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De Janelle Denison
1.
Kellie déboula en trombe dans la cuisine, le visage blême.
— Maman ! Un cavalier se dirige vers la maison à toute allure. Je
ne l'ai jamais vu, mais il est très grand et il n'a pas l'air commode.
Josie McAllister se tourna vers sa fille en fronçant les sourcils.
— Tu es sûre que ce n'est pas un des employés ?
— Certaine. Je les connais tous.
En proie à une vague inquiétude, Josie posa les yeux sur les biscuits
qu'elle venait de sortir du four pour le dîner. Le dimanche, les
employés passaient la journée chez eux. Seul Mac, son
contremaître, venait jeter un coup d'œil aux chevaux et au bétail; or,
elle avait entendu sa vieille camionnette repartir plus de une heure
auparavant. Elle était donc seule avec Kellie. Cela étant, jamais
personne n'était venu les menacer au ranch.
Les yeux pleins de larmes, Kellie tira sur sa manche pour attirer de
nouveau son attention. Josie tenta de se persuader que sa fille
s'alarmait pour une vétille. Une réaction qui s'accordait mal,
cependant, avec son tempérament naturellement confiant et paisible.
Repoussant une mèche rousse qui lui tombait sur le front, Josie
rassura Kellie d'un sourire.
— Allons voir de qui il s'agit.
Par prudence, toutefois, elle se posta auprès d'une fenêtre pour
observer le visiteur au lieu d'ouvrir directement la porte d'entrée. Un
homme descendait d'un magnifique alezan près des écuries.
Non content d'être immense, il possédait une carrure
impressionnante et des jambes de cavalier confirmé. Malgré les
trois cents mètres qui séparaient la maison des écuries, Josie sut
d'instinct qu'il ne s'agissait pas de l'un de ses hommes. Aucun ne
possédait ce port altier ni cette assurance pleine d'autorité.
Enroulant prestement les rênes de son cheval autour d'un poteau, il
prit la direction de la maison d'un pas résolu. Il portait une chemise
à rayures bleues, un jean noir et une large ceinture à boucle
d'argent. L'ombre du Stetson rabattu sur ses yeux masquait ses
traits.
— Qui est-ce ? chuchota Kellie comme s'il pouvait les entendre.
— Je ne sais...
La voix de la jeune femme mourut dans sa gorge. L'inconnu venait
de repousser son chapeau en arrière.
Glacée, elle reconnut Seth O'Connor, l'homme à qui elle avait offert
son innocence en même temps que son âme — le traître qui l'avait
cruellement abandonnée onze ans auparavant. Depuis ce jour
funeste où le cours de son existence avait changé à jamais, elle ne
lui avait pas adressé la parole. Mais elle l'avait souvent croisé en
ville. Chaque fois, il l'ignorait, comme pour mieux lui prouver qu'elle
n'avait représenté pour lui que l'instrument d'une vengeance.
Les yeux clos, elle tenta de repousser ces souvenirs douloureux.
Les O'Connor étaient leurs voisins depuis des lustres. Mais la
querelle vieille de soixante-dix ans qui opposait leurs deux familles
creusait entre eux un abîme plus profond qu'un océan.
— Ça va, maman ?
La voix soucieuse de Kellie ramena Josie au présent. Seth était à
mi-chemin entre les écuries et la maison, constata-t-elle, l'estomac
noué. Son visage grave, son pas décidé, ses épaules ramassées
comme s'il marchait au combat indiquaient qu'il ne venait pas au
Golden M pour une visite de courtoisie.
Dans un mouvement réflexe, Josie se rua vers l'armoire qui abritait
les fusils de son grand-père. S'emparant du premier qui lui tomba
sous la main, elle le chargea en se dirigeant vers la porte.
— Que fais-tu? s'écria Kellie, affolée.
— Monte dans ta chambre et restes-y !
Le ton n'admettait pas de réplique. Une fois sa fille à l'abri, Josie
sortit sous la véranda et épaula le fusil en direction du visiteur.
— Ne bouge pas, O'Connor!
Celui-ci stoppa net à deux mètres du perron. A son imperceptible
raidissement, à la crispation de ses mâchoires, Josie devina qu'il
détestait être en position d'infériorité.
Jamais elle n'aurait cru le revoir d'aussi près. Dans ces
circonstances, qui plus est !
Le regard dur de son visiteur croisa le sien. Et Josie se troubla : ces
yeux-là l'avaient autrefois brûlée de leur feu ; noyée dans leurs
profondeurs marines, elle les avait crus tendres et aimants... quand
ils n'étaient que vils et séducteurs.
A cette pensée, son doigt se crispa sur la détente.
— Sors de ma propriété!
Les mains sur les hanches, Seth la fixa avec cette désinvolture
charmeuse qui l'avait conquise autrefois. Mais son sourire recelait
une nuance inquiétante, presque dangereuse.
— Grave erreur, mon ange ! C'est ma propriété. Il est d'ailleurs
urgent que nous ayons une petite discussion à ce sujet.
Interloquée, Josie l'étudia plus attentivement. Serait-il devenu aussi
alcoolique que son père? A première vue, non. Il semblait même
parfaitement lucide.
— Tes terres se situent à des kilomètres de là, rétorqua-t-elle. Je te
suggère donc de remonter en selle en vitesse avant que je te tire
dessus.
Un frisson d'appréhension la parcourut comme une lueur de défi
s'allumait dans les yeux bleus de son interlocuteur.
— Quel sale caractère ! Tes cheveux roux s'accordent à merveille
avec ton tempérament, ma chère !
Furieuse qu'il ose se moquer d'elle, Josie leva le fusil de quelques
centimètres et tira. Le chapeau vola en arrière au moment où Seth
se baissait. Lorsqu'il se redressa, elle nota avec satisfaction qu'il
avait pâli sous son hâle.
Mais cet état de choc ne dura pas longtemps.
— Tu es folle ! Tu aurais pu me tuer.
— J'aurais pu, en effet, mais ce n'était pas mon but. Je voulais
seulement t'avertir que je ne plaisante pas.
Josie réarma le fusil et l'abaissa vers le bassin de son visiteur.
— La prochaine fois, je serai moins généreuse.
Un chapelet de jurons accueillit cette nouvelle mise en garde. Hors
de lui, Seth gravit les marches d'un bond. Une fois sous la véranda,
cependant, il approcha sans hâte, un sourire prédateur aux lèvres,
comme un fauve sûr de- sa proie. Affolée par la flamme belliqueuse
qui brillait dans son regard, Josie recula à mesure qu'il avançait. Un
gémissement étouffé lui échappa quand elle buta contre le mur.
Avant qu'elle puisse prévenir son geste, Seth lui arracha le fusil des
mains et le jeta à terre. Refusant de céder à la panique, Josie opta
pour l'offensive et se précipita sur lui, tous poings dehors. Une
profonde surprise se peignit sur le visage de son compagnon quand
le premier coup l'atteignit à la mâchoire. Vif comme l'éclair, il lui
empoigna le bras avant de recevoir le deuxième. Des doigts d'acier
se refermèrent sur le poignet de Josie, l'obligeant à pivoter sur elle-
même. Puis une main se glissa autour de sa taille pour l'immobiliser.
Cette lutte silencieuse ne prit que quelques secondes. Josie eut beau
se débattre comme un beau diable, elle n'était pas de taille à lutter
contre Seth. Elle enrageait doublement : de son impuissance, bien
sûr, mais, surtout, d'avoir à courber la tête devant un O'Connor.
Très vite, cependant, un trouble d'une tout autre nature la gagna. Ce
corps viril pressé contre le sien, ce torse musclé qui se serrait contre
son dos, les bras qui lui ceignaient la taille provoquaient en elle un
émoi pour le moins embarrassant.
En cette période de fortes chaleurs, elle ne portait qu'un short
ultracourt ainsi qu'un vieux chemisier qu'elle avait noué sous sa
poitrine pour plus d'aisance. Sa peau la brûlait là où les bras de
Seth la maintenaient. Et la toile épaisse de son jean lui écorchait les
jambes.
Lorsqu'il se pencha, un souffle tiède souleva les mèches échappées
de sa natte. Pendant quelques interminables secondes, elle demeura
immobile, presque grisée par l'odeur de cet homme dont le contact
agissait sur ses sens comme un philtre magique. Des effluves de
cuir, de soleil et de terre mêlés l'enveloppèrent. L'espace d'une
fraction de seconde, il lui sembla qu'il relâchait son étreinte, comme
s'il la berçait au lieu de la maintenir prisonnière.
Furieuse d'être aussi vulnérable à son charme, elle ordonna d'une
voix rageuse :
— Lâche-moi !
La bouche de Seth lui frôla l'oreille.
— Tu fais moins la fière- sans ton fusil, on dirait.
La vue de Josie se brouilla. Fermant les yeux pour lutter contre cet
afflux de larmes inattendu, elle prononça les mots qu'elle gardait en
elle depuis onze ans.
— Je te déteste.
— Le sentiment est réciproque, ma chère.
— Maman?
Par cette simple question, chuchotée d'une voix anxieuse, Kellie
obtint ce que sa mère n'avait pu obtenir. Seth libéra Josie sur-le-
champ.
Soucieuse de rassurer sa fille, Josie s'approcha d'elle pour caresser
ses boucles auburn si semblables aux siennes.
— Ça va, ma chérie, ne t'inquiète pas. La fillette fixa Seth d'un œil
méfiant.
— Qui est-ce ?
— Seth O'Connor. Kellie fronça les sourcils.
— C'est un de ces affreux O'Connor dont parlait grand-père ? Tu
as tiré sur lui ?
Cette franchise arracha une grimace à Josie. Elle avait mis un point
d'honneur à élever sa fille sans entretenir la haine qui existait entre
les McAllister et les O'Connor, mais son père n'avait pas eu de tels
scrupules, lui.
— C'est notre voisin. Et non, je n'ai pas tiré sur lui. M. O'Connor
s'apprêtait à partir.
Croisant les bras, Seth se campa solidement face à elle.
— Je n'irai nulle part tant que nous n'aurons pas discuté.
Consciente qu'il n'en démordrait pas, Josie poussa un soupir
exaspéré.
— Retourne dans ta chambre, Kellie. M. O'Connor et moi avons
un petit problème à régler.
Une fois seule avec Seth, elle lança d'un ton agressif :
— J'ignore de quoi tu veux parler. Nous n'avons rien à nous dire.
Sans répondre, Seth l'examina lentement. Son regard glissa sur ses
courbes, s'attarda sur ses rondeurs, évaluant ses charmes sans
vergogne. Lorsqu'il plongea de nouveau les yeux dans les siens, elle
y découvrit non sans surprise un profond ressentiment.
— Il s'agit d'affaires, annonça-t-il enfin.
— D'affaires? Je ne traiterai jamais avec un O'Connor, même si
j'étais sur le point de déposer le bilan et que vous étiez les seuls à
pouvoir me tirer de ce mauvais pas.
Un sourire inquiétant incurva les lèvres de Seth.
— C'est peut-être le cas, justement.
— La plaisanterie a assez duré. Fiche le camp tout de suite !
Sourd à cette injonction, Seth ne bougea pas d'un pouce.
— Il n'y a pas d'urgence, mon cœur.
— Si tu ne pars pas, j'appelle le shérif. Il t'arrêtera pour violation de
propriété privée et voie de fait.
— C'est toi qui m'as agressé, je te signale.
— Légitime défense ! Je me sentais menacée.
— Tu n'en donnais pas l'impression ! D'autre part, si quelqu'un
appelle le shérif, c'est moi. J'ai ici un titre de propriété stipulant que
le Golden M m'appartient.
— Tu es fou?
— Très sain d'esprit, au contraire. Tu n'as pas vu ton père,
dernièrement?
Le ton nonchalant de la question alarma Josie. Jake McAllister avait
disparu depuis deux jours. Il n'en était pas à sa première escapade
et, depuis huit ans qu'elle dirigeait le ranch, la jeune femme s'était
habituée au désintérêt progressif de son père pour le domaine qui
l'avait vue naître. Mais quel rapport entre le titre de propriété dont
parlait Seth et l'absence de son père?
— Les vagabondages de mon père ne te concernent pas, décréta-
t-elle.
Seth fit un pas vers elle. Acculée contre le mur, elle se força à
soutenir son regard sans ciller.
— J'imagine que tu connais le penchant prononcé de ton père pour
le jeu ?
Une terrible appréhension submergea Josie. Si le père de Seth était
connu pour avoir été un alcoolique notoire et une brute épaisse, la
passion que le sien portait au jeu n'était un secret pour personne. Il
flairait une partie de poker à des kilomètres à la ronde et fréquentait
les arrière-salles des bars louches avec une désolante assiduité.
Jusqu'ici, la chance lui avait toujours souri, mais la jeune femme
redoutait le jour où elle cesserait de l'accompagner — car son père
était fort capable de les mener à la ruine pour le simple plaisir de
terminer une partie.
Soudain oppressée, elle se dégagea pour s'accouder à la
balustrade. Devant elle s'étendaient des hectares de terre riche et
fertile qui appartenaient à sa famille depuis trois générations. Une
terre que les O'Connor possédaient autrefois...
Un craquement dans son dos l'avertit que Seth venait de s'asseoir
dans un des fauteuils en osier.
— J'ai gagné le Golden M au poker, déclara-t-il posément.
Prise de vertige, la jeune femme s'agrippa de toutes ses forces à la
rambarde de bois. Puis elle jeta un coup d'œil à son visiteur par-
dessus son épaule. Ses longues jambes croisées nonchalamment
devant lui, Seth offrait l'image même d'un homme dans son bon
droit.
Josie se retourna en proie à une nausée grandissante. Si seulement il
pouvait s'agir d'un mauvais rêve ! Hélas, Seth était bien là et le
regard qu'il posait sur elle était trop pénétrant pour douter de sa
réalité, son insistance trop appuyée pour ne pas être vraie.
— Prouve-le-moi, lança-t-elle en désespoir de cause. Seth sortit un
papier de sa poche et le lui tendit.
— Tiens, lis.
S'emparant du document d'une main tremblante, Josie le parcourut
d'un regard horrifié.
— Comment est-ce possible ? chuchota-t-elle, atterrée.
— C'est très simple. Ton père et moi avons passé la soirée
ensemble chez Joe, il y a deux jours. Il m'a proposé un poker.
— Et, bien sûr, tu as sauté sur l'occasion.
Le ton accusateur dont elle avait teinté ses propos suscita l'hilarité
de Seth. Son rire s'éleva, grave et séduisant, malgré la tension qui
régnait entre eux.
— Nous étions cinq, mais j'ai été le seul à avoir de la chance. En
milieu de partie, ton père n'avait déjà plus rien sur lui. Alors il m'a
signé des reconnaissances de dettes. D'abord dix mille dollars, puis
vingt, puis trente...
Josie blêmit devant l'importance des sommes en jeu.
— Quand il est arrivé à quarante mille dollars, je lui ai proposé un
marché.
Josie fusilla Seth du regard.
— Autant faire un pacte avec le diable !
— Je lui ai suggéré d'effacer ses dettes avec le ranch.
— Comme c'était généreux de ta part !
Les doigts de Josie se crispèrent sur le document qu'elle tenait en
main. Cette véranda, le sol qu'elle foulait appartenaient désormais à
Seth O'Connor. A cette idée, le cœur lui manqua.
Les yeux rivés aux siens, Seth se leva pour s'approcher d'elle.
— Rien ne l'obligeait à accepter, Josie.
— Comme s'il avait eu le choix !
Un éclair de colère traversa le regard limpide de Seth.
— Il était libre de refuser ma proposition. Curieusement, il a semblé
ravi, presque soulagé. D'ailleurs, s'il n'était pas prêt à perdre, il
aurait pu s'abstenir de m'entraîner dans cette partie.
Josie baissa la tête. Seth avait raison. Seul son père était à blâmer
pour sa faiblesse. Néanmoins, elle ne se laisserait pas déloger sans
résistance.
— Je contesterai les faits, je te préviens.
— Tu peux toujours essayer, mais ce document est parfaitement
légal. Le ranch n'était pas à ton nom. Tu n'as donc aucun recours.
A l'agonie, Josie ferma les yeux. Jamais elle n'aurait cru son père
assez désespéré pour risquer le ranch sur une partie de poker.
Quelle ironie, si l'on y songeait! A moins qu'il ne s'agisse d'un juste
retour des choses... puisque son arrière-grand-père avait gagné le
Golden M à l'arrière-grand-père de Seth exactement dans les
mêmes conditions, sur une partie de poker !
Depuis, les deux familles se vouaient une haine féroce. Une hostilité
qui ne s'atténuait pas avec le temps, à en juger par l'animosité qui
régnait entre Seth et elle. Pourtant, elle avait jadis cru qu'à eux
deux, ils pourraient mettre un terme au conflit qui opposait les
McAllister aux O'Connor.
Grave erreur, bien sûr ! Avec une effarante naïveté, elle s'était
méprise sur les intentions de Seth, en se laissant duper par son
sourire dévastateur, ses baisers et ses fausses promesses d'amour.
Aujourd'hui, Dieu merci, elle savait à quoi s'en tenir sur les
motivations des O'Connor. Leurs faits et gestes n'obéissaient qu'à
un but : assouvir leur soif de pouvoir et de profit.
Cette pensée affermit un peu plus sa détermination. Mais quand elle
lui rendit le titre de propriété et que leurs doigts se frôlèrent, elle ne
put s'empêcher de tressaillir violemment. Refusant de mollir à cause
d'une réaction purement physique, elle chercha délibérément son
regard.
— Tu ne t'en tireras pas comme ça, Seth. Si tu espères me voir
plier bagage sans me battre, détrompe-toi.
— Au contraire, j'espère fermement que tu vas rester.
Désemparée par cette réponse pour le moins inattendue, Josie
redoubla d'inquiétude. Où voulait-il en venir? Cherchait-il à lui faire
croire qu'il lui laissait le ranch?
— Je... Je ne comprends pas.
— Tu n'as pas lu jusqu'au bout, apparemment. Ton père et moi
nous sommes mis d'accord sur une clause complémentaire.
— Quelle clause? s'enquit-elle d'une voix blanche. Une flamme
sombre embrasa le regard de Seth.
— Tu dois m'épouser.
2.
Effarée par l'énormité de ce qu'elle venait d'entendre, Josie
écarquilla les yeux. Son père avait beau se comporter comme un
irresponsable, il ne pouvait avoir inventé Une clause aussi ridicule.
— Il s'agit d'une plaisanterie de mauvais goût, je suppose?
— Pas du tout. Je dois t'épouser dans un délai de une semaine pour
devenir propriétaire de plein droit.
Josie retint un sourire. Son père ne l'avait pas trahie, finalement. Il
suffisait qu'elle refuse ce mariage pour que Seth ne puisse mettre la
main sur le ranch.
— Tu crois vraiment que je vais me marier avec un homme que je
méprise pour lui permettre de me voler mon ranch ? Tu rêves, mon
cher !
Nullement ébranlé par ce ton railleur, Seth déplia un autre
document.
— Le Golden M nous appartiendra à tous les deux si nous nous
marions, c'est écrit là-dessus noir sur blanc. Si tu refuses, en
revanche, tu perds tout et je deviens unique propriétaire. Bien
entendu, en cas de divorce, celui qui réclamera la séparation devra
renoncer à ses droits sur ie ranch.
Incapable de croire que son père ait pu signer de telles conditions,
Josie arracha le document des mains de Seth.
Quand elle aperçut la signature de son père au bas de la page, elle
blêmit.
— Pourquoi te prêtes-tu à cette mascarade? s'enquit-elle d'une voix
sans timbre.
— Parce que je n'ai rien à perdre et tout à gagner.
Une vague d'accablement submergea Josie. Elle serait seule
perdante, en effet, si elle refusait de se plier aux termes de cet
étrange marché. C'était à n'y rien comprendre. Pourquoi son père la
forçait-il à s'unir à un homme qu'elle haïssait de toute son âme ?
Même le divorce lui était interdit si elle voulait conserver la maison
de son enfance. Il ne lui restait aucune issue...
Lentement, Seth lui effleura la joue du dos de la main. A sa grande
consternation, Josie sentit son pouls s'accélérer.
— Qu'en dis-tu, ma chérie ? Dois-je prendre rendez-vous avec le
révérend Wilcox pour cette semaine ou non ?
La jeune femme voulut riposter par une réplique cinglante. Hélas, sa
gorge ne put émettre le moindre son. Le pouce de Seth se posa sur
sa lèvre inférieure en une caresse si légère, si douce qu'elle
chancela. Puis, sans cesser de la fixer intensément, il laissa ses
doigts errer le long de son cou, jusqu'à l'échancrure du corsage.
Josie frissonna, assaillie de souvenirs : la magie de ces mêmes mains
courant sur son corps, leurs soupirs ardents, l'attente fébrile, les
tourments délicieux, les sensations vertigineuses, la brûlure du désir,
tout lui revint ! Un gémissement plaintif lui échappa. Comme elle se
sentait impuissante et vulnérable face à cet homme à la sexualité
arrogante !
Une moue satisfaite au coin des lèvres, Seth observait patiemment
les émotions se succéder sur son visage.
— Il me paraît évident qu'il y aura quelques avantages à ce mariage,
tu ne crois pas?
La colère demeurait la seule arme de Josie. Elle s'en empara sans
hésiter. Repoussant d'une tape la main posée sur sa gorge, elle
explosa :
— Il gèlera en enfer avant que je t'épouse !
Elle voulut se dégager, mais Seth fut plus rapide. Posant les deux
mains de part et d'autre de la rambarde, il se plaqua contre elle
pour mieux l'emprisonner.
Josie paniqua. Leurs visages se frôlaient, leurs souffles se mêlaient.
Il fallait qu'elle se dégage, qu'elle lui échappe... mais comment faire
quand elle ne pouvait esquisser le moindre mouvement ? Et, quand
bien même elle y serait parvenue, une force étrange la paralysait,
l'empêchant de réagir.
Le visage tendu de Seth, le feu sombre de ses prunelles trahissaient,
eux aussi, un désir violent.
Cela dépassait l'entendement. Comment deux êtres qui se
détestaient pouvaient-ils être attirés l'un par l'autre? Comment un
regard, une caresse de Seth pouvaient-ils effacer des années de
ressentiment, de colère et d'amertume?
Le regard bleu s'abaissa vers ses lèvres. La faim qu'elle lut dans ces
yeux si clairs provoqua en elle une nouvelle flambée de désir.
Quand Seth inclina la tête, Josie cessa de respirer. Un frisson la
parcourut, promesse de volupté et d'excitation...
Au moment où leurs lèvres allaient se rencontrer, elle se détourna
dans un sursaut désespéré. Le baiser atterrit sur sa joue. Sans
désemparer, Seth noya son cou sous une pluie de baisers. Sa voix
rauque résonna à ses oreilles, ensorceleuse, sensuelle.
— L'envie est toujours là. Pour toi comme pour moi. Josie se raidit
contre cette basse manœuvre de séduction.
— Je te déteste. Et je ne me marierai pas avec toi. Seth s'écarta,
une lueur triomphante au fond des yeux.
— Pour quelle raison me laisserais-tu le ranch aussi facilement?
Parce que tu ne supportes pas l'idée que j'exerce mes droits
conjugaux ou parce que tu en as trop envie, justement ?
Ces paroles si justes et si moqueuses ravivèrent la fureur de la jeune
femme. Repoussant Seth de toutes ses forces, elle parvint à
s'échapper. Dévalant les marches du perron, elle courut à perdre
haleine vers les écuries. En passant à côté du Stetson, elle lui donna
un coup de pied qui l'envoya rouler dans la poussière.
Seth lui ordonna de revenir d'une voix furibonde. Une injonction
que Josie ignora superbement. Des pas précipités résonnèrent dans
son dos. Josie accéléra l'allure. Il la rattraperait, mais sa fierté
souffrirait moins si elle lui donnait du fil à retordre.
Au fond d'elle-même, elle savait déjà qu'elle n'avait pas le choix.
Mais cela ne l'empêchait pas de se révolter contre l'injustice qui la
frappait.
Comment Kellie réagirait-elle au mariage de sa mère avec un
inconnu? Et comment Seth traiterait-il sa fille, lui qui n'ignorait rien
des rumeurs qui avaient couru au moment de sa naissance?
Des larmes de frustration et d'incertitude lui emplirent les yeux. Où
était donc passé son père ? A eux deux, ils auraient pu trouver un
compromis ou un arrangement financier !
Seth la rattrapa juste avant qu'elle se faufile à l'intérieur des écuries.
Sa main se referma sur son bras comme un étau. Quand elle se
tourna vers lui, les yeux étince-lants, le visage baigné de larmes,
l'irritation qui déformait le visage de Seth se mua en une expression
infiniment plus douce.
— Ecoute, je comprends que tu sois bouleversée, mais...
Les lèvres pincées, elle se dégagea d'une secousse.
— Je suis folle de rage, pas bouleversée ! C'est ma maison, bon
sang ! Je ne te laisserai pas faire.
— Si tu résistes, tu perdras tout, Josie. La seule solution qui te reste
pour conserver le ranch, c'est de m'épouser. Tu ferais mieux de
remercier ton père au lieu de ruer dans les brancards.
Elle eut un rire sans joie.
— Franchement, j'ai du mal à lui être reconnaissante. La simple
idée d'être mariée avec toi me donne la nausée.
— Tu n'es pas celle que j'aurais choisie non plus, figure-toi.
— Dans ce cas, pourquoi as-tu accepté cette clause? Tu n'avais
qu'à laisser mon père signer d'autres reconnaissances de dettes.
J'aurais bien trouvé le moyen de te rembourser.
Un petit sourire apparut sur les lèvres de Seth.
— Je reconnais bien là ton sens des responsabilités. Dommage que
ton père en soit dénué.
Josie se rappela les confidences qu'elle lui avait faites sous le sceau
du secret quand elle avait seize ans. Comment quelque chose s'était
éteint chez son père à la mort de sa mère. Comment, petite fille, elle
s'était évertuée à entretenir la maison, et comment, avec l'aide de
Mac, elle avait peu à peu appris les ficelles du métier de rancher
afin de prendre au plus tôt les rênes du domaine.
— Si tu ne voulais pas m'épouser, pourquoi as-tu accepté cette
clause ? répéta-t-elle. Tu aurais pu avoir de l'argent à la place.
D'un coup d'œil, Seth embrassa les pâturages qui ondulaient à
l'infini.
— L'argent ne m'intéresse pas. En revanche, ces terres nous
appartenaient autrefois. Elles représentent beaucoup pour moi.
C'est une des deux raisons pour lesquelles j'ai accepté ce marché.
— Quelle est l'autre?
Seth repoussa en arrière les boucles noires qui lui barraient le front.
— J'ai envie d'un ranch qui soit à moi.
— Tu as déjà le Paradise Wild ! Cela ne te suffit pas ?
— C'est Jay qui a hérité du Paradise Wild à la mort de mon père.
Une exclamation de stupeur échappa à Josie.
— Il ne vous l'a pas légué à tous les deux?
— Non. Je ne suis qu'un simple employé logé dans le bâtiment
réservé au personnel. Le ranch appartient à Jay. C'est lui qui
occupe la maison principale avec sa femme et ses enfants.
Josie secoua la tête, sidérée. Pour quelle obscure raison David
O'Connor avait-il déshérité son fils cadet?
Peu désireux de poursuivre sur ce sujet, Seth se hâta de détourner
la conversation.
— Je veux le Golden M, mais je ne tiens pas à vous mettre à la rue,
ta fille et toi. Voilà pourquoi j'ai accepté les conditions de Jake. Tu
seras à l'abri du besoin, tu ne quitteras pas le ranch et, de mon côté,
j'aurai enfin un domaine à moi. Il y a pire comme sacrifice.
L'argument était juste, mais Josie ne rendit pas les armes pour
autant.
— Ecoute, Seth, nous avons de l'argent de côté. Je peux te
dédommager suffisamment pour te permettre d'acheter un autre
ranch.
Seth secoua la tête.
— Je ne peux pas.
— Tu ne peux pas ou tu ne veux pas ?
— Les deux. Cette terre était la propriété des O'Connor avant
d'être la vôtre. Il est normal qu'elle revienne dans ma famille,
d'autant que nous sommes à peu près certains que ton arrière-
grand-père a triché lors de cette fameuse partie de poker.
— C'est faux ! Il l'a gagnée honnêtement. Et puis, tu oublies que ce
n'était qu'une terre inculte que nous avons défrichée à la sueur de
notre front. Cela ne te gêne pas de récolter le fruit de notre labeur
sans même lever le petit doigt?
Nullement troublé par cet appel à sa conscience, Seth demeura de
marbre.
— C'est à prendre ou à laisser, Josie. Il n'y a qu'une façon pour toi
de conserver le ranch.
— Le mariage, c'est ça?
— Exactement. Je suis prêt à oublier nos différends pour que ce
mariage fonctionne. Je suis également prêt à considérer ta fille
comme la mienne.
Le cœur de la jeune femme se serra à ces mots. S'il savait...
— Trop aimable, murmura-t-elle avec une tristesse teintée d'ironie,
mais ce n'est pas nécessaire. J'assume l'entière responsabilité de
Kellie. Cela fait dix ans qu'elle se passe de père et elle ne s'en porte
pas plus mal.
Une lueur interrogative brillait dans le regard de Seth. A l'évidence,
il brûlait d'en savoir plus sur Kellie, mais Josie n'était pas d'humeur à
satisfaire sa curiosité.
— Si tu as fini, je te serai reconnaissante de partir. Seth sortit une
enveloppe de son jean.
— Ton père a laissé cette lettre pour toi chez le notaire.
La jeune femme s'en empara sans un mot.
— Réfléchis bien, Josie. Je reviendrai dans quelques jours pour
connaître ta réponse.
Là-dessus, il rejoignit sa jument et sauta en selle avec souplesse.
Mais au lieu de repartir aussitôt, il enveloppa Josie d'un regard
ouvertement sensuel qui accéléra son pouls de manière alarmante.
Irritée de se troubler pour si peu, elle se répéta une fois de plus
qu'elle le détestait. Comme s'il lisait dans ses pensées, il lui sourit.
D'un sourire charmeur et inquiétant qui signifiait qu'il relevait le défi.
— N'oublie pas! lança-t-il. Si tu ne m'épouses pas d'ici à vendredi
prochain, le Golden M m'appartiendra totalement.
Sans plus s'attarder, il tourna bride et s'éloigna au petit galop en
direction du Paradise Wild.
Josie le suivit d'un regard chargé de haine. Elle avait le choix entre
épouser un homme qui l'avait cruellement trahie ou renoncer à la
seule maison qu'elle et sa fille aient jamais connue.
Quelle que soit sa décision, son avenir s'annonçait bien sombre...
Comme promis, Seth revint quelques jours plus tard. Il fit son
apparition à l'aube, monté sur sa jument alezan, au moment où Mac
et les employés du ranch sautaient en selle pour regrouper le bétail.
Tous savaient que Seth O'Connor deviendrait leur nouveau patron
d'ici peu. Dès le lundi, Josie avait informé ses hommes de son
mariage imminent. Devant leur éton-nement, elle avait expliqué les
circonstances en leur présentant la chose comme une simple
transaction. Si aucun n'avait exprimé son indignation de vive voix,
leurs visages désolés parlaient pour eux.
Les six jeunes ranchers immobilisèrent leurs montures pour regarder
d'un œil méfiant le nouveau venu approcher. Alignés sur un seul
rang, la mine farouche, ils donnaient l'impression d'être prêts à
défendre l'honneur de Josie si nécessaire.
Touchée par cette manifestation de loyauté, cette dernière observa
la réaction de Seth. A en juger par son expression ombrageuse,
cette attitude protectrice n'était pas de son goût.
Il stoppa à quelques mètres des hommes pour l'envelopper d'un
regard possessif. A son grand dépit, Josie sentit monter en elle une
réponse spontanée qu'elle étouffa sans pitié.
Elle s'était préparée à accueillir le visiteur avec froideur. C'était
négliger son extraordinaire pouvoir de fascination. Ce magnétisme
saisissant, cette séduction à couper le souffle n'appartenaient qu'à
lui. Tenaient-ils au corps athlétique qu'on devinait sous les
vêtements, à ce visage aux traits rudes surmonté d'une masse
luxuriante de cheveux noirs ou à la personnalité indomptable que
révélaient le nez hardi et la mâchoire volontaire ? A l'ensemble, sans
doute... Il incarnait le cow-boy idéal, celui dont rêvent toutes les
femmes. L'aisance avec laquelle il menait sa jument dénotait un
cavalier accompli, habitué à ne faire qu'un avec sa monture.
A son grand étonnement, Josie ne trouva plus trace du dédain qui
se reflétait dans les yeux bleus lors de leur entrevue houleuse. Mais
le regard direct et sensuel qu'il posait sur elle lui parut plus
dangereux encore...
Ignorant les ranchers, Seth s'approcha d'elle.
— Bonjour, Josie.
Les bras croisés, elle lui adressa un petit salut très sec accompagné
d'une grimace qui pouvait passer pour un sourire.
— Pardonne-moi si je n'emploie pas la formule consacrée en
prétendant que c'est un plaisir de te revoir : j'ai horreur de mentir.
Le rire de Seth résonna dans l'air matinal.
— Tu sais comment flatter un homme, ma chérie.
Furieuse qu'il la tourne en ridicule, et persuadée que ce trait
d'humour ne visait qu'à mettre ses hommes dans sa poche, elle le
fusilla du regard.
D'un mot, Mac ordonna aux ranchers de partir avant de les
rejoindre. Un pli soucieux barrait son front buriné.
— Veux-tu que je reste avec toi, Josie ?
— Merci, Mac, mais c'est inutile. En revanche, puisque tu es là,
autant te présenter Seth dans les formes.
Les deux hommes échangèrent une poignée de main par-dessus
l'encolure de leurs chevaux respectifs. Ils se jaugèrent mutuellement
du regard puis, à la stupeur de Josie, hochèrent la tête d'un air
satisfait.
— Il me tarde de travailler avec vous, déclara Seth en souriant. Je
compte sur vous pour m'aider à me familiariser avec les méthodes
qui ont fait la réputation du Golden M.
Josie serra les dents, exaspérée par cette soudaine affabilité. De son
côté, Mac tomba droit dans le panneau.
Conquis par ces manières franches et directes, il se dérida.
— Nous essaierons de négocier la transition de notre mieux.
— Je vous en remercie.
« Traître ! » murmura Josie en son for intérieur à l'adresse de son
contremaître.
Comme s'il devinait ses pensées, Seth tourna vers elle un regard
interrogateur. A l'évidence, il voulait savoir si elle s'efforcerait
également de lui faciliter la « transition ».
Pour toute réponse, elle lui décocha un sourire sucré, tandis que ses
yeux, eux, transmettaient un tout autre message.
— Bon, je vous laisse, déclara Mac. Je ferai un saut vers midi pour
m'assurer que tout va bien. Soyez sages, tous les deux, conclut-il en
pressant les flancs de sa monture.
— Nous voilà seuls, observa Seth.
— Tu oublies Kellie. Alors, comme le dit Mac. tu as intérêt à bien
te tenir.
Sautant à bas de sa selle, Seth enroula les rênes de sa jument autour
d'un poteau.
— Tu m'offres une tasse de café ?
Agacée par le ton poli qu'il affectait depuis son arrivée, Josie fut
tentée de l'envoyer au diable. Puis elle se ravisa. A ce petit jeu, elle
aussi pouvait se montrer très forte. Et puis, un peu de cordialité
faciliterait la requête qu'elle souhaitait lui présenter. Un mariage
blanc valait bien quelques concessions.
— Suis-moi ! ordonna-t-elle en gravissant les marches du perron.
4.
Sur cet ordre plutôt sec, la jeune femme fit volte-face sans attendre
son visiteur. Loin de s'en plaindre, celui-ci se félicita de cette
initiative. De dos, Josie offrait un spectacle ravissant, constata-t-il
en détaillant avec intérêt chaque courbe de cette silhouette exquise.
La nuque était un peu rai de, certes, mais le doux balancement des
hanches était un bonheur à regarder. Et le jean qui recouvrait ses
jambes interminables épousait leur galbe parfait comme une
seconde peau.
Le chemisier de coton blanc ne révélait pas grand-chose, en
revanche. Et la natte dans laquelle Josie serrait sa chevelure
flamboyante était un peu trop sage à son goût, mais, curieusement,
ces détails soulignaient la sensualité naturelle qui émanait d'elle au
lieu de la gommer. Une sensualité qui se dégageait d'elle à chaque
mouvement, à chaque pas, à chaque geste qu'elle faisait. Tout
comme son tempérament de feu, conclut-il en se rappelant la
flamme querelleuse qui brillait dans les yeux verts, peu auparavant.
A cet instant, elle lui jeta un coup d'œil par-dessus son épaule et le
surprit en flagrant délit d'observation. Nullement gêné, il lui adressa
un sourire admiratif. Surprise, elle tressaillit — pour se ressaisir
aussitôt.
— Pourquoi restes-tu en arrière?
— La vue est très agréable d'ici.
Elle s'empourpra violemment, puis se retourna en marmonnant une
réponse incompréhensible.
Son affabilité la prenait de court, manifestement. Or, c'était
exactement le but qu'il recherchait. Depuis trois jours, il avait eu tout
loisir de réfléchir à la façon d'aborder ce mariage. A ses yeux, le
seul moyen de rendre la cohabitation supportable consistait à
oublier le passé pour repartir de zéro. Restait à espérer que Josie
serait prête à quelques compromis...
Parvenue sur le seuil, elle attendit qu'il la rejoigne.
— Kellie dort encore. Il faut parler doucement.
Seth la dévisagea avec attention. Elle paraissait nerveuse, comme si
elle redoutait la discussion qui allait suivre.
— Y a-t-il une raison pour que j'élève la voix?
— Aucune.
Le ton manquait de conviction. Et puis, pourquoi évitait-elle de
croiser son regard ? Que tramait-elle donc ?
Ils traversèrent plusieurs pièces claires et spacieuses pour se rendre
dans la cuisine. Cela changeait agréablement du réduit obscur dans
lequel il vivait depuis deux ans, songea Seth. Il lui tardait de dormir
de nouveau dans une vraie chambre, dans un vrai lit avec un matelas
confortable et non sur une couchette étroite et dure.
La délicieuse odeur qui embaumait la cuisine lui mit l'eau à la
bouche. Avec ses fenêtres sur trois côtés, la pièce lui parut
particulièrement gaie et lumineuse. Une grande table en chêne
entourée de chaises occupait le centre. A l'invitation de Josie, il prit
place sur l'une d'elles pendant qu'elle servait le café et disposait des
muffins sur un plat.
Lorsqu'elle lui apporta une tasse et une assiette, elle répondit à son
remerciement par un hochement de tête préoccupé.
Un peu étonné, Seth but une gorgée de café et poussa un soupir de
satisfaction. Il était noir et très fort, exactement comme il l'aimait.
Quant aux muffins, ils fondaient dans la bouche.
Assise face à lui, Josie arborait une expression si distante qu'il
s'attendit presque à ce qu'elle trace une ligne de démarcation entre
eux, pour délimiter le côté auquel chacun aurait droit.
Comme elle ne semblait guère pressée d'entamer la conversation, il
décida d'aller droit au but.
— Qu'as-tu décidé, en fin de compte ? On se marie ou tu préfères
renoncer au ranch ?
Un éclair de fureur embrasa le regard de Josie.
— Si j'avais le choix, ce ne serait ni l'un ni l'autre.
— Tu ne l'as pas, alors j'aimerais connaître ta réponse.
Josie entoura sa tasse de ses mains en contemplant le breuvage
noir.
— Je voudrais te proposer une autre solution.
— Je te rappelle que nous sommes tenus de suivre à la lettre ce que
nous avons décidé ton père et moi.
— Je le sais bien ! Ma proposition ne remet pas votre arrangement
en cause, mais elle faciliterait nos relations.
Intrigué, Seth F étudia en vain pour tenter de deviner ce qu'elle
mijotait.
— Je t'écoute.
Josie redressa le menton d'un air résolu.
— Eh bien, voilà... je... je veux un mariage blanc.
Il faillit éclater de rire. Pourquoi n'y avait-il pas pensé plus tôt ?
Cela tombait sous le sens !
— C'est hors de question.
— Enfin, Seth, c'est la meilleure solution.
— Non ! répéta-t-il avec force.
— Sois raisonnable. Je ne te demande pas de décrocher la lune.
— Justement si ! objecta-t-il, plus amusé qu'incrédule. Je ne suis
pas un moine, figure-toi. Le célibat, très peu pour moi !
Incapable de rester assise plus longtemps. Josie quitta brusquement
la table pour jeter son café dans l'évier.
— Tu... Tu n'auras qu'à chercher satisfaction auprès d'autres
femmes.
La mâchoire de Seth se contracta sous l'effet de la colère.
— Le papillonnage n'est pas mon genre. En outre, la fidélité me
paraît être une des bases essentielles du mariage. Tu penses que
cela te posera un problème ?
Une multitude d'émotions se refléta dans le regard assombri que
Josie posait sur lui : la fureur, le chagrin, l'amertume...
— Non, chuchota-t-elle. Mais je veux faire chambre à part.
-— Désolé, mais c'est non.
— Si tu voulais bien réfléchir deux minutes, tu comprendrais qu'un
mariage blanc est la meilleure des solutions.
— Non!
Le hurlement de Seth se répercuta avec force dans la cuisine.
— Tu n'es pas en position de négocier, Josie. Tu partageras mon lit
et, si cela te déplaît, tu n'as qu'à refuser de m'épouser. C'est le seul
choix qui te reste.
— Tu compliques la situation à plaisir alors qu'elle pourrait être très
simple. Pourquoi tiens-tu à exercer tes droits conjugaux sur une
femme que tu méprises ?
— Parce que je suis un homme normal, avec une sexualité normale,
des hormones qui fonctionnent parfaitement et que je me vois mal
rester chaste pendant cinquante ans. D'autre part, il n'est pas
nécessaire de s'adorer pour profiter de certaines joies de la vie de
couple.
Il se garda de préciser que, malgré toutes les raisons qu'il avait de la
détester, elle l'attirait toujours autant. .
— J'attends ta réponse, insista-t-il comme elle demeurait
silencieuse.
Postée devant la fenêtre, Josie mit si longtemps à parler que Seth
crut qu'elle allait lui laisser le ranch plutôt que d'accepter de dormir
avec lui.
— D'accord, chuchota-t-elle enfin d'une voix creuse. Ce sera un
vrai mariage.
Un vif soulagement s'empara de Seth.
— Bien. Je compte sur ta coopération dès notre nuit de noces, je te
préviens.
Elle fit volte-face si brusquement que sa natte vola d'une épaule à
l'autre. Une profonde panique se reflétait sur son visage.
— Tu... Tu n'es pas sérieux ! J'ai besoin de temps pour m'habituer
à l'idée de... de...
— Faire l'amour? proposa-t-il.
— Exactement !
— A quoi bon? Nous ne sommes pas tout à fait des inconnus l'un
pour l'autre. Sur le plan physique, nous nous accordions même à
merveille, si je ne m'abuse.
Cette évocation fit rougir Josie jusqu'aux oreilles.
— C'était avant d'apprendre que je n'étais que l'instrument d'une
vengeance.
Un éclat de rire sarcastique accueillit cette déclaration indignée.
— Je pourrais te renvoyer la pareille, ma chère.
Une expression douloureuse au fond des yeux, elle le considéra
sans rien dire pendant un long moment. Puis, soudain, comme si elle
comprenait qu'elle livrait une bataille perdue d'avance, ses épaules
s'affaissèrent.
— Très bien, Seth. Nous ferons comme tu voudras, mais ne
compte pas sur une collaboration active de ma part.
Une fois de plus, Seth dut faire appel à toute sa maîtrise pour
contenir sa colère.
— Je crois que si, murmura-t-il.
— Une femme contrôle plus facilement ses pulsions qu'un homme,
je te signale.
Persuadée de lui avoir rivé son clou, elle pivota sur ses talons. Mais
Seth n'avait pas l'intention de lui laisser le dernier mot. Il brûlait de
lui prouver combien elle se trompait ; il rêvait de la voir fondre dans
ses bras sous l'assaut de ses baisers.
D'un geste vif, il lui saisit le poignet pour l'attirer sur ses genoux.
Enroulant la natte autour d'une main, il l'obligea à rejeter la tête en
arrière.
— Seth, non !
Cette voix terrifiée, ces yeux suppliants emplis d'effroi faillirent avoir
raison de la détermination de Seth. Puis son regard tomba sur les
lèvres à demi ouvertes, cette bouche pleine et gourmande dont le
souvenir le hantait. La tentation fut irrésistible.
— Je compte bien sur ta collaboration, ma chérie. Et je vais te
démontrer dès à présent que cela n'exigera pas trop d'efforts de ta
part.
Etouffant le cri de révolte de Josie, il prit possession de sa bouche.
Tendue à l'extrême, elle serra les lèvres pour l'empêcher
d'approfondir son baiser. Sans se démonter, il essaya une autre
tactique et lui mordilla la lèvre inférieure.
Une plainte sourde monta de la gorge de Josie, mais elle tint bon.
Cette résistance obstinée arracha un sourire à Seth. Très vite, ce qui
avait commencé comme une démonstration devint un jeu qu'il était
décidé à remporter vaille que vaille.
Délaissant la bouche de Josie, il noya son cou, sa nuque, le creux
de son corsage d'une multitude de baisers. Patiemment, il attendit
qu'elle rende les armes.
Peu à peu, il la sentit faiblir. Lorsqu'il s'empara de nouveau de sa
bouche pour forcer en douceur le barrage de ses lèvres, elle
s'abandonna sans protester.
Très vite, hélas, la situation échappa au contrôle de Seth qui se prit
lui-même à son propre piège. Un désir fulgurant, impérieux, le
gagna. Il embrassait à présent sa compagne avec une agressivité
possessive qui n'avait plus rien à voir avec la douce volupté du
début. Leurs lèvres se cherchaient avec fébrilité puis se perdaient,
se dérobaient pour mieux se retrouver.
Fou de désir, il saisit son visage entre ses paumes tremblantes pour
le dévorer de baisers ardents, goûter sa peau fraîche, s'enivrer de
son parfum, se perdre dans ces yeux où brillait un feu étrange,
prolonger la magie de ces instants. Il lui tardait de la posséder, de
plonger au plus profond d'elle-même, de la faire sienne.
Leur nuit de noces lui sembla soudain à des millions d'années-
lumière. Dans une seconde de folie, il envisagea de lui demander de
l'épouser l'après-midi même.
Au même instant, Josie, fit un mouvement si brusque pour se
dégager qu'elle tomba par terre.
Furieuse, elle le gratifia d'une œillade incendiaire.
— Pour une femme qui maîtrise ses pulsions, tu ne te défends pas
mal, lança-t-il, moqueur. Il me semble, en tout cas, que la question
du mariage blanc est réglée.
— Va-t'en au diable !
— Grâce à toi, j'y suis déjà, ma chérie. Mais, rassure-toi, nous
réglerons ce léger problème le soir de notre nuit de noces.
Un bruit de pas dans l'escalier empêcha Josie de répliquer. Elle eut
tout juste le temps de se mettre debout avant que Kellie ne fasse
irruption sur le seuil.
En découvrant Seth, une expression méfiante apparut dans le regard
de la fillette. D'instinct, elle se réfugia auprès de sa mère qui l'enlaça
par les épaules d'un geste protecteur. Une bouffée de colère
s'empara de Seth. Pour qui le prenait-elle enfin ? Un monstre prêt à
se jeter sur son enfant ?
— Bonjour, ma chérie, murmura-t-elle tendrement.
Quel contraste entre cette mère aimante et la tigresse qui venait de
l'embrasser passionnément ! Josie offrait décidément un intéressant
mélange de contradictions dont il lui tardait de découvrir toutes les
facettes...
— Bonjour, maman, répondit Kellie sans cesser de le fixer.
— Tu te souviens de notre conversation au sujet de M. O'Connor,
n'est-ce pas?
— Oui. Tu m'as dit que ce serait mon père.
— Ton beau-père, rectifia Josie, très pâle.
Kellie s'approcha en tendant la main poliment.
— Je suis contente de vous rencontrer, monsieur O'Connor.
A cause de sa taille, Seth préféra rester assis pour ne pas
impressionner Kellie. Pendant qu'il serrait la main minuscule entre
les siennes, la fillette l'observa avec curiosité, la tête légèrement
rejetée en arrière.
Lorsqu'un sourire timide effleura les lèvres de l'enfant, il se sentit
fondre.
Le courant de confiance immédiate qui s'établit entre eux à cet
instant l'emplit d'une émotion inconnue. Il sourit à son tour et vit
avec plaisir le regard de Kellie s'illuminer.
— Moi aussi, je suis heureux de faire ta connaissance, Kellie. Et
comme ta mère et moi allons nous marier, tu peux m'appeler...
— M. O'Connor, intervint Josie d'une voix ferme. Seth adressa à la
jeune femme un coup d'œil étonné.
Elle soutint son regard sans ciller pour lui signifier qu'elle ne tenait
pas à ce qu'un lien particulier s'établisse entre lui et sa fille.
— Si tu m'appelais Seth pour l'instant? Et puis, ce serait plus simple
si tu me tutoyais, tu ne crois pas ?
Les joues de la fillette rosirent de plaisir.
— D'accord.
Kellie baissa la tête, mais Seth eut le temps de voir l'espoir qui
brillait dans ses yeux. A l'inverse de sa mère, elle semblait se réjouir
de ce mariage.
Pendant que sa fille se glissait sur une chaise, Josie se mit à préparer
le petit déjeuner. Manifestement agacée par le regard que Seth fixait
sur elle, elle lança d'un ton sec :
— Ne te sens pas obligé de nous tenir compagnie. J'imagine que tu
as beaucoup de détails à régler avant de quitter le Paradise Wild.
Refusant de saisir la perches, Seth se resservit de café.
— A dire vrai, pas tellement. Je n'ai même rien à faire jusqu'à notre
mariage.
— Dans ce cas, prends le petit déjeuner avec nous, proposa Kellie
d'un ton joyeux.
Les deux adultes se tournèrent vers la fillette. Tout sourires, Seth se
hâta d'accepter avant que Josie n'invente un prétexte pour le
chasser.
— Voilà une invitation qui ne se refuse pas, déclara-t-il. Le petit
déjeuner en compagnie de deux femmes délicieuses, que demander
de plus ?
Un couteau à la main, Josie se mit à couper du lard.
— Eviter un empoisonnement alimentaire, peut-être ? suggéra-t-elle
d'un air narquois.
Seth se pencha vers elle en riant pour lui susurrer à l'oreille :
— Si c'est toi qui me soignes ensuite, je suis partant.
— Et moi donc ! Pour une fois que tu serais à ma merci !
Seth contempla avec circonspection le couteau qu'elle maniait avec
adresse.
— Je préfère déclarer forfait, murmura-t-il en regagnant sa place.
Josie plaça le lard dans la poêle en pestant. Seth charmait sa fille
d'un sourire, s'imposait à leur table, s'autorisait à son égard des
libertés qu'elle n'avait permis à aucun homme depuis onze ans ; bref,
il se comportait en terrain conquis. Franchement, il dépassait les
bornes.
Pour couronner le tout, il attendait d'elle une complète reddition dès
leur nuit de noces !
A l'idée de faire l'amour avec lui, un frisson de panique la parcourut.
Si elle était incapable de repousser un baiser, qu'adviendrait-il
quand il se montrerait plus hardi?
Le cœur battant à tout rompre, elle entreprit de fouetter les œufs
avec plus de vigueur que nécessaire. Il ne lui restait que deux jours
pour se préparer à partager son lit sans céder aux impératifs de son
corps.
Dans son dos, Seth bavardait avec Kellie.
— Tu montes à cheval ? demanda-t-il.
— Bien sûr! J'ai même une jument à moi. Elle s'appelle Juliette.
— Tu me feras visiter le ranch ?
— Si tu veux. Je t'emmènerai à la crique en premier. C'est mon
endroit préféré.
Kellie se tut un instant pour reprendre d'une voix timide :
— Tu as des enfants?
Josie faillit lâcher le plat qu'elle tenait en main en entendant cette
question innocente. En le posant sur la table, elle jeta un coup d'œil
furtif en direction de Seth. Le regard affectueux qu'il adressait à sa
fille la rassura aussitôt.
— Non, je n'en ai pas. Mais j'ai une nièce et un neveu. Brianna a
six ans et Brendan quatre. Ce sont les enfants de mon frère. Ils
deviendront tes cousins quand ta mère et moi serons mariés.
Le visage de Kellie s'éclaira d'un sourire lumineux.
— Formidable! Quand est-ce que je pourrai les voir?
Le silence prolongé qui suivit cette nouvelle question constituait une
réponse à lui seul. A l'évidence, Jay n'avait toujours pas enterré la
hache de guerre.
Lorsque Seth prit la parole, ce fut avec prudence.
— Tu les rencontreras un jour, je pense.
— Ils seront là au mariage?
— Non, dit Josie en servant les œufs brouillés. Il n'y aura que nous
trois.
Seth confirma d'un hochement de tête.
Pendant le repas, Josie observa attentivement le comportement de
Seth à l'égard de sa fille. Force lui fut d'admettre qu'il s'y prenait à
merveille car Kellie semblait sous le charme.
Après avoir aidé à débarrasser, Kellie monta se doucher pendant
que sa mère s'attaquait au nettoyage de la poêle.
— Comment a réagi Jay en apprenant que tu devenais propriétaire
du Golden M ? s'enquit-elle tout à trac.
— Il se réjouit qu'il revienne dans la famille, murmura Seth après
une courte hésitation. Mais il est furieux que je ne veuille pas réunir
les deux propriétés.
— Ce serait logique, en effet.
— Peut-être, mais il n'en est pas question !
Le ton sans appel procura un vif soulagement à Josie. Voilà au
moins un point sur lequel elle n'avait plus de souci à se faire.
Par la fenêtre, elle aperçut Kellie qui s'élançait hors de la maison, le
visage rayonnant de bonheur. Un bonheur auquel la présence de
Seth n'était pas étrangère, songea-t-elle avec un pincement au cœur.
Si seulement ce mariage pouvait la réjouir autant que sa fille! Hélas,
il lui suffisait d'y penser pour sentir l'appréhension lui nouer
l'estomac.
Les mains tremblantes, elle posa la poêle sur î'égout-toir.
— Que pense Jay de notre mariage ?
Seth vint la rejoindre près de l'évier. Appuyé contre le plan de
travail, les bras croisés, il lui parut plus viril et plus séduisant que
jamais.
— Il n'est pas encore prêt à t'accepter, mais je ne désespère pas de
l'y amener.
En se séchant les mains, Josie se rappela la cruauté de Jay à son
égard. Le visage grave, elle se tourna vers Seth.
— Je ne lui permettrai pas de faire du mal à Kellie. Je te préviens.
Le visage de Seth se crispa.
— Crois-tu que je le laisserais faire ?
— Non, mais je préfère mettre les choses au point tout de suite.
— J'ai toujours protégé les miens, Josie.
La jeune femme ébaucha un sourire triste. Autrefois, la trahison de
Seth l'avait laissée seule face au scandale et voilà qu'il se posait en
défenseur de sa fille. Contre son frère, qui plus est! Le destin
prenait parfois des tours étranges, décidément.
Troublée, elle consulta sa montre.
— Je dois te laisser. Mon travail m'attend.
— Message reçu, acquiesça-t-il en se redressant. De toute façon, il
faut que j'aille en ville pour confirmer l'heure de la cérémonie au
révérend Wilcox. Je viendrai vous chercher vendredi à midi.
Au moment de franchir la porte, il se retourna.
— Surtout n'hésite pas à choisir une tenue sexy pour notre nuit de
noces.
— N'y compte pas ! riposta-t-elle avec aigreur. Le rire de Seth la
fit frémir.
— J'adore les défis, surtout quand c'est moi qui gagne, tu ne le sais
pas encore ?
Là-dessus, il s'éclipsa en lui adressant un clin d'ceil. Josie fulminait.
Le mufle ! Avec quelle délectation il lui rappelait la façon dont elle
s'était abandonnée à ses baisers ! « Mais une personne avertie en
vaut deux », songea-t-elle. La prochaine fois, elle serait mieux
armée pour résister à ses manœuvres de séduction.
Car, s'il aimait les défis, elle aussi !
Pour la première fois de la matinée, elle eut un vrai sourire.
— Vous n'avez aucune idée de ce qui vous attend, monsieur
O'Connor. Rira bien qui rira le dernier !
5.
La mariée était en noir. Des peignes qui ornaient son chignon à ses
escarpins, en passant par sa robe et son sac, le noir dominait.
Quant à Seth, le seul effort vestimentaire qu'il avait consenti portait
sur une veste de tweed, probablement enfilée à la dernière minute
pour habiller un peu son jean et sa chemise en chambray. Il arborait
également un Stet-son sombre flambant neuf.
De son côté, la demoiselle d'honneur avait opté pour une robe rose
flamboyante et son excitation contrastait singulièrement avec la mine
grave des deux adultes.
Sensible à la tension qui régnait entre les futurs époux, le révérend
Wilcox toussota d'un air gêné avant d'entamer la cérémonie.
Fasciné par Josie, Seth ne parvenait pas à détacher son regard de
la jeune femme. Les épaules droites, le dos raide, elle donnait
l'impression de se préparer pour l'échafaud. Mais si elle s'était
déguisée en veuve par provocation, elle tombait à plat : le noir lui
allait à ravir. Il rehaussait son teint diaphane, mettait en valeur ses
yeux verts qui brillaient comme deux émeraudes et faisait
magnifiquement ressortir sa chevelure de feu. Même la robe, choisie
sans doute pour sa simplicité, renforçait la sensualité naturelle qui se
dégageait d'elle.
Quel contraste entre la mère et la fille ! songea-t-il en glissant un
coup d'œil vers Kellie. A la froideur hautaine de Josie, celle-ci
opposait une agitation qu'elle maîtrisait difficilement. Et dans ses
yeux si semblables à ceux de sa mère brillait un espoir qui l'émut
profondément.
Devinant qu'il l'observait, Kellie lui décocha un sourire radieux. Seth
se prit à regretter de ne pouvoir combler sur-le-champ l'attente de
cette enfant pour laquelle il éprouvait une affection croissante.
Malheureusement, cela ne dépendait pas seulement de lui. Pour ce
faire, la coopération de Josie était indispensable...
Plongé dans ses pensées, il s'aperçut trop tard que le pasteur lui
posait une question.
— Avez-vous apporté une alliance pour la mariée ? Seth pesta
intérieurement. Ce détail lui était complètement sorti de l'esprit.
— Je suis navré, non.
— Dans ce cas, vous vous contenterez de tenir la main de Josie
pendant que vous prononcerez vos vœux.
La jeune femme lui abandonna sa main à contrecœur. Au grand
étonnement de Seth, elle était glacée et tremblante. Josie paraissait
si calme pourtant, si maîtresse d'elle-même. Plongeant les yeux au
fond des siens, il lui promit d'une voix ferme de l'aimer et de la
protéger jusqu'à ce que la mort les sépare. Quand vint le tour de
Josie, sa bouche articula les paroles d'usage, mais son regard
n'exprimait qu'une infinie révolte.
Seth ne s'en émut pas outre mesure. N'avait-il pas désormais la vie
entière pour briser cette résistance? Et puis, l'étincelle qui existait
entre lui et Josie était toujours là, plus vivace que jamais. Grâce à
elle, il gardait une confiance inébranlable en l'avenir, même si le
chemin s'annonçait semé d'embûches.
— Je vous déclare mari et femme, énonça le pasteur. Vous pouvez
embrasser la mariée, Seth.
Josie eut un mouvement de recul instinctif tandis que Kellie tournait
vers eux un visage lumineux.
Pour ne pas la décevoir — et aussi pour ébranler la réserve de sa
mère —, Seth ôta son chapeau pour s'incliner vers Josie. Surprise
qu'il ose l'impensable, elle détourna la tête, si bien que le baiser qu'il
destinait à ses lèvres finit sur sa joue.
Piqué au vif par son petit air satisfait, Seth décida de ne pas la
laisser s'en tirer à si bon compte.
— Ton triomphe sera de courte durée, ma chérie, chuchota-t-il
entre ses dents. Je compte bien me venger cette nuit de ce faux
bond.
L'allusion à leur nuit de noces prochaine la fit rougir jusqu'aux
oreilles. Mais elle retint la réponse cinglante qui lui monta aux lèvres.
— Toutes mes félicitations, déclara le révérend Wilcox avec
chaleur. Je vous souhaite d'être heureux.
Seth lui serra la main.
— Merci.
Kellie se jeta au cou de sa mère.
— Maintenant, tu es vraiment mariée !
— Eh oui ! Qui l'aurait cru?
Une franche hostilité animait le regard de Josie quand il croisa celui
de Seth par-dessus l'épaule de sa fille.
— Rentrons à la maison, maintenant.
La maison! A ces mots, le cœur de Seth se gonfla d'une joie
inattendue. D avait presque le vertige à l'idée d'avoir enfin un toit à
lui, même si la bataille avec Josie était encore loin d'être gagnée.
Après avoir salué le pasteur, ils descendirent la nef. Lorsque Seth
effleura le dos de Josie pour la guider, elle voulut s'écarter, mais il la
retint par le coude et l'obligea à rester à son côté.
A l'œillade incendiaire qu'elle lui adressa, il répondit par son plus
beau sourire. Puis, très lentement, il lui caressa l'intérieur du bras, là
où la peau était si douce qu'on aurait dit de la soie. Un sentiment de
triomphe l'envahit quand il sentit un long frémissement la parcourir.
Elle réagissait au-delà de ses espérances... C'était déjà un début !
— J'ai besoin de contacts physiques, ma chérie. Autant t'y habituer
tout de suite.
— Autant me demander de m'habituer à vivre au milieu des
serpents !
Ce même soir, Josie espéra que Seth irait au bout de ce que ses
yeux lui avaient promis durant tout l'après-midi. A sa grande
déconvenue, il l'embrassa à en perdre la tête... et en resta là. Les
jours suivants, le même scénario se répéta. Dans la journée, en
revanche, il lui volait baisers et caresses en lui murmurant des
paroles qui la mettaient à la torture.
Il fallut presque une semaine à la jeune femme pour comprendre
que Seth attendait qu'elle prenne l'initiative.
Le samedi soir, Kellie dormant chez une amie, elle décida de passer
à l'action. Seth s'était rendu comme de coutume à l'écurie après le
dîner, ce qui lui laissait amplement le temps de se préparer.
Manquant cruellement d'expérience avec les hommes, elle ne se
considérait guère comme une grande séductrice. Cependant, quand
elle examina son reflet dans la glace, elle se sut extrêmement
féminine et désirable. Le pyjama de soie rouge glissait sur sa peau,
suggérant ses formes avec subtilité. Sa crinière flamboyante
cascadait sur ses épaules, lourde et opulente, et ses yeux brillaient
d'un éclat fébrile impossible à dissimuler.
Lorsqu'elle entendit Seth refermer la porte d'entrée, son cœur
s'emballa. L'appréhension et l'excitation se mêlaient en elle de
manière inextricable. Comme au soir de leur mariage, elle s'exhorta
au calme en guettant avec anxiété le bruit des pas de son mari sur le
palier.
Quand il entra, ses yeux se portèrent immédiatement sur elle. Il ne
dit rien. Mais le regard possessif qui s'attarda sur sa silhouette
brûlait de passion contenue. Avec une lenteur étudiée, il détailla les
courbes douces, les seins dressés sous la soie, les jambes fines et
longues, les pieds délicats.
Josie ne chercha pas à réprimer la réponse spontanée de son corps.
Pas plus qu'elle ne chercha refuge sous les couvertures. Elle soutint
ce regard incandescent sans ciller, tandis que le désir montait en elle
par vagues successives.
Les yeux rivés aux siens, Seth s'avança vers elle.
— Tu es délicieuse dans cette tenue. Tu attends quelqu'un ?
— Seulement mon mari.
Cette réponse lui valut un sourire dévastateur.
— Et maintenant qu'il est là, quels sont tes projets?
Josie franchit en tremblant la courte distance qui la séparait de Seth
pour lui enlacer la nuque.
— Laisse-moi te montrer.
Très doux au départ, leur baiser gagna vite en intensité. Rivés l'un à
l'autre, ils laissèrent libre cours à la passion qui les consumait depuis
si longtemps. A la fougue de Josie, Seth répondit sans réserve.
Leurs bouches se sollicitaient, avides, farouches. La nuit semblait les
envelopper dans ses bras protecteurs, rassurante, bienveillante,
complice...
Lorsqu'ils s'écartèrent, le souffle court, leurs regards assombris
révélaient la même ardeur possessive.
Du bout du doigt, Seth lui effleura le cou avant de tracer une ligne
jusqu'à la naissance de sa gorge. La respiration de Josie s'accéléra
encore. Seul cet homme savait susciter en elle ce vertige des sens,
ce tourbillon affolant de sensations voluptueuses. Tout comme
autrefois, elle retrouvait ces émotions brûlantes et délicieuses qui la
faisaient trembler de désir et d'impatience.
— Dans cette tenue, il ne peut t'arriver que des ennuis, chuchota-t-
il. Est-ce ce que tu cherches ?
— A ton avis?
Un sourire insolent aux lèvres, elle entreprit de déboutonner la
chemise de Seth d'une main qui ne tremblait plus. Cette nuit
marquait le commencement d'une nouvelle vie. Ce soir, elle voulait
lui prouver qu'elle était enfin prête à le suivre pour que leur mariage
devienne une réalité tangible. Il ne s'agissait pas seulement d'une
union charnelle, mais d'un lien beaucoup plus fort, qui allait bien au-
delà du plaisir reçu et donné.
Ecartant les pans de la chemise, elle lui effleura le torse avant de
faire glisser lentement l'étoffe sur ses épaules. Elle retint son souffle
à mesure qu'elle dénudait la peau lisse et ferme dont l'éclat doré
luisait dans la pénombre. Puis, paupières closes, elle suivit le tracé
des muscles, notant machinalement les changements survenus dans
ce modelé qui demeurait gravé dans sa mémoire depuis onze ans.
Lorsqu'elle se heurta à la barrière de la ceinture, un cri de
protestation lui échappa.
Seth se mit à rire.
— Rien ne presse, mon cœur. Nous avons toute la nuit.
Commença alors une exploration délicate, presque paresseuse,
comme si Seth souhaitait étirer jusqu'à l'infini chacun de ces instants.
En proie à un langoureux vertige, Josie rejeta la tête en arrière
tandis qu'une pluie de baisers enflammait sa gorge. Une main
impatiente glissa vers sa poitrine, ses seins frémirent sous la caresse
tandis qu'il reprenait sa bouche. Leurs souffles, leurs baisers se
mêlèrent, les guidant vers un monde dont ils inventaient les règles au
gré de leur désir.
Le pyjama tomba à terre. Les yeux étincelants, Seth tint Josie à
bout de bras un instant, comme pour mieux l'admirer, puis il la
plaqua contre lui. Son souffle saccadé trahissait la violence de sa
passion. Une passion qu'il maîtrisa cependant pour lui embrasser les
paumes l'une après l'autre, dans un geste empli de ferveur et de
révérence.
Un sanglot étouffé monta de la gorge de Josie. Aussitôt, le peu
d'empire que Seth possédait encore sur lui-même vola en éclats.
Quelques secondes plus tard, il s'allongeait auprès d'elle sur le lit
sans que Josie sache comment il était parvenu à se dévêtir tout en
lui prodiguant des caresses.
— Viens, mon ange.
Josie perdit toute notion du temps, consciente seulement du plaisir
qui déferlait en elle par vagues. Leurs mains cherchaient, affolées, le
contact de l'autre, caressaient, suppliaient, quémandaient. Le corps
en feu, elle s'agrippait à lui, s'arquait, se cambrait, se ployait en
l'implorant de mettre fin à sa tourmente.
Alors qu'elle pensait ne plus pouvoir endurer davantage ce supplice,
il roula soudain sur elle. Un regard de braise plongea au fond du
sien, le fouilla comme pour s'emparer de son âme. Mais lorsqu'il la
fit sienne, elle ne put retenir un léger cri de douleur.
Seth se figea, stupéfait. Elle rougit sous ce regard ardent et soucieux
qui la dévorait des yeux.
— Que se passe-t-il ?
— Cela fait longtemps...
Combien de temps ? Elle devina la question muette inscrite dans les
prunelles bleues. A son grand soulagement, il ne la posa pas.
D'un geste infiniment tendre, il lui caressa la joue.
— Nous irons lentement.
Il tint parole. Avec une tendresse bouleversante, puis avec une
fougue de plus en plus passionnée, il lui imprima un rythme auquel
Josie s'accorda d'instinct. Le rythme de l'amour...
Un cri éperdu jaillit du fond d'elle-même lorsqu'elle atteignit
l'apothéose, un cri d'allégresse auquel celui de Seth fit écho, une
seconde plus tard.
Les yeux dans les yeux, ils retombèrent enlacés sur le lit. La même
stupeur mêlée d'effroi se lisait dans leurs regards, comme si ce qu'ils
venaient de partager dépassait leurs espoirs les plus fous. Comme
s'ils venaient de découvrir des sentiments dont l'ampleur et les
implications les terrifiaient.
Puis, un sourire malicieux apparut sur les lèvres de Seth.
— Demain, je brûle la chemise de flanelle.
— Pas question ! Elle me tient chaud en hiver.
— Plus maintenant! Je suis là pour ça.
Josie ne protesta plus. Blottie contre Seth, elle se languit des
longues nuits glacées de l'hiver où Seth inventerait mille façons de la
réchauffer.