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LIZ FIELDING

Idylle au Kenya

Fille cadette du célèbre industriel sir Charles Bainbridge, Charlotte - dite Charlie - a toujours
pris fait et cause pour les opprimés. Un comportement altruiste qui lui a bien souvent valu de se
faire arrêter au cours de manifestations pacifiques... avant d'être libérée quelques heures plus
tard, grâce aux avocats de son père. Jusqu'un jour où sir Charles, las des frasques de sa fille,
lui propose un marché: il financera le refuge quelle souhaite construire pour les sans-abri de
Londres si elle part... au Kenya. Là, elle assistera Friedrick, le photographe de renommée
internationale, chargé par sir Charles de réaliser un safari-photo pour la campagne publicitaire
de son entreprise. Aussi généreuse que soit cette proposition, Charlie hésite à l'accepter. Son
père ne peut évidemment savoir qu'elle a déjà eu affaire à Friedrick... dans des circonstances
malheureuses qu'elle préférerait oublier !

COLLECTION AZUR

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Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre : AN IMAGE OF YOU
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contrefaçon sanctionnée par les articles 425 a suivants du Code pénal. © 1992, Liz
Fielding. © 2003, Traduction français*:Harlequin S.A. 83-85, boulevard Vincent-Auriol,
75013 PARIS - Tel : 01 42 16 63 63 Service Lectrices — Tél. : 01 45 52 47 4-7 ISBN 2-
280-20236-0 — ISSN 0995--MI-8

Scan By Chantal
OCR, MEP et Relecture By Athame

1.
Charlotte Bainbridge contempla son père avec consternation. La journée avait très mal
commencé, mais à présent elle tournait au désastre.
— Tu veux que je travaille pour Friedrick ? Il s'agit d'une plaisanterie, j'espère !
Hélas, le regard intraitable qui croisa le sien ne laissait aucun doute sur le sérieux des
intentions de sir Charles.
Celui-ci examina sa benjamine. Plantée devant son bureau, les poings serrés, elle le
dévisageait d'un air rebelle qui lui était familier.
Hors de lui, il pointa un doigt furieux en direction du journal posé sur son bureau.
— J'en ai par-dessus la tête de tes bêtises ! Non seulement tu es une catastrophe ambulante,
mais tu me ridiculises : il est temps que cela cesse !
Charlotte - dite Charlie - n'avait pas besoin de consulter le quotidien pour en connaître le
contenu. L'incident qui avait fourni la matière de l'article était encore très frais dans sa mémoire.
C'est tout juste si elle ne sentait pas encore la poigne du policier qui l'avait menée manu
militari dans le fourgon. Et ses côtes endolories lui rappelaient avec une précision un peu trop
vive l'émeute dans laquelle elle avait été prise au cours de la manifestation.
— Ma patience est à bout, Charlie !
Sans faire de commentaire, la jeune femme parcourut le luxueux bureau du regard puis
désigna la fenêtre.
— As-tu seulement une idée de ce qui se passe dans le monde extérieur, du haut de ta tour
d'ivoire ? dit-elle enfin.
— Certainement plus que toi, même si tu passes ta vie dans des manifestations. Quelle cause
défendais-tu, cette fois ? T'arrive-t-il de temps en temps de faire un bilan de cet activisme
forcené ? As-tu permis à un seul enfant maltraité de trouver un foyer, sauvé une seule baleine
du massacre ou aidé une seule famille de sans-abris à trouver un logement ?
— Tu sais bien que...
— J'exclus d'office la cohorte d'oisifs que tu as installée dans ta maison.
Charlie ouvrit la bouche pour protester puis se ravisa. Envenimer la situation ne l'aiderait pas
résoudre son problème le plus immédiat : convaincre son père qu'elle ne pourrait jamais
travailler pour un individu tel que Friedrick.
A son grand dépit, sir Charles ne lui laissa pas le temps de s'exprimer.
— Tu ne réponds pas ? Il est rare que tu sois à court de mots, Charlie.
Ebranlée par cette attaque frontale, et épuisée par sa nuit en cellule, Charlie se laissa tomber
dans un fauteuil puis parcourut des yeux la une du Chronicle qui titrait sur l'arrestation d'une
fille de milliardaire dans une manifestation.
Un soupir lui échappa. Le cortège avançait très pacifiquement jusqu'à ce qu'un groupe
d'agitateurs sème la pagaille. Son premier réflexe avait été de protéger son appareil photo,
mais l'un des voyous s'en était emparé. Folle de rage, elle s'était jetée sur lui, faisant
l'impossible pour récupérer son appareil. Malheureusement, au cours de la rixe, celui-ci était
tombé à terre et avait fini par être piétiné. Quelques minutes plus tard, on arrêtait Charlie pour
troubles sur la voie publique.
— Mon appareil photo a été réduit en miettes.
— J'espère qu'il était assuré.
Le ton glacial de cette remarque lui donna à réfléchir. Elle ne s'attendait pas à ce que son
père soit aux anges, mais cette rage froide ne ressemblait pas à sir Charles. En général, les
démêlés de sa fille avec les forces de l'ordre l'amusaient plutôt.
— Là n'est pas la question, répliqua-t-elle. Ces brutes ont fait dégénérer une manifestation
pacifique dans le seul but de...
— Ça suffit ! tonna sir Charles.
Comprenant qu'il n'y avait pas moyen de l'émouvoir, elle se tut instantanément.
— Merci, Charlotte.
Charlie pâlit. Si son père l'appelait Charlotte, cela signifiait qu'elle était en très mauvaise
posture. Auquel cas, il valait mieux faire amende honorable.
— Je suis désolée, papa.
— Comme d'habitude.
Quittant son bureau, sir Charles se posta devant la baie vitrée qui donnait sur la Tamise.
Charlie n'avait pas tout à fait tort de l'accuser de vivre dans une tour d'ivoire, mais il n'était pas
aussi coupé du monde qu'elle le supposait. S'armant de courage pour la tâche déplaisante qui
l'attendait, il fit lentement volte-face.
— Je ne compte plus le nombre de fois où tu as été désolée, ma fille. Quand on t'a renvoyée
de pension, notamment. Pour quelle raison était-ce, d'ailleurs ?
— Le jardinier voulait noyer une portée de chatons.
— Bien sûr, comment ai-je pu oublier ? Tu as rallié toutes les élèves à ta cause, accroché une
banderole à l'entrée de la pension et installé un piquet de grève. Cela prouvait un sacré sens de
l'organisation pour une fille de treize ans. Quel gâchis ! Avec un tel talent, tu pourrais être
directeur d'entreprise, aujourd'hui.
Une bouffée d'indignation envahit Charlie.
— J'étais révoltée à l'idée qu'on puisse noyer ces chatons. Si on ne voulait pas que la chatte
devienne mère, il fallait la faire stériliser. Et puis, cela n'aurait pas créé autant de remous si
Heather James n'avait pas appelé le Sun.
— Qui t'a quand même fait l'honneur de ton premier gros titre. J'espère que tu tiens un
dossier de presse.
Charlie crut discerner l'ombre d'un sourire sur les lèvres de son père.
— Non.
— Dommage, cela ferait une lecture très distrayante pour les après-midi pluvieux.
Charlie espérait que son père en avait terminé, mais il poursuivit :
— Tu étais également désolée le jour où on t'a renvoyée des Beaux-arts. Moi aussi,
d'ailleurs. La direction aurait pu te laisser passer tes examens de fin d'études.
— J'ai tout de même terminé les cours, lança-t-elle sur la défensive. De toute façon, les
examens sont un moyen d'évaluation archaïque.
— Peut-être, mais tu as beaucoup de talent et, si tu possédais ce diplôme archaïque, tu
aurais pu trouver un travail au lieu de perdre ton temps avec un tas de...
— Ce sont mes amis, coupa-t-elle.
— Te rends-tu compte que le train de vie de ta petite maison de Paddington n'est pas si
éloigné de celui d'Odney Place ?
Charlie tiqua. La propriété familiale comportait vingt pièces et cinq domestiques.
— J'ai de nombreuses bouches à nourrir, argua-t-elle.
Sir Charles frappa le bureau avec une telle violence que Charlie sursauta.
— Avec quoi ? Du caviar et du saumon fumé ? A vingt-deux ans, tu devrais avoir compris
que tu ne peux pas soulager toute la misère du monde. Quant à ta dernière lubie qui consiste à
entamer ton capital afin de construire un refuge pour les sans-abris, tu peux y renoncer.
Charlie écarquilla les yeux, stupéfaite qu'il soit au courant.
— Comment peux-tu dire une chose pareille ? Pendant que tu restes assis bien au chaud
dans ton bureau, des enfants mendient et grelottent dans la rue.
— De nombreuses choses ne tournent pas rond dans le monde, mais ce n'est pas en
participant sans le moindre discernement à toutes les manifestations qui se présentent que tu
changeras le système.
Sir Charles désigna de nouveau le journal.
— Il est déjà grave que tu te fasses arrêter, mais pourquoi n'as-tu pas téléphoné ? Tu n'avais
pas besoin de passer la nuit en prison.
— Aurais-tu accepté de payer une caution pour mes amis ?
Un silence éloquent répondit à la question de la jeune femme.
— Je m'en doutais, murmura Charlie avec un haussement d'épaules.
Elle se sentait fatiguée et mourait d'envie de prendre un bain et de se changer. Elle ne
supportait plus l'odeur de renfermé qui imprégnait ses vêtements.
Contournant le bureau, elle prit les mains de son père dans les siennes.
— Allons, papa, ce n'est pas si grave.
Elle assortit sa déclaration de ce sourire qui ne manquait jamais de le faire fondre.
Malheureusement, cette fois, sir Charles refusa de se laisser émouvoir.
— Beaucoup de personnes n'ont pas la même chance que toi, Charlie. La plupart des gens
sont obligés d'aller travailler tous les jours, qu'ils le veuillent ou non, parce qu'ils ne peuvent
bénéficier du luxe extravagant de jouir de revenus personnels. Il examina la tenue négligée de
sa fille d'un œil critique.
— Remarque, avec ces vêtements, personne ne pourrait se douter que c'est ton cas.
Pourquoi ne prends-tu pas exemple sur tes sœurs ?
Charlie eut un rire méprisant.
— Tu me vois porter du tweed et élever une ribambelle d'enfants et de chiens ?
Devant le regard sévère de son père, elle leva les mains.
— Je sais ! Je suis incapable de vous apprécier à votre juste valeur et je ne connais pas ma
chance.
— Il n'est jamais trop tard pour apprendre. Voilà pourquoi j'ai fait bloquer ton compte en
banque. Tu ne pourras plus te servir de tes cartes de crédit.
Charlie fronça les sourcils tandis qu'elle prenait conscience de la portée des paroles de son
père. D'un geste las, elle repoussa les mèches qui s'étaient échappées de ce qui ressemblait
vaguement à une natte.
— C'est impossible !
— Détrompe-toi ! Tant que tu continueras à faire n'importe quoi, tu n'auras plus accès à ta
fortune. J'espère néanmoins que cette situation ne s'éternisera pas.
— Mais tu ne peux pas être aussi dur. J'ai des factures à régler, des responsabilités.
— Je réglerai tes factures moi-même. Quant aux « responsabilités » dont tu parles, elles ne
concernent que des parasites qui vivent à tes crochets. Cela leur fera le plus grand bien de se
débrouiller pour subvenir à leurs besoins.
Sir Charles sortit un dossier d'un tiroir.
— Tu as plus de chance qu'eux puisque je t'ai trouvé un emploi. Temporaire, seulement, mais
nécessité fait loi. Il s'agit d'être l'assistante de Friedrick sur un reportage photo. En Afrique, tu
te rendras peut-être compte qu'il y a d'autres ennemis à combattre que la démocratie libérale.
Trop occupée à chercher le moyen de se tirer de ce guêpier, Charlie n'entendit que d'une
oreille le sermon de son père. Il était hors de question qu'elle travaille pour Friedrick.
— Tu m'écoutes, Charlie ?
Sir Charles s'exprima sur le ton qu'il réservait aux chiots particulièrement turbulents.
— Ton avion part ce soir. Une chambre a été réservée au Norfolk à Nairobi.
Au nom de Nairobi, un frémissement d'excitation parcourut la jeune femme.
— Friedrick viendra te chercher. Charlie revint brutalement sur terre.
— Je ne peux pas travailler avec lui.
— Je suppose que cette réticence signifie que tu as déjà rencontré le gentleman.
— Un gentleman, Friedrick ?
On ne pouvait trouver qualificatif plus mal adapté. Charlie l'avait rencontré une fois, en effet,
et elle conservait un souvenir mémorable de l'événement, même si elle aurait préféré l'oublier.
— Ne m'y oblige pas, papa ! Je ne peux pas y aller. Il est...
— Il est ?
Charlie prit une profonde inspiration.
— Je lui ai jeté de la farine dessus un jour où il participait comme juré à un concours
international de beauté.
Un grand éclat de rire salua cet aveu.
— Je n'ai pas le souvenir que tu m'aies demandé une caution pour te sortir de prison.
— Il n'a pas porté plainte, murmura Charlie en évitant le regard de son père.
En effet. Friedrick s'était chargé de la punir à sa manière. Sir Charles lança un coup d'œil aigu
à sa fille.
— Il ne te reste qu'à espérer qu'il ne se rappelle pas cet incident aussi bien que toi.
Charlie en doutait. Elle était même prête à mettre sa main au feu que le photographe gardait
un souvenir très vif de leur rencontre. Des larmes d'humiliation lui montèrent aux yeux. Son
père ne comprenait-il pas qu'il la plaçait dans une situation impossible ?
—Cet homme est odieux. Je refuse de travailler pour lui.
— Je reconnais qu'il a un caractère exécrable, mais c'est un photographe d'exception. Tu
feras beaucoup de progrès avec lui.
Sir Charles s'appuya contre le rebord du bureau en croisant les bras.
— Tu as besoin d'une rupture complète avec ta vie londonienne. Vas-y, Charlie. A ton retour,
si tu as donné satisfaction à Friedrick, nous reparlerons de ton projet de refuge.
— Pourquoi pas maintenant ?
Charles Bainbridge considéra sa fille préférée. Avec sa manie de prendre fait et cause pour
les opprimés de tout poil, elle lui rappelait terriblement sa femme.
— Il te faut un cadre, ma fille. Tu es généreuse, mais tu gaspilles ton énergie en te dispersant
dans trop de directions à la fois.
Cet éloge ranima l'espoir de Charlie qui saisit la balle au bond.
— Je peux m'amender tout de suite, tu sais. Si tu m'aides pour le refuge, je te promets de ne
plus participer à une seule manifestation.
Elle assortit cette déclaration d'un sourire conquérant, mais s'entendit répondre vertement :
— Charlie !
Raté, songea-t-elle avec un pincement au cœur. Mais cela avait valu le coup d'essayer.
— Friedrick prend tous les ans les photos du calendrier de la compagnie, reprit sir Charles.
Ce séjour au Kenya te donnera non seulement l'occasion d'exercer le métier que tu as appris
auprès d'un maître en la matière, mais aussi de me rendre service. Si cela peut t'aider, essaie de
me considérer comme une cause qui mérite qu'on la serve. Ce n'est pas beaucoup demander
en compensation du scandale que tu viens de provoquer. Applique-toi à donner entière
satisfaction à Friedrick, sinon il refusera peut-être de travailler de nouveau pour moi et cela me
contrarierait beaucoup.
Il lui tendit une enveloppe.
— Voilà ton billet d'avion et des chèques de voyage. Charlie ne bougea pas d'un pouce.
— Et si je refuse ?
— Il ne te restera plus qu'à espérer que tes amis se montreront aussi généreux avec toi que
tu l'as été avec eux.
— Tu oublies les services sociaux. L'expression de sir Charles se durcit.
— Tu ne crois pas qu'ils ont assez de demandes légitimes sur les bras ?
Charlie défia son père du regard, mais finit par baisser les yeux devant l'expression
implacable qu'il lui opposa.
— Tu m'aideras vraiment pour ce refuge ?
— Je te le promets.
La jeune femme réprima un sourire. Ce projet lui tenait vraiment à cœur. Avec le soutien de
son père, elle avait de bonnes chances de le mener à bien alors que, seule, elle doutait d'y
parvenir. S'il fallait pour cela côtoyer pendant quinze jours l'abominable Friedrick, tant pis ! Le
jeu en valait la chandelle.
— Bon, c'est d'accord. Je ferais bien de ne pas traîner si je pars ce soir.
L'enveloppe à la main, elle jeta sa besace sur une épaule et se dirigea vers la porte. Au
moment de l'ouvrir, elle se retourna, la main sur la poignée.
— Je suis vraiment navrée pour cet article, tu sais.
— Si Friedrick est content de toi, tu seras pardonnée. Bonne chance, Charlie.
Elle en aurait besoin, songea la jeune femme en quittant le bureau paternel. Satisfaire un
individu aussi exigeant que Friedrick tenait de la gageure.
La secrétaire de son père lui tendit un verre d'eau.
— Voilà des comprimés contre la malaria. Tu aurais dû commencer à les prendre il y a quinze
jours, mais si tu suis les instructions de la notice, tout ira bien.
— Merci, Bishop, toutefois ce ne sont pas les moustiques qui m'inquiètent le plus.
Mlle Bishop se mit à rire.
— Ne t'inquiète pas pour Friedrick, Charlie. Ce n'est pas du tout l'ours mal léché que la
presse se complaît à décrire, mais un homme charmant.
— C'est justement l'usage qu'il fait de son charme qui intéresse tant les journalistes.
— Tu sais bien qu'il ne faut leur accorder aucun crédit. Quand Friedrick nous a envoyé ce
fax ce matin pour nous demander un remplaçant de toute urgence, j'ai dit à ton père que c'était
l'occasion rêvée pour...
Comprenant qu'elle venait de se trahir, la secrétaire laissa sa phrase en suspens.
— C'est toi qui as suggéré à mon père de m'envoyer là-bas ? Et moi qui croyais que tu étais
mon alliée ! D’ailleurs, pourquoi a-t-il besoin d'un remplaçant ?
— Michael, son assistant, est à l'hôpital. J'ai pensé que tu n'aurais pas le temps de faire des
courses, alors je t'ai acheté de la crème solaire et de la lotion anti-moustique. As-tu besoin
d'autre chose ?
— D'un nouvel appareil photo. Ces brutes ont cassé le mien, hier.
— Je ne suis pas certaine que j'aie le droit. Les instructions de ton père sont catégoriques.
— L'assurance couvrira les frais. Allez, Bishop, un bon geste. Je ne peux pas partir pour
l'Afrique sans appareil.
La secrétaire fut incapable de résister à cette supplique.
— Bon. Ecris le nom du modèle sur ce bloc-notes. Henry te l'apportera quand il viendra te
chercher pour t'emmener à l'aéroport.
— Tu es un ange. Il me faut des pellicules, également. Et puis des carnets et un assortiment
de stylos et de crayons.
La secrétaire poussa un soupir résigné.
— Je donnerais le tout à Henry. Il t'attend pour te ramener chez toi.
— Merci, Bishop, je te revaudrai ça.
Quelques mois auparavant, Charlie avait acheté une petite maison à Paddington. Sa joie de
regagner ses pénates se dissipa dès qu'elle vit le désordre qui régnait à l'intérieur. Ses
compagnons de cellule occupaient la cuisine. Ils venaient de terminer le déjeuner et les reliefs
de leur repas jonchaient chaque surface libre. Quant au réfrigérateur qu'elle avait rempli la
veille, il ne contenait en tout et pour tout qu'une bouteille de lait vide. Agacée par ce laisser-
aller, elle se demanda si aucun d'entre eux avait jamais lavé une assiette ou s'était interrogé sur
la provenance de la nourriture.
— Quelqu'un pourrait-il aller acheter du lait ? lança-t-elle à la cantonade.
Tout le monde ignora sa requête jusqu'à ce qu'elle exhibe un billet. L'un des occupants de la
cuisine se leva mollement, glissa le billet dans sa poche et s'éclipsa. Restait à espérer qu'il
reviendrait avec le lait. En revanche, elle fit d'ores et déjà une croix sur la monnaie.
Après avoir passé la nuit à chanter des rengaines protestataires, Charlie commençait à
ressentir sérieusement les effets de la fatigue. Malheureusement, elle n'avait pas le temps de
dormir. Elle rattraperait son retard de sommeil dans l'avion.
Devant sa chambre, elle sortit une clé de son sac et déverrouilla la porte. Elle n'était pas aussi
naïve que son père le croyait. Sa chambre était son refuge, un sanctuaire inviolé où régnait un
ordre raffiné et dans lequel elle n'autorisait personne à entrer.
Son reflet dans la glace de la salle de bains l'horrifia. En un rien de temps, elle se déshabilla,
jeta ses vêtements dans le panier à linge et ouvrit le jet de la douche.
Quand elle en sortit, dix minutes plus tard, elle se sentait revigorée. Les cheveux enveloppés
dans une serviette, elle examina le contenu de sa garde-robe. Quinze jours dans la brousse
africaine nécessitaient un équipement approprié.
Sa main s'arrêta sur la minijupe en daim noir qu'elle portait le jour où elle avait croisé le
chemin de Friedrick. Pour mieux se fondre parmi les spectateurs, ses compagnes et elle avaient
soigné leur apparence afin de se faire passer pour des apprentis mannequins. Charlie s'était
donné un mal fou pour endosser ce rôle, sans oser s'avouer qu'elle avait aimé ces préparatifs.
Un chemisier de soie blanche et de longues bottes en daim noir également complétaient sa
tenue. En perfectionniste, elle s'était offert une longue séance chez le coiffeur afin de discipliner
sa crinière dorée, et elle avait terminé par un maquillage chez une professionnelle. Lorsqu'elle
s'était contemplée dans la glace, elle avait eu du mal à se reconnaître dans la créature
ravageuse qui lui faisait face. Ses prunelles violettes paraissaient deux fois leur taille, et sa
bouche avait une moue lascive qui la choqua presque.
Etourdie par les regards admiratifs qui avaient salué son arrivée à l'Albert Hall, elle s'était
piquée au jeu et avait joué les vamps. Lorsque Friedrick avait pris place parmi les jurés, il avait
parcouru la salle des yeux. Charlie était assise au premier rang, le sac de farine caché dans un
grand sac frangé qu'elle avait posé sur ses genoux.
Quand le regard de Friedrick s'était arrêté sur elle, il l'avait détaillée de la tête aux pieds sans
cacher son admiration. Surprise et confuse, elle s'était sentie rougir jusqu'à la racine des
cheveux. Ces prunelles grises qui la dévoraient, la façon dont Friedrick haussait un sourcil
pensif tout en continuant à la dévisager l'avaient poussée à le choisir comme cible. S'il n'avait
pas été aussi séduisant, elle n'aurait pas prêté attention à son manège, mais, à son grand dam,
elle n'avait pu s'empêcher d'apprécier les épaules athlétiques, les cheveux noirs et bouclés qui
encadraient un visage à la beauté non pas classique mais saisissante.
Au bout du compte, il lui accorda beaucoup plus d'attention qu'aux candidates. S'il lui avait
adressé un sourire, elle aurait pu croire qu'il cherchait à flirter, mais ce ne fut pas le cas. Il se
contentait de la fixer encore et encore, de ce regard insistant et troublant.
Ses compagnes et elle avaient décidé de passer à l'action avant la proclamation des résultats.
Mais, à la surprise de Charlie, Friedrick ne fut pas une victime passive. Il agrippa son chemisier
et, malgré ses tentatives désespérées pour lui échapper, il s'y accrocha tant et si bien que les
boutons finirent par craquer et que le vêtement lui resta dans les mains. Au lieu de battre en
retraite pour se cacher, Charlie avait voulu reprendre son bien tout en essayant de couvrir sa
gorge d'une main. Bien entendu, Friedrick avait aussitôt profité de son avantage. D'un
mouvement vif, il l'avait empoignée et plaquée sur ses genoux avant de lui administrer une
fessée enthousiaste. Ensuite, profitant du tohu-bohu qui entourait l'arrestation des compagnes
de Charlie, il l'avait entraînée sans ménagement dans les coulisses.
Ses cheveux noirs et son smoking étaient couverts de farine. Quand il secoua la tête, un
nuage blanc les enveloppa tous les deux.
Il lui tendit son chemisier en ordonnant :
— Filez avant que je ne vous donne une autre fessée.
Le visage cramoisi, elle enfila le chemisier à la hâte en en ramenant les pans sur elle.
— Pourquoi avez-vous empêché qu'on m'arrête ?
— Pas pour vous tirer d'affaire, croyez-moi ! Je ne tiens pas à être la cible de la presse à
scandale, figurez vous ! Si vous cherchiez à vous faire de la publicité personnelle, il fallait
choisir quelqu'un d'autre. A présent, je vais mettre de l'ordre dans ma tenue. La sortie est par
là.
Tremblant de rage et d'humiliation, Charlie leva la main pour le gifler.
— M. Friedrick ? S'agit-il d'une des perturbatrices ?
Un vigile surgit devant eux. Devinant qu'elle avait l'intention de se rendre, Friedrick réagit
avec la rapidité de l'éclair. Il lui enlaça la taille, et, sans lui laisser le temps de protester, la
plaqua contre lui.
— C'est une amie. Elle s'apprêtait à partir. Pouvez-vous l'escorter afin de lui éviter une
mauvaise rencontre ?
Furieuse, Charlie se débattit en vain pour échapper à la poigne de fer qui la maintenait
prisonnière. Friedrick resserra sa prise en inclinant la tête vers elle. Comprenant son intention,
elle ferma les yeux, comme si cela pouvait empêcher l'inévitable de se produire, mais l'illusion
se dissipa dès qu'il s'empara de ses lèvres.
Il s'agissait d'un vrai baiser, intense, exigeant, possessif, un baiser vengeur qui lui donna le
vertige. Quand Friedrick releva la tête, elle était trop étourdie pour réagir. Il la contempla
longuement, ses cils interminables dissimulant ses yeux gris.
— Tout espoir n'est pas perdu, murmura-t-il. Tenez, prenez ça.
Otant sa veste de smoking, il la lui posa sur les épaules puis disparut en direction du vestiaire
en lançant :
— Je compte sur toi pour chauffer le lit, mon cœur. Mortifiée, Charlie dut subir le sourire
goguenard du vigile jusqu'à la sortie.
En se rappelant ce baiser, Charlie porta machinalement la main à ses lèvres. Friedrick voyait
défiler des centaines de femmes devant son objectif. Il n'y avait donc aucune raison pour qu'il
se souvienne d'elle, mais il serait peut-être prudent de se déguiser un peu. Pas trop, mais juste
assez pour duper sa mémoire.
Le chauffeur de son père écarquilla les yeux lorsqu'elle lui ouvrit la porte.
— Ne me regardez pas comme ça, Henry !
— J'ai cru que je m'étais trompé d'endroit. Je ne vous avais encore jamais vue en tailleur.
— C'est très inconfortable, je vous assure.
Henry prit ses bagages pour les déposer dans le coffre.
— Voulez-vous que je surveille votre maison pendant votre absence ?
— Inutile. Certains de mes amis l'occupent en ce moment. Devant l'expression réprobatrice
du chauffeur, elle ajouta :
— Rassurez-vous, ils ne sont pas aussi terribles qu'ils en ont l'air. Mlle Bishop a dû vous
confier un appareil photo pour moi, non ?
— En effet. Elle a préparé la facture dans une enveloppe pour la douane.
*
**
—Jambo, memsahib. Avez-vous quelque chose à déclarer ?
Confrontée au visage débonnaire du douanier, Charlie fit un effort pour revenir à la réalité.
Pendant que l'avion traversait l'Europe et la moitié de l'Afrique, elle avait dormi comme une
souche, manquant un somptueux lever de soleil au-dessus du Soudan. A son réveil, elle avait
regretté de ne pas avoir voyagé en jean quand elle avait découvert l'état navrant de son tailleur.
Les formalités de douane expédiées, Charlie s'engouffra dans un taxi bigarré dont la
banquette en velours rouge s'ornait de franges dorées. Le trajet fut si rapide que c'est à peine si
elle put apercevoir quelques collines avant qu'ils n'atteignent le cœur de Nairobi.
A son arrivée au Norfolk, un Masaï gigantesque qui officiait comme portier se précipita pour
prendre ses bagages.
Charlie le salua dans l'idiome local, ce qui lui valut un large sourire en récompense.
La réceptionniste lui réserva un accueil tout aussi chaleureux que le portier.
— Je vous ai installée dans un des cottages du jardin, mademoiselle. Si vous voulez bien
remplir le registre.
— Est-il encore possible de prendre un petit déjeuner ? La réceptionniste consulta sa
montre.
— Il vous reste une heure.
— Tant mieux, je meurs de faim.
— Vos bagages sont déjà au cottage. Voici vos clés.
Son sac sur l'épaule, Charlie se dirigeait vers le jardin quand elle pila net.
Un homme se tenait à l'entrée du hall et sa silhouette impressionnante se découpait contre le
soleil. Il parcourut le hall d'un regard gris, ignora le groupe d'américains prêts à s'embarquer
pour un safari puis se dirigea d'un pas décidé vers le bureau de la réception, inconscient des
têtes qui se retournaient sur son passage.
Pleine d'appréhension, Charlie suivit sa progression du regard. Elle ne se rappelait que trop
bien ce port de tête arrogant et cette démarche pleine d'assurance.
Dans une réaction toute féminine, elle regretta de ne pas avoir le temps de remettre un peu
d'ordre dans sa tenue. Avec ses cheveux en bataille et son tailleur froissé, elle ne se sentait
guère à son avantage. D'un autre côté, Friedrick ne ferait sans doute pas le lien avec la poupée
trop maquillée à laquelle il avait donné une fessée. Par précaution, cependant, elle chaussa les
lunettes teintées censées parfaire son déguisement.
— Je cherche Charlie Bainbridge, expliqua Friedrick à la réceptionniste. Il a dû arriver ce
matin. Pouvez-vous l'appeler, s'il vous plaît ?
La réceptionniste se mit à pouffer.
Irrité par cette réaction incompréhensible, Friedrick fronça les sourcils avec agacement. Puis
il déclara en articulant lentement comme s'il s'adressait à une demeurée :
— Je suis Friedrick. En principe, il m'attend.
Prise d'un fou rire inextinguible, la réceptionniste jeta un coup d'œil à Charlie. Friedrick suivit
son regard et Charlie sut qu'elle ne pouvait retarder la rencontre plus longtemps. Ravalant son
appréhension, elle fit un pas en avant.
— C'est moi que vous cherchez, monsieur Friedrick. Je suis Charlotte Bainbridge.
Elle tendit la main avec une assurance qu'elle était loin d'éprouver en espérant qu'il ne
remarquerait pas son léger tremblement.
Il la considéra avec une telle incrédulité qu'elle expliqua avec embarras :
— Tout le monde m'appelle Charlie.
Comme il n'esquissait pas un geste, elle laissa retomber sa main.
Les yeux gris passèrent en revue les mocassins en cuir souple, le tailleur froissé, le foulard de
soie blanche qui pendait tristement, le chignon à moitié défait et enfin les grandes lunettes de
soleil. Charlie voulait offrir l'image d'une femme efficace, mais, après une nuit en avion, l'effet
produit était plutôt désastreux.
Elle avait l'habitude d'être observée et souvent admirée par les hommes. D'ailleurs, elle avait
déjà vu Friedrick à l'œuvre, mais, cette fois-ci, il ne manifesta aucun signe d'intérêt, au
contraire. Son visage prit une expression résignée, puis il murmura dans sa barbe mais assez
fort pour qu'elle entende :
— Qu'ai-je fait pour mériter ça ?
Piquée au vif, Charlie faillit riposter vertement. Elle se ravisa en se rappelant la promesse de
son père de l'aider si elle se montrait à la hauteur de la mission qui l'attendait. Ravalant la
réplique cinglante qui lui venait aux lèvres, elle se força à sourire.
— Je m'apprêtais à prendre le petit déjeuner. Voulez-vous vous joindre à moi, monsieur
Friedrick ?
— Supprimez le monsieur et appelez-moi Friedrick. Vous avez vraiment faim ?
Enfin remise de sa crise d'hilarité, la réceptionniste suivait cet échange avec un intérêt non
dissimulé. Un regard furibond de Friedrick lui fit plonger le nez dans les papiers qui
s'entassaient sur son bureau.
Furieuse de cet accueil rien moins qu'aimable, Charlie s'exhorta au calme.
— Je tombe d'inanition, répondit-elle. Pourquoi n'iriez-vous pas commander pendant que je
vais me doucher ? Cela nous évitera de perdre trop de temps.
Friedrick consulta sa montre.
— Ne soyez pas trop longue, Charlotte.
—Charlie, pas Charlotte. Ne craignez rien : je n'en ai pas pour longtemps, conclut-elle sur un
petit salut désinvolte.
Le juron étouffé qui retentit dans son dos l'emplit de joie.
Sous la douche, Charlie hésita entre la colère et l'amusement. Friedrick n'aimait peut-être pas
les femmes dont la tenue laissait à désirer, mais elle-même ne l'aimait pas tout court. Cela étant,
pour deux semaines de prises de vues en Afrique, elle était prête à supporter un certain nombre
de désagréments, parmi lesquels l'humeur irascible de son mentor. Son père disait vrai :
Friedrick pouvait lui apprendre beaucoup. De toute façon, ils étaient obligés de se côtoyer
pendant quinze jours, que cela leur plaise ou non.
Tandis qu'elle fouillait dans son sac à la recherche d'une tenue de rechange, elle regretta
d'avoir pris tant de soin à repasser ses vêtements. Ce goujat de Friedrick ne méritait pas le
moindre effort. Dire que la veille elle avait déploré d'avoir négligé sa garde-robe depuis trop
longtemps ! Aujourd'hui, la situation avait changé et la coquetterie n'était plus de mise.
Les tenues achetées dans des boutiques de troc offraient des possibilités infinies. Elle choisit
un T-shirt élimé dont le col bâillait, un pantalon verdâtre qui n'avait plus de forme et compléta
sa tenue par une paire de chaussures de tennis.
Une fois prête, elle jugea du résultat dans la glace. Une fois refait, le chignon était rébarbatif
à souhait. Son déguisement prenait forme. Il n'était pas vraiment grotesque, juste suffisant pour
qu'un homme n'ait pas envie de l'accompagner. Un homme comme Friedrick, en tout cas.

2.
Assis à une table, Friedrick pianotait avec impatience sur la nappe sans remarquer la
présence de Charlie.
Depuis le seuil de la pièce, elle le fixait intensément. Tout à coup, comme s'il avait senti le
poids de son regard, il releva la tête et l'aperçut enfin. En le voyant pâlir, Charlie fut largement
récompensée de ses efforts. La laideur de son accoutrement faisait son effet. Elle adressa un
petit salut de la main à Friedrick et se dirigea vers lui. L'expression résignée de ce dernier lui
mit du baume au coeur.
— Avez-vous commandé pour moi ? demanda-t-elle en s'asseyant.
— Un vrai petit déjeuner anglais. Vous pouvez également vous servir de fruits et de céréales
au buffet.
Charlie jeta un coup d'oeil en direction de la table chargée de fruits exotiques.
— Je ne connais pas toutes ces variétés. Cela vous ennuierait de m'aider à choisir ?
A la raideur de Friedrick, Charlie devina que, chez lui, une folle envie de l'étrangler livrait
bataille aux bornes manières. Et si les dernières l'emportèrent, ce fut d'une très courte longueur.
— Non, murmura-t-il du bout des lèvres.
Quand il se leva. Charlie se fit l'effet d'une naine du haut de son mètre soixante-cinq.
Tandis que Friedrick s'efforçait de lui décrire le goût des papayes, mangues, goyaves et
autres fruits rares, Charlie fit mine de s'extasier devant tant de variété. Ensuite, elle affecta un
air indécis, tout en savourant secrètement l'embarras de son compagnon.
— Si vous essayiez tout ? finit-il par suggérer.
— Je ne pourrais jamais.
Là-dessus, d'un coup de fourchette, Charlie déposa dans son assiette la tranche de papaye
sur laquelle elle avait jeté son dévolu au premier coup d'œil.
De retour à leur table, Friedrick s'éclaircit la voix.
— Je crains qu'il n'y ait un léger malentendu, mademoiselle Bainbridge.
— Charlie, rectifia-t-elle. Tous mes amis m'appellent comme ça, monsieur Friedrick, et je
suis certaine que nous allons devenir très bons amis.
— Le fax de Mlle Bishop mentionnait Charlie Bainbridge, reprit-il en s'abstenant de
commenter cette dernière remarque. Naturellement, j'ai pensé qu'il s'agissait d'un homme.
Charlie éclata de rire.
— Vous n'êtes pas le premier à vous méprendre. Personne ne m'appelle Charlotte. Mon
père a toujours voulu un fils, alors mes sœurs et moi nous appelons respectivement Henry, Max
et Charlie.
Une fois remis de sa surprise, Friedrick déclara :
— L'ennui est que cela pose un problème de logement. Michael Prior partageait la même
tente que moi et nous n'avons plus de place ailleurs.
Charlie faillit s'étrangler en avalant un morceau de papaye. Friedrick lui donna sur le dos
plusieurs tapes un peu trop énergiques.
Faisant remonter ses lunettes de soleil sur le sommet de sa tête, elle s'essuya les yeux.
— Vous avez bien parlé de tente ?
Pour la première fois depuis leur rencontre, un large sourire fleurit sur les lèvres de Friedrick.
— Des tentes pour deux. Mlle Bishop aurait-elle oublié de le préciser ? Nous campons au
sud, à côté d'une rivière. Vous croyiez que les séances de photos auraient lieu à Nairobi
même ?
Charlie resta coite. Elle avait eu peu de temps pour réfléchir aux conditions de son séjour et
tombait de haut. Jusque-là, elle avait cru que son unique problème était Friedrick. A présent,
sa mission s'avérait bien plus pénible qu'elle ne l'avait pensé tout d'abord. En effet, elle détestait
camper, avait une peur bleue des insectes de tout poil et était terrifiée par l'obscurité. Il ne
s'agissait sûrement pas d'un hasard si son père l'avait envoyée là, mais la punition lui semblait à
présent un peu trop sévère à son goût.
Deux semaines en compagnie de Friedrick pour aider des personnes en détresse lui avait
paru un prix assez doux à payer. Une telle naïveté frisait la bêtise. Elle aurait dû se douter que
son père lui réservait un sort bien pire. En fait, il la mettait au défi de savoir ce qu'elle était prête
à endurer pour que son refuge voit enfin le jour.
Qu'à cela ne tienne ! Son projet lui tenait suffisamment à cœur pour camper, affronter une
armée d'insectes, la nuit noire, un lit inconfortable... et Friedrick.
Sa contrariété ne sembla pas échapper à son compagnon, car il l'observait d'un air pensif.
— Nous avons eu un mal fou à dénicher nos tentes, expliqua-t-il. Je doute que nous en
trouvions une autre, mais on ne sait jamais. Si cela vous est égal de dormir seule, nous pouvons
toujours essayer.
Il mordit à belles dents dans un toast et continua :
— Vous portez toujours des lunettes ?
Charlie qui les avait complètement oubliées les chaussa à la hâte.
— Je ne peux pas m'en passer.
— C'est curieux. J'ai l'impression de vous avoir déjà vue quelque part. La couleur de vos
yeux est très inhabituelle.
— Nous nous sommes peut-être croisés dans les bureaux de mon père.
Il lui jeta un regard incrédule.
— Charles est votre père ! Je savais qu'il n'avait que des filles, mais comme...
— Comme vous attendiez un homme, vous n'avez pas fait le lien, conclut-elle avec une gaieté
forcée.
Une lueur d'espoir brilla soudain dans les yeux de Friedrick.
— Vous ne pouvez pas partager ma tente, Charlie. Votre père risquerait de prendre très mal
la chose.
Il lui offrait là une occasion inespérée de se tirer d'affaire. En effet, Friedrick semblait encore
préférer se passer d'assistant que de se voir imposer une femme, surtout une femme aussi peu
coquette. Qu'elle soit bon photographe ou non n'avait aucune importance.
Mais si elle rentrait à Londres en expliquant que Friedrick l'avait renvoyée parce qu'elle était
une femme, personne ne la croirait. Et puis son père la laisserait tomber pour le refuge. Par
conséquent, il ne se débarrasserait pas aussi facilement d'elle qu'il l'escomptait. D'ailleurs, cela
lui remontait le moral de savoir qu'il avait aussi peu envie de travailler avec elle que
réciproquement.
Forte de cette analyse, elle se pencha vers lui en murmurant sur le ton de la confidence :
— Mon père m'a recommandé de vous donner entière satisfaction, alors ne vous faites pas
de souci pour cette histoire de tente. Je me sentirai en complète sécurité avec vous.
Elle disait vrai. L'idée de dormir seule en pleine brousse l'épouvantait. Et comme il y avait
peu de chances pour que Friedrick soit tenté de tester son charme légendaire sur sa personne,
elle pourrait dormir sur ses deux oreilles.
A cet instant, un serveur déposa devant elle une assiette copieusement garnie.
Friedrick qui s'était contenté d'un café et d'un toast se rejeta contre son dossier en fermant
les yeux. Tout en savourant ses œufs au bacon, Charlie en profita pour l'examiner à loisir.
Détendu, il paraissait plus jeune et beaucoup moins impressionnant.
Intriguée, elle se demanda pourquoi un photographe aussi talentueux perdait son temps à
prendre des photos pour des calendriers. Il y avait quand même plus intéressant à faire avec un
appareil.
Elle en était là de ses pensées quand il rouvrit les paupières pour la fixer d'un regard perçant.
— Dès que vous aurez terminé, nous prendrons la route. Un peu gênée, Charlie se
demandant s'il s'était rendu compte de l'examen auquel elle venait de se livrer.
— Si vite ? J'espérais avoir le temps de visiter Nairobi.
— Nous ne sommes pas en vacances, Charlie. Si vous devez être mon assistante, autant
l'accepter tout de suite, parce que je déteste me répéter.
Cette mauvaise humeur fit les délices de Charlie qui se garda pourtant bien de le montrer.
— Entendu. Je vais chercher mes bagages.
Elle attendit un instant qu'il propose de s'en charger - ce qu'il ne fit pas.
— Je vous attends dans la jeep. Ne traînez pas. Poussée par un démon inconnu, elle ne put
résister à une dernière provocation.
— Laissez-moi le temps de téléphonera Londres. J'ai promis à mon père de le prévenir
lorsque je serais arrivée.
Posant les deux paumes à plat sur la table, Friedrick se redressa lentement en se penchant
vers elle d'un air menaçant. Quelques paillettes bleues parsemaient ses prunelles grises et un
muscle tressaillait sur sa tempe, nota Charlie malgré elle.
— J'ai perdu beaucoup de temps pour venir vous chercher aujourd'hui, mademoiselle
Bainbridge. Maintenant, je dois retourner directement d'où je suis venu. Si vous tenez à
travailler pour moi, je vous conseille de me suivre. Quant à votre père, s'il désire avoir de vos
nouvelles, il appellera la compagnie d'aviation.
Charlie savait qu'elle était allée trop loin. Elle voulait agacer Friedrick, non provoquer sa
colère.
— Quand je suis en reportage photo, poursuivit-il sur sa lancée, je travaille vingt-quatre
heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Et pendant ce temps-là, mon équipe suit le
mouvement.
Il se tut un court instant pour que Charlie se pénètre bien du sens de ses paroles puis reprit
avec un plaisir évident :
— Mon assistant doit être à ma disposition en permanence, prêt à bondir à la moindre
injonction, de jour comme de nuit. Aussi vous feriez bien de définir vos priorités dès maintenant
car il est hors de question que je fasse des aller-retours à Nairobi pour vous permettre de
téléphoner à votre papa. C'est clair ?
Rendu furieuse par cette algarade, Charlie riposta avec vivacité :
— Heureusement que nous bivouaquerons ensemble. Vous ne serez pas trop loin quand
j'aurai besoin de demander la permission d'aller aux toilettes. Et rassurez-vous : je vous
promets de ne pas révéler à mon père que nous dormons dans la même tente. Il ne
comprendrait probablement pas.
Friedrick se raccrocha à cette bouée comme un homme qui se noie.
— Pourquoi ne resteriez-vous pas à Nairobi pendant quinze jours ? suggéra-t-il. Tout le
monde sait que je m'emporte facilement. Il vous suffira de dire qu'il vous est impossible de
travailler pour moi, on vous croira. Si vous venez, vous aurez la vie dure.
Insensible à ce vibrant plaidoyer, Charlie répliqua sans aucune pitié :
— Mon père m'a instamment demande de vous donner entière satisfaction, et j'ai l'intention
de m'acquitter de ma mission. Comment ferez-vous si personne ne peut tenir votre
posemètre ? Vous avez besoin de moi, c'est évident.
L'espace d'un instant, Charlie crut que Friedrick allait exploser, mais, contre toute attente, il
haussa les épaules avec résignation.
— Très bien. Je vous attends devant l'hôtel.
Quand elle le rejoignit quelques minutes plus tard, Friedrick était installé au volant d'une jeep.
Jetant ses sacs à l'arrière, elle monta à côté de lui. Le chapeau de paille qu'elle avait ajouté à sa
panoplie lui valut un coup d'œil consterné. Il parut sur le point de faire un commentaire mais dut
se raviser, car il garda le silence.
Comme il ne démarrait pas, elle lança avec insolence :
— Je croyais que vous étiez pressé ?
La question lui valut un regard meurtrier. Friedrick tourna la clé de contact, fit un brusque
demi-tour et s'élança sur la chaussée.
Plusieurs kilomètres s'écoulèrent dans un silence de plomb avant qu'il ne rompe le silence.
— Votre chapeau est un vrai cauchemar. Charlie effleura son couvre-chef.
— Il sert juste à me protéger du soleil, vous savez. Et puis, nous ne sommes pas à Ascot.
Friedrick lui jeta un regard en biais et sourit.
— Certes ! Au moins, les autres filles ne se sentiront pas menacées.
Charlie refusa de prendre la mouche. Après tout, elle avait tout fait pour s'attirer ce genre de
remarque. D'autre part, elle se moquait comme d'une guigne de ce qu'il pensait de sa personne.
— Quelles autres filles ?
— Elles n'apprécient pas la concurrence d'une non-professionnelle.
Charlie comprenait de moins en moins.
— De qui parlez-vous, enfin ?
— Des mannequins. Il y en a trois : Kelly, Peach et Amber. Elles posent pour le calendrier de
l'entreprise de sir Charles.
Charlie se mordit les doigts de n'avoir pas saisi la perche que Friedrick lui avait tendue à
l'hôtel. Malheureusement, il était trop tard pour revenir en arrière. De toute façon, sans billet de
retour, elle n'avait aucune moyen de rentrer sans se mettre à la merci de son père. Puisqu'elle
était piégée, autant faire contre mauvaise fortune bon cœur, conclut-elle avec son esprit positif
habituel.
— Votre père ne vous a pas parlé du calendrier ? demanda Friedrick.
— Si.
— Quelles sont vos compétences en matière de photographie ? Quels travaux avez-vous
déjà réalisés, si tant est que vous ayez déjà tenu un appareil en main ?
Charlie s'accorda quelques minutes de réflexion en contemplant la plaine qui s'étendait à l'est
de Nairobi. Le visage impénétrable, Friedrick attendit patiemment qu'elle veuille bien répondre.
Jusque-là, le petit jeu auquel elle avait eu recours l'avait beaucoup amusée, mais elle prit
conscience qu'il était fini. Soudain très déprimée, elle contempla le halo bleu qui enveloppait les
collines à l'horizon. Autour d'eux s'étendait le plateau sur lequel ils roulaient, paysage aussi
vaste que grandiose.
Agacée de s'apitoyer sur son sort, elle se ressaisit.
— J'ai pris beaucoup de photos de famille, déclara-t-elle avec le plus grand sérieux. Les
chiens, les enfants de mes sœurs, mes beaux-frères... Tout le monde les trouve excellentes.
— Autre chose ?
— J'ai pris un cliché de la princesse Anne, une fois.
— Ah !
Friedrick parut un peu plus intéressé.
— Elle assisté un jour à l'inauguration de la nouvelle salle de sport de ma pension. Je lui ai
envoyé un exemplaire de la photo et j'ai reçu une lettre de remerciement par retour du courrier.
Ils amorcèrent la descente du plateau. L'air devint étouffant et moite.
— Quelle chaleur ! fit Charlie en s'éventant avec la main.
— Et encore, la température va aller en augmentant.
— Combien de temps faut-il pour atteindre le campement ?
— Cela dépend de la circulation.
Charlie ouvrit des yeux ronds et contempla la route déserte. Mis à part de rares taxis
surchargés, ils n'avaient croisé personne.
— Je faisais allusion aux animaux, précisa Friedrick. Il est fréquent que la chaussée soit
bloquée par un éléphant ou un buffle qui refuse de se laisser déloger.
— Vous plaisantez !
— Une fois, j'ai dû reculer pendant cinq kilomètres sur une route qui bordait un précipice
parce qu'un éléphant avait décidé de la descendre, Friedrick répliqua avec un plaisir manifeste.
— Où était-ce ?
— Au Zambèze.
Charlie poussa un soupir de soulagement.
— Vous séjourniez là-bas pour réaliser un de vos calendriers ?
— Non, je prenais des photos pour soutenir la collecte de fonds d'un organisme caritatif qui
lançait une campagne de vaccination contre la polio.
Pour une fois, Charlie fut réduite au silence. Cette révélation cadrait mal avec l'image du
play-boy à la recherche de contrats faciles et rémunérateurs.
— Cela vous étonne ?
— Je pensais que vous vous consacriez exclusivement aux photos destinées à illustrer des
calendriers.
— Eh bien, vous vous trompiez. Et puis, de toute façon, réaliser un calendrier me paraît plus
intéressant que de faire des photos de famille ou d'animaux de compagnie.
Après cet échange, le silence s'installa.
En franchissant un pont, Friedrick s'arrêta brusquement. Il contourna la voiture et tendit la
main à Charlie pour l'aider à sortir.
— Pourquoi vous arrêtez-vous ?
— Vous vouliez faire un peu de tourisme, non ?
Après une brève hésitation, elle plaça sa main dans celle de son compagnon. Les doigts
fermes qui se refermèrent sur les siens provoquèrent en elle un trouble insidieux qui la mit très
mal à l'aise.
— Que sommes-nous censés admirer ?
— Le pont de chemin de fer de Tsavo, précisa-t-il en désignant un autre pont situé en amont
de la rivière.
Charlie acquiesça poliment sans comprendre pourquoi ce pont parfaitement ordinaire aurait
dû susciter son admiration.
— Il est très joli. C'est gentil de me l'avoir montré.
Elle voulut remonter dans la jeep, mais Friedrick la retint.
— Ne me dites pas que vous n'avez pas entendu parler des mangeurs d'hommes du Tsavo.
Vous avez bien dû lire quelques guides avant de venir, non ?
— Jusqu'à hier, j'ignorais que je venais.
— Eh bien, pendant la construction de ce pont, deux lions ont dévoré à eux seuls une
centaine d'ouvriers.
Le scepticisme de la jeune femme n'échappa pas à son compagnon.
— Vous croyez que j'exagère ? Pourtant, les travaux ont pris un an de retard à cause de ces
lions. L'ingénieur qui dirigeait le chantier a publié un livre passionnant à ce sujet. Je vous le
prêterai si cela vous tente.
Charlie se demanda où Friedrick voulait en venir. Malheureusement, son expression
impénétrable ne laissait rien deviner de ses pensées.
Sans rien dire, elle remonta dans la voiture. En reprenant le volant, Friedrick déclara :
— La plupart des victimes était des ouvriers indiens qui dormaient dans des tentes. Cela dit,
les lions ne sont pas les animaux les plus dangereux. Les dudus sont mille fois plus à craindre.
Charlie se sentit pâlir.
— Les dudus ? répéta-t-elle d'une voix mal assurée.
— Les insectes, les serpents, les microbes, toutes les bestioles possibles. Dudu est le terme
swahili qui les désigne dans leur ensemble.
Un frisson désagréable parcourut Charlie. Mais, certaine que Friedrick observait ses
réactions avec plaisir, elle fournit un effort surhumain pour se maîtriser et contempla avec
étonnement un panneau routier sur lequel figurait un éléphant.
Peu après, Friedrick freina brusquement.
— Que se passe-t-il ?
— Des éléphants ! Ils vont traverser la route.
Charlie ne vit rien. Quand Friedrick fit marche arrière, elle jugea que, cette fois, il poussait la
plaisanterie un peu trop loin.
— Vous me faites marcher, Friedrick, ne vous donnez pas cette peine.
Au même instant, la tête d'un pachyderme émergea du feuillage dense qui bordait la route.
— Ça alors ! Ils traversent toujours là où il y a un panneau ?
Fascinée, elle se tourna vers l'arrière pour prendre son appareil. D'une poigne solide,
Friedrick l'obligea à reprendre sa place.
— Ne bougez pas ! ordonna-t-il entre ses dents.
— Mais je... Oh, il y a un bébé !
L'un des éléphants adultes se dirigea vers eux en agitant ses oreilles.
— Taisez-vous, bon sang, nous ne sommes pas au zoo ! Comprenant à demi-mot que
l'animal les menaçait, Charlie se tassa sur son siège. Malgré la poigne presque brutale qui lui
serrait le bras, elle se réjouit de ne pas être seule. Quand l'effluve d'une eau de toilette
masculine lui parvint, elle détourna un instant les yeux du spectacle pour dévisager son
compagnon.
Le contraste avec le Friedrick tiré à quatre épingles de leur première rencontre était
saisissant. A cause de la chaleur et de l'humidité, ses cheveux noirs bouclaient de façon
désordonnée.
Charlie s'interrogea alors sur les origines de son compagnon. Son nom et une très légère
pointe d'accent suggéraient l'Europe de l'est, mais rien ne permettait de l'affirmer.
En tournant brusquement la tête, il la surprit en train de l'observer. Les yeux gris soutinrent
son regard un moment, puis il la lâcha brusquement.
— C'est presque fini.
Charlie se frotta machinalement le bras comme pour effacer le souvenir de cette poigne
d'acier. Un éléphant barrit dans leur direction en levant sa trompe avant de disparaître avec ses
congénères.
Friedrick reprit la route très lentement. En passant devant l'endroit où le troupeau s'était
enfoncé, Charlie jeta un coup d'œil méfiant et se rejeta contre son dossier en soupirant.
— Cela arrive souvent ?
— Cet endroit est un de leurs lieux de passage préférés. Mais le panneau a été placé là pour
avertir les hommes, pas pour donner des instructions aux éléphants, conclut-il avec une ironie
cinglante.
Au fur et à mesure que le soleil montait dans le ciel, la chaleur allait croissant.
Pour la première fois, Charlie s'interrogea sur ce qui l'attendait. La veille, elle s'était trouvée
trop fatiguée pour s'en soucier et, ensuite, la présence de Friedrick ne lui en avait pas laissé le
temps. Maintenant, elle devait non seulement se méfier de Friedrick, mais aussi des lions et des
dudus...
Cette perspective lui donna des sueurs froides. C'est tout juste si elle ne se retourna pas pour
vérifier qu'il n'y avait pas un serpent prêt à s'enrouler autour de son cou à l'arrière de la voiture.
Si elle tremblait en plein jour, que ferait-elle la nuit ?
Refusant de céder à une peur irraisonnée, elle fixa résolument la route.
— Accrochez-vous !
Friedrick lança l'avertissement trop tard. Charlie faillit être éjectée de son siège quand il
tourna à angle droit dans la savane et traversa une voie ferrée pour continuer sur une piste. Elle
aperçut quelques huttes, une boutique minuscule et des enfants qui les regardèrent passer d'un
air grave.
— C'est le dernier signe de civilisation que vous verrez avant longtemps, prévint Friedrick.
La voiture cahotait sur une piste étroite truffée de nids de poule. La jeune femme s'agrippa
des deux mains aux côtés de son siège tandis qu'ils filaient, laissant échapper un nuage de
poussière rouge dans leur sillage.
Quand une gazelle traversa juste devant le capot de la jeep, elle ne put retenir un cri de
frayeur.
— Ce n'est qu'un impala, se moqua Friedrick. Ils sont inoffensifs, vous vous y habituerez.
Les chacals sont autrement plus impressionnants.
— Les lions aussi, je sais, fit-elle avec hargne.
Occupé à franchir une ornière très profonde, Friedrick ne répondit pas. Charlie pesta. S'il
espérait l'effrayer avec ses histoires de lions mangeurs d'hommes, il perdait son temps. Les
lions ne lui faisaient pas peur. En revanche, elle ne pouvait pas en dire autant au sujet des
dudus.
— Nous sommes presque arrivés. Le campement se trouve de l'autre côté de la rivière.
Celle-ci était encaissée au fond d'une gorge profonde et étroite, en contrebas d'une falaise
vertigineuse. Quelques minces filets d'eau serpentaient entre des bancs de sable et
s'élargissaient parfois pour former des mares.
— Nous avons de la chance que les pluies n'aient pas été trop fortes cette année, sinon nous
aurions dû utiliser un bateau.
— Cela ne me gêne pas de me mouiller les pieds pour une bonne cause, lança Charlie.
— Voilà des propos que vous allez probablement regretter. La route — ou du moins, ce qui
en tenait lieu — descendait presque à la verticale de la falaise. Persuadée que la voiture allait
tomber dans le vide, Charlie se cramponna désespérément au tableau de bord jusqu'ils arrivent
en bas. La traversée de la rivière s'effectua sans encombre, puis la montée commença. La jeep
avançait mètre par mètre et semblait parfois presque suspendue dans le vide. Charlie ne sut
jamais par quel miracle ils parvinrent au sommet.
D'un ample geste de la main, Friedrick désigna quelques tentes éparpillées.
— Bienvenue à Kathekakai.
Ce mot parut chargé de pouvoirs maléfiques à Charlie.
— Cela veut dire quelque chose ?
— L'endroit de la peur ou du sacrifice, au choix. Incapable de déterminer s'il la menait
encore en bateau, Charlie lui jeta un coup d'œil. Mais Friedrick était déjà descendu de voiture
et se dirigeait vers la plus grande des tentes. Elle le suivit en s'efforçant de ne pas songer aux
insectes minuscules qui peuplaient l'herbe sèche qu'elle était en train de fouler.
Une demi-douzaine de personnes installées- autour d'une table jouaient aux cartes. Toutes
saluèrent Friedrick, mais leur attention se concentra sur Charlie.
— Permettez-moi de vous présenter Charlie Bainbridge, déclara-t’il avec emphase.
Un silence stupéfait s'abattit sur l'assistance. Puis un homme âgé d'une cinquantaine d'années
s'exclama en souriant :
— Mais, c'est une femme !
— Je suis heureux que tu saches distinguer un sexe de l'autre, Walter, fit froidement observer
Friedrick.
— J'ai toujours su le faire, mon cher. Walter serra la main de Charlie avec chaleur.
— Ne faites pas attention à Friedrick. Il s'entraîne depuis sa plus tendre enfance à être
désagréable avec tout le monde.
Une brune ravissante jeta un bref coup d'œil à Charlie avant de se retourner vers ses
partenaires comme si elle n'existait pas.
— Quatre rois et une suite à cœur. J'ai gagné !
Piquée au vif par cet accueil glacial, Charlie dut se rappeler la raison de sa présence en
évoquant les innombrables personnes sans abri qui donneraient tout ce qu'elles possédaient
pour avoir la chance d'être à sa place. Réconfortée par cette pensée, elle avança sous la tente.
— Tout le monde m'appelle Charlie.
— Vous avez un lien de parenté avec sir Charles ? s'enquit Walter.
— C'est sa fille, déclara Friedrick d'un ton sec.
Les deux hommes échangèrent un regard entendu qui hérissa Charlie.
— Vous devez mourir de soif, fit Walter. Que voulez-vous boire ?
— De l'eau minérale, si vous en avez.
Une minute plus tard, Walter lui tendait un verre qu'elle but à grands traits.
— Merci. Je vais sortir mes bagages de la jeep, maintenant. Quelqu'un veut-il avoir la
gentillesse de me montrer mes quartiers ?
— Où installe-t-on Charlie, Friedrick ?
— Il ne reste qu'un seul lit, rappela celui-ci d'un ton neutre.
Walter parut surpris, puis il haussa les épaules.
— J'espère que tu sais ce que tu fais.
— Elle ne risque rien, commenta la jolie brune. Friedrick a très bon goût en matière de
femmes.
Cette remarque provoqua un chut retentissant de sa voisine et l'hilarité du troisième
mannequin.
— Suivez-moi, décréta Friedrick.
Agrippant Charlie par le bras, il l'entraîna vers la jeep d'où il sortit les sacs de voyage.
— Je peux les porter, protesta Charlie quand il se dirigea vers l'une des tentes.
Sans un mot, il remonta la fermeture Eclair de la lourde toile qui tenait lieu de porte puis
déposa les sacs sur un des lits de camp.
Après une seconde d'hésitation, Charlie lui emboîta le pas et suffoqua devant la chaleur qui
régnait à l'intérieur.
— Seigneur ! Vous arrivez à dormir dans cette étuve ?
— Les nuits sont plus fraîches, mais nous fermons à cause des insectes.
Un son étranglé monta de la gorge de Charlie. Friedrick l'interrogea du regard.
— Ça va ?
Elle hocha la tête sans conviction.
— N'oubliez pas de refermer quand vous aurez terminé.
— Je n'y manquerai pas.
— Il y a un cabinet de toilette attenant. Kubwa, le boy, l'approvisionne en eau le matin et le
soir.
Il jeta un coup d'œil dans un grand broc en fer.
— Il reste un peu d'eau, si vous voulez vous rafraîchir. Pour les douches, il y a un tour et un
temps limité. Bien entendu, les mannequins ont la priorité. Dès que vous serez prête, rejoignez-
nous sous la grande tente.
Au moment de sortir, il ajouta sans se retourner.
— Si vous voulez, je peux tendre un drap entre nos lits pour préserver votre intimité.
— Je veux bien, merci.
Il hocha brièvement la tête et disparut en refermant le rabat. Soulagée d'être enfin seule,
Charlie poussa un profond soupir et ôta son chapeau en se laissant tomber sur le lit. Ses
genoux touchaient presque le lit de Friedrick.
Non sans inquiétude, elle se demanda combien de temps il faudrait au photographe pour se
rappeler où il l'avait vue. Elle ne pouvait tout de même pas dormir avec ses lunettes ni cacher
ses cheveux en permanence. En attendant, plus vite il installerait une cloison de fortune entre
eux, mieux elle se porterait.

3
Charlie fit une toilette rapide, heureuse de se débarrasser de la poussière de la route. Sa
peau lui semblait aussi sèche qu'un parchemin après ces deux heures passées à rouler en pleine
chaleur. En cherchant une crème hydratante, elle tomba sur l'écran total que lui avait donné
Mlle Bishop. Soulagée, elle dévissa le capuchon et découvrit une crème d'un vert étonnant En
silence, elle remercia la secrétaire, puis s'enduit le visage d'une généreuse couche de produit
avant de contempler le résultat dans une glace.
Si elle était vaniteuse, voilà qui la remettrait à sa place, conclut-elle avec satisfaction.
En remettant son chapeau, force lui fut de donner raison à Friedrick : il était effectivement
d'une rare laideur. D'ailleurs, elle ne se rappelait même plus comment ce couvre-chef était
entré en sa possession. Les lunettes sur le nez, elle redressa les épaules, plaqua un sourire sur
ses lèvres et sortit sous la lumière éblouissante du soleil à son zénith.
Lorsqu'elle apparut, les conversations se turent instantanément. A l'évidence, tout le monde
était en train de commenter son arrivée. Friedrick fit quelques pas vers elle puis s'arrêta en
fronçant les sourcils, manifestement surpris par la pâleur verdâtre de son visage.
Walter fut le premier à reprendre ses esprits.
—J'ai l'impression que vous n'avez pas fini de nous surprendre, Charlie. Je vais vous
présenter tout le monde. Je suis Walter Burnett, directeur artistique de cette équipée. Suzy que
voici est notre costumière.
Charlie serra la main d'une femme d'âge moyen qui lui sourit d'un air absent.
— Mark est notre maquilleur et Kelly, Peach et Amber, nos trois mannequins, sont la raison
de notre présence dans cette contrée lointaine. Venez vous asseoir avec nous. Nous regardions
les croquis préparatoires.
Charlie prit place dans une chaise pliante à côté de Walter puis contempla les esquisses des
photos qu'ils voulaient prendre. Celles-ci étaient très glamour, jamais vulgaires, nota-t-elle avec
soulagement.
— Par laquelle commencerons-nous ?
— Celle-là, dit Walter en sortant un dessin de Kelly étendue sur un rocher. Nous avons
trouvé le site idéal.
— Comment Suzy va-t-elle réaliser le costume ?
La question provoqua l'hilarité de Walter car celui-ci était réduit à sa plus simple expression.
— Eh bien, pour le tissu drapé autour de sa poitrine, elle ajoutera une note de fantaisie. C'est
bien sur cette photo qu'il y aura des perles, Friedrick ?
Charlie tressaillit quand Friedrick posa la main sur son épaule pour se pencher. La jeune
femme se retourna comme si une guêpe la piquait et croisa une paire d'yeux gris souriants.
— Oui, c'est celle-là.
Gardant son bras sur l'épaule de Charlie, le photographe s'assit à côté d'elle sans plus de
façons. Suzy leva le nez de sa couture.
— Ce ne sont pas des perles, mais des pièces détachées de moteur puisque c'est le
calendrier de Motor Part.
— Des pièces détachées ? s'exclama Charlie.
— Vous devez bien le savoir puisque votre père est notre client, répliqua Walter.
— Je ne suis pas très au fait de ses affaires, avoua la jeune femme avec gêne.
— J'ai oublié de préciser que Charlie méprise les calendriers, intervint Friedrick. Nous
trouverions plus de grâce à ses yeux si nous faisions des photographies pour le National
Géographic.
Il se tut un bref instant pour la dévisager puis demanda de but en blanc :
— Cela vous arrive souvent de vous peindre le visage en vert ?
— Uniquement lorsque les circonstances l'exigent.
Une flamme mystérieuse pétilla dans les yeux de Friedrick.
— J'aimerais bien savoir celles qui ont motivé votre décision aujourd'hui. Pour en revenir aux
choses sérieuses, parle-moi du site que tu as trouvé, Walter.
La programmation de la séance de photo les occupa jusqu'au déjeuner.
Tout le monde se servit au buffet froid puis s'installa par petits groupes sans s'occuper de
Charlie. Mal à l'aise, elle se demandait où s'asseoir quand une boule de poils brune passa
devant elle et s'empara d'une tomate posée sur son assiette. Terrifiée, elle poussa un hurlement
strident.
Friedrick fut auprès d'elle en deux enjambées.
— Asseyez-vous, sinon les singes croiront que vous leur offrez à manger.
Tirant deux chaises, il s'assit en l'invitant à en faire autant.
— Excusez-moi, j'ai été surprise.
— Et ce n'était qu'un pauvre singe inoffensif !
Comme elle ne touchait pas à son assiette, il la considéra avec étonnement.
— Le menu ne vous convient pas ?
— Après mon petit déjeuner pantagruélique, je n'ai pas très faim.
— Cela m'étonnerait, vous en avez laissé au moins la moitié. L'essentiel est que vous buviez
beaucoup.
Charlie s'exécuta en priant pour qu'il la laisse tranquille et aille rejoindre les autres.
— Il est difficile d'arriver dans une équipe déjà formée, commenta-t-il.
Charlie tressaillit. Pour un peu, elle aurait cru qu'il pouvait lire dans ses pensées.
— En effet.
— Cela fait longtemps que nous travaillons sur ce projet. Les relations sont établies, les
affinités et les amitiés aussi. Personne ne vous connaît, pas même moi, et comme vous êtes la
fille de Charles, cela inspire une certaine méfiance de la part du groupe.
Charlie devina que ce discours préliminaire n'avait rien de gratuit, mais elle fut incapable de
deviner où Friedrick voulait en venir.
— Je m'en doute.
— Dans ce cas, vous comprendrez que je souhaite que votre arrivée provoque le moins de
remous possible. Notre travail est assez difficile pour ne pas y ajouter des problèmes
supplémentaires.
— Je suis venue pour travailler, pas pour créer des problèmes.
— Mais vous ne connaissez rien à la photographie, avouez-le. J'ai du mal à vous cerner, je
dois dire. A première vue, on vous prend pour une simple d'esprit, mais vous vous donnez
tellement de mal pour ce faire que je ne suis qu'à moitié convaincu. La crème verte sur votre
visage est de trop, à mon avis. Enfin... si votre père vous a envoyée, je n'ai pas d'antre choix
que de respecter sa décision. Après tout, c'est lui qui tient les rênes de ce projet, conclut-il en
se levant.
Bien que démangée par une furieuse envie de lui exprimer le fond de sa pensée, Charlie
affecta un profond étonnement.
— Qu'est-ce qui vous fait croire que je n'ai aucune expérience ?
— Vous êtes une riche héritière qui n'est pas obligée de gagner sa vie. C'est toute la
différence entre un amateur et un professionnel.
— Peut-être.
— Ne laissez pas Friedrick vous mener la vie dure, Charlie, lança Walter en s'approchant de
leur table. C'est un véritable esclavagiste quand il est en plein travail.
— Le travail n'a jamais tué personne, riposta Friedrick.
— En effet. D'ailleurs, si tu veux toujours prendre les photos cet après-midi, nous devrions
nous mettre en route.
— Tu as raison. Vous êtes prête, Charlie ? Nous allons voir si la tête que protège cet
abominable chapeau n'est pas trop mal faite.
Quand il s'éloigna, Walter le suivit du regard sans cacher sa stupeur.
— Eh bien, vous avez un curieux effet sur le patron, Charlie. En attendant, vous devriez le
rejoindre. Il a besoin de quelqu'un à qui lancer des ordres.
Charlie se leva en soupirant.
— Du moment que c'est tout ce qu'il lance.
Elle retrouva Friedrick en train de vérifier ses objectifs sous la tente réservée au matériel.
— Ne soyez pas si lente, Charlie. Prenez des pellicules, deux polaroïds, plusieurs rouleaux
de diapos et placez le tout dans la glacière, fit-il en désignant un petit réfrigérateur.
Enfin dans son élément, la jeune femme s'exécuta rapidement, consciente que Friedrick
l'observait à la dérobée.
— Ensuite ? s'enquit-elle quand elle eut terminé.
Il lui passa un posemètre attaché à une lanière autour du cou.
— Surtout, ne le perdez pas ! Et si jamais un crocodile l'avale, allez le rechercher.
Friedrick se tenait si près d'elle que Charlie sentit le souffle lui manquer.
— Est-ce ce qui est arrivé avec mon prédécesseur ? s'enquit-elle avec une insolence
calculée. Il s'est approché un peu trop près d'un crocodile ?
Les doigts qui serraient toujours la lanière la lâchèrent brusquement.
— Vous me déconcertez, Charlie. Quand j'ai découvert l'appareil flambant neuf que vous
avez apporté, j'aurais juré que vous ne saviez pas distinguer un objectif d'un autre, mais j'ai
l'impression que je me suis trompé.
— Mon ancien appareil a eu un petit accident, il y a deux jours. Je ne pouvais pas partir pour
l'Afrique sans m'en procurer un autre.
Friedrick fronça les sourcils d'un air inquiet.
— Que s'est-il passé ?
Pouvait-elle lui révéler que des voyous l'avaient piétiné ? A l'évidence, non...
— Je l'ai laissé tomber.
Une expression de consternation se peignit sur le visage de Friedrick.
— Il était assuré, heureusement, précisa-t-elle.
— Eh bien, je ne vous conseille pas d'avoir un « accident » avec un des miens. Aucune
assurance ne vous préservera des conséquences.
— Je vous promets d'y faire attention comme à la prunelle de mes yeux.
Charlie disait vrai. Elle avait déjà essuyé la colère de Friedrick une fois, et elle était certaine
que la perte d'un appareil photo susciterait une fureur autrement plus dévastatrice que celle
provoquée par des traces de farine.
Ils chargèrent la jeep en silence pendant que le reste de l'équipe s'installait à l'avant.
— Michael montait toujours à l'arrière avec l'équipement, déclara Friedrick d'un air un peu
gêné.
Haussant les épaules avec résignation, elle grimpa au milieu des sacs et dès glacières et s'assit
tant bien que mal.
Kelly se tourna vers elle en souriant.
— On peut se serrer, si vous voulez.
— Ça ira, fit Friedrick en faisant claquer le panneau métallique qui fermait l'arrière du
véhicule.
Furieuse, Charlie lui décocha un coup d'oeil incendiaire, mais il avait déjà tourné le dos.
Si elle avait trouvé le voyage inconfortable à l'avant, ce fut mille fois pire à l'arrière.
Lorsqu'elle descendit de la jeep, elle sentait tous les os de son corps.
Pendant qu'elle s'étirait, Friedrick vint chercher le sac de boissons et le trépied.
— Nous ne pouvons pas aller plus loin avec la jeep. Il faut faire le reste du trajet à pied.
Sans autre commentaire, il se dirigea vers la rivière en encourageant les mannequins.
— Surtout, prenez votre temps. Je ne veux pas que vous vous cassiez la figure.
Le sac contenant les appareils sur une épaule et la glacière sur l'autre, Charlie considéra la
berge escarpée d'un œil dubitatif. Si elle voulait arriver en un seul morceau, il fallait faire deux
allers et retours. Certaine que Friedrick guettait le moment où elle demanderait de l'aide, elle
posa la glacière, descendit les appareils avec précaution près de la rivière puis répéta
l'opération. A la fin, elle était essoufflée.
Malheureusement, Friedrick ne lui laissa aucun répit.
— Vous en avez mis du temps ! s'exclama-t-il en s'élançant vers elle.
Reprenant son chargement, Charlie le suivit sans protester. A chaque pas, son fardeau lui
battait les jambes et elle avait l'impression que ses bras allaient se déboîter d'un instant à l'autre.
Les grands arbres à l'écorce verdâtre qui poussaient à profusion de l'autre côté de la rivière
lui fournirent le sujet de conversation qu'elle cherchait désespérément.
— Ce sont des arbres à fièvre, non ? Friedrick acquiesça.
— En effet. Les premiers explorateurs qui sont venus dans cette région avaient l'habitude de
camper près des cours d'eau et beaucoup sont morts de la malaria. Comme ils ne
connaissaient pas le rôle des moustiques comme vecteurs de maladie, ils attribuaient la cause
de leur fièvre à ces arbres.
A cet instant, Mark les rattrapa.
— Je vais te décharger un peu, dit-il à Charlie en prenant la glacière.
La jeune femme lui adressa un sourire de gratitude.
— Merci, c'est gentil.
— Vous flanchez déjà, Charlie ? fit Friedrick en lui adressant un regard sévère.
Là-dessus, il accéléra l'allure au point qu'elle dut presque courir pour rester à sa hauteur.
Quand ils rejoignirent les autres qui faisaient une pause, Charlie posa son sac avec
soulagement.
— Nous sommes presque arrivés, déclara Friedrick d'un ton brusque. Vous vous reposerez
là-bas. Mark, donne à boire aux filles.
Charlie mourait de soif, mais n'osa rien demander de peur de passer pour une petite nature.
De toute façon, Friedrick était déjà reparti. Le cœur lourd et la gorge sèche, elle reprit son sac,
convaincue qu'il était capital de lui prouver que sa conscience professionnelle passait avant son
bien-être.
Un quart d'heure plus tard, ils atteignirent un promontoire rocheux situé au milieu de la rivière.
Charlie était épuisée. Ses poumons lui semblaient avoir rétréci tant l'air était brûlant. De plus,
elle avait tellement soif qu'elle pouvait à peine parler.
— C'est comme de travailler dans un sauna, n'est-ce pas ? fit observer Friedrick.
Elle esquissa un pâle sourire.
— Je ne sais pas, je n'ai jamais essayé.
— Moi si. C'est épouvantable. La buée se dépose en permanence sur les objectifs.
— Dans ce cas, pourquoi perdez-vous votre temps à ce genre de futilités ?
Friedrick crispa les mâchoires.
— Certains d'entre nous ont un loyer à payer, figurez-vous ! Et vous ? Pour quelle raison
êtes-vous là ?
Charlie pesta contre elle-même. Il était temps qu'elle apprenne à garder ses pensées pour
elle.
Eludant la question, elle changea de sujet.
— Où voulez-vous que j'installe le trépied ?
— Ici, ce sera très bien.
En se mettant à la tâche, Charlie se figea en découvrant un énorme lézard dont la moitié du
corps émergeait d'une anfractuosité. Le reptile la considéra de son œil rond et globuleux puis
corps émergeait d'une anfractuosité. Le reptile la considéra de son œil rond et globuleux puis
s'enfuit sous les rochers.
Amber qui discutait avec Friedrick aperçut le mouvement qu'il fit et se jeta au cou du
photographe.
— Un serpent ! hurla-t-elle.
— Il s'agissait seulement d'un lézard, rectifia Charlie.
— C'est un serpent, j'en suis sûre ! Il s'est caché sous les rochers.
— Faites-le sortir de là, Charlie, ordonna Friedrick. Charlie n'en crut pas ses oreilles. Il la
mettait au défi de refuser, comprit-elle, atterrée. Terrifiée, elle essuya ses mains moites sur
l'arrière de son pantalon et s'agenouilla pour examiner l'espace dans lequel le lézard avait
disparu. Il était là, tapi au fond de la cavité, les yeux rivés sur elle. Rassemblant son courage,
elle plongea le bras et attrapa quelque chose qu'elle brandit en se relevant.
— Tenez, dit-elle en tendant sa proie à Friedrick.
— C'était bien un lézard, Amber.
— Tant mieux, murmura le mannequin en s'éloignant.
La lueur d'admiration qui brillait dans les yeux de Friedrick provoqua chez Charlie une
émotion infiniment plus troublante que le contact du lézard. Sans réfléchir, elle ébaucha un petit
sourire auquel Friedrick répondit spontanément. Lorsqu'elle retourna près du trépied, ses
doigts tremblaient tellement qu'elle eut toutes les peines du monde à visser les écrous. Son
cœur battait trop vite, également. Une réaction qu'elle n'eut pas la mauvaise foi d'attribuer à
l'exercice physique, malgré la tentation de se cantonner à cette explication rassurante.
— Si vous continuez à tourner les écrous avec autant d'énergie, vous aurez du mal à replier le
trépied, déclara Friedrick. Tenez, buvez, sinon vous allez vous déshydrater.
Il lui tendit une canette de limonade.
— Merci.
— Pensez à boire régulièrement. Travailler par cette chaleur peut avoir des conséquences
gênantes si on ne fait pas attention. Dès que vous aurez fini, nous prendrons quelques
Polaroïds.
— Je vais chercher les pellicules. Charlie se dirigea vers Mark.
— Excuse-moi de te déranger, où as-tu mis le sac de pellicules ?
— Je l'ai posé quand nous nous sommes arrêtés pour boire, tout à l'heure. Tu l'as repris,
non ?
— Non, Mark, je ne me suis pas arrêtée.
— Ah bon ? Je l'ai complètement oublié. Je suppose qu'il a dû rester là-bas. J'irais bien le
rechercher pour toi, mais je dois préparer ma palette de maquillage.
Malgré la chaleur, Charlie frissonna.
— Je m'en occupe, ne t'inquiète pas.
Du coin de l'œil, elle vit que Friedrick l'observait d'un œil impatient A quoi bon tergiverser ?
Mieux valait affronter l'orage tout de suite.
La tête basse, elle se dirigea vers lui comme un condamné marche vers l'échafaud.
— Alors, vous avez la pellicule ?
— La glacière est restée à l'endroit où tout le monde a fait une pause, tout à l'heure.
— Je vois !
Charlie n'aurait pas été plus mortifiée si Friedrick l'avait giflée. Comment parvenait-il en deux
mots à lui signifier que son incompétence ne le surprenait pas ?
— Je regrette.
— Dépêchez-vous d'aller chercher ce matériel, sinon la journée sera perdue.
Tournant les talons, il alla s'asseoir sous un arbre, s'adossa contre le tronc et ferma les yeux.
Un profond silence s'était abattu sur le groupe. La tête haute, Charlie fit demi-tour et marcha
droit devant elle, sans regarder à droite ni à gauche. Ce ne fut qu'en atteignant le coude de la
rivière qu'elle sortit un mouchoir de sa poche pour essuyer les larmes qui roulaient sur ses
joues. Ensuite, elle se moucha bruyamment. Dérangés par le bruit, quelques vautours qui se
cachaient dans un bosquet battirent des ailes pour manifester leur réprobation.
Epouvantée, Charlie accéléra le pas en pestant contre Friedrick, Mark et surtout elle-même.
Elle n'aurait jamais dû se séparer de cette satanée glacière. Au bout de cinq cent mètres, elle se
laissa tomber à genoux, exténuée. Son cœur cognait à tout rompre et sa chemise trempée lui
collait à la peau. Jamais elle ne s'était sentie aussi misérable.
Un jour, peut-être, elle rirait de sa mésaventure, mais, pour l'instant, elle n'en avait guère
envie. Otant son chapeau, elle le trempa dans l'eau, le remit sur sa tête avec hargne et repartit.
Par bonheur, la glacière ne fut pas difficile à retrouver. Sans perdre un instant, elle la chargea
sur son épaule et rebroussa chemin.
Le trajet de retour lui parut durer une éternité. Dès qu'elle approcha du groupe, Friedrick et
Walter arrêtèrent aussitôt leur conversation pour se tourner vers elle.
Sans un mot, elle chargea le Polaroid.
— Vous devriez boire, Charlie, déclara Walter.
— Plus tard, fit Friedrick. Nous avons assez perdu de temps.
Kelly se leva avec grâce de la natte sur laquelle elle patientait et ôta la djellaba légère qui
l'enveloppait, révélant un corps somptueux que ceignait un tissu africain. Autour du cou, elle
portait un pendentif étonnamment moderne composé d'écrous et de vis. Elle s'allongea sur le
rocher, telle Andromède attendant que le dragon vienne la dévorer. L'œil vissé à son objectif,
Friedrick lui donnait des instructions en prenant des polaroïds qu'il donnait ensuite à Charlie
pour qu'elle enlève la pellicule de protection.
La suite des événements s'écoula dans une sorte de brouillard pour la jeune femme. Elle
vérifiait la lumière constamment, tenait les réflecteurs, changeait les filtres et les pellicules
comme un automate.
Lorsque Friedrick fut enfin satisfait, Kelly descendit de son perchoir.
— Ce rocher était vraiment dur, lança-t-elle pour tout commentaire.
Charlie admira son professionnalisme. Malgré l'inconfort de sa situation, elle avait suivi les
instructions de Friedrick à la lettre sans se plaindre une seule fois.
— C'est un métier difficile, fit-elle observer en rangeant le matériel.
— Il y en a qui sont faciles, tu crois ? répliqua Kelly en riant.
La migraine que Charlie sentait pointer depuis un moment se déclara à cet instant. Sans
réfléchir, elle porta les mains à ses tempes pour les masser.
— Ça va ? demanda Kelly d'un air soucieux. Tiens, bois, tu dois mourir de soif.
Charlie s'empara avec reconnaissance de la bouteille d'eau que la jeune femme lui tendait et
la vida jusqu'à la dernière goutte.
— Quelle est la suite des événements, à présent ? s'enquit-elle.
— Nous regagnons le bivouac, dit Friedrick en s'emparant de la glacière. Certains d'entre
nous ont gagné un repos bien mérité.
— Je vais porter la glacière, déclara Charlie. C'est mon travail.
— Dommage que vous ne l'ayez pas pris très au sérieux à l'aller.
— Je ne recommencerai pas. Donnez-la moi, s'il vous plaît.
Pour Charlie, il y allait de sa fierté. A son grand soulagement, Friedrick posa la glacière par
terre.
— Vous n'allez pas l'oublier ou la laisser tomber en plein milieu de la rivière ?
— Certaine.
Il soutint son regard un instant puis s'éloigna en haussant les épaules.
— Mazette ! s'exclama, Kelly. Il est d'une humeur de dogue, aujourd'hui. Je me demande
quelle mouche l'a piqué.
— Devine ? répliqua Charlie.
— Je vais t'aider à porter tout ça, c'est trop lourd. Touchée, Charlie dédia un grand sourire
au mannequin.
— Merci de ta proposition, mais je crois que je ferais mieux de boire la coupe jusqu'à la lie.
Quand Charlie entreprit de démonter le trépied, Friedrick s'éloignait déjà en compagnie de
Walter. Elle fut donc obligée de le transporter en plus de la glacière et du sac contenant les
appareils.
Chargée comme un baudet, elle s'engagea sur le chemin du retour sans essayer de rattraper
les autres.
Lorsque la jeep apparut en haut du talus, Friedrick et Walter bavardaient, confortablement
installés sous un arbre. Charlie se sentait au bord de l'épuisement. La berge la dominait d'au
moins cinq mètres, abrupte et menaçante. Elle sut d'instinct qu'elle ne pourrait pas franchir cette
dernière étape, mais cela lui fut parfaitement égal.
Elle eut vaguement conscience qu'on lui enlevait les sacs, que l'anse du trépied ne pesait plus
sur son épaule, mais cela ne fit aucune différence. Des étoiles dansaient devant ses yeux, elle
avait les jambes en coton et se sentait incapable de faire un pas de plus.
— Ça va, Charlie ?
La voix de Friedrick lui parut terriblement lointaine, comme dans un rêve. D'ailleurs, il devait
s'agir d'un rêve parce que ses bras l'enveloppaient. Quand il la souleva, son chapeau tomba.
Sa dernière pensée consciente fut pour son couvre-chef. Il ne fallait surtout pas le perdre.

4.
— Charlie !
Au son de cette voix pressante, Charlie émergea lentement de l'inconscience.
— Elle reprend connaissance ! Ecartez-vous pour la laisser respirer, bon sang !
Au prix d'un suprême effort, la jeune femme ouvrit les yeux. Elle se sentait si
merveilleusement bien qu'elle n'avait aucune envie de bouger. Friedrick apparut alors dans son
champ de vision et le souvenir des dernières vingt-quatre heures lui revint à la mémoire.
Elle voulut se redresser, mais Friedrick l'obligea à rester allongée.
— Ne bougez pas et essayez de boire ça.
Il porta une gourde à ses lèvres. Elle avala de travers, s'étrangla puis se mit à tousser
violemment.
— Il ne manquait plus que ça !
La seconde suivante, elle se retrouva plaquée contre le torse de Friedrick tandis qu'il lui
donnait des tapes dans le dos. Quand sa toux s'apaisa, elle se laissa aller contre lui, la tête sur
son épaule, telle une poupée de chiffons.
— Ça va mieux ?
Si elle en avait eu la force, elle aurait éclaté de rire. Jamais elle n'avait été aussi fourbue,
vidée, éreintée de sa vie.
Comme elle ne répondait pas, son compagnon s'écarta un peu pour la scruter d'un œil
inquiet. Ces yeux gris lumineux l'hypnotisèrent littéralement. Elle fut incapable de s'en détacher,
fascinée par leur profondeur. Puis Friedrick fronça les sourcils et Charlie esquissa un vague
sourire.
— Ça va. J'ai juste eu un peu chaud et j'ai le dos en compote, mais, ceci mis à part, je me
porte à merveille.
Levant des bras qui semblaient peser une tonne, elle se dégagea de cette étreinte confortable
malgré ses jambes qui la soutenaient à peine. En repoussant les mèches qui lui encombraient le
visage, elle s'aperçut qu'elle n'avait plus ses lunettes et les chercha du regard.
Une moue ironique aux lèvres, Friedrick les sortit de sa poche de chemise.
— Elles n'ont subi aucun dommage, rassurez-vous. C'est bien ça que vous cherchiez,
j'imagine ?
Sans attendre la réponse, il les glissa sur le nez de la jeune femme et lui repoussa une dernière
mèche derrière l'oreille d'un air pensif.
— Je sais qu'elles vous sont indispensables, ajouta-t’il d'un ton narquois.
Il eut beau ironiser, Charlie retrouva un semblant d'assurance à l'abri de ses verres teintés.
Inquiète pour son chapeau, elle le chercha des yeux et l'aperçut au bord de la rivière.
Friedrick suivit son regard et soupira.
— J'espérais que vous l'oublieriez. Va chercher son chapeau, Mark. Ensuite, nous pourrons
peut-être regagner le camp.
Prenant d'autorité Charlie par le bras, il la guida vers l'avant de la jeep.
— Montez !
— Je vais réinstaller à l'arrière.
— Certainement pas. Si vous tombez de nouveau dans les pommes, j'aime autant que vous
soyez près de moi.
— Je ne...
Sans lui laisser le temps d'achever sa phrase, il la souleva et l'installa d'autorité sur le siège
avant. Affaiblie par sa migraine, Charlie n'eut pas la force d'argumenter. Elle posa la tête contre
le dossier en fermant les yeux, mais les rouvrit, paniquée.
— Les appareils !
— Ils sont à l'arrière, déclara son compagnon. J'ai réussi à attraper le sac in extremis avant
qu'il ne lui arrive un « accident ».
Pendant le trajet de retour, Friedrick ne desserra pas les dents. Il arborait un air si sombre
que Charlie crut qu'il avait décidé de la ramener à Nairobi sans délai. Pour sa première
journée, elle lui avait donné plus d'une raison de se débarrasser d'elle. Elle avait même
accumulé les bourdes et ne pouvait décemment pas le blâmer de lui en vouloir.
Sa gorge se serra quand elle pensa à son projet de refuge et à tous ceux qui auraient pu en
bénéficier. Elle avait échoué lamentablement, mais elle maudit son père et Friedrick parce qu'ils
ne lui facilitaient pas la tâche.
— La fenêtre est sur votre droite.
Charlie contempla Friedrick sans comprendre.
— Vous êtes verte. Je voulais juste m'assurer que vous saviez où se trouve la fenêtre.
— C'est mon écran total.
Dès que Friedrick s'arrêta en arrivant au campement, Charlie sauta hors de la voiture sans
attendre qu'on l'aide. Ses genoux fléchirent, mais elle s'interdit de montrer à quel point elle se
sentait faible. Ouvrant le panneau arrière de la jeep, elle déchargeait les sacs et prenait le
trépied quand Friedrick surgit juste derrière elle pour le lui ôter des mains.
— C'est moi qui le porte d'habitude. Je n'aurais jamais dû vous le laisser. Si jamais cela se
reproduit, n'y touchez pas. Cela me fera le plus grand bien de revenir le chercher.
Il débita son discours en évitant de croiser le regard de Charlie. En guise d'excuse, on faisait
mieux, mais c'était déjà ça. Et puis, il venait de lui dire à mots couverts qu'elle pouvait rester et
elle se sentit soudain le cœur plus léger.
— Bien, patron !
Walter pouffa, réaction qui lui valut un regard réfrigérant de Friedrick.
— Qu'est-ce qui t'amuse, Walter ?
— Rien, « patron » !
Sans répondre, Friedrick se tourna vers Charlie.
— Allons préparer les pellicules pour que Walter puisse les porter à Nairobi. Nous verrons
s'il trouvera ça drôle.
Une fois de plus, Charlie dut presque courir pour ne pas se laisser distancer par les grandes
enjambées de Friedrick.
— Vous envoyez tous les jours les pellicules à Nairobi ? demanda-t-elle en pénétrant dans la
tente réservée au matériel. Cela doit coûter affreusement cher.
— Vous vous inquiétez pour l'argent de votre papa, c'est ça ? Je suppose que c'est afin de
faire des économies que vous vous affublez d'oripeaux, mais peu importe. Pour répondre à
votre question, il serait assez ennuyeux de m'apercevoir une fois de retour en Angleterre que
toutes les têtes sont coupées sur les clichés.
Froissée par le commentaire désobligeant qu'il venait de livrer sur son apparence, Charlie
riposta du tac au tac :
— Vous croyez qu'on s'en rendrait compte ? Friedrick la fusilla du regard.
— Très drôle ! Venez. Je vais donner ça à Walter et ensuite nous irons prendre le thé.
Tout en marchant vers la grande tente, il l'examina de la tête aux pieds.
— Est-ce une habitude de vous habiller comme si vous vouliez faire de la réclame pour
l'Armée du Salut ?
Charlie savait qu'il était ridicule de se vexer pour si peu, d'autant qu'elle l'avait bien cherché.
Mais elle aurait aimé retrouver dans les yeux de Friedrick l'admiration qui l'avait tellement
irritée lors de leur première rencontre.
Surmontant ses regrets, elle lui décocha un large sourire.
— Absolument ! Je suis une ardente partisane du recyclage : si on jetait ces vêtements, on les
enterrerait dans un trou où ils pourriraient en produisant du méthane.
Dès qu'ils arrivèrent sous la tente, elle se servit une grande tasse de thé en espérant que le
sujet était clos. A son grand dam, Friedrick insista.
— Vous ne vous êtes jamais demandé si le méthane n'était pas un moindre mal ?
— Voyons, Friedrick, vous n'êtes pas bête à ce point-là ! Vous êtes aussi bien renseigné que
moi sur le réchauffement de la planète. J'ai passé un temps fou à convaincre mon père des
bénéfices qu'on retirait à long terme du recyclage, et il a fini par comprendre. Maintenant, il
recycle tous les papiers et n'utilise plus que de l'électricité basse tension.
Friedrick se plaça devant elle pour l'empêcher d'aller s'asseoir.
— Je vous promets de ne plus faire de commentaires sur vos vêtements, mais à une
condition.
— Laquelle ?
— Ne mettez plus cet abominable chapeau.
La mine butée, Charlie enfonça un peu plus son couvre-chef sur son crâne.
— Dites tout ce que vous voudrez, cela m'est égal.
— Vous êtes aussi têtue qu'une mule !
— Vous aussi !
Dressés l'un en face de l'autre, ils se dévisageaient comme deux ennemis prêts à s'affronter,
lorsqu'un toussotement de Walter les rappela à l'ordre.
Charlie crut percevoir une expression de soulagement sur le visage de Friedrick lorsqu'il se
tourna vers le directeur artistique.
— Voilà les pellicules. Mark n'aura pas de problèmes pour conduire l'autre jeep ?
— Non, répondit Walter. J'en profiterai pour passer prendre le courrier et les journaux au
Norfolk.
En entendant parler de journaux, un frisson d'appréhension parcourut Charlie. De quels
journaux s'agissait-il ?
— Tu trembles, Charlie, s'exclama Kelly.
— Je suis un peu fatiguée.
— Pas trop, j'espère, déclara Friedrick. J'aimerais que vous m'accompagniez pour les
repérages de la séance de photos de demain.
Charlie espéra que son désarroi n'était pas trop visible.
— Non, bien sûr. Où aura-t-elle lieu ?
— Dans un village à quelques kilomètres en amont de la rivière. Il faut que vous y soyez
demain à la première heure pour préparer le dispositif. Vous croyez que cela vous sera
possible ?
— Je ferais de mon mieux.
— C'est bien là mon problème.
Furieuse, Charlie se retint de justesse de lui envoyer le contenu de sa tasse à la figure.
— Si vous voulez avoir la bonté de me laisser quelques minutes pour me rafraîchir, je vous
suis.
— Quelques minutes, pas davantage.
Etant donné la chaleur qui régnait dans la tente, Charlie n'eut aucune envie de s'y éterniser
plus que nécessaire. Otant ses vêtements en un clin d'oeil, elle se lava aussi vite que possible,
inquiète à l'idée que Friedrick pouvait surgir d'un moment à l'autre.
Elle enfila ensuite un large bermuda et une chemise d'homme blanche. Sans glace, elle ne put
juger de l'effet, mais elle espérait que l'ensemble ne détonnait pas avec ses tenues précédentes.
Ensuite, elle se brossa les cheveux, heureuse d'être libérée du chignon et du chapeau ne
serait-ce que pour quelques instants.
— Vous êtes décente ?
— Oui.
Elle eut juste le temps de rouler ses cheveux en torsade avant que Friedrick pénètre dans la
tente. D'une main tremblante, elle essaya de fixer les épingles tant bien que mal.
— Au diable votre coiffure ! s'exclama-t-il avec impatience. Je ne tiens pas à conduire de
nuit en pleine brousse.
A la mention de la nuit, Charlie lâcha cheveux et épingles. Les mèches blondes retombèrent
en cascade sur ses épaules. Friedrick se figea, une lueur étrange au fond des yeux.
— Il est à peine 16 heures ! s'écria-t-elle. La nuit n'est pas près de tomber.
— N'oubliez pas que nous sommes proches de l'équateur. Il saisit une mèche qu'il fit glisser
entre ses doigts.
— Vous avez des cheveux magnifiques. Pourquoi les cachez-vous avec cet affreux chignon ?
Ramassant les épingles en toute hâte, Charlie continua sa tâche.
— Ils me gênent si je ne les attache pas.
Une fois au bout de ses peines, elle remit ses lunettes et son chapeau et s'empara de son
appareil photo.
En arrivant à la jeep, Friedrick lui ouvrit sa portière en exécutant une courbette impeccable.
— Vous n'aviez pas autant d'égards pour Michael, je suppose, lança-t-elle avec irritation. Je
préférerais que vous me traitiez comme lui.
Le petit sourire moqueur qu'elle détestait apparut sur les lèvres de Friedrick.
— Il ne produit pas tout à fait le même effet que vous sur moi, voyez-vous. Je n'avais pas en
permanence envie de le secouer pour le ramener à la raison. Ou de faire ça.
Avant qu'elle ne comprenne son intention, Friedrick lui effleura les lèvres d'un baiser aérien.
C'est à peine s'il la toucha, mais cela suffit à la faire chavirer.
Il s'écarta en la considérant d'un air pensif.
— Cela me reviendra, murmura-t-il. Je n'oublie jamais un visage. On y va, maintenant ?
Charlie n'esquissa pas un geste. Elle venait de comprendre que, dans cette guerre faite
dépasses d'armes et d'épreuves de force qu'elle avait initiée, elle avait perdu la main. Ce n'était
plus elle qui menait la danse, et elle ne savait plus quelles étaient les règles, à supposer qu'il y
en eût.
— Charlie ?
Galvanisée par le regard narquois posé sur elle, elle grimpa dans la jeep avec plus de hâte
que d'élégance. Friedrick s'installa à côté d'elle sans paraître remarquer ses pommettes
cramoisies. Dès qu'il s'élança sur la piste, il commença à parler du programme du lendemain
comme s'il ne s'était rien passé. De son côté, Charlie ne recouvra ses esprits qu'au prix d'un
prodigieux effort de volonté.
Elle attendit un moment de silence pour déclarer :
— Je suis sérieuse, Friedrick. J'attends qu'on me traite comme Michael, sans faveurs
particulières.
— Je dois vous appeler Charlie même si cela me déplaît et ne pas flirter avec vous, c'est ça ?
— Tout juste.
Friedrick serra la mâchoire.
— Remarquez, ce n'est peut-être pas plus mal. Votre papa n'approuverait probablement pas
une idylle entre nous. Vous comptez lui dire que nous partageons la même tente ?
— Non.
Hochant la tête, il changea de sujet pour en revenir aux considérations professionnelles.
— Il faut que vous installiez tout le matériel avant notre arrivée, demain. Vous avez votre
permis, j'espère ,
— Bien sûr. Voulez-vous que je revienne vous chercher ensuite ?
— Non, ce n'est pas la peine. Mark et Walter rapportent la Land Rover de Nairobi, ce soir.
Je préfère ça. Je n'aime pas me passer de véhicule de secours.
— Pourquoi n'en aviez-vous pas aujourd'hui ?
— A cause de l'accident de Michael. Malheureusement, il a été plus touché que la voiture.
— Ses blessures sont-elles graves ?
— Non, pas trop, Dieu merci. Son séjour à l'hôpital lui permettra de méditer sur les dangers
de l'alcool au volant. Michael peut remercier sa bonne étoile que cela ne lui soit pas arrivé en
Angleterre où on lui aurait sûrement supprimé son permis.
— Quel idiot !
— Pour une fois, nous voici d'accord sur un point. Ah, voilà le village.
Charlie aperçut quelques huttes construites autour d'une clairière. A leur arrivée, plusieurs
bambins se cachèrent dans les jambes de leurs mères, mais un groupe de jeunes garçons
courut derrière la voiture jusqu'à ce que Friedrick s'arrête.
Une horde d'enfants se rua sur lui en l'appelant par son nom. Sous le regard médusé de
Charlie, il accueillit ces démonstrations avec une surprenante bonne humeur et distribua à la
ronde des bonbons à la menthe. Ravie de l'aubaine, Charlie mitrailla la scène sans retenue.
— N'oubliez pas les plus petits ! s'écria-t-elle. Friedrick s'accroupit en leur faisant signe
d'approcher. Ils s'avancèrent timidement, prirent quelques bonbons chacun et retournèrent vers
leurs mères en courant.
Un vieil homme vint accueillir Friedrick qui le salua avec déférence. Comprenant qu'il
s'agissait du chef du village, Charlie l'imita.
— Jambo, mzee, fit-elle poliment.
Les présentations terminées, Friedrick entraîna Charlie vers l'endroit prévu pour la séance de
photos.
— Walter rapporte des pneus de Nairobi ce soir pour le trône sur lequel Amber posera. Les
gens du village les récupéreront ensuite pour les vendre et construire une école.
Charlie ouvrit des yeux ronds.
— Ils vont construire une école, ici ?
— Qu'y a-t-il de si surprenant ?
— Vous croyez que le chef m'autoriserait à voir le site prévu pour ce projet ?
— Sûrement, mais je vous signale que vous travaillez pour moi et que vous n'avez guère de
temps à consacrer à autre chose.
Suivit un flot d'instructions que Charlie nota en détail sur un calepin.
Ensuite, ils allèrent retrouver le chef du village qui les invita à s'asseoir sous la hutte
principale. Une jeune fille leur servit un liquide brunâtre dans des tasses en fer érnaillé. Ignorant
le coup d'oeil inquiet de Charlie, Friedrick porta la sienne à ses lèvres et but sans sourciller. Du
regard, il lui enjoignit d'en faire autant, mais la seule idée d'avaler ce breuvage souleva le cœur
de la jeune femme.
Pour se donner du courage, elle se souvint du récit de sa grand-mère qui avait dû boire, lors
d'une expédition dans l'Himalaya, un thé noir sur lequel flottait des taches huileuses de beurre
de yack ranci. Charlie ne se sentit pus le droit de déroger à la tradition familiale. Et puis, si son
aïeule avait survécu, elle aurait peut-être cette chance, elle aussi.
Esquissant un brave sourire, elle leva la tasse, adressa une prière au ciel et goûta. Il s'agissait
de thé, très fort, là aussi, mais dont le goût acre et indéfinissable lui donna la nausée.
— Mzuri, sana, fit-elle à l'adresse du chef. C'est très bon. Un large sourire illumina le visage
de celui-ci.
Sous l'œil ironique de Friedrick, elle but jusqu'à la dernière goutte en s'efforçant d'imaginer
qu'elle prenait du thé de Chine dans une tasse en Minton à Odney Place.
Quand elle eut terminé, Friedrick donna le signal du départ.
Après avoir remercié le chef et la jeune fille, ils quittèrent la hutte.
— Je rends hommage à votre bravoure, déclara Friedrick. Vous savez donner le change.
— Politesse oblige, répliqua-t-elle d'un ton sec. Nous rentrons, j'espère ?
— Vous ne voulez pas voir l'emplacement de la future école ?
— Demain.
Pour une fois, elle accepta avec gratitude l'aide de Friedrick pour monter en voiture.
Lorsqu'il démarra, elle dut lutter contre une nouvelle nausée. Et quand la jeep franchit une
ornière particulièrement profonde, elle porta la main à sa bouche.
Friedrick s'arrêta aussitôt et prit une canette de limonade sur la banquette arrière.
— Buvez. Cela vous fera du bien.
Dans sa hâte, Charlie enleva la languette avec une telle force que le liquide jaillit tel un geyser
en aspergeant Friedrick.
— Vous êtes vraiment une catastrophe ambulante !
Trop mal en point pour se soucier des explosions de colère de son compagnon, Charlie but
avidement. Dès que le goût du thé s'estompa dans sa bouche, elle se sentit mieux.
— Je suis désolée pouf votre chemise, dit-elle enfin.
— Pas tant que moi !
Il la contempla d'un regard noir puis secoua la tête d'un air navré.
— Excusez-moi. Je ne comprends pas pourquoi, mais vous avez l'art de me faire sortir de
mes gonds.
— Peut-être est-ce à cause de mon sens inné de l'élégance.
— Ne soyez pas stupide. Il y a quelque chose, mais je n'arrive pas à mettre le doigt dessus.
Il s'interrompit pour désigner le paysage.
— Regardez.
Le disque du soleil disparaissait derrière les collines dans un flamboiement de rouges et
d'orangés, éclairant de ses derniers feux un troupeau de girafes en train de se désaltérer à la
rivière.
Charlie murmura, éblouie :
— Quelle splendeur !
Friedrick la dévisagea avec intensité.
— Si vous étiez Charlotte et non pas Charlie, je ne perdrais pas mon temps à admirer le
coucher de soleil.
— Que voulez-vous dire ?
Posant un bras sur le dossier du siège de la jeune femme, Friedrick se pencha vers elle avec
un sourire dévastateur.
— Souhaitez-vous réellement que je précise ma pensée ?
— Euh... Pas vraiment, non... Sans l'écouter, il continua.
— Eh bien, si vous étiez Charlotte, d'abord, je vous enlèverais cette horreur.
Joignant le geste à la parole, il ôta le chapeau et le jeta à l'arrière.
— Friedrick !
— Ensuite, toujours en supposant que vous êtes Charlotte, j'enlèverais ces épingles une par
une.
Quelques secondes plus tard, les cheveux de Charlie ruisselaient sur ses épaules, cascade de
feu dans l'éclat du soleil couchant. Friedrick enroula une mèche autour d'un doigt pour l'attirer
lentement à lui.
— Je pourrais aussi m'interroger sur la raison qui pousse une femme à cacher un tel atout.
— Arrêtez, Friedrick !
Charlie protesta pour la forme. Elle n'était que trop sensible à la proximité de son
compagnon, à sa voix envoûtante, à ce regard gris qui emprisonnait le sien. Déjà, ses lèvres
s'entrouvraient inconsciemment.
Lui ôtant ses lunettes, Friedrick caressa son visage, suivit la ligne de son menton d'un doigt
léger puis le souleva jusqu'à ce que leurs bouches se frôlent.
— Peut-être essaierait-elle de me distraire des pensées inavouables qui m'assaillent en
permanence, mais cela ne servirait à rien.
Un son étouffé monta de la gorge de Charlie quand la bouche de Friedrick se posa sur la
sienne, douce, chaude et tendre, si tendre...
Avant qu'elle n'eût le temps de protester, hélas, cet instant délicieux avait pris fin. Friedrick la
contemplait de nouveau avec son petit sourire exaspérant
— Malheureusement, reprit-il, il s'agit de suppositions oiseuses puisque Charlotte est Charlie
et qu'elle souhaite qu'on la traite comme Michael, même si Michael m'aurait envoyé son poing
dans la figure si je m'étais permis ce genre de liberté avec lui.
— Michael n'a pas d'épingles dans les cheveux, riposta Charlie d'une voix qu'elle espérait
ferme.
Le sourire de Friedrick s'élargit.
— Vous avez raison.
Lâchant le menton de la jeune femme, il remit le moteur en marche.
— Il est temps de rentrer, sinon les autres vont s'inquiéter.
Ajuste titre, songea Charlie en essayant de maîtriser les battements accélérés de son cœur.
Cet homme devenait excessivement dangereux quand il décidait de se servir de son charme.
D'ailleurs, comment pouvait-il l'attirer alors qu'il l'exaspérait ?
Renonçant à comprendre l'incompréhensible, elle enfonça son chapeau sur sa tête et fixa
obstinément le pare-brise.
La nuit était tombée et, malgré les phares qui éclairaient la piste, les ténèbres qui les
enveloppaient lui parurent épaisses, menaçantes, pleines de dangers invisibles. Pour oublier sa
peur, elle lança la première chose qui lui traversa l'esprit.
— Pourquoi êtes-vous venu ici pour réaliser ces photos ? Vous auriez pu choisir un endroit
plus sûr.
— La Finlande est bien pire, croyez-moi.
— Parce que les mannequins doivent poser en petite tenue dans la neige ?
— Exactement. Pourtant, elles ont souffert sans une plainte.
Charlie vit là une critique à peine voilée à son égard.
— Vous me prenez pour une petite nature, c'est ça ? Je n'ai pas l'habitude de m'évanouir ou
d'être malade, mais la journée a été longue et éprouvante.
— Vous êtes beaucoup de choses, mais pas une petite nature, Charlie. Cela dit, chaque
journée ici est longue et éprouvante, alors réfléchissez bien : êtes-vous certaine de vouloir
rester ?
— Figurez-vous que je n'ai pas le choix.

5.
— Pourquoi ça ?
Malgré l'apparence anodine de la question, Charlie fut aussitôt sur ses gardes.
Pour se donner le temps d'élaborer une réponse convaincante, elle fit mine de bâiller.
— Pourquoi n'avez-vous pas le choix ? répéta Friedrick avec une pointe d'impatience.
— A cause de mon père. Il tient à ce que je fasse mes classes avec vous parce qu'il vous
considère comme un photographe d'exception.
— Et vous n'êtes pas d'accord avec lui.
— Si... Vous êtes un photographe extraordinaire.
— Vous feriez un bien fou à mon ego si je ne sentais pas un énorme bémol pointer son nez.
— J'ai du mal à comprendre pourquoi vous prenez ce genre de photos. Mon père sait qu'il y
aura ces femmes à moitié dévêtues sur son calendrier, à propos ?
— Certainement, puisque cela fait six ans que nous travaillons pour lui. Vous ignorez sans
doute qu'il s'agit d'éditions limitées que les collectionneurs s'arrachent à prix d'or. Chaque
année, nous nous donnons un mal fou pour produire quelque chose d'original qui réponde à
des critères esthétiques très exigeants. Recevoir l'un de ces calendriers est un privilège, figurez-
vous. Il ne s'agit pas du genre de photos qu'on trouve dans les chambrées de marins ou les
ateliers de mécaniciens.
Charlie tombait des nues, mais elle n'en démordit pas pour autant.
— Il y a des thèmes moins galvaudés que l'éternel féminin, tout de même. Si vous vous
tourniez vers l'écologie, vous pourriez consacrer un numéro aux espèces menacées des îles
britanniques, par exemple.
— Si vous parvenez à convaincre votre père, pourquoi pas ? Mais, dans ce cas, j'insisterai
pour que vous participiez au projet.
— En tant qu'assistante ?
— Non. J'aurai besoin de vous pour amadouer les animaux afin qu'ils posent comme il
convient devant l'objectif.
En arrivant au campement, Friedrick sortit de voiture sans un mot et s'éloigna dans la nuit en
la laissant se débrouiller.
Assise sur son siège, Charlie contempla avec terreur les ténèbres opaques qu'elle devait
traverser pour rejoindre la grande tente dont les lumières scintillaient au loin.
Comme elle ne pouvait rester là indéfiniment, elle s'arma de courage et descendit. A son
grand soulagement, aucun monstre ne surgit pour se jeter sur elle. Elle commençait à se
détendre quand quelque chose remua dans un buisson tout proche. Prenant ses jambes à son
cou, elle courut à perdre haleine.
Quand elle déboucha en trombe sous latente, tous lui jetèrent des regards étonnés.
— Vous êtes nerveuse, Charlie ? lança Friedrick. Buvez donc quelque chose, cela vous fera
du bien.
Il arborait son éternel sourire moqueur comme s'il avait deviné les frayeurs de son assistante.
— Je prendrai un gin tonic, s'il vous plaît.
Une minute plus tard, il lui tendit un verre puis se tourna vers Walter.
— As-tu rapporté les journaux de Nairobi ?
— Oui. Je les ai laissés dans la Land-Rover, avec ton linge que je suis passé prendre à la
blanchisserie. Je vais les chercher.
— Ne te donne pas cette peine. Charlie sera heureuse de s'en charger, n'est-ce pas,
Charlie ?
Friedrick rattrapa le verre au vol juste alors qu'elle le lâchait.
La gorge sèche, Charlie jeta un coup d'œil anxieux aux ténèbres qui l'attendaient Elles étaient
si épaisses, si inhospitalières qu'elle était certaine de s'y perdre.
— Je... Je ne vois pas la voiture. Où est-elle garée ? Walter fit un geste vague.
— Là-bas. Prenez ma lampe torche.
Guidée par le puissant faisceau, Charlie repéra la Land-Rover garée sous un palmier. Le
cœur battant, elle avança à grandes enjambées et ouvrit la portière en tremblant. Il y avait un
paquet et une pile de journaux sur la banquette arrière.
Après un rapide inventaire des journaux, elle trouva celui sur lequel elle figurait en première
page. Posant la torche, elle le glissa derrière la banquette en se promettant de le reprendre le
lendemain.
— Que fabriquez-vous, Charlie ? J'ai envie de quitter cette chemise poisseuse.
Surprise par l'apostrophe de Friedrick, Charlie sursauta si violemment qu'elle lâcha la torche
qui s'éteignit aussitôt. Les ténèbres l'enveloppèrent comme un cocon oppressant.
Tout en s'efforçant de surmonter sa panique, elle se baissa pour chercher la lampe à tâtons
sur le plancher. Un cri de joie lui échappa quand elle la sentit, mais lorsqu'elle voulut s'en
emparer, ses doigts effleurèrent une matière malléable qui lui arracha un hurlement de terreur.
La seconde suivante, Friedrick était auprès d'elle, armé d'une lampe.
— Que se passe-t-il, bon sang ?
Paralysée par la peur, elle demeura immobile un instant puis se jeta dans ses bras.
— Il y a quelque chose par terre, je ne sais pas quoi, mais je l'ai touché.
Le battement régulier du cœur de Friedrick contre sa joue apaisa quelque peu sa frayeur.
Rouge d'embarras, elle voulut s'écarter. C'est alors que de sauveur, Friedrick se fit geôlier.
— Vous êtes encore dans mes bras, Charlotte. Je vais finir par croire que cela vous plaît.
— Pas du tout !
— Que si, ma chère. Vous auriez dû vous renseigner un peu plus sur Michael avant d'insister
pour être traitée comme lui. Non content d'être un excellent photographe, c'est un
entomologiste distingué. Voilà pourquoi il m'a accompagné pour cette expédition. S'il était
tombé sur quelque chose d'étrange dans le noir, il n'aurait pas crié, mais il aurait fourré la bête
dans un de ces minuscules bocaux qu'il emporte partout avec lui.
Il lui agrippa les épaules fermement.
— Cela étant, je crois que le spécimen que je tiens dans mes bras aurait eu raison de lui. A
présent, il serait bon que vous regardiez l'affreuse bête qui vous a mise dans cet état.
— Non !
Sourd aux protestations de la jeune femme, Friedrick l'obligea à se retourner. Charlie
détourna la tête en fermant obstinément les yeux.
— Vous ne risquez rien, je vous assure.
— Je... je ne peux pas.
— Allons, Charlie, un petit effort
Vaincue par cette voix persuasive, Charlie obéit à contrecœur et fronça les sourcils en portant
la main à sa tête.
— Il s'agissait de mon chapeau ?
Elle avait dû le perdre quand Friedrick lui avait fait peur.
— Tout juste. Je vous ai bien dit que c'était un cauchemar ambulant. Maintenant, si cela ne
vous ennuie pas, seriez-vous assez aimable pour chercher le paquet de la blanchisserie ?
Charlie saisit une boîte en carton sur la banquette.
— C'est ça ?
— Oui. Apportez-le dans la tente, s'il vous plaît.
Sans plus s'attarder, il rebroussa chemin. Folle de rage, Charlie lui lança le paquet à toute
volée et pesta quand elle manqua sa cible d'un centimètre. Un rire moqueur qu'elle commençait
à bien connaître salua cet échec.
Furieuse, elle prit le chapeau et les journaux en maugréant. A cet instant, plusieurs
projecteurs illuminèrent le campement tandis que le ronronnement d'un générateur s'élevait
dans la nuit. Un immense soulagement envahit Charlie.
Tout en riant de sa bêtise, elle ramassa le linge et rejoignit Friedrick sous la tente.
— Ça va ? lança-t-il.
— On ne peut mieux !
Il lui prit le carton des mains et le posa sur son lit.
— Cela signifie-t-il que vous restez ?
— Comment pourrais-je vous laisser tomber ? argua-t-elle. Vous ne pouvez pas vous
débrouiller sans moi. Et puis, pensez à votre réputation. Perdre un assistant, passe encore,
mais deux !
Friedrick sourit, parfaitement conscient de l'impact de ce sourire sur elle, et sortit les lunettes
de Charlie de sa propre poche.
— Vous feriez bien de les remettre.
Sans lui laisser le temps de les replacer lui-même sur son nez, elle les lui arracha et les fourra
dans une poche.
— Qu'auriez-vous fait si votre ennemi invisible avait été une énorme araignée couverte de
poils ?
— Les araignées ne me font pas peur, mentit-elle effrontément. C'est juste le noir.
— Le noir ?
— C'est ridicule, je sais.
— Je ne vous le fais pas dire. La nuit est quelque chose de superbe, Charlie. Venez, je vais
vous montrer.
Il lui prit la main.
— Mais... vous vouliez vous changer.
— Cela attendra. Suivez-moi. Je vous promets que vous ne risquez rien en ma compagnie.
Pour une fois, il ne la taquinait pas. Il la contemplait même avec une gravité inhabituelle. Mise
en confiance, elle se laissa entraîner en dehors du camp dans l'obscurité de la brousse. Mille
bruits les enveloppèrent, provenant de créatures invisibles. Le frisson de terreur qui la
parcourut n'échappa pas à Friedrick.
— Calmez-vous et écoutez.
— Je ne peux pas, Friedrick ! Ramenez-moi.
— Ouvrez les yeux.
Charlie ne s'était même pas rendu compte qu'ils étaient fermés. Lentement, elle releva ses
paupières et poussa un petit cri.
— Il ne fait pas noir !
— Bien sûr que non ! Dans cette partie du monde, les étoiles sont si nombreuses qu'on y voit
presque comme en plein jour. Ce sont les lumières du camp qui donnent cette impression
d'obscurité totale. Vous apercevez la Croix du Sud, là ?
— Celle qui penche ?
— Oui.
— Je suis contente de la voir. J'en ai si souvent entendu parler. Merci, Friedrick.
— Tout le plaisir est pour moi, mais nous allons en rester là pour ce soir. Si nous nous
attardons, vous allez être dévorée par les moustiques.
De retour à la tente, il s'effaça pour la laisser entrer. Morte de fatigue après cette journée
épuisante, Charlie s'assit sur son lit en réprimant un bâillement. Ses paupières se fermèrent
d'elles-mêmes.

— Chai, memsahib !
Ouvrant péniblement un œil, Charlie aperçut Kubwa penché sur elle.
— Jambo; memsahib, chai.
— Merci, murmura-t’elle.
Voyant qu'elle était enfin réveillée, le boy s'éclipsa.
Une fois debout, Charlie jeta un coup d'œil à sa montre. Malheureusement, il faisait trop noir
pour qu'elle puisse distinguer le cadran.
— Il est 5 heures. J'espère que vous avez bien dormi. La voix grave de Friedrick la fit
tressaillir.
— Je vous dirai ça plus tard.
Une allumette craqua, puis la lumière crue de la lampe à gaz inonda la tente. La première
chose que vit Charlie fut une masse de boucles noires désordonnées, puis un torse
impressionnant beaucoup trop proche pour son goût. Il suffirait qu'elle tende le bras pour le
toucher. La tentation fut d'ailleurs tellement irrésistible qu'elle faillit y céder. A cet instant, elle
croisa les yeux de Friedrick. La lueur moqueuse qui s'y reflétait prouvait qu'il devinait son
trouble. Les joues rouges de confusion, elle se détourna d'un mouvement vif.
Friedrick disparut en riant dans le cabinet de toilette. Tremblante, Charlie appliqua ses
paumes sur ses pommettes brûlantes pour en apaiser le feu.
Lorsque Friedrick émergea du cabinet de toilette, il portait une serviette autour des hanches
et un sparadrap sur le menton.
— C'est un exploit de se raser dans le noir, lança-t-il.
— Pourquoi n'avez-vous pas emporté la lampe ?
— Je ne voulais pas vous en priver. Vous n'avez eu qu'une leçon pour vous familiariser avec
l'obscurité.
— Merci, c'est gentil.
Consciente que sa terreur n'avait rien de rationnel, elle expliqua :
— Un de mes cousins m'a enfermée dans une cave à charbon un jour. J'y suis restée plus
d'une heure et, depuis, je n'arrive pas à me défaire de ma peur.
— Charmant cousin, dites-moi.
— C'est un banquier respectable, maintenant. Un pilier de la société, même.
— J'espère que mon compte, en banque ne relève pas de sa responsabilité. Je frémis à l'idée
du traitement qu'il réserve à ceux qui ont des découverts.
—Vous ne risquez rien. Il est trop haut placé pour s'occuper de ce genre de détails.
Elle contempla le pyjama de soie qu'elle portait. Il avait beau être parfaitement décent, la
situation avait un côté si intime qu'elle eut l'impression qu'il ne cachait rien de son corps.
— J'étais tellement fatiguée, hier soir, que je n'ai même pas le souvenir de m'être couchée.
Une flamme malicieuse se mit à danser dans les prunelles grises de Friedrick.
— Ah bon ?
Sans répondre, Charlie prit la lampe, attrapa son vanity case et ses vêtements et s'engouffra
dans le cabinet de toilette en veillant à ne pas frôler Friedrick.
Lorsqu'elle rejoignit son compagnon sous la grande tente, il était déjà installé à table et lisait
un journal.
— Kubwa va apporter des œufs au lacon dans deux minutes.
— Chic ! Je meurs de faim.
Friedrick leva le nez du journal pour lui jeter un coup d'œil amusé.
— Cela n'a rien d'étonnant, puisque vous n'avez pas dîné. Si vous vous servez de café, vous
seriez gentille de m'en apporter une tasse.
Peu après, Charlie posait les tasses fumantes sur la table.
— Michael vous servait aussi ?
— Michael serait déjà à quatre pattes sur le sol à la recherche d'insectes. Vous représentez
une nette amélioration par rapport à lui, ne serait-ce que parce que vous ne ronflez pas.
A ce rappel de l'intimité qu'ils partageaient, Charlie sentit ses joues s'empourprer. Pour se
donner contenance, elle prit une tranche d'ananas. Peu après, Kubwa déposait devant eux des
assiettes bien garnies.
— Prenez donc la Land-Rover pour aller au village puisque les pneus sont déjà chargés,
déclara Friedrick. Je m'occuperai du reste du matériel. J'espère que vous serez prête à temps.
L'accident de Michael nous a fait prendre du retard, et les filles ont d'autres engagements.
— Je vais faire de mon mieux.
— Votre mieux ne m'intéresse pas. Faites ce que vous avez à faire correctement, je ne vous
en demande pas plus !
Une furieuse envie de le gifler démangea Charlie.
— Bien, patron ! Donnez-moi des instructions précises et...
Elle se tut en s'apercevant que l'aube s'était levée sans qu'elle le remarque.
— Enfin le retour de la lumière ! commenta Friedrick d'un ton narquois.
— C'est magnifique !
— Profitez-en parce que cet après-midi, vous vouerez le soleil aux gémonies.
Charlie n'eut guère besoin d'attendre l'après-midi pour maudire le soleil. Empiler des pneus
pour construire un trône avait tout du cauchemar. Malgré l'heure matinale, elle fut vite en nage ;
même sans miroir, elle devinait sans peine que son visage était maculé de taches de graisse. Elle
s'était cassé un ongle et d'autres suivraient certainement avant que les exigences de Friedrick
ne soient satisfaites. Encore une chance qu'il ne soit pas sur son dos à lui aboyer des ordres ou
à l'accabler de commentaires désobligeants sur son apparence.
Un pneu lui échappa des mains et rebondit sur le sol en faisant un bruit mat. Un rire étouffé
résonna derrière Charlie. En se retournant, elle découvrit une fillette qui l'observait, cachée
derrière un arbre. Suivant l'exemple de Friedrick, Charlie sortit de sa poche un paquet de
bonbons qu'elle avait acheté à l'aéroport.
La fillette en prit un et grimpa sur le trône.
—Très bien, princesse ! lui dit la jeune femme. Surtout, ne bouge pas.
Sans perdre un instant, elle vissa son zoom préféré. Du haut de son perchoir, la fillette suivit
ses préparatifs avec intérêt, mais quand Charlie pointa l'objectif sur elle, elle paniqua et voulut
descendre.
Charlie lui tendit un autre bonbon. Après une légère hésitation, la petite fille le prit et se rassit.
L'instant d'après, une dizaine d'enfants se pressait autour de la jeune femme pour poser afin
d'obtenir une friandise.
Le sachet terminé, les enfants s'éloignèrent, sauf la première fillette qui demeura auprès d'elle.
Charlie reprit sa tâche sans ménager ses efforts jusqu'à ce que le trône ressemble enfin à celui
qui figurait sur le croquis préparatoire.
Assoiffée par tous ces exercices, elle s'adossa contre la voiture en débouchant sa gourde
remplie d'eau.
Pendant qu'elle buvait, un groupe de jeunes se livra à des pitreries pour attirer son attention.
Amusée par leur manège, elle leva son appareil en riant, mais, quand elle ajusta son objectif, ce
fut le visage de Friedrick qui apparut dans le champ. Aussitôt, les enfants détalèrent sans
demander leur reste.
Friedrick lui prit l'appareil des mains.
— J'espère que vous avez terminé puisque vous trouvez le temps de vous amuser.
Prenant l'appareil, il balaya le village en regardant à travers l'objectif puis s'arrêta
brusquement sur la jeune femme et prit une photo. Furieuse, Charlie voulut reprendre son bien.
— Je ne suis pas une de vos pin-up, monsieur Friedrick.
— Qui vous demande de l'être ?
Charlie regretta aussitôt sa réaction. Après tout, il s'agissait d'un simple cliché.
— Voulez-vous vérifier mon travail ? lança-t-elle d'un ton sec.
— Je suis ici pour ça.
Après avoir fait le tour du trône, Friedrick donna un léger coup de pied pour tester la
structure de l'édifice.
— Ça ira, je pense.
— Comment ça, « ça ira » ? J'ai sué sang et eau pour... Elle ne vit le petit sourire narquois
que trop tard. Agacée de s'être laissé piéger, elle entreprit de monter le trépied qui se montra
particulièrement récalcitrant. Il est vrai que si ses doigts avaient moins tremblé, la tâche eût été
plus facile.
— Grimpez sur les pneus, ordonna Friedrick. Je veux vérifier la lumière.
— Vous pouvez aussi bien le faire avec Peach, non ?
— Elle risquerait de salir ses vêtements. Les vôtres ne craignent rien. Soyez bonne fille,
dépêchez-vous.
Charlie jeta un coup d'oeil à Peach. Le mannequin qui portait un T-shirt rose pâle et un
pantalon crème donnait l'impression de sortir d'une luxueuse limousine tandis qu'elle-même
avait des vêtements couverts de taches et de poussière.
Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, Charlie escalada le trône et s'assit en fixant Mark
qui maquillait Amber. Bien entendu, Friedrick ne fut pas dupe de sa manœuvre pour éviter son
regard.
— Si vous lui demandez gentiment, Mark accepterait sûrement de vous maquiller.
— Cela ne m'intéresse pas, riposta-t-elle d'un ton pincé. Du bout du doigt, Friedrick lui ôta
une trace de graisse sur la joue.
— Pourtant, il ferait un meilleur travail que vous. Entre la noire et la verte, je ne sais pas
laquelle de vos peintures de guerre je préfère. Vous devriez peut-être essayer les deux
ensemble.
Vexée, Charlie s'essuya le visage avec sa manche de chemise.
— Ne bougez plus !
Friedrick se plaça derrière le trépied et leva l'objectif vers elle.
— Vous paraissez très à l'aise sur ce trône, fit remarquer Walter d'un ton taquin.
— Je le suis ! Il ne me manque plus qu'une théière et un parasol pour que mon bonheur soit
complet.
Friedrick continua à se concentrer sur sa prise de vue, mais Charlie vit les coins de sa
bouche se relever en un imperceptible sourire.
Suzy vint examiner le travail de Mark. Satisfaite du résultat, elle noua un pagne en peau
autour des hanches du mannequin, lui ceignit un foulard de soie autour de la poitrine et plaça un
diadème constitué par un amortisseur sur sa tête.
Après ces préparatifs interminables, la séance de pose fut incroyablement rapide. Une heure
plus tard, tout était fini et le matériel rangé.
Walter, Mark, Suzy et les mannequins repartirent en jeep, laissant la Land-Rover à Friedrick
et Charlie.
— Kwisha, bwana ? demanda le chef du village. Friedrick hocha la tête.
— Oui, les pneus sont à vous. Charlie aimerait voir l'emplacement de l'école que vous êtes
en train de construire.
Le chef hocha la tête puis les guida vers la sortie du village pour leur montrer les fondations
du bâtiment.
— Harambee school.
— Cela signifie que l'école se construit sans subvention du gouvernement, expliqua Friedrick.
Le chef continua dans un swahili volubile que Friedrick traduisit au fur et à mesure.
— La vente des pneus va leur permettre d'acheter assez de parpaings pour élever le mur
jusqu'à un mètre de hauteur. Il voudrait savoir si vous seriez prête à venir dimanche matin pour
leur prêter main-forte.
— Vous m'accompagneriez ?
— J'ai prévu d'aller aux courses à Nairobi, mais si vous préférez travailler...
— L'occasion trop rare pour la laisser passer. Je suis certaine que cela va être amusant, en
plus.
— C'est le jour de congé du cuisinier, dit Friedrick. Comment faire pour les repas ?
— Vous n'aurez qu'à vous mettre aux fourneaux.
— Sûrement pas ! Je déteste cuisiner et je n'ai pas l'intention de commencer maintenant.
— Bon, je m'en chargerai.
— Vous me ferez du rôti avec du Yorkshire pudding ? Charlie leva les yeux au ciel.
— Si vous voulez.
Friedrick eut un sourire satisfait.
— Dans ce cas, je ne peux vous refuser le plaisir de porter quelques parpaings. Je serais
curieux de savoir à quoi vous occupez vos week-ends en Angleterre. Cela ne doit pas être
banal... ni de tout repos.
Après avoir confirmé leur venue au chef, tous deux le saluèrent et se dirigèrent vers la jeep.
— A vous de conduire, Charlie.
Devant le regard incrédule de la jeune femme, Friedrick précisa :
— Je m'efforce de vous prouver que je ne suis pas aussi macho que vous le pensez, mais si
vous continuez à me dévisager avec ces yeux de merlan frit, je vais finir par le regretter.
— Je suis enchantée de vous servir de chauffeur, Friedrick.
Désireuse de lui prouver son talent de conductrice, Charlie mit le moteur en route, engagea
une vitesse et débraya en douceur. La voiture fit un bond en avant et cala.
— Excusez-moi, je me suis trompée de vitesse. Friedrick demeura impassible. Charlie remit
au point mort et redémarra en sélectionnant une autre vitesse. Cette fois, son compagnon
rectifia la position avant qu'elle cale de nouveau.
— Une fois suffit, vous ne croyez pas ?
Pour toute réponse, Charlie lui décocha un grand sourire et s'élança à fond de train sur la
piste.
— Vous avez un style de conduite intéressant, Charlie. Les taxis londoniens doivent vous
adorer.
— Je ne conduis jamais à Londres, cela me fait bien trop peur. Quand je suis chez mes
parents à la campagne, en revanche, je me promène de-ci de-là sur les petites routes.
Friedrick haussa un sourcil incrédule.
— C'est curieux, mais je n'arrive pas à vous croire. A mon avis, vous faites l'impossible pour
rendre ce trajet le plus inconfortable possible. D'ailleurs, si vous n'étiez pas une conductrice
confirmée, vous n'auriez jamais accepté de prendre le volant en pleine brousse, mais peu
importe.
D'un geste nonchalant, il enroula le bout de la natte de Charlie autour de son index.
— A part vous promener de-ci de-là, que faites-vous d'autre quand vous êtes chez votre
père ?
Charlie ne fut pas dupe de l'apparente banalité de la question.
— Pas grand-chose d'intéressant
— Cela m'étonnerait. Avez-vous un emploi, par exemple ? Où habitez-vous ?
Il marqua une courte pause avant d'ajouter :
— Avez-vous un petit ami ?
— Je partage une maison à Londres avec plusieurs amis, mais je n'ai pas de voiture. Il y a
trop d'embouteillages, je préfère circuler à bicyclette.
Friedrick leva les yeux au ciel.
— L'une des personnes avec lesquelles vous vivez est-elle votre petit ami ?
— Pourquoi n'allez-vous pas droit au but au lieu de tourner autour du pot ? lança-t-elle d'un
ton acide.
— Que voulez-vous dire ?
Charlie arrêta la voiture pour se tourner vers lui.
— Demandez-moi si je couche avec l'un d'eux, ce sera plus simple.
— Est-ce le cas ? murmura Friedrick.
— Cela ne vous regarde pas.
— Et si je décidais du contraire ?
— Si vous cherchez une aventure, vous avez trois des plus belles femmes de la terre à votre
disposition, Friedrick.
— Certes, mais vous êtes déjà installée dans ma tente, or j'ai l'esprit pratique.
— Je peux dormir dans la Land-Rover, si c'est tout ce qui vous gêne.
— Toute seule ? Dans le noir ?
— Vous êtes vraiment impossible !
— Ce n'est pas moi qui vous ai proposé de venir, Charlotte. Vous m'avez été imposée,
rappelez-vous.
— On ne m'a pas donné le choix. Si j'avais su que vous chercheriez à profiter de la situation,
je... je...
Elle se tut subitement. Si elle avait su, elle serait venue quand même, comprit-elle avec
stupeur.
— Que vouliez-vous dire ? insista Friedrick.
— Rien.
— Vous seriez repartie, c'est ça que vous vous apprêtiez à dire ? Eh bien, je ne pense pas.
Pour une raison que j'ignore, vous vous accrochez malgré mes provocations ou les mauvais
traitements que je vous inflige.
Charlie tourna la clé de contact pour redémarrer.
— Cette conversation ne nous mène à rien, décréta-t-elle.
— Pourquoi ? Vos principes vous interdisent un petit flirt sans conséquence, c'est ça ?
Le moteur toussota, cracha et refusa de démarrer. Furieuse, Charlie fit une nouvelle tentative.
— Faire l'amour dépasse de loin le petit flirt sans conséquence, à mon sens. Quant aux
principes, ils font un retour en force, ne vous en déplaise.
Une nouvelle tentative pour démarrer demeura tout aussi infructueuse que les précédentes.
— Vous avez noyé le moteur.
— C'est faux !
Pourtant, Charlie cessa de s'acharner.
Le chant strident des insectes emplit le silence.

6.
— Que faisons-nous, maintenant, Charlie ? Nous rentrons à pied ? Pour quelqu'un qui
s'effraie d'un rien, je vous trouve bien légère à l'égard des règles élémentaires de sécurité. Vous
voilà en panne en pleine brousse africaine entourée d'animaux prêts à vous dévorer à la
première occasion.
Charlie balaya les environs d'un regard anxieux. A part Friedrick, elle ne vit rien qui fût
susceptible d'affoler son pouls.
— Que suggérez-vous ? lança-t-elle d'un ton sec. Friedrick se rapprocha dangereusement.
— Il suffit d'un peu d'imagination pour trouver un moyen agréable de passer le temps en
attendant que le moteur soit prêt à redémarrer.
— Je préfère vous laisser le volant. Paniquée, elle ouvrit la portière, mais Friedrick la retint
par le bras.
— Il n'en est pas question. Sauf si vous acceptez de reconnaître que vous avez besoin d'un
homme pour vous tirer d'embarras.
— Sûrement pas ! Il se mit à rire.
— Dans ce cas, essayez de me faire oublier les terribles dangers que votre inconséquence
nous fait courir.
— Je ne suis pas un amuseur public, monsieur Friedrick.
Pleine d'espoir, elle tourna de nouveau la clé de contact et, après un toussotement menaçant,
le moteur voulut bien s'animer. Lorsqu'elle démarra, elle veilla à conduire plus doucement, cette
fois.
— Quel programme avez-vous prévu après notre retour ? Nullement dupe de sa manœuvre
de diversion, Friedrick lui adressa un sourire moqueur, mais abandonna toute tentative de flirt
pour lui détailler le programme des réjouissances.
— Nous devrions nous dépêcher si nous ne voulons pas être en retard, conclut-il.
Charlie accéléra sans hésiter. Friedrick supporta les cahots sans se plaindre et, à peine arrivé,
Charlie accéléra sans hésiter. Friedrick supporta les cahots sans se plaindre et, à peine arrivé,
sortit de la voiture en lançant des ordres qui tirèrent le reste du groupe d'une bienheureuse
torpeur.
Walter quitta son fauteuil en maugréant.
— Nous espérions déjeuner avant la prochaine séance. Personne n'en eut le droit tant que
les photos de Peach sous une cascade ne furent pas terminées. Friedrick souhaitait qu'un bébé
chimpanzé figure sur le cliché, aussi avait-on placé un appât pour attirer l'animal.
Malheureusement, à chaque prise, il s'emparait du morceau de papaye et s'enfuyait avant que
Friedrick puisse appuyer sur le bouton déclencheur. Après une douzaine de tentatives
infructueuses, Charlie suggéra d'attacher l'appât.
Friedrick accepta sans trop d'illusions.
— Espérons que ce goinfre n'avalera pas la ficelle.
Le singe observa les préparatifs d'un air soupçonneux puis s'approcha prudemment.
Finalement, incapable de résister à la tentation, il se jeta sur la papaye et se figea quelques
secondes, stupéfait de la voir s'envoler. Furieux, il se réfugia en haut d'un arbre en proférant
des cris stridents, mais Friedrick avait eu le temps de prendre la photo.
— Bon travail ! Rentrons déjeuner, maintenant. Je meurs de faim.
Quand Charlie eut terminé les rangements, tout le monde était déjà installé à table. Comme
par hasard, la seule place vacante se trouvait à côté de Friedrick. Elle s'y assit sans
enthousiasme.
— Dépêchez-vous, déclara-t’il. Nous repartons dès que nous aurons fini de déjeuner.
— Où ça ?
— Pour Nairobi. J'ai décidé de prendre le cliché de Kelly avec l'impala cet après-midi.
— Comment comptez-vous vous y prendre ? En attrapant un impala au lasso ?
— Quel dommage que je n'y aie pas pensé plus tôt ! Cela m'aurait amusé de vous voir à
l'œuvre.
Vexée, Charlie prit sur elle-même pour ne pas riposter vertement.
— Où allez-vous vous procurer un impala ?
— Il y a un refuge pour animaux au parc national de Nairobi. Nous nous sommes arrangés
avec le directeur.
— On peut vous accompagner ? demanda Peach avec envie.
— Pas cette fois, mon cœur. Il n'y a pas de place pour tout le monde dans l'avion.
— N'oublie pas de déposer les pellicules à développer, déclara Walter. Tu pourras également
récupérer celles que j'ai déposées hier.
— Bien, patron.
— Et rapporte les journaux.
— Et le courrier, compléta Friedrick à sa place.
Une demi-heure plus tard, Charlie, Kelly, Mark, Suzy et Friedrick décollaient d'une piste de
fortune installée en pleine savane. Charlie profita du vol pour griffonner quelques lignes à son
père afin de lui signaler qu'elle survivait. Ensuite, elle écrivit un mot à Bob Turner, l'un des plus
fidèles résidents de sa maison pour lui rappeler de prendre contact avec Mlle Bishop s'il se
trouvait dans une situation désespérée. Une fois les adresses rédigées et les enveloppes
scellées, elle s'absorba dans la contemplation du paysage.
— Voulez-vous que je poste vos lettres avec les autres ? proposa Friedrick.
— Elles ne sont pas timbrées.
— Ce n'est pas grave.
En les prenant, il regarda le nom des destinataires.
— Une pour papa ! L'autre est destinée à votre petit ami ?
— Bob est trop mûr pour qu'on le qualifie en ces termes. A la grande satisfaction de la jeune
femme, Friedrick se rembrunit. Ce que le photographe devait s'imaginer ne correspondait
sûrement pas à la réalité. A soixante-deux ans, avec ses cheveux longs, ses pantalons à pattes
d'éléphant et son anneau dans l'oreille, Bob n'avait rien d'un séducteur.
Quand l'avion se posa sur la piste du parc national, Charlie ouvrit des yeux émerveillés.
— Il y a même des girafes, regardez !
Le petit groupe fut conduit au refuge où le directeur les attendait.
— Vous pouvez vous servir de mon bureau pour les préparatifs. L'impala est dans un enclos,
juste derrière. J'ai préparé quelques friandises pour lui. Si la jeune femme qui doit poser en
prend un peu dans sa main, il la suivra partout.
En effet, l'impala suivit Kelly pas à pas tandis qu'elle déambulait enveloppée dans un sari
blanc quasiment transparent, en tenant avec grâce un panier sur sa tête. En toile de fond, la
chaîne de montagne des Ngong offrait un décor somptueux.
Ensuite, le directeur mit une voiture à leur disposition pour les conduire au centre-ville.
Charlie s'expliqua mieux cette obligeance quand elle découvrit l'importance de l'enveloppe que
Friedrick lui avait remise.
— C'est beaucoup plus que ce que vous avez donné aux villageois, dit-elle en montant en
voiture.
— C'est ce qu'on m'a demandé, alors je n'ai pas eu le choix. Et puis, c'est pour une bonne
cause. Je croyais que vous souteniez la cause animale.
— En effet, mais j'accorde plus d'importance aux personnes qu'aux animaux.
— Certaines espèces sont menacées, ce qui n'est pas le cas du genre humain.
Charlie le fusilla du regard.
— Vous comprenez très bien ce que je veux dire. Friedrick lui tapota la main avec
condescendance.
— Mais oui, je comprends. Il se tourna vers les autres.
— Que voulez-vous faire à Nairobi ?
— Je voudrais aller au Norfolk pour appeler John et prendre un bain, répondit Kelly.
Mark et Suzy souhaitèrent également se rendre à l'hôtel, aussi Friedrick leur demanda-t-il de
s'occuper du courrier et des pellicules.
Lorsqu'il déposa ses passagers devant le palace, Charlie voulut suivre le mouvement, mais
Friedrick la retint.
— Restez !
— J'ai aussi envie de prendre un bain, figurez-vous.
— Si vous m'invitez à le prendre avec vous, je suis tout prêt à changer mon programme.
Le visage en feu, Charlie détourna la tête sans répondre.
— Cela ne vous tente pas ? Dommage... Mais, dans ce cas, j'insiste pour que vous
m'accompagniez pour aller voir un pauvre homme qui se morfond à l'hôpital.
— Vous voulez rendre visite à Michael, c'est ça ?
— Je m'étonne qu'une femme aussi dévouée que vous ait pu oublier une personne dans le
besoin.
Charlie pinça les lèvres sans répondre.
— Nous allons lui acheter des fruits, reprit Friedrick. Il y a un marché, un peu plus bas.
En sortant de voiture, Friedrick dévisagea la mine boudeuse de Charlie en souriant.
— Vous faites la tête parce que vous venez de découvrir que vous n'avez pas l'apanage des
bonnes intentions ?
— Je ne fais pas la tête !
— Dans ce cas, souriez, enlevez ces lunettes grotesques et j'arrêterai peut-être de vous
mettre en boîte.
Charlie se sentit ridicule. Consciente qu'il avait raison, elle rangea les lunettes dans son sac.
— C'est mieux comme ça ?
— Beaucoup mieux.
D'un geste vif, Friedrick enleva le chapeau et le jeta dans une poubelle.
Ignorant le cri de protestation de Charlie, il ôta l'élastique qui retenait la natte, secoua sa
chevelure pour la libérer et captura son visage entre ses paumes.
Plusieurs passants ralentirent pour observer la scène d'un œil amusé.
— Lâchez-moi, Friedrick !
Il sourit, puis se pencha pour lui planter un baiser franc et massif sur la bouche.
— Voilà qui est encore mieux. Enfin satisfait, il la relâcha.
— Je dois avoir l'air d'un épouvantail.
— Au contraire, vous êtes très belle, mais cela ne me surprend pas vraiment. Occupons-
nous des fruits, maintenant.
En traversant le marché, Charlie s'extasia devant l'étal d'un fleuriste.
— Je ne m'attendais pas à une telle diversité. Et ces parfums ! Il y a de quoi avoir le vertige.
Friedrick désigna des roses.
— On prend les rouges ?
— Elles vont se faner.
— C'est leur destinée. Cela ne doit pas nous empêcher d'en profiter le temps qu'elles
dureront.
Charlie se mordit la lèvre. Friedrick possédait l'art de charmer une femme sur le bout des
doigts. Malheureusement, cela n'était qu'un jeu pour lui.
Assis dans son lit d'hôpital, une jambe dans le plâtre, Michael était plongé dans la
contemplation de bocaux d'insectes alignés devant lui lorsqu'ils entrèrent dans la chambre.
— Friedrick ! Comme c'est gentil de venir en aussi charmante compagnie !
— Nous avons fini assez tôt aujourd'hui, alors nous avons décidé de te rendre une petite
visite et de t'apporter quelques fruits.
— Ils sont les bienvenus, tout comme cette ravissante apparition.
— Je te présente Charlie, Michael, ou, plus précisément, Charlotte Bainbridge qui n'est pas
une apparition mais mon assistante.
Michael se mit à rire.
— Je ne me rappelle pas que tu m'aies jamais offert un bouquet de roses. Vous êtes ma
remplaçante, c'est ça ?
— Oui. Je suis ravie de faire votre connaissance.
— Asseyez-vous, je vous en prie.
Charlie jeta un coup d'oeil à la collection d'insectes en réprimant un frisson de dégoût.
— Je m'étonne qu'on vous autorise à apporter ce genre de bestioles ici.
— Elles sont mortes, alors elles ne sont plus très dangereuses. En revanche, je pense qu'on
m'interdirait d'avoir Didon.
— Qui est Didon ? demanda Charlie. Friedrick sourit.
— C'est une charmante petite araignée que Mike a découvert sur la table du petit déjeuner
un matin.
— Elle n'est pas petite ! se récria Michael. C'est un spécimen magnifique. On me la garde à
la ferme d'élevage de serpents. Si cela vous tente, vous pouvez aller lui rendre visite.
Charlie blêmit.
— Je ne pense pas.
Les deux hommes se mirent à rire.
Les yeux rivés sur les bocaux, elle eut l'impression que ceux-ci se rapprochaient d'elle. Une
folle envie de prendre ses jambes à son cou s'empara d'elle. Seule la perspective des railleries
dont l'accablerait Friedrick l'en empêcha.
Sensible à sa réaction, il lui passa un bras autour des épaules.
— Je ne veux pas vous retenir, déclara Michael. La prochaine fois, tâche de m'amener Didon
en douce, Friedrick. Elle me manque terriblement.
— N'y compte pas. A bientôt, mon vieux. Charlie adressa à Michael un petit salut de la
main.
— Au revoir.
Une fois dans la voiture, Friedrick la contempla d'un air moqueur.
— Je croyais que vous n'aviez pas peur des araignées.
— En théorie, non, mais en pratique c'est différent.
— Je vous emmène au restaurant pour vous remettre de vos émotions. A moins que vous
préfériez aller voir Didon ?
— Je préfère le restaurant, merci.
Quelques minutes plus tard, ils s'installaient à la terrasse du Nairobi Club qu'illuminait un
romantique coucher de soleil.
Pendant qu'ils prenaient l'apéritif, Charlie examina avec attention le visage de son
compagnon.
— Alors ? s'enquit Friedrick. Quel est le verdict ?
— Vous avez des traits singuliers. J'aimerais beaucoup faire votre portrait si vous m'y
autorisez.
— Seulement si vous me promettez de l'accrocher à côté de celui de la reine. Quoi d'autre ?
— Il n'y a rien de britannique chez vous. Vous avez les pommettes trop hautes et trop larges.
Et puis, vous êtes trop brun.
— Cela a-t-il une importance quelconque ?
— Aucune. Vous devez avoir trente-quatre ou trente-cinq ans, je me trompe ?
— Trente-deux, mais j'ai eu une vie difficile.
— Ah bon ?
Charlie saisit la main de Friedrick pour l'examiner. Elle était grande, belle et forte, couverte
d'un léger duvet brun. Elle la retourna pour en effleurer les doigts et la paume.
— Manifestement, ce n'est pas le travail manuel qui vous a rendu la vie difficile.
Levant la tête, elle remarqua trop tard la moue espiègle de Friedrick. Furieuse de s'être
laissée prendre au piège une fois de plus, elle lui lâcha la main, mais il attrapa alors la sienne en
guise de représailles.
— Lâchez-moi !
— Non, c'est à mon tour de vous examiner.
Il se pencha en avant et parcourut son visage d'un regard ardent.
— Vous avez des traits singuliers. J'aimerais beaucoup faire votre portrait si vous m'y
autorisez, déclara-t’il avec le plus grand sérieux.
— Nous verrons.
Le ton était rien moins qu'encourageant.
— Vous avez un visage typiquement britannique : un teint de pêche, des yeux sombres
presque violets, un front haut, très médiéval...
Il s'interrompit brusquement en fronçant les sourcils et la dévisagea avec encore plus
d'intensité.
— On dirait une madone de Raphaël.
Il poursuivit, mais Charlie eut la nette impression qu'il continuait pour la forme.
— Vous êtes très jeune. Je vous donnerais à peine vingt ans.
— J'en ai vingt-deux.
— Tant que ça ?
— J'ai eu la vie facile, que voulez-vous !
Elle s'efforça de répondre avec humour, comme s'il s'agissait toujours d'un jeu, mais
l'atmosphère entre eux avait imperceptiblement changé.
Friedrick leva la main de Charlie pour l'observer. Avant qu'elle ait le temps de la lui retirer, il
déposa un baiser au creux de la paume.
— Vous non plus, vous n'avez pas l'habitude des travaux manuels.
L'arrivée du garçon qui apportaient leurs entrées permit à Charlie de récupérer sa main.
Pendant qu'ils savouraient le saumon fumé sans rien dire, la jeune femme surprit à deux reprises
le regard de Friedrick rivé sur elle avec une expression inquiétante. Lorsque le serveur
débarrassa leurs assiettes, ils attendirent la suite dans un silence de plus en plus pesant.
Charlie hésita. Peut-être son imagination lui jouait-elle un tour. Peut-être avait-elle inventé
cette lueur de lucidité qu'elle avait cru percevoir dans les prunelles grises.
Incapable de supporter cette incertitude plus longtemps, elle se jeta à l'eau.
— Vous vous souvenez, n'est-ce pas ?
— J'ai su le jour de votre arrivée que nous nous étions déjà rencontrés. Malheureusement,
chaque fois que j'étais sur le point de mettre le doigt sur l'endroit où je vous avais vue, vous
vous arrangiez pour détourner mon attention. Votre déguisement était remarquable.
— Comment s'est produit le déclic ?
— Quand j'ai décrit votre front. C'est la première chose qui m'a frappé chez vous. Avant le
sac de farine, bien sûr. Votre visage me fascinait bien plus que ces pauvres filles qui paradaient
pour attirer mon attention. Je rêvais de vous demander de poser pour moi, d'enlever vos
vêtements pour...
N'ayant aucune envie d'entendre la suite, Charlie coupa court.
— Avez-vous récupéré votre veste de smoking ? Surpris par cette interruption plutôt
brusque, Friedrick haussa les sourcils.
— Oui. Merci de l'avoir fait nettoyer. J'ai trouvé cela curieux, étant donné les circonstances.
— C'était le moins que je pouvais faire. Vous n'étiez pas visé personnellement.
Un mensonge, bien sûr. Car Charlie en avait fait une affaire personnelle à l'instant où il s'était
mis à la dévorer des yeux et où elle avait compris qu'elle y prenait un grand plaisir.
— Ah bon ? Ce n'est pas l'impression que j'ai eue. En tout cas, ma réponse était faite sur
mesure. D'ailleurs, je recommencerai avec le plus grand plaisir.
Il se tut un instant puis déclara :
— C'est important pour vous de rester ici, n'est-ce pas ? Charlie acquiesça d'un hochement
de tête.
— Après coup, j'ai regretté de vous avoir laissée partir si facilement. J'ai même essayé de
vous retrouver, mais personne ne semblait vous connaître.
— Si vous aviez laissé la police m'arrêter, vous auriez appris mon nom par la presse.
— Sans doute, mais il était plus amusant de vous punir à ma façon, vous ne trouvez pas ?
Friedrick se rejeta contre son dossier en la considérant d'un air songeur.
— J'ai un marché à vous proposer, reprit-il. Nous avons un compte à régler tous les deux. Si
je vous permets de rester, accepterez-vous de poser pour moi en échange ?
— Ici ? chuchota Charlie d'une voix étranglée.
Il secoua la tête en lui adressant un sourire inquiétant.
— Non, à Londres, dans mon studio. Ce sera plus intime. La gorge sèche, Charlie retint son
souffle.
— Et si j'accepte et que je change d'avis ?
— Vous n'êtes pas femme à revenir sur une promesse. Je vous laisse un peu de temps pour
réfléchir. Vous me donnerez votre réponse quand nous passerons reprendre les autres. Si vous
décidez de rentrer, je vous laisserai au Norfolk.
L'appétit coupé, Charlie joua avec sa fourchette en essayant de peser le pour et le contre. La
seule idée de se déshabiller devant Friedrick la privait de forces, mais était-elle en position de
refuser ?
Elle cherchait encore la réponse quand Friedrick regarda sa montre.
— Allons-y. Les autres doivent commencer à s'impatienter.
Une fois l'addition réglée, il repoussa sa chaise.
— Friedrick !
— Oui ?
— A part vous, qui verrait ces photos ? J'espère que vous ne comptez pas vous en servir
pour un calendrier.
— Pour qui me prenez-vous, bon sang ?
Au comble de l'embarras, Charlie contempla ses mains pour éviter le regard furibond qui la
fixait.
— Le calendrier de votre père est le seul projet de ce type auquel je collabore. C'est une
faveur que je lui fais et je m'assure qu'il paie le prix fort pour ce privilège parce que cet argent
me laisse le temps de me consacrer à d'autres travaux. Pour répondre à votre question,
personne d'autre que moi ne verra ces photos, je vous en donne ma parole.
Prenant la jeune femme par le bras, il l'entraîna vers la voiture. Quand il ouvrit la portière
passager, le parfum des roses les enveloppa, si puissant que Charlie suffoqua presque.
Friedrick lui tendit le bouquet.
— Ces roses rouges sont une erreur. Des lys blancs vous conviendraient mieux. Pourquoi
tremblez-vous ?
— J'ai un peu froid.
— Je peux vous réchauffer.
— Je n'en doute pas.
Haussant les épaules, il en resta là et contourna la voiture pour prendre le volant.
Le trajet jusqu'au Norfolk s'effectua dans un silence de plomb.
C'est à peine si Charlie prêta attention aux autres tandis qu'ils s'entassaient à l'arrière. Entre
Friedrick et elle, la question demeurait suspendue et il attendait une réponse. Le bras qu'il avait
posé sur son dossier donnait une impression de nonchalance, mais le regard rivé sur elle la
transperçait.
— Charlie ?
Elle s'arracha à ces prunelles fascinantes pour contempler l'hôtel, consciente qu'elle devait
quitter Friedrick tant qu'elle le pouvait encore.
— Vous ne démarrez pas, Friedrick ? Le pilote doit s'impatienter, dit-elle en guise de
réponse.

7.
Assis à côté du pilote, Friedrick se retourna pour jeter par-dessus son épaule un coup d'œil
satisfait à Charlie. Assise à l'arrière de l'appareil, celle-ci tenta de faire le point et de mesurer
les conséquences de la promesse qu'elle venait de lui faire.
L'enchaînement d'événements qui l'avait menée à accepter de poser pour Friedrick à leur
retour en Angleterre lui paraissait pour le moins étrange. Tout en fixant le dos de son
compagnon, elle s'interrogeait avec anxiété sur la façon dont la séance se déroulerait et sur ce
qu'il attendait vraiment d'elle.
L'annonce par le pilote qu'ils allaient se poser la prit au dépourvu. Perdue dans ses pensées,
elle n'avait pas vu le temps passer. L'appareil toucha le sol puis se dirigea droit vers une voiture
dont les phares servaient de balise.
En déchargeant le matériel, Charlie et Friedrick tendirent en même temps la main vers le
trépied. Elle s'écarta d'un geste vif comme s'il pouvait lui transmettre une maladie mortelle.
— Je ne mords pas, murmura-t-il d'un ton pincé.
La gorge nouée, Charlie ne répondit pas.
Quand il lui ouvrit la portière passager, elle monta à la hâte en évitant soigneusement de le
frôler. Il s'inclina vers elle sans se soucier de leurs compagnons qui suivaient avec intérêt
l'évolution manifeste de leurs relations.
— Si vous regrettez déjà votre décision, c'est dommage parce qu'il est trop tard, chuchota-t-
il d'une voix vibrante de colère.
La portière se referma sur elle dans un claquement sec.
En proie à une nervosité qu'elle ne s'expliquait que trop, Charlie enfonça ses ongles dans sa
paume. Elle ne regrettait rien, loin de là, mais la perspective d'être photographiée par Friedrick
paume. Elle ne regrettait rien, loin de là, mais la perspective d'être photographiée par Friedrick
l'emplissait d'appréhension.
Furieux, celui-ci conduisit à une allure telle que Charlie fut obligée de se cramponner pour
conserver son équilibre. Certains qu'il ne servirait à rien de protester, les trois autres ne pipaient
mot à l'arrière. Lorsqu'un volatile surgit soudain devant les phares, Charlie poussa un cri.
— Il ne s'agit que d'un oiseau, bon sang ! s'exclama Friedrick.
Pourtant, il ralentit un peu. La fin du trajet se déroula dans un silence absolu, et un soupir de
soulagement unanime salua leur arrivée.
Walter vint les aider à décharger.
— Vous avez les diapositives ?
Aussitôt, le travail reprit le dessus. Tout le monde se rassembla autour du projecteur installé
dans la grande tente.
— Elles sont bonnes, déclara Friedrick. Excellentes même. La plupart des clichés avaient été
pris avant l'arrivée de Charlie et, comme son opinion ne semblait intéresser personne, elle
décida de se retirer. Devinant son intention, Friedrick la retint par le poignet sans détourner le
regard de l'écran. Son bras se glissa autour de sa taille puis il baissa enfin les yeux vers elle
pour murmurer :
— J'espère que vous vous débrouillerez toute seule pour vous déshabiller, ce soir. Si vous ne
vous sentez pas capable, préparez votre pyjama : j'ai eu un mal fou à le trouver, hier.
Mortifiée, Charlie se dégagea et s'éloigna rapidement avant de trébucher sur une pierre. Elle
serait tombée tête la première si Friedrick n'était venu à son secours.
— Excusez-moi, Charlie. Je n'aurais pas dû dire ça.
Il y avait de l'inquiétude dans la voix de Friedrick, mais la jeune femme était bien trop vexée
pour le remarquer,
— C'est vous qui m'avez déshabillée ?
Question de pure forme, bien sûr. Voilà pourquoi elle ne se souvenait de rien et pourquoi il
avait eu cette moue amusée quand elle le lui avait dit.
— Venez. Je vais allumer la lampe à gaz.
Il la guida vers la tente, mais, une fois arrivée à destination, elle se sentit incapable d'entrer.
— Charlie ?
Il voulut la tirer, elle resta immobile. Sans hésiter, Friedrick la souleva et l'emmena sous la
tente.
— Reposez-moi, s'il vous plaît
— Vous me pardonnez ?
— Comment le pourrais-je alors que je n'ai aucun souvenir de ce qui s'est passé ?
Quand elle se débattit, il resserra son étreinte.
— Je n'ai rien fait dont vous puissiez rougir, chère Charlie.
— Je suis censée vous croire ? Vous n'êtes qu'un...
Les lèvres de Friedrick se posèrent sur les siennes, l'empêchant de poursuivre. Et ce baiser
anéantit ses dernières velléités de résistance.
Lorsqu'il la posa enfin, il parcourut son visage d'un regard étonné, comme s'il la voyait pour
la première fois.
— Qui êtes-vous, Charlotte ? En deux jours, vous m'avez ensorcelé. Je n'ai plus aucun
repère, et j'ai passé l'âge d'être tourmenté de cette façon.
— Pas moi, chuchota-t-elle.
En effet, à la seconde où la bouche de Friedrick avait pris possession de la sienne, elle avait
compris que ce dénouement était inévitable. Leurs passes d'armes n'étaient que le prélude de
ce moment qu'elle appelait inconsciemment de tous ses vœux depuis qu'elle avait aperçu sa
haute silhouette au Norfolk. Saisie d'un vertige délicieux, elle lui tendit ses lèvres.
— Friedrick...
D'eux-mêmes, les doigts de Charlie se nouèrent derrière la nuque de son compagnon,
s'enfouirent dans les boucles noires de sa chevelure. Friedrick l'embrassa avec une fièvre qui
éveilla en elle un désir égal à celui qu'elle devinait chez lui. D'une main fébrile, il déboutonna son
corsage, libéra sa gorge de sa prison de dentelle pour parcourir ses seins gonflés de désir d'une
paume avide. Rien n'avait préparé Charlie à un tel séisme. Elle était sans défense, prête à
s'offrir à cet homme qu'elle connaissait à peine.
— Friedrick !
La voix de Walter les fit sursauter.
Friedrick la contempla d'un air ahuri, comme s'il émergeait d'un rêve éveillé.
— J'arrive !
— Non...
Sans rien dire, Friedrick gratta une allumette. Il dut s'y prendre à deux reprises pour allumer
la lampe.
— Ne me laisse pas ! supplia-t-elle.
Il se tourna vers elle, le visage blême et les poings serrés.
— Il vaudrait mieux que vous dormiez quand je reviendrai, dit-il d'une voix rauque avant de
disparaître.
— Je t'ai mis en garde, Friedrick, déclara Walter lorsque ce dernier fut sorti.
— Je n'arrivais pas à allumer la lampe, c'est tout. Au sujet de demain...
Les voix s'éloignèrent.
Affreusement déçue, Charlie se roula en boule sur son lit de camp avec un soupir de
frustration et maudit Friedrick de l'avoir abandonnée.
Il ne pouvait pas la laisser comme ça. Il allait sûrement revenir. Forte de cette conviction, elle
attendit, guettant le moindre bruit de pas. Puis elle se rendit à l'évidence : il n'avait nullement
l'intention de la rejoindre. La mort dans l'âme, elle se coucha. Et quand une araignée tomba sur
le drap, elle la balaya d'un geste las sans même penser à être dégoûtée.
Certaine que le sommeil ne viendrait pas, elle attrapa le livre qu'elle avait emporté. Mémoires
d'une Jeune Fille Rangée, lut-elle avec un sourire triste. Amusée par le titre, elle l'avait lu des
années auparavant, mais une-deuxième lecture s'imposait.

Le lendemain, Friedrick ne donna aucun signe de vie quand Charlie se leva, dans la nuit noire
du petit matin, pour faire sa toilette. Renonçant aux pantalons informes, elle choisit un jean bien
coupé, un T-shirt qui mettait ses formes en valeur et laissa ses mèches blondes en liberté. Il ne
servait plus à rien de s'enlaidir, à présent...
Satisfaite du résultat, elle entreprit de faire son lit Lorsqu'elle eut terminé, Friedrick se
retourna en poussant un grognement.
— Vous êtes obligée de faire autant de boucan ?
Le visage défait, il avait une mine patibulaire. Lorsqu'il s'était effondré tout habillé sur son lit
au beau milieu de la nuit, Charlie avait feint de dormir en luttant de toutes ses forces contre la
tentation de l'y rejoindre.
— Vous n'auriez pas quelque chose contre la migraine, par hasard ?
Charlie sortit un tube d'aspirine de sa trousse de toilette et posa un verre d'eau sur la table.
Elle n'éprouvait pas la moindre pitié pour Friedrick. Après tout, il ne pouvait s'en prendre qu'à
lui. S'il était resté avec elle, il n'aurait pas passé la soirée à boire.
Après avoir avalé deux comprimés, il se rallongea en gémissant.

Assise au bord de la rivière, Charlie regardait l'aube se lever d'un air pensif. Sa vengeance
avait été douce, très douce, mais la façon dont elle s'était conclue lui avait laissé un arrière goût
amer.
Au cours de la nuit, quand Friedrick était enfin rentré sous la tente pour se coucher, Charlie
avait attendu que la respiration de celui-ci indique qu'il dormait pour se lever sur la pointe des
pieds. Accoutumée à l'obscurité depuis des heures, elle avait entrepris de lui déboutonner sa
chemise puis l'avait soulevé pour la lui enlever en s'efforçant de demeurer insensible à la chaleur
de son corps athlétique.
En le reposant sur l'oreiller, elle avait contemplé longuement son visage endormi. Même au
repos, ses traits conservaient tout leur caractère. La mine rêveuse, elle lui avait effleuré la joue,
étonnée d'avoir pu penser qu'elle ne le connaissait pas. Il faisait partie de sa vie depuis leur
première rencontre. Le baiser qu'il lui avait donné au cours du grand prix de beauté avait
éveillé en elle une passion qu'elle avait prise à tort pour de la colère. Elle savait désormais
qu'elle s'était trompée.
Très doucement, elle avait passé un doigt sur ses lèvres en se demandant s'il avait pris la
même liberté à son endroit, puis lui avait ôté ses bottines avant de le débarrasser de son
pantalon. Etendu sans méfiance, vêtu en tout et pour tout d'un très classique caleçon blanc,
Friedrick lui avait paru plus beau que jamais. Elle s'apprêtait à caresser son torse quand il avait
remué, comme s'il avait deviné le poids de son regard dans son sommeil. Alors, avec un petit
sourire, elle avait remonté le drap sur lui.
— Froussarde, avait-il murmuré.
La seconde suivante, elle s'était replongée sous ses propres draps, mortifiée et le corps en
feu.
Elle lisait le journal à la table du petit déjeuner quand Friedrick émergea de la tente. L'air
menaçant de celui-ci ébranla quelque peu l'assurance de la jeune femme. Mais lorsqu'il s'assit
en passant une main lasse sur ses joues couvertes d'un duvet sombre, elle eut brusquement
envie de le prendre dans ses bras pour le soulager.
Sans rien dire, elle lui servit une tasse de café. Il émit un grognement qui pouvait à la rigueur
passer pour un remerciement.
— Voulez-vous des fruits ?
Seul un regard noir lui répondit. Toujours en silence, elle lui apporta un pamplemousse sur
une assiette.
— La vitamine C est recommandée contre la gueule de bois.
— Que conseille-t-on contre un excès de maîtrise de soi ?
— Comment ça ?
— Vous ne croyez pas que j'ai fait preuve d'une maîtrise de soi admirable, cette nuit ? Dites-
vous bien, chère mademoiselle, que je suis bien plus un gentleman que vous une grande dame.
— Vous avez tort de considérer les choses sous cet angle.
— Vous avez été obligée de partager ma tente, mais il aurait été malvenu que j'abuse de la
situation.
— Je vois que Walter vous a sermonné.
Friedrick ne répondit rien, preuve qu'elle avait fait mouche.
Lorsque Kubwa apporta une assiette d'œufs au bacon à Charlie, celle-ci remarqua que
Friedrick n'avait pas l'air bien. En apercevant l'assiette, il poussa un gémissement. La seconde
suivante, il s'éloignait d'un air nauséeux.
— Je ne pense pas que M. Friedrick prendra de petit déjeuner, ce matin, Kubwa. En
revanche, vous devriez rapporter du café.
Peu à peu, les autres vinrent les rejoindre. Kelly arborait une mine si rêveuse en picorant des
morceaux de pamplemousse que Charlie lui demanda si tout allait bien.
— Elle se languit de son amoureux, expliqua Peach. C'est le chroniqueur mondain du
Chronicle.
Ravie de pouvoir parler de l'élu de son cœur, Kelly enchaîna aussitôt.
— Quand je l'ai appelé, hier, je lui ai dit que tu remplaçais Michael. Il m'a demandé si tu étais
la fille de Charles Bainbridge. Bien entendu,'j'ai dit oui. Cela ne t'ennuie pas, j'espère ?
Charlie acquiesça faiblement, sans oser questionner le mannequin sur les détails croustillants
que lui avait arrachés son petit ami. Tant qu'à faire, elle préférait ne pas savoir.
Quand Friedrick les rejoignit, il avait retrouvé quelques couleurs, mais son humeur ne s'était
pas améliorée. Tout le monde fit les frais d'une colère froide et décapante qui empirait de
minute en minute.
La pauvre Peach essuya vaillamment insultes et remarques cinglantes pendant une demi-
heure avant d'éclater brusquement en sanglots. Exaspéré, Friedrick s'éloigna à grandes
enjambées.
Furieux, Walter se dirigea vers lui d'un air si menaçant que Charlie intervint de peur que la
situation ne dégénère.
— Consolez Peach, je m'occupe de Friedrick.
Un verre de jus d'orange à la main, elle rejoignit le photographe qui s'était assis sur un tronc
d'arbre. Quand il l'aperçut, il se renfrogna davantage.
— Fichez-moi la paix ! J'ai besoin d'être seul.
Sans l'écouter, elle prit place auprès de lui et lui tendit le jus de fruit.
— Comment va votre migraine ?
— Mal.
Charlie ne put s'empêcher de sourire.
— Il y a donc une justice en ce bas monde.
— Pourquoi me poursuivez-vous jusqu'ici ?
Tentée de lui avouer la vérité, elle se ravisa. Ce n'était ni le lieu ni le moment.
— Vous attendez de chacun de nous que nous nous comportions en professionnels et
j'aimerais que vous fassiez de même. Personne ne vous a obligé à boire, alors à vous d'en
assumer les conséquences sans nous prendre comme boucs émissaires.
Satisfaite de sa tirade, elle se leva pour rejoindre les autres. Elle n'eut pas fait trois mètres
que Friedrick lui empoignait le bras.
— Lâchez-moi ! s'exclama-t-elle.
Ils se défièrent du regard, puis contre toute attente, Friedrick obéit.
— Qu'allons-nous faire, Charlie ?
Paralysée par l'émotion, elle mit quelques secondes à répondre en s'efforçant de chasser le
souvenir torturant des baisers de Friedrick.
— A vous d'en juger, dit-elle enfin, mais le plus sage serait d'en finir avec cette prise de vues.
Le dimanche suivant, Friedrick annonça pendant le petit déjeuner que Charlie et lui allaient
aider les villageois à construire leur école.
— Vous ne nous accompagnez pas aux courses ? s'exclama Walter.
Friedrick regarda Charlie avec insistance.
— On m'a enrôlé pour poser des parpaings. Vous pouvez tous vous joindre à nous,
d'ailleurs. Plus on est de fous, plus on rit.
Bien entendu, aucune recrue ne se proposa.
— Je croyais que les courses t'intéressaient davantage que le maniement de la truelle,
Friedrick, continua Walter.
— C'est le cas, mais j'ai promis à Charlie de lui prêter main-forte. N'oublie pas de rapporter
la moto pour le décor. Je veux prendre la dernière photo demain. Pensez aussi à apporter les
journaux du dimanche à Michael. Charlie donna de l'argent à Kelly.
— Je compte sur toi pour parier à ma place.
La dernière bouchée avalée, Charlie se retira sous la tente. Depuis leur retour de Nairobi,
Friedrick et elle évitaient les tête-à-tête. Chaque nuit, à l'insu de tous, il s'installait dans la
Land-Rover pour dormir et ne regagnait leur tente qu'à l'aube.
Etant donné les circonstances, elle était stupéfaite qu'il souhaite encore participer à la
construction de l'école. Désireuse de partir au plus vite afin de rester seule avec lui le moins
longtemps possible, elle se dépêcha de se préparer.
La jeep partit alors qu'elle terminait de rassembler ses affaires. En se retournant pour sortir
de la tente, elle se figea en découvrant Friedrick sur le seuil, les yeux rivés sur elle. Il était si
beau, si séduisant, qu'elle sentit son pouls s'emballer.
— Nous voilà seuls, murmura-t-il.
Il s'exprima d'un ton si étrange qu'elle frissonna violemment.
— A notre tour de partir, lança-t-elle d'un ton qui se voulait léger.
— Vous avez besoin de vous couvrir la tête.
Elle contempla avec mépris la casquette de base-ball qu'il tenait en main.
— J'avais un chapeau, je vous signale.
— Prenez ça. Je ne tiens pas à vous conduire en catastrophe à Nairobi si vous attrapez une
insolation.
Charlie s'empara de la casquette avec hargne.
— Ne vous inquiétez pas. Je préfère encore mourir que de vous faire perdre votre temps
pour ce genre de futilité.
Les yeux de Friedrick lancèrent des éclairs. Impressionnée, Charlie battit en retraite mais
buta contre un mât.
— Qu'y a-t-il, Charlie ? Vous vous sentez nerveuse ?
— Qu'y a-t-il, Charlie ? Vous vous sentez nerveuse ?
Comment en aurait-il été autrement ? L'atmosphère vibrait d'électricité, des ondes sensuelles
circulaient entre eux, si puissantes que la tête lui tournait. Un mot, un seul mot de lui et elle était
perdue.
— Non, chuchota-t-elle, tout en sachant qu'il était trop tard.
Sans prévenir, il la plaqua contre lui d'une main ferme. Les yeux rivés aux siens, il inclina
lentement la tête. Affolée par ce regard étincelant qui emprisonnait le sien, elle se débattit puis,
très vite, cessa de lutter.
— J'ai envie de vous, Charlie.
Elle s'attendait à un baiser dur et possessif et fut surprise par la douce invasion de sa bouche.
Dans un dernier sursaut de volonté, elle tenta de résister, mais son corps la trahit. Ses lèvres
s'entrouvraient d'elles-mêmes, une faiblesse délicieuse lui tournait la tête, elle chavirait. Alors,
dans un élan impétueux, elle lui rendit son baiser.
D'une main experte, Friedrick déboutonna son chemisier et dégrafa son soutien-gorge pour
saisir entre ses lèvres la pointe tendue et rosée d'un sein. Charlie crut défaillir sous la douceur
de cette caresse. Ses jambes se dérobèrent, mais Friedrick la tenait fermement et le mât offrait
un appui solide. Elle se tendit contre son compagnon, s'arqua pour mieux épouser ce corps
masculin dont la chaleur et la force l'envahissaient déjà.
— Friedrick...
Elle n'eut pas le temps d'en dire davantage. Le mât vacilla dangereusement, puis la faîtière
s'effondra en même temps que la toile de tente.
Empêtrés dans la toile, ils se dévisagèrent, ébahis.
— C'est un tremblement de terre ? s'enquit Charlie dans un souffle.
— Plutôt le ciel qui nous est tombé sur la tête. Vous n'avez rien ?
— Non.
— Dans ce cas...
Sans autre commentaire, Friedrick reprit là où ils en étaient restés.
— Bwana ? Memsahib ? Vous êtes vivants ?
— La barbe ! s'exclama Friedrick en riant. Le problème ici, c'est qu'il y a toujours quelqu'un
pour vous déranger !
Il effleura les lèvres de Charlie une dernière fois puis l'aida à rajuster ses vêtements tant bien
que mal avant de l'entraîner au-dehors. '
— Je suis désolé, Kubwa. Le mât a flanché. Vous croyez qu'on peut remonter la tente ?
Charlie en voulut à Friedrick d'être aussi maître de lui alors qu'elle tremblait encore sous le
choc de l'ouragan qui s'était abattu sur elle.
Kubwa hocha la tête vigoureusement.
— Je m'occupe de tout, ne vous inquiétez pas. Friedrick le remercia et, sans lâcher la main
de Charlie, il l'entraîna vers la Land-Rover.
— Je ne me doutais pas que faire l'amour dans une tente était aussi dangereux.
— Kubwa doit se demander ce qui s'est passé. Friedrick partit d'un grand éclat de rire.
— Cela me chagrine de vous ôter vos illusions, mais n'importe quelle personne douée d'un
tant soit peu de jugeote devine ce qui a provoqué l'accident en vous regardant.
Charlie s'empourpra violemment et rentra son chemisier dans son jean. Ensuite, elle rejeta ses
cheveux en arrière et enfonça la casquette sur sa tête.
— C'est mieux ?
— Je vous préférais avant, mais puisque vous posez la question, vous vous êtes trompée de
boutons.
Baissant les yeux, Charlie constata qu'il disait vrai. Malheureusement, ses doigts tremblaient
tellement qu'elle fut incapable de venir à bout de la tâche. Friedrick prit la relève d'autorité et,
lorsqu'elle voulut l'en empêcher, il l'embrassa jusqu'à ce qu'elle n'oppose plus aucune
résistance.
— Je devrais me sentir coupable de chercher à abuser d'une femme qui a été obligée de
partager ma tente, mais je n'y parviens pas.
— Pourquoi ça ?
— Car après votre savant déshabillage de l'autre nuit, je doute qu'il s'agisse vraiment d'un
abus.
— Même si je suis la fille du patron ?
— Je vois que Walter vous a également sermonnée.
— Je suis une adulte, Friedrick. Même mon père n'aurait pas osé intervenir comme Walter l'a
fait. C'est à moi et à moi seule de prendre les décisions qui me concernent.
Friedrick hocha la tête d'un air grave.
— J'en prends bonne note.
Charlie crut qu'il allait profiter du feu vert qu'elle lui donnait pour l'embrasser ; il n'en fit rien.
En montant en voiture, elle fut incapable de déterminer si elle était déçue ou soulagée.
Les gens du village les reçurent comme des hôtes de marque, visiblement très reconnaissants
de l'aide qu'ils leur apportaient.
Pendant que Friedrick travaillait, Charlie le mitrailla sous tous les angles : en train de rire, en
plein effort, avec son T-shirt, sans T-shirt Elle ne se lassait pas de prendre en photo cet homme
si vivant qu'aucune tâche difficile ne rebutait e t dont la musculature puissante la fascinait.
Chaque fois qu'il croisait son regard, elle surprenait dans ses prunelles une flamme sombre et
intense qui l'intimidait étrangement.
Lorsque le dernier parpaing fut posé, tout le monde se réunit sous la hutte principale. Un
groupe de jeunes filles se mit à danser en suivant un rythme chaloupé. La joue sur l'épaule de
Friedrick, Charlie s'abandonna avec bonheur à la joie de l'instant, heureuse de sentir le bras de
son compagnon autour de sa taille. Lorsque les danseuses vinrent la chercher, elle le quitta à
contrecœur. Deux des jeunes filles lui montrèrent les pas en frappant dans leurs mains pour
l'encourager. Peu après, quelques hommes se joignirent à elles et la cadence s'accéléra pour
devenir endiablée. Sans hésiter, Friedrick bondit à son tour et se plaça devant Charlie, une
lueur brûlante au fond des yeux.
Lorsque la musique se tut et qu'ils reprirent leurs places, Friedrick jeta à Charlie un regard
presque solennel.
— Avez-vous compris ce qui vient de se passer ?
— Il y avait quelque chose à comprendre ?
— Aux yeux de tout le monde, nous sommes fiancés. Charlie leva les yeux au ciel.
— Vous avez vraiment une imagination délirante ! Friedrick prit une mine offensée.
— Je me suis donné du mal pour obtenir votre main. Au cas où vous ne l'auriez pas
remarqué, ce type assis en face de nous avait des vues sur vous. Si je n'étais pas intervenu,
c'est avec lui que vous seriez fiancée. Remarquez, vous auriez peut-être préféré cela. Sauf si
vous êtes déjà engagée avec « l'ami » à qui vous avez envoyé une lettre...
—Bob ?
Charlie faillit éclater de rire, mais l'expression sérieuse de Friedrick l'en empêcha. Avant
qu'elle ne puisse lui expliquer de quoi il retournait, on servit des boissons et les festivités
reprirent de plus belle.
Dès qu'ils purent partir sans vexer leurs hôtes, Friedrick prit la main de Charlie dans la
sienne.
— Rentrons.

8.
Sur la route que noyait peu à peu le crépuscule, Charlie contempla le ciel dans lequel
scintillait une unique étoile. A part un chacal, ils ne croisèrent pas âme qui vive, comme s'ils
étaient seuls au monde. Et ils l'étaient, songea-t-elle en serrant la main libre de Friedrick qui
conduisait.
Le bivouac était plongé dans l'obscurité quand ils arrivèrent.
— Enfin seuls, s'exclama Friedrick.
Il la souleva par la taille pour la faire descendre de voiture et la garda contre lui.
— Alors ? murmura-t-il.
Ce petit mot demeura suspendu entre eux, chargé de promesses, lourd de possibilités.
Pourtant Friedrick ne fit rien pour l'embrasser, rien pour influencer sa décision. Il lui laissait
l'initiative parce qu'il la voulait libre et sûre de son choix. Comme s'il y avait de quoi hésiter !
Pour toute réponse, Charlie noua les mains derrière la nuque de son compagnon et attira sa
tête vers la sienne, lui offrant ses lèvres et son amour sans réserve.
Leurs langues se mêlèrent doucement, intimement, presque paresseusement. Quand Friedrick
s'écarta pour reprendre son souffle, le feu ardent qui embrasait ses prunelles effraya presque
Charlie.
— Si nous prenions une douche ? suggéra-t-elle timidement.
Il lui déposa un baiser sur le front.
— Après cette journée de dur labeur, cela s'impose, répliqua-t’il, amusé par son embarras.
Prenant leurs affaires sous un bras, il lui enlaça la taille de sa main libre et l'entraîna vers la
tente.
Le premier geste de Friedrick fut d'allumer la lampe à gaz. Dès que la flamme éclaira la tente,
Charlie aperçut parmi les affaires qu'il venait de jeter pêle-mêle sur le lit, le journal qu'elle avait
caché plusieurs jours auparavant. Saisie d'un mauvais pressentiment, elle le fixa, les yeux
écarquillés.
Friedrick suivit son regard.
— Tu veux le lire ? Il date de plusieurs jours, j'ai l'impression.
Charlie respira un peu mieux, mais son répit fut de courte durée. Au moment de lui donner le
journal, Friedrick découvrit la photo de la première page. A la façon dont il se raidit, elle eut
l'intuition d'un désastre imminent. En effet, quand Friedrick releva la tête, il arborait un visage
dur.
— Je comprends enfin pourquoi on t'a expédiée ici. Ton père t'a-t-il promis des bons points
si tu parvenais à ménager ma susceptibilité ? C'est bien ton objectif, non ? Rentrer dans les
bonnes grâces de sir Charles pour te faire pardonner tes écarts de conduite ! Quelles mesures
de rétorsion a-t-il prises ? Il t'a coupé les vivres et envoyé faire pénitence en Afrique, c'est ça ?
Charlie ouvrit la bouche pour lui parler du refuge, mais il ne lui en laissa pas le temps.
— Voilà qui cadre mal avec ces idéaux dont tu nous rebats les oreilles ! Tu les as mis sous
cloche jusqu'à ce que tu sois pardonnée. Est-ce pour obéir aux ordres de ton père et me
donner entière satisfaction quel qu'en soit le prix que j'ai eu droit au numéro de la vierge
effarouchée ? Tu m'as déjà prouvé que tu étais prête à abattre n'importe quelle besogne pour
rester ici. Et dire que tu t'apprêtais à faire l'amour avec moi ! Quelle farce !
Meurtrie par ces paroles blessantes, Charlie voulut battre en retraite, mais Friedrick lui
agrippa le poignet.
— Certaines personnes meurent pour défendre un idéal, Charlie. Je suis bien placé pour le
savoir.
Toute envie de s'expliquer avait quitté Charlie. Une rage aveugle la possédait Elle voulut le
blesser à son tour, lui faire mal, lui rendre la monnaie de sa pièce pour qu'il souffre autant
qu'elle.
— Tu verses dans le mélodrame, Friedrick. Tu crois peut-être défendre un idéal avec tes
calendriers ridicules !
La main qui lui emprisonnait le poignet se resserra comme un étau, mais elle poursuivit :
— Et d'où tiens-tu que je suis vierge ? Bob Turner est un des hommes qui vivent avec moi,
mais il y a aussi Jeff, Tatty et Alan.
— C'est tout ?
— Non, il y a aussi Jay. Ce cher Jay ! Comment ai-je pu l'oublier ?
Les doigts de Friedrick s'enfoncèrent dans sa chair quand il l'attira vers lui.
— Dans le nombre, il est facile de s'y perdre, mais un de plus ne fera pas une grande
différence.
Ivre de chagrin et de colère, Charlie le gifla. Surpris par la violence de cette réaction, il lâcha
prise. Alors, les yeux brouillés de larmes, Charlie s'enfuit dans la nuit. Quand elle fonça droit
dans un épineux, c'est à peine si elle sentit les égratignures.
— Reviens, Charlie ! Où es-tu, bon sang ?
La voix de Friedrick était proche, beaucoup trop proche. Elle reprit sa course folle, obsédée
par l'idée de lui échapper coûte que coûte.
— Ne sois pas stupide, Charlotte ! Je suis désolé. Je ne pensais pas ce que je disais. Ne
bouge pas, je vais te trouver.
Redoublant de panique, elle accéléra le pas. Un oiseau gigantesque jaillit brusquement devant
elle. Elle se pétrifia, tétanisée. Sa tête bourdonnait, son cœur cognait à tout rompre dans sa
poitrine et sa gorge était si serrée qu'elle ne pouvait même pas crier.
Au prix d'un effort immense, elle se rappela les conseils de Friedrick. La clarté des étoiles la
rassura quelque peu. Petit à petit, les formes se précisèrent, devinrent moins menaçantes : elle
distingua un épineux sur sa gauche, les arbres à fièvre près de la rivière. Un petit animal, un
rongeur sans doute, bougea sur sa gauche puis s'enfuit, probablement effrayé par sa présence.
Peu à peu, la raison lui revint Si elle parvenait à regagner le campement par ses propres
moyens, ce serait une victoire sur elle-même. Ensuite, elle prendrait la voiture pour se rendre à
Nairobi et rentrerait en Angleterre par le premier avion.
Les dents serrées, elle fit un pas en avant, puis un deuxième. A cet instant, une chauve-souris
lui frôla la joue. Son cri de terreur fut aussitôt relayé par la voix de Friedrick.
— Reste où tu es ! J'arrive ! Des craquements retentirent.
— Friedrick ! hurla-t-elle, incapable de se contrôler.
— N'aie pas peur, mon ange. Je suis tout près de toi.
En effet, si elle se fiait à sa voix, il n'était pas à plus de quelques mètres.
Un juron sonore retentit puis un fracas sinistre suivi du bruit d'une chute.
— Friedrick ? Aucune réponse.
— Friedrick, où es-tu ?
Le même silence lui répondit.
— Ce n'est pas drôle !
Elle avança, persuadée qu'il allait bondir sur elle à tout moment. Au même moment, elle
perçut un gémissement qui lui glaça le sang.
De nouveau, elle fut effrayée, mais pour Friedrick, cette fois. Lentement, elle avança à tâtons.
Bien que sa vision fût plus nette, elle faillit le manquer. Seule la tache plus pâle de son visage
attira son attention. Il était étendu sur le dos sous un arbre. Affolée, elle se baissa pour
l'examiner. Une tache sombre s'écoulait sur sa tempe, là où il avait heurté une pierre, et sa
cheville gauche avait déjà commencé à enfler. Tandis qu'elle cherchait un appui, elle comprit ce
qui s'était passé en manquant tomber dans le trou qui avait provoqué la chute de Friedrick.
— Oh, mon amour, c'est ma faute !
Quoique bouleversée, Charlie gardait un semblant de sang-froid. Il fallait une attelle à
Friedrick. Sans hésiter, elle enleva son chemisier et l'attacha solidement autour des chevilles de
celui-ci.
L'épouvante s'empara d'elle quand elle vérifia son pouls. Il était très irrégulier et sa respiration
semblait difficile.
A cet instant, Friedrick battit des paupières puis ouvrit faiblement les yeux.
— Charlie ?
Il leva la main vers sa joue, mais la laissa retomber lourdement avant d'atteindre son but.
— Ne bouge surtout pas. Je crois que tu t'es cassé la cheville. Je vais retourner au camp voir
si je peux trouver de l'aide.
Seule, elle ne s'en sortirait jamais, or il fallait emmener Friedrick de toute urgence à l'hôpital
de Nairobi. En se guidant à la lueur de la lampe qui brûlait sous sa tente au loin, elle traça une
ligne imaginaire entre l'endroit où elle se trouvait et le bivouac, puis commença à avancer le
plus vite possible tout en restant prudente, car si elle tombait à son tour, personne ne pourrait
l'aider.
Parvenue à la tente sans encombre, elle enfila un sweat-shirt pour se couvrir puis tira un des
lits de camp dehors. Cela ferait un brancard idéal, mais comment transporter Friedrick ?
— Memsahib ?
Kubwa surgit devant elle, une lampe torche à la main. Sans perdre un instant, elle lui expliqua
la situation en quelques mots.
Tous deux portèrent le lit auprès de Friedrick qui avait de nouveau perdu connaissance.
Malgré les recommandations de Charlie, il avait essayé de se lever. La lampe éclaira son
visage cendreux, ses joues creuses, l'expression de souffrance qui déformait ses traits. Tant
bien que mal, ils parvinrent à le transporter jusqu'à la Land-Rover et le hissèrent sur la
banquette arrière avec les plus grandes difficultés.
— Merci, Kubwa. Vous savez conduire ?
— Oui, memsahib.
— Dans ce cas, prenez le volant. Les clés sont sur le contact Roulez lentement sur la piste.
Nous pourrons accélérer sur la route.
Charlie monta à l'arrière et prit la tête de Friedrick sur ses genoux en lui pressant un
mouchoir humide sur le front dans l'espoir que cela soulagerait un peu sa douleur.
— Friedrick, réveille-toi, mon amour ! Tendrement, Charlie posa sa joue contre la sienne.
— Si tu te réveilles, je te dirai tout sur Bob et les autres. Il n'est pas mon amant. C'est un
vieux hippie de soixante-deux ans. Tu avais raison, tu sais : je n'ai jamais fait l'amour, mais si tu
ne reprends pas connaissance, je risque de rester vierge toute ma vie. Il faut que tu me sauves.
Les larmes ruisselaient maintenant sur son visage, mouillant celui de Friedrick.
— Tu peux réaliser autant de calendriers que tu veux. Si cela peut te faire plaisir, je suis
même prête à les financer avec mes propres deniers, du moment que je viens avec toi pour
porter ton appareil et partager ton lit. Tu es le seul homme que je désire, le seul que je veuille
dans ma vie.
Elle posa la tête sur sa poitrine. Pour autant qu'elle puisse en juger, il semblait respirer plus
facilement Alors, elle l'embrassa dans l'espoir que cela le ramènerait à la vie.
Quand il ouvrit enfin les yeux, elle faillit éclater en sanglots.
— Où sommes-nous ?
— Chut, mon amour, ne dis rien.
A l'hôpital, on emmena tout de suite Friedrick aux urgences. Charlie et Kubwa rongèrent leur
frein dans la salle d'attente en buvant café sur café pour passer le temps.
Au bout d'une heure, un médecin vint les trouver.
— Votre ami va bien. Il a un traumatisme crânien et une fracture de la cheville, mais il se
remettra. C'est vous qui lui avez mis une attelle, mademoiselle ?
Charlie acquiesça.
Un sourire s'épanouit sur le visage du médecin.
— Il a eu de la chance que vous soyez là, sinon le trajet en voiture aurait pu aggraver les
choses.
Puis, sensible à l'anxiété qui se reflétait dans le regard de Charlie, il ajouta :
— Si vous le souhaitez, vous pouvez aller le voir avant qu'on l'installe dans sa chambre, mais
faites vite.
Friedrick sortait des urgences sur un brancard. Il avait une mine effroyable, mais il était
conscient.
— Comment te sens-tu ? demanda Charlie.
— J'ai connu des jours meilleurs.
— Je m'en doute. Tu devrais essayer de dormir, maintenant.
— Donne-moi un baiser avant de partir.
Charlie s'exécuta en rougissant sous le regard amusé de l'infirmière.
— Vous ne voulez pas rester avec lui ? suggéra celle-ci.
— J'aimerais bien, mais je dois prévenir les membres de notre équipe. Ils ne savent même
pas où nous sommes. Si vous me donniez une feuille, je pourrais écrire un mot que Kubwa leur
transmettra.
Lorsque ce fut chose faite, l'infirmière guida Charlie jusqu'à la chambre de Friedrick.
— Il s'est endormi. Je sors deux minutes, mais je reviens tout de suite.
Charlie s'installa dans un fauteuil. Peu après, l'infirmière revint avec une couverture et lui
tendit un verre.
— Un peu de brandy vous remettra de vos émotions. Vous n'avez pas l'air très vaillant
En voulant prendre le verre, Charlie fut prise d'une crise de tremblements irrépressibles.
L'infirmière l'aida à boire. La première gorgée lui enflamma la gorge, mais elle se sentit mieux et
vida le verre petit à petit. Peu à peu, les tremblements se calmèrent.
— Merci.
— Je vous en prie ! Essayez de dormir. Vous en avez bien besoin.
Un soupir désolé échappa à Charlie quand elle posa les yeux sur la silhouette inanimée
allongée sous le drap. Le bandage blanc contrastait avec le hâle profond du visage.
Friedrick s'agita en marmonnant des paroles dans une langue qu'elle ne connaissait pas.
Désemparée, elle lui caressa le front en lui murmurant des mots tendres pour l'apaiser. Il finit
par se calmer et Charlie retourna dans son fauteuil.
Dès qu'elle commençait à s'assoupir, des cauchemars l'assaillaient. Elle s'éveilla de l'un d'eux
moite et frissonnante. L'aube se levait quand elle finit par sombrer dans un sommeil sans rêves.
Quand l'infirmière vint la trouver avec une tasse de thé, elle eut l'impression d'avoir dormi dix
minutes.
— Buvez ça ; ensuite, je vous montrerai où faire votre toilette.
Après une longue douche, Charlie se sentit à peu près d'attaque.
L'infirmière lui proposa de prendre un petit déjeuner dans la kitchenette du service.
— Je vous remercie, mais je préférerais retourner auprès de Friedrick.
— Le médecin est avec lui. Tout va bien.
— Vous êtes sûre ?
— Oui.
Malgré son sentiment de culpabilité, Charlie se rendit dans la cuisine où la préparation des
toasts la détourna un peu de son anxiété.
Elle entamait son premier toast quand l'infirmière fit brusquement irruption.
— Que se passe-t-il ? demanda Charlie, inquiète. Friedrick est réveillé ?
— Et d'une humeur exécrable. Vous vous êtes disputés, je suppose. Enfin, je vous
préviendrai dès que j'aurai fini sa toilette, comme ça vous pourrez vous réconcilier.
Livrée à elle-même, Charlie grignota ses toasts du bout des lèvres en regrettant de ne
pouvoir se rendre utile. Friedrick lui en voulait toujours, mais elle ne pouvait décemment le lui
reprocher.
Elle regagnait la chambre quand elle tomba sur Walter dans le couloir.
— Comment allez-vous, Charlie ?
— Bien. C'est surtout Friedrick qui m'inquiète.
— Il va si mal que ça ?
— Il a été très secoué. On est en train de lui faire sa toilette.
— Il doit détester ça.
Charlie lui jeta un regard étonné puis éclata brusquement en sanglots.
Walter lui essuya gentiment le visage avec un mouchoir.
— Si vous me racontiez ce qui s'est passé ?
Charlie lui donna une version expurgée des événements.
— Il ne pourra pas terminer le calendrier, conclut Walter d'un air désolé. Quand je pense
qu'il ne restait plus qu'un seul cliché à prendre ! Cette expédition n'a été qu'une série de
désastres. Je deviens trop vieux pour ce genre de projet.
— Je peux prendre la dernière photo si cela peut vous aider.
La lueur d'espoir qui envahit le regard de Walter s'éteignit très vite.
— Vous n'avez pas assez de métier pour ça.
— Je ne suis pas une novice, même si j'ai voulu le faire croire à Friedrick pour l'agacer. De
toute façon, vous n'avez rien à perdre.
— Je vais demander à Friedrick ce qu'il en pense. Vous m'accompagnez ?
— Je préfère attendre ici.
Tourmentée par le remords, Charlie se posta devant la fenêtre, le regard perdu dans le
vague. Si elle avait avoué la vérité à Friedrick dès le départ, ils ne seraient pas disputés et il ne
se serait pas retrouvé allongé sur ce lit d'hôpital.
Lorsque Walter revint, elle l'interrogea du regard.
— Il refuse d'en entendre parler. Nous devons plier bagage et tout le monde, sauf moi, doit
rentrer par le premier vol.
— C'est stupide !
— Je suis d'accord avec vous, mais c'est comme ça. Je vais faire un saut chez Michael
puisque je suis là. Vous venez avec moi, cette fois ?
Charlie lui emboîta, le pas en tâchant de dissimuler sa colère. Friedrick n'avait rien compris.
Elle voulait se racheter en l'aidant.
Bien qu'étonné par cette visite matinale, Michael fut ravi de les voir.
— Quelle bonne surprise ! Vous n'avez pas l'air dans votre assiette, Charlie. Le patron vous
donne du fil à retordre, c'est ça ?
— Pas vraiment, non. Il a un traumatisme crânien et une fracture de la cheville.
— Il est là ?
— On s'apprête même à l'installer dans ta chambre, déclara Walter.
— Tant mieux. Cela me fera de la compagnie.
— Tu le regretteras peut-être. Il n'est pas à prendre avec des pincettes.
Michael adressa un clin d'œil à Charlie.
— Dans ce cas, je ne lui montrerai pas le journal d'hier. Vous l'avez lu ?
— Non.
Michael lui tendit un journal, ouvert sur un entrefilet.
« Friedrick, le célèbre photographe qui travaille en ce moment au Kenya en compagnie de
trois tops-models pour le calendrier très recherché d'une firme automobile de renom a depuis
peu engagé un nouvel assistant ou, plus précisément, une nouvelle assistante. Charlotte
Bainbridge, la fille du milliardaire Charles Bainbridge président du conseil d'administration de
Bainbridge, la fille du milliardaire Charles Bainbridge président du conseil d'administration de
ladite firme automobile, partage la tente de notre célibataire endurci. Charlotte — Charlie pour
les intimes — aurait-elle renoncé à son féminisme militant pour tomber sous le charme de notre
bourreau des cœurs ? »
La photo qui avait fait la une la semaine précédente accompagnait l'article.
— Il ne faut surtout pas qu'il voie ça ! s'exclama Charlie, atterrée.
Un large sourire fendit le visage de Michael.
— Gardez-le comme souvenir.
—Quel souvenir ? lança une voix de stentor depuis le seuil de la pièce.
Charlie sursauta comme si une guêpe l'avait piquée. Lorsqu'elle fit volte-face, elle se trouva
confrontée à une paire d'yeux gris ardoise qui la dévisageaient sans aménité.
Deux infirmiers firent rouler le lit de Friedrick à côté de celui de Michael.
— Vous avez ajouté Michael à votre liste de conquêtes, c'est ça ?
Charlie fourra le journal dans son sac en toute hâte.
— Vous n'avez qu'à lui poser la question si vous voulez le savoir. Comment vous sentez-
vous ?
— Groggy. Le médecin m'a également dit que je devais vous remercier.
— Cela m'étonnerait. Tout est de ma faute.
— C'est ce que je lui ai dit. Oh, mon Dieu !
Le visage blême, il se rejeta sur son oreiller, la main sur le front.
— Je suis désolée, Friedrick.
— Pourquoi donc ? Vous avez eu ce que vous vouliez, non ? Maintenant vous pouvez rentrer
retrouver Bob, Alan, Tatty ou Jay.
Charlie décida d'ignorer la provocation.
— Combien de temps va-t-on vous garder ici ? Friedrick haussa les épaules.
— Peu importe.
Walter se leva de son siège.
— Allons-y, Charlie. Nous avons du pain sur la planche. Juste avant qu'ils sortent, Friedrick
lança d'une voix pleine de défi :
— Je me débrouillerai pour me procurer un journal. Comme Walter jetait un coup d'oeil
interloqué à Charlie, elle attendit qu'ils soient dans le couloir pour lui montrer l'article.
— Vous êtes vraiment une militante féministe ?
— Pas vraiment, sauf si on tient compte d'une intervention quelque peu mouvementée lors
d'un concours de beauté. S'agissant de l'article auquel vous faites allusion, le cliché date de
mercredi dernier. On ne s'en rend pas compte, mais il a été pris lors d'une manifestation pour
soutenir les sans-abris. Ce que je veux cacher à Friedrick, c'est le passage qui concerne mon
séjour au Kenya et notre cohabitation sous la tente.
— A mon avis, il est immunisé contre ce genre de ragots. J'ignore ce qui s'est passé hier soir,
Charlie, et il vaut sans doute mieux que cela reste ainsi, mais Friedrick n'est pas tombé par
hasard, je suppose ?
— Je croyais que vous ne vouliez rien savoir ? Avez-vous rapporté la moto, au fait ?
— Avant de partir, je vais téléphoner à. votre père pour l'avertir de l'état de Friedrick.
— N'en faites rien, surtout ! Si jamais cette photo voit le jour, elle sera signée Friedrick.
Walter sourit.
— Bien, patron.
Une fois au courant, les mannequins acceptèrent de garder le silence sur l'identité du
photographe. Walter montra à Kelly l'article du journal et la menaça de mettre des araignées
dans son lit si elle fournissait d'autres renseignements à son fiancé.
Désolée, le mannequin présenta des excuses sincères à Charlie.
— Je suis navrée, Charlie.
— Je sais, mais, désormais, abstiens-toi de parler de moi, ce sera plus sûr.
— D'accord. Oh ! J'oubliais : tu as gagné aux courses. Elle remit une liasse de billets à une
Charlie médusée.
— Que vais-je faire de cet argent ? Je n'ai pas le droit de le sortir du pays.
— Engage un vrai photographe, suggéra Peach d'un ton acide.
— Au lieu de lancer des polémiques, finissons-en avec cette photo, déclara Walter avec
autorité.
Tous firent preuve d'un réel esprit de coopération, sauf Peach qui s'assit sur la moto avec une
moue boudeuse digne d'un enfant de trois ans. Charlie l'ignora pour se concentrer sur son
objectif, étudiant les angles et la lumière jusqu'à ce qu'ils soient parfaits. Ensuite, elle prit
plusieurs clichés en observant le mannequin avec soin, certaine que celle-ci finirait par se
dérider. En effet, peu à peu, la moue se détendit pour prendre l'expression sensuelle et
provocante que Charlie guettait. En appuyant une dernière fois sur le déclencheur, elle s'écria :
— C'est dans la boîte !
Walter acquiesça avec un petit sourire d'approbation.
— Friedrick n'aurait jamais réussi à obtenir cette expression de la part de Peach, commenta-
t-il en aidant Charlie à replier le trépied.
— En effet. Peut-être est-ce dû au fait que Peach ne m'apprécie pas.
D'ailleurs, la jeune femme n'était pas la seule, conclut-elle en son for intérieur.

9.
Comme il était trop tard pour démonter le camp, Walter retourna à Nairobi afin de porter les
pellicules à développer, réserver les billets d'avion pour le lendemain et passer voir Friedrick.
Lorsqu'il revint, tard dans la soirée, Charlie l'attendait.
— Comment va Friedrick ?
— Mieux, mais il ne sortira pas avant deux ou trois jours. Il était furieux de ne pas avoir eu
d'autre visite de votre part.
— Ne soyez pas stupide !
— Je préfère ne pas vous répéter la bordée de jurons qui lui a échappé quand je lui ai
expliqué que vous étiez trop occupée. Il a lu l'article qui vous concerne dans le journal et m'a
chargé de vous dire qu'il comptait envoyer quelques précisions au rédacteur en chef.
Pour toute réponse, Charlie haussa les épaules.
Une heure plus tard, allongée sur son lit de camp, elle s'interrogeait sur ce qu'elle serait en
Une heure plus tard, allongée sur son lit de camp, elle s'interrogeait sur ce qu'elle serait en
train de faire si Friedrick ne s'était pas blessé. Malgré elle, ses yeux se posèrent sur le lit qui
faisait face au sien. Serait-elle dans ses bras au lieu d'essayer de lire Simone de Beauvoir ?
Elle avait beau s'appliquer, les mots de la page imprimée dansaient devant ses yeux.
Découragée, elle enfouit la tête dans son oreiller en se maudissant d'être aussi sentimentale.
Elle accueillit l'aube avec soulagement et prépara ses bagages avant d'aller prendre le petit
déjeuner.
Seule Kelly manquait à l'appel quand elle rejoignit les autres sous la grande tente.
— Kelly n'est pas réveillée ?
— Elle ne se sentait pas bien, alors je lui ai conseillé de rester couchée encore un moment,
expliqua Suzy.
— Il faudrait lui apporter des toasts, c'est souverain contre les nausées matinales, claironna
Peach.
Charlie ouvrit des yeux ronds.
— Des nausées matinales ?
— L'année prochaine, elle ne posera plus que pour les catalogues de vente par
correspondance, précisa Peach avec une satisfaction évidente.
— Quelle peste ! s'exclama Suzy dès que le mannequin s'éloigna.
— Kelly est une belle cachottière, déclara Walter. Si Friedrick avait été au courant de sa
grossesse, il aurait refusé de l'emmener.
— Raison pour laquelle elle n'a rien dit, fit Charlie. Les hommes sont incapables de
comprendre qu'on puisse avoir du mal à choisir entre carrière et maternité. Ils s'en moquent
puisque ce genre de dilemme ne risque pas de se présenter à eux.
Une lueur amusée brilla dans les yeux de Walter.
— Le journal disait vrai, dites-moi ! Vous êtes vraiment une féministe enragée. Je comprends
pourquoi Friedrick et vous vous disputez tout le temps.
— Ce n'est pas pour ça que nous nous disputons. Le sourire de Walter s'élargit.
— Vous m'en direz tant !
*
**
Charlie dormit pendant la plus grande partie du vol. Cela commençait à devenir une habitude,
songea-t-elle en retrouvant la grisaille londonienne.
L'humeur joyeuse du reste de l'équipe contrastait avec sa morosité.
Henry l'attendait à l'aéroport, fidèle au poste, comme d'habitude.
— Je suis content de vous revoir, mademoiselle. Vous avez fait un bon séjour, j'espère ?
— Excellent. Merci, Henry.
Elle se tourna vers ses compagnons de voyage pour proposer de ramener ceux qui le
voulaient.
Kelly étreignait son John comme s'ils avaient été séparés dix ans. Enveloppée dans un
somptueux vison, Peach s'éloignait au bras d'un homme assez âgé pour être son grand-père et
Mark avait disparu dès la descente d'avion.
Il ne restait plus qu'Amber et Suzy qui demandèrent si elle pouvait les déposer à Waterloo.
Lorsque ce fut chose faite, Henry se tourna vers Charlie.
— Où allons-nous, mademoiselle ?
— A Paddington, s'il vous plaît.
Le chauffeur lui tendit une enveloppe.
— Sir Charles m'a demandé de vous remettre ceci.
Un peu inquiète, Charlie ouvrit l'enveloppe avec impatience. Celle-ci contenait un mot de son
père, un chéquier, ses cartes de crédit ainsi que l'article du journal de la veille. Le message de
son père l'émut au-delà de toute mesure.
« Ma chère Charlie, c'était trop espérer que d'attendre que tu échappes à la presse, même au
fin fond de l'Afrique. Comme d'habitude, tu dois avoir une explication que j'ai hâte d'entendre.
Puisque tu t'es bien conduite, je te rends la liberté de diriger tes finances comme tu l'entends. Je
me suis occupé de ton projet pendant ton absence. Nous avons beaucoup de choses à voir
ensemble. Je t'embrasse comme je t'aime, avec toute mon affection. »
Une larme s'écrasa sur le bristol, puis une autre... En ouvrant la porte de sa maison, Charlie
buta sur une pile de lettres. Elle les ramassa, puis aperçut un message de Bob, posé bien en
évidence sur la console.
Henry voulut allumer la lumière, en vain.
— Ce doit être un fusible.
— L'électricité a été coupée, dit-elle en tendant la lettre de Bob au chauffeur. C'est ma faute.
Il m'avait promis qu'il ne jouerait plus, mais je n'aurais jamais dû lui laisser l'argent pour régler
la facture.
La lettre qu'elle lui avait envoyée en lui conseillant d'appeler Bishop en cas d'urgence était
l'une de celles qu'elle venait de trouver sur le paillasson.
— Vous ne pouvez pas rester ici, Charlie. La maison est glacée.
Le fait que Henry, d'ordinaire si respectueux des convenances, emploie son prénom
bouleversa Charlie. La tentation de courir se réfugier à Odney Place pour panser ses plaies
dans la chaleur de la grande maison familiale fut presque irrésistible, mais elle tint bon.
— Ne vous inquiétez pas, Henry. Je vais régler la facture tout de suite et, d'ici deux heures, la
maison sera chaude. Dites à mon père que je viendrais le voir à son bureau dès que possible.
Une fois seule, Charlie passa les lieux en revue. Un nettoyage à fond s'imposait d'urgence.
Elle s'habilla chaudement pour affronter le vent aigre d'avril qui soufflait sur la capitale et sortit
régler sa facture.
Il lui fallut deux jours pour briquer la maison de la cave au grenier. Elle donnait un dernier
coup de chiffon au miroir du hall quand le téléphone sonna.
— Charlotte Bainbridge à l'appareil.
— Charlie ? fit son père, stupéfait.
— Bonjour, papa !
— Tu vas bien ? C'est la première fois que je t'entends te présenter en t'appelant Charlotte.
— Ah bon ? Je devais avoir la tête ailleurs.
Un euphémisme : elle avait en permanence la tête ailleurs.
— Je m'attendais à ce que tu tambourines à ma porte dès ton retour pour parler de ton
projet. Tu es libre, cet après-midi ?
Charlie jeta Un coup d'œil dans le miroir rutilant. Après deux jours de ménage, son
apparence laissait à désirer. Malgré son hâle, elle avait le teint hâve et de larges cernes dus au
manque de sommeil lui soulignaient les yeux.
— Je préférerais demain, si cela ne t'ennuie pas.
— Comme tu voudras. J'espère que l'article de journal ne t'a pas froissée. Je te l'ai
simplement fait parvenir au cas où tu ne l'aurais pas lu. Quant à l'entrefilet d'aujourd'hui...
Le cœur de Charlie fit un bond.
— Il y en a encore un ? Sir Charles éclata de rire.
— Tu ne l'as pas vu ? S'il s'agit vraiment d'une danse de fiançailles, je devrais peut-être
interroger Friedrick sur ses intentions. Remarque, la photo est très convaincante.
Charlie se força à rire.
— Je file l'acheter. Et, à ta place, j'éviterais de contacter Friedrick. Il était furieux que tu
m'aies envoyée là-bas en l'obligeant à partager sa tente avec moi.
— II doit avoir changé. Le Friedrick que je connais aurait été ravi.
Le sujet devenant périlleux, Charlie revint à d'autres préoccupations.
— Prenons rendez-vous pour demain. Je rêve d'un thé dans un endroit raffiné.
— Dans ce cas, disons le Ritz à 16 heures.
— Parfait.
En raccrochant, Charlie s'étudia de nouveau dans la glace. Elle avait décidément bien
mauvaise mine. Le téléphone sonna de nouveau.
— Charlie ? C'est Kelly.
— Comment vas-tu ?
— Très bien. Je voulais juste te dire que, cette fois, je ne suis pas responsable. John refuse
de me dire qui lui a transmis cette photo de toi en train de danser, mais je n'en connaissais
même pas l'existence.
— Je sais, Kelly. Une seule personne peut avoir donné ce cliché à John.
Lorsqu'elle reposa le téléphone, Charlie espéra qu'il sonnerait encore. Elle était même
tellement sûre que Friedrick appellerait pour lui demander avec son ironie habituelle si elle
appréciait la plaisanterie qu'elle fut terriblement déçue qu'il n'en fasse rien.
Charlie décida de consacrer son après-midi à soigner son apparence. Esthéticienne, coiffeur,
manucure, elle ne négligea aucun détail. Le lendemain, elle écuma les boutiques et rentra chez
elle les bras chargés de sacs et de paquets.
La stupeur de son père en découvrant sa fille vêtue d'une robe élégante la récompensa de ses
efforts.
— Je m'inquiétais de l'accoutrement que tu choisirais, avoua-t-il. Je devrais me fâcher plus
souvent. Tu es ravissante, même si tu as les traits tirés.
— J'ai nettoyé la maison de fond en comble. Elle en avait vraiment besoin.
— Toi aussi, tu as subi un nettoyage de printemps.
— J'en avais besoin également.
Tout en dégustant un délicieux thé de Ceylan, Charlie se rappela avec un pincement au cœur
celui qu'elle avait bu au village sous le regard moqueur de Friedrick. Une bouffée de tristesse la
submergea.
— Tu m'écoutes, Charlie ? Le cœur lourd, elle s'obligea à revenir au présent.
— Excuse-moi. Que disais-tu ?
— Walter m'a apporté les diapositives. Elles sont excellentes. Il m'a expliqué que tu avais pris
la relève après l'accident de Friedrick. Tu l'as impressionné.
— C'était le moins que je pouvais faire. Comment va Friedrick ? ajouta-t-elle, l'air de rien.
— Bien, je crois. Il est reparti pour un reportage. Encore un peu de thé ?
— Non merci. Si nous parlions de mon projet, maintenant ?
Son père la gratifia d'un regard pensif puis il haussa les épaules.
— Eh bien, voilà. Un de mes amis possède un entrepôt désaffecté sur les docks et...
Charlie s'obligea à chasser les images qui tourbillonnaient dans sa tête pour écouter. Son
enthousiasme revint peu à peu et, lorsqu'elle quitta le Ritz, elle avait rangé Friedrick dans les
replis de sa mémoire, comme un souvenir précieux auquel elle pourrait rendre visite de temps à
autre dans le secret de son cœur.

Son père lui fournit un bureau au cœur de son empire. Il lui arrivait de ne pas le voir pendant
des jours d'affilée, mais, de temps en temps, il faisait un saut pour lui suggérer une idée nouvelle
ou suivre ses progrès.
Un mois après son retour du Kenya, Charlie Bainbridge aurait pu passer pour une jeune
femme d'affaires de la City. Certains de ses amis avaient repris contact pour l'entraîner dans de
nouvelles causes à défendre. Accaparée par son projet, elle n'avait pu leur proposer que son
soutien moral et d'innombrables tasses de thé. Seuls ceux qui s'intéressèrent au projet
gardèrent le contact.
— Ça avance, Charlie ?
En entendant la voix de son père, elle leva la tête en souriant.
— Oui, lentement mais sûrement. L'état de l'entrepôt est catastrophique, mais des chômeurs
du bâtiment se sont proposés pour former des jeunes. En participant aux travaux de près, ils
ont l'impression que le refuge leur appartient un peu.
— Tant mieux.
Sir Charles dévisagea sa fille d'un air soucieux.
— Si tu venais à Odney Place, ce week-end ? Tes sœurs seront là avec les enfants.
— Si tu peux m'emmener vendredi soir, volontiers.
A cet instant, Charlie aperçut la boîte que son père tenait dans ses mains.
— C'est pour moi ?
— C'est même la raison de ma présence ici. Ce sont les épreuves du calendrier.
Si sir Charles vit sa fille trembler, il n'en laissa rien paraître.
— Il m'a dit que tu en avais pris une.
— Qui ça « il » ?
— Friedrick. Il me les a apportées ce matin. Quelle est celle que tu as prise ?
Assommée, Charlie ne répondit pas. Friedrick était venu voir son père sans qu'elle soit au
courant !
— Quelle est ta photo, Charlie ?
Une fois de plus, la voix de son père la ramena à la réalité.
— Celle-là.
Sir Charles lui jeta un coup d'oeil où l'admiration le disputait au respect.
— Bravo ! Tu as réussi à capter une expression extraordinaire chez cette fille. Quand
Friedrick a insisté pour t'attribuer le crédit de cette photo, j'ai d'abord pensé qu'il voulait se
couvrir, parce que je croyais qu'elle était moins bonne que les autres. Mais ce n'est pas le cas.
— Je refuse que l'on cite ma participation à ce calendrier ! A la façon dont son père fronça
les sourcils, Charlie comprit qu'elle avait réagi trop vivement.
— J'ai expliqué à Walter que j'acceptais de prendre ce cliché à la condition expresse que
personne ne saurait que j'en étais l'auteur.
Son père lui jeta un de ces regards pénétrants dont il était coutumier.
— Je t'ai laissé le temps de clarifier la situation avec Friedrick, ma fille.
— Mais, papa...
— Ne me dis pas qu'il ne s'est rien passé. Friedrick était sur les nerfs, ce matin. Dès que
quelqu'un entrait dans mon bureau, il sursautait comme s'il s'attendait à voir le diable. Je
respecte ta vie privée, mais je refuse qu'une dispute d'amoureux entrave l'événement majeur de
ma campagne annuelle de relations publiques. Réglez ce problème entre vous sans que cela
nuise à la compagnie, d'accord ?
— Oui, papa.
Sir Charles saisit une enveloppe de photos posée sur le bureau.
— Je peux regarder ?
— Oui.
Le premier cliché montrait le lever du jour sur la brousse.
— Le ciel est superbe. Il passa à la suivante.
— Seigneur ! C'est toi ?
Il lui tendit un cliché sur lequel Charlie, entourée d'une nuée d'enfants, posait un parpaing.
Machinalement, elle regarda celle qui suivait et se sentit faiblir en découvrant Friedrick riant aux
éclats.
Sir Charles lui prit la photo des mains.
— J'ai beaucoup d'admiration pour Friedrick, tu sais. La vie n'a pas été facile pour lui. Ses
parents ont été tués en 68, au moment du printemps de Prague. Son grand-père l'a emmené en
Angleterre où il l'a élevé. C'est une triste histoire.
— Je l'ignorais.
— Je lui donne une fortune pour qu'il accepte d'illustrer mon calendrier tous les ans. Il
n'accepte que parce que cela lui permet d'effectuer d'autres travaux qui paient mal. En tout cas,
si je me fie à cette photo, il s'y connaît en travail manuel. Tu pourrais peut-être l'embaucher
pour retaper ton entrepôt.
Sir Charles se dirigea vers la porte.
— Au fait, j'oubliais. Il m'a demandé de te dire qu'il t'appellerait bientôt au sujet d'un marché
que vous avez conclu.
La photo que Charlie tenait en main glissa à terre.
— Charlie ?
— J'ai entendu, papa.
— Très bien. A vendredi.

Etrangement, Charlie se sentit en sécurité à Odney Place. Après le déjeuner dominical, elle
lisait tranquillement un magazine dans le salon quand le téléphone sonna. Cette intrusion
stridente fut saluée par un soupir d'agacement général et, comme Charlie se trouvait à côté de
l'appareil, elle se dévoua pour décrocher.
— Charlie Bainbridge à l'appareil.
— Bonjour, Charlotte.
Au son de cette voix grave et veloutée, elle blêmit.
— Friedrick ?
— Tu parais surprise. Ton père ne t'a pas transmis mon message ?
— Si, mais je pensais que tu m'appellerais à Londres.
— Je n'y tenais pas. Entre Bob, Jeff, Tatty et les autres, tu ne dois pas avoir une minute à toi.
J'ai pensé que, chez ton père, tu serais plus disponible.
— Comment sais-tu que je suis là ? Comme elle le pressentait, il éluda la question.
— Que dirais-tu de poser pour moi demain puisque nous nous trouvons à deux pas l'un de
l'autre ?
— Comment ça à deux pas ?
— Mon studio est à Cookham.
— A Cookham ?
Il se mit à rire.
— Le hasard fait bien les choses n'est-ce pas ? Tu n'as qu'à demander à ton père de te
déposer en partant demain matin. Il sait où j'habite.
— Si tu veux, murmura-t’elle sans enthousiasme.
— Couche-toi de bonne heure. Je ne veux pas de cernes. Sur ces entrefaites, il raccrocha.
Abasourdie, Charlie contempla le combiné d'un air ahuri.
— Qui était-ce ? demanda sir Charles.
— Friedrick. Peux-tu me déposer chez lui demain matin ?
— Bien sûr.
Sir Charles fit mine de ne pas remarquer les joues cramoisies de sa benjamine.
— Il a acheté le cottage de Dolly Morton l'année dernière. Si tu n'en as pas pour longtemps,
j'enverrai Henry te chercher.
— J'ignore combien de temps je resterai. Je prendrai le train pour rentrer.
Embarrassée par le regard interrogateur de son père, elle quitta le canapé.
—Je vais préparer du thé. Tu m'aide à préparer les toasts, Emma ?
Sa nièce fila aussitôt dans la cuisine. Charlie la suivit dans un état second.
Ce soir-là, elle se coucha tôt, non pour obéir aux ordres de Friedrick, mais parce qu'elle se
sentait incapable de participer à la conversation. Entre ses sœurs qui parlaient de leurs enfants
et leurs maris qui discouraient sur l'état de l'économie, elle croyait devenir folle.
Elle avait également besoin de fuir son père dont le regard perspicace ne l'avait pas quittée
de la soirée. Il devinait qu'elle n'était pas dans son assiette, mais attendait qu'elle lui parle d'elle-
même. Jusqu'ici, Charlie s'était toujours tournée vers lui pour lui confier ses problèmes, mais
elle n'en avait pas le courage, aujourd'hui. Aujourd'hui, personne ne pouvait l'aider.

10.
Levée de bonne heure, Charlie alla promener les chiens dans les bois. L'air frais du matin
ramena sur ses joues le rose que le manque de sommeil leur avait ôté, et une longue douche
acheva de la réveiller.
Le choix de sa tenue fut long et délicat. Elle faillit opter pour une robe en fin lainage qui
mettrait sa silhouette en valeur mais rejeta finalement cette solution.
En effleurant un jean troué, elle ne put s'empêcher de sourire. Voilà sûrement ce que
Friedrick attendait.
La vue de ses yeux brillants d'excitation la rappela à l'ordre.
L'homme qui s'apprêtait à la photographier n'éprouvait pour elle que du mépris. Il lui avait
extorqué la promesse de poser pour lui en échange de son séjour en Afrique. Ses sentiments
devaient donc rester enfouis au plus profond d'elle-même, sinon elle s'exposerait à une
profonde déception.
Après une longue délibération, elle jeta son dévolu sur un tailleur sévère idéal pour une
journée au bureau, endroit où elle se rendrait dès que Friedrick en aurait fini avec la séance de
pose.
Elle s'habilla avec le plus grand soin, mais ses mains tremblaient tellement en boutonnant son
chemisier qu'elle dut s'y prendre à deux fois. Pour s'encourager, elle se dit qu'il n'y avait pas de
quoi en faire une montagne. C'était un moment désagréable à passer, comme d'aller chez le
dentiste, rien de plus.
Une fois prête, elle s'examina dans la glace d'un œil critique. Sa tenue visait à convaincre des
hommes d'affaires qu'elle n'était pas une idéaliste à l'esprit fumeux, mais une femme à l'esprit
pratique. Enfin, il n'était pas dit qu'elle parviendrait à persuader Friedrick : son opinion sur elle
était faite et il ne reviendrait certainement pas dessus.
Satisfaite de son apparence, elle alla rejoindre son père dans la salle à manger.
En l'apercevant, sir Charles haussa les sourcils.
— Eh bien ! Pour un peu, on croirait que tu t'apprêtes à prendre d'assaut le conseil
d'administration de la Banque d'Angleterre.
Un grand sourire s'épanouit sur les lèvres de Charlie.
— Tant mieux ! C'est exactement l'effet recherché.
Il n'était guère difficile de deviner qui avait révélé à Friedrick qu'elle passait le week-end à
Odney Place. Seul son père avait pu le renseigner.
Une demi-heure plus tard, Charlie remontait l'allée qui menait au cottage de Friedrick. Son
tailleur lui semblait à présent une piètre armure pour préserver son courage défaillant. Elle levait
la main vers la sonnette quand la porte s'ouvrit avant même qu'elle appuie sur le bouton.
La tempe de Friedrick ne portait plus de trace d'ecchymose. Il ne restait qu'une minuscule
cicatrice pour rappeler à Charlie la pire nuit de son existence.
— Bonjour, Charlotte.
— Bonjour, Friedrick. Comment vas-tu ?
— Bien, merci.
Un petit sourire aux lèvres, il détailla lentement sa tenue.
— Tu veux du café ?
— Non, merci. Je suis assez pressée.
Le sourire de Friedrick s'effaça instantanément.
— Dans ce cas, dépêche-toi d'enlever ta cuirasse. Stewart va te coiffer.
Très raide, Charlie refusa de pénétrer dans la pièce où il l'invitait à entrer.
— Tu as promis que nous serions seuls.
— Stewart partira dès qu’il aura terminé. Je suis incapable de coiffer une femme.
— Pourtant, tu m'as paru assez habile pour enlever mes épingles à cheveux, répliqua-t-elle
avec froideur.
Puis, consciente que cela ne servait à rien de s'emporter, elle serra les dents en se rappelant
ses rendez-vous bisannuels chez le dentiste.
Un jeune homme s'avança vers elle en souriant.
— Bonjour, Charlie. Je suis Stewart.
Il l'aida à ôter sa veste et lui tendit un peignoir de coton rose dans lequel elle s'enveloppa.
— Cela ne prendra pas longtemps, rassurez-vous.
Il défit le chignon qui avait donné tant de mal à Charlie et, après avoir brossé les cheveux de
la jeune femme, tressa une multitude de petites nattes qu'il attacha avec des rubans verts.
Lorsque ce fut fini, il la contempla en souriant
— Votre robe est dans le placard. Je vais vous laisser. A bientôt, peut-être.
Peu après, la porte du cottage se referma et Charlie entendit une voiture s'éloigner.
Stupéfaite que Friedrick ait prévu une tenue pour elle, Charlie s'efforça de surmonter son
appréhension en se disant qu'une robe valait mieux que rien. En découvrant de quoi il s'agissait,
ses yeux s'écarquillèrent de surprise. La robe Empire en mousseline blanche ne ressemblait en
rien à la toilette suggestive qu'elle attendait. Même le décolleté était sage !
A son grand dam, les agrafes lui donnèrent du fil à retordre. Au prix de contorsions
inimaginables, elle parvint à attacher la première mais renonça très vite aux autres.
Et quand elle s'examina dans la psyché, la femme qu'elle découvrit ressemblait si peu à celle
qui avait quitté la résidence familiale une heure auparavant qu'elle eut toutes les peines du
monde à se reconnaître.
Un léger coup retentit à la porte.
— Tu es prête ?
— Pas tout à fait ! J'ai du mal à fermer ma robe.
En entrant dans la pièce, Friedrick s'immobilisa comme si la foudre venait de le frapper.
— Qu'y a-t-il ? s'enquit-elle avec une pointe d'inquiétude.
— Rien. Je n'en reviens pas...
— Je pensais que tu me demanderais de poser en petite tenue.
— Si tu m'avais laissé terminer ma phrase, tu aurais su que non.
En voyant le sourire qui accompagnait cette réponse, Charlie sentit son cœur s'affoler.
Friedrick la fit pivoter pour attacher les agrafes en murmurant :
— Tu es venue, c'est le principal.
— Je suis venue parce que nous avions un accord.
— En effet.
Pendant qu'il s'affairait, Charlie retrouva avec délice le parfum de son after-shave. Mais
l'odeur de l'Afrique, cette senteur si particulière, n'était plus là. Aujourd'hui, elle avait affaire à
un Friedrick tiré à quatre épingles, vêtu d'un jean et d'une chemise noirs, dont le charme
ravageur et la calme assurance la désorientaient. Ce Friedrick-là, elle ne le connaissait pas.
— Et voilà !
Il lui prit la main pour la guider vers le studio.
— Assieds-toi devant la fenêtre pour que la lumière du jour éclaire ton visage.
Il s'éclipsa pour revenir quelques secondes plus tard avec un bouquet de lys blanc qu'il plaça
dans ses mains.
— Je n'ai pas oublié, tu vois. Parfait... Je prends quelques polaroïds.
Charlie fixa les fleurs du jardin en s'efforçant d'analyser la situation. Que se passait-il
exactement ?
Elle eut à peine le temps d'ébaucher une réponse que Friedrick l'appelait.
— Viens voir.
La jeune femme s'approcha pour examiner les clichés.
— Qu'en dis-tu ?
Lorsqu'elle plongea les yeux dans ceux de Friedrick, une lueur malicieuse dansait dans les
prunelles grises.
— Tu veux la vérité ?
— Bien sûr.
— J'ai l'air d'une idiote.
Pendant un bref instant, le visage de Friedrick refléta une profonde stupeur. Puis, contre
toute attente, il éclata de rire.
— Oh, Charlotte ! Tu es vraiment incorrigible. Je te transforme en égérie romantique digne
des tableaux de Bume-Jones et tout ce que tu trouves à dire, c'est que tu as l'air stupide.
— Cette femme n'est pas moi. Je me sens plus à l'aise en jean.
— Pourtant, tu paraissais très à l'aise dans ton tailleur strict.
— C'est ma tenue de travail. Et si tu as fini de t'amuser à mes dépens, j'ai une journée
chargée.
— Tu m'as promis de poser et tu tiendras ta promesse. Nous sommes loin d'en avoir fini tous
les deux.
— Comment ça ?
— Tu verras bien. Retourne à ta place.
Charlie obéit en maugréant.
— Pourrais-tu tenir ces fleurs avec un peu plus de grâce ? On dirait que tu meurs d'envie de
me les jeter à la figure.
— Ne me tente pas.
— Remarque, cela ne risque pas de me fracturer la cheville, au moins.
Il fit une pause.
— Pourquoi t'es-tu enfuie, Charlie ?
La jeune femme contempla ses mains, ses pieds, le jardin, tout plutôt que Friedrick.
— Je ne me suis pas enfuie. Je n'avais simplement aucune raison de rester. J'ai essayé de
réparer le mal que j'avais causé et je suis partie avant de provoquer d'autres catastrophes.
— Pourquoi refuses-tu de signer la photo que tu as prise ?
— Tu sais très bien pourquoi.
— J'insiste pour que tu acceptes. Je refuse qu'on m'attribue le mérite d'une photo dont je ne
suis pas l'auteur. Si cela te chiffonne, tu n'as qu'à t'en prendre à toi. J'avais dit à Walter que je
ne voulais pas que tu la prennes. Je savais bien que tu serais mortifiée de participer à une
œuvre aussi dégradante qu'un calendrier.
Charlie agita les lys d'un air menaçant, aussi Friedrick ajouta-t’il à la hâte :
— De toute façon, je sais comment résoudre le problème.
— Bien sûr ! répondit-elle. Il suffit que tu signes cette photo.
— Il n'en est pas question ! A toi d'assumer tes décisions. D'ailleurs, je trouve que tu fais
beaucoup d'histoires, étant donné que tu m'as proposé de financer mon prochain calendrier.
— Pardon ?
Friedrick se pencha sur son objectif.
— Tourne la tête légèrement à gauche... Redresse le menton.
Elle entendit le déclic et lui jeta un regard furibond auquel il répondit par un sourire
irrésistible.
— « Si cela peut te faire plaisir, je suis même prête à financer tes calendriers avec mes
propres deniers », ce sont bien tes propres mots, non ?
L'air manqua soudain à Charrie.
— Tu étais conscient ?
— Vaguement. Tu m'as également parlé de ton pensionnaire hippie et promis de tout me dire
sur les autres, mais tu n'es pas venue me voir, acheva-t-il d'un ton de reproche.
— Tu as ordonné à tout le monde de rentrer. J'ai obéi.
— J'ai mis deux jours avant de recouvrer complètement la mémoire. Au début, j'ai cru que
j'avais rêvé, mais je me souvenais du baiser. Ne bouge plus ! Continue à me regarder comme
ça.
Dès que le cliché fut pris, il la rejoignit en deux enjambées et lui souleva le menton en
plongeant les yeux dans les siens.
— Regarde-moi toujours comme ça.
Il lui effleura les lèvres d'un baiser si doux, si délicieux que Charlie chavira...
Les lys tombèrent sur le sol.
— Imagine ma surprise quand tu m'as avoué ton inexpérience après le mal que tu t'étais
donné pour me convaincre du contraire !
Charlie eut la grâce de rougir.
— Tu te proposais de remédier au problème, il me semble.
— C'est toujours au programme, mon cœur.
— Dans les réunions auxquelles je participe, tout le monde a une copie du programme.
— J'invente le mien au fur et à mesure.
— Il ne faut pas perdre de temps sur des détails mineurs..., argua-t-elle.
— Parce que tu as un agenda chargé ? Charlie lui glissa les bras autour du cou.
— Très chargé, dit-elle.
A ces mots, Friedrick sourit et la souleva dans ses bras avant de gravir l'étroit escalier qui
menait à sa chambre.
Lorsqu'il la reposa à terre, il entreprit de dégrafer sa robe sans la moindre hâte. Mais Charlie
frémissait d'impatience. Cela faisait si longtemps qu'elle attendait cet instant... Chaque fois que
les doigts de Friedrick la frôlaient, le désir qu'elle réprimait depuis un mois montait d'un cran.
Le temps de l'indécision était passé. Il ne subsistait plus chez elle que l'envie d'appartenir à
Friedrick, de s'unir enfin à cet homme qui représentait tout pour elle.
Lorsque la robe tomba à terre dans un doux bruissement, elle ôta les quelques vêtements qui
lui restaient en un tournemain et se tourna vers lui. Dans le regard de son compagnon, elle lut
tout ce qu'elle espérait, et même plus. Alors, elle lui tendit les bras.
— Tu es belle, Charlotte, murmura-t-il en parsemant sa gorge de baisers enflammés.
Intelligente, généreuse, imprévisible et belle, très belle. C'est trop pour une seule femme.
— Tu oublies « riche », chuchota-t-elle.
— Je me moque de ton argent. Tu n'as qu'à t'en débarrasser !
— C'est ce que j'essaie de faire depuis des années. Mais nous en reparlerons plus tard.
Sans plus attendre, elle s'attaqua avec fébrilité à la chemise de son compagnon. Le souffle
court, il la plaqua contre lui puis s'écarta.
— Tu n'es qu'une sorcière. Mon corps est la seule chose qui t'intéresse.
— Tu crois ?
Enlevant le reste de ses vêtements en un clin d'œil, il la rejoignit sur le lit en l'étouffant de
baisers. Commença alors une lente exploration qui gagna très vite en intensité. Eblouie, Charlie
se laissa entraîner au bord de la folie. Les mains de Friedrick, sa bouche, semblaient partout à
la fois : son dos, ses hanches, ses seins, le cœur même de sa féminité furent l'objet de ses
attentions, de folles caresses et de baisers enivrants.
Lorsqu'elle n'y tint plus, elle s'arqua contre lui en chuchotant d'une voix suppliante :
— Friedrick, viens, je t'en prie !
Lorsqu'il entra en elle, il s'immobilisa un bref instant pour la contempler. Puis, en réponse à
l'appel pressant qui dilatait les pupilles de sa compagne, il imprima à ses propres hanches un
mouvement de va et vient auquel Charlie s'accorda d'instinct, comme mue par une force
sauvage, presque animale. Bientôt, leur étreinte les entraîna dans une vague de volupté qui ne
cessa de monter, pour finalement les abandonner sur les rivages du plaisir, repus et comblés.
La sonnerie insistante du téléphone les obligea à émerger de leur stupeur émerveillée.
— Si je ne réponds pas, cela va continuer, marmonna Friedrick.
Les yeux rivés sur elle, il décrocha le combiné.
— Friedrick à l'appareil.
Un large sourire se dessina sur ses lèvres.
— Désolé, Charles. Charlotte ne pourra pas vous rejoindre pour le déjeuner.
Comprenant qu'il s'agissait de son père, Charlie voulut s'emparer de l'appareil. Friedrick
s'allongea sur elle pour lui interdire tout mouvement.
— En fait, nous avons déjà déjeuné. Il consulta sa montre.
— Il est un peu tôt, je vous l'accorde, mais nous avions très faim. D'ailleurs, vous
m'excuserez d'écourter cette conversation, nous allions entamer le dessert.
Sans plus d'explications, il reposa le combiné puis, par prudence, le décrocha afin de ne plus
être dérangé.
— De quel dessert parlais-tu ? lança Charlie sur un ton mutin.
Friedrick se mit à rire.
— Tu sais très bien ce que je veux dire. Néanmoins, avant de recommencer, je crois que tu
as quelques explications à me donner.
— A quel sujet ?
— Eh bien, je sais tout sur Bob, mais qui sont Tatty, Jeff, Alan et Jay ?
— Ah ! Par qui veux-tu que je commence ?
— Pourquoi pas Jeff ?
—Jeff est un mineur au chômage venu à Londres dans l'espoir d'y trouver du travail. Comme
il avait besoin d'une adresse fixe, l'employé de l'agence pour l'emploi me l'a envoyé. Il a une
femme et trois enfants et vient d'être réembauché.
— Ravi de l'apprendre. Et Tatty ? C'est curieux comme nom !
Charlie pouffa.
— C'est parce qu'il est couvert de tatouages.
— Couvert ?
— Je n'ai pas vérifié. On me l'a dit.
— Admettons. Reste Alan et Jay. Charlie reprit son sérieux.
— Alan me pose un sérieux problème. Il a quatorze ans et vit sous les ponts. Parfois, j'arrive
à le persuader de venir à la maison pour prendre un vrai repas et une douche, mais j'ai beau
m'efforcer de le persuader de retourner chez lui, il refuse catégoriquement.
—Et Jay ?
— Jay représente mon plus gros souci J'ai promis de le garder toujours avec moi.
La mine de Friedrick s'allongea.
— Tu veux dire qu'il vivra avec nous quand nous serons mariés ?
Il lui déposa un baiser sur le bout du nez.
— J'espère qu'il saura rester discret.
Charlie n'entendit pas cette dernière remarque. Elle en était restée à la phrase précédente.
— Tu veux m'épouser ?
— C'est une coutume assez vieux jeu, mais encore assez couramment pratiquée. Elle
présente l'avantage de donner à la femme le nom de son mari, ce qui résout le problème de
l'attribution du dernier cliché du calendrier. Si nous nous appelons tous les deux Friedrick,
personne ne saura qui en est l'auteur.
— Il me semble qu'il y existe de meilleures raisons de se marier. A propos, tu n'as pas d'autre
nom que Friedrick ?
— Seul mon grand-père m'appelait par mon prénom, et il est mort.
— Je sais. Mon père m'a raconté ce qui est arrivé à tes parents. J'ai compris un peu tard ton
allusion aux gens qui meurent pour un idéal.
— Mon prénom est Karel. Ce n'était pas facile à porter pour un garçon qui débarque dans
une école primaire d'un quartier difficile de Londres. Je préfère l'oublier.
— C'est dommage ! Cela sonne bien. Friedrick lui jeta un coup d'œil anxieux.
— Appelle-moi comme tu voudras, mais réponds à ma question : veux-tu m'épouser, oui ou
non ?
Charlie soupira.
— Mais, Jay ? Tu es certain de vouloir l'accueillir ? Il peut être infernal par moments, tu sais.
— J'ai beau te connaître depuis peu de temps, je sais que quand tu fais une promesse, tu la
tiens.
Une violente émotion s'empara de Charlie.
— Tu es vraiment sérieux ? Tu accepterais de vivre avec un enfant abandonné sans l'avoir
rencontré ?
— Du moment que tu fais partie du marché, oui. La vie avec toi a ses hauts et ses bas, mais
je ne peux pas la concevoir sans toi.
— Il t'a fallu un mois pour t'en apercevoir ?
— Que non ! Un baiser m'a suffit. Mais je ne pouvais pas te rejoindre ; j'avais des
engagements, après le Kenya. Michael et moi avons dû aller au Soudan prendre des photos
pour l'Unicef. Avec nos pattes folles, nous formions une sacrée paire, je t’assure. Et puis, je
t'en voulais encore. Voilà pourquoi j'ai envoyé la photo de la danse au Chronicle. Tu as été
furieuse, j'espère ?
— Seulement parce que tu n'as pas téléphoné pour te vanter de ton méfait.
— Dois-je interpréter cette réponse comme un oui ou faut-il que je demande ta main à
genoux ?
Charlie fit mine de réfléchir.
Sautant à bas du lit, Friedrick s'agenouilla en prenant la main de celle-ci.
— Charlotte Bainbridge, me ferez-vous l'immense honneur de m'accorder votre main ?
Charlie pouffa.
— Ne fais pas l'idiot et reviens au lit.
— Réponds d'abord.
— Oui, oui et oui ! Oh, Friedrick, je t'aime tellement !
Quand il la rejoignit, elle enfouit la tête contre son épaule puis releva la tête en souriant d'un
air malicieux.
— Jay va être fou de joie. Il ne prend pas beaucoup de place, rassure-toi. En fait, il vit au
bureau depuis mon départ pour le Kenya. Les femmes de ménage l'ont pris en grippe parce
qu'il les insulte à longueur de journée. Dieu sait où il a pu apprendre ce langage de charretier.
Friedrick écarquilla les yeux.
— Il vit au bureau ?
— Tu as dû le voir quand tu y es allé.
Incapable de se retenir plus longtemps, Charlie laissa échapper un rire cristallin.
— Dans le bureau de Bishop. C'est mon perroquet...
Un hurlement lui échappa quand Friedrick se jeta sur elle en rugissant. Ensuite, elle garda le
silence pendant très, très longtemps...
*
**
Avant d'entamer son discours, sir Charles parcourut l'assemblée d'un regard satisfait.
— Mesdames et messieurs, c'est un grand plaisir de vous accueillir aujourd'hui pour
l'inauguration du refuge auquel ma fille a consacré tant d'efforts ces derniers mois. Lorsqu'elle
m'a parlé de son projet pour la première fois, j'y étais tellement opposé que je l'ai envoyée en
Afrique pour qu'elle l'oublie. En échange de quoi me voilà pourvu d'un nouveau gendre et, d'ici
peu, d'un dixième petit-enfant.
Un sourire attendri aux lèvres, sir Charles se tourna vers le couple qui se tenait à ses côtés.
— Non que je me plaigne, remarquez.
Les occupants de l'ancien entrepôt qu'ils avaient baptisé « Chez Charlie » applaudirent avec
enthousiasme.
— Vous avez tous travaillé dur pour que ce refuge voie le jour. J'espère qu'il procurera à tous
ceux qui en auront besoin un abri chaleureux et sera le tremplin qui vous permettra de
construire un meilleur avenir. Bravo à tous et bon vent !
Une heure plus tard, la fête battait son plein et personne ne remarqua le départ de Charlie et
Friedrick. Celui-ci enlaça tendrement sa femme.
— Tu es contente, j'espère ?
— Hmm... Je me demandais... Maintenant qu'Alan vit avec la famille de Jeff, nous devrions
faire quelque chose pour tous ces enfants qui traînent dans les rues. Qu'en penses-tu ?
Friedrick se mit à rire.
— C'est vraiment une vocation ! Jusqu'à ton dernier soupir, tu essaieras d'améliorer le sort
des malheureux.
— Cela t'ennuie ?
— Non, mon amour. Nous avons tellement à partager. Fort de l'amour exceptionnel qui les
unissait, il embrassa longuement et passionnément sa femme pour le lui prouver.

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