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Résumé

Pour retrouver la trace d'une séduisante aventurière qui s'est jouée de lui par une nuit
de bal masqué à Venise, le milliardaire Gianluca Raffacani a eu recours aux services des
plus grands détectives privés européens. Après trois ans d'enquête, la belle est finalement
localisée dans un manoir en ruine aux environs de Londres. Apprenant qu'elle recherche
par voie d'annonce un candidat au mariage blanc, afin de satisfaire aux clauses d'un
important héritage, Gianluca Raffacani décide de saisir cette occasion inespérée de se
venger...
Titre Original :
THE VENGEFUL HUSBAND

Série THE HUSBAND HUNTERS N° 2


Azur N ° 1930

© 1998, Lynne Graham


© 1999, traduction française : Édimail S.A.
Chapitre 1
Elle avait tout pour lui plaire : une peau translucide, une masse de boucles à reflets
roux, d'immenses yeux émeraude, et cette petite voix un peu rauque, sensuelle à souhait.
— Vous ne saurez jamais qui je suis, et je ne veux pas savoir non plus qui vous êtes,
avait-elle déclaré.
Elle semblait si mince, si fragile dans sa robe en satin vert argent... et pourtant elle ne
manquait pas de fermeté de caractère. Quand il avait voulu lui dire son nom, elle l'avait
interrompu.
— Gardons l'anonymat. Comme nous ne nous reverrons pas, inutile de sortir nos cartes
d'identité.
C'était la première fois qu'une femme parlait ainsi à Gianluca Raffacani! C'était la
première fois aussi qu'une femme jugeait qu'il ne valait pas mieux qu'une aventure d'un
soir !
Tout d'abord froissé, il avait bien vite oublié sa contrariété dans les bras de cette belle
inconnue. Mais après une nuit de volupté, il s'était éveillé le lendemain à l'aube... pour
découvrir que son amante passionnée avait disparu avec la bague Adorata !
Gianluca – oui, Gianluca Raffacani lui-même – s'était fait dépouiller par la femme sans
scrupules qu'il avait eu la bêtise de ramener chez lui un soir de mai !

Trois ans après cette lamentable nuit à Venise, Gianluca n'avait rien oublié, rien
pardonné. Le visage dur, il contemplait le dossier que venait de lui apporter Benito, et qui
concernait une certaine Darcy Fielding. S'il s'était écouté, il se serait empressé d'en
prendre connaissance. Mais dans le monde de la haute finance internationale, on savait se
dominer...
— Vous pensez que c'est vraiment elle, cette fois ?
Visiblement peu sûr de lui, Benito répondit :
— A vous de le vérifier, monsieur.
Sans la moindre hâte, Gianluca ouvrit enfin le dossier. Il se contenta de hausser un
sourcil en contemplant la photo qui figurait en première page.
Benito pâlit, déjà persuadé d'avoir fait fausse route. Sur cette photo, Darcy Fielding
portait un vieux jean, un pull informe et des bottes en caoutchouc. Sans un soupçon de
maquillage, les cheveux en désordre, elle ne ressemblait en rien à la femme fatale que
Gianluca faisait rechercher partout depuis des années.
— J'ai peut-être conclu l'enquête un peu trop vite, murmura Benito, embarrassé.
— Elle s'est coupé les cheveux...
— Vous voulez dire que... que c'est bien elle ?
— Pourquoi est-elle habillée comme ça ?
— Mlle Fielding allait donner du grain aux poules quand le photographe a réussi à
prendre ce cliché.
— Elle allait... donner du grain aux poules ? répéta Gianluca avec stupeur.
Son regard revint à la photo.
— C'est elle. Oui, c'est bien cette sale petite voleuse !
Darcy Fielding lui avait subtilisé une bague ancienne, une véritable pièce de musée que
la famille Raffacani possédait depuis le Moyen Age. C'était à l'occasion de la naissance de
son fils aîné que le premier prince Raffacani avait offert à sa femme, Adorata, une
merveilleuse bague sertie d'un énorme rubis.
A la grande surprise de Benito, Gianluca n'avait pas signalé le vol à la police. Mais il
s'était passé tant de choses bizarres au Palazzo d'Oro le soir du bal masqué ! Tout
d'abord, le maître de maison avait disparu... On racontait qu'il était allé se promener en
gondole au clair de lune avec une jolie rousse.
Comment un Vénitien pouvait-il avouer à des policiers qu'il s'était conduit comme un
vulgaire touriste ? Comment, aussi, aurait-il pu admettre qu'une étrangère s'était jouée de
lui ?
Gianluca avait tout d'abord fait paraître des annonces promettant une grosse somme en
échange de l'Adorata. Cela n'avait rien donné...
Selon Benito, la précieuse bague devait se trouver maintenant entre les mains d'un
riche collectionneur peu soucieux de la provenance des objets qu'il achetait.
— Mlle Fielding n'a jamais eu le moindre démêlé avec la justice dans son pays.
— Parlez-moi d'elle, demanda Gianluca.
— Elle habite une vieille demeure qui appartient à sa famille depuis des générations. Sa
situation financière semble assez précaire. La maison est hypothéquée auprès d'une
compagnie d'assurances et...
— Rachetez l'hypothèque.
— Bien, monsieur.
— Continuez ! Qu'avez-vous appris d'autre ?
— Ses voisins n'ont que du bien à dire d'elle. Mais c'est la femme de ménage de sa
défunte marraine, qui m'a expliqué la situation.
— C'est-à-dire ? demanda Gianluca en redonnant son attention à la photo.
Il reconnaissait sans peine la peau parfaite et les étonnants yeux de sa conquête d'un
soir. Darcy Fielding – puisque c'était son nom –, avait les cheveux nettement plus courts
que trois ans auparavant. Mais ce n'était pas un coiffeur très doué qui s'était chargé de la
coupe ! Elle avait dû taillader ses boucles elle-même, et n'importe comment !
— ... elle héritera de quelque chose comme d'un million de livres sterling.
Gianluca abandonna la photo.
— Pardon ? Je n'ai pas suivi.
Patiemment, Benito reprit son explication.
— Mme Leeward, la marraine de Darcy Fielding, avait trois filleules. L'une vit avec un
homme marié, l'autre est mère célibataire et la troisième le deviendra bientôt... Mme
Leeward a laissé toute sa fortune à ses filleules – mais à une condition !
— Laquelle ?
— Qu'elles se trouvent un mari avant un an.
— Ah ! Ces vieilles Anglaises excentriques ! Parmi les trois filleules que vous venez de
me décrire, laquelle est Darcy Fielding ?
— La mère célibataire.
Gianluca se raidit.
— Quand le bébé est-il né ?
— Huit mois après son voyage à Venise. L'enfant a juste un peu plus de deux ans.
Le regard de Gianluca se perdit au loin. Si son visage demeurait impassible, il avait
peine à surmonter sa stupeur.
« Ainsi, elle était déjà enceinte quand... »
Crispant les poings, il laissa échapper un juron.
— L'identité du père reste inconnue, reprit Benito. Les gens du village attribuent
toutefois la paternité à l'ex-fiancé
— Ah, bon, elle était fiancée ?
— A un salaud qui l'a laissée tomber le jour du mariage. La femme de ménage de Mme
Leeward a cependant une autre version. Elle assure que le fiancé était à l'étranger au
moment de la conception de l'enfant, et qu'il a rompu quand il s'est rendu compte que le
bébé ne pouvait pas être de lui. Mais ça m'étonnerait que Darcy Fielding reste longtemps
mère célibataire! Avec un million de livres à la clé, elle a intérêt à se trouver un mari !
D'ailleurs, elle a déjà fait insérer dans la presse des petites annonces discrètes.
— Des... des petites annonces ?
— Voyez page 6 du dossier, monsieur.
Gianluca s'empressa de tourner les pages.
« Personne habitant à la campagne cherche monsieur de vingt-cinq à cinquante ans,
sans lien familial, bien élevé et aimant vie tranquille pour emploi temporaire. Discrétion
assurée. Curieux s'abstenir. Ecrire boîte postale n°... »
— Mais ce n'est pas une annonce matrimoniale, ça ! s'exclama Gianluca avec un rire
incrédule. Elle cherche quoi ? Un serviteur eunuque ?

— Il va falloir que je mette une autre annonce, grommela Darcy en nettoyant le box de
l'unique cheval qui occupait les vastes écuries de la propriété.
Elle planta sa fourche dans un tas de fumier.
— Et ça coûte cher !
Son amie Karen, la jolie brune d'une trentaine d'années à qui elle avait vendu le cottage
du gardien de Fielding's Folly, la regarda avec surprise.
— Mais tu avais reçu quelques réponses ! Tu en avais même sélectionné deux ! Celle
d'un jardinier et l'autre d'un bricoleur qui se disait capable de tout réparer dans une
maison...
— J'ai essayé de les contacter hier. Le premier a trouvé un emploi, et l'autre est parti
sans laisser d'adresse.
Karen pouffa.
— Et tu ne leur avais même pas encore dit en quoi consistait ce prétendu emploi !
— Heureusement !
— Ton annonce est bien trop vague ! « Bien élevé et menant vie tranquille... » Qu'est-ce
que ça veut dire ?
— Je ne pouvais tout de même pas expliquer de quoi il s'agissait en trois lignes !
— Non, bien sûr. Mais quand je t'imagine seule dans cette grande maison avec un
parfait étranger... j'ai peur.
— Ecoute, Karen, pour toucher cet héritage, je suis prête à tout. Même à épouser
Frankenstein ! Le manoir est dans la famille depuis quatre cents ans, tu imagines ?
— Oui, mais il tombera bientôt en ruines, faute d'entretien. Ton père exagère de t'avoir
laissé un pareil fardeau. Et c'est sa faute ! S'il s'était un peu mieux occupé du domaine, tu
n'en serais pas là aujourd'hui.
Une lueur déterminée passa dans les prunelles émeraude de Darcy.
— Je suis prête à tout pour garder cette propriété. C'est l'héritage de Zia!
La jeune femme adressa un coup d'œil plein de tendresse et d'orgueil à sa fille. Assise
dans l'herbe, la petite Zia était en train de jouer avec un ours en peluche. « Grâce au ciel,
elle n'a pas mes cheveux couleur carotte ! pensa Darcy. Et elle n'est pas myope non plus !
»
Avec ses boucles noires et ses grands yeux sombres pailletés d'or, Zia était une enfant
adorable.
« Et elle deviendra sûrement ravissante... Elle au moins, contrairement à sa mère,
n'aura pas à se lancer à la tête d'un parfait inconnu pour arriver à se convaincre qu'elle
peut séduire... »
A ce souvenir, Darcy se sentit pâlir. Comment, le moment venu, pourrait-elle expliquer
à Zia le secret de sa naissance sans trop lui faire de mal ? Car, un jour ou l'autre, Zia lui
demanderait forcément qui était son père. Et que lui répondrait-elle alors ? Qu'il avait des
yeux d'onyx, des cheveux de jais et une voix merveilleuse... mais qu'elle ne connaissait
même pas son nom ? Et que si par hasard, elle le voyait dans la rue, elle serait bien
incapable de le reconnaître, pour la bonne raison qu'elle n'avait pas ses verres de contact
ce soir-là ?
La voix de Karen la rappela à l'instant présent.
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
— Un peu de migraine, prétendit la jeune femme.
A vrai dire, chaque fois qu'elle avait le malheur d'évoquer cette folle nuit vénitienne,
elle se sentait malade...
Karen sortit une enveloppe de la poche de son jean.
— J'allais oublier ça ! Encore une réponse... Elle est arrivée ce matin.
Darcy n'avait pas voulu donner son adresse. C'était donc le numéro de la boîte postale
de son amie qui figurait au bas de sa petite annonce.
Existait-il une autre solution que de chercher un mari par voie de presse ? A vrai dire, la
jeune femme n'avait guère le choix... Si elle voulait garder le domaine familial, elle avait
besoin d'argent. Et ce million de livres n'était-il pas à sa portée ?
« Je pourrais faire réparer la maison et réemployer tout le personnel qu'il m'a fallu
licencier après la mort de mon père... »
La jeune femme s'empressa de décacheter la lettre que venait de lui apporter son amie.
— Tiens ! Il n'est pas de nationalité britannique... et il prétend posséder une certaine
expérience dans le domaine financier.
Karen, qui après un divorce difficile, ne se faisait plus aucune illusion sur les hommes,
ironisa :
— Il a dû faire un stage d'employé de banque !
— Il dit qu'il peut fournir des références.
— De quoi ? lança Karen avec cynisme.
— Trente et un ans...
— Quelle nationalité ?
— Il ne le précise pas.
Darcy se mit à lire tout haut :
— «Je suis en bonne santé, célibataire, j'aime la campagne, et un emploi temporaire
avec logement me conviendrait parfaitement pour le moment. En vous remerciant de
votre attention, madame, je vous prie, etc.»
— Autrement dit, il est sans emploi, sans logement et probablement fauché comme les
blés.
— S'il avait déjà du travail, il ne serait pas obligé d'en chercher par la voie des petites
annonces ! En fait, je trouve que sa lettre n'est pas mal du tout...

Comme un animal en cage, Darcy ne cessait d'aller et venir dans le minuscule salon de
Karen. De plus en plus anxieuse, elle remonta ses lunettes sur son nez d'un geste
nerveux.
Il serait là dans cinq minutes ! Et elle n'avait pas encore réussi à lui parler, étant donné
qu'il ne lui avait pas communiqué de numéro de téléphone. Elle avait dû se contenter,
pour lui fixer ce rendez-vous, de lui envoyer un petit mot à l'adresse londonienne qu'il lui
avait donné. Et il avait répondu par retour de courrier pour lui confirmer qu'il serait là à
l'heure et à la date indiquée. La signature, qu'elle avait été incapable de déchiffrer la
première fois, était un peu plus lisible.
— Il s'appelle Lucas, avait-elle appris à Karen.
— Lucas comment ?
— Je n'ai pas réussi à lire son nom de famille.
Darcy sursauta en entendant une moto passer sur la route, tout en songeant :
« Il est en retard... Peut-être ne viendra-t-il pas ! »
La porte s'entrouvrit sur Karen qui était allée surveiller l'entrée.
— Ton Lucas vient d'arriver sur une énorme moto ! chuchota-t-elle. C'est un homme
superbe ! Il est beau, tu ne peux pas imaginer...
— Il... il est venu en... en moto !
— Ce que tu peux être coincée, par moments ! Je parie que tu n'auras jamais le courage
de lui demander de t'épouser !
Darcy baissa la tête. Elle n'avait pas le choix... Surtout après avoir reçu une lettre de la
compagnie d'assurances auprès de laquelle son père avait souscrit l'hypothèque – lettre
dans laquelle on la sommait de rembourser le montant emprunté dans les plus brefs
délais.
Un coup de sonnette la fit sursauter.
— J'y cours ! s'écria Karen.
Quelques instants plus tard, Darcy entendit la porte d'entrée s'ouvrir.
— Signorina Darcy ? demanda une voix teintée d'une touche d'accent étranger.
— Entrez, elle vous attend, répondit Karen en pouffant comme une collégienne.
Darcy demeurait clouée sur place. Cette voix chaude éveillait en elle mille souvenirs...
« Je rêve ! » se dit-elle, en proie à une soudaine panique. Elle se calma aussitôt,
comprenant l'impossibilité d'une semblable coïncidence.
« C'est tout simplement l'accent italien qui m'a ramenée brusquement trois ans en
arrière ! »
Un homme de haute taille entra dans la pièce. Il portait une barbe de trois jours, des
lunettes de soleil et était entièrement vêtu de cuir noir.
Darcy s'efforça de repousser les souvenirs qui l'assaillaient en masse.
« Encore un Italien grand, brun et séduisant, comme il y en a des milliers de l'autre côté
de la frontière transalpine, se dit-elle. Mais ce n'est pas celui que j'ai connu à Venise qui
aurait accepté de se balader en combinaison de cuir noir ! »
— Excusez-moi, mais je suis obligé de garder mes lunettes de soleil, dit Lucas. J'ai reçu
un gravillon dans l'œil, et la lumière me fait mal.
— Asseyez-vous..., dit la jeune femme en s'installant gauchement dans un fauteuil.
L'apparence de Lucas l'avait complètement déconcertée... Elle s'attendait à recevoir un
homme plutôt ordinaire, et voilà qu'elle se trouvait devant un superbe macho qui fonçait
sur une puissante moto...
« Quand je pense que j'avais précisé dans mon annonce : aimant vie tranquille !
Ironisa-t-elle en son for intérieur. Ce n'est sûrement pas son cas ! »
— Vous me regardez d'un air bizarre, signorina. Vous rappellerais-je quelqu'un, par
hasard ?
— Pas du tout ! assura Darcy. Je n'ai pas réussi à lire votre signature. C'est Lucas
comment ?
— Votre annonce n'était guère explicite. Quel genre d'emploi proposez-vous exactement
? J'aimerais quelques détails.
La jeune femme se raidit comme un chat caressé à rebrousse-poil, contrariée de voir
qu'il inversait les rôles.
— D'ailleurs vous ne m'avez pas non plus donné votre véritable nom, reprit le bel
Italien. Je me suis renseigné. Vous ne vous appelez pas Darcy, mais Fielding. Et vous ne
vivez pas dans ce cottage, mais dans le grand manoir qui se trouve au bout de l'allée. Vous
vous êtes donné beaucoup de mal pour cacher votre identité, cela m'inquiète.
Darcy se leva d'un bond.
— Quoi ? Vous avez mené une enquête à mon sujet ?
Avec lenteur, Lucas ôta ses lunettes de soleil. Il avait de magnifiques yeux noirs frangés
de longs cils fournis.
« C'est le genre de bellâtre qui a l'habitude de voir toutes les femmes se jeter à sa tête !
» se dit la jeune femme avec dédain.
— Signorina Fielding...
— Vous n'aviez pas le droit de faire des recherches à mon sujet ! protesta-t-elle. Dans
l'annonce, j'ai bien précisé : discrétion assurée. De mon côté comme du vôtre, cela
s'entend !
— Je ne savais pas dans quoi je me lançais. Il était normal que je prenne quelques
garanties. Dans le milieu des affaires, c'est toujours ce que l'on fait.
Darcy se radoucit. N'avait-elle pas justement une affaire à proposer ? Ce Lucas se
croyait peut-être très intelligent, mais elle savait déjà que c'était un parfait idiot. « Pour
venir se présenter devant son futur employeur mal rasé et en tenue de motard... il ne faut
pas être très futé ! » pensa-t-elle en se rasseyant, les mains crispées.
— Venons-en au... euh, à l'emploi que j'ai à offrir.
— Je vous écoute.
— Sachez tout d'abord que, si vous acceptez, vous serez très bien payé et que vous
n'aurez aucun travail à fournir.
— De l'argent et pas de travail ? demanda-t-il avec stupeur.
— C'est bien cela. Vous habiterez chez moi, mais vous serez entièrement libre de votre
temps, et à la fin du contrat, vous recevrez une belle somme.
— En clair, ça signifie que vous allez me demander de faire quelque chose d'illégal.
Darcy devint écarlate.
— Pas du tout. Je vous demanderai seulement de... de m'épouser, et puis au bout de six
mois, nous divorcerons.
— Eh bien, si je m'attendais à ça ! s'exclama Lucas. Alors ce job, c'est un mariage ?
— Un mariage blanc. Il me faut un mari pendant six mois.
— Pourquoi ?
— C'est mon affaire.
Maintenant qu'elle avait réussi à dire le plus difficile, Darcy se sentait presque à l'aise.
Elle mentionna le montant du salaire qu'elle avait décidé d'offrir à celui qui se dévouerait,
ainsi que le capital qui serait versé après le divorce.
De plus en plus intéressé, Lucas l'écoutait en silence, se contentant de hocher la tête
d'un air approbateur.
— Je compte naturellement sur la plus grande discrétion de votre part, ajouta la jeune
femme. Et il me faudra des références...
— Comme mari, je ne peux pas en fournir, désolé.
— Des références de bonne moralité.
— Pourquoi n'avez-vous pas mis votre... offre d'emploi dans les annonces
matrimoniales ?
— J'aurais reçu des réponses de messieurs souhaitant une relation durable, ce qui n'est
pas ce que je cherche. Alors, quelle est votre réponse ?
Il hésita.
— Je n'en sais rien. Je m'attendais si peu à une proposition pareille ! C'est bien la
première fois qu'une femme me demande de l'épouser !
— Il ne s'agit pas d'un vrai mariage.
Lucas se leva.
— C'est que je n'ai pas spécialement envie de dire adieu à ma vie de célibataire, à ma
liberté...
Craignant qu'il ne s'en aille, Darcy lança sans réfléchir :
— Si vous acceptez, je doublerai la somme que j'ai proposé de vous remettre une fois le
divorce prononcé !
Cette promesse laissa le bel Italien de glace.
— Je vais réfléchir, déclara-t-il.
— Vos références ?
Une lueur dorée étincela dans les prunelles sombres qui la défiaient.
— Je vous les présenterai si je décide d'accepter ce poste.
— J'ai besoin d'une réponse rapide.
— Vous l'aurez demain.
Déjà, il était à la porte.
— Ça m'étonne que vous n'ayez pas trouvé un ami pour vous rendre ce service ! lança-t-
il.
La jeune femme rougit de nouveau.
— Etant donné les circonstances, je préfère m'adresser à un étranger.
— Un étranger... je comprends cela, murmura Lucas d'une voix de velours.
Chapitre 2
— Alors, que penses-tu de lui ? demanda Karen, quelques minutes plus tard.
— Je ne sais pas... Il est très difficile à saisir ! Par moments, il a l'air complètement
stupide, et puis il pose une question d'une précision incroyable. Je n'ai pas réussi à
découvrir qui il est vraiment. Tu imagines, je ne connais toujours pas son nom !
— Il ne t'a pas accusée d'avoir publié une annonce mensongère ? Il n'a pas ri comme un
fou ? Il ne t'a pas demandé si tu te moquais de lui ?
— Non... Il est resté tellement calme que je me suis sentie à l'aise pour lui expliquer de
quoi il s'agissait en fait.
Karen leva les yeux au ciel.
— Tu es vraiment la seule à ne pas perdre tes moyens devant un homme pareil ! Moi,
j'aurais tout de suite craqué.
— J'avais autre chose à penser ! De toute manière, ce genre de bellâtre me laisse froide.
Soit, il n'est pas mal...
— Pas mal ! C'est tout ce qu'elle trouve à dire ! Darcy, ton indifférence envers le sexe
opposé a quelque chose de pathologique.
La jeune femme haussa les épaules.
— Quand on est aussi ordinaire que moi, ça vaut mieux.
— Tu n'es pas moche ! Au contraire !
— Oh, arrête !
Pour la centième fois peut-être, Karen se désola de voir son amie se sous-estimer ainsi.
Mais après avoir été élevée par un père qui ne cessait de la critiquer et une belle-mère
frivole et sarcastique, la pauvre avait des circonstances atténuantes. D'autant qu'ensuite,
ses expériences sentimentales s'étaient soldées par des échecs, notamment avec son
fiancé qui l'avait abandonnée le jour du mariage et l'avait laissée seule avec un enfant à
élever...
« Maintenant elle s'habille comme un épouvantail et refuse de sortir. Elle ne voit
pratiquement personne, à part moi, et vit en recluse dans cette trop vaste demeure qui
tombe peu à peu en ruines... »
D'autres auraient depuis longtemps cessé de lutter et vendu petit à petit les trésors que
contenait le manoir. Pas Darcy... Elle préférait mourir de faim plutôt que de se séparer du
moindre objet faisant partie du patrimoine familial.
— Je n'aime pas quand tu dis que tu es ordinaire..., murmura Karen. Tu pourrais être
séduisante si tu t'habillais mieux et si tu...
— Je ne suis pas coquette, coupa Darcy, agacée par le tour que prenait la conversation.
Elle consulta sa montre et s'aperçut avec soulagement qu'il était l'heure d'aller chercher
Zia au jardin d'enfants.
Toutefois, en chemin, le souvenir de cette conversation la hanta. Les remarques de son
amie avaient fait remonter à la surface d'amers souvenirs qu'elle s'efforçait de garder
enfouis au plus profond de sa mémoire.
Elle crut entendre Richard, son fiancé, lui annonçant au pied de l'autel qu'il fallait
annuler le mariage pour la bonne raison qu'il venait de tomber follement amoureux de
Maxie – une blonde superbe, certes, mais qui était aussi la meilleure amie de celle qu'il
devait épouser.
« Quand je pense qu'après tout ça, Maxie n'a même pas voulu de lui ! » ironisa-t-elle
intérieurement.
Cette terrible humiliation avait été suivie par l'épisode vénitien. Darcy avait voulu jouer
les femmes fatales... et elle avait cru rencontrer son prince charmant. Hélas, le prince
charmant qui avait promis de la retrouver le lendemain sur le Ponte délia Guerra ne
s'était jamais montré. Elle l'avait attendu des heures... en vain.
Une autre, plus expérimentée, moins crédule, aurait su qu'il ne fallait pas prendre au
sérieux un tel rendez-vous. Mais Darcy était si naïve à l'époque !
« Je le suis toujours », admit-elle.

La jeune femme se redressa en massant ses reins douloureux. Puis elle arrêta le moteur
de la scie électrique dont le bruit strident s'interrompit enfin. Elle se mit alors en devoir
d'empiler les bûches qu'elle venait de couper sur une brouette.
— Darcy ?
Elle sursauta en reconnaissant cette voix chaude teintée d'un léger accent et qui
prononçait son nom comme une caresse...
Lucas se tenait à quelques pas d'elle, les poings sur ses hanches, très grand, mince et
musclé, avec de larges épaules, des hanches étroites, des jambes interminables... Et il
s'était rasé ! Malgré elle, Darcy se sentit troublée en observant le menton volontaire, les
lèvres sensuelles bien dessinées...
Quant aux deux cockers qu'elle avait pris comme chiens de garde, ils s'étaient assis aux
pieds du visiteur, sans même se donner la peine d'aboyer !
— Je ne vous attendais pas, déclara enfin la jeune femme.
— J'ai sonné à la porte d'entrée... en vain.
— On n'entend rien d'ici.
Lucas examina les bûches fraîchement sciées.
— Vous avez coupé ça toute seule ? demanda-t-il avec stupeur.
— Oui. C'est l'été qu'on coupe le bois pour l'hiver si on veut qu'il soit bien sec.
— Il n'y a pas d'homme au manoir pour se charger de ce travail ?
— Non, c'est moi l'homme de la maison. Je pensais que vous alliez téléphoner.
— J'ai essayé. Personne ne répond quand on appelle chez vous.
— Je suis dehors la plupart du temps.
Darcy ôta ses gants épais et fit jouer ses articulations.
— Entrez donc...
Elle le précéda dans un long couloir dallé. Toutes les portes étaient closes...
« Plus pour très longtemps, j'espère ! » pensa la jeune femme. Car dès qu'elle aurait de
l'argent, elle remettrait le manoir en état, de la cave au grenier, pour l'ouvrir au public.
C'était son rêve de toujours, un rêve qui était désormais à portée de main ! Car Lucas ne
se serait pas donné la peine de revenir si sa réponse était négative...
Darcy jeta ses gants sur la longue table en chêne de la cuisine.
— Alors ? Quelle est votre réponse ?
— C'est oui.
Les larmes vinrent aux yeux de la jeune femme. Son soulagement était tellement
intense que pendant quelques instants, tout se mit à tourner autour d'elle. Elle adressa à
Lucas un sourire reconnaissant.
— Je suis contente... Oh! là ! là ! ce que je suis contente...
Pour se donner une attitude, elle regarda autour d'elle.
— Que puis-je vous offrir à boire ? Un café ?
Il la fixa d'un air impassible.
— Pourquoi pas ? fit-il enfin.
Tout en mettant de l'eau à chauffer, Darcy déclara avec un certain embarras :
— Je me doute bien que ce n'était pas ce genre d'emploi que vous cherchiez... Mais je
vous promets que vous ne regretterez pas de m'avoir aidée. Il y a longtemps que vous
n'avez pas de travail ?
— Assez.
— Il y a longtemps que vous êtes à Londres ?
— Assez.
Il demeurait très évasif, et Darcy s'en voulut de poser toutes ces questions. De toute
évidence, Lucas était gêné d'avoir échoué dans ses recherches d'un emploi...
« J'ai toujours manqué de tact ! se reprocha-t-elle. Et la première fois que Lucas est
venu, j'étais tellement absorbée par mes propres problèmes que je n'ai pas pensé qu'il
pouvait en avoir, lui aussi. Il fallait qu'il ait désespérément besoin de trouver un job pour
se déplacer après avoir lu une petite annonce comme la mienne... »
Elle s'aperçut alors qu'il portait une combinaison de motard très usée.
« Je l'ai méprisé parce qu'il était habillé de cuir noir... alors qu'il n'a peut-être rien
d'autre à se mettre ! » Elle s'entendit déclarer à voix haute :
— Je vous donnerai un mois de salaire à l'avance.
Il haussa les sourcils, visiblement étonné par cette proposition.
— Je vous fais confiance, reprit la jeune femme. Il le faut bien, parce que si vous me
laissiez tomber je serais très ennuyée. Voulez-vous du lait avec votre café ?
— Non, merci.
Darcy s'empara d'un bloc et d'un crayon.
— Il faut quand même que je connaisse votre nom ! Il hésita avant de déclarer :
— Raffacani.
— Vous pouvez épeler ?
Après avoir écrit le nom de son futur mari en lettres capitales, la jeune femme
interrogea :
— Lucas, c'est votre seul prénom ? Il faut que je sache : le pasteur aura besoin de toutes
ces précisions.
— En réalité, je m'appelle Gianluca. Gianluca Fabrizio Raffacani.
— Vous pouvez épeler ? redemanda Darcy.
Elle nota ensuite la date de naissance, tout en pensant que le nom de Raffacani ne lui
était pas tout à fait inconnu. Où l'avait-elle déjà entendu ?
« Je suppose que ce nom-là doit être aussi répandu en Italie que Smith en Angleterre
ou Dupont en France ! » se dit-elle.
A voix haute, elle déclara :
— Eh bien, il ne me reste plus qu'à contacter mon notaire. Il va établir un contrat
matrimonial en séparation de biens.....
Lucas laissa échapper un rire bref.
— Vous pensez à tout !
— Avez-vous apporté vos références ?
Il lui tendit une enveloppe dans laquelle elle trouva deux lettres dactylographiées en
italien sur papier à entête.
— J'étudierai tout cela..., murmura la jeune femme en pensant qu'elle allait devoir, pour
tenter de comprendre, utiliser les vieux dictionnaires de la bibliothèque.
— Quand voulez-vous vous marier ? demanda Lucas.
— Dans trois semaines. Ce sera une cérémonie très simple...
— Vous ne voulez inviter personne ?
— Non. Je vais vous montrer la maison... Il faut bien que vous la connaissiez puisque
vous allez y vivre pendant quelque temps !
Tout en gravissant l'escalier à la rampe de chêne sculptée, Lucas demanda :
— Que vouliez-vous dire exactement, tout à l'heure, quand vous avez prétendu être
l'homme de la maison ?
— Mon père voulait un fils, pas une fille. Du moins pas le genre de fille que je suis
devenue...
Darcy se compara mentalement à Nina, la fille de sa belle-mère. Ces deux femmes
connaissaient l'art de séduire, et M. Fielding s'était immédiatement laissé prendre à leur
charme.
— Tu ne peux pas faire un effort et leur ressembler ? disait-il parfois à sa fille. Elles ont
l'air de fleurs et toi de... d'un ours mal léché !
La voix de Lucas la rappela à l'instant présent.
— Votre mère voulait-elle un fils, elle aussi ?
— Garçon ou fille, cela lui était égal, je crois. Elle est morte quand j'avais neuf ans. Mon
père s'est remarié quelques années plus tard. Il espérait toujours avoir un garçon pour
hériter du manoir. Malheureusement, il n'a pas eu d'autre enfant...
La jeune femme ouvrit une porte donnant sur une vaste chambre où trônait un
immense lit à baldaquin datant de l'époque élisabéthaine.
— Votre chambre... La salle de bains est dans le couloir, juste en face. Vous serez obligé
de la partager avec moi : il n'y en a pas d'autre de ce côté de la maison.
Pendant que Lucas faisait le tour de cette chambre qui semblait dater de l'époque des
Tudor, Darcy en profita pour l'étudier à la dérobée. Sans raison, son cœur se mit soudain à
battre la chamade...
Comme s'il avait deviné qu'elle l'observait, Lucas se tourna brusquement vers elle. En
rougissant, la jeune femme baissa la tête.
« Que m'arrive-t-il ? se demanda-t-elle. Ce n'est vraiment pas le moment de me laisser
troubler par un parfait inconnu ! »
Fâchée contre elle-même, elle se dirigea vers le palier. Quand Lucas la rejoignit dans
l'escalier, elle lança :
—Je vous préviens ! Il n'y a pas beaucoup de distractions à Fielding's Folly, et pas
davantage dans la région. Si vous avez envie de vous amuser, je le comprendrai
parfaitement.
— M'amuser ?
— Oui. Ne prenez pas cet air choqué ! Il faut bien mettre les choses au point dès le
début. Moi, j'ai l'habitude de mener une existence très tranquille, mais je ne peux pas
vous obliger à vivre comme un moine pendant six mois. Alors si vous souhaitez aller à
Londres de temps en temps...
— Pour m'amuser, comme vous dites ?
— Vous ne pouvez pas amener une fille ici, quand même !
— Il n'y a pas de femme dans ma vie, rétorqua-t-il d'un ton sec.
Etonnée d'une telle réaction, la jeune femme ne sut que dire. Elle avait tenté de le
mettre à l'aise, et il avait réagi comme si elle l'avait insulté !
Lucas la fixa droit dans les yeux.
— Moins vous vous occuperez de ma vie privée, mieux cela vaudra, déclara-t-il.
Ils arrivaient dans le hall quand une petite fille habillée d'un caleçon rouge vif et d'un T-
shirt jaune arriva en courant.
— Maman !
Darcy adressa un coup d'œil gêné à Lucas avant de prendre Zia dans ses bras.
— Ma fille... Je n'ai pas encore eu le temps de vous en parler.
Gianluca Raffacani se contenta de hausser les épaules.
« Il aurait vu passer un chat de gouttière qu'il n'y aurait pas davantage attaché
d'importance », se dit Darcy avant d'en déduire que son candidat au mariage blanc n'était
pas du genre à s'intéresser aux enfants.
Elle se rendit dans le bureau de son père et, comme promis, rédigea un chèque
correspondant au premier mois de salaire.
— Merci, dit Lucas en le glissant dans sa poche.
Il s'empara du stylo de la jeune femme et écrivit quelques chiffres sur un bloc.
— Dès que la date de la cérémonie sera décidée, vous n'aurez qu'à me laisser un
message à ce numéro.

« Je me demande qui cela peut bien être ! » se dit Darcy, une quinzaine de jours plus
tard, en allant répondre à un coup de sonnette impératif.
Elle se figea sur place en reconnaissant les deux blondes qui attendaient sur le perron,
enveloppées d'un nuage de parfum capiteux : Margo Fielding et Nina qu'elle n'avait pas eu
l'occasion de revoir depuis les obsèques de son père.
Margo, qui n'avait jamais beaucoup aimé la campagne, s'était empressée de retourner à
Londres ; elle possédait une certaine fortune personnelle, et son second mari lui avait
légué une généreuse pension, mais cela ne l'avait pas empêchée d'être folle de rage le jour
où elle avait découvert que Fielding's Folly devait revenir entièrement à sa belle-fille. Elle
espérait maintenant que Darcy, incapable d'entretenir le manoir, se verrait obligée de le
vendre... et qu'elle en recevrait sa part.
Tout en se dirigeant d'autorité vers le salon, Margo attaqua :
— Tu aurais pu me dire que tu allais te marier ! Tu imagines comme j'ai eu l'air ridicule
quand une amie m'a demandé qui tu allais épouser ? J'ai dû répondre que je n'en savais
rien. Je t'avoue que j'étais plutôt gênée !
Darcy pâlit. Comment sa belle-mère avait-elle pu découvrir ses projets ? Mais c'était
sûrement la femme du pasteur, cette incorrigible bavarde, qui avait dû vendre la mèche !
Et comme Margo avait encore quelques amis dans la région et que les nouvelles allaient
vite...
Après s'être éclairci la gorge, elle répondit avec une feinte désinvolture :
— Oh ! je t'aurais mise au courant après la cérémonie.
Margo scruta sa belle-fille de son regard bleu – un regard aussi glacial que méprisant.
— Tu n'oses pas en parler avant ! Ça se comprend. Tu as peur que ce nouveau fiancé ne
te laisse tomber à la dernière minute, comme Richard !
La flèche porta. Darcy devint cramoisie et laissa sa belle-mère poursuivre :
— Je me disais que tu allais enfin devenir raisonnable et te débarrasser du fardeau de
cette maison. Et voilà que tu décides de te marier ! Est-il seulement présentable ?
Nina se mit à ricaner.
— Etant donné toutes les cachotteries qu'elle fait, ça m'étonnerait ! Je parie que c'est
l'un des ouvriers agricoles du domaine !
— Tu n'es pas de nouveau enceinte ? interrogea Margo. C'est la première idée qui va
venir à l'esprit des gens ! Je ne veux pas qu'on dise que je suis une mauvaise belle-mère
qui fait fi des conventions. Tu vas organiser une réception convenable, et je serai
l'hôtesse.
— Je n'ai pas d'argent.
— Et lui ? demanda Nina.
Toujours très rouge, Darcy détourna la tête.
— Je vois ! Il n'a pas un sou non plus, laissa tomber Margo avec dédain.
Elle échangea un regard satisfait avec sa fille avant d'ajouter :
— J'espère qu'il se rend compte que, le jour où tu seras obligée de vendre, j'aurai droit à
ma part !
— Je n'ai aucune intention de vendre, déclara Darcy en crispant les poings.
— Alors tu vas te marier ! lança Nina, moqueuse. J'ai hâte de rencontrer l'oiseau rare
qui va te passer la bague au doigt ! Comment s'appelle-t-il ?
— Gianluca...
— Quoi ?
— C'est un Italien.
— Un immigré ! s'écria Nina. Je parie qu'il t'épouse juste pour avoir des papiers !
— Probablement, renchérit Margo. Ecoute, je vais organiser une petite réception pour
toi et ton fiancé à Truro ce week-end. Je ne veux pas qu'on raconte partout que je n'ai pas
fait mon devoir envers la fille de mon défunt mari.
— C'est très gentil de ta part. Mais...
— Pas de « mais », Darcy. Tout le monde sait que tu as un caractère bizarre, cependant
il n'est pas question que tu me mettes dans une situation gênante vis-à-vis de mes amis.
Je vous attends, toi et ton fiancé, vendredi à 20 heures. Arrangez-vous pour être habillés
correctement, tous les deux. Et s'il est incapable de se tenir en société, dis-lui qu'il n'a qu'à
se taire et à sourire.
Sur ces mots, Margo se dirigea vers le hall.
— Mais Lucas a quelque chose de prévu vendredi ! objecta Darcy qui venait de recouvrer
ses esprits.
— Dans ce cas, ce sera samedi, toujours à 20 heures.
Cette fois, la jeune femme ne sut que rétorquer. Elle ne pouvait pas refuser de montrer
son prétendu fiancé, sinon les gens allaient se poser des questions ! Or personne ne
devait se douter qu'il s'agissait d'un mariage arrangé uniquement dans le but de toucher
un héritage !
— Je suis contente que tu aies enfin trouvé quelqu'un, fit Nina avec condescendance.
Que fait-il pour vivre ?
Darcy n'osa pas avouer que Lucas était au chômage.
— Il... il travaille dans une banque.
— Et l'amour naquit au-dessus d'un guichet... Si ce n'est pas mignon !
Sans un mot d'adieu, les deux femmes partirent dans leur longue BMW, laissant Darcy
dans un terrible état de nerfs. Une fois de plus, sa belle-mère avait réussi à l'humilier – et
Nina n'avait pas été en reste.

— Lucas, vous n'avez donc reçu aucun de mes messages ? Je me rends compte que je
vous préviens à la dernière minute, mais il faudrait absolument que vous veniez avec moi
à cette réception qu'organise ma belle-mère à Truro. C'est une petite ville des
Cornouailles, pas très éloignée de Fielding's Folly. J'avais refusé, mais elle a insisté. Elle
tient à faire un effort pour fêter nos... euh, nos fiançailles. Samedi à 20 heures. Pouvez-
vous me contacter, s'il vous plaît ?
C'était le quatrième message que la jeune femme laissait au numéro londonien que
Lucas lui avait donné. Karen haussa les épaules.
— Ce salaud est parti avec ton chèque, et je parie que tu ne le reverras jamais. Je ne sais
pas pourquoi tu as accepté d'aller à Truro ! Margo et Nina doivent avoir une idée derrière
la tête. Elles n'ont jamais rien fait pour toi, je ne vois pas pourquoi elles commenceraient
aujourd'hui. Et si Lucas ne se montre pas, tu imagines comme ces deux sorcières vont se
moquer de toi ?
— La situation n'est pas désespérée : il reste vingt-quatre heures, dit Darcy en serrant sa
fille contre elle.

Très tard dans la nuit, la sonnerie du téléphone se fit entendre. Darcy, qui ne dormait
pas, courut répondre.
— Allô ?
— Ici Gianluca.
— Oh ! fit seulement la jeune femme, intensément troublée par le seul fait d'entendre la
voix veloutée.
— Je viens de recevoir vos quatre messages à l'instant.
Darcy recouvra la voix.
— Seulement ? Je commençais à me dire qu'il ne me restait plus qu'à téléphoner à ma
belle-mère pour lui demander de tout annuler, sous prétexte que vous étiez malade ou je
ne sais quoi. Elle aurait été furieuse ! Nous n'avons jamais été proches l'une de l'autre, et
je me serais bien passée de sa réception ! Mais c'est quand même gentil de sa part de faire
un effort, non ?
— Il y aura malgré tout un petit problème. Je ne suis pas à Londres en ce moment, mais
en Italie.
— En Italie !
— Je vais m'arranger pour être là à temps, déclara-t-il avec froideur.
« Il n'est pas content, et c'est compréhensible, se dit la jeune femme, un peu honteuse.
Je lui avais dit que je n'aurais pas besoin de lui avant trois semaines... Avec l'argent que je
lui ai donné, il a dû s'offrir un billet d'avion pour aller voir sa famille. »
— Malgré la meilleure volonté du monde, je ne pourrai pas arriver avant 21 heures,
reprit Lucas. Voulez-vous que nous nous retrouvions là-bas ?
Terrifiée à la pensée d'arriver seule chez Margo, Darcy s'écria :
— Non ! Oh, non, je préfère que nous y allions ensemble !
— Présentez toutes mes excuses à votre belle-mère pour mon retard. Je passerai vous
prendre, puisque c'est ce que vous préférez.
Heureuse que Lucas accepte d'écourter son séjour en Italie, Darcy se fit confuse.
— Je ne sais comment vous remercier ! Si ça vous arrange, vous pourrez dormir au
manoir samedi soir. Je préparerai votre lit...
Il l'interrompit d'un ton sarcastique :
— C'est très aimable de votre part, Darcy. A samedi, donc.
Chapitre 3
Après avoir confié sa fille à Karen pour la nuit, Darcy regagna le manoir afin d'y
attendre Lucas.
Quand le miroir du grand hall lui renvoya son reflet, elle fit la grimace et regretta de ne
pas avoir acheté une toilette neuve. Cette robe marron assez informe dont l'ourlet lui
arrivait à mi-mollet n'était guère flatteuse !
« Au fond, je me sens mille fois plus à l'aise en pantalon ! » se dit-elle.
La jeune femme possédait une seule tenue élégante : la fameuse robe en satin vert
argenté que lui avait offerte Maxie pour son mariage... Elle l'avait suspendue au fond de
son placard et depuis son retour de Venise n'y avait plus jamais adressé un seul coup
d'œil. Cette robe ne lui rappelait que trop le souvenir des heures passionnées qu'elle avait
passées dans les bras d'un parfait inconnu !
Un coup de sonnette la fit sursauter. Elle courut ouvrir, et lorsqu'elle vit Lucas, ses
immenses yeux verts s'agrandirent encore. Le premier instant de stupeur passé, elle
balbutia :
— Vous... vous avez loué un smoking !
Elle n'avait pas osé lui demander s'il possédait au moins une veste convenable... Et voilà
qu'il arrivait vêtu d'un smoking à la coupe parfaite !
Quand elle aperçut à ce moment-là une Porsche rouge garée à côté de sa vieille Land
Rover, elle s'exclama :
— Seigneur ! Où avez-vous trouvé une voiture pareille ?
— Un ami me l'a prêtée.
La jeune femme secoua ses boucles acajou d'un air soucieux. Cela la touchait que Lucas
ait voulu faire bonne impression... Mais elle savait que ce serait de la folie d'arriver chez
Margo en pareil équipage !
— J'aimerais bien faire un petit tour en Porsche, murmura-t-elle enfin, pourtant ce
serait plus sage de prendre ma Land Rover.
— Ce vieux truc rouillé et cabossé ?
— Ça vaut mieux. Si ma belle-mère s'imagine que vous êtes riche, elle va vous poser
mille questions embarrassantes. Mieux vaut éviter sa curiosité... Une Porsche doit bien
valoir trente mille livres sterling !
— Soixante-dix.
— Soixante-dix mille livres ! répéta Darcy, sidérée. Vous avez de la chance d'avoir un
ami qui vous prête une voiture pareille !
Tout en s'installant au volant de son propre véhicule, elle ajouta :
— Je vous laisserais volontiers conduire, mais ma voiture a quelques manies qu'il vaut
mieux connaître si on ne veut pas rester en rade. Ça vous agacerait.
Sans enthousiasme, Lucas s'installa à côté d'elle. Elle lui adressa un rapide coup d'œil et
vit qu'il était en colère – ce qui l'amusa plutôt.
« Ah, les hommes et les voitures ! »
La Land Rover démarra à la deuxième sollicitation.
— Pas mal ! s'exclama Darcy avec bonne humeur. Quelquefois il faut essayer dix fois
avant d'obtenir un résultat.
Boudeur, Lucas demeurait silencieux.
—Vous allez faire sensation à Truro ! s'exclama la jeune femme. Vous êtes vraiment très
bien physiquement.
— Vous trouvez ?
— Je vous en prie, pas de fausse modestie ! Je suis sûre que toutes les femmes courent
après vous. Vous avez dû en briser, des cœurs !
— Eh bien, vous n'hésitez pas à dire ce que vous pensez, vous !
— C'est vrai... Je manque de tact, et ça m'a parfois mise dans des situations gênantes.
Mais ne vous plaignez pas parce que je vous fais un compliment ! Dans ce smoking de
location, vous avez l'air de sortir tout droit d'un film ! Vous avez des talents de comédien ?
Vous croyez que vous pourrez avoir l'air de tenir un peu à moi ce soir ? Je sais que c'est
beaucoup demander ! Mais nous sommes censés être fiancés, et il n'y a pas plus
fouineuses que Margo – ma belle-mère – et Nina – sa fille.
Sur ces mots, un fou rire la prit.
— Elles vont être plutôt étonnées ! Elles s'attendent à voir un type très ordinaire et très
ennuyeux qui travaille dans une banque.
— Les banquiers ne sont pas forcément ennuyeux.
— Le mien l'est. Chaque fois que j'entre dans son bureau, il me regarde avec autant de
méfiance que si j'étais une voleuse. Si vous aviez pu voir sa tête quand il m'a donné le
montant de mon découvert !
La jeune femme bavardait à tort et à travers pour se donner une contenance. En réalité,
elle était horriblement gênée de prier un parfait étranger non seulement de l'accompagner
chez sa belle-mère, mais aussi de prétendre être amoureux d'elle.
« C'est quand même beaucoup demander à un homme ! »
— Vous êtes au rouge à la banque ? s'enquit Lucas.
— Oui, mais ce n'est pas si terrible. La situation va bientôt s'arranger, et le banquier se
montrera un peu plus aimable.
— Je l'espère pour vous. Que répondrons-nous si on nous pose des questions ce soir ?
Du genre : « Où vous êtes-vous rencontrés ? », etc.
— Bof, nous n'aurons qu'à raconter que nous avons fait connaissance à Londres. Je n'y
suis pas allée depuis deux ans, mais Margo n'en sait rien. Il faut qu'elle s'imagine que ça a
été le coup de foudre et qu'on a décidé de se marier tout de suite. En général, ce genre de
mariage basé uniquement sur la passion ne dure pas. Et de cette manière, quand nous
divorcerons, personne ne sera surpris.
— Vous avez pensé à tout. Je vois que vous portez même une bague de fiançailles !
— Un prêt, comme la Porsche... On ne peut pas prétendre être fiancés si je n'ai pas de
bague.
Darcy avait emprunté celle-ci à Karen pour la soirée. Elle était malheureusement un
peu large pour elle, si bien qu'elle gardait l'annulaire plié, tant elle avait peur de la perdre.
— Il faut que nous en sachions un peu plus au sujet de nos familles respectives pour ne
pas commettre d'impairs, dit Lucas. Mes parents sont morts, et ma sœur cadette, Ilaria,
est encore étudiante.
— Margo, ma belle-mère, a épousé en premières noces un riche homme d'affaires dont
elle a eu une fille : Nina qui est mannequin. Devenue veuve, Margo s'est remariée avec
mon père pour devenir châtelaine. Lui espérait surtout avoir un héritier.
Elle hésita.
— Voyons... Que puis-je dire d'autre ? Mon père ne cessait de se débattre dans des
difficultés financières, mais Margo et Nina sont capables d'extraire du jus d'un citron
déshydraté... Il a été très généreux avec elles. C'est en partie à cause de cela que le
domaine dont j'ai hérité se trouve dans un état lamentable...
Après une pause, la jeune femme poursuivit :
— Margo et Nina sont terriblement snobs. Elles passent l'été à Truro et le reste de
l'année à Londres. Margo ne m'aime pas, mais elle adore organiser des réceptions et elle
prête beaucoup d'attention à ce que pensent les gens.
— Pas vous ?
— Seigneur, non ! En tant que mère célibataire, si vous croyez que je peux me permettre
ce luxe !
— Il faudrait quand même que je connaisse le nom du père de votre fille.
— Etant donné que je ne l'ai jamais dit et qu'il n'est pas question que j'en parle, il sera
naturel que vous ne soyez pas non plus au courant. Nous arrivons.
En voyant que toutes les fenêtres de la vaste villa de sa belle-mère étaient éclairées, la
jeune femme s'exclama :
— Oh ! là ! là ! Il va y avoir un monde fou ! Voyez toutes ces voitures ! Si par hasard on
vous pose des questions embarrassantes, faites comme si vous ne compreniez pas. Vous
n'avez qu'à prétendre que votre anglais n'est pas très bon.
— N'ayez crainte, je me sens parfaitement capable de faire face à la situation.
Après avoir garé la vieille Land Rover, ils montèrent l'allée à pied. Soudain, Lucas se
pencha vers Darcy.
— Souriez comme si vous étiez heureuse ! Et pourquoi vous tenez-vous voûtée ?
Redressez-vous fièrement !
Ils firent une entrée très remarquée. Margo et Nina qui se trouvaient dans le hall, au
milieu d'un petit groupe, demeurèrent bouche bée en voyant l'homme qui accompagnait
Darcy.
Cette dernière eut soudain envie de rire. Lucas était plus que présentable ! Et cela lui
faisait plaisir de voir la stupeur de ces deux femmes dont elle redoutait les critiques et les
commentaires sarcastiques et cruels.
Après avoir attendu en vain que Darcy fasse les présentations, Lucas s'avança en
tendant la main.
— Gianluca Raffacani, madame Fielding. Je suis très heureux de faire votre
connaissance.
— Je vous en prie, appelez-moi Margo ! fit cette dernière, tout miel. Voici ma fille, Nina.
Dans une petite robe fluide qui ne dissimulait pas grand-chose de sa silhouette parfaite,
Nina contemplait Lucas avec avidité.
— Vous ne ressemblez pas du tout à Richard, déclara-t-elle en lui tendant la main.
— Richard ?
Nina feignit la confusion.
— Oh ! là ! là ! J'ai encore dit ce qu'il ne fallait pas ! Excusez-moi... Vous ne saviez pas
que Darcy avait déjà été fiancée une fois ?
— Son fiancé l'a laissée tomber le jour du mariage ! ajouta Margo. C'était vraiment
scandaleux !
Elle adressa à sa belle-fille un sourire qui se voulait bienveillant avant d'ajouter :
— Je suis si contente de te voir de nouveau heureuse, Darcy !
Morte de honte, la jeune femme n'osait plus regarder Lucas...
— Oh, montre ta bague ! s'écria Nina.
Tout le monde s'enthousiasma comme il convenait – mais sans beaucoup de sincérité.
Puis, d'autorité, Margo prit Lucas par le bras et l'entraîna dans le salon où de nombreux
groupes s'étaient déjà formés.
— J'espère qu'une fois mariée, Darcy pensera à autre chose qu'à ce vieux manoir ! lui
dit-elle. Ma belle-fille est obsédée par ce tas de pierres... Que pensez-vous de Fielding's
Folly, Lucas ?
— C'est une très belle demeure historique...
— Mais un puits sans fonds de dépenses ! Vous vous en rendrez vite compte... Les
soucis ont conduit mon pauvre mari à la tombe. C'est toujours la même chose avec ces
vieilles familles. Des domaines... et pas un sou vaillant !
— Le moment n'est pas des mieux choisis pour parler de ça, déclara Darcy.
— Il faut que Lucas sache à quoi il s'engage ! Te connaissant, je suis sûre que tu lui as
fait une description idyllique de la situation, or...
— Pas du tout, coupa Lucas en prenant Darcy par la taille.
C'était un excellent acteur. On aurait cru qu'il ne pouvait pas supporter d'être séparé
physiquement d'elle, ne serait-ce que cinq minutes.
— Je me rends très bien compte de ce qu'il en est, assura-t-il.
— Darcy nous a dit que vous étiez dans le monde de la finance, dit Nina. J'ai peine à
croire que vous soyez un simple employé de banque...
Lucas éclata de rire.
— Darcy, qu'est-ce que tu as bien pu raconter à ta famille ?
Avec aisance, il poursuivit :
— Pour échapper à la pression du travail, j'ai pris quelques jours de vacances en
Angleterre, et c'est à ce moment-là que j'ai eu la chance de rencontrer Darcy.
— Dans quelles circonstances ? Dites vite !
— Je ne sais pas si je peux le raconter, hasarda Lucas, taquin.
— N'hésite pas ! lança Darcy en se demandant ce qu'il allait bien pouvoir inventer.
— C'était à Londres. Elle a embouti ma voiture et au lieu de s'excuser, elle s'est mise à
m'invectiver !
— Oh ! s'exclama la jeune femme.
Mais personne ne prêtait attention à elle...
— Au volant, tu es un danger public, cara mia ! J'ai eu envie de l'étrangler... et puis j'ai
eu envie de l'embrasser.
— Qu'avez-vous fait ? demanda Margo avec curiosité.
— Je ne peux pas tout vous raconter ! Surtout des choses trop intimes, rétorqua-t-il en
effleurant la joue de Darcy du bout des doigts.
Intensément troublée par cette caresse à peine esquissée, la jeune femme retint sa
respiration.
— Moi qui pensais que Darcy était timide ! lança Nina.
— N'exagérons rien, coupa Margo. Darcy est déjà mère de famille ! Aimez-vous les
enfants, Lucas ?
— Je les adore !
— C'est merveilleux, murmura Margo en pinçant les lèvres. Mais il faut que vous veniez
faire la connaissance de nos amis, Lucas... Darcy, arrête donc de t'accrocher à ton fiancé
comme si tu avais peur de le perdre !
La jeune femme s'aperçut alors qu'elle s'était en effet suspendue au bras de Lucas
comme à une bouée de sauvetage. Gênée, elle le lâcha et fit quelques pas au hasard.
Lucas s'empara de deux coupes de Champagne sur le plateau que présentait un extra et
en tendit une à Darcy. Leurs yeux se rencontrèrent, et, pendant une fraction de seconde,
la jeune femme eut l'impression qu'ils étaient seuls au monde.
— Tu ne fais pas beaucoup d'efforts ! chuchota-t-il.
— Ma belle-mère me paralyse. Il y a longtemps que j'ai appris à me méfier d'elle !
— Bizarre... Tu n'as pourtant pas l'air de quelqu'un qui reçoit des coups sans se
défendre, déclara-t-il avant de rejoindre Margo.
De plus en plus désorientée, Darcy quitta le grand salon surchauffé pour aller se
réfugier dans le hall.
— Tu ne réussiras pas à garder ce type longtemps ! lança Nina qui l'avait suivie. Qu'est-
ce que tu paries ? Je n'arrive pas à comprendre ce qu'il te trouve... Mais il s'apercevra vite
qu'il a fait fausse route.
— Qui vivra verra !
— Tu as voulu nous faire croire qu'il était fauché, ça m'étonnerait ! Son smoking ne
vient pas d'une boutique de seconde main !
— C'est un Italien, il aime s'habiller.
— Un paon qui fait la roue... Et une insignifiante paonne grise qui sautille derrière lui ?
Ça ne durera pas, te dis-je ! Il y a quelque chose de louche dans cette histoire. A mon avis,
s'il t'épouse, c'est simplement pour avoir un passeport britannique.
Jugeant plus prudent de ne pas rétorquer, Darcy garda le silence, non sans se demander
ce que diraient Margo et Nina si elles savaient que Lucas n'était qu'un chômeur engagé
pour se prêter à une mascarade pendant six mois.
Malgré tout, les mots de Nina faisaient mal, et Darcy savait parfaitement que jamais un
homme comme Gianluca Raffacani ne l'aurait regardée deux fois dans des circonstances
normales.
Lucas parut à la porte du salon.
— Darcy ? Je me demandais où tu étais passée.

Quel acteur étonnant ! Au cours des quelques heures qui suivirent, il en donna à la
jeune femme une éclatante démonstration. Elle avait beaucoup de mal à faire un lien
entre le motard vêtu de cuir noir et cet homme du monde en smoking qui l'entourait de
mille prévenances.
Un peu après minuit, il la rejoignit dans le petit salon à l'éclairage tamisé où plusieurs
couples dansaient.
— C'est là que tu es venue te réfugier... Tu ne fais pas plus de bruit qu'une petite souris !
— Tu en fais pour deux, rétorqua-t-elle avec ressentiment. Tu es comme... comme le Dr
Jekyl et M. Hyde ! J'ai l'impression de ne pas te connaître du tout.
— Exact. Dansons...
Quand il l'enlaça, le désir submergea la jeune femme telle une flamme vive. Elle voulut
le repousser mais il resserra son étreinte.
— Détends-toi... Margo nous regarde !
Ils firent quelques pas vers la piste improvisée où d'autres couples évoluaient au
rythme d'un slow langoureux. De plus en plus troublée, Darcy frissonna.
— Je... je ne sais pas très bien danser.
— Qu'est-ce que tu racontes ? Nos pas s'accordent à merveille... et nos corps également.
Tu es aussi légère qu'une plume dans mes bras.
Darcy eut de nouveau l'impression de s'envoler haut, très haut – jusqu'au septième ciel.
Comme trois ans auparavant, à Venise, quand elle avait dansé avec un inconnu sur le
balcon d'un palace vénitien donnant sur le Canal Grande...
Lucas se pencha et lui prit les lèvres dans un baiser passionné. Un baiser auquel elle
répondit avec une ardeur venue du plus profond d'elle-même. Puis il se redressa.
— C'est l'heure de partir. La comédie est finie... et nous avons été excellents dans nos
rôles.
Sur des jambes qui la portaient à peine, Darcy le suivit. Dans son esprit enfiévré, une
étrange pensée venait de naître : et si Lucas et l'Italien de Venise n'étaient qu'une seule et
même personne ? Elle comprit soudain pourquoi elle avait fait un tel rapprochement :
Lucas embrassait comme le père de Zia !
« Est-il possible que les baisers des Italiens soient tous les mêmes ? » se demanda-t-
elle, de plus en plus déconcertée, tout en s'efforçant de respirer posément et de reprendre
ses esprits.
Puis elle essaya de se raisonner. D'une part, son amant de Venise ne savait rien d'elle et
n'avait aucun moyen de découvrir son identité. D'autre part, il avait été attiré par une
femme qui n'existait pas en réalité, celle dont elle voulait donner l'image l'espace d'une
soirée. Pour lui, il s'était agi d'une brève aventure. S'il avait souhaité aller plus loin, il ne
l'aurait pas laissée attendre pendant des heures sur le Ponte délia Guerra le jour suivant !
Pendant que Lucas remerciait Margo avec aisance, Nina toisait Darcy d'un regard dur.
Les joues écarlates, la jeune femme murmura une phrase indistincte.
Puis les mots de Lucas lui revinrent à la mémoire : « La comédie est finie... Nous avons
été excellents dans nos rôles. »
Comprenant alors que ce baiser n'avait été qu'un baiser de cinéma, elle sentit la panique
l'envahir.
« Mon Dieu ! Pourvu qu'il ne se soit pas rendu compte que moi, je ne jouais pas la
comédie ! »
Une fois dehors, Lucas lança avec satisfaction :
— Tout s'est bien passé.
— Oui, tu as été excellent dans ton rôle. Ce baiser était une œuvre d'art... Tu ferais
fortune comme gigolo !
— Répète !
Elle eut un rire forcé.
— C'est vrai, tu as tout ce qu'il faut pour ça ! Le physique, le charme, la technique... Si
j'étais une dame d'âge mûr, je serais ravie d'avoir un compagnon comme toi.
— Porca miseria ! gronda Lucas en serrant les poings. Tu me traites de gigolo ?
Stupéfaite de l'avoir indigné, la jeune femme ne sut que répondre. Puis, se rappelant
qu'elle payait Lucas pour l'épouser, son manque de tact lui apparut.
— Oh, pardon ! Je n'ai pas voulu t'offenser ! Je te le jure !
Sans réfléchir, elle caressa le revers en satin du smoking.
— Je plaisantais ! Je t'assure, Lucas...
— Ha, ha, que c'était drôle! Donne-moi les clés de ta voiture. Tu as bu trop de
Champagne.
Bien que n'en ayant dégusté qu'une coupe, elle lui tendit les clés sans protester, tant
elle se trouvait confuse d'avoir manqué à ce point de délicatesse.
— Il va falloir que je te guide...
— Pas la peine. Je me souviens parfaitement du chemin. On a frôlé la mort plusieurs
fois !
Darcy ne protesta pas davantage : elle savait qu'elle conduisait souvent trop vite sur ces
petites routes de campagne.
A sa grande surprise, la Land Rover démarra dès la première sollicitation.
« Eh bien, il a de la chance ! se dit-elle avant de lui jeter un coup d'œil à la dérobée. Et
puis, comme il est beau ! Il me rappelle le père de Zia... »
S'efforçant d'ignorer les battements soudains accélérés de son cœur, elle se dit encore :
« Et alors, n'est-ce pas normal qu'un bel Italien ressemble à un autre bel Italien ? »

Trois ans auparavant, quand Richard lui avait annoncé la rupture, elle avait décidé de
profiter, seule, de la chambre d'hôtel qu'ils avaient réservée à Venise pour leur voyage de
noces.
Pendant plusieurs jours, elle avait erré dans la ville magique comme une âme en
peine... Et puis un matin, sur un pont près de la Piazza San Marco, elle avait vu un jeune
couple se disputer. Chacun des amoureux était ensuite parti de son côté, et un carton doré
sur tranche avait voltigé aux pieds de Darcy. Elle l'avait ramassé machinalement... et
s'était retrouvée en possession d'une invitation à un bal masqué dans l'un des merveilleux
palais médiévaux du Canal Grande !
Après avoir longtemps hésité, elle avait acheté un loup en velours noir et revêtu la
fameuse robe en satin vert argent. Ainsi vêtue, elle se sentait complètement transformée
– si différente, si féminine...
A l'époque, elle ne portait pas encore de verres de contact. Estimant que ses lunettes lui
donnaient l'air d'un hibou, elle les avait laissées à l'hôtel. Et comme elle était un peu
enrhumée, elle avait avalé avant de partir près de la moitié du flacon de sirop qu'un
pharmacien italien lui avait conseillé, sans savoir qu'il fallait éviter de prendre de l'alcool
avec ce médicament !
En voyant le palazzo étincelant de lumières, la timidité l'avait submergée, et elle avait
failli faire demi-tour. Puis un groupe d'invités l'avait poussée en avant... et après avoir
donné son invitation à un valet en livrée et perruque poudrée, elle s'était retrouvée dans
une splendide salle de bal.
De plus en plus intimidée, elle était allée se réfugier sur un balcon. Un homme en veste
de smoking blanche était alors venu lui offrir une coupe de Champagne. Un grand Italien
brun et séduisant qui ne portait pas de masque, si bien qu'elle l'avait pris pour un serveur.
— Grazie, avait-elle dit en buvant le liquide pétillant d'un trait.
Il avait ri et était allé lui chercher une autre coupe. Puis il s'était mis à lui parler..., et
elle n'avait rien compris.
— Excusez-moi, mais je ne sais pas l'italien, avait-elle répondu en anglais.
Il avait alors déclaré dans la même langue :
— Ce n'était pas de l'italien, mais de l'espagnol. Avec cette chevelure flamboyante, je me
suis dit que vous étiez peut-être espagnole... J'ai l'impression que vous êtes seule ici. Je
me trompe ?
— J'aime bien être seule.
— Vous voulez que je vous laisse tranquille ?
— Pardon, avait-elle murmuré, confuse, mais je ne voudrais pas vous empêcher de
travailler.
Il s'était raidi, puis il avait éclaté de rire avant de répondre avec amusement :
— Oh ! je peux m'accorder une pause.
La jeune femme s'était accoudée à la balustrade pour contempler l'eau du canal,
scintillante de mille lumières.
— Il ne faut pas m'en vouloir, je ne suis pas de très bonne humeur en ce moment.
— Je vais changer ça !
— Vous êtes très sûr de vous !
— Pas vous ?
En pensant à Richard qui lui en avait préféré une autre, à sa belle-mère qui ne cessait
de la harceler à propos de tout et de rien, à Nina qui la méprisait cordialement, Darcy
avait eu envie de s'effondrer, en larmes. Mais un sursaut d'orgueil lui avait commandé de
se redresser.
— Je suis très sûre de moi ! avait-elle affirmé. Toujours !
— On danse ?
La jeune femme avait esquissé un sourire amer, pensant : « Il n'y a que moi pour aller à
un bal de la haute société et me retrouver en train de bavarder avec un serveur ! »
Sur une estrade dressée au fond de la salle de bal, des musiciens vêtus de pourpoints en
velours très grand siècle jouaient une valse.
— Alors, on danse ?
— Moi, je veux bien. Mais si on vous voit, vous risquez de perdre votre emploi.
— Pas si nous restons ici, avait-il murmuré en la prenant dans ses bras avec autant de
délicatesse que si elle avait été une poupée de fragile porcelaine.
Tout en la faisant valser sur le balcon, il lui avait demandé :
— Que pensez-vous de la soirée ?
— Je la trouve très guindée.
Etait-ce le sirop, le Champagne ou la magie du moment qui lui avait fait ajouter :
— Et justement, ce soir je me sens d'humeur un peu folle...
— Avec qui êtes-vous venue ?
— Avec personne. Je suis une resquilleuse !
— Quoi ?
— Ça vous choque ?
— La sécurité est tellement sévère aux portes du palazzo d'Oro !
— Je me suis fondue au milieu de la masse des invités.
— Vous avez pu entrer sans invitation ? demanda-t-il avec incrédulité.
— Oh, j'en avais une ! Je l'ai trouvée par terre près de la Piazza San Marco. On ne danse
plus ? Ou bien vous allez me jeter dehors ?
— Pas maintenant, avait-il murmuré en resserrant son étreinte. Vous êtes une femme
étonnante...
— C'est vrai.
— Comment vous appelez-vous ?
— Gardons l'anonymat. Vous ne saurez jamais qui je suis... et je ne veux pas savoir non
plus qui vous êtes. Nous sommes comme des bateaux qui se croisent dans la nuit...
— J'aimerais bien accoster.
— Pas moi. Continuons à naviguer. J'ai envie d'être une autre ce soir...
— Oui, vous êtes une femme étonnante.
— Une femme très sûre d'elle aussi...
Chapitre 4
Quelques jurons italiens bien sentis rappelèrent Darcy à l'instant présent.
— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle en s'apercevant que la Land Rover était arrêtée au
milieu d'un chemin de terre.
— Un pneu crevé.
Il pleuvotait quand la jeune femme sortit de voiture pour constater les dégâts.
— Oui... il y en a un à plat, dit-elle en donnant un coup de pied dedans. Ça tombe mal :
je n'ai pas de roue de secours.
— Quoi ? s'écria Lucas avec incrédulité.
— Je l'ai laissée au garage pour qu'on la répare. Où sommes-nous ?
— Je n'en sais rien. J'ai dû tourner là où il ne fallait pas.
Dans la lumière des phares, Darcy vit que le chemin de terre aboutissait dans un
champ.
— Tu t'es perdu. Il ne nous reste plus qu'à marcher.
— Pour rentrer à pied ? Ça ne va pas ?
— Que veux-tu faire d'autre ? Il y a longtemps que tu as quitté la route ?
— Assez... Mais il y a une ferme pas loin. Ils nous autoriseront sûrement à téléphoner.
— Primo, je refuse de réveiller toute une famille à 2 heures du matin pour si peu ! Et
secundo, à qui téléphoner, s'il te plaît ?
— A une société de dépannage, évidemment.
— Tu imagines ce que ça coûterait ? En pleine nuit, et juste pour un pneu crevé ? Ne
t'inquiète pas, le garagiste du village s'occupera demain matin de tout ça. Il ne me
demandera que le prix du déplacement. Comme on est peut-être encore loin du manoir,
on n'a qu'à dormir dans la voiture.
— Pas question.
— Tu aimes mieux aller au pré avec les vaches ? ne put s'empêcher de demander Darcy
avec ironie.
Attiré par la lueur des phares, un troupeau les contemplait de l'autre côté de la haie.
— Au dernier croisement, à environ un kilomètre d'ici, j'ai vu un petit hôtel, dit Lucas.
Tu as une lampe électrique ?
— Non.
— Oh, ce n'est pas possible ! s'exclama-t-il avec impatience.
— Désolée, mais c'est comme ça.
La jeune femme se demandait comment elle avait pu trouver une quelconque
ressemblance entre le charmant inconnu de Venise et cet individu coléreux qui pestait
parce que l'on avait osé porter atteinte à son petit confort. Comme il n'y avait de toute
évidence pas d'autre solution, ils partirent à pied dans le chemin boueux, sous la bruine.
— Si j'avais fait attention à la route au lieu de rêvasser, on n'en serait pas là ! remarqua
Darcy.
— Avec des si, grommela Lucas.
Après avoir de nouveau juré, il ôta sa veste de smoking pour la tendre à la jeune femme.
Gênée par ce geste, elle protesta :
— Je t'en prie ! Je ne suis pas en sucre...
— J'insiste.
— Non, non ! Tu arrives d'Italie, il fait plus chaud là-bas... C'est toi qui risques d'attraper
un rhume, pas moi.
— Per amor di Dio ! s'exclama Lucas en lui mettant sur les épaules sa veste dont la
doublure de soie avait conservé sa chaleur.
Quand elle trébucha dans une ornière, il la prit par la taille pour l'aider à recouvrer son
équilibre... et il ne la lâcha pas.
Il y avait bien un hôtel au carrefour. Sans l'ombre d'une hésitation, Lucas alla sonner.
Une lampe s'alluma au-dessus de leurs têtes, puis la porte s'entrouvrit, et un homme en
robe de chambre les regarda d'un air plein de suspicion.
Lucas lui expliqua succinctement ce qui les amenait et lui tendit deux ou trois billets
craquants. Il n'en fallut pas plus pour que l'aubergiste ôte la chaîne de sécurité, ouvre la
porte en grand et les conduise au premier étage.
— Voilà une chambre avec salle de bains.
— Auriez-vous du cognac, par hasard ?
— Je vais vous en chercher tout de suite.
En voyant l'épaisse moquette et le couvre-pieds en satin matelassé, Darcy se dit que ce
petit hôtel qui ne payait pas de mine proposait des chambres infiniment plus confortables
que la sienne à Fielding's Folly.
L'aubergiste revint avec une bouteille entière de cognac et deux verres.
— Merci, fit Lucas en ôtant son nœud papillon.
Il défit les premiers boutons de sa chemise blanche que la pluie avait plaquée sur son
torse. Un triangle de peau bronzée apparut, et, soudain troublée, la jeune femme se
détourna.
— Donne-moi une pièce, demanda-t-elle avec brusquerie.
Visiblement surpris par une telle requête, Lucas chercha dans ses poches.
— Voilà. Que veux-tu en faire ?
— Jouer le lit à pile ou face.
— Pardon ?
— Pile ou face ?
— Dio...
— Face pour toi.
Elle lança la pièce.
— Face... Tu auras le lit, moi le couvre-pieds. Je peux prendre ma douche la première ?
J'irai vite.
Sans attendre la réponse, elle alla s'enfermer dans la salle de bains.
« Si mon budget n'était pas si limité, j'aurais demandé une autre chambre, pensa-t-elle
en ouvrant les robinets en grand. Mais ce serait ridicule de faire des histoires pour
quelques heures ! Et je ne pense pas avoir à craindre quoi que ce soit de Lucas. Ça
m'étonnerait qu'il se jette sur moi comme un obsédé... »
Elle ne resta pas plus de deux minutes sous la douche. Puis après avoir remis ses sous-
vêtements, elle s'enveloppa dans une serviette et retourna dans la chambre. Lucas n'y
était plus. Cela donna à la jeune femme le temps d'installer dans un coin le sac de
couchage improvisé qu'elle s'était fabriqué à l'aide du couvre-pieds. Lorsque Lucas revint,
elle était déjà au lit. Il se mit à jurer en italien avant de s'exclamer avec impatience :
— Qu'est-ce que ça signifie ? Ne sois pas ridicule ! Va te mettre au lit.
— Je suis très bien là où je suis. J'ai perdu quand on a joué à pile ou face. Ne t'inquiète
pas, j'ai déjà dormi dans des conditions beaucoup plus inconfortables !
— Ce que tu es têtue !
— Arrête de faire des histoires. Tu sais, je suis une dure à cuire !
— Ce qui signifie ? interrogea-t-il avec méfiance.
Quand leurs yeux se rencontrèrent, le cœur de la jeune femme manqua un battement.
Lucas libérait les derniers boutons de sa chemise. Elle le trouvait tellement superbe
qu'elle jugea plus prudent de fermer les yeux tandis qu'il achevait de se déshabiller. Mais
l'envie de le regarder continua à la tarauder.
« Je devrais avoir honte ! se dit-elle quand il alla s'enfermer dans la salle de bains et
qu'elle put respirer plus librement. Il a quand même de bons côtés... Ce soir, il a fait des
efforts, il était très convaincant dans son rôle. Un acteur de Hollywood n'aurait pas été
meilleur. »
L'eau se mit à couler... et lorsqu'elle imagina Lucas sous la douche, le trouble l'envahit
de nouveau.
— Darcy, pas de comédies ! Au lit ! ordonna-t-il en revenant dans la chambre dix
minutes plus tard.
Craignant qu'il ne devine à quel point elle se sentait attirée par lui si elle se rapprochait,
elle préféra camper sur ses positions.
— Je suis très bien ici. A propos, il faut que je te remercie pour ce soir. Tu as été parfait
chez Margo !
— Grazie. Tu veux du cognac ?
— Non, merci.
Les yeux clos, elle l'entendit se servir. Puis il se mit au lit, et la lumière s'éteignit.
— Tout à l'heure, quand je t'ai dit que tu ferais un bon gigolo, je voulais te faire un
compliment, déclara la jeune femme.
— Eh bien... merci.
Il semblait moins fâché, et Darcy se détendit.
— Je te dois quand même quelques précisions, ce serait plus honnête. Quand j'étais
enfant, le domaine rapportait suffisamment pour que nous puissions vivre. Et puis Margo
est arrivée... Elle aimait jeter l'argent par les fenêtres, et pour faire face, mon père a
hypothéqué Fielding's Folly. Il aurait mieux fait de demander à Margo de mettre un frein
à ses dépenses !
— Une hypothèque..., murmura Lucas.
— Je n'étais même pas au courant ! Mais quand la toiture du manoir s'est mise à fuir, il
m'a avoué qu'il n'avait plus les moyens de la réparer.
— Ta belle-mère a de l'argent personnel, si j'ai bien compris. Elle n'a pas pu l'aider ?
— Non, elle lui a conseillé de se débarrasser de Fielding's Folly, un fardeau selon elle !
J'avais peur qu'il ne suive ses conseils... Et puis, pour une fois, nous avons eu un peu de
chance. Mon père a réussi à vendre une pièce de joaillerie ancienne de grande valeur...
— Une pièce de joaillerie ?
— Une bague dont nous avions plus ou moins oublié l'existence...
— Il l'a vendue aux enchères ?
— Non, il s'agissait d'une transaction privée. Je pensais que, grâce à tout cet argent,
nous allions enfin pouvoir respirer. J'ignorais toujours que, à cause de l'hypothèque, la
situation était très grave. Cela, je ne l'ai vraiment compris qu'après la mort de mon père...
Il ne m'avait jamais mise au courant de tous les problèmes dans lesquels il se débattait.
Après un silence, la jeune femme déclara :
— Je suis prête à tout pour garder Fielding's Folly.
— Je commence à m'en rendre compte.
— Il y a quelques mois, ma marraine est morte. Elle était très riche, et je me suis dit
qu'elle m’avait peut-être légué un peu d'argent... Elle avait trois filleules : Maxie, Polly et
moi... Quand le notaire nous a lu le testament, nous nous sommes demandé si nous ne
rêvions pas. Notre marraine nous laissait à chacune une... euh, une certaine somme, mais
à condition que nous nous mariions dans l'année !
— Quelle clause bizarre !
— Plutôt ! Si j'ai tellement besoin de toi... c'est pour toucher cet héritage.
Mal à l'aise, Darcy ajouta :
— Tu dois me juger très intéressée !
— Non. Je pense que tu as fait preuve de courage en m'acceptant sur ma bonne mine.
Cette fois, elle le trouva vraiment très compréhensif, et de plus en plus détendue, elle se
mit à sourire dans l'obscurité.
— C'est un peu dur par terre..., admit-elle enfin.
Bien installé dans le grand lit, Lucas rétorqua :
— Tu es bonne joueuse ! Une qualité que j'admire chez une femme. Avec toi, pas de
passe-droit. Tu as perdu, tu acceptes sans protester – exactement comme un homme
l'aurait fait ! Buona notte, Darcy.
— Bonne nuit, Lucas, fit la jeune femme sans enthousiasme.

Quand elle s'éveilla, Lucas se penchait au-dessus d'elle, déjà habillé. Darcy s'assit en
ramenant le couvre-pieds jusqu'à son menton. Elle était pleine de courbatures après cette
nuit passée à la dure...
— La Land Rover est devant l'hôtel, lui dit Lucas.
— Comment ça ?
— J'ai téléphoné à ton garagiste. Il est très serviable ! Allons, debout ! Je te laisse
t'habiller. Il est déjà 9 heures ! On se retrouve en bas pour le petit déjeuner, d'accord ?
Sans attendre la réponse, il sortit. La jeune femme courut dans la salle de bains et
contempla son reflet en faisant la grimace. A cause de la pluie, ses cheveux avaient
littéralement explosé en une multitude de petites boucles acajou. Elle s'efforça de les
discipliner à l'aide de ses doigts.
Dix minutes plus tard, elle descendit. Si elle avait réussi à maîtriser tant bien que mal
ses cheveux, elle n'avait rien pu faire pour défroisser sa robe.
« J'ai l'air de sortir d'une nuit de débauche », pensa-t-elle, honteuse de son apparence.
En revanche, Lucas paraissait impeccable ! Installé à l'une des tables du restaurant, il
lisait le journal local. Darcy s'assit en face de lui en silence et regarda les gros titres.
Quand ses yeux tombèrent sur la photo d'une superbe blonde, elle s'écria :
— Donne-moi le journal, s'il te plaît !
Stupéfait, Lucas le lui tendit.
— Pas possible ! Elle a déjà réussi à se marier ! s'exclama la jeune femme.
Elle lut rapidement les quelques lignes figurant sous la photo, avant de tourner les
pages pour trouver l'article consacré à la jolie blonde dont la photo figurait en première
page.
— Qui est-ce ? demanda Lucas.
— Maxie Kendall, l'une des filleules de Nancy, murmura Darcy tout en lisant les lignes
consacrées à son ex-amie. Elle a épousé un Grec, un certain Angelos Petronides. Regarde
cette énorme villa ! La veinarde ! Elle a trouvé un mari qui a l'air follement amoureux et
qui semble très riche aussi...
— Angelos Petronides ? Oui, il est très riche.
— Ça me rend malade !
— De jalousie ?
— Mais non ! C'est seulement que... que tout a l'air toujours si facile pour Maxie ! Elle
est tellement belle ! Tout le monde se retourne sur son passage. Nous étions les
meilleures amies du monde... jusqu'à ce que Richard me laisse tomber pour elle.
Elle pinça les lèvres avant de terminer :
— C'est pour ça que je ne me suis pas mariée.
Lucas ne fit aucun commentaire, et ils terminèrent leur petit déjeuner en silence.

Un peu plus tard, sur le chemin du retour, Darcy se demanda si elle était vraiment
jalouse de Maxie, comme Lucas l'avait suggéré, et elle s'obligea à revivre ce qui s'était
passé...
Son amie était venue séjourner quelques jours au manoir avant le mariage. Richard, qui
ne l'avait pas encore rencontrée, avait été immédiatement ébloui. Quant à Maxie, selon
son habitude, elle s'était mise à flirter...
En fait, Darcy ne s'était pas méfiée, trop heureuse de voir sa meilleure amie et son
fiancé aussi bien s'entendre. Mais le jour du mariage, alors qu'elle arrivait devant l'église
toute vêtue de blanc, Richard en était sorti en courant.
— On ne peut pas se marier..., avait-il déclaré avec désespoir. Je suis amoureux de
Maxie.
Il avait fallu tout annuler, à la grande humiliation de Darcy. Elle aurait peut-être pu
pardonner si les sentiments de Richard avaient été payés de retour. Mais Maxie
n'éprouvait absolument rien pour lui. Cette flirteuse-née s'était contentée de l'encourager
sans réfléchir... Mais à cause d'elle, Richard et Darcy avaient beaucoup souffert.
Le temps avait passé, et les ex-fiancés s'étaient réconciliés depuis longtemps.
Maintenant, c'était seulement à Maxie que Darcy en voulait.
« J'ai peut-être été trop sévère, pensa-t-elle soudain. A l'époque, j'étais très jeune... et
Maxie encore plus. Elle essayait son charme tout neuf sans mesurer les conséquences que
pouvaient avoir ses battements de cils et ses sourires... »

Cette fois, ils arrivèrent au manoir sans se perdre.


— Tu n'as pas dit un mot depuis le petit déjeuner, remarqua Lucas.
— Je pensais à Richard.
Lucas la fixa sans mot dire, d'un regard glacé.
— Tu n'as pas l'air content ? s'étonna Darcy. Qu'est-ce qui ne va pas ?
— A ton avis ?
— Je ne sais pas, mais... Ah, je comprends ! Je te dois de l'argent pour la chambre !
— Ce n'est pas pressé. Je te présenterai une note de frais plus tard.
— Quand as-tu l'intention de venir t'installer à Fielding's Folly ?
— Le jour de notre mariage.
— A quelle heure arriveras-tu ?
— A l'heure de la cérémonie. N'aie pas peur, je serai là !
Sur ces mots, il se dirigea vers la Porsche. Darcy le suivit des yeux, admirant la
souplesse de ses mouvements, sa démarche à la fois sportive et nonchalante.
Avant de s'installer au volant, il se retourna brusquement et surprit le regard de la jeune
femme.
— A propos, félicitations pour le contrat ! Un chef-d'œuvre... En cas de séparation,
chacun repart avec ce qu'il a apporté, sans un sou de plus, sans un sou de moins.
— Logique, non ?
— Oh, je ne me plains pas !

— Tu n'arrêtes pas de parler de Lucas ! s'exclama Karen.


— Ça t'étonne ? C'est demain que je l'épouse.
Darcy embrassa Zia, qu'elle venait de mettre au lit.
— Raconte-moi une histoire, maman, s'il te plaît.
— Je t'en ai déjà raconté une. C'est l'heure de dormir, ma chérie.
La jeune femme éteignit la lumière et suivit son amie dans le couloir.
— Moi, je crois que tu es en train de tomber amoureuse de ce type, déclara Karen. Tu ne
peux pas te permettre ça, Darcy !
— Je ne suis pas amoureuse de lui. Point final !
— Si tu t'entendais ! Lucas par-ci, Lucas par-là... Il n'aurait pas pu se comporter mieux
chez Margo, il est bien élevé, il a de la conversation, de la classe, il est intelligent, cultivé,
etc.
Darcy se sentit rougir.
— Mais c'est vrai, tout ça !
— Ton Lucas est peut-être un homme fantastique, mais tu ne le connais pas assez pour
pouvoir lui faire confiance. Tu sais, pour un type sans travail ni argent, une propriété
comme Fielding's Folly représente une aubaine !
— Il sait que le domaine est hypothéqué et que je suis couverte de dettes.
Après cette conversation, Darcy eut bien du mal à s'endormir. L'attirance qu'elle
éprouvait pour Lucas était donc si évidente ? Et lui, s'en rendait-il compte ?
Furieuse, elle se tança : « Pauvre petite sotte, tu as assez souffert en revenant de
Venise, après avoir donné ton cœur à un inconnu qui voulait seulement s'amuser... Pas
question de recommencer ! L'amour, c'est bien fini pour toi ! »

Comprenant qu'elle devait faire un effort de toilette le jour de son mariage, Darcy avait
mis la robe de mariée de sa mère, une création de grand couturier de soie et dentelle
ivoire. Cette toilette un peu démodée lui seyait à merveille.
— Jolie maman ! s'écria Zia en dansant de joie. Jolie Zia ?
— Oui, tu es très jolie, ma chérie, assura Darcy.
Sa fille portait une robe d'été à smocks rose, des socquettes blanches ornées de petits
volants et des ballerines à bride en vernis noir.
« Elle est vraiment mignonne ! » pensa la jeune femme avec attendrissement.
Karen les conduisit toutes deux à l'église. Les gens du village s'étaient rassemblés
devant le portail, et dès que Darcy descendit de voiture, des applaudissements retentirent.
Une vieille femme lui tendit un bouquet.
— Tout le monde est si content pour vous, mademoiselle Fielding !
— Merci, murmura Darcy, les larmes aux yeux, gênée par tant de gentillesse – et encore
plus gênée parce que tout cela n'était qu'une comédie.
Lucas, qui l'attendait devant l'autel, vêtu d'un costume anthracite à la coupe parfaite, se
retourna à son entrée et haussa un sourcil en la voyant aussi élégance.
Darcy crut entendre la voix de Karen : Je crois que tu es en train de tomber amoureuse
de ce type...
La cérémonie fut très brève. Karen était le témoin de Darcy, et Lucas avait amené l'un
de ses amis pour remplir le même rôle, un certain Benito.
Darcy avait complètement oublié d'acheter une alliance et fut assez surprise quand
Lucas lui glissa à l'annulaire gauche un étroit anneau d'or. Il ne restait plus qu'à signer le
registre...
Une fois les formalités terminées, la jeune femme laissa échapper un soupir de
soulagement avant de se frotter les yeux sans réfléchir. Soudain elle se figea sur place en
criant :
— Que personne ne bouge ! Je viens de perdre un verre de contact !
— Je le vois, dit Lucas.
Il récupéra le minuscule objet et, sachant vraisemblablement qu'on ne pouvait pas le
remettre sans le nettoyer dans une solution spéciale, le glissa dans sa poche.
— Je l'ai, tout va bien !
Darcy leva vers lui son regard de myope... En une fraction de seconde, Lucas s'était
transformé ! Tout d'abord incrédule, la jeune femme dut se rendre à l'incroyable évidence
: Gianluca Raffacani n'était autre que son amant de Venise !
— C'est... c'est toi ? balbutia-t-elle en le fixant avec stupeur. Mon Dieu, c'est toi !
Ses tempes se mirent à bourdonner, un brouillard l'enveloppa... et elle sombra dans
l'inconscience.
Chapitre 5
— Respire profondément, ordonna Lucas avec calme.
La jeune femme regarda autour d'elle avec égarement. Elle était allongée sur l'un des
bancs de bois de l'église. A quelques mètres de là, Karen tranquillisait Zia.
— Tu vois, ta maman va bien...
A l'adresse de Lucas, elle ajouta :
— Ça ne m'étonne pas qu'elle ait eu un malaise : elle est épuisée ! Elle travaille au
moins dix-huit heures par jour !
Darcy se redressa péniblement et contempla Lucas avec horreur.
— Ce... ce n'est pas toi ! Ce... ce n'est pas possible !
— Tu t'es évanouie, tu ne sais plus où tu en es, fit Karen qui était bien loin de
comprendre ce qui se passait. J'emmène Zia, je la garderai avec moi jusqu'à ce que tu te
sentes mieux. Tu devrais te reposer un peu... Je monterai plus tard au manoir pour voir
comment tu vas.
Tout continuait à tourner autour de Darcy. Que Gianluca Fabrizio Raffacani et
l'inconnu de Venise se révèlent être un seul et même homme... la coïncidence semblait
impossible ! Et pourtant...
— Tu peux te lever ? demanda Lucas.
— Je crois...
— La voiture est dehors, monsieur, dit Benito.
Il adressa à la jeune femme un coup d'œil plein de compassion – le genre de regard
qu'on a pour ceux que l'on sait perdus.
Soutenue par Lucas, elle sortit de l'église et fut de nouveau accueillie par les
exclamations des villageois.
— Fais-leur un petit signe de la main, un sourire, lui conseilla Lucas.
Elle obtempéra machinalement avant de balbutier :
— Mais je... je t'ai reconnu...
— J'en suis très flatté. Parmi tous ceux qui ont partagé tes nuits, parmi tous ceux que tu
t'es empressée d'oublier une fois le soleil levé, un visage t'est enfin revenu à la mémoire ?
Ainsi, il admettait être l'étranger de Venise ! se dit Darcy qui, après avoir espéré s'être
trompée, devait maintenant faire face à cette invraisemblable situation.
— Je n'avais pas de lunettes ni de verres de contact ce soir-là, expliqua-t-elle. Pour moi,
ton visage paraissait totalement différent de ce qu'il est en réalité.
Lucas haussa les épaules.
— De toute manière, un pigeon ou un autre !
— Un pigeon ? répéta la jeune femme, sans plus comprendre cette réflexion qu'elle ne
comprenait le reste.
Quelques instants plus tard, elle se retrouva assise à l'arrière d'une luxueuse limousine.
Benito s'installa au volant et les conduisit au manoir.
Une fois dans le hall, Darcy porta les mains à ses tempes douloureuses.
— Qu'est-ce que tout cela signifie ? Il ne peut s'agir d'une simple coïncidence !
— Ah, non !
— Comment as-tu pu découvrir qui j'étais et où j'habitais ?
— Avec de la patience, nul problème n'est insurmontable. Ça m'a pris du temps, je le
reconnais, mais je t'ai retrouvée.
— Pourquoi ?
— Ne fais pas l'idiote.
Craignant d'avoir un autre malaise, Darcy crispa les mains sur le dossier d'un fauteuil
recouvert de tapisserie pour se maintenir debout.
— Tu as vu mon annonce, tu t'es déguisé pour venir ici... il faut que tu sois
complètement fou pour faire des choses pareilles ! Où veux-tu en venir ?
Elle porta de nouveau les mains à ses tempes.
— Ce que j'ai mal à la tête...
— Ne t'inquiète pas. Quand j'en aurai fini avec toi, un mal de tête sera bien le cadet de
tes soucis !
— Tu me menaces, maintenant ?
— Je serai sans pitié.
— Tu essaies de me faire peur, mais tu n'y réussiras pas !
Les yeux verts de la jeune femme étincelaient dans son visage à l'ovale parfait.
— Je croyais pouvoir faire confiance au Lucas que j'avais engagé. Quant à l'homme de
Venise, je n'arrive pas à le retrouver en toi... il avait l'air d'être un parfait gentleman.
Lucas laissa échapper un rire dur.
— Tu ne ressembles pas non plus à la femme que j'ai rencontrée à Venise. Mais j'ai six
mois pour la retrouver ! A partir de maintenant, tu seras mon esclave. Un simple
claquement de mes doigts, et tu arriveras en courant.
— Tu es fou, murmura la jeune femme avec stupeur.
— Oui, tu deviendras mon esclave, répéta Lucas avec satisfaction. Et le jour où je
déciderai que j'en ai assez, je te jetterai à la porte, et tu te retrouveras sans un sou ! Adieu,
Fielding's Folly !
— Tu... tu ne peux pas me faire ça !
— Si ça me plaît, pourquoi pas ?
En quelques enjambées, Lucas la rejoignit et l'attira contre lui.
— Arrête ! Lâche-moi ! Ne me touche pas !
— Ce n'est pas comme ça qu'on parle à son mari. Finies, les comédies, ma belle ! Quand
je pense que tu as osé me jouer le numéro de la vierge effarouchée qui dort par terre,
enveloppée dans un couvre-pieds. Moi, j'avais le souvenir d'une tigresse passionnée qui
m'avait pratiquement jeté sur le lit pour me déshabiller !
Darcy devint d'une pâleur de craie à l'évocation de la nuit où elle avait oublié toutes ses
inhibitions.
— Quelle ardeur, quelle frénésie... oui, une vraie tigresse ! répéta Lucas. Cela n'a pas été
donné, remarque ! Jamais une femme ne m'avait coûté aussi cher !
La jeune femme avait l'impression de vivre un terrible cauchemar, mais elle était trop
bouleversée pour parvenir à se concentrer. Quand Lucas lui effleura les lèvres du bout de
l'index, elle se sentit frémir.
— A Venise, tu m'avais affolé de désir... Et tu vas recommencer ! Jusqu'à ce que je me
lasse, jusqu'à ce que je ne veuille plus de toi. C'est clair ?
Non, rien n'était clair, hélas ! Moins d'une heure auparavant, dans la petite église du
village, Darcy exultait, ravie d'en avoir fini avec tous ses soucis. Et soudain, tout
s'écroulait...
— Pourquoi me veux-tu du mal ?
— Tu as besoin de me le demander ?
La jeune femme recouvra un peu d'énergie pour protester avec vigueur.
— Oui, tu es complètement fou. Mais si tu crois que je vais me laisser piétiner comme
ça ! Je n'ai pas une mentalité de paillasson et...
— Au lieu de faire des discours, va chercher ton passeport et préparer tes bagages. Dans
deux heures, un hélicoptère viendra nous chercher pour nous emmener à l'aéroport. Nous
allons à Venise.
— Si tu crois que je vais partir avec toi !
Un sourire sardonique vint aux lèvres de Lucas.
— Si je m'en vais d'ici sans toi, je ne reviendrai jamais. Tu pourras dire adieu à l'héritage
que tu dois toucher dans six mois !
— Salaud !
Au cours de la nuit qu'ils avaient passée à l'hôtel, elle lui avait naïvement parlé des
clauses de ce legs, bien loin de se douter qu'il en savait autant qu'elle ! Un mariage qui
durait moins de six mois ne comptait pas...
— Quand tu iras récupérer ta fille, évite de faire des confidences à Karen, s'il te plaît,
reprit-il. N'oublie pas que nous étions convenus de mener cette affaire dans la plus
parfaite discrétion.
Deux taches rouges marquèrent les joues pâles de la jeune femme. Ta fille... Mais Zia
était leur fille, même s'il n'en avait aucun soupçon. Elle ferma les yeux.
— Je ne sais plus où j'en suis...
Lucas lui mit dans la main le verre de contact qu'il avait récupéré sur les dalles de
l'église.
— Si tu remettais ça, tu y verrais peut-être plus clair ! ironisa-t-il, sarcastique.
Puis, l'air moqueur, il s'inclina devant elle.
— Tu étais très élégante pour notre mariage. Essaie de trouver dans ta garde-robe
quelque chose de présentable pour le voyage.
— Je t'ai dit que je n'irais pas en Italie. J'ai trop à faire ici ! C'est ma maison, tu ne peux
pas m'obliger à la quitter.
— Oh, je ne t'oblige à rien ! A toi de prendre tes décisions.
— Comme si j'avais le choix ! fit-elle avec désespoir. Tout cela, c'est... c'est du chantage.
En larmes, elle monta quatre à quatre dans sa chambre.
« Je suis piégée ! Se lamenta-t-elle. Je suis bel et bien piégée ! Mais pourquoi me veut-il
tant de mal ? On dirait qu'il cherche à se venger... De quoi, grands dieux? Et s'il découvre
que Zia est sa propre fille, il aura un moyen de pression supplémentaire sur moi ! »
Elle se prit la tête dans les mains.
— Oh ! gémit-elle entre ses dents. Pourquoi ai-je appelé Zia Venezia, en souvenir de
Venise ?
Et en plus, elle ne savait rien de lui, alors qu'il savait tout d'elle.
Le regard de la jeune femme tomba à ce moment-là sur la photo de Richard, qu'elle
gardait sur sa table de chevet. Sans hésiter, elle s'empara du téléphone et composa le
numéro de son ex-fiancé. Ce dernier pourrait peut-être lui apporter les informations
qu'elle cherchait.
Grâce au ciel, Richard – un éleveur de chevaux de courses – se trouvait pour une fois
dans son bureau.
— Tiens, c'est toi, Darcy ? Comment va ?
— Ecoute, j'ai besoin d'un renseignement de toute urgence. Tu m'as bien dit qu'on
pouvait découvrir tout ce qu'on voulait sur Internet ?
— Tout ou à peu près.
— Ça ne t'ennuie pas de chercher quelque chose pour moi et de me l'envoyer le plus vite
possible par fax ?
— Bien sûr. Que veux-tu ?
— Des détails concernant un Italien, Gianluca Raffacani.
— Ce nom me dit quelque chose... Il a une écurie de courses ?
— Je n'en sais rien. Surtout ne dis à personne que je t'ai demandé ça...
— Tu as des ennuis ? Tu as l'air très énervée. Que se passe-t-il ? Qui est ce type ?
— C'est ce que j'essaie de découvrir. Merci à l'avance !
Pour éviter d'autres questions, la jeune femme raccrocha. Puis, comme elle se décidait
enfin à troquer la robe de mariée de sa mère contre un vieux jean et un sweat-shirt, elle se
rebella intérieurement.
« Je ne veux pas aller en Italie ! Et qui s'occuperait du manoir pendant ce temps-là ?
Qui nourrirait les poules ? Qui soignerait Nero, mon vieux cheval ? Qui promènerait les
chiens ? »
Soudain, elle s'effondra.
« Mais si je n'obéis pas au doigt et à l'œil, je risque de perdre Fielding's Folly pour
toujours ! Comme je l'ai dit tout à l'heure, je n'ai pas le choix ! »
Vaincue, elle alla chercher deux valises et se mit en devoir d'y entasser ses vêtements et
ceux de Zia. Elle avait presque terminé cette tâche quand on frappa.
— Oui, entrez !
Benito lui tendit quelques feuillets.
— J'ai trouvé cela sur le fax du bureau, signora.
— Merci, murmura-t-elle en rougissant.
Sur la première page figurait une photo très reconnaissable de... son mari.
— Vous travaillez pour Lucas ? demanda-t-elle.
— Je suis son assistant personnel, signora, répondit Benito avant de sortir.
Benito avait-il dit à Lucas qu'elle avait demandé des renseignements sur son compte?
Celui-ci était-il furieux? Ou bien trouvait-il cela amusant?
— Ou pathétique ! soupira-t-elle.
Elle s'empressa de lire les pages dans lesquelles Gianluca Raffacani était décrit comme
un Vénitien d'origine aristocratique, un magnat de la finance dont la fortune personnelle
se chiffrait en milliards.
« Et il a eu le culot d'accepter mon chèque ? Alors qu'il savait que j'étais couverte de
dettes? » S'étonna la jeune femme, de plus en plus révoltée par ce goujat.
Elle poursuivit sa lecture. Gianluca Raffacani avait la réputation d'être implacable en
affaires. C'était aussi un homme à femmes dont les conquêtes ne se comptaient plus.
« Et il a fallu que je tombe entre les griffes d'un type pareil ! » se lamenta-t-elle.
Puis, les questions se bousculèrent dans sa tête.
« Que me veut-il ? Pourquoi un tel acharnement ? Pourquoi s'est-il donné tant de mal
pour me retrouver ? Pour quelle raison m'a-t-il épousée ? »
Elle contempla la photo de l'homme dont elle était tombée éperdument amoureuse à
Venise. Puis elle se redressa fièrement et déclara à qui voulait l'entendre :
— Les Fielding ne s'avouent jamais vaincus !

Les souvenirs affluaient en masse.


— Encore une danse, puisque vous insistez. Et je partirai, avait-elle dit à Lucas ce soir-
là, sur le balcon dominant le Canal Grande.
Dans les bras de cet inconnu, tandis que l'orchestre jouait, Darcy avait eu l'impression
de planer au septième ciel... Jamais Richard n'avait réussi à la troubler à ce point ! Mais
son fiancé – qu'elle considérait comme un grand frère – n'était pas un homme très
passionné, et leurs relations étaient plus amicales que sentimentales.
— Pourquoi voulez-vous partir ? lui avait demandé le bel Italien.
— Ma place n'est pas ici. Je me sens un peu comme Cendrillon... Au douzième coup de
minuit, je vais me retrouver habillée en pauvresse, et mon carrosse se sera envolé.
Il eut un rire amusé.
— Vous avez peur ?
— Non, mais...
— Il y a un homme dans votre vie ?
— Ah, non alors ! J'aime trop me sentir libre.
— Si seulement c'était la vérité ! Au début, les femmes prétendent tenir à leur liberté,
mais en réalité elles aspirent toutes à la sécurité du mariage.
— Je ne fais pas partie du troupeau, déclara-t-elle en s'écartant de lui. Vous n'avez pas
encore compris cela ?
Lucas l'avait contemplée pensivement avant de lui prendre la main.
— Ou bien vous êtes très amère... ou très intelligente.
— Je suis lucide, tout simplement. Il faut dire aussi que je me lasse très vite.
— Vraiment ? Vous ne vous êtes pas lassée de mes baisers. Quand j'ai arrêté de vous
embrasser, vous aviez l'air déçue.
Ce soir-là, Darcy se sentait toutes les audaces !
— Pourquoi avez-vous arrêté, aussi?
— On nous regardait. Je n'aime pas attirer l'attention.
La jeune femme avait fait la moue.
— Ah, bon ! Ça vous déplaît qu'on vous remarque ? Je crains fort que vous ne soyez un
peu trop conventionnel pour moi...
Sans lui laisser le temps d'en dire davantage, le séduisant Vénitien l'avait enlacée pour
lui dévorer les lèvres d'un baiser fougueux. Quand il avait relevé la tête, Darcy avait souri,
fière de se découvrir autant de pouvoir.
— J'ai beaucoup aimé ! avait-elle ponctué d'un ton léger. Et maintenant, il faut vraiment
que je m'en aille.
— Non !
— Oh, si ! avait-elle rétorqué en tournant les talons pour se diriger vers les portes-
fenêtres ouvertes qui donnaient sur la somptueuse salle de bal – tout en espérant qu'il
allait lui emboîter le pas.
Au lieu de cela, il avait lancé :
— Si vous partez maintenant, vous ne me reverrez jamais.
Elle s'était brusquement immobilisée, se rappelant que l'homme ne pouvait se
comporter comme un invité et la suivre dans les salons.
— Etes-vous un employé du palais ? Je ne veux pas vous faire perdre votre place...
— Mais non, je ne suis pas un employé ! avait-il répliqué avec impatience.
— Alors vous êtes un invité... Pourquoi n'êtes-vous pas masqué ?
— Parce que je suis...
Comprenant qu'il allait se présenter, elle l'avait interrompu.
— Pas de noms, surtout ! Je ne veux pas savoir qui vous êtes ! A quoi bon puisque nous
ne nous reverrons jamais ! Vous venez avec moi dans la salle de bal ?
— Non.
— Tant pis ! Moi qui avais envie d'un peu de compagnie... Eh bien, j'en trouverai ailleurs
! Dommage, quand même... Parce que vous êtes sympathique, et puis j'aime bien la
manière dont vous embrassez.
— Tiens, tiens... Par moments, vous vous conduisez comme une femme avertie, et à
d'autres, vous parlez comme une collégienne.
Vexée, elle lui avait alors tourné le dos.
— Dites-moi... Qu'aimeriez-vous faire d'exceptionnel ce soir ? avait-il demandé en
l'enlaçant.
Elle n'avait pas hésité.
— Une promenade en gondole au clair de lune.
— C'est bon pour les touristes !
— Mais je suis une touriste !
— J'organiserai une promenade en gondole pour vous demain...
— Ce sera trop tard. Adieu !
Elle avait alors quitté le balcon, traversé l'immense salle de bal, et d'un coup d'œil
derrière elle, s'était aperçue que le bel Italien qui avait su la réduire à sa merci d'un seul
baiser ne se donnait même pas la peine de la suivre.
« C'est ma faute, aussi ! s'était-elle dit. J'ai joué à un jeu qui me dépassait... et j'ai perdu

Soudain, elle s'était figée sur place, submergée d'angoisse de se retrouver au milieu
d'une foule dont les visages se confondaient dans son regard de myope. A ce moment-là,
une voix familière avait résonné à son oreille.
— Le chantage me laisse froid. Mais cette expression de panique a éveillé ma
compassion.
Le mot l'avait vexée. On avait toujours eu pitié d'elle, et elle ne le supportait plus. Cela
avait déjà été assez difficile d'être une petite fille quand son père rêvait d'avoir un garçon.
De ne pas avoir eu la possibilité de faire des études supérieures par manque d'argent... Et
enfin de voir son fiancé l'abandonner au pied de l'autel ! Quel choc pour elle, quel choc
pour les siens qui tenaient tant aux convenances. A la suite de ce petit drame, que n'avait-
elle pas entendu ! Réflexions attristées, amères récriminations...
— Paniquée, moi ? s'était-elle récriée. Vous rêvez !
— C'est incroyable de vivre ce que nous vivons, n'est-ce pas, cara ? avait-il susurré avec
gravité.
— Quoi donc ?
— Vous savez parfaitement ce que j'ai voulu dire.
—Ah, oui ? avait-elle ponctué avec impertinence. Et que pensez-vous des aventures
d'une nuit ?
—Ce n'est pas mon genre. Et j'aurais espéré que ce n'était pas le vôtre non plus.
— Que pensez-vous des vierges ?
— Elles ne m'intéressent pas.
Là-dessus, il l'avait entraînée dans le grand escalier de marbre. Une fois arrivée dans le
hall où les invités ne cessaient d'affluer, elle avait compris qu'il allait l'emmener en
gondole, et, reconnaissante, s'était haussée sur la pointe des pieds pour l'embrasser
affectueusement sur la joue.
Des murmures s'étaient élevés autour d'eux, tandis que, surprise par sa propre audace,
Darcy s'était reculée d'un pas en rougissant. Il avait éclaté de rire.
— Vous êtes si naturelle avec moi ! On dirait qu'on se connaît depuis toujours.
Une magnifique gondole attendait devant le palais. Alors, la féerie les avait enveloppés.
Lucas ne s'était pas contenté de lui désigner les ponts ou les palais, il lui avait aussi
raconté mille anecdotes... En passant devant le palazzo Mocenigo, il lui avait parlé de lord
Byron et de ses nombreuses maîtresses – dont l'une, désespérée, s'était jetée d'un balcon.
Il lui avait montré ensuite la prison pour dettes d'où Casanova avait réussi à s'échapper...
Il aimait Venise avec passion : cela se devinait dans chacune des histoires qu'il contait.
Puis il avait fait arrêter la gondole devant un élégant café et demandé qu'on leur apporte
deux coupes de champagne.
— Et vous prétendez ne pas être conventionnelle, cara mia, avait-il dit en éclatant de
rire. Alors que vous appréciez les choses les plus conventionnelles qui soient : une
promenade en gondole, un peu de Champagne au bord d'un canal tranquille...
— Nous avons – nous aurons la plus belle nuit possible. Sans lendemain, sans regrets...
— Quoi qu'il arrive cette nuit, je vous retrouverai demain à 15 heures sur le Ponte délia
Guerra. J'y serai, je vous le promets !
— Demain n'existe pas. Emmenez-moi...
— Où ?
— Chez vous.
— Vous ne savez rien de moi !
— Je sais seulement que je veux être avec vous. Je sais aussi que vous avez envie d'être
avec moi.

Darcy se prit la tête entre les mains. Elle ne voulait pas se souvenir de ce qui avait suivi,
dans l'appartement où l'avait emmenée l'inconnu... Elle s'était montrée provocante,
capricieuse – exactement à l'opposé de ce qu'elle était en réalité.
La porte s'ouvrit brusquement, et la jeune femme sursauta. Lucas fit son entrée, un
sourire moqueur aux lèvres.
— Je me suis souvent dit que j'aimerais connaître une femme dépourvue de toute
vanité, de toute coquetterie... Je suis servi avec toi !
Soudain, il se raidit.
— Il y a une photo de Richard Carlton sur ta table de nuit !
— Nous sommes toujours très amis.
Elle lui adressa un regard suppliant.
— Lucas... Qu'est-ce que tout cela signifie ? Cette situation est insensée ! Tu n'es pas
fou, et pourtant tu te comportes exactement comme... comme si tu venais de sortir d'un
asile !
— J'ai soif de vengeance, tout simplement. Je n'allais tout de même pas envoyer la
police à tes trousses...
— La police ? répéta Darcy avec stupeur.
Lucas la fixa d'un regard glacial.
— Tu es excellente dans ton rôle de petite sainte ! Tu pensais que je n'allais jamais te
retrouver ? Que ta malhonnêteté...
— Ma malhonnêteté ? Oh, je n'y comprends rien ! Au lieu de faire des discours au sujet
de la police et de ma malhonnêteté, explique-moi plutôt ce que tu as à me reprocher !
— Pourquoi perdrais-je mon temps ? J'attends que tu me fasses ta confession, que tu
me racontes comment tu t'es laissé tenter...
— Comment veux-tu que je confesse un acte que je n'ai sans doute jamais commis ?
s'écria Darcy avec véhémence.
Ignorant ces protestations, Lucas s'empara des feuillets de fax.
— Haras de Carlton... Tiens, c'est donc Richard Carlton qui t'a envoyé tout ça ?
— Je ne lui ai rien dit ! Je lui ai seulement demandé s'il pouvait trouver des
renseignements au sujet d'un certain Gianluca Raffacani sur Internet. C'est quand même
normal que je me renseigne sur l'homme qui vient de me passer la bague au doigt ! Un
homme qui s'est bien gardé de me dire la vérité à son sujet !
— Tu avais hâte de m'épouser. Quant à moi, qui n'avais jamais souhaité me marier
jusqu'à présent, j'étais pressé aussi...
Il la toisa sans aménité.
— Carlton est toujours ton amant ?
— Ça ne te regarde pas. Même si j'avais un amant différent chaque jour, ça ne te
regarderait pas davantage.
— Non ? interrogea-t-il d'une voix dangereusement douce.
— Non ! s'écria Darcy, refusant d'entendre la menace voilée.
— N'oublie pas que j'ai toutes les cartes en main. Tu ne peux pas te permettre de braver
un mari dont la collaboration t'est nécessaire.
— Mais si cela devient trop pénible...
— Il faut que ce soit pénible pour que je savoure chaque instant de ma vengeance !
rétorqua-t-il avec un sourire ironique.
Les yeux émeraude de la jeune femme étincelèrent de rage. Oubliant toute prudence,
elle leva la main pour le gifler de toutes ses forces. Mais il fut plus rapide encore : il la
ceintura puis, la soulevant sans le moindre effort, il la jeta sur le lit.
Chapitre 6
De nouveau, Darcy leva la main, et de nouveau Lucas lui emprisonna les poignets.
— Lâche-moi ! protesta-t-elle.
Il la contempla avec un sourire moqueur.
— Tu vas laisser pousser tes cheveux...
— Et quoi encore ?
— Juste pour moi. D'ailleurs, tu vas faire mille autres choses... juste pour moi.
— C'est ce que tu crois ! Tu peux toujours rêver !
Et comme Lucas se penchait lentement pour l'embrasser, elle se débattit avec d'autant
plus de vigueur que le désir qui la submergeait la rendait honteuse de se découvrir aussi
faible.
— Arrête, tu vas te faire mal ! s'exclama Lucas avec agacement.
— C'est à toi que je veux faire mal !
Elle qui n'avait de sa vie frappé un être humain ou un animal se sentait soudain des
envies de meurtre.
— On ne maltraite pas un mari qui peut vous permettre de toucher un gros héritage, fit
Lucas avec un rire bref. Méfie-toi quand même ! Si tu vas trop loin, je me verrai contraint
de demander le divorce avant six mois. Et tu seras bien la seule à en pâtir !
Comprenant qu'elle se trouvait dans un piège sans issue, Darcy cessa de se débattre. Les
yeux plissés, Lucas l'examinait. On aurait cru un entomologiste étudiant un insecte cloué
sur une planche.
— Je me demande combien de temps il te faudra pour admettre l'inanité de ta révolte.
Alors tu deviendras la plus ardente, la plus passionnée des maîtresses, tu iras au-devant
de tous mes caprices... comme à Venise !
— Jamais !
Lucas l'enlaça.
— Oh, si ! Tu verras...
Paralysée par une voluptueuse langueur, la jeune femme oublia de se défendre. Lucas
en profita pour lui imposer un baiser qui la déstabilisa aussitôt. Le cœur battant à tout
rompre, brûlante de désir, elle s'abandonna...
— Lutte encore ! ordonna-t-il en la lâchant. Une victoire trop facile est sans intérêt.
Juste à ce moment-là, on frappa.
— Oh, mon Dieu..., murmura Darcy en se redressant d'un bond.
— Vous êtes là, madame ? demanda Benito. L'hélicoptère est arrivé plus tôt que prévu...
La jeune femme alla entrouvrir la porte.
— Je ne peux pas partir maintenant : il faut que j'aille donner du grain aux poules.
— Du... du grain aux... aux poules, balbutia Benito, suffoqué.
Il recouvra très vite son sang-froid habituel et approuva respectueusement.
— Bien, madame.
Dès que l'employé fut sorti, Darcy se tourna vers Lucas.
— Je te laisse : j'ai du travail.
— Tu n'as pas encore compris ? On part, et tout de suite !
Mais déjà, elle était loin...

Après avoir mis un peu de paille fraîche dans le box de Nero, elle se dirigea vers le
poulailler, suivie par ses chiens.
— Oh ! là ! là ! Et mon rendez-vous avec le directeur de la banque ! s'exclama-t-elle en
ouvrant la porte grillagée du vaste enclos où s'ébattaient une douzaine de poules.
Henrietta, la reine du poulailler, se dirigea vers elle d'un air belliqueux. Cette superbe
poule blanche interprétait toute incursion humaine dans son domaine comme une
déclaration de guerre.
— Non, je t'en prie, Henrietta ! Pas d'histoires aujourd'hui ! Ce n'est pas le moment, je
t'assure, dit la jeune femme.
Avec des gestes machinaux, elle mettait les œufs frais dans son panier. Elle était
toujours dans un terrible état d'égarement et de confusion. Et ce d'autant plus qu'avant
d'apprendre qui était en réalité Gianluca Raffacani, elle avait trouvé très sympathique le
chômeur qui avait répondu à sa petite annonce. Et brusquement, tout s'était effondré.
— Je n'y comprends absolument rien. Quel cauchemar ! bredouilla-t-elle.
Depuis son retour de Venise, elle s'était interdit de penser aux folles heures qu'elle avait
passées avec son amant d'une nuit. Bien qu'encore vierge, elle avait voulu donner à ce
séduisant Italien l'impression qu'elle était très expérimentée. Aussi avait-elle surmonté
ses inhibitions et sa timidité pour se donner tout entière, osant des gestes et des caresses
dont le seul souvenir la couvrait à présent de honte.
— Aïe !
Profitant de son inattention, Henrietta venait de lui donner un bon coup de bec sur la
main.
Sans perdre davantage de temps, Darcy répandit le grain dans la longue mangeoire et
sortit du poulailler. Humpf et Bert, ses cockers, se mirent à sauter autour d'elle en
aboyant.
— Du calme ! ordonna une voix sèche.
Lucas se tenait dans l'allée, les poings sur ses hanches, suprêmement élégant dans son
costume sombre de grand faiseur. Dans l'esprit enfiévré de Darcy, une autre image se
superposa à celle-ci. Celle de Lucas entièrement nu sur des draps blancs... Un splendide
corps d'homme à la peau couleur bronze – un jouet grandeur nature entièrement à sa
merci...
En rougissant, elle détourna la tête. Le regard de Lucas se posa sur les cheveux en
désordre de la jeune femme, puis sur le sweat-shirt où s'étaient accrochés quelques brins
de paille, ainsi que sur le jean usé jusqu'à la corde, et s'arrêta enfin sur les bottes
boueuses.
— Tu as exactement dix minutes pour te changer avant de prendre l'hélicoptère.
— Je ne peux pas, il faut que j'aille à la banque.
— Désolé, mais cela me paraît secondaire, car le pilote nous attend.
— Je ne vais pas rater mon rendez-vous...
— Mais tu saignes !
La jeune femme jeta un coup d'œil indifférent à sa main.
— Oh, ce n'est rien ! Henrietta m'attaque tout le temps.
— Henrietta ?
— La grosse poule blanche. Je devrais lui tordre le cou... mais je suis sûre qu'elle
reviendrait me hanter. Et puis je l'aime bien. Elle a de la personnalité.
Lucas avait écouté ce discours avec une visible stupeur.
« Le pauvre ne semble pas connaître grand-chose aux poules », pensa Darcy,
compatissante, avant de lancer à voix haute :
— Dix minutes, tu as dit ? Très bien ! Je serai prête avant, tu vas voir !
Il lui fallut à peine cinq minutes pour enfiler le tailleur en tweed qu'elle mettait
toujours pour aller à la banque. Puis, ignorant l'hélicoptère qui attendait sur la pelouse et
le pilote qui faisait les cent pas avec impatience, elle sauta dans sa Land Rover.

Deux heures plus tard, après être allée à la banque et avoir demandé à un fermier voisin
de prendre Nero en pension, elle s'arrêta chez Karen.
Zia sauta dans les bras de sa mère. Songeuse, Darcy étudia le ravissant visage de
l'enfant. Avec son petit nez droit, son front haut, ses yeux sombres pailletés d'or, sa peau
mate et ses cheveux d'ébène, Zia était le portrait vivant de son père.
Soudain au bord des larmes, elle nicha son visage dans les boucles de sa fille, le temps
de surmonter son accès de désespoir.
— Benito est déjà venu deux fois voir si tu étais là, dit Karen. Il paraît que Lucas
t'emmène en Italie ?
Darcy feignit d'ignorer la question.
— Je reviens de la banque. Le directeur a refusé de me prêter un sou de plus !
— Tu crois encore aux miracles ?
— Il a dit que dans six mois, si vraiment je touche cet héritage, ce sera différent.
— C'était à prévoir... Maintenant, dis-moi pourquoi il y a un hélicoptère sur ta pelouse.
Sans parler de la longue limousine noire garée devant ton perron !
— C'est à Lucas, tout ça.
— Par exemple ! D'habitude les gens ont plutôt tendance à se faire mousser... Lui, ce
serait le contraire ! Nina est peut-être tombée juste en disant qu'il t'épousait pour obtenir
un passeport britannique ! Mais pourquoi tant de mystères ? Ce ne serait pas un mafioso,
par hasard ?
Darcy hésita.
— Ecoute, j'aimerais bien pouvoir tout te raconter, mais je ne peux pas...
En fait, elle se sentait incapable de confier à qui que ce soit combien elle s'était conduite
stupidement trois ans auparavant !
— Pourquoi ne veux-tu rien me dire ? insista Karen.
— Je suis liée au secret par... euh, par le contrat prénuptial.
— Bizarre...
— Lucas veut m'emmener en Italie. Je ne sais pas combien de temps je serai absente...
Puis-je te demander de surveiller le manoir ?
— Ne t'inquiète pas.
— Peux-tu garder les chiens aussi ?
— Pas de problème.
— Et puis il faudra donner du grain aux poules, ramasser les œufs... Attention à
Henrietta !
— La grosse poule blanche qui essaie tout le temps de donner des coups de bec ?
— Elle m'en a encore donné un tout à l'heure. Je pensais à autre chose, je ne me suis
pas méfiée... et voilà !
Karen examina son amie en fronçant les sourcils.
— Tu as l'air vraiment déprimée ! Ecoute, six mois, ça passe vite ! Après ça, tu pourras
faire tous les travaux dont tu rêves au manoir...
Oui, tout s'arrangerait à condition que Fielding's Folly lui appartienne encore à ce
moment-là ! Songea-t-elle sur le chemin du retour. Car si la vente de la maison du gardien
lui avait permis de survivre tant bien que mal jusque-là, maintenant elle était en retard de
deux mois pour le paiement de l'hypothèque...
Lorsqu'elle arrêta sa Land Rover dernière la longue limousine noire aux vitres teintées,
Lucas parut en haut du perron.
— Tu sais l'heure qu'il est ?
Zia courut vers lui, pas du tout intimidée par ce ton grondeur. Son grand-père criait
encore plus fort, et elle n'avait jamais eu peur de lui.
— Regarde ! C'est joli..., dit-elle en montrant ses socquettes blanches ornées d'un volant
rose.
Lucas ne lui accorda pas un seul regard.
— Tu as vu l'heure, Darcy ? répéta-t-il avec colère. On a mis tes valises dans
l'hélicoptère... on n'attendait plus que toi pour décoller.
— Regarde ! insista Zia.
— Si tu veux avoir la paix, tu aurais intérêt à admirer ses socquettes, dit Darcy.
— Tu as des jolies chaussettes, toi ? demanda la petite fille à Lucas.
— Non ! s'écria ce dernier, exaspéré.
Zia le regarda avec stupeur, puis elle éclata en sanglots bruyants. Darcy courut prendre
sa fille dans ses bras.
— Comment peux-tu lui parler ainsi ? Ce n'est qu'un bébé ! Si tu crois que je vais aller
en Italie avec un type qui traite les enfants comme ça...
Lorsque Lucas s'aperçut que même Benito, qui se tenait à quelques pas de là, le
regardait d'un air réprobateur, il rougit légèrement sous son bronzage.
— Pardon, grommela-t-il. Je n'ai pas l'habitude des enfants.
— Ce n'est pas une excuse.
— Il est méchant ! cria Zia. Méchant, méchant homme !
— Ne pleure plus, ma chérie, assura Darcy en caressant les cheveux de sa fille.
Assez satisfaite, cependant, d'avoir entendu Lucas s'excuser, elle monta dans
l'hélicoptère sans protester davantage.

— Elle dort ? demanda Lucas à mi-voix.


Dans la cabine du jet privé, Zia, roulée en boule sous une couverture, ne bougeait plus.
— Oui, ne la réveillons surtout pas, chuchota Darcy en rejoignant sur la pointe des pieds
celui qu'elle devait dorénavant appeler son mari.
La pauvre petite avait été malade dans l'hélicoptère. Ensuite, étant donné que le jet
privé de Lucas avait manqué l'heure du décollage qui lui avait été attribuée, il leur avait
fallu patienter dans le salon réservé aux V.I.P. Cette interminable attente n'avait pas
arrangé l'humeur de la petite fille ! Sous le regard sidéré de Lucas, elle avait crié, pleuré,
eu des accès de rage...
— Jamais je ne l'ai vue dans un pareil état, répéta Darcy en guise d'excuse.
Lucas parut soudain inquiet.
— Elle va se réveiller à l'arrivée et se remettre à hurler ?
— Qui sait ? soupira la jeune femme.
Elle prit la défense de sa fille.
— Zia n'est pas souvent malade. Mais elle est habituée à mener une petite routine bien
tranquille à la campagne, entourée de ses objets familiers... Ce voyage l'a complètement
traumatisée. Et puis elle avait faim.
— On lui a apporté un plateau !
— De la langouste et du caviar pour une petite fille de deux ans !
— Elle est bien difficile ! Il me semble encore entendre ses cris... Per meraviglia, quel
tempérament ! Et ce qu'elle peut être entêtée ! Je n'aurais jamais pensé qu'un bébé
pouvait faire autant de bruit. A cause d'elle, on m'a pris pour un dangereux psychopathe...
Darcy se laissa tomber dans un fauteuil avec un soupir.
— Ça s'est arrangé...
— Quand même ! Mais c'est bien la première fois que je traverse tout un aéroport en
traînant une petite fille qui hurle que je suis un méchant homme !
Darcy ferma les yeux en soupirant de nouveau. Un policier, attiré par les cris de l'enfant,
leur avait demandé leurs papiers... Puis un reporter les avait photographiés, visiblement
ravi d'être tombé par hasard sur un pareil scoop.
Le flash avait effrayé Zia. Et Darcy avait alors compris que Lucas pouvait être une proie
de choix pour une certaine presse. Benito avait certainement l'habitude d'écarter les
importuns... Hélas ! Benito était parti au volant de la longue limousine noire.
La jeune femme devait cependant admettre que Lucas avait fait tout ce qu'il pouvait
pour calmer la petite fille. Comme si ce n'était pas suffisant, il déclara soudain :
— Je reconnais que tout est ma faute. Quand j'ai insisté pour quitter le manoir sur-le-
champ, je n'ai pas tenu compte des besoins d'une enfant aussi jeune. On aurait dû partir
le matin de bonne heure, et non en fin d'après-midi !
— Nous sommes tous fatigués, murmura Darcy.
« Moi surtout », ajouta-t-elle dans son for intérieur.
— Mais c'est notre nuit de noces, lui rappela Lucas.
Elle n'eut même pas le courage de rire. Maintenant que Zia s'était enfin endormie,
Lucas semblait avoir recouvré toute son énergie. Malgré tout, il était moins impeccable
qu'à l'ordinaire... Une ombre de barbe naissante marquait sa mâchoire volontaire, il avait
dénoué sa cravate et défait le premier bouton de sa chemise. Pour Darcy, il paraissait
cependant encore plus séduisant !
— Lucas...
— Oui ?
— Pourquoi fais-tu ça ?
— De quoi te plains-tu? Tu m'as demandé de t'épouser, et j'ai dit oui.
— Si j'avais eu le temps de réfléchir, si tu ne m'avais pas menacée... je n'aurais jamais
accepté de partir aussi vite !
— J'avais tout arrangé.
— Tu ne m'as pas encore dit pourquoi tu me traites ainsi ! Si tu ne t'expliques pas, je...
je...
— Tu feras quoi ? coupa Lucas. Tu retourneras en Angleterre pour voir Fielding's Folly
passer entre les mains de quelqu'un d'autre ? Je croyais que tu tenais à cette maison...
— Tu m'as accusée d'avoir été malhonnête. Comment est-ce possible ?
— Voler, ce n'est pas être malhonnête, selon toi ?
— Tu veux dire que je t'aurais volé quelque chose à Venise ? demanda la jeune femme
avec incrédulité.
— En général, mes invités ne partent pas par la fenêtre.
Darcy devint écarlate. Elle se revit ouvrant une lucarne pour quitter discrètement les
lieux... « En fait de discrétion, pensa-t-elle avec confusion, une alarme assourdissante a
résonné dans tout l'appartement !» Elle avait réussi à sauter dehors et s'était enfuie à
toutes jambes dans une étroite ruelle...
— J'avais essayé de sortir normalement par la porte. Impossible de l'ouvrir !
— Il faut connaître le code de sécurité. Je suis fort étonné qu'une femme assez
ingénieuse pour découvrir la combinaison d'un coffre-fort ne soit pas capable de trouver
le code d'une malheureuse porte d'entrée !
— Tu m'accuses d'avoir forcé ton coffre-fort ? Moi qui n'ai jamais rien volé de ma vie ?
Avec agitation, elle s'écria :
— Je te le jure, Lucas ! Et il faut me croire... Si quelqu'un t'a dérobé quelque chose cette
nuit-là, ce n'est pas moi !
— Dans un sens, tu as raison... ce n'était pas toi. Tu étais déguisée.
— Comment cela ?
— Tu avais l'air d'une fille habituée aux réceptions de la jet-set.
D'une voix dure, il poursuivit :
— Tu es entrée avec une invitation que tu avais réussi à obtenir je ne sais comment, tu
as refusé de me donner ton nom, tu t'es arrangée pour m'intriguer assez pour que je te
ramène chez moi...
— Je ne t'ai rien pris ! Tu m'entends ? Je ne t'ai rien pris !
— Non ? lança-t-il, moqueur. Tu ne sais plus ce que tu dis ! Tu m'as déjà avoué que tu
avais vendu ton butin !
La jeune femme pâlit.
— C'est bien ce que je pensais. Tu as perdu la tête !
Chapitre 7
— Aurais-tu oublié la petite confession que tu m'as faite à l'hôtel ? demanda Lucas d'un
ton plein de dérision. La vente d'une bague ancienne qui aurait permis de refaire le toit du
manoir...
— Et cette bague, je l'aurais volée dans ton coffre-fort ? Tu ne sais plus ce que tu dis,
Lucas ! Il s'agit d'une simple coïncidence. La bague que mon père a vendue appartenait
aux Fielding depuis plusieurs siècles !
— On me vole l'Adorata... et quelques mois plus tard, voilà que les Fielding découvrent
une autre bague ancienne dont ils auraient oublié l'existence ! Drôle de coïncidence ! De
plus, je crains que vous n'ayez fait une bien mauvaise affaire. L'Adorata vaut une fortune,
et je parie que vous n'avez pas obtenu le vingtième de sa valeur.
Sidérée, Darcy demeurait sans voix.
— Je veux le nom de l'acheteur ! fit Lucas d'une voix glaciale.
— Mais ce n'était pas ta satanée bague ! Je te le jure ! Et je ne sais même pas qui a
acheté la nôtre. C'est mon père qui s'est occupé de ça en grand secret. Il ne voulait pas que
les gens apprennent qu'il était à court d'argent et qu'il en était réduit à gratter les fonds de
tiroir pour trouver des bricoles à brader !
Il la toisa avec un indicible mépris.
— Je veux que tu me dises où est l'Adorata. Sinon...
« Mon Dieu ! comment me défendre ? Songea la jeune femme, au désespoir. Quoi que
je fasse, quoi que je dise, il est persuadé de ma culpabilité. »
Lucas la tenait à sa merci, et c'était seulement maintenant qu'elle comprenait pourquoi
il lui en voulait tant ! Alors toute l'ironie du sort lui apparut. On l'accusait d'avoir forcé un
coffre-fort, alors que pour mettre en route le lave-linge, elle devait chaque fois avoir
recours au mode d'emploi ! C'était un comble !

— La ville est toujours aussi magique, murmura Lucas.


Le bateau à moteur qui les attendait à l'aéroport Marco Polo les avait conduits à travers
le lagon à grande vitesse, avant de ralentir pour pénétrer dans Venise dont toutes les
lumières commençaient à scintiller.
« J'ai l'impression d'évoluer dans un tableau », pensa Darcy, émerveillée.
Elle ne cacha pas sa surprise lorsque le bateau s'arrêta le long du ponton privé du
Palazzo d'Oro, dont elle reconnut sans peine la splendide façade Renaissance.
— Que faisons-nous ici ?
— Nous sommes chez moi.
— Chez toi ? s'écria-t-elle avec incrédulité.
Zia dormait toujours. Lucas la prit dans ses bras et se dirigea vers l'entrée du palais.
Une femme d'un certain âge portant un tablier amidonné sur sa robe sombre sourit en
tendant les bras vers l'enfant.
— Qui est-ce ? demanda Darcy à mi-voix.
— L'ancienne gouvernante de ma sœur Ilaria. Elle va s'occuper de Zia.
En entrant dans le vaste hall orné de fresques et de dorures, la jeune femme
s'immobilisa.
— Tu vis ici, toi ? Je ne le crois pas !
— Mes ancêtres ont bâti le Palazzo d'Oro et...
Des aboiements lui coupèrent la parole : deux lévriers afghans descendaient le grand
escalier d'honneur.
— Eh bien, il ne manquait plus que ça ! s'exclama Lucas.
— Comment s'appellent-ils ? demanda Darcy en caressant les chiens.
— Aristide et Zouzou, grommela Lucas. Ils sont à ma sœur.
— Qu'ils sont beaux ! Qu'ils sont gentils...
— Dis plutôt qu'ils sont indisciplinés, stupides et parfaitement inadaptés à la vie en
ville. Mais chaque fois qu'Ilaria s'absente, elle les laisse ici.
Un domestique arriva en courant.
— Excusez-moi, monsieur. Ils vous ont entendu et m'ont échappé..., dit-il en saisissant
les lévriers afghans par leur collier.
Les chiens furent bien obligés de le suivre, mais sans le moindre enthousiasme. Du
même mouvement, tous deux tournèrent vers Darcy des yeux suppliants.
— Les pauvres ! Ils me font pitié...
Lucas se contenta de hausser les épaules.
— Allons, viens !
Tout en montant l'escalier, Darcy balbutia :
— Si... si c'est vraiment ta maison, cela veut dire que... que c'était toi qui recevais le soir
du bal masqué !
— Tu n'as pas voulu que je me présente ! Et comme les bals de ce genre durent jusqu'à
l'aube, je ne pouvais décemment pas te ramener ici pour la nuit.
— L'appartement où nous sommes allés...
— Je l'utilise quand on fait des travaux de rénovation au palais.
— Mais je ne sais rien de toi ! Absolument rien !
— Ne t'inquiète pas, tu vas avoir tout le temps de mieux me connaître ! Et tu as intérêt à
te comporter raisonnablement. Sache cependant que je suis prêt à me montrer généreux...
Si tu fais ce que j'attends de toi, je te laisserai hériter de ta marraine. Je ne suis pas
impitoyable, malgré ce que prétendent certains !
Complètement abasourdie, Darcy le suivit le long d'un couloir dont les murs étaient
ornés de tableaux anciens, avant d'entrer dans une vaste chambre où trônait un lit à
baldaquin doré.
« Quel luxe ! pensa la jeune femme. En comparaison, Fielding's Folly a l'air d'une
grange... »
— On va monter tes valises, dit Lucas.
— Où est Zia ?
— Dans la nursery, à l'étage du dessus. Tu devrais être contente qu'on s'occupe d'elle.
Comme cela, tu n'auras qu'à penser à notre nuit de noces.
— Où veux-tu en venir exactement ? demanda-t-elle, méfiante.
Lucas lui adressa un sourire sensuel.
— Tu n'es pas si naïve ! N'oublie pas que tu m'as épousé et qu'on s'attend à te voir
partager mon lit.
— Quoi ? s'écria la jeune femme d'une voix étranglée.
— Tu peux te féliciter ! C'est bien grâce au souvenir d'une certaine nuit d'amour
passionnée que j'ai accepté de te donner mon nom. La perspective de six mois de volupté
intense a joué un grand rôle dans ma décision.
« Seigneur ! J'ai donc été aussi sensuelle que cela ? » Se demanda Darcy, médusée.
Certes, elle avait fait preuve de beaucoup d'imagination, mais uniquement pour se
venger du destin. La Darcy insignifiante que tout le monde méprisait avait voulu être une
autre, à savoir une femme pleine de vie, d'insolence et de passion tout le contraire de ce
qu'elle était en réalité. Quelques coupes de Champagne, Venise, un bal masqué dans un
palais du Canal Grande... il n'en avait pas fallu davantage pour qu'elle tombe dans les bras
d'un séduisant inconnu.
— Je te donne une heure pour te reposer un peu et recouvrer ton énergie, déclara Lucas.
Et prévenant toute objection, il ajouta :
— N'oublie pas qu'un mariage non consommé n'est pas valable aux yeux de la loi.
Et sur ces mots, il sortit.
Restée seule, Darcy se jeta sur le lit pour pester entre ses dents.
— Quel cauchemar ! Quel terrible cauchemar...
Elle se redressa en crispant les poings.
— Mais s'il croit que je vais obtempérer !
Pour que Lucas la laisse tranquille, il fallait qu'elle trouve la preuve que le bijou vendu
par son père n'était pas cette fameuse bague Adorata à laquelle il tenait tellement.
« Mais comment puis-je faire des recherches ici ? Oh ! Pourquoi l'ai-je autorisé à
m'emmener ? »
Mais si elle était restée au manoir, Lucas serait parti sans elle, se rappela-t-elle. Et adieu
l'héritage ! Oui, elle était bel et bien coincée ! Et de tous les côtés...

Une heure plus tard, quand Lucas entra dans la chambre nuptiale, il fut accueilli par de
sonores ronflements. Dans la semi-obscurité, il distingua Darcy au milieu du lit, serrant
sa fille endormie d'un côté. De l'autre, les deux lévriers afghans ronflaient comme des
locomotives.
Tout en jurant entre ses dents, Lucas fit demi-tour sur la pointe des pieds, peu désireux
de réveiller la fillette, après les détestables expériences de la journée.

Darcy fut réveillée à 6 heures du matin par les chiens. Après avoir pris une douche
rapide dans la salle de bains attenante à la chambre, elle descendit en pyjama, précédée
par Aristide et Zouzou. Ceux-ci la conduisirent dans une cuisine ultramoderne où le
domestique qu'elle avait vu la veille prenait son petit déjeuner.
Elle l'empêcha de se lever et se chargea elle-même de nourrir les lévriers. Puis elle se fit
du café et mit au four deux croissants surgelés.
Par gestes, le domestique lui fit comprendre qu'il était chargé de promener les chiens.
La jeune femme put donc remonter retrouver Zia qui dormait toujours profondément.
Elle ne put résister au plaisir de s'allonger à côté d'elle pour lui donner un petit câlin.
Mais la petite fille continuait à dormir... et Darcy ne tarda pas à l'imiter.
Lorsqu'elle s'éveilla de nouveau, elle s'étira paresseusement... et heurta un corps
allongé à côté d'elle. De stupeur, elle se dressa sur son séant.
— Lucas ! Mais que fais-tu ici ? Et quelle heure peut-il bien être ?
— 9 heures et quart, cara mia.
— 9... 9 heures et quart ? Seigneur ! Où est Zia ?
— Elle prend son petit déjeuner dans la nursery.
Le drap couvrait Lucas jusqu'aux aisselles et soulignait la musculature et le bronzage de
ses épaules. A ce spectacle troublant, la jeune femme sentit les battements de son cœur
s'accélérer.
« Je suis sûre qu'il est complètement nu ! » pensa-t-elle.
— J'ai attendu que ce lit soit un peu moins encombré, ironisa-t-il.
Penaude, elle chercha à se justifier :
— Zia se sentait plus en sécurité avec moi.
— Elle aurait dormi à poings fermés n'importe où ! Aristide et Zouzou avaient besoin de
sécurité, eux aussi ?
— Ils gémissaient à la porte, Lucas ! Ils m'ont fait pitié.
— J'aurais dû me mettre à quatre pattes et pleurnicher... Tu m'aurais peut-être ligoté
une nouvelle fois !
Darcy devint écarlate. Elle se revit, trois ans auparavant, lui attachant par jeu les
poignets au montant du lit à l'aide du nœud papillon qu'elle avait trouvé sur la moquette...
— J'avais bu trop de Champagne...
— Tu m'as dit que tu voulais réaliser tous tes fantasmes. Que j'étais l'amant de tes
rêves... et que tu m'appartenais. Cette nuit-là a été fantastique. Tu étais déchaînée, et je
dois avouer que depuis, aucune autre femme n'a réussi à me satisfaire aussi pleinement.
Leurs yeux se rencontrèrent.
— Tu... tu ne parles pas sérieusement, murmura la jeune femme d'une voix rauque
qu'elle ne se connaissait pas.
— C'est à cause de cela que tu es ici. Je voudrais savoir pourquoi je te trouve aussi
irrésistible alors qu'il me suffit de réfléchir deux minutes pour reconnaître que tu es
pleine de défauts.
— Lesquels ?
— Tu te moques complètement de ton apparence, tu es désorganisée, tu dis ce que tu
penses – souvent abruptement –, tu coupes du bois comme un vrai bûcheron et tu laisses
les chiens d'Ilaria dormir sur mon lit. Le plus bizarre, c'est que cela n'affecte en rien ma
libido !
Lucas se pencha et posa ses lèvres sur le triangle de peau dégagé par l'encolure du
pyjama de la jeune femme.
— Arrête, fit-elle d'une voix étranglée. Tu me fais perdre mes esprits et... et nous avons à
parler.
— De quoi ?
— De cette sacrée bague, pour commencer. Je ne l'ai pas volée, Lucas ! Tu ferais mieux
de chercher le vrai coupable au lieu de m'accuser.
Il la lâcha et la fixa sans mot dire.
— Jamais je ne ferais une chose pareille, je te le jure, Lucas ! insista-t-elle. Dès que je
retournerai en Angleterre, je pourrai te prouver que la bague vendue par mon père n'était
pas la tienne !
— Qu'espères-tu gagner avec tous ces mensonges ? Je sais que tu as emporté l'Adorata !
J'ai mené ma petite enquête, figure-toi ! Personne d'autre que toi n'a pu la prendre.
— Ce n'est pas moi !
— Puisque tu refuses d'admettre ta culpabilité, inutile de discuter. D'ailleurs, tout ce
que j'ai envie de faire, en ce moment, c'est l'amour.
Elle eut un brusque mouvement de recul.
— Non !
— Menteuse... Tu me veux !
— C'est... c'est faux ! prétendit-elle.
Mais son corps submergé de désir la trahissait.
— Tu... tu me prends pour... pour une voleuse !
— Cela fait partie de ton charme, dit-il avant de lui écraser les lèvres dans un baiser
passionné.
Elle aurait dû le repousser de toutes ses forces. Au lieu de cela, elle répondit à ce baiser
avec un élan, une ardeur venue du plus profond d'elle-même.
Sans trop savoir comment Lucas s'y était pris pour la débarrasser de son pyjama, elle se
retrouva entièrement nue. Tandis qu'il la comblait d'une multitude de légers baisers sur la
pointe de ses seins dressés, elle s'arqua contre lui, tremblante de désir, s'offrant tout
entière.
Et trois ans après leur première nuit d'amour, ils se retrouvèrent pour la plus sensuelle,
la plus voluptueuse danse du monde...

Lucas s'était réfugié de l'autre côté du lit, et Darcy demeurait immobile, fixant le
plafond d'un air morne. Les intenses moments de plaisir dissipés, elle se sentait
cruellement rejetée...
Elle se tourna vers lui et rencontra son regard glacial.
« Je devrais le haïr... et j'en suis incapable ! » pensa-t-elle avec désarroi.
Mais elle n'était pas du genre à se laisser longtemps accabler. Déjà prête à la lutte, elle
lança :
— Bon ! Et maintenant, si nous parlions affaires ?
Chapitre 8
— Désolé, nous n'avons aucune affaire à discuter, rétorqua Lucas d'un ton sec.
— Si, justement ! Peux-tu m'accorder deux minutes ?
— Bon, je t'écoute, fit-il avec résignation.
— Voilà. Le domaine de Fielding's Folly risque de m'échapper... Je pensais qu'il me
suffirait d'expliquer à mon banquier que je toucherais dans six mois l'héritage de ma
marraine pour qu'il accepte de me prêter de quoi me maintenir à flot pendant quelque
temps. Eh bien, il a refusé !
— Pas possible ! fit Lucas en examinant avec beaucoup d'intérêt l'un des motifs du
plafond à caissons.
— A cause de ce stupide banquier, je me trouve dans l'impossibilité de payer les intérêts
de l'hypothèque. Et ma plus grande crainte, c'est que l'on mette le manoir aux enchères.
— Une question : as-tu mentionné mon nom à ton banquier ?
Elle haussa les épaules.
— Pourquoi ? Je me suis contentée de lui dire que je venais de me marier mais que mon
mari n'aurait jamais rien à voir dans l'administration du domaine.
— Ça m'étonnerait qu'on mette Fielding's Folly aux enchères si vite ! Un peu de retard,
ce n'est pas dramatique...
— J'ai déjà reçu des lettres de rappel assez inquiétantes. C'était au point que j'avais peur
d'ouvrir la boîte aux lettres ces derniers jours... Je me demandais ce que j'allais y trouver.
— Où veux-tu en venir exactement ? Tu veux que je te donne de l'argent?
— Quelle idée ! protesta-t-elle avec vigueur. Je n'en veux pas, de ton argent ! Mais j'ai
besoin d'aller en Angleterre pour voir si d'autres banquiers, moins bornés que le mien,
consentiraient à me faire un prêt...
Lucas bondit.
— Tu plaisantes ?
— Non ! Pourquoi ?
Il se mit à faire les cent pas dans la chambre, les poings crispés.
— Tu as perdu la tête ? Si tu crois que j'accepterais que ma femme traîne le nom des
Raffacani dans la boue en allant supplier les banquiers de lui prêter de quoi renflouer son
compte en banque... Tu veux que l'on se moque de moi dans tous les milieux financiers de
la planète ?
Il s'arrêta en face d'elle, les poings sur ses hanches.
— Si tu oses demander de l'argent à qui que ce soit, je te jette dehors, est-ce clair ?
Darcy l'écoutait à peine, tant elle était troublée par le spectacle de cet homme à la
carrure d'athlète et à la peau de bronze. Il s'arrêta devant elle.
— Ecoute, je me chargerai provisoirement de toutes les dépenses du domaine. Tu es
contente ?
— Pas question ! Pourquoi veux-tu payer tout ça ? Ce n'est pas à toi de...
— Je préfère voir les factures et les régler plutôt que de confier un carnet de chèques à
une femme cupide comme toi. Porca miseria ! Les draps sont encore chauds, et tu essaies
déjà de me soutirer de l'argent !
« Décidément, quoi que je dise, quoi que je fasse, tout se retourne contre moi, pensa la
jeune femme, sidérée. J'ai seulement voulu lui démontrer que je devais retourner
d'urgence au manoir... Et tout de suite, il s'imagine que je n'en veux qu'à son portefeuille !
»
— Eh bien, tu ne perds pas de temps ! s'exclama-t-il avec rage.
— Je t'ai dit que je ne voulais pas de ton...
— Dio mio, si tu crois que je vais te laisser emprunter !
Après avoir prononcé quelques jurons bien sentis en italien, il traversa la pièce en
quelques enjambées et alla s'enfermer dans la salle de bains.
« Oh ! là ! là ! Quel caractère ! » Pensa Darcy. La porte se rouvrit.
— Même au lit, tu ne peux penser qu'à ton sacré manoir ? lança-t-il avant de s'enfermer
de nouveau.
Cette fois, elle soupira d'exaspération.
« Ce qu'il peut être méfiant... Et puis il déforme tout ce qu'on lui dit ! Il cherche des
significations cachées au moindre mot... Il croit qu'on n'en veut qu'à sa fortune ! Ma
parole, il est atteint du délire de la persécution ! »
Elle regarda autour d'elle, cherchant sa valise et le vieux tailleur en tweed qu'elle portait
la veille. Rien... Les sourcils froncés, elle se dirigea vers le dressing-room attenant à la
chambre. D'un côté elle y trouva des vêtements d'homme et de l'autre, d'élégantes tenues
féminines... qui n'étaient certainement pas les siennes !
Après avoir remis son vieux pyjama, elle alla frapper à la porte de la salle de bains. Pas
de réponse... Elle ouvrit et trouva Lucas sous la douche.
— Où sont mes vêtements ?
L'eau cessa de couler, et la porte vitrée coulissa.
— Je les ai jetés, dit-il en secouant ses cheveux mouillés.
— Quoi ?
— Tu ne vas pas regretter ces horribles fringues, quand même ! Et puis comme tu avais
plutôt besoin de leçons pour apprendre à t'habiller...
En voyant l'expression de Darcy, il fit une petite grimace.
— Pardon. Ce n'est pas une chose à dire à une femme... J'ai jugé que ce serait plus
simple de t'offrir une garde-robe complète. Tu trouveras tout ça dans le dressing-room. Il
doit y avoir tout ce qu'il faut.
Les larmes picotèrent les yeux de Darcy. Jamais elle ne s'était sentie aussi mortifiée de
sa vie... Lucas n'avait pas hésité à lui dire qu'elle portait d'horribles fringues !
— Comment peux-tu me traiter ainsi ? s'écria-t-elle dans un sanglot.
— Mais c'est un cadeau ! Une surprise ! Toutes les femmes seraient ravies !
— Tu n'es que... qu'une brute ! s'écria Darcy en courant se réfugier dans le grand lit.
Lucas la rejoignit.
— Ecoute, tu as un visage ravissant, une silhouette de rêve, mais tes vêtements ne te
mettaient guère en valeur.
« Pourquoi me raconte-t-il de pareils mensonges ? s'insurgea-t-elle intérieurement. Je
sais, moi, que je ne suis pas jolie ! »
Furieuse, elle leva la main et le gifla. Aussitôt, elle regretta son geste. Mais il était trop
tard... Avec confusion, elle regarda l'empreinte des cinq doigts de sa main se détacher tout
d'abord en blanc, puis en rouge sur la joue de Lucas.
— Pardon, murmura-t-elle en baissant la tête. Je n'aurais pas dû faire ça... Mais tu
l'avais bien cherché ! Laisse-moi. Va-t'en...
Il secoua la tête.
— Honnêtement, je n'arrive pas à te comprendre.
— Je te déteste ! Ça, tu peux le comprendre, non ?
Profondément blessée, elle se recroquevilla sur elle-même. Quand Lucas voulut lui
prendre la main, elle le repoussa.
— Quand je pense que je t'aimais bien, avant... avant de découvrir qui tu étais !
s'exclama-t-elle avec dégoût. Ah, je suis douée pour juger les hommes !
— Tu as eu tout ce que tu demandais, déclara Lucas avec froideur. Tu voulais un mari,
tu l'as eu. Tu voulais un prêt, je t'ai promis de payer les factures de Fielding's Folly
pendant la durée de notre mariage. Tu n'as plus aucun problème !
Elle lui adressa un coup d'œil méprisant.
— Tu crois qu'on peut m'acheter ?
— Si ce n'était pas le cas, tu ne serais pas dans mon lit en ce moment.
La jeune femme se cacha la tête sous les draps, en proie à un désespoir sans nom.
— Darcy ? fit Lucas quelques minutes plus tard.
Avec effort, elle découvrit son visage. Il se tenait devant elle, vêtu d'un costume gris à la
coupe parfaite. Si beau, si élégant et si sûr de lui qu'elle sentit son cœur manquer un
battement.
— Je n'aurais jamais pensé que les choses allaient se détériorer si vite entre nous, dit-il
d'un ton neutre. Tout devrait être facile, pourtant... Il suffit que chacun y mette un peu du
sien. Si tu me disais bien gentiment qui a acheté l'Adorata, je m'arrangerais pour la
récupérer, et ce problème se trouverait immédiatement résolu. Sinon, nous ne pourrons
jamais faire la paix !
— Je n'ai pas pris ta bague.
— Tu t'entêtes ? Alors c'est l'impasse.
Darcy lui fit face, le visage douloureux.
— Je n'arrive pas à croire que c'est toi que j'ai rencontré il y a trois ans. Tu étais gentil,
chaleureux, sentimental...
— Et stupide, surtout ! coupa-t-il. Tu imagines ? Un homme comme moi qui se fait
rouler par une petite kleptomane comme toi !
Pour la première fois, la jeune femme comprit la rancœur de Lucas. Il avait fait danser
celle qu'il prenait pour une jolie touriste, il l'avait emmenée en gondole, il l'avait courtisée
en grand style... avant de la ramener chez lui pour lui faire passionnément l'amour. Ils
s'étaient endormis dans les bras l'un de l'autre. Et à son réveil, elle avait disparu... ainsi
qu'une bague de prix !
— Lucas, je...
— Tu as été subtile. Mais pas assez quand même...
Après un silence, il enchaîna :
— J'avais vingt-huit ans à l'époque et jamais je n'avais ressenti pour une femme ce que
j'ai alors ressenti pour toi. C'était très spécial...
— Très... très spécial ?
Il laissa échapper un rire sarcastique.
— Tu aurais pu obtenir cent fois, mille fois plus si tu étais restée.
Darcy secoua la tête.
— Cette nuit-là, je jouais à être Cendrillon...
— La vraie Cendrillon avait laissé sa pantoufle de vair derrière elle. Et elle n'avait pas
forcé le coffre-fort du prince !
— Les heures que nous avons passées ensemble étaient... comme en dehors du temps.
Je savais que ce serait vraisemblablement sans suite. Et toi aussi ! D'ailleurs, tu m'avais
dit que nous nous retrouverions le lendemain sur le Ponte délia Guerra, sans avoir la
moindre intention de te rendre à ce rendez-vous !
— Tu te souviens de ça ? demanda Lucas avec surprise.
Elle baissa la tête, s'interdisant de lui avouer qu'elle l'avait attendu pendant des heures
sur le pont, et chercha à changer de conversation. Ce fut alors que les compliments de
Lucas lui revinrent à l'esprit. « Un visage ravissant... Une silhouette de rêve... » Avait-il dit
quelques instants auparavant. Comment pouvait-il la trouver jolie, elle ?
— J'ai les cheveux roux, s'entendit-elle déclarer.
— Pas roux. Acajou... Et ce serait bien s'ils étaient un peu plus longs.
— J'ai le nez retroussé, aussi.
— C'est charmant.
Lucas eut un geste impatient.
— Mais pourquoi ai-je une pareille conversation avec toi ?
Déjà, il était à la porte.
— A tout à l'heure.
Darcy s'étira au milieu du grand lit. « C'est incroyable, il aime mes cheveux, il aime mon
nez... et alors qu'on m'a toujours reproché ma maigreur, lui me trouve mince ! »
Cela lui ouvrit de nouveaux horizons.
« S'il m'a fait l'amour, ce n'est peut-être pas pour se venger, mais parce que je lui plais
physiquement... »
Cette constatation lui mit un peu de baume au cœur.
— Je ne lui en veux plus..., murmura-t-elle en souriant.
Puis elle soupira. Le principal, maintenant, était de mettre la main sur cette fameuse
bague. La plupart de leurs problèmes disparaîtraient alors comme par enchantement...
« Il me restera à lui expliquer que Zia est sa fille... Eh bien, je me demande comment il
prendra une telle révélation ! » De toute manière, il était beaucoup trop tôt pour parler de
cela.
« Tant de choses peuvent se passer en six mois ! A la réflexion, je ne crois pas que je lui
avouerai un jour qu'il est le père de Zia. A quoi bon ? »
Pour le moment, outre l'Adorata, elle devait trouver le moyen de sauver le domaine.
Emprunter à une banque semblait hors de question. Elle ne voulait pas davantage
accepter l'argent de Lucas...
« Il ne me reste plus qu'à mettre quelques-uns des meubles Tudor aux enchères... Mais
jamais je ne pourrai les remplacer ! »
Elle ne voyait cependant pas d'autre solution pour trouver des capitaux.

Une heure plus tard, vêtue d'une robe bleu saphir dont la coupe mettait sa silhouette «
de rêve » en valeur, chaussée d'escarpins dont les talons d'au moins huit centimètres lui
faisaient des jambes interminables, Darcy prit sa fille dans ses bras.
Ce fut à ce moment-là que son regard s'arrêta sur un magazine abandonné dans un
fauteuil par la gouvernante... et que l'inspiration jaillit. Ceux qui réalisaient des
magazines consacrés aux célébrités étaient prêts à payer pour obtenir des photos. Donc
l'épouse de Gianluca Raffacani devait probablement les intéresser.
« Je suis sûre qu'on me donnerait un gros chèque si je me laissais photographier... »
Même si cela ne lui plaisait guère, elle ne pouvait pas se permettre de faire la difficile.
Lucas avait dit que l'infidélité ou la désertion seraient des motifs pour mettre un terme à
leur arrangement marital. Mais il ne lui avait pas interdit de prendre la pose devant des
photographes !
Chapitre 9
Les aboiements des lévriers afghans attirèrent Darcy dans l'immense hall du palais. Elle
y trouva les deux chiens faisant fête à Lucas. La jeune femme, qui croyait son mari
indifférent aux animaux, constata à sa grande surprise qu'il jouait avec eux, distribuant
les caresses avec équité.
Sans remarquer Darcy, Lucas reprit le paquet enrubanné qu'il avait posé sur une
crédence ancienne et gravit l'escalier quatre à quatre. Mais au lieu de s'arrêter à leur
étage, il poursuivit son ascension jusqu'à la nursery.
Lorsque la jeune femme, qui l'avait suivi, y arriva à son tour, Zia était déjà en train de
dénouer les rubans.
— Poupée ! s'écria-t-elle en serrant la boîte contre elle. Jolie poupée !
Lucas avait su trouver exactement le jouet dont la petite fille rêvait : cette poupée qui
faisait l'objet de tant de spots publicitaires à la télévision. Toutes les amies de Zia
possédaient la même, mais, parce qu'elle trouvait que cette poupée ressemblait à Maxie –
et aussi parce qu'elle coûtait très cher –, Darcy avait refusé de l'acheter à sa fille. Et
maintenant, en voyant la joie de l'enfant, elle avait un peu honte.
— Tu veux que je la sorte de sa boîte ? demanda Lucas en s'agenouillant près de la petite
fille.
Pas plus que Zia, il n'avait remarqué la présence de Darcy. Stupéfaite de voir père et fille
si bien s'entendre, alors qu'elle les pensait ennemis jurés, la jeune femme ne songeait pas
à se manifester. Et lorsque Lucas se retourna et l'aperçut, elle rougit, comme prise en
faute.
— As-tu dit merci, Zia ? demanda-t-elle.
— Merci, Lucas !
Avec enthousiasme, la petite fille déposa un gros baiser sur la joue de son père. Ce
dernier adressa un sourire amusé à Darcy.
— On avait pris un mauvais départ, tous les deux. Un petit cadeau a arrangé les choses...
— C'est gentil de ta part, fit Darcy d'un ton neutre.
— Je peux être très gentil, cara mia.
Leurs yeux se rencontrèrent, s'accrochèrent... Soudain intensément troublée, la jeune
femme retint sa respiration. Heureusement, Zia créa une diversion en venant présenter sa
nouvelle poupée à sa mère.
— Il va falloir lui trouver un nom, murmura Darcy.
Lucas consulta sa montre.
— Laisse ta fille y réfléchir, car nous n'avons pas le temps de nous occuper de cela
maintenant : ma sœur doit venir dîner. Il faut que je descende prendre une douche et me
changer... Bonne nuit, Zia !
— Bonne nuit, Lucas ! Merci ! s'écria joyeusement Zia en agitant la main.
Il sourit.
— Quand elle est de bonne humeur, elle est adorable. Je n'ai jamais été très proche de
ma sœur et je le regrette. Il faut dire qu'il y avait entre nous une différence d'âge assez
importante. Douze ans, ça compte ! Et puis à l'époque où Ilaria avait l'âge de Zia, j'étais en
pension...
Darcy alla mettre sa fille au lit – avec la poupée qui n'avait pas encore de nom – et lui
lut une histoire.
— Dors bien, ma chérie, dit-elle en l'embrassant avant d'éteindre la lumière et de
rejoindre Lucas au premier étage.

Son mari, qui s'était contenté d'ôter sa veste et sa cravate, posa son téléphone mobile
sur une commode en la voyant entrer.
— Tu es superbe dans cette robe ! Et tu sais pourquoi ? Parce qu'elle est à ta taille, tout
simplement ! Pour une fois, tu ne portes pas quelque chose de trop long ou de trop large.
— Margo disait qu'il fallait cacher mes imperfections.
— Tu n'en as pas une seule. Tes proportions sont parfaites.
Margo et Nina, qui étaient toutes deux de grandes blondes sculpturales, considéraient
avec mépris le mètre soixante-deux de Darcy, et avec horreur sa tignasse rousse qu'elles
conseillaient d'atténuer avec du gris ou du beige.
Aussi, Darcy, qui ne cessait d'établir des comparaisons peu flatteuses entre elle et les
deux femmes, avait bien vite perdu le peu de confiance qu'elle avait en elle. Et
maintenant, sous le regard admiratif de Lucas, elle se sentait aussi séduisante que
féminine.
« Ne nous emballons pas ! Honnêtement, on ne peut pas dire que je sois une femme
superbe... Mais si je le suis à ses yeux, n'est-ce pas le principal ? »
Se sentant soudain très sûre d'elle, elle se redressa fièrement. Et quand les yeux de
Lucas se posèrent sur les petits seins haut perchés qu'elle avait fait saillir
inconsciemment, le désir l'envahit, fulgurant.
— Lucas...
Une fraction de seconde plus tard, elle était dans ses bras. Qui avait fait le premier geste
? Elle aurait été bien incapable de le dire ! Leurs lèvres se rencontrèrent tandis que leurs
mains s'égaraient dans des caresses de plus en plus précises, de plus en plus osées...
— Je n'aurais pas dû te quitter ce matin..., murmura Lucas en la contemplant avec
passion. J'ai été d'une humeur de dogue toute la journée. Je te veux... Oh, si tu savais à
quel point je te veux !
— Moi aussi, je te veux.
Ils tombèrent ensemble sur le grand lit, tout en se débarrassant fiévreusement de leurs
vêtements.
— Tu es magnifique, bella mia... Comment as-tu jamais pu en douter ?
Elle lui ouvrit ses bras.
— Prends-moi...
Leurs cœurs battaient follement l'un contre l'autre et ensemble, ils atteignirent l'extase
dans un même cri.
— Ce... c'était merveilleux, fît Lucas en s'efforçant de reprendre son souffle. Le paradis,
cara mia...
— Le paradis, fit-elle en écho.
Mais la réalité reprit bien vite le dessus.
— A quelle heure attends-tu ta sœur ?
Lucas sursauta et jeta un coup d'œil au réveil.
— Porca miseria ! Ilaria va arriver d'une minute à l'autre !
La jeune femme s'étira paresseusement pendant qu'il sautait hors du lit. Elle se sentait
rayonnante, vibrante de vie, de chaleur...
— Darcy, dépêche-toi ! s'exclama Lucas. Viens prendre ta douche avec moi.
— Mes cheveux ne seront jamais secs à temps !
— Qu'est-ce que ça peut faire ?
Elle le suivit dans la salle de bains et, sans hésiter, entra dans la douche avec lui, tout en
se demandant pourquoi elle se sentait aussi heureuse.
— Tes yeux sont aussi étincelants que... que des émeraudes, dit Lucas en l'embrassant
sous la cascade d'eau tiède.
Elle se lova sensuellement contre lui.
— Des yeux d'émeraude ? C'est une jolie image.
Lucas releva la tête en fronçant les sourcils.
— Tu prends la pilule, j'espère !
— Non.
— Je n'ai pas pensé à... Santo cielo, quel idiot !
Darcy s'était raidie, se fustigeant intérieurement d'avoir été aussi inconsciente.
« L'expérience ne m'a donc rien appris ? La première fois que j'ai fait l'amour, Zia a été
conçue... »
Elle se détourna, gênée, avant d'essayer de le tranquilliser.
— Il n'y a pas beaucoup de risque...
— Tu dois le savoir mieux que moi.
En quoi il se trompait. Darcy, qui n'avait jamais prêté beaucoup d'importance aux dates,
ignorait complètement où elle en était de son cycle.
« Si j'attends un autre bébé... »
Curieusement, cette éventualité ne l'affola pas du tout. Levant les yeux vers Lucas, elle
imagina un petit garçon brun et malicieux. Une version masculine de Zia... Et un grand
sourire lui vint aux lèvres. Presque aussitôt, son sourire disparut.
« Comment puis-je être aussi heureuse en évoquant une pareille perspective ?» se
demanda-t-elle avec stupeur. A la pensée qu'elle pût être tombée amoureuse de Lucas,
elle se mit à pâlir.
— Pourquoi fais-tu une tête pareille ? interrogea ce dernier.
— Pour rien...
Elle sortit de la douche, s'empara d'une serviette et alla se réfugier dans le dressing-
room pour s'essuyer.
« Je ne vais pas tomber amoureuse de lui ! » se dit-elle avec effarement.
Puis, elle se raisonna. Le hasard voulait que Lucas la trouve séduisante et qu'ils
s'entendent merveilleusement bien sur le plan sexuel. Cela n'irait jamais plus loin ! Elle
ne pouvait pas s'attendre à ce que le mari qu'elle avait recruté par petites annonces, le
mari dont elle divorcerait au bout de six mois, s'intéresse sérieusement à elle !
— Parle-moi de ta sœur, demanda Darcy en descendant l'escalier. Ça paraîtrait bizarre
que je ne sache rien d'elle.
Sous son élégante robe noire signée de l'un des meilleurs couturiers italiens, elle portait
des sous-vêtements arachnéens de soie comme jamais elle n'aurait rêvé en avoir un jour.
Elle avait réussi à discipliner ses boucles folles tant bien que mal et, en guise de
maquillage, s'était contentée de passer un bâton de rouge sur ses lèvres.
— Quand nos parents sont morts dans un accident d'avion, je n'avais que dix-neuf ans.
C'est tante Emilia, une veuve sans enfants, qui est devenue la tutrice d'Ilaria.
Malheureusement elle s'est montrée trop possessive, et j'ai eu beaucoup de mal à garder
un contact quelconque avec ma sœur.
— Quel dommage ! C'était très égoïste de la part de ta tante d'agir ainsi.
— Mes études terminées, j'ai pris la direction de l'affaire familiale. J'étais prêt à aider
tante Emilia à élever Ilaria, mais elle a refusé. C'est alors que je me suis rendu compte –
trop tard, hélas ! – qu'elle avait gâté outrageusement ma sœur, ne lui refusant jamais
rien. Les années ont passé. A quinze, seize ans, Ilaria était franchement impossible.
Emilia a pris cela pour de l'ingratitude... Et puis elle commençait à en avoir assez de jouer
à la mère de famille – surtout dans de telles conditions. Elle m'a demandé de me charger
d'Ilaria... et quinze jours plus tard, elle est allée s'installer à New York.
— Comment ta sœur a-t-elle pris cela ?
— Elle a été bouleversée par ce qu'elle considérait être un abandon. Puis, comme si
j'étais responsable, elle s'est retournée contre moi ! Nous avons vécu des moments assez
difficiles.
— Je m'en doute. Quel âge a-t-elle maintenant ?
— Vingt ans. A dix-huit ans, elle a insisté pour avoir son propre appartement... Nous ne
nous voyons pas très souvent.
Darcy posa la main sur le bras de Lucas dans un geste compatissant.
— J'ai souvent noté que les blessures qui marquent le plus sont infligées dans le cercle
familial. Nous sommes tellement plus vulnérables quand ce sont des proches qui nous
font mal !
— Tu penses à ton père en parlant ainsi ?
Elle soupira.
— J'ai fait tout ce que j'ai pu pour qu'il soit fier de moi, pour gagner son affection, son
respect...
— Tout le monde est comme ça avec ses parents !
Lucas fixa avec insistance la main que Darcy avait laissée sur sa manche. Elle
s'empressa de laisser retomber son bras, non sans être secrètement blessée de voir qu'en
dehors de leurs ébats amoureux, tout geste de complicité ou d'intimité de sa part le
contrariait.
— J'essayais d'atteindre un but impossible, reprit-elle. Mon père voulait un garçon, et
j'avais beau me plier en quatre, je ne pouvais pas en devenir un ! Je le savais, et pourtant
je continuais à essayer...
Lucas lui saisit le poignet sans la moindre douceur.
— Est-ce pour cela que tu as pris l'Adorata ? Tu as dit à ton père que tu l'avais trouvée
dans un coin du grenier ou au fond d'un tiroir ? Et grâce à ce petit tour de passe-passe, il a
pu obtenir une jolie somme !
La jeune femme se dégagea avec brusquerie. Une fois de plus, elle avait oublié l'obstacle
qui les opposait. Une fois de plus, avec candeur, elle s'était livrée à lui...
— Ton père avait la réputation d'être un homme très intègre, reprit Lucas. Que lui as-tu
raconté pour qu'il te croie quand tu lui as apporté un pareil joyau ?
Elle n'eut pas le temps de répondre, car la porte de la salle à manger venait de s'ouvrir
sur une jeune fille aux longs cheveux noirs. Elle était ravissante en dépit de son
expression boudeuse.
— Tu crois que je vais t'attendre toute la nuit ? lança-t-elle en anglais, par égard pour
Darcy.
Sans la moindre aménité, elle poursuivit :
— Je me demande pourquoi tu m'as invitée à dîner ! Tu n'étais même pas là pour
m'accueillir !
— Pardon, je suis rentré en retard du bureau. Je voulais que tu fasses la connaissance
de Darcy.
— Pourquoi seulement aujourd'hui ? Pourquoi pas avant le mariage ?
— J'ai laissé plusieurs messages sur ton répondeur. Tu n'as jamais répondu.
Lucas ouvrit la porte d'une salle à manger monumentale. De nombreuses bougies
fichées dans plusieurs chandeliers d'argent éclairaient cette vaste pièce au plafond en
ogive. Darcy s'assit à la place que lui indiquait Lucas.
— Pourquoi vous êtes-vous mariés si vite ? demanda Ilaria d'un ton agressif. Elle est
enceinte ?
Darcy se raidit pendant que Lucas réprimandait sa sœur en italien. Voyant Ilaria rougir,
la jeune femme tenta de l'aider.
— Nous nous sommes mariés dans la plus stricte intimité parce que mon père était
mort récemment, expliqua-t-elle. Je reconnais que nous avons agi de manière assez
impulsive...
Ilaria se mit à ricaner.
— Lucas ? Agir de manière impulsive ? Je voudrais bien voir ça ! Il ne fait jamais rien
sans calculer !
— Cette fois, pourtant, il a agi très vite. Mais j'admets que c'était un peu égoïste de notre
part de nous précipiter ainsi, sans même prévenir nos familles...
— La vôtre n'était pas au courant non plus ?
— Non.
— Où vous êtes-vous rencontrés ? Quand ?
Darcy jugea qu'il était préférable de dire la vérité. Sans laisser à Lucas le temps d'ouvrir
la bouche, elle déclara :
— C'était il y a trois ans, à un bal masqué, ici même.
Lucas lui adressa un coup d'œil exaspéré. Quant à Ilaria, soudain devenue d'une pâleur
de cire, elle fixait Darcy d'un air horrifié. La jeune femme mit sa main devant sa bouche.
— J'ai l'impression de... euh, de...
— D'avoir mis les pieds dans le plat, oui ! coupa Lucas.
Darcy comprenait – trop tard, hélas ! – que sa belle-sœur était au courant du vol.
Ilaria se leva d'un bond et recula vers la porte en balbutiant des mots
incompréhensibles. Elle semblait terrorisée. Lucas la rejoignit et voulut la prendre par les
épaules, mais elle se dégagea avec brusquerie et se mit à parler très vite en italien. Puis
elle se sauva à toutes jambes...
Lucas demeurait figé sur place pendant qu'on entendait Ilaria pleurer et crier dans le
hall, en proie à une véritable crise d'hystérie.
— Mais que se passe-t-il, à la fin ? demanda Darcy.
Il se tourna vers elle et la fixa d'un air égaré.
— Elle a dit... elle... elle dit que... que c'est elle qui a volé l'Adorata.
Après être restée un instant sous le choc de cette révélation, Darcy, prise de
compassion, vola au secours de la jeune fille.
Assise sur la première marche du grand escalier, Ilaria sanglotait désespérément.
Lorsque Darcy voulut la prendre dans ses bras pour l'apaiser, elle la repoussa. Il en fallait
plus pour décourager la jeune femme.
Prenant Ilaria par la main, elle l'entraîna d'autorité dans le salon tandis que Lucas allait
fermer au nez d'une femme de chambre trop curieuse la porte menant vers les communs.
Darcy fit asseoir sa belle-sœur sur un canapé et prit place à côté d'elle.
— Laissez-moi ! s'écria Ilaria en la repoussant. Je voudrais mourir !
— Ne dites pas de bêtises. Vous êtes bouleversée et...
— Jamais Lucas ne me pardonnera !
En proie à une nouvelle crise de larmes, Ilaria s'effondra. Comprenant qu'il valait mieux
la laisser pleurer tout son soûl, Darcy ne chercha pas à la calmer. Lorsque Lucas les
rejoignit, elle se leva.
— Je vous laisse vous expliquer...
Ilaria la saisit par le poignet.
— Ne partez pas, je vous en supplie !
— Il vaut mieux que tu restes, en effet, renchérit Lucas. Sinon je serais capable de
l'étrangler.
La jeune femme haussa les épaules.
— Vous ne valez pas mieux l'un que l'autre. Si tu crois que tu obtiendras quelque chose
d'elle en lui parlant comme ça !
— Je sais comment il faut la traiter, déclara Lucas d'un air sombre.
Ilaria joignit les mains.
— Je suis désolée ! Je t'assure, Lucas... Je suis vraiment désolée. J'ai paniqué quand j'ai
compris que Darcy était la femme qui était avec toi la nuit du bal masqué... J'ai cru que tu
avais deviné que j'étais coupable, et que tu m'avais fait venir pour m'obliger à avouer ce
que j'avais fait.
— Votre frère ne se comporterait jamais ainsi, assura Darcy avec calme.
Lucas lui adressa un coup d'œil étonné avant de redonner toute son attention à sa sœur.
— Ça s'est passé comment ? Raconte !
— Tu n'étais pas censé aller à l'appartement cette nuit-là puisque c'était la nuit du bal.
Ilaria s'essuya les yeux à l'aide du mouchoir en papier que lui avait donné Darcy avant
de poursuivre :
— Tu avais dit que... que tu ne me verserais plus d'argent tant que je ne me
comporterais pas mieux. Tu m'avais même interdit de revoir Pietro ! J'étais furieuse. Je
voulais m'enfuir avec Pietro, mais je ne pouvais pas partir sans un sou.
— Tu n'avais que dix-sept ans à l'époque. Il fallait bien que je veille sur toi ! Et ce Pietro
m'avait tout l'air d'un homme intéressé.
La flèche avait porté. Ilaria se remit à pleurer.
— Laisse-la donc raconter son histoire ! s'exclama Darcy.
— Je... j'avais une clé de l'appartement, reprit Ilaria. Je connaissais tous les codes –
même celui du coffre-fort.
— Même celui du coffre-fort ? répéta Lucas avec incrédulité. Comment est-ce possible ?
— Un jour, je t'ai vu l'ouvrir. J'ai mémorisé tous les chiffres... Je pensais qu'il y avait de
l'argent dedans.
— Ce soir-là, justement, il n'y en avait pas !
— Non. Mais il y avait l'Adorata... J'étais folle de rage, je me suis dit que j'y avais droit
tout autant que toi. Mais quand je l'ai apportée à Pietro, il m'a envoyée promener en me
disant qu'il allait avoir tous les policiers d'Italie aux trousses s'il essayait de vendre une
pièce d'orfèvrerie aussi connue.
Elle soupira avant d'enchaîner :
— J'avais l'intention de remettre la bague dans le coffre le lendemain matin...
— C'était la seule chose à faire, approuva Darcy.
Un sanglot secoua la jeune fille.
— Mais quand je suis arrivée, il était trop tard ! Lucas avait découvert que l'Adorata
n'était plus là !
— Qu'en as-tu fait ?
— Elle est dans mon coffre en banque avec les bijoux de maman.
Lucas ferma les yeux.
— Porca miseria..., murmura-t-il. Pendant toutes ces années, tu m'as laissé croire que...
— Si tu avais appelé la police, j'aurais dit que je l'avais, marmonna Ilaria. Et puis quand
j'ai compris que pour toi, la coupable était la fille avec laquelle tu avais passé la nuit... je
n'ai pas bougé.
Elle adressa un regard embarrassé à Darcy.
— Pour moi, vous n'étiez pas une vraie personne à ce moment-là. Je préférais que Lucas
vous accuse au lieu de me soupçonner.
Darcy contempla le tapis d'Aubusson sans mot dire. Elle imaginait sans peine l'opinion
qu'une adolescente de dix-sept ans pouvait avoir de la femme qui avait sauté dans le lit de
son frère le soir même de leur première rencontre ! Soudain, elle se leva.
— Maintenant que toute l'histoire est tirée au clair, je vous laisse. Vous avez besoin de
mettre les choses au point tranquillement ensemble, et ma présence vous gênerait.
Cette fois, pas plus Lucas qu'Ilaria ne cherchèrent à la retenir.
« Pauvre Lucas ! pensa-t-elle en traversant le hall. Et pauvre Ilaria, aussi... Cela n'a pas
dû être facile de vivre avec un pareil secret ! Je comprends pourquoi elle évitait son frère
le plus possible. »
Puis à la pensée que Lucas, à présent, allait devoir lui présenter ses plus plates excuses,
un sourire de jubilation lui vint aux lèvres.
Comme par miracle, son appétit était revenu, et elle retourna dans la salle à manger.
Tout en savourant les médaillons de langouste qui étaient dans son assiette, elle se dit,
magnanime : « Non, je ne veux pas qu'il rampe plus bas que terre ! Il a déjà assez de
soucis avec Ilaria... Comment aurait-il pu imaginer que la coupable n'était qu'une gamine
de dix-sept ans? »

La jeune femme en était au plat principal quand Lucas parut.


— Santo cielo ! Comment peux-tu manger à un moment pareil ? s'exclama-t-il avec
incrédulité.
— J'avais faim. Je suis d'une nature assez terre à terre, tu sais. Comment va Ilaria ?
— Elle va dormir ici ce soir.
Le visage ravagé, Lucas commença :
— Ecoute, je suis navré de... euh...
— De quoi ?
— Tu n'es pas furieuse contre Ilaria ?
— Bien sûr que non !
Pour la première fois de sa vie, Darcy tenta de faire preuve de tact.
— Il faut essayer de la comprendre. Elle est dans un état terrible, la pauvre... Entre
nous, je ne la trouve pas très mûre pour son âge. Elle est trop nerveuse, trop émotive...
— Alors c'est contre moi que tu es furieuse ?
— Plus maintenant. Mais j'avoue que je l'étais quand cette idiotie a commencé.
— Cette... idiotie ?
La jeune femme se leva. Si elle s'était écoutée, elle serait allée prendre Lucas dans ses
bras... Mais il paraissait si lointain, si froid qu'elle craignit de se voir repoussée. Gianluca
Raffacani n'était pas homme à accepter le moindre geste de compassion.
— Moi, je savais bien que je n'avais pas pris cette fameuse bague, Lucas. Je suis
contente que tout se soit éclairci. Etant donné les circonstances, je comprends que tu
m'aies accusée du vol... Après tout, tu ne me connaissais pas !
— C'est vrai, je ne te connaissais pas..., murmura-t-il, tête basse.
De nouveau, Darcy eut envie de le réconforter – exactement comme elle consolait Zia
quand celle-ci faisait une chute et s'écorchait les genoux. De nouveau, elle y renonça,
certaine que son mari était trop orgueilleux pour accepter d'être pris en pitié.
— On discutera plus tard, reprit Lucas. Pour le moment, tu as surtout besoin d'être
seule.
« C'est lui qui a besoin d'être seul », songea Darcy avant d'être submergée par le
désespoir à la pensée qu'il ne voulait plus d'elle.

Au douzième coup, Darcy se leva. Elle avait décidé de rester dans le salon jusqu'à
minuit, espérant contre toute attente que Lucas l'y rejoindrait.
Juste au moment où elle s'apprêtait à sortir, il arriva.
— Tu veux boire quelque chose ? demanda-t-il.
— Un cognac, volontiers.
Elle le suivit des yeux pendant qu'il se dirigeait d'un pas vif vers l'étonnant meuble
oriental rouge et or transformé en bar. Il n'avait plus du tout l'air accablé, ce qui ne
surprit guère la jeune femme.
« C'est un dur ! Il résiste à tout. Il en faudrait beaucoup plus pour l'abattre longtemps !
se dit-elle avant de soupirer profondément, oppressée par l'impression d'être née sous
une bien mauvaise étoile. En tout cas, les choses ne se sont pas arrangées malgré l'aveu
d'Ilaria. C'est trop cruel... Lucas doit se juger très durement, et après cela, jamais il ne
pensera à moi sans se sentir mal à l'aise. En fin de compte, je ne lui ai apporté que des
ennuis ! »
— J'ai réfléchi..., commença Lucas en lui tendant un verre de cognac en cristal taillé.
Le ton n'augurant rien de bon, Darcy se prépara au pire en avalant son cognac d'un trait.
— Tu as dû trouver ces derniers jours assez pénibles..., reprit-il sans la regarder. Je n'ai
aucune excuse. Aucune ! Il faut seulement que tu saches que, depuis le moment où j'ai
cru que tu t'étais enfuie avec l'Adorata, je n'ai pensé qu'à te retrouver et à me venger.
— Il est certain que toutes les apparences étaient contre moi. Et tu n'aimes pas qu'on te
prenne pour un imbécile.
— Non. Me faire avoir par une petite kleptomane... c'était une nouvelle expérience, je
t'assure ! Mais j'étais prêt à tout pour atteindre mon objectif.
— C'est-à-dire la vengeance.
— La vengeance, exactement. Si Ilaria n'avait pas tout avoué ce soir, j'aurais continué à
te croire coupable. Et comme tu aurais été dans l'impossibilité de me rendre l'Adorata, je
t'aurais dépouillée de tout ce que tu possédais. Jusqu'à Fielding's Folly !
La jeune femme devint très pâle.
— Tu n'aurais pas fait ça !
— Oh, si ! Tu es généreuse et compréhensive... et moi tout le contraire : méfiant et
vindicatif. Le jour de notre mariage, j'étais déjà maître du domaine.
— Co... comment cela ?
Lucas sortit un document plié de la poche de sa veste.
— J'ai racheté l'hypothèque que ton père avait négociée auprès de sa compagnie
d'assurances. Tu es en retard sur le paiement des intérêts, et j'aurais pu décider à
n'importe quel moment de mettre le domaine aux enchères. C'aurait été aussi facile que
de prendre une sucette à Zia.
— Tu... tu as racheté l'hypothèque ? répéta Darcy avec horreur.
Il pâlit en protestant mollement.
— Je n'étais pas obligé de te le dire...
La jeune femme baissa la tête.
— Je... j'aurais préféré ne pas savoir que... que tu pouvais descendre si bas.
— Je ne sais pas ce qui m'a pris. J'étais assoiffé de vengeance, j'étais comme fou ! Mon
orgueil ne pouvait pas accepter que tu te sois ainsi jouée de moi. J'ai envoyé des
détectives à ta recherche. Je voulais te faire mordre la poussière... et c'est dans cet état
d'esprit que j'ai répondu à ta petite annonce.
Au prix d'un visible effort, il ajouta :
— Quand je me remémore tout ça, j'ai honte de moi. Surtout quand je pense combien tu
t'es montrée courageuse – en dépit de tout !
Darcy avait l'impression de mourir petit à petit... Et elle comprenait pourquoi. Car elle
ne se cachait plus la réalité : elle était tombée amoureuse de Lucas. Elle l'aimait de tout
son cœur, de toute son âme et de tout son corps. Et c'était à cause de cela qu'elle souffrait
tant d'apprendre que seule la vengeance l'avait motivé.
— Je te dois des excuses, reprit-il. Beaucoup, beaucoup d'excuses...
— Je te déteste !
Et en cet instant, c'était la vérité. Elle le détestait parce qu'il ne l'aimait pas... Elle le
détestait parce qu'il l'avait traitée avec un mépris total. Et elle le détestait parce qu'elle
allait devoir – une nouvelle fois ! – tenter de l'oublier.
— Je veux retourner chez moi, s'entendit-elle déclarer d'une voix sans timbre.
— Le jet est à ta disposition. Quand veux-tu partir ?
— Maintenant.
— Tu ne vas pas tirer Zia du lit en pleine nuit !
Lucas se mit à faire les cent pas avec agitation.
— Ne reste pas aussi calme, je t'en supplie ! J'aimerais mieux que tu cries, que tu me
frappes, même... D'ordinaire, tu es tout feu, tout flamme ! Je ne sais pas comment te
traiter quand tu as cette attitude résignée.
— Je partirai demain matin.
Lorsque Lucas voulut prendre les mains crispées de la jeune femme dans les siennes,
elle recula d'un bond.
— Ne me touche pas !
Il jura entre ses dents avant de demander :
— Quand veux-tu que je te rejoigne au manoir ?
Désorientée par cette question inattendue, Darcy lui adressa un coup d'œil incrédule.
— Tu es obligée de me supporter pendant six mois si tu veux toucher ton héritage, lui
rappela Lucas. Tu n'as quand même pas oublié ça ! Ne t'inquiète pas, je respecterai
l'engagement que j'ai pris, assura-t-il. Quoi qu'il arrive, je ne te laisserai pas tomber.
La jeune femme se prit la tête entre les mains.
— Je n'en peux plus !
— Je t'ai demandé pardon...
— Tu es incapable d'avoir du remords ! Tu es calculateur, sournois... Je ne peux pas
supporter les gens comme ça ! Rien de ce qui est beau dans la vie ne t'intéresse. Tu ne
veux que du sexe et de l'argent.
Deux taches couleur brique marquèrent les pommettes de Lucas.
— Il y a une troisième chose qui m'intéresse bien davantage.
— Ah oui ! ricana-t-elle. J'oubliais ton esprit de vengeance. Seigneur, je devrais être
flattée de tout le mal que tu t'es donné ! La bague valait-elle autant d'efforts ?
— Non, fit Lucas d'un air morne.
— Tu sais ce qu'il y a de plus drôle dans toute l'histoire ? demanda Darcy en le fixant de
ses yeux agrandis de douleur. Après t'avoir quitté, cette nuit-là à Venise, je me suis rendu
compte que j'étais amoureuse de toi, que je ne pouvais pas vivre sans toi...
De nouveau, son rire hystérique retentit.
— J'ai voulu retourner à l'appartement... mais je me suis perdue et je ne l'ai jamais
retrouvé. Heureusement que je ne me suis pas présentée à la porte, la bouche en cœur !
Tu aurais aussitôt appelé la police ! Je serais probablement encore en train de moisir en
prison...
Lucas paraissait transformé en statue.
— Es-tu... es-tu allée sur le Ponte délia Guerra ? balbutia-t-il.
— Oui. Pendant que tu trépignais de rage devant ton coffre-fort vide, moi je t'ai attendu
durant des heures sur le pont ! lança la jeune femme en se dirigeant vers la porte.
Avant de l'ouvrir, elle se retourna.
— J'aime autant que tu ne viennes pas à Fielding's Folly avant plusieurs semaines.
— Les gens vont trouver bizarre de ne pas me voir près de toi. Nous venons de nous
marier...
— Ils trouveront déjà bizarre que notre lune de miel n'ait pas duré plus de trois jours.
Quand tu viendras au manoir, tout le monde s'apercevra vite que notre mariage bat de
l'aile... si bien que le jour où nous annoncerons notre divorce, personne ne sera surpris.
Chapitre 10
Un peu honteuse, Darcy referma le magazine sur papier glacé dans lequel venait d'être
publiée l'interview qu'elle avait donnée. L'illusion était parfaite. Elle avait su répondre aux
questions du journaliste avec l'enthousiasme voulu, et sur les photos comme dans
l'article, elle donnait l'impression d'être la plus heureuse des jeunes mariées !
« Heureusement que Lucas n'aura pas l'occasion d'en prendre connaissance ! pensa-t-
elle. Il est toujours en Italie, et de toute manière, les hommes ne lisent pas ce genre de
publication. »
Le chèque qu'elle avait touché en échange du récit idyllique de son merveilleux mariage
valait bien quelques mensonges ! Grâce à cette somme, elle allait pouvoir payer les
intérêts de l'hypothèque, régler quelques factures et faire réviser sa vieille Land Rover.
Il y avait maintenant deux semaines qu'elle avait quitté Venise. Chaque jour, chaque
heure lui semblaient une éternité... L'image de Lucas la hantait jour et nuit, et elle avait
honte de penser sans cesse à un homme qui ne lui avait fait que du mal.
Celui qui était encore son mari avait tenu à la conduire à l'aéroport. Quand elle avait
compris qu'il ne les accompagnerait pas, Zia avait fondu en larmes. Lucas avait alors pris
l'enfant dans ses bras, et, en voyant leurs têtes brunes si semblables, Darcy avait bien
failli éclater en sanglots, elle aussi. La ressemblance entre le père et la fille était si
frappante !...
« Un jour, Zia me demandera qui est son père... Et que lui répondrai-je? »

Richard avait téléphoné à la jeune femme pour lui dire qu'il viendrait passer le week-
end à Fielding's Folly en compagnie de sa dernière petite amie en date. Assez contente
d'avoir un peu de compagnie – au moins, cela lui éviterait de trop penser à Lucas –, Darcy
se réjouissait de cette visite.
Mais alors qu'elle s'apprêtait à partir avec Zia, dans le courant de l'après-midi, Richard
arriva – seul.
— Tu sors ? demanda-t-il. Dans ce cas, il ne me reste plus qu'à noyer mon chagrin dans
l'alcool. Vanessa vient de rompre.
« Une de plus ! » faillit s'exclamer Darcy.
Elle se contenta de lui tapoter l'épaule fraternellement. Richard était son meilleur ami,
le grand frère qu'elle avait toujours rêvé d'avoir... Mais le pauvre n'avait pas de chance
avec les femmes !
Il était attiré par les grandes blondes style mannequin... et assez séduisant et fortuné
pour qu'elles s'intéressent à lui. Malheureusement, cela ne durait jamais longtemps pour
la bonne raison qu'il détestait sortir... Il ne vivait que pour son haras, et donc désespérait
de rencontrer la superbe blonde qui rêverait de passer toute son existence à la campagne
au milieu des chiens et des chevaux...
— Je suis désolée, Richard, mais Zia a été invitée à un goûter. Nous serons absentes au
moins trois heures...
— Tu aurais pu me prévenir !
— Comme je pensais que tu serais accompagné, je n'ai pas jugé cela nécessaire. Tu n'as
qu'à passer un coup de fil à Karen ! Je suis sûre qu'elle sera ravie de te voir.
— Dommage qu'elle ne soit pas blonde...
Il sortit une bouteille de whisky de sa poche et but quelques gorgées au goulot. Darcy
fronça les sourcils.
— Tu ne vas pas te soûler à cause d'une femme comme Vanessa !
— J'aurais dû agir proprement et t'épouser. Peut-être qu'on serait très heureux, tous les
deux.
Darcy toussota. Elle n'avait pas encore annoncé à Richard qu'elle s'était mariée... et il
allait bien falloir qu'elle le fasse !
— Ne touche plus à ce whisky ! s'écria-t-elle. Va plutôt voir Karen !
— Pour lui raconter qu'on vient encore une fois de me laisser tomber et l'entendre rire
comme une folle ?
Darcy alla téléphoner à son amie avant de partir avec Zia.
— Karen ? Richard vient d'arriver au manoir... C'est fini avec Vanessa.
En entendant Karen pouffer, Darcy s'écria :
— Tu trouves ça drôle ?
— Plutôt !
— Bon ! Eh bien maintenant que tu as surmonté ton accès d'hilarité, je compte sur ta
gentillesse. Si Richard te rend visite pour te raconter ses malheurs, ne le tourne pas en
ridicule, s'il te plaît.

Lorsque Darcy regagna le manoir, il était plus de 19 heures. Après avoir joué et mangé
des gâteaux tout l'après-midi, Zia ne demandait plus qu'une chose : se mettre au lit.
Quant à Richard, il s'était écroulé sur un canapé du salon. Darcy avisa la bouteille de
whisky sérieusement entamée.
— Ça va si mal que ça ?
Il entrouvrit un œil injecté de sang.
— Ouais, ça va mal..., fit-il d'une voix pâteuse.
Partagée entre la pitié et l'irritation, Darcy se demanda si elle devait le gronder ou
compatir.
« Je n'ai jamais vu personne dans un état pareil et n'ai aucune idée de la manière dont il
faut réagir. »
Laissant Richard terminer sa bouteille, elle alla donner un bain à Zia puis la mit au lit et
commença à lui lire une histoire. Mais la petite fille s'endormit dès les premières phrases.
D'un air soucieux, Darcy caressa les boucles sombres de sa fille.
« Il faut que je dise la vérité à Lucas. Sinon, dans quelques années, tu me reprocheras
amèrement de m'être tue... »
Elle descendit retrouver Richard qui s'était endormi. Après avoir caché la bouteille
presque vide, elle le secoua.
— C'est l'heure d'aller au lit ! Lève-toi, Richard !
Il se mit debout péniblement.
— Mais il... il fait encore jour, bredouilla-t-il en titubant.
Tout en le poussant en direction de l'escalier, Darcy lança :
— Tu as de la chance que Karen ne soit pas là. Son ex-mari buvait, c'est pour ça qu'elle a
divorcé.
Richard parut terrifié.
— Elle... elle ne va pas venir ?
— Non, non... Allons, viens ! J'espère que tu pourras monter l'escalier...
Péniblement, ils venaient d'arriver dans la chambre que Darcy avait préparée à
l'intention du couple. Richard ne se fit pas prier pour s'écrouler sur le lit.
— Je... j'ai vu ton mari. De... depuis quand as-tu un mari ?
Darcy se raidit.
— Mon... mon mari ? murmura-t-elle, se demandant si elle avait bien entendu.
Richard lui saisit la main.
— Pas très aimable, ton... ton mari. Il m'a sauté dessus... Dans le fond, heureusement
que je suis tombé... Il a dit qu'il ne se battait pas avec des ivrognes, sinon tu m'aurais
retrouvé dans un piteux état...
« Il a des hallucinations ! » pensa la jeune femme.
A ce moment-là, la silhouette de Lucas s'encadra sur le seuil.
— Comme c'est touchant !
Darcy dégagea sa main tout en se retournant brusquement.
— Toi !
Après avoir donné son bain à Zia, la jeune femme avait enfilé une robe d'été en
cotonnade passée. Elle eut soudain honte d'être habillée avec si peu de soin. Vêtu d'un
costume sombre à fines rayures, Lucas était, lui, plus séduisant que jamais.
Il croisa les bras, les yeux étincelants.
— Carlton ne va pas passer la nuit ici ! Pas question !
Richard entrouvrit les yeux.
— C'est... c'est lui. Il... il a voulu me... me casser la figure.
— Tais-toi, Richard ! s'exclama Darcy avec impatience. Dors !
— S'il reste, moi je pars, déclara Lucas.
La jeune femme leva les yeux au ciel.
— Ne sois pas stupide !
Lucas tourna les talons.
— Où vas-tu ? cria Darcy.
— Je m'en vais. Per amor di Dio... Si tu crois que je vais rester sous le même toit que
ton amant !
— Richard, mon amant ? répéta-t-elle, éberluée. Ça ne va pas, non ?
Voyant que son mari, furieux, refuserait d'entendre raison, elle soupira.
— Très bien, je vais m'arranger pour m'en débarrasser.
Elle comprenait que si elle ne cédait pas ce serait la fin de tout : Lucas partirait et ne
reviendrait jamais. Aussi elle décrocha le téléphone et composa le numéro de Karen.
— J'ai un grand service à te demander... Voilà, Richard est ici, complètement ivre. Lucas
vient d'arriver, il s'imagine que Richard et moi sommes amants, il est furieux, il menace
de s'en aller pour toujours si Richard reste au manoir, et je...
— Richard est ivre ? coupa Karen.
— Pratiquement ivre mort. Ça m'ennuie de te mêler à cette histoire idiote... Mais
accepterais-tu de lui donner un lit pour cette nuit ?
— Pas de problème, s'empressa de dire Karen.
— Oh, merci ! Je te l'amène tout de suite.
Darcy secoua Richard.
— Réveille-toi, on va faire une petite promenade. Où sont les clés de ta voiture ?
— Dans... dans ma poche.
Richard s'agrippa à l'épaule de Darcy et se mit péniblement debout.
— Tu pèses des tonnes ! s'exclama-t-elle.
— Je vais t'aider, fit Lucas entre ses dents serrées.
Sans effort apparent, il soutint Richard et l'aida à se traîner jusqu'au palier.
— Où l'emmènes-tu ?
— Chez Karen, dans l'ancienne maison du gardien. Il suffit de le mettre dans sa voiture,
ensuite, je le conduirai.
Quelques minutes plus tard, Richard s'effondrait sur le siège de sa puissante Mercedes,
côté passager.
— Je reviens tout de suite, dit Darcy à Lucas avant de s'installer au volant.
— Où... où va-t-on ? bredouilla Richard.
— Tu verras...
Elle n'avait pas osé lui révéler qu'elle le conduisait chez Karen. Cette dernière s'était si
souvent moquée de lui qu'il la redoutait.
« C'est un peu comme si je le jetais dans une rivière pleine de piranhas ! se dit-elle.
Mais étant donné les circonstances, je ne vois pas d'autre solution... »
Son amie, qui avait entendu la voiture, se précipita pour ouvrir la portière.
— Karen ? murmura Richard.
— Ne t'inquiète pas, je vais te soigner, déclara-t-elle avec douceur, tout en lui caressant
les cheveux.
Darcy adressa à son amie un coup d'œil stupéfait.
— Par exemple...
Avec un sourire confus, Karen avoua :
— Si tu savais... Il y a longtemps que j'attendais une occasion comme celle-là !
De nouveau, elle caressa les cheveux de Richard.
— Tu sais, les blondes ne sont pas faites pour toi...
— C'est vrai, admit-il en la suivant d'un pas mal assuré.

Tout en regagnant le manoir à pied, Darcy se dit qu'il lui arrivait par moments de
manquer complètement de perspicacité.
« Mais qui aurait jamais deviné que Karen s'intéressait à Richard ! Je me demande si
elle va réussir à le persuader qu'elle est la femme de sa vie... »
Lucas, qui l'attendait dans le hall, lança :
— Je peux savoir ce que faisait cet ivrogne ici ?
— Ça lui arrive souvent de passer le week-end au manoir. Il devait venir avec sa petite
amie. Mais celle-ci a rompu... et c'est pour ça qu'il a bu.
Haussant les épaules, elle ajouta :
— Tu es vraiment bête de penser qu'il est mon amant !
— Tu as failli l'épouser. Il t'a plantée là... Et tu veux me faire croire que c'est seulement
platonique entre vous ?
— C'est pourtant comme ça.
— Tu n'aurais qu'une relation platonique avec le père de ton enfant ? insista Lucas.
Darcy devint très pâle.
— Zia n'est pas la fille de Richard.
Un silence suivit cette déclaration. La jeune femme s'éclaircit la gorge avant de déclarer
:
— Nous sommes seulement amis, lui et moi. Lorsque nous nous sommes fiancés, nous
n'éprouvions l'un pour l'autre qu'une affection toute fraternelle.
Avec amertume, elle ajouta :
— A l'époque, pas plus lui que moi ne savions ce qu'était l'amour. J'aime beaucoup
Richard – mais comme un frère. Il est gentil, compréhensif...
— La perfection incarnée, quoi !
— Oh, non ! Il ne pense qu'à ses chevaux et a tendance à toujours raconter les mêmes
histoires.
— Pourquoi ne lui as-tu pas dit que tu étais mariée ? Quand je pense que ton soi-disant
meilleur ami ne connaissait même pas mon existence !
— C'est la première fois que je le vois depuis notre mariage. Quand es-tu arrivé ?
— Vers 18 heures. Je t'assure que j'étais loin de m'attendre à trouver un autre homme
chez toi !
— Tu étais jaloux ?
Lucas se raidit.
— J'ai un certain amour-propre. Et j'estime que tu pourrais respecter les convenances.
Une femme mariée n'invite pas ses ex-fiancés à passer le week-end ! Tu devrais te
méfier...
— De qui ? De quoi ?
— Maintenant que tu t'appelles Mme Raffacani, tu peux être la proie de certains
reporters indélicats. Tu aimerais voir des photos de toi avec un homme ivre dans la presse
à scandales ?
Darcy ne répondit pas, même si elle comprenait le point de vue de Lucas.
« Il n'est pas jaloux. C'est juste un macho qui a peur de porter des cornes ! »
— J'ai tout arrangé, pour ton hypothèque, déclara soudain Lucas.
Cette nouvelle stupéfia la jeune femme à un point tel qu'elle en demeura sans voix.
— Tu es tellement indépendante que je suppose que tu voudras me rembourser, une
fois que tu auras hérité de ta marraine, poursuivit-il. Mais d'ici là, tu n'auras plus à te
soucier de payer les intérêts.
— Pour... pourquoi as-tu fait ça ?
— Je suis également allé voir ton banquier. Tu disposes désormais d'un crédit illimité.
D'un geste, il arrêta les protestations de Darcy.
— Je sais ! Tu vas m'accuser de m'être mêlé de ce qui ne me regardait pas ! Mais j'avais
envie de t'aider...
La jeune femme comprenait sans peine ce qui motivait une telle attitude. Il se sentait
coupable et c'était sa manière de réparer. Elle aurait aimé refuser, mais pouvait-elle se le
permettre ? Grâce à Lucas, elle allait pouvoir réemployer tout le personnel qu'elle avait
été obligée de licencier.
— Merci, fit-elle enfin d'une voix étranglée.
— J'aurais voulu faire beaucoup plus, cara mia. Mais je te connais ! Je sais que tu
n'aurais pas accepté.
Un lent sourire vint aux lèvres de Darcy.
— As-tu garé tes ailes dehors ?
— Mes ailes ?
— Tes ailes d'ange gardien ! s'exclama la jeune femme en riant.
Mais son rire mourut sur ses lèvres lorsqu'elle pensa qu'elle avait un terrible aveu à
faire à Lucas.
« Pas maintenant, décida-t-elle. Demain... »

Il était un peu plus de 20 heures. Lucas était allé s'enfermer dans la bibliothèque pour
donner quelques coups de téléphone, et Darcy en avait profité pour monter revêtir un
ensemble composé d'une veste ajustée et d'une jupe droite. La glace lui renvoya son
image. Celle d'une jeune femme à l'allure très sophistiquée...
Elle était en train de se brosser les cheveux quand la lourde cloche datant de l'époque
victorienne résonna. Perchée sur ses hauts talons, Darcy alla ouvrir. Elle marqua un
mouvement de recul en voyant Margo et Nina sur le perron. Si sa belle-mère était tout en
noir, Nina portait une robe rose bonbon si courte que, en comparaison, la minijupe de
Darcy paraissait presque longue.
Les deux femmes laissèrent échapper une exclamation de stupeur en la voyant.
— Un tailleur de Galliano ! s'écria Nina avec envie. Et tes chaussures... Des Prada, rien
que ça ! Qu'as-tu fait de tes vieux pulls et de tes bottes en caoutchouc ?
Tout en entrant dans le hall et en se dirigeant vers le salon, Margo déclara d'un ton
péremptoire :
— Tu ne devrais jamais porter de vert avec ta tignasse rousse ! C'est horrible !
— Darcy n'est pas rousse, déclara Lucas d'un ton sec. Ses cheveux sont auburn avec des
reflets dorés.
Margo et Nina eurent peine à cacher leur surprise en le voyant.
— Je vous croyais toujours en Italie, Lucas.
— Et c'est pour cela que vous avez eu la bonne idée de venir tenir compagnie à Darcy ?
C'est trop gentil de votre part.
D'un air candide, Nina déclara :
— Je suis sûre que Richard Carlton est passé lui aussi pour la distraire.
Lucas sourit.
— Oui. Quel homme sympathique !
Le premier instant de stupeur passé, Margo s'efforça de sourire.
— Nina et moi, nous nous disions justement l'autre jour que c'était une étonnante
coïncidence que Darcy et Maxie Kendall se soient mariées à quelques semaines de
distance. Quel est le nom de la troisième filleule de Nancy Leeward ?
— Polly, fit Darcy. Pourquoi ?
— Cela m'intéresse, évidemment. Nancy Leeward a laissé un testament si bizarre... Je
ne serais pas étonnée d'apprendre bientôt le mariage de Polly.
— La dernière fois que je l'ai vue, elle ne semblait pas pressée du tout, prétendit Darcy.
Nina adressa un sourire étincelant à Lucas avant de croiser ses longues jambes.
— Je parie que vous n'avez jamais entendu parler de Nancy Leeward, Lucas.
— Bien sûr que si ! Je suis parfaitement au courant des clauses de son testament. Mais
croyez-moi, Margo, ce n'est pas à cause de cela que j'ai épousé votre belle-fille !
Ravie de constater que celles qui l'avaient prise pendant si longtemps comme souffre-
douleur avaient enfin trouvé leur maître, Darcy décida d'entrer dans le jeu :
— Il faut dire que pour Lucas, un million de plus ou de moins...
Nina fit une vilaine grimace. Sa mère, qui n'abandonnait pas facilement la partie, lança
d'un ton acide :
— Je ne voudrais pas paraître indiscrète... mais j'avoue que j'ai trouvé bizarre que ma
belle-fille rentre à Fielding's Folly si vite. Combien de temps es-tu restée à Venise, Darcy ?
Guère plus de quarante-huit heures, non ?
Nina laissa échapper un rire méchant.
— Ça m'étonnerait que Venise soit la ville préférée de Darcy !
— J'adore Venise, assura la jeune femme.
— Ah, ah ! C'est pour ça que tu as donné à cette pauvre petite ce prénom idiot ? Venezia,
je vous demande un peu !
— Venezia ? fit Lucas.
— Quel nom ridicule, n'est-ce pas ! Mais il faut dire que Darcy n'a jamais eu beaucoup
de goût... ni de discrétion !
Horriblement mal à l'aise, la jeune femme n'osait pas regarder Lucas.
— Votre sens de l'humour est très blessant, déclara Lucas en toisant Nina d'un air
glacial. Je n'accepte pas que l'on parle à ma femme ainsi.
Nina devint écarlate et baissa la tête.
— Tu n'as pas beaucoup de tact, en effet, lui dit sa mère d'un ton plein de reproche. A
quoi bon remuer le passé ? Parlons plutôt du présent. Darcy, j'aimerais bien savoir
pourquoi tu ne nous as pas dit qui était Lucas lorsque tu l'as amené à la petite réception
que j'avais organisée en ton honneur.
Tout en sortant une revue de son grand sac en crocodile, elle ajouta :
— Et comment as-tu pu vendre une interview à un magazine de ce genre ? Pour avoir de
l'argent, tu es prête à tout ! Tu ne te rends pas compte que tu risques d'embarrasser ton
mari ?
La jeune femme eut envie de se cacher dans un trou de souris en reconnaissant le
magazine dont elle aurait voulu que Lucas ne prît jamais connaissance.
— Je ne comprends pas comment Darcy a pu accepter de recevoir les journalistes d'un
torchon pareil ! s'exclama Nina avec dégoût.
— Moi, j'ai trouvé cet article très bien, assura Lucas.
Il alla se percher sur l'accoudoir du fauteuil de Darcy et la prit par les épaules.
— Ma femme a su exprimer ce qu'elle ressentait avec les mots qu'il fallait. Pour moi,
cette interview est une véritable déclaration d'amour.
Sidérées, Margo et sa fille ne trouvèrent pour une fois rien à répliquer. Puis elles
essayèrent de donner le change :
— Je suis contente d'apprendre que cela n'a pas été une cause de friction entre vous,
déclara Nina d'un ton aigre.
— C'était ce que je redoutais, je l'avoue. Quelle chance qu'il n'en soit rien ! ajouta sa
mère avec un sourire forcé.
Lucas se leva brusquement.
— Me prenez-vous pour un imbécile ? Vous croyez que je n'y vois pas clair dans votre
petit jeu ? Vous essayez de diminuer Darcy à mes yeux... Mais je la connais, moi, c'est une
femme loyale et courageuse. C'est vraiment un miracle qu'elle le soit restée en vivant
auprès de deux mégères comme vous !
Margo bondit.
— Comment osez-vous me parler ainsi ?
— Vous êtes furieuses et jalouses parce que Darcy a hérité d'une superbe demeure et
qu'elle a épousé un homme assez riche pour l'aider à la restaurer. Vous espériez qu'elle
allait être obligée de vendre – ce qui vous aurait alors permis de réclamer votre part.
Il les fixa avec mépris avant de conclure :
— Voilà pourquoi j'ose vous parler ainsi !
— Je ne resterai pas un instant de plus ici, si c'est pour être insultée ! cria Margo.
— Bon voyage ! lança Lucas.
Quelques instants plus tard, la lourde porte d'entrée claqua.
— Il... il faut que j'aille voir si Zia dort toujours, balbutia Darcy. Tout ce bruit l'a peut-
être réveillée...
— Venezia..., murmura Lucas en la suivant dans l'escalier. Tu as choisi ce prénom parce
qu'il signifiait quelque chose pour toi...
Il la prit par la taille.
— Tu as été heureuse, cette nuit-là, à Venise ?
— Euh... oui.
— Tu m'as rencontré à une période assez troublée de ton existence. Je comprends que
tu n'en aies pas trop voulu à Carlton... Il n'était pas le seul à blâmer ! Il y avait un autre
homme dans ta vie à l'époque.
Darcy s'immobilisa dans le couloir du premier étage.
— Quoi ?
— A quoi bon le nier ? Tu étais déjà enceinte le soir du bal masqué.
— Pas du tout !
— Il le fallait bien ! Ta fille est née huit mois après.
— Elle était prématurée.
— Pré... prématurée ?
Le cœur de Darcy battait à grands coups précipités.
— Lucas, tu n'as donc pas encore compris ? Zia...
— Zia serait... serait ma fille ?
— Oui, Zia est ta fille, déclara Darcy d'une voix à peine audible.
Elle inspira profondément pour trouver le courage de s'expliquer davantage.
— Il n'y a aucun doute à ce sujet pour la bonne raison que je n'ai jamais appartenu à
Richard.
— Tu... tu n'as jamais...
— Non. Nous avions décidé d'attendre le mariage.
— Cela... cela signifierait donc que... que j'aurais été ton... ton premier amant ?
Il secoua la tête avant d'ajouter d'un ton définitif :
— Impossible !
La jeune femme rougit.
— Il y a trois ans, à Venise, je ne voulais pas t'avouer que j'étais vierge.
— Et j'étais tellement persuadé que tu collectionnais les aventures, que je n'ai même
pas fait attention. Nous étions tellement fous tous les deux, ce soir-là...
Pour cacher son émotion, il laissa échapper un rire rauque. Puis il prit les mains de
Darcy entre les siennes.
— Per amor di Dio... La vérité était là, en face de moi, et je n'ai rien voulu voir !
Il poussa la porte de la chambre de Zia et alla contempler l'enfant paisiblement
endormie.
— Ma fille ! murmura-t-il avec émotion.
Après une pause, il déclara :
— Tu sais, je croyais vraiment que Carlton était son père ! Il est brun, lui aussi.
— Pas aussi brun que toi, pas aussi brun que Zia.
— Je voudrais la prendre dans mes bras... Mais je sais aussi qu'il vaut mieux ne pas
réveiller ce petit démon quand il dort.
— C'est préférable, en effet.
— Elle a mon nez...
— Tes yeux, ton front...
— Comme elle est belle ! s'exclama Lucas avec orgueil.
Darcy s'attendait si peu à une réaction aussi enthousiaste qu'elle ne savait que dire.
— Per meraviglia ! Me voilà père de famille ! J'ai intérêt à contacter immédiatement
mon avocat.
— Ton... ton avocat ?
— Evidemment ! Tu imagines ? Si je meurs cette nuit avant d'avoir eu le temps de la
reconnaître, elle risque de se retrouver sans un sou ! Viens, je vais l'appeler tout de suite.
Ils descendirent ensemble dans la bibliothèque. Après avoir donné ses instructions à
son avocat en italien, Lucas téléphona à sa sœur qui poussa de grandes exclamations
ravies.
Puis il s'assit en face de Darcy.
— Maintenant, je veux que tu me racontes tout. Quand as-tu découvert que tu étais
enceinte ?
Elle parut confuse.
— Environ cinq mois plus tard...
— Cinq mois ? Ce n'est pas possible !
— J'étais assez déprimée, je ne faisais attention à rien... Je mangeais beaucoup et je
pensais que c'était à cause de cela que je grossissais... Et puis un jour je me suis sentie
vraiment bizarre et je suis allée voir le médecin. Quand il m'a appris que c'était le bébé qui
bougeait, j'ai cru que le ciel me tombait sur la tête.
Lucas alla s'asseoir à côté d'elle sur le canapé et lui prit la main.
— Tu n'avais pas eu de malaises ?
— Aucun.
— Comment ta famille a-t-elle réagi ?
— Mon père n'était pas trop mécontent : il espérait que j'allais avoir un garçon... Quant
à Margo, elle était furieuse ! Elle est allée raconter partout que le bébé était de Richard.
Ça valait mieux, selon elle, que ma version !
— Qui était ?
— Plus ou moins la vérité : j'ai prétendu avoir oublié ton nom.
— Tu as dû te sentir tellement seule ! murmura Lucas en l'attirant contre lui. J'étais
persuadé que tu prenais la pilule. C'est du moins ce que tu m'avais laissé entendre !
— Ce n'était pas entièrement faux. Car un mois avant la date prévue de mon mariage
avec Richard, je suis allée voir un gynécologue pour lui demander de me prescrire un
contraceptif, puisque nous ne voulions pas avoir d'enfants immédiatement. Et puis quand
Richard m'a dit qu'il était tombé amoureux de Maxie, j'ai jeté mes pilules à la poubelle.
Quand je t'ai rencontré, j'étais sûre d'être encore protégée.
— Si tu ne t'étais pas enfuie au petit matin...
— Tu aurais appelé la police !
— Non. Si tu étais restée, je n'aurais pas songé à t'accuser. Pourquoi t'es-tu sauvée ?
Elle baissa la tête avec confusion.
— C'était assez embarrassant de se réveiller dans le lit d'un inconnu. J'ai eu l'impression
d'être devenue une... courtisane.
— Ne dis donc pas de bêtises, fit Lucas d'un air plein de reproches.
D'un ton sans appel, il déclara :
— Maintenant, plus question de divorce, cara mia.
Depuis qu'elle avait découvert qu'elle aimait Lucas, Darcy espérait l'entendre prononcer
un jour ces mots-là. Mais pas de cette manière autoritaire, presque arrogante...
— Pourquoi ? interrogea-t-elle.
— Nous avons un enfant. Elle a besoin de nous deux.
— Zia a besoin d'un père, je l'admets. Et moi ?
— Toi, tu as besoin de moi.
La jeune femme se leva brusquement.
— Ne me regarde pas comme... comme si tu avais de nouveau toutes les cartes dans ton
jeu. J'ai mon mot à dire, désormais. L'époque des menaces est terminée. Tu ne peux plus
prendre toutes les décisions sans me demander mon avis.
Puis, comprenant qu'elle risquait de dire des mots qu'elle regretterait par la suite, elle
jugea plus prudent de mettre un terme à cette conversation.
— Je suis fatiguée, je vais dormir.
Sans mot dire, Lucas alla se poster devant la fenêtre et contempla le parc noyé dans
l'obscurité.
Tout en gravissant l'escalier, Darcy se demanda pourquoi elle avait réagi ainsi.
« Je ne suis vraiment pas diplomate pour un sou ! » pensa-t-elle en se couchant.
Quand elle entendit Lucas monter à son tour, il passa devant sa porte sans s'arrêter et
entra dans la chambre qu'avait occupée brièvement Richard. La jeune femme se laissa
retomber sur ses oreillers, à la fois bouleversée, blessée et pleine d'angoisse. Après une
absence de trois semaines, Lucas n'avait donc même pas envie de lui faire l'amour !

— Quel appartement fantastique ! s'exclama Karen en arrivant dans l'immense duplex


que Lucas possédait à Londres. Tu en as de la chance d'avoir un mari qui t'apporte des
fleurs et te couvre de cadeaux... Si tu crois que Richard me donnerait des fleurs !
— Ce n'est pas son genre.
— Ecoute, pour mon anniversaire, il m'a offert un T-shirt brodé de fers à cheval. Un truc
hor-ri-ble !
Avec un sourire rêveur, elle enchaîna :
— Mais il me téléphone au moins cinq fois par jour. Il a une peur bleue que je ne le
laisse tomber... Ce qui ne risque pas d'arriver, crois-moi !
— Je suis si contente que tu sois heureuse !
— En revanche, toi tu n'as pas l'air de nager dans le bonheur parfait. Et pourtant ! Grâce
à Lucas, tu as pu réemployer tout le personnel que tu avais été obligée de licencier, les
travaux de restauration du manoir ont commencé, tu sors tout le temps, tu peux t'habiller
chez les meilleurs couturiers, tu vas vivre entre Fielding's Folly, Londres, Venise et New
York... Seigneur, que te faut-il de plus ?
— Que Lucas soit amoureux de moi.
— Mais il l'est ! Il suffit de vous voir ensemble pour le comprendre. Pourquoi as-tu des
doutes ? Y aurait-il une autre femme dans sa vie ?
— Non ! s'écria Darcy, horrifiée d'une pareille éventualité.
Toutefois, depuis l'arrivée inopinée de Lucas au manoir, un mois auparavant, un mur
invisible les séparait. Ils faisaient désormais chambre à part – ce que son mari semblait
trouver très bien.
La jeune femme se souvenait que Lucas lui avait confié un jour qu'elle lui plaisait
surtout parce qu'elle était une voleuse... Et maintenant qu'il la savait irréprochable, il
avait perdu tout intérêt.
— Bof, il n'est peut-être pas très doué pour faire des déclarations d'amour ! conclut
Karen. Richard non plus, tu sais !

Peu après le départ de Karen, Zia rejoignit sa mère dans le salon.


— Regarde, maman ! s'écria-t-elle en exhibant avec orgueil ses socquettes blanches
bordées d'une broderie anglaise.
— C'est très joli.
Si Darcy se sentait peu à peu sombrer dans un état dépressif, Zia avait l'air d'être la plus
heureuse des petites filles. Quoi de surprenant ? Ses parents l'adoraient, elle avait une
gouvernante charmante... et une salle de jeux remplie de jouets.
La gouvernante venait tout juste d'emmener l'enfant prendre son bain quand Lucas
revint de son bureau londonien. Il était plus séduisant que jamais dans son costume gris
anthracite, et dès qu'elle le vit, Darcy sentit les battements de son cœur s'affoler. Il la
contempla d'un air soucieux.
— J'espérais que la visite de Karen t'aurait fait du bien... Ça ne semble pas être le cas.
Elle détourna la tête, évitant le regard qu'il posait sur elle.
— Il faut que je te dise quelque chose, cara mia, reprit Lucas d'un ton ferme.
— Oui ?
— Je m'aperçois que la patience et le tact ne servent à rien avec toi. J'ai essayé de gagner
ta confiance...
— Gagner ma confiance ? répéta-t-elle, éberluée.
— Qu'est-ce que je fais depuis un mois, s'il te plaît ?
Il soupira.
— A cause de moi, tu as beaucoup souffert, je le sais. J'ai tenté de réparer, mais tu
t'éloignes de plus en plus... et je ne peux pas supporter de voir ça. Je t'aime tant !
— Tu... tu m'aimes ?
— Quand tu m'avais avoué que tu étais tombée amoureuse de moi, il y a trois ans à
Venise, je me suis dit qu'il y avait de l'espoir...
— Si tu m'aimes, pourquoi fais-tu chambre à part ? demanda-t-elle d'un ton accusateur.
— Pour te prouver que je t'aime !
— Si tu crois que c'est la manière de le démontrer !
— J'attendais que tu me donnes le feu vert. Mais c'est trop long, je n'en peux plus !
En quelques enjambées, il la rejoignit.
— Puisque la douceur n'a mené à rien, essayons la manière forte !
Une fraction de seconde plus tard, elle était dans ses bras, riant et pleurant à la fois.
— Lucas, je t'aime ! Et j'ai été stupide ! Je m'imaginais que... que je ne comptais pas
pour toi.
— Je t'aime... Je t'aime depuis trois ans. J'étais obsédé par toi ! J'ai été si content le jour
où je t'ai ramenée à Venise, sous mon toit, dans mon lit... Et puis Ilaria a confessé être
l'auteur du vol et... et alors je n'ai plus osé te toucher.
— Pourquoi ?
— Parce que j'avais tout gâché ! Ensuite, j'ai découvert que Zia était ma fille.
D'un ton plein de ressentiment, la jeune femme déclara :
— Et tu m'as dit que nous resterions mariés – à cause de Zia. Si seulement tu avais eu la
bonne idée d'ajouter à ce moment-là que tu m'aimais !
— J'ai été maladroit. Je n'ai pas osé te parler d'amour... M'aurais-tu cru si je t'avais
avoué que je te trouvais incroyablement sexy en grosses bottes de caoutchouc ?
— Peut-être, fit-elle, taquine. Je suis plus crédule et plus confiante que toi.
Elle se lova contre lui.
— Je t'aime, Lucas.
— Je t'aime, Darcy, murmura-t-il en sortant de sa poche une minuscule boîte en or dont
il fit jouer le fermoir.
En voyant un énorme rubis en forme d'étoile étinceler de tous ses feux, la jeune femme
retint sa respiration.
— L'Adorata !
— L'Adorata, mon adorée, fit Lucas en écho, tout en lui glissant la fameuse bague à
l'annulaire gauche.

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