décider à faire les premiers pas. Lui restait
sur son quant-à-soi, attendant qu'elle se décide. En réalité, elle
ne parvenait pas à surmonter sa confusion qui s'était encore
accentuée avec sa grossesse. Les nausées et les malaises la
maintenaient dans un état d'énervement auquel succédaient des
crises de léthargie. En ce moment précis, en proie à de noires
pensées, elle fixait le yacht avec animosité.
En effet, Nikolas, qui avait travaillé comme un fou ces
dernières semaines, à la fois pour rattraper son retard et pour se
distraire de ses problèmes, avait décidé qu'une croisière leur
ferait le plus grand bien. Il avait donc envoyé Andros cherché le
yacht dans le port où il était habituellement amarré. Il était
donc prévu qu'ils prennent le large dans deux jours avec Jessica
et sa mère à bord...

Elle se détourna avec humeur du bateau et croisa le regard


souriant de Sophia qui lui tendait un verre de jus de raisin glacé.
Jessica prit le verre sans protester. Comment faisait donc
Sophia pour toujours savoir exactement ce dont elle avait
besoin? Force lui était de reconnaître qu'on s'occupait
merveilleusement d'elle. Les femmes n'avaient encore rien dit,
sachant bien qu'elle n'avait toujours pas prévenu Nikolas, mais
cette situation ne pouvait guère se prolonger.

— Je vais me promener, annonça-t-elle à Sophia. Sophia


éclata de rire, ravie des progrès de la jeune femme.

Jessica prit donc le chemin de la plage en faisant bien


attention où elle mettait les pieds. Samantha vint la rejoindre en
aboyant joyeusement. Nikolas avait fait amener la petite
chienne qui était ravie de sa nouvelle existence. Les enfants du
village la gâtaient terriblement et elle avait si bien adopté
Nikolas que Jessica en ressentait une pointe d'agacement.

Mais soudain, Jessica se sentit fatiguée et décida de


rebrousser chemin. Totalement concentrée sur ses pas, elle
sursauta quand une voix familière l'interpella.

— Mais qu'est-ce que tu fais?

Elle se retourna brusquement, mais ce geste trop brutal lui


causa un malaise. Et le visage rieur de Nikolas disparut derrière
un rideau noir.

Quand elle se réveilla, elle se trouvait dans sa chambre.


Nikolas était assis au bord du lit et passait un linge mouillé de
vinaigre sur son front.
— Je suis désolée, s'excusa-t-elle faiblement. Je ne
comprends vraiment pas pourquoi je me suis évanouie.

— Vraiment? Maman a pourtant sa petite idée sur l'origine


de ce malaise, tout comme Petra et Sophia. Pourquoi ne m'as-tu
pas prévenu, Jessica? Tout le monde est au courant sauf moi.

— Te prévenir.de quoi? Balbutia-t-elle, prise de court.

— Jessica, ça suffit.

Il reposa le linge.

— Tu es enceinte, avoue?

Ils étaient tous les deux dans la pièce, et cet instant ne se


reproduirait jamais plus. Un sentiment de tendresse envahit la
jeune femme. Elle leva sur lui des yeux brillants de joie.

— Oui, murmura-t-elle. Je suis enceinte de toi.

Et elle lui prit la main qu'elle posa sur son ventre.

— Nous avons fait un bébé, Nikolas.

Il frissonna et ses yeux noirs si farouches se remplirent de


douceur. Puis il s'allongea à côté d'elle et la prit dans ses bras.
Sa main caressa ses longs cheveux.

— Un bébé... pourquoi ne m'as-tu rien dit?

La sensation de son corps si près du sien lui troubla l'esprit


et elle dut se concentrer pour lui répondre.

— Je craignais que tu n'en profites encore pour affirmer ton


autorité sur moi. Je savais que tu ne me laisserais jamais
repartir si tu étais au courant...

Il baissa les yeux sur sa bouche, comme si elle était


aimantée.
— Tu veux toujours partir? Eh bien, c'est impossible.
Totalement. Embrasse-moi, chérie. Tant de temps s'est écoulé...
j'ai besoin de toi.

Depuis la nuit qu'ils avaient passée ensemble, Nikolas ne


l'avait pas approchée, craignant sans doute de ne pas se
contrôler s'il la touchait. Et même si elle ne se l'était pas avoué,
Jessica avait vraiment souffert d'un manque pendant ce laps de
temps.

Leurs lèvres se joignirent et aussitôt la fièvre s'empara


d'eux. Nikolas la déshabilla avec des mains à la fois brusques et
mal assurées. La lueur sauvage qu'elle vit dans ses yeux lui
rappela sa nuit de noces mais ses caresses effacèrent cette
désagréable vision et elle s'abandonna contre lui.

Sa bouche était l'eau que l'on boit quand on sort du désert,


ses mains faisaient naître des ondes de volupté partout où elles
se posaient. Jessica ne pouvait plus se le cacher : elle aimait cet
homme, elle l'aimait follement, et soudain plus rien d'autre
n'importait.

Quand elle revint sur terre, elle reposait dans ses bras, la
tête contre son épaule tandis qu'il la caressait comme on caresse
un chat sensuel et familier.

— Je n'avais aucune idée que les femmes enceintes étaient


aussi érotiques, murmura-t-il. Je n'arrive jamais à rester
longtemps loin de toi, Jess.

Jessica s'abandonna à la rêverie, plongée dans un


engourdissement heureux. Cet après-midi avait changé bien des
choses... Elle aimait Nikolas et n'y pouvait rien changer. Dans
ces conditions, il lui fallait absolument faire taire ses
ressentiments et donner à son amour pour lui la première place
dans sa vie, sous peine de voir son existence se transformer en
enfer. Car elle s'était livrée pieds et poings liés à cet homme.
Sans doute ne l'aimait-il pas vraiment, mais il éprouvait pour
elle un sentiment étrange et passionné bien loin de
l'indifférence. Elle l'entourerait de tendresse et d'affection
jusqu'à ce qu'il s'attache profondément à elle. Et puis le bébé
qu'elle portait contribuerait sans nul doute à donner à leurs
relations un tour plus normal entre époux.

Tout à coup, elle qui était habitée par des impulsions


contradictoires, hantée par le souvenir de sa nuit de noces et
toutes sortes de vaines songeries, elle avait l'impression
d'affronter enfin la réalité et cela la soulagea.

— Plus de nuits vides, chuchota Nikolas, comme un écho à


ses pensées.

Il se pencha sur elle et son visage sombre était dur, presque


brutal avec la résurgence de son désir. Malheureusement elle
était en cet instant en train de penser à sa nuit de noces et elle
ouvrit la bouche d'un air effrayé, comme pour crier. Et avant
qu'elle ait pu se retenir elle le repoussait en hurlant:

— Ne me touche pas!

Il pâlit et se retira comme si elle l'avait giflé.

— Ne t'inquiète pas, tu n'auras plus de souci à te faire à ce


sujet, lança-t-il, les dents serrées, en sautant au bas du lit. J'ai
tout fait pour que tu me pardonnes, articula-t-il d'une voix
blanche en se rhabillant, et toujours tu m'as repoussé. Je n'ai
plus d'arguments à t'offrir, Jessica, je suis vidé. Je suis fatigué,
j'en ai plus qu'assez de toi et de tes histoires...

Jessica se redressa, glacée devant le désastre qu'elle venait


de provoquer.

— Nikolas, attends, ce n'est pas...

— Maintenant, cela n'a plus aucune importance. Ses


mâchoires crispées semblaient aussi dures que de la pierre.

— Je ne te dérangerai plus, voilà au moins une bonne chose


de réglée.
Il claqua la porte de la chambre sans se retourner. Jessica
était abasourdie par la violence de sa réaction et par l'émotion
qu'elle avait perçue dans sa voix. Elle l'avait blessé d'une façon
qu'elle n'aurait pas crue possible. A l'idée qu'il mettrait sa
menace à exécution et ne l'approcherait plus jamais, elle se
sentait défaillir.

Au bout d'une heure, elle décida enfin de se lever et de


s'habiller. Il fallait absolument qu'elle trouve Nikolas, qu'elle lui
fasse comprendre.

Quand elle entra dans le living, Mme Constantinos leva la


tête de son livre.

— Comment vous sentez-vous? demanda-t-elle dans son


français charmant, son doux visage visiblement contrarié.

— Bien, bien, répondit distraitement Jessica. Maman,


vous... vous savez où est Nikolas?

— Oui, il s'est enfermé avec Andros dans le bureau avec des


ordres très stricts pour qu'on ne les dérange pas. Andros
s'envole demain pour New York et ils mettent au point les
derniers détails d'une fusion de sociétés.

Et c'était Andros qui en était chargé? Jessica passa une


main tremblante sur ses yeux. En temps normal, Nikolas se
serait déplacé lui-même, mais s'il déléguait ses responsabilités à
Andros, ce ne pouvait être que pour rester avec elle sur le yacht.
Comment avait-elle pu se montrer aussi aveugle?

— Quelque chose ne va pas? interrogea Mme Constantinos.

— Oui... non. Enfin, si. Je me suis disputée avec Nikolas. Il


faut que je lui parle. Il a mal interprété mes paroles.

— Hmm. Je vois. Vous lui avez parlé de l'enfant? Jessica


s'assit en soupirant.

— Oui, mais le problème n'est pas là.


— Evidemment. Je sais bien qu'il est comblé par cette
naissance, et qu'il n'échangerait son rôle de père pour aucun
autre. Il est fâché contre vous aujourd'hui? Eh bien, laissez-le
tranquille pour ce soir, ma chérie. Je ne doute pas qu'il soit
malheureux, mais ça ne lui fera pas de mal de se tourmenter. Je
ne vous ai jamais posé de questions, mais je devine assez bien
pourquoi vous étiez allée vous promener seule sur la plage la
nuit de vos noces. Je ne trouve pas mauvais qu'il souffre un peu.

Les larmes montèrent aux yeux de Jessica.

— Mais maman, ce n'était pas entièrement de sa faute.

— Allons calmez-vous, ordonna Mme Constantinos. Vous


n'avez pas l'esprit très clair. Demain tout s'arrangera, croyez-
moi.
13.

Quand vint le matin, Jessica était pâle d'angoisse. Un seul


désir l'animait: se réconcilier avec Nikolas. Elle voulait ses bras
autour d'elle, sa voix lui murmurant des mots d'amour à
l'oreille, et elle en avait assez de se contraindre à la froideur
alors qu'elle était folle de lui.

Elle s'habilla rapidement sans même prendre garde à ce


qu'elle enfilait, se donna un coup de brosse dans les cheveux et
se précipita dans la salle de séjour. Quand elle aperçut Mme
Constantinos qui prenait une tasse de thé sur la terrasse, elle la
rejoignit pour lui demander où était Niko.

— Sur le yacht. Asseyez-vous, mon petit. Sophia va vous


amener quelque chose de léger.

Jessica s'assit à regret et Sophia apparut presque aussitôt


avec un plateau. Tout en mangeant une tartine, elle gardait le
regard fixé sur le yacht en contre-bas. Impossible de rejoindre
Nikolas: seul un pêcheur pouvait l'amener à bord, et pour cela,
elle devrait se rendre au village. Avec la chaleur qu'il faisait, ce
n'était guère raisonnable... Brusquement la voix de Mme
Constantinos résonna à ses oreilles et la tira de sa torpeur.

— Dites-moi, Jessica, aimez-vous Niko?

Comment pouvait-elle poser cette question?

— Evidemment! Mais cela ne résout rien. J'ai tout gâché. Et


il ne me pardonnera jamais ce que je lui ai dit. Bien sûr, s'il
m'aimait, ce serait différent...

— Et comment savez-vous qu'il ne vous aime pas?


poursuivit la vieille dame.
— Parce que depuis qu'il me connaît, il n'a été obsédé que
par une chose: coucher avec moi, dit Jessica d'une voix
tremblante. Jamais il ne me dit qu'il m'aime — seulement qu'il
me désire.

— Ah! fit Mme Constantinos en hochant la tête. Une lueur


amusée dansait dans ses yeux bleus.

— Parce qu'il ne vous a jamais dit que le ciel était bleu, vous
ne le voyez pas de cette couleur-là? Jessica, voyons, ouvrez les
yeux. Pensez-vous vraiment qu'il est le genre d'homme à se
laisser mener uniquement par ses appétits charnels? Il vous
désire? Eh bien, tant mieux! Cela fait partie du domaine de
l'amour, non?

Jessica ne paraissait pas convaincue.

— Niko est le portrait de Damon, son père, continua Mme


Constantinos. Il fallait que tout soit fait selon son idée sinon il
piquait des rages effrayantes. Comme Niko. Il est si fort que
souvent il ne parvient pas à comprendre la fragilité des autres.
J'étais mariée à Damon depuis six ans quand il m'a dit pour la
première fois qu'il m'aimait. Je venais d'accoucher d'un enfant
mort et j'étais extrêmement déprimée. Quand je lui ai demandé
depuis combien de temps, il m'a regardée d'un air indigné: «
Mais depuis le premier jour, voyons, comment peux-tu me
poser cette question? » Niko vous aime, ma chérie, et son amour
pèse lourd, car il ne fait rien à la légère. C'est de famille. Mais il
y a un défaut que vous partagez à parts égales: l'orgueil.
Réfléchissez-y bien.

Jessica baissa la tête. A cet instant, Mme Constantinos lui


prit la main.

— Je vois Nikolas qui quitte le bateau. Si vous alliez à sa


rencontre?

Jessica se leva d'un bond. Elle descendit le chemin qui


conduisait à la plage, les yeux fixés sur le petit bateau qui venait
de quitter le yacht. Nikolas ramait tranquillement,
régulièrement. Quand elle atteignit le bas de l'escarpement, il
tirait la barque sur le sable. Son large torse bronzé était nu, et il
portait juste un jean coupé aux genoux. Elle s'arrêta soudain,
intimidée.

Nikolas se redressa et la dévisagea de ses yeux noirs


impénétrables. Prenant son courage à deux mains, elle s'avança
vers lui et dit en le regardant droit dans les yeux:

— Nikolas, je t'aime. Me pardonneras-tu?

— Bien sûr, répliqua-t-il, l'air apparemment indifférent. Et


pourquoi cette démarche, tout à coup?

— J'ai discuté avec ta mère et elle m'a fait comprendre que


j'étais en train de gâcher mon existence par orgueil. Je veux
passer le reste de ma vie avec toi, Nikolas. Même si tu ne
m'aimes pas, enfin pas comme moi, ce... ça n'a pas
d'importance.

Il fronça brusquement les sourcils et passa la main dans ses


boucles noires.

— Tu es donc aveugle? Toute l'Europe sait qu'il m'a suffi de


poser un regard sur toi pour que je devienne fou. Crois-tu
vraiment que j'aurais commis tous ces actes absurdes
uniquement par désir sexuel? Enfin, ma pauvre chérie!

— Je suis une idiote, murmura-t-elle d'une voix tremblante.

Un frisson le parcourut et il l'attira à lui d'un geste


impatient pour enfouir son visage dans l'épaisse chevelure de la
jeune femme.

— Mon amour...

Maintenant elle dérivait avec lui dans un tourbillon de


baisers et de caresses. Nikolas, l'odeur de Nikolas, la force, la
chaleur, le magnétisme de Nikolas... Elle lui répondait sans
réserve aucune. Enfin, elle pouvait céder à son désir de toucher
sa peau brûlante, de sentir ses muscles sous ses doigts... Il la
prit dans ses bras et s'éloigna à grands pas.

— Où m'emmènes-tu?

— Là où nous serons cachés par les rochers. Quelques


minutes plus tard ils étaient allongés dans une petite crique de
sable, dissimulés à tous les regards. Ils s'aimèrent totalement,
sincèrement, et quand l'orage fut calmé, elle sut qu'enfin ils
étaient arrivés au port. Ils étaient devenus mari et femme.

— Il est temps de retourner à la maison, dit soudain


Nikolas, sinon maman va s'inquiéter.

Tandis qu'ils se rhabillaient, Nikolas observa attentivement


Jessica.

— Chérie, tu sais que tu as l'air fatiguée?

— Moi? Pas du tout. Je me sens très bien. Ce matin, pour la


première fois, je n'ai pas eu de nausées.

— Mais si, tes yeux se ferment tout seul. Il faut absolument


que tu ailles te reposer... au moins jusqu'à l'heure du déjeuner.
Je t'accompagnerai dans ta chambre.

— Ah ! s'exclama Jessica en riant. Je vois. A la réflexion, je


suis épuisée.

Main dans la main, ils montèrent le chemin qui conduisait à


la maison. Pour la première fois de sa vie, Jessica eut le
sentiment que tout était en ordre. Son existence avait un sens.

— Quand as-tu su exactement que tu m'aimais? demanda-t-


elle brusquement.

— Quand tu es partie en Cornouaille, avoua-t-il, un peu


gêné. Charles a bien attendu trois jours avant de finir par me
dire où tu étais passée. J'étais sur le point de perdre la tête,
attendant des heures devant chez toi ou téléphonant n'importe
quand au milieu de la nuit.
Elle ouvrit de grands yeux.

— Maïs alors pourquoi ces horribles conditions pour le


contrat de mariage?

— Tu m'avais fait affreusement souffrir et je voulais te le


faire payer, grommela-t-il. Et je me méfiais de toi. Enfin...

Il s'arrêta et se tourna vers elle.

— Même au plus fort de ma folie, il m'est resté quand même


suffisamment de présence d'esprit pour décider de t'épouser.

Il la souleva de terre une nouvelle fois et s'avança vers la


maison.

— En route. Au lieu de passer par la terrasse, nous


traverserons d'abord le living pour apprendre la bonne nouvelle
à maman. Je crois que tout le monde sera soulagé que nous
ayons enfin trouvé la paix.

Jessica sourit et cacha son visage contre la poitrine de son


mari. L'enfer avait cédé la place au paradis...

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